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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


L*  AHNtE.  -  TBOISIÈHE  PÉRIODE 


—  l*»  sof  Bnu  INt. 


lUniSt  --  ImQK  J.  ClATV.  "^  JL  QVÀVTiv  a*C*,  m  flklit.B«aStfc 


REVUE 


DBS 


DEUX  MONDES 


L«  ANNÉE.  —  TROISIÈME  PÉRIODE  ,      -.      ,   ^ 

•(BODL:Lir„-,Vi 


TOME   QUARANTE-DEUXIÈME 


PARIS 


BUREAU    DB  LA  RSYUB  DBS  DBUX  MONDBS 

XOI  BOIAPAKTI,  17 

1880 


i 


p.   LANFREY 


IIP. 

SA    CARRIÈRES   POLITIQUE    ET   SA   MORT. 


CBuvTêt  eompUtei  et  Cofrretpondanoê  Mdit$. 


I. 

lious  avons  va  par  les  lettres  de  Lanfrey  qu'au  début  de  la  guerre 
de  1870,  il  était  en  Savoie.  Quand  arrivèrent  les  nouvelles  de  nos 
pTemîers  désastres,  il  se  rendit  à  Paris.  Après  la  chute  de  Tem- 
pire,  des  lettres  de  ses  amis  le  rappelèrent  à  Chambéry.  Le  parti 
républicain,  auquel  le  journal  local,  le  Patriote  savoisîen^  servait 
d'organe,  songeait  à  le  porter  à  l'assemblée  constituante,  dont  on 
croyait  alors  la  réunion  très  prochaine .  Ces  élections,  Lanfrey  les 
avait  très  vivement  réclamées  aussitôt  après  le  h  septembre.il  avait 
même  déclaré  en  termes  exprès  qu'il  n'accepterait  pas  d'autres 
fonctions  que  des  fonctions  électives  jusqu'au  jour  où  la  république, 
acclamée  à  Paris,  aurait  été  reconnue  par  le  pays.  C'est  sous  son 
inspiration  que  la  commission  municipale  de  Chambéry  avait  de- 
mandé au  gouvernement  de  la  défense  nationale,  par  une  délibé  - 

(i)  T<qr«i  U  Bmmê  du  1**  leptembre  et  du  i"  octobre. 


\ 


6  BETUE   DES   DEUX  M0in)E8t 

ration  en  date  du  12  septembre  1870,  de  convoquer  les  collèges 
électoraux  pour  le  25  du  même  mois.  En  même  temps,  le  Patriote 
savoisien  insérait  une  série  d'articles  dans  lesquels  Lanfrey  com- 
mentait avec  chaleur  la  motion  qu'il  avait  provoquée.  Ecrites  au  fort 
de  l'effervescence  révolutionnaire,  ces  pages  pleines  de  bon  sens, 
aujourd'hui  si  complètement  oubliées  qu'à  grand'peine  j'ai  pu 
me  les  procurer,  attestent  qu'après  comme  avant  le  triomphe  de 
ses  opinions  républicaines,  Lanfrey  n'était  disposé  à  montrer 
aucune  faiblesse  pour  les  jacobins,  passés,  présens  et  futurs.  Il  en 
résulte  aussi  que  le  vote  par  scrutin  de  liste,  combinaison  la  plus 
propre  à  favoriser  ses  intérêts  électoraux,  était  bien  loin  d'avoir 
ses  préférences. 

...  Les  élections  doivent  être  faites  dans  un  esprit  sincèrement  répu- 
blicain... Nous  sa/vons  quels  préjugés  ce  moi>de  rèpubllQue  soulève, 
mais  nous  savons  aus  i  (Quelle  force  il  porte  en  lui-même.  Osons  le 
dire,  le  sort  de  la  république  est  entre  ses  mains.  Elle  est  dès  aujour- 
d'hui foncée  si  elle  sait  renoncer  rèsolûmenl  à  être  cet  èpouvantail  dont 
on  évoque  devant  nous  le  souvenir,,.  Elle  est  fondée,  si  elle  sait  rassurer 
comme  autrerois  elle  a  su  effrayer,  si  elle  sait  être  plus  juste,  plus 
généreuse,  plus  largement  compréhensive  que  les  régimes  bâtards  qui 
lui  sont  opposés. 

...  Il  faut  avoir  la  loyauté  d'en  convenir,  ce  mode  de  votation  (par 
scrutin  de  liste)  donne  lieu  à  de  sérieuses  objections.  Il  a  été  conçu 
dans  le  but  certainement  louable  de  faire  prévaloir  la  notoriété  g(^né- 
rale  sur  la  notoriété  locale.  Mais  cet  avantage  perd  beaucoup  de  son 
prix  s'il  faut  Tacheter  au  prix  de  la  sincérité  du  vote.  Au  sein  de  la 
commune,  où  tous  Les  citoyens  apprennent  de  bonne  heure  à  se  faire 
QonnaUre,  à  se  juger  les  uns  les  autres,  le  scrxitiu  de  liste  a  peu  d'in^ 
caoyéniens.  Au  sein  duidépartenrent,  la  majorité  des  électeurs  est  étraft- 
gàre  aux  hommes  qui  solliciieotses  suffrages.  £Ue  en  iconaalt  quel* 
ques-uns  de  réputation,  Tûnàs  pour  le  plus  grand  nombre  d'entre  eux, 
elle  >est  obkigée  de  s'en  rapporter  aveuglément  à  la  recommandation 
d'un 'comité.  C'est  doncun  vote  de  ao nuance  qu'ils  réclamant  .d'ôUe^ 
or,  le  vote  «de  Goniknce  oai  eâBentieilement  antirépublicain. 

'Lorsque  lee  élections,  d'abord  fixées  au  2,  puis  remises  au  16  no- 
tobr8,'furent  définitivement  ajovniées,  une  profonde  scission  éclata 
entre  les  républicains  de  «Ohambéry.  Les  plus  avancés,  >â'aocord 
avec  le  préfet  nommé  parle  nouveau  gouvernement  et  la  plopaflrt  des 
autorités  de  la  ville  de  Chambéry,  prirent  ardemment  parti  pour  la 
délégation  de  Tours,  tandis  que,  moins  immbreux  et,  à  coup  sûr. 


p.   LANFREY.  7 

moins  Lruyans,  les  modérés  accueillaieat  avec  plus  de  surprise  que 
d'enthousiasme,  surtout  dans  les  campagnos^le^i  incessans  décrets 
signéspar  MM.  Crémieux  et  Glais-Bizolo,  noms  parEaitement  inconnue 
pour  les  babitans  des  vallées  de  la  Savoie.  Lorsque  celui  de  M.^Gan^ 
betta  vint  s'ajouter  aux  leurs,  U  méfiance  et  un  peu  d* effroi  succé- 
dèrent à  l'inquiétude.  Qu  allait-on  devenir  et  vers  quelles  extrémités 
ne  risquaît-aa  pas  d*étre  entraîné  par  des  chefs  que  l'on  n*avait  point 
choisis?  Plus  d'un  républicain  de  la  veille,  plus  d'un  excellent 
patriote  qui  avait  pris  les  armes  afin  de  défendre  ses  foyers  contse 
l'ennenû  du  dehors,  et  qui  était  résolu  à.  ne  les  point  déposer  taat 
que  le  pays  serait  en  danger,  se  demandaient  à  quel  titre  des  pec- 
sonnages  auxquels  la  France  n'avait  donné  aucun  mandat  avaient 
oeé  s'arroger  la  tâche  de  disposer  eux  seuls  de  toutes  ses  forces^ 
L'emploi  qu'ils-  avaient  fait  de  ce  mon&trueux  pouvoir  avait^l  donc 
été  ai  judicieux  que  la  nation  fût  tenue  de  se  dépouiller  à  leur  pro- 
fit du  soin  de  décider  elle-même  de  ses  propres  destinées^,  et  ne 
devenait-il  pas»  chaque  jour,  plus  évident  que  ceux  qui  s'étaienii 
portés  pour  être  ses  sauveurs  étaient  en  train  de  la  mener  droit,  à  sa 
perte?  C'est  pourquoi,  tout  en  reculant  devant  la  crainte  de  jeter  U 
division  entre  les  défenseurs  du  sol  national,,  s'ils  refusaient  l'obéis* 
sance  à  des  mesures  politiques  qu'ils  n'approuvaient  pas,  et  pair- 
faitement  résolus  à  remplir  scrupuleusement  pour  leur  compte  les 
obligations  militaires  auxquelles  tant  de  zélés  républicains  se  déro- 
baient par  la  recherche  des  fonctions  publiques  salariées,  beaucoup 
d'excellens  citoyens  crurent  en  Savoie  que  le  moment  était  venu,  vers 
la  fia  de  la  terrible  année  i870,  de  revendiquer  ênergiquement  ce 
qu'ils  estimaient  être  le  droit  imprescriptible  d*un  peuple  rendu  trop 
complaisant  par  une  longue  soumission  au  pouvoir  absolu.  Ainsi  pen- 
sait Lanfrey,  qui  se  sentait  le  droit  de  parler  en  leur  nom,  car  aprës 
avoir  vainement  tenté  de  pénétrer  dans  Paris  déjà  investi  par  les  ar- 
mées prussiennes,  il  s'était  enrôlé,  malgré  sa  santé  plus  qu'ébranlée  et 
àrinsu  de  sa  mère,  parmi  les  volontaires  mobilisés  de  son  pays  natal. 
Jusque  vers  le  mois  de  décembre,  il'  s'était  tu,  peut-être  parce  qu'il 
avait  trouvé  équitable  de  faire  un  long  crédit  aux  stratégistes  de  bonne 
volonté  qui,  de  Tours  et  de  Bordeaux,  dirigeaient  les  opérations  de 
nos  corps  d'armées  improvisés,  peut-être  aussi  parce  que,  le  Patriote 
savoisieny  naguère  si  dévoué  à  sa  candidature  électorale,  étant 
passé  avec  armes  et  bagages  au  service  du  comité  de  délégation, 
il  ne  pouvait  plus  y  écrire.  Une  autre  feuille  locale,  la  Gazette  du 
peuple^  reçut  donc  la  confidence  de  ses  anxiétés  patriotiques,  dont 
le  retentissement  au  miUeu  dii  prudent  silence  gardé  par  la  plupart 
des  organes  du  parti  républicain,  était  destiné  à  ébranler  d'autres 
échos  que  ceiu  des  montagnes  de  la.  Savoie. 


8  BETUB   DE8   DE13X   HOND|SS, 

Lanfrey  n'a  pas  été  aussi  sévère  que  M"'  Sand  dans  son  Journal dt un 
voy^^^r,  lorsqu'elle  écrivait  à  la  même  époque:  a  Malheur  I  tout  est 
souillé,  tout  tombe  en  dissolution.  Le  mépris  de  l'opinion  semble 
érigé  en  système.  »  Il  ne  s'est  pas  écrié  comme  elle  :  «  Aleajacta 
estl  La  dictature  de  Bordeaux  rompt  avec  celle  de  Paris.  Il  ne  lui  man- 
quait plus,  après  avoir  livré  par  ses  fautes  la  France  aux  Prussiens, 
que  d'y  provoquer  la  guerre  civile  par  une  révolte  ouverte  contre 
le  gouvernement  dont  il  est  le  délégué.  Peuple,  tu  te  souviendras 
peut-être  cette  fois  de  ce  qu'il  faut  attendre  des  pouvoirs  irres- 
ponsables. Tu  en  as  sanctionné  un  qui  t'a  jeté  dans  cet  abîme,  tu 
en  as  subi  un  autre  que  tu  n'avais  pas  sanctionné  du  tout,  et  qui  f  y 
plonge  plus  avant,  grâce  au  souverain  mépris  de  tes  droits.  Deux 
malades,  un  somnambule  et  un  épileptique,  viennent  de  consommer 
ta  perte.  Relève- toi  si  tu  peux  (1);  »  mais  il  a  porté  sur  la  poli-- 
tique  de  la  délégation  de  Tours  des  jugemens  dont  la  rigueur, 
exprimée  en  termes  moins  amers,  est  restée  par  cela  même  plus 
profondément  gravée  dans  la  mémoire  des  contemporains. 

Dans  un  premier  article  en  date  du  7  décembre,  Lanfrey  n'en  est 
encore  qu'à  signaler  en  termes  éloquens  la  résignation  qu'a  mise  la 
France  à  subir  l' exercice  arbitraire  d'un  pouvoir  qui  n'a  reçu  d'elle 
aucune  consécration  légale. 

....  11  serait  sage  de  prévoir  que  cette  résignation  aura  une  fin. 
Elle  cessera  le  jour  où  Ton  s'apercevra  que,  loin  de  servir  la  défense 
nationale  et  la  cause  républicaine,  elle  les  compromet  l'une  et  l'autre. 
Il  est  certain,  en  effet,  que,  si  au  lieu  de  cette  délégation  incapable 
que  personne  ne  contrôle,  qui  entasse  décrets  sur  décrets  et  contre- 
ordres  surcontre-ordres,  le  pays  voyait  à  Tours  un  gouvernement  placé 
sous  sou  influence  directe  et  permanente,  un  pouvoir  émané  de  la 
volonté  nationale,  il  aurait  à  la  fois  plus  d'él:>n,  d*énergie  et  de  con- 
fiance en  lui-même.  Tous  les  dissentimens  tomberaient  devant  une  telle 
autorité...  0  France!  nos  vies  t'appartiennent,  et  nous  sommes  prêts  à 
donner  notre  sang,  mais  toi  seule  as  le  droit  de  marquer  la  mesure  de 
nos  sacrifices.  Toi  seule  as  le  droit  d'en  diriger  l'emploi,  comme  d'en 
recueillir  le  fruit.  Ce  n'est  pas  nous  qui  nous  ferons  un  argument  de 
tes  disgrâces  pour  nous  dispenser  de  te  reconnaître  dans  tes  débris 
mutilés.  Pour  non?,  tu  seras  encore  tout  entière  dans  le  dernier  coin  de 
terre  qu'ombrageront  les  plis  de  ton  drapeau.  Parle  donc,  il  en  est 
temps,  et  honte  éternelle  sur  ceux  qui  ne  verraient  dans  tes  malheurs 
qu'une  occasion  d'usurper  un  pouvoir  qui  n'appartient  qu'à  toil 


(1)  Voyeii  dans  la  iliouf  du  l*'  attU  1871,  /otmcU  dVm  wnyagmtr. 


p.  LAIIFBET.  9 

Un  peu  plus  tard  la  note  s'accentue  davantage  : 

.•«.  Il  est  inouï,  disions-nous  il  y  a  quinze  jours,  il  est  sans  exemple 
dans  notre  siècle  qu'un  peuple  placé  dans  Ks  circonstances  critiques  où 
notts  nous  trouvons  n'ait  pas  été  appelé  au  contrôle  et  au  partage  du 
pouvoir  en  la  personne  de  ses  représentans...  Il  s'agit  de  rendre  au 
pays  la  direction  qui  lui  appartient  dans  ses  propres  affairi.  s,  de  mettre 
ses  élu'^  à  môme  de  rectifier  des  opérations  mal  conçues  et  mal  con- 
duites qui  le  mènent  à  la  ruine  ;  il  s'agit,  en  un  seul  mot,  de  lui  permettre 
de  se  sauver  lui-même...  On  ne  pourrait  rappeler  sans  une  cruelle  ironie 
ce  titre  à^ organisateur  de  la  victoire  qu'un  membre  de  la  délégation  de 
Tours  s'est  f  Jt  décerner  un  peu  prématurément  par  Tenihousiasme  de 
quelques  sous-prjfets.  Que  faut-il  de  plus?  Devons-nous  attendre  que 
tout  soit  periu  pour  reconnaître  qu'on  s*est  trompé  en  confiant  la  direc- 
tion de  la  guerre  à  un  avocat?  L'expérience  n'est-tlle  pas  assez  com- 
plète? Sa  dictature  a-t-elle  rencontré  un  seul  obstacle?  Fut-il  jamais  un 
peuple  plus  docile,  une  opposition  plus  accommodante?  Il  est  venu;  il 
a  montré  son  ballon,  et  tout  a  été  dit...  On  a  jeté  partout  le  désordre  et 
la  désorganisation,  tout  en  se  gardant  bien  de  rien  changera  la  vieille 
routine  admioistrative  et  judiciaire.  On  a  détruit  la  confiance  du  soldat 
par  des  destitutions  sans  motifs,  bientôt  suivies  de  réhabilitations  sans 
effets.  On  a  fait  des  chefs  d*armée  avec  des  journalistes  de  troisième 
ordre. On  a  livré  dos  emprunts  aux  aventuriers  de  la  ÛDauce.  On  a  con- 
fié des  fonctions  de  la  plus  haute  importance  à  des  bohèmes  politiques 
qui  parlent  du  matin  au  soir  de  faire  des  pactes  avec  la  m^rt,  et  qui 
n'ont  fait  de  pacte  qu'avec  leoirs  appointemens...  Il  est  temps  d'en  finir 
avec  les  déclamations,  de  mettre  un  terme  à  ce  régime  arbitraire 
d*impéritie,  de  dissimulation  et  d'impuissance.  —  Il  est  temps  que  la 
nation  soit  repri'sentée  par  les  hommes  qu'elle  aura  jugés  les  plus 
dignes  de  la  conduire...  Au  reste,  quel  que  soit  Taccueil  fait  à  des 
vœux  si  légitimes,  il  n'est  pas  difficile  de  prévoir  le  jour  où  ils  s'impose- 
ront comme  uoe  nécessité.  La  France  a  subi  bien  des  dictatures»  mais 
il  en  est  une  qu'elle  n'a  jamais  supportée  longtemps  :  c'est  la  dictature 
de  rincapicité. 

La  population  parisienne  et  les  membres  du  gouvernement,  blo- 
qués avec  elle  dans  l'enceinte  de  Paris,  n'avaient  point  eu  connais- 
sance de  cette  véhémente  protestation,  mais  elle  avait  été  remar- 
qaée  et  commentée  par  les  feuilles  étrangères.  Quelques  journaux 
de  Bordeaux  l'avaient  reproduite  d'après  la  Gazette  du  peuple^ 
et  l'impression  produite  en  province  fut  aussitôt  considérable. 
Gomme  premier  résultat,  parfaitement  accepté  d'avance  par  Lan- 
frey,  elle  excita  les  plus  furieuses  colères  du  parti  exalté,  qui  en 


JO  BEYUB  DES  DEUX  MONDES. 

Savoie  obéissait  d'enthousiasme  aux  mots  d'ordre  Tenus  de  Tours, 
et  détruisit  de  fond  en  comble  ses  chances  électorales.  Parler 
ainsi  du  maître  qui  disposait  de  tout,  quel  blasphème  I  Les  fonc- 
tionnaires de  la  nouvelle  république  n'en  revenaient  pas;  îls 
étaient  prodigieusement  scandalisés.  Mais  à  l'indignation  succéda 
bientôt  la  plus  extrême  surprise  :  M.  Gambetta  n'avait  point  voulu 
se  sentir  blessé  par  les  paroles  qui  l'avaient  cruellement  visé.  Soit 
habileté,  soit  insouciante  générosité,  et  ce  qu'on  dit  de  son  carac- 
tère rend  probable  le  mélange  de  ces  deux  mobiles,  il  préférait, 
quel  que  fût  le  grief  personnel ,  employer  au  profit  du  pays  en 
détresse  et  de  sa  propre  politique  un  adversaire  qui,  aux  heures  de 
la  défaillance  presque  universelle,  faisait,  même  contre  lui,  ses 
preuves  d'énergie.  Le  préfet  de  Ghambéry  fut  chargé  d'offrir  à 
Lanfrey  la  préfecture  du  Nord.  Ge  calcul,  si  calcul  il  y  avait,  fut 
trompé.  Lanfrey  n'était  pas  homme  à  céder  ni  à  rompre  d'une 
semelle  dans  la  lutte  qu'il  avait  engagée.  N'avait-il  pas  dit  qu'il 
n'accepterait  que  des  fonctions  électives?  Il  refusa  donc  formelle- 
ment ce  poste  important,  comme  naguère,  à  plusieurs  reprises,  il 
avait  décliné  le  grade  d'officier  proposé  par  le  chef  de  son  batail- 
lon, le  comte  Costa  de  Beauregard.  Le  métier  de  simple  soldat 
ne  lui  déplaisait  point.  Aussi  longtemps  qu'on  se  battrait  quelque 
part,  il  n'en  voulait  pas  d'autre.  Plus  que  jamais  jaloux  de  sa 
farouche  indépendance,  il  s'était  juré  que  la  perspective  d'une 
situation  considérable,  si  séduisante  qu'elle  pût  être,  ne  lui  ferait 
point  déposer,  tant  qu'il  pourrait  s'en  servir,  son  fusil  de  volon- 
taire et  sa  plume  d* écrivain.  Mais  laissons-le  raconter  lui-même 
ses  aventures  à  cette  amie  qui  rappelait  habituellement  du  nom  de 
Ferocino  et  dont  Fintérét  ne  lui  fit  point  défaut  dans  cette  circon- 
stance de  sa  vie. 

Ghambéry,  9  Janvier  187L 

...  Vous  avez  vu,  chère  madame,  comment  mon  attente  au  sujet  des 
élections  avait  été  trompée  par  les  contre-ordres  venus  de  Tours.  Mon 
histoire  dès  lors  est  des  plus  simples.  Gonnaissant  de  longue  date  l'es- 
prit Uenveillan't  qui  caractérise  tout  bon  démocrate,  et  désh^uz  de 
sauvegarder  avaint  tout  ma  liberté  d'opinion  et  mon  droit  de  franc^ar- 
1er  sur  toute  chose,  j'ai  voulu  faire  strictement  l'équivalent  de  ce  que 
j'aurais  fait  si  j'étais  resté  à  Paris,  et  je  me  suis  engagé  comme  voion- 
tah^  (hélas  I  sans  illusion)  dans  la  garde  mobilisée,  alors  en  formation. 
Il  y  a  de  cela  deux  mois  et  demi.  Depuis  ce  temps,  nous  n'avons  pas 
bougé  d'ici,  faute  d^armes,  car  on  n'avait  à  nous  donner  que  des  fusils 
de  Tamiée  1792.  Les  inepties  de  tous  genres  que  j'ai  vu  commettre  par 


p.   LANFBST.  ii 

ce  gfîuvôEDement  d»  cbarlataost^la  crédulité  aitreuglev  qui  accepte»  pac9- 
tout  les  mânsonges^mlont.  fait  par  deux  fois  Reprendra  la  pkime^i  etj' ai 
parié,  je  puis  le  dite*  biei!«malgréimoi,  ear  j'aiwis  la.certitude/deoonH 
promettre  gravement  le  succès  de  ma  candidature,  qui  était  alors 
infaillible.  ïaà  natuoellement  été  puai  de*  ce  bon  mouvement  par  un 
torrent  d'injures  et  daceusations  dont  il  est  difficile  db  vous  donner 
ViàkL  Ceux  qui  m'avaient  le  plus  exalté  ont  criô  à  la  trahison'.  Jai  été 
a^é  :  sautenem-  dé  Bonaparte*,  clérical,  vendu  aux  d'Orléans,  etc..,  et 
mon  uniforme  même  de  volontaire  n^  m'a  pas»  protégé*  contre»  Taccusa»- 
tioû  d'avoir  fui  de  Paris  à  l'approche  des  Prussiens.  Enfin  mon  suœès 
a  été  aussi  complet  que  je  pouvais  le  supposer.  Je  vous  envoie  les  deux 
articles  qui  ont  donné  lieu  à  ce  concert,  faboiemens  qui  n'apa&eneore 
oeasé.  Je  djk>is  ajouter  toate£oia  que  les  sympathies  des  hommes»  ëdai'« 
ré»  ont  on  peu  compenaé  ces  petits  désagrément.  Un  incident  inatr 
tendu  est  venu  en  outrée  jeter  quelque  déconvenue  au  milieu  de  ki 
meute  qui  me  mordait  leS)  miolletâi  Des  journaux  de  Bordeaux. eti  des 
joucaaux  an^laid  avaient  reproluit  mes  ao-tides;  Gambetia  les  a  lus,  et 
à  la  suite  de  cette  lecUre,  le  préfet  die  Ghambéry  est  venu;  cbes;  moi 
avec  une  lettre  m?offrant  lai  préfiict une tdui  Nord  au  milieu  d'un,  bouquet 
deeompfimens  exagéués.  Je  L'ai  reçu  de  la  bonne  manière,,  cfest-à-dire 
en  l'envoyantpromener,  lui  et  sa  préfecture,.déclarantvouioir  m'entenir 
à  mon  fofiil  de  volontsdre  el  ne  voir  do  moyen  de  salut  que  dans. un 
appel  au  paysv.  Vo«is  pensez  qu8<  je  n'ai  pas  laissé  ignorer  cette  dfcoorr 
staice,.qui  prouvait  asses  clairement  que,  si  j'étais,  en  effet,  un. homme 
vendu,  j«r  o'éiaîe  paet  dtti  moins  un  homme  à  revendre. 

Maintenaat  je  pars  demûîn<  pouo  le  camp-  de<  Sathonay  avec  ma  boi-* 
gade...  Yous  allas  voir  le  tesrible  Ftrodno  révéler  sous  ua  jour  nouveau 
ses  talens  pour  la  guerre.  D^ici  à  peu,  les  Prussiens  apprendront. aiussîi  à 
les  appréciée... 

Notre  pauvre  Paris  est|.  je  le  crains,  aux  dernières  extrémilés4.«  Le 
gouvernement  me  semble  avoir  commis  une  gran  ie  faute  en  nfaoceip^ 
tant  paa  rarmisiiee,  mfri&e:  sans  ravitaillement^,  puisqu'il  pouvait  tenir 
si  longtemps. 

Ce  fut  au  casnp  de^SiB[tIioiMiy«.prëd  de  Lyon^.  que  Lanfrey  appris 
koeasationidesbostilitéB  etilaiconvocatÎMi  des  coUëge»  qui  dervaient 
nooMuer  les  nwmbres  dm  iar  future  assemblée  constituante.  Il  avaiti 
été  porté  sur  la  liste*  de  rmion  libérale^,  et  ses  amis  du  pacti  répur- 
blicaia  modéré  rengagèrent  instamtment  à-  venir  de  sa  personne  &i 
Ghambéry  afin  de:  readve  meiiLeuresT-  se»  chances  électorales^.  Il 
B'eo  voalot  rien  faire.  Des  démarehes»  de  cette  nature  lui  auraient 
répugné  en  toutes  circonstances.  E&  thèse  générale,  son  puinla-ri 
oiame  les  jugeait  peu  conformes  à  la  digaitô  du  candidat,  qui  devait 


12  ftEVUfi  DS8  DEUX  1I0NDE8* 

attendre  sans  le  provoquer  lui-même  le  verdict  des  électeurs. 
D'autres  raisons  motivaient  encore  son  abstention,  et  voici  comment 
il  les  explique  dans  une  lettre  datée  du  1*'  février  1871  : 

Je  voudrais  pouvoir  suivre  votre  conseil,  mon  iher  ami,  m  ais  je  crois 
pouriantque  je  fais  mieux  de  rester.  Vous  savez  à  quels  vils  coquins 
j'ai  affaire.  Ils  ne  manqueraient  pas  de  dire  que  je  déserte  mon  poste; 
qu'il  y  a  du  danger  à  Lyon  ;  que  je  me  suis  fait  accorder  une  faveur  ;  etc..  • 
Je  ne  veux  pas  avoir  à  me  débattre  contre  ces  gens-là.  Je  vous  enverrai 
ma  profession  de  foi  jeudi  matin. 

Cette  profession  de  foi  n'était  point  calculée  pour  apaiser  «  le 
concert  d'aboiemens  »  que  Lanfrey  se  savait  bon  gré  d'avoir  excité, 
peu  de  jours  auparavant,  par  ses  articles  dans  la  Gazette  du  peuple» 
Tous  les  bommes  d'opinion  modérée  votèrent  pour  lui  ;  le  clergé 
catbolique,  pour  lequel  on  ne  saurait  l'accuser  d'avoir  n  entré  trop 
de  préférence,  lui  apporta-t-il  toutes  ses  voix?  On  ne  sait,  mais  on 
se  rappelle  encore  en  Savoie  le  mot  de  l'arcbevéque  de  Cbambéry  : 
0  Qui  m'eût  dit  que  moi,  cardinal  Billiet,  je  voterais  pour  l'auteur 
de  r Église  et  les  Philosophes  au  x\nV  siècle?  n  Quant  aux  démocrates 
avancés,  demeurés  intraitables,  ils  eurent  la  joie  de  faire  échouer  la 
candidature  de  Lanfrey  dans  son  pays  natal.  Cet  échec  lui  fut  infi- 
niment sensible.  Trop  orgueilleux  pour  se  plaindre  ou  pour  laisser 
seulement  soupçonner  la  blessure,  il  en  souflnt  toujours  cruelle- 
ment, «r  Ses  compatriotes  l'ont  rendu  bien  malheureux,  me  disait 
quelqu'un  qui  l'a  mieux  connu  que  personne,  et  les  souvenirs  de 
1871  ne  se  sont  jamais  effacés.  Chaque  fois  que  quelque  chose  les 
lui  rappelait,  on  voyait  une  expression  doulouieuse  passer  sur  son 
visage  attristé.  On  peut  dire  qu'il  a  été  repoussé  par  les  électeurs 
de  son  pays  pour  les  qualités  mêmes  qui  lui  faisaient  le  plus  d'hon- 
neur. » 

Cependant  une  compensation  était  au  même  moment  ménagée  à 
Lanfrey  et  tout  à  fait  à  son  insu.  Le  comité  de  l'union  libérale  des 
Bouches-du- Rhône,  où  jamais  il  n'avait  mis  les  pieds,  avait  porté  son 
nom  sur  laliste  où  figuraient  ceux  de  M.  Thiers,  de  M.  Casimir  Pe- 
rler, du  général  de  Charette.  La  revanche  était  éclatante.  «  Espé- 
rons qu'en  apprenant  cette  nouvelle,  s'écriait  la  rédaction  du  jour- 
nal qui  avait  soutenu  en  Savoie  la  candidature  de  Lanfrey,  espé- 
rons que  la  loge  maçonnique  et  la  préfecture  de  Cbambéry  rougiront 
de  plus  en  plus  de  s'être  coalisées  aux  dernières  élections  pour  faire 
répudier  par  la  majorité  des  électeurs  de  notre  pays  Tun  de  ses  plus 
illustres  enfans,  que  la  métropole  du  Uidi  est  fière  de  compter  au 
nonobre  de  ses  représentans.  » 


p.  LAMFBBT.  13 

Telles  étaient,  à  cette  époque,  les  fantaisies  du  suffrage  univer- 
sel, et  telles  on  les  voit  le  plus  souvent  se  manifester,  avec  des 
contrastes  bien  propres  à  étonner  ses  plus  décidés  partisans.  La 
lutte  engagée  contre  les  procédés  arbitraires  de  la  délégation  de 
Tours  avait  amené  Téchec  de  Lanfrey  dans  les  contrées  qu'il  avait 
habitées  pendant  toute  sa  jeunesse,  où  les  services  rendus  à  la  cause 
libérale  et  sa  réputation  déjà  acquise  de  polémiste  et  d'historien 
auraient  pu  le  rendre  populaire.  Ce  fut,  au  contraire,  le  retentisse- 
ment du  combat  in^al  soutenu  loin  d'elle  par  ce  champion  obstiné 
des  libertés  légales  contre  un  pouvoir  usurpateur  qui  détermina  le 
choix  de  la  ville  de  Marseille. 

Arrivé  à  Bordeaux,  Lanfrey  fut  presque  surpris  d'être  rangé,  au 
seb  de  l'assemblée  constituante,  parmi  les  représentans  qui  s'expri- 
maient avec  le  moins  de  vivacité  sur  le  compte  de  l'homme  écarté 
du  pouvoir  dont  il  n'avait  pas  hésité  à  dénoncer  l'omnipotence  au 
moment  même  où  tant  d'autres  s'étaient  courbés  devant  elle.  Cest 
alors  qu'avec  sa  rudesse  de  langage,  il  écrivait  à  un  ami,  à  la  date 
du  19  février  1871  : 

...  M.  Gambetta  est  tellement  discrédité  (sauf  auprès  d'une  minorité 
d'imbéciles),  que  je  me  trouve  aujourd'hui  parmi  ses  adversaires  les 
plus  modérés.  M.  Thrers  a  chargé  un  de  ses  amis  de  me  dire  que  j'avais, 
en  le  démasquant,  rendu  un  grand  service,  mais  que  j'avais  dit  tout 
a«  plus  le  dixième  de  la  vérité.  M.  Jules  Favre,  Ernest  Picard  et  une 
foule  d'autres  m'oot  remercié  (f  avoir  ouvert  les  yeux  au  pays  et  surtout 
i  Paris,  qui  ignorait  tout. 


II. 

Lanfrey  arrivait  à  l'assemblée  constituante  dans  les  conditions 
d'une  indépendance  absolue.  Je  n'entends  pas  seulement  dire  qu'il 
fût  libre  de  tout  engagement.  11  avait  de  plus  la  chance  assez  rare 
de  n'être  personnellement  l'obligé  d'aucun  parti.  Il  était  même 
affiranchi  de  ces  liens  qui  résultent  des  paroles  prononcées  par  le 
candidat  devant  ses  électeurs.  Il  n'avait  pas  davantage  eu  besoin 
d'accepter  les  concessions  réciproques  qu'avec  le  scrutin  de  liste 
les  personnes  d'opinions  un  peu  différentes  sont  tenues  de  se  faire 
les  unes  aux  autres,  afin  d'aider  au  succès  commun.  Républicain 
avéré  et  partisan  bien  connu  des  réformes  les  plus  hardies,  il  avait 
été  choisi  par  un  collège  où  dominaient  alors  les  tendances  roya- 
listes et  conservatrices.  Il  n'avait  pas  eu  de  profession  de  f<H  à 
publier.  Les  remerclmens  qu'^rès  le  succès  il  adressa  aux  électeurs 


fil  BEVUE  Mi  MIIX  MONDES. 

de  MiiiseiUfi  Uîssentparcer,  wec  la  joie  bien  naiur^elle  do.  triomphe  » 
la  satia&Kïtioo  plua  vive  encore,  de  ae:  seoitir  si  pairfaiteiiieAt  mattra 
desuivEOiSans  eulraYB  d'aucund  sorte  sa  proj^  ligae  palUkiiiB .. 

••«t  Je  soi»  fifiir  dlâtca  le  r^réseatant  de  voitra  grauda  et  g^aécsuseï 
ciiéy  quîi  dans. tous  k&tefflps^aisomd'jaitiatrica  etda  patrie  adoptive 
à  tant  de  oito^eos  îLLuatres.  SUle  se  plaît  à  allée,  pour,  amsi  dire«  les 
prendre. par  la  maia  au^seia  de  robscurité^  de  rinaclion.  ou.  de  ToublL 
00:  lo6<laidSd  ^éier  rindifiàtence  de  leurs^concrtoyeiv?  poux  les.  poussée 
dans*  la  carrière  où  ils  auisoalà  soutenir  ks  grands  combats  de  la  vie 
politique.  Si  je  ne  deviens  pas  semblable  à  eux,  je  vous  devrai  du  moins, 
la  consolation  d'avoir  do,  loin  suivi  leurs  traces  et  le  privilège  eavié  de 
pouvoir  invocitier  l&.môme  patronage..  Je  suis  d'autant  plus  heureux 
d'avoir  obtenut  vos  suffrages  que.  je  nf  avais  parmi  vous  aucun  ami  per* 
soBneU,et.q.ueied(oiAea  rapporter  tout  Thonneur  à  la  puissance  des 
idées^  à  notoe.  commuoi  dévoûmeni  envers  une  jjusic  cause,  c'est-à-dire 
au  lien  le  plus  noble  qjui  puisse  unir  les  hommes..  Si  j'interprète  bien, 
votre  pensée,  vous  avez  nommé  en  moi  l'ennemi  inuwiable  de  tous  ks 
genres  de  despotismes  ^  t homme  qai  n'a  jamais  voulu  séparer  la  cause 
de  la  dèmwraUe:  de»  celle,  de  la  liberié. 

Sh'  prenant  solenoellameat  vu  à  via  des  électeurs  des  Bouohes- 
du-JUiène^  mais  surtoat  avec,  lai-méoiet^  oet> unique  eagpsgenaent 
makitenuavec.tantde  acrapnlajuaqu^au  jour  dis  sa  mort,  Lanfref 
se  vouait,  par  avance;  et  plus  quf  il  ne  s'en,  doutait  peut-être  alana,. 
à  risolement  en  politique,  mais  cette  perspective,  aprë»  tout,  ne  Tef* 
frayait  pas.  Il  avait  toujours  fait  cas  des  isolés,  en  quoi  je  ne  saurais 
trouver  qu'il  eûttort,car  ce  n'est  pas  signe  de  médiocrité  que  de  ne  pas 
craindre  la  solitude  de  Tindépendance.Âssurer,  presque  à  tout  prix,  le 
triomphe  de  ses  opinions  dans  ce  qu'elles  ont  de  plus  exclusif,  voilà, 
au  sein  des  asseooîalées  publiques^  le  but  principal  de  chaque  parti. 
Geua  qui  tiennent  à^  hanneur  d'obéir  à^  de  plus  nobles  aq>iration& 
n'ont  guère  chance  d'ôureéoMtéa  et  suivis;  c'est  leur  k>t  de  déplaii»]^ 
eau  d'ordiaaire  ils  sont  d^bumeurchagrine,  et  naturellement  endina< 
àxritiqueF  les  hommes  avec  lesquels  ils.  vivent  et  les  choses  dont 
ils  sont  témoios^  Leur  idéal  trop  haut  placé  n'a  point  prise  sur. 
la  multitude,  dont  Us.  se  reprocheraient  dd  flatter,  les  passions»  et 
qu'ils  blessant  en  neveulam^paa  prendre  au  aériens  lesambiles  imr 
pressions  suscitées,  chez  elk  par.  Wpetits  incideos  de  chaque  jour., 
Ilaus  de.  tellea  ooaditions  oomiuent  exerceraieat*-ilâ  besaucoup  d'inr- 
fluencQ^  Ce  8t»it  gens  de  bètk  cooseiU.  sans  action  dûreote  sur  la 
BiaDcha  dea  éwéaem^n&p  Cepeudani.  œtte  autodté  qui  leur  a  naaa* 
que  de.  leur  vivant,  il  nesiÈ.pas.raTO  quiibit  l!aa|aiëcent  apcèa  leii£ 


p.   lAIRFBET.  15 

morU  Ainsi  le  nom  d'Alexis  de  Tocqueville,  de  ce  grand  espriligéoé-, 
nlisatenr,  est  auuntenamt  invoqué  jouimellemeut  par  les  idoctieucs 
de  oette  mêioe  éoole  démocratique  qui,  an  lendemain  de  la  révo^ 
kitàon  de  16A6  et  'sous  le  seottod  empire^  faisait  si  peu  de  oas  de 
966  «âges  «arrn,  et  plus  d'un  isincère  lépublicain  regrette  sans  doute 
aigourd'bni  de  n'avoir  pasUmjoursmordié'd'acoord  avec  lui.  Sans 
établir  avcune  comparaison,  nous  serions  étonx^  si  les  citations 
qu'on  Ta  lire  ne  donnaient  pas  à  réfléchir  aux  esprits  préoccupés, 
comme  Lanfrey  le  fut  toujours  lui-même,  de  l'avenir  du  régime 
rëpubUcain,  objet  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie  de  ses  constantes  préfé- 
rences. Ce  ne  sont  point  ses  électeurs  des  touches ^  du*- Rhône,  ce 
soit  les  anus  de  sa  jeunesse,  des  habilans  de  la  Savoie,  dont  en 
poJitiqne  il  n'avsiit  rien  A  attendre,  ou  des  femmes  du  monde,  qui 
reç^ent  ses  cMifidences  intimes,  dont  le  ton  familier  confirme 
eficore  fat  parfaite  spontanéité. 

Évidemment,  il  tn'a  pas  reçu  une  très  l)Oone  impression  ilors  des 
jours  premiers  de  son  arrivée  à  Bordeaux» 

...  D*après  ce  que  j'ai  pu  voir,  la  majorité  de  cette  assenoiblée  est 
honnôie,  mais  tellement  divisée,  agitée  et  nerveuBe,  au^olle  en  perd  la 
télé  à  chaque  instaut.  C'est  une  véritable  tour  de  Babel.  (21  féviier 
1871.) 

...  Men  ékctlon  niest  pas  encore  validée,  et  je  ne  pourrai  prendre 
part  ni  au  vote,  oi  à  la  discussion  de  demain,  à  laquelle  j^attaobe  une 
énorme  importance.  (Le  vote  sur  le  traité  de  paix.)  On  ajourne  tous  les 
élus  des  Bouches-diKUiôpe  (où  je  n'ai  jamais  mis  les  pieds  et  où  je  ne 
connais  pas  on  seul  chtA),  cous  prétexte  que  le  préfet  Oent  a  manœuvré 
indignement  contre  une  partie  des  élus  dont  je  sois.  C'est  de  la  besogne 
française,  oo  je  ne  m'y  connais  pas.  D^ailleurs  )e  suis  peu  fier  de  ce  que 
je  Tois  ici  :  une  majorité  faonnéte  mais  horriblement  divisée,  «ne  mino- 
rité de  charlatans  qui  ne  voient  dans  tous  ces  malheurs  qu'une  occasion 
de  battre  la  grosse  caisse  au  profit  de  leur  popularité,  et  un  prétexte  à 
eSets  'Oratoires.  C'est  rëpn^nsnt.  Mois  avons  dans  TassenAJée  beaucoup 
d'hommes  'qui  ont  bravement  payé  de  leur  personne  et  versé  leur  sang 
pour  leur  pays.  ~  Tous  sont  pour  la  paix.  11  y  en  a  d'autres  qui  soat 
restés  tranquillement  dboz  eux,  ou  qui  ont  (pris  des  places  et  du  ventre  : 
ceuK*là  sont  pour  la  guerre  à  outrance.  Fùt41  jamais  dàsision  plus  «acca- 
blante I  Kous  dn^en  aurons  pas  moins  la  pûx.  Maïs  c'est  triste  d'appartenir 
à  nn  pays  en  pourriture  !..  Vons  avez  bien  devinéau  sujet  de  mon  échec 
en  Savane.  Ces  braves  gens  ont  l'habitude  de  voter  avec  leurs  fenction- 
oai«e8«  Le  gouvernement  leur  en  avaitdeoBié  de  nouToaux.  Ils  ont  passé 
da  Manc  aa  mug/t^  ismis  ménse  s\en  apercevoir. 


16  lETUB  DES  DEUX  M0KDE8. 

Pendant  le  mois  de  mars,  au  plus  fort  de  rinsurrection  de  la 
commune,  Lanfrey  avait  eu  Timpradence  de  se  rendre  presque  tous 
les  jours  à  Paris,  d'où,  un  beau  matin,  il  lui  devint  impossible  de 
retourner  à  Versailles.  Au  début,  il  avait  eu  Tespoir  que  cette  capi- 
tale, a  où  rien  ne  dure,  pas  môme  la  démence,  se  lasserait  vite  de 
lant  d'iosanités.  »  11  était  même  frappé  des  symptômes  de  lassi- 
tude qui  commençaient  à  s'y  manifester.  Cependant  il  lui  fallut  y 
rester  prisonnier  près  de  six  semaines  avant  de  réussir  à  s'en 
évader. 

•••  On  entend  le  canon  du  matin  au  soir,  sans  discerner  aucun  pro- 
grts  ni  d'un  côté  ni  de  raulre...Les  boulets  de  Versailles  mettent  dans 
ieirs  attaques  une  mollesse  et  un  décousu  inexplicables  chez  un  aussi 
grand  général  que  Thiers.  C'est  cette  indécision  qui,  au  début,  a  assuré 
le  triomphe  de  cent  mille  coquins  qui  nous  tiennent  le  couteau  sur  la 
gorge,  et  c'est  elle  aujourd'hui  qui  fait  toute  leur  assurance,  (avril 
«71.) 

...  Si  je  parviens  à  m'échapper,  je  vous  écrirai  un  mot.  De  tout  ce 
qui  se  passe  dans  ce  pays  de  fous  furieux,  je  ne  vous  dirai  rien.  J'en 
deviens  comme  imbécile,  et  je  suis  aussi  étranger  à  ces  choses-U  que 
si  j'assistais  à  une  révolution  chinoise.  (27  avril  1871.) 

Sorti  non  sans  péril  de  Paris,  il  n'est  pas  beaucoup  plus  satisfait 
du  ^ctade  qu'il  retrouve  à  Versailles. 

...  Je  commence  h  croire  que  je  ne  ferai  guère  plus  de  politique  ni  en 
Savoie  ni  ailleurs.  Je  suis  profondément  dégoûté  de  ce  pays  et  de  son 
éternel  carnaval.  Deux  choses  y  réussis:»eni  :  au  pouvoir,  la  servilité; 
dans  l'opposition,  le  charlatanisme.  Pour  moi,  qui  n'ai  de  goût  ni  pour 
i'uD  ni  pour  l'autre,  il  n'y  a  qu'un  parti  à  prendre,  celui  de  la  retraite 
et  du  silence. 

Sur  les  instances  d'un  ami  qui  lui  demandait  ce  qu'on  pouvait 
espérer  ou  craindre  des  destinées  prochaines  de  la  France,  Lanfrey 
ne  tarda  pas  toutefois  à  rompre  ce  silence.  Il  s'agissait  alors  des 
élections  à  faire  pour  combler  les  vides  qui  s'étaient  produits  dans 
les  rangs  de  l'assemblée  nationale.  La  lettre  écrite  en  juin  1871  à 
M.  Eugène  Yung  et  publiée  par  le  Journal  de  Lyon,  contient  sur  les 
circonstances  du  moment,  des  appréciations  plus  développées,  mais 
pas  très  différentes  de  celles  qu*on  vient  de  lire,  c'est-à-dire  sa- 
gaces  et  judicieuses.  Le  ton  seul  est  changé.  Sans  dissimuler  abso- 
lument ce  qu'il  y  avait  de  sombre  dans  ses  pressentimens  et  de  sévère 


p.  lANrRET.  17 

dans  ses  jugemens,  quanl  ses  amis  devaient  seuls  recevoir  ses 
confideoces  intimes,  Lanfrey  prend  avec  raison  grand  soin,  par'un 
sentiment  tout  patriotique,  de  montrer  devant  le  public  plus  de 
oonfiaoce  dans  les  personnes  et  moins  d'inquiétude  sur  le  cours 
des  événemens  qu'il  n'en  éprouvait  réellement  : 

...  Je  ne  sais  pas»  je  ne  serai  jamais  parmi  les  détracteurs  de  cette 
assemblée.  Je  sais  qu*elfe  n'est  paï9  populaire.  Ou  Ta,  selon  Tusage, 
lendae  responsable  de  la  plupart  des  fautes  qu'elle  est  venue  réparer. 

...  En  dépit  des  reproches  hypocrites,  des  injustices  de  Topinion,  en 
dépit  mé ue  des  erreurs  de  conduite  qu'elle  n'a  pas  toijours  évitées,  on 
peut  dire  avec  vérité  qu'il  y  a  en  elle  plus  de  droiture,  de  désintéresse- 
ment et  de  lumières,  qu'il  n'en  fallait  pour  faire  face  aux  difficultés 
d'une  effroyable  situation.  On  n'a  été  que  juste  envers  elle  lorsqu'on  a 
dit  qu'elle  était  rassemblée  la  plus  honnête  et  la  plus  éclairée  que  la 
France  ait  eue  depuis  nombre  d'années. 

Dne  chose  pourtant  a  manqué  à  ses  bonnes  intentions,  et  la  plus 
essentielle...  l'assemblée  actuelle  n'a  pas  de  majorité.  Voilà  le  secret 
de  sa  faiblesse  et  j'ajoute  :  voilà  son  excuse...  Est-il  besoin  de  signaler 
les  înconvénicns  et  les  périls  de  ce  vice  originel?  Qui  ne  voit  les  sur- 
prises qui  peuvent  réâulter  d'un  semblable  état  de  choses  ?  Combien  de 
ibis  le  pouvoir  actuel  (M.  Thiers)  n'a-t-il  pas  été  à  la  merci  d*un  vote 
inconscient  dont  le  résultat  eût  consterné  ceux  q'ii  le  sollicitaient  avec 
le  plus  d'ardeur  ?  Quoi  t  voilà  un  gouvernement  uniquemeut  fondé  sur 
la  volonté  de  l'assemblée,  et  cette  assem^'lée  n'a  pas  de  volonté  I  Ce 
gouveruement  est  tenu  de  se  conformer  strictement  à  la  politique  de 
l'assemblée,  et  cette  assemblée  n'a  pas  de  politique  1  II  est  dans  l'obliga- 
tion de  la  suivre,  et  elle  ne  sait  pas  où  elle  va  !..     ' 

Dieu  me  garde  de  penser  que  ce  sort  soit  imputable  à  l'assemblée  I  En 
tout  cela,  elle  a  été  l'image  trop  fidèle  du  pays  au  moment  oii  elle  fut 
élue;  elle  a  été  l'expression  sincère  de  son  trouble,  de  ses  perplexités, 
de  ses  contradictions,  la  personnification  vivante  de  cette  anarchie  mo- 
rale qui,  hélas!  ne  date  pas  d'hier.  Qu'on  se  rappelle  cette  heure  de 
colère,  de  détresse,  d'inexprimable  angoisse  où  la  province  si  longtemps 
livrée  aux  expériences  d'un  empirique,  échappait  à  peine  à  la  double 
étreinte  de  la  dictatur  ^  —  de  la  dictature  la  plus  outrecuidante  et  la 
plus  incapable  qui  fut  jamais!  —  Qu»^  pouvait-il  sortir  de  là  sinon  un 
ihaos  de  volonté  et  d'opinions  discordantes?..  Les  mandataires  du  pays, 
(atriotes  de  toute  origine  et  toutes  couleurs,  étaient  capables  sans  doute 
db  s^entendre  sur  certaines  questions  de  salut  public,  mais  à  la  condi- 
6m  de  ne  pas  iojr!h6r  à  la  politique  proprement  dite,  d'éviter  avec  soin 
Ci  qui  les  divisait,  c'est-à-dire  à  peu  près  tout  ce  qui  leur  tenait  le  plus  à 
cour,  et  grâce  à  de  nobles  scrupules,  à  une  const  mte  abnégation,  ils 

lia.  —1880.  S 


16  REVUE  DES  fiESX  JfONDES. 

pouvaient  arriver  à  se  mettre  d*0ocord  poor  8*absteiiir,  jfamais  peur 

Lanfrey  sait  un  gré  infini  à  M*  Thiers  : 

D*avoir  su,  dès  le  premier  coup  d'œil  et  par  une  véritable  intuition 
du  génie,  marquer  le  terrain  sur  lequel  l'accord  jpouvait  se  faire  et 
UDir  dans  une  œuvre  commune  .tant  de  volontés  contradictoires.  Avec 
quel  art  consommé,  quelle  profonde  sagesse  n'a-t-ll  pas  manié,  assou- 
pli ces  élémens  réfractaires,  siénagé  ces  esprits  ulcérés  et  ces  cœurs 
endoloris,  tiré  oiême  parti  de  nos  .inficmités,  «t  réalisé  x:e  miracle 
d'équilibre  dont  les  partis  profitent  sans  lui  en  être  reconnaissaas... 
Mais  on  ne  saurait  compter  sur  un  miracle  conticu...  La  trêve  jurée  à 
Bordeaux  n'a  pas  toujours  été  observée.  Le  pacte  a  besoin  d'être  renoeir 
vêlé  et  le  programme  d'être  étendu.  Il  faut  .qu'un  élément  nouveau 
apporte,  au  nom  du  pays,  au  pouvoir  législatif  la  Xorce  et  La  décision  qui 
lui  manquent,  et  raffermisse  contre  Timpaticnce  des  partis  raulorité  du 
médiateur  qu'ils  avaient  d'abord  choisi.;  .cet  élément  buveur,  les  élec- 
tions prochaines  peuvent  le  fournir  si  elles  envoient  à  la  chambre  des 
hommes  capables  -de  former  nne  sage  .majorité,  je  veux  dire  .une  ma- 
jorité résolue  à  maintenir  la  iTf^publique  libérale.*.  Hors  de  là,  nous 
n'.avons  devant  noua  ^qu'une  loi^gue  p^spectûve  de  déchiremens  ^t  de 
révolutions...  La  France  est  g0uveri;ée  par  un  .^ommte  fait  pour  rassu- 
rer les  amis  de  Tordre  comme  les  amis  de 'la  liberté.,  par  un  homme 
dont  j'ai  combattu  et  au  besoin  cojnbatlraia  encore  certaines  doctrines, 
mais  dont  on  ne  .peut  qu'admirer  Tiétonnajite  activité,  l'invariable 
patriioûsme,  et  dont  je  .saine  avec  respect .la^seconde  jeunesse  retrouvée 
au  service  du  pays. 

€e  pcogramme  ftvec  ises  commentaires»  Bon  plus 'que  le  langage 
tenu  puUiqufiment  .sur  son  K^oapie  par  Lanfn^,  D'étaieat  point 
peur  déplaire  .à  Jll.  Thiera.  Déjà  la  oonnaîasainoe  d'éftait  faite  loot 
naturellement  dans  .les  couloirs  de  raasen^lée,  je  crms  par  Tinter- 
médiaire^de  M.  iErae$t  Picard,  tontre  le  porésident  de  ia)républiqtte 
et<80&  ancien  critique  «de  la  Heime  naiicnaie.  Lexhrf  de  l'état  était 
en  Irain  de  con^oser  son  ipensonnel  diplomatique.  JDéjà  il  arait 
accrédité  des  homnes  consîdéraUes  par  leur  situation  sociale  et 
notoirement  jaonaBcblstes  auprès^des  grands  cabiiiets  de  l'fiurape. 
M.  Jules. Simon,  :8i  j^suis  l)iBn  informé,  lui  proposa  le  premîei 
d'envoyer  un  ^imbassadeur  jépublioain .  à  Berne  dans  la  personne  di 
M.  Lanirey.  Il«'aperçut  iteut^d'abord  q«e  son  iiitertoQUteiir,'DubIieuc 
de  loute  rancnne,  ne frépugnavt  ^s  >à  ce-ohek,  xiui'Oadrait  avec  sa 
politique  d'impartialité  à  J'égard  de  tous  les  partis.  Qe  Cut  Lanfrof 


qui  hésita.  U  aurait  Sjahidté' un  autre  poste,  et  l'Italie  Faurait  pltia 
tenté,  cependaut  ilffiiiit  par*  accepter.  M*  Tiiier»lai  rendait  servies* 
en  renvoyant  pour  ses  débii>tb  représenter  la  Frauce  dans  un  pays 
démocratique,  de  anmirs  simples,  où  leuoa'vel  ambassadeur- était 
assuré  db  rencontrer  et  reneontn»,  en  e&t,  le  plus  sympathique 
accueil.  H  servait  même  ses  secnHes'  aspiraiiaus,  car  Lanfrey ,  depuis 
que  les  nouyelles  élections  y  avaient  in  irodoit  tant  de  médiocrités 
prétentieusesi  éiait  pius  que  jamais  fatigué  des  séances  de  l'assem- 
blée natlonalvi.  A  peine  arrivé  à  ftsrue,  iF  émyait  : 

...  Tavjue  qurej  M'.quitt  j  avec  un  véritable  soulagement  ratmospfaère 
de  Veriaiiies.  M  melardak  de  ne  plus  avoirsoas  le^yecH  ce  spectacle  de 
l'impuissance  satisfaites  Tous  ces  hommes'  soulèvent  à  Id'foii  mtHe  ques- 
tious  qu'ils  sv^ent  foit'  bien  ne  pas  pouvoir  résoudre,  pour  le  simple 
pUisir  de  foire  des  discciirs  ou>  des  effete  !e  tliéâtre,  sans  le  moindre 
souci  du  trouble  qu'ils  jettent  dans  le  pays.  Tous  ces  partis  qui  n'éprou- 
vent pas  le  moiadlre  scrupule  à  diviser  hr  patrie^ devaut  Feuuemi,  qui  au 
becïOîn  s'eatendrai*jni  avec  lui  pour  réussir,  qui  remelleot  tous  les  jours 
en  questîoa  notre- avenir  et  qui,  avec  tout  cela,  ou;  Icplu^  parfait  con^ 
tenteiu^ni  d'éux-mèaios,  m'Irritent  et  m'iiumilient,  et  j'eff  arrive  à  me 
sentir  presque  ftt^r  de  ric^olemeut  dans  lequel  je  me  trouvais,  au  milieu 
de  toutes  ces  passions  si  peu  clairvoyantes  ei  si  peu  pjtriotiques.  Sur 
beaucoup  de  points,  je  suis,  je  le  ^ens  av^c  iristesse,  devenu  vu  étranger 
dans  mon  propre*  pays.  Je  n'ai  à  aucun  d^é  cette  meryuilleuse  faotilté 
d'oublier  dont  le  I^ançiis^  est  si  fondement  pourvu.  (Test  un  vrai  mal- 
heur, et  te  jugement  ^e  plus  indulgent  que  je  puisse  espérer,  c'est 
qu'on  dise  de  moif  que  je  suis  plus  à  plaindre  qu'à  blâmer. 

De  son  poste  dé  Berne,  il  continue  à  suivre  avec  une  anxiété  tou- 
jours un  peu  morose  et  malheureusement  trop  fondée,  tout  ce  qui 
se  passe  en  France.  Sa  récente  élévation  ne  l'a  pas  disposé  à  augurer 
mieux  des  événemens  ni  à  juger  moins  librement  tout  le  monde, 
sans  eu  excepter  le  chef  de  Tétai  qui  l'a  investi  de  ses  nouvelles 
fonctions. 

...  Où  TOUS  tous  faites?  ilVusioa,  selon  moi,  cf'est  en  croyant  qu'il 
dépjnd  de  ce  gouvernement  de  jjuer  au  Gromwell...  D'abord,  il  ne  te 
veut  pas,  et  â  moa  seiiS  il  a  raison.  Ce  n'est  pas  la  peine  de  chasser  les 
Bonaparte  pearfairedu  bouapartisme.  li  fàutque  chacun  garde  son  rAle, 
son  caraciëra  et  ses  principes .  Hais,  en  outre,  ii  ne  Ib  peut  pas.  11  lui  fau- 
drait p^ur  cda  un  point  dappuî.  U  n'y  a  paj?  en  France,  U  l'heare  qufii 
est,  —  et  c'est  là^  notre'  plus  giaudë  misère,  —  un  seul  parti  qui  soit 
assez  fort  pour  soutenir  un*  gouvememenf.  —  Par  conséquent,  noœ  ne 


20  BBTms  DBS  DEUX  MORDES. 

pouvons  avoir  qu'an  gouvernement  d'équilibre»  se  recrutant  un  peu  par- 
tout, vivant  de  concessions  et  de  compromis.  Et  ensuite,  est-ce  bien  à 
un  vieillard  de  soixante-quinze  ans  que  vous  allez  demander  des  coups 
de  force  et  d'audace  7  II  n'en  a  ni  le  tempérament  ni  le  goût.  Pour 
moi,  ce  n'est  pas  là  ce  que  je  lui  reproche.  Ce  qu'on  pourrait  lui  impu- 
ter plus  justement,  c'est,  avec  des  dons  merveilleux,  de  n'avoir  pas  la 
sagesse  et  le  bon  sens  qu'un  simple  paysan  aurait  à  sa  place,  —  c'est 
de  céder  h  des  impatiences,  à  des  susceptibilités  d'enfant,  de  pousser 
l'obstination  jusqu'^  Tabsurde,  de  laisser,  par  un  dépit  puéril,  l'assem- 
blée sans  aucune  direction  parce  qu'elle  n'a  pas  voulu  suivre  dans  tous 
ses  défours  celle  qu'il  voulait  lui  donner.  Si  le  gouvernement,  au  lieu 
d'affecter  de  se  désintéresser  du  travail  légi>latif,  appelait  assidûment 
l'attention  et  l'activité  des  hommes  de  bonne  volonté  sur  toutes  les 
réformes  qui  réclament  une  prompte  solution,  s'il  s'appliquait  à  stimu- 
ler leur  ardeur  en  présentant  de  bons  projets  du  loi,  de  sérieuses 
études  sur  les  questions  d'affaires,  le  seul  contraste  de  sa  conduite 
avec  les  pauvres  intrigues  de  ses  adversaires  suffirait  pour  lui  as^^urer 
une  grande  popularité.  Mais  il  ne  fait  rien,  voilà  le  grand  mal,  et 
la  souveraineté  a  l'air  d'être  à  Peucan,  la  place  semble  vacante  : 
c'est  à  qui  se  l'adjugera.  En  cela,  ces  prétendans  de  tout  étage  me 
paraissent  plus  avides  que  difficiles.  Est-il  donc  si  tentant  de  posséder 
le  cadavre  d'une  nation  ? 

Pour  vous  dire  mon  avis  en  un  mot,  mon  cher  ami,  en  France, 
aujourd'hui,  tout  est  impossible.  Partez  de  là  quand  vous  voudrez 
inventer  une  politique.  Croyez-vous,  par  hasard,  que  le  mal  dont  nous 
parlons  soit  un  mystère  ?  Mais  tout  le  monde  le  connaît,  le  signale,  le 
rabâche  à  satiété,  et  personne  ne  fera  rien  pour  le  guérir.  Q.iand  les 
terribles  événemens  lie  l'année  dernière  n'ont  rien  produit  sur  l'esprit 
de  ce  peuple,  pensez-vous  que  ce  sont  quelques  phrases  plus  ou  moins 
bien  tournées  qui  vont  le  rappeler  à  la  raison?  Vous  êtes  un  peu  méde- 
cin, eh  bien  1  souvenez-vous  que,  s'il  est  permis  à  la  science  de  s'a- 
giter et  de  se  troubler  devant  les  souffrances  qu'elle  peut  soulager,  elle 
doit  être  calme  devant  les  maux  incurables. 

L'impression  favorable  produite  à  Berne  par  l'arrivée  de  Lanfrey 
n'a  pas  diminué  pendant  les  deux  années  qu'il  y  a  passées  comme 
représentant  la  France  auprès  de  la  Confédération  helvétique.  Ce 
fut  au  président  Schenck  qu'il  présenta,  le  7  novembre  1871,  ses 
lettres  de  créance  en  audience  oflicielle,  vêtu  c>ontre  l'habitude  d'un 
simple  frac  noir  au  lieu  de  l'habit  brodé  d'ambassadeur,  circon- 
stance insignifiante,  qui  ne  laissa  point  que  de  produire  une  certaine 
impression,  plutôt  favorable,  dans  ce  milieu  tout  démocratique. 
Un  mois  plus  tard  c'était  avec  le  nouveau  président,  H.  Gérésole, 


p.   LANFRET.  21 

qu'il  avait  à  traiter  les  affaires  assez  délicates  qui  relevaient  de  son 
ambassade.  En  effet,  la  situation  du  représentant  du  gouvernement 
fiançais  en  Suisse  n'était  pas  alors  sans  quelques  difficultés.  £lle 
était  particulièrement  incommode  pour  M.  LanCrey.  Connu  pour 
libre  penseur  et  bientôt  lié  avec  M.  Cérésole,  qui  appartenait  lui- 
même  au  parti  avancé,  il  avait  été  d'avance  considéré  par  les  radi- 
caux du  pays  comme  disposé  à  favoriser  la  campagne  que,  sous 
prétexte  de  réforme,  ils  étaient  en  train  de  mener  dans  quelques 
cantons  contre  le  clergé  catholique  et  contre  les  congrégations.  Ce 
fut  juste  le  contraire  qui  arriva.  Ceux  qui  liront  la  correi^pondance 
de  Laûfrey  seront  à  même  de  constater,  mais  sans  surprise  de  la 
part  de  ceux  qui  auront  connu  tant  soit  peu  les  deux  hommes,  que 
d'après  les  instructions  de  M.  de  Rémusat,  le  très  libéral  ministre 
des  affaires  étrangères  à  cette  époque,  et  pendant  toute  la  prOsi- 
dence  de  M.  Thiers,  le  représentant  de  notre  pays,  sans  jamais 
s'immiscer  dans  les  querelles  intérieures  des  partis  en  Suisse,  et 
toutes  les  fois  que  les  intérêts  de  nos  nationaux  y  étaient  engagés, 
n'a  jamais  déserté,  fût-ce  pour  un  instant,  la  cause  de  la  liberté 
religieuse.  Les  actes  d'intolérance  qui.  pendant  les  années  1872  et 
187S,  s'accomplissent  sous  ses  yeux,  particulièrement  à  Genève,  ne 
le  laissent  point  indifférent.  Dans  ses  dépêches,  dans  ses  conver- 
sations, dans  ses  lettres  particulières,  il  ne  cache  pas  Tétonu»- 
ment  qu'il  éprouve  en  s'apercevant  qu'en  Suisse,  beaucoup  d'hon- 
nêtes esprits  a  en  sont  encore  à  ne  pas  comprendre  que  ce  qui  est 
en  jeu  dans  les  conflits  confessionnels,  ce  n'est  nullement  Tultra- 
moDtanisme,  mais  la  liberté  de  conscience.  »    Avec  une  sagacité 
qui  lui  fait  honneur,  et  comme  s'il  prévoyait  ce  qui  devait  adveuir 
un  Jour  tlans  son  propre  pays,  il  signale  nettement  la  tendance  à 
s'ingérer  dans  les  affaires  religieuses,  comme  «  un  écueil  pour  les 
démocraties.  » 

Lorsque  M.  Thiers  quitta  la  présidence  de  la  république,  Lanfrey 
donna  sa  démission,  mais  les  ministres  du  21  mai  ne  voulurent 
point  l'accepter.  Sachant  que  le  duc  de  Broglie  avait  beaucoup 
insisté  pour  que  notre  ambassadeur  continuât  ses  fonctions,  le 
président  de  la  Confédération  se  bâta  d'écrire  à  son  minisire  à  Paris, 
et  M.  Kern  fut  chargé  de  demander  le  maintien  de  M.  Lanfrey  à 
Berne. 

...  Le  conseil  fédéral  verrait  dans  ce  fait  une  nouvelle  preuve  du 
bon  vouloir  que  le  gouvernement  français  a  déjà  exprimé  à  la  Suisse, 
et  les  excellens  rapports  qui  ont  existé  jusqu'à  ce  jour  entre  les  deux 
gouvernemens  ne  pourraient  que  s'en  ressentir  de  la  façon  la  plus  avan- 
tageuse. 


22  R£YU£  Ofif  0£IIX  MONDES. 

Ua«  pareille  démarche  oa  posupait  qae  toueber  celui  qui  età  était 
l'objeu.  U  y  c^oDâit  eir  expliquant  eo  détail  à  M.  Gérésole  Q/e  qui 
s'était  passé  à  PaEÎB  au.  sujet  de  sa.  déaiissioD.. 

...  J'ai,  le  plus  grand  désir  de  vetouraer  à  Berne,  où  j'ai  laissé  tant 
d'ezcelLeas  amis  et  de. si  bieaveiliaiibtes  re^aioaSk.  mais  je  ne  le  ferai 
qu'à  uQu  seule  conditioa»  c'est  qiie  j'y  puisse  retoaroer  boaorablemeuU 

••.  Si  par  leurs  coQcessioûSi  lei  chefs  du  gouveraemeatparvieuu&ntà 
regagner  Tapp  li  du  chaire  gauche,  je  reprends  mes  fianctiouâ;,  sinon> 
noQ.  Je  n'ai  pas  retire  ma  déinisiiûn  et  je  ne  me  dissimule  pas  qu^on 
peut,  d'une  heure  à  l'autre,  me  donner  uu  remplaçant.  Je  dois  dire  tou- 
tefois qu2  le  duj  ùe  Brogliâ«.  dans  le  seul  eutretieu.qus  j'ai  eu  avec,  lui, 
le  lendemain  de  la  chute  de  }L  Thiers,  m'a  répéké  avec  insistince  qu'il 
laisserait  le  poste  vacant  jusqu'à  ce  que  j'aie  pu  me  faire  sur  ses  actes 
une  opinion  motivée.  Vdilà,  mon  cher  ami,  la  détermination  à  laquelle 
je  me  suis  arrêté.  J'espère  que  vous  ne  la  désapprouverez  pas. 

Ce  rapprochement  entre  les  deux  centreise  réalisera-t-il?  Je  crois 
qu'il  nous  épargnerait  bien  des  déchiremens'.  Taiers  a  pu  le  faire  et  ne 
Ta  pas  voulu.  Par  uu  entêtement  de  vieillard  ou  denfaut,  il  a  perdu  la 
plus  magnifique  partie.  Je  doute  qufil. retrouve  jamais Toccasijn  perdue. 
Il  est  à  un  âge  où  la  fortune  ne  pardonne  plus.  Au  revoir,  mou  chev 
président  Veuillez^  je  vous  prie,,  dira  à  MM.  vos  colLàgues  combien  îe 
leur  suis  reconnaissanti  de  rintérêt  qu'ils  ont  bien  voulu  prendre  à  ma 
position. 

Jusqu'en  novembre  187^  Lanfrey  continua  à  gérer  l'ambassade 
de  France  à  Berne.  Désireux  de  voir  se  déplacer  l'axe  de  la  majorité, 
il  aurait  souhaité  que  le  gouvernement  prit  exclusivement  son  point 
d'appui  sur  l'union  des  deux  centrer  Sa  répugnance  contre  ceux 
qu'il  appelle  les  gambettistes  restj  d'ailleurs  toujours  la  méme- 

•••  Je  n'ai  nullement  cessé  de:  croire  qu'il  n'y  a  de  salut  possible, 
je  DO  dis  pas  pour  la  république,  qui  tsi  fort  secondaire  à  mes  yeux, 
malo  pour  la  France,  qui  est»  teut,  que  «Uns  la  formation  d'un  parti 
républicain  conservateur  et  libéral^seui  capable  suivaat  moi  de  main- 
tenir daus  notre  pays,  un  gouvernemeat  régulier  contre  Ids  factions  de 
droite  et  de  gauche.  Je  croîs  aussi  que  nous  devons  tous  travailler  sans 
relâche  à  Tœuvre  de  la  conciliation  qui  doit  amener  les  conservateurs 
à  accepter  le  régime  actuel  qu'eux  seuls  peuvent  consoliderr*. 

•«.  Je  n'ai  pas  changé  à  l'eudroit'  du  gambettisme.  Ses  paroles»  mùel- 
leuses  ne  m'ont  pas  fait  oublier  sea^  actes,  et  à  mes  yeux  Tavànement 
de  cette  séquelle  est  toujours  le  pire  malheur  qui  puisse  arriver  à  notre 


9.   LAT9FRST.  2S 

pijs.—  Je  dis  le  pire,  sans  môme  «cepter  une  restauration  du  régime 
boBapartiste.  Cest'dire  dans  quelle  estime  je  tiens  ces  Uommis,  et  je 
.TOUS  BYoueque  c'est  un  vrui  supplice  pour  moi  que  de  me  rencontrer 
avec  •eui  sams  (pouvoir  'leur  dire  ce  que  j'ai  sur  le  cœur. 

...  Ta  goutte,  mou  cher  ami,  n'est  qu'un  mal  à  l'eau  de  rose  auprès 
des  quatre  ou  cinq  maladies  mortelles  qui  rongent  à  tour  de  r6le  notre 
malheureux  pays  :  radicalisme,  socialisme,  cléricalisme  et  césarisme. 
Dans  ce  moment,  c'est  la  pestilence  cléricale  qui  remporte,  car  c'est 
eHe  seule  qui  a  fait  la  fusion.  Je  suppose  que  nous  tn  venions  à  bout, 
ce  qui  est  loin  d'être  certain,  nous  aurons  travaillé  au  profit  d'un  autre 
de  ces  fléaux,  probablement  du  césarisme...  Quant  à  moi,  je  voudrais 
être  né  Uuron,  vivre  au  fond  des  bois  et  n'avoir  jamais  à  entendre  parler 
de  la  France. 

(Tétait  rappréhension  du  succès  de  la  fusion  projetée  entre  les 
deux  branches  de  la  maison  de  Bourbon  qui  arrachait  à  Lanfrey  ces 
accens  de  colère  chagrine.  Son  irritation  n'allait  point  jusqu'à 
porter  atteinte  aux  relations  cordiales  entretenues  jusqu'alors  avec 
son  chef  hiérarchique,  qui  se  plaisait  à  rendre  justice  à  son  mérite 
et  à  l'excellente  attitude  de  notre  représentant  en  Suisse.  C'est 
pourquoi, plein  de  confiance  dans  la  loyauté  du  duc  de  Eroglie,  il 
prenait  le  parti  de  s'adresser  directement  à  lui. 


21  octobre  1873. 

...  fe  suppose,  n^on  cher  ministre,  que  vous  êtes  maintenant  un 

peu  mieux  fixé  quMI  y  a    quelques  jours  sur  ce  qui  va  se  passer. 

Quant  à  moi,  je  le  vois  comme  si  j^y  é^îs,  et,  je  I^voue,  je  dé^rerais 

beaucoup  me  tromper.  Où  trouverez- vous  un  roi  constitutionnel  comme 

le  'BBréclial  Mae-^Maboa?  Je  ne  me  crois  aucun  fétichisme  d'aucun  genre, 

et  feetîme  qu'une  mouarchie  comme  la  Belgique  est  infiniment  plus 

libre  qu'une  république  comm^  la  Suisse...   Serons-nous  condamnés 

à  chanter  de  nouveau  les  chansons  de  Béranger,  et  ne  sommes-nous 

plus  capabks  que  de  ratâeher  notre  propre  histoire?  Ces  étemelles 

redites  sont  bien  liumilivutes.  Quant  à  moi,  je  vois  avec  un  vif  regret 

approcher  le  moment  où  je  devrai  me  séparer  de  vous,  mais  je  suis 

bientûr  4e  me  retroiTver  à  vos  cdtés  toutes  les  fuis  que  la  liberté  sera 

eo  péril,  xar  c'est  là  la  seule  redite  sur  laquelle  on  ne  se  blase  pas. 

J'espère  que  vous  ne  -verrez  aacun  inconvénient  à  ce  que  je  prenne 

part  aux  délibérations  de  la  chambre  dans  des  circoustunces  si  critiques 

pour  notre  pays. 


2&  EETUB  DES  DEUX  MONDES. 

De  retoar  à  Paris,  Lanfrey  a*eut  pas  à  se  prononcer  sur  les  pro- 
jets de  restauration  monarchique.  C'était  la  prorogation  des  pou* 
yoirs  du  maréchal  de  Mac-Mahon  qui  était  en  discussion.  Décidé, 
comme  c'était  son  droit,  à  repousser  cette  proposition  et  jaloux  de 
bien  établir  la  rectitude  de  sa  conduite,  il  crut  qu'il  était  de  son 
devoir  d'insister,  avant  le  vote,  pour  que  sa  démission  fût  défini- 
tivement acceptée. 

Je  vais  la  faire  mettre  au  Journal  officiel,  lui  répondit  le  duc  de  Bro- 
glie,  en  mentionnant  sa  date,  qui  expliquera  vos  voies  et  notre  situa- 
tion récipioqae.  Vous  devez  le  désirer.  Croyez  à  mes  sincères  regrets 
de  cette  séparation,  au  bon  souvenir  que  je  garde  de  nos  relations,  et  à 
mon  véritable  aitachement. 

Il  était  difficile  à  deux  hommes  publics  qui  cessaient  de  com- 
prendre de  la  même  façon  la  conduite  à  tenir  dans  une  question 
itnportatite,  de  faire  preuve  en  se  séparant  de  plus  de  loyauté  et  de 
plus  de  courtoisie. 

III. 

Rendu  à  son  r61e  de  simple  député  depuis  que,  par  scrupule 
parlementaire,  il  avait  renoncé  à  ses  fonctions  diplomatiques,  Lan- 
frey  revint  prendre  rang  parmi  ses  collègues  les  membres  du  centre 
gauche.  Les  loinirs  que  sa  démission  lui  avait  procurés  lui  permet- 
taient de  reprendre  son  Histoire  de  Napoléon,  Il  le  fit  avec  sa 
résolution  accoutumée  et  la  suite  qu'il  mettait  en  toutes  choses.  «  II 
commença  par  se  plonger  dans  la  correspondance  du  duc  de  Wel- 
lington, qui  lui  semblait  admirable  de  bon  sens,  de  droiture,  de 
prévoyance  et  qu'on  ne  saurait  trop  mettre  en  regard,  disait- il,  de 
celle  du  redoutable  personnage  qui  fut  son  adversaire.  »  Cependant 
l'eutrain  n'était  plus  tout  à  fait  le  même.  On  n'a  jamais  goûté  impu- 
nément à  la  politique  active.  Ceux  qui  en  ont  le  plus  maudit  les  tra- 
cas se  surprennent  parfois  à  les  regretter  lorsqu'ils  en  sont  com- 
plètement aflranchis.  «  C'est  sous  l'empire  que  j'aurais  dft  terminer 
ce  travail,  et  je  préférerais  infiniment  pouvoir  m'occuper  d'autre 
chose.  C'est  un  regret  pour  moi  ;  mais  cela  est  sans  remède,  et  il 
faut  que  je  porte  le  fardeaju  jusqu'au  bout.  »  Le  succès  de  son 
cinquième  volumo,  publié  au  cours  de  l'année  1875,  ne  parait  pas 
lui  avoir  importé  beaucoup.  Peu  soucieux  en  général  des  félicita- 
tions, il  raconte  avoir  reçu  avec  quelque  surprise  celles  qu'en 
venant  au-devant  de  lui  et  lui  serrant  les  mains,  M.  Gambetta  lui 
avait  a'iressées  dans  la  gare  de  Versailles.  Un  peu  de  monotonie, 


p.    LANFRET.  26 

dont  il  souffre,  s'était  introduite  dans  sa  vie.  Jusqu'au  moment  de 
la  mort  de  sa  mère,  qu'il  perdit  à  Chambéry  en  août  1 875,  sans 
avoir  pu  arriver  à  temps  pour  lui  fermer  les  yewc,  il  avait  pris 
l'habitude  d'aller  passer  près  d'elle  l'intervalle  des  sessions.  La 
politique  courante  ne  lui  était  pas  toutefois  devenue  indifférente  ; 
loin  de  là.  Le  !•'  février  1 87&,  il  avait  envoyé  à  la  Bévue  des  Deux 
Mondes  une  étude  sur  la  Politique  uUrumontaine^  dans  laquelle 
(m  ne  retrouvait  plus,  quoique  rien  au  fond  ne  fût  changé  de  ses 
opinions  en  matière  religieuse,  le  même  ton  acerbe  que  dans  un 
précédent  article,  écrit  eu  1867,  hur  les  Pamphlets  d'église  (1).  Ce 
recueil  recevait  encore  de  lui  presque  au  même  moment  un  autre 
travail  sur  le  Scptenwjty  qui  n'y  fut  pas  inséré,  et  dans  lequel 
l'auteur  développait  avec  étendue  les  raisons  qui  l'avaient  empêché 
d'adhérer  à  la  formation  d'un  régime  qu'il  qualifiait  de  combinai- 
son illogique  et  bâtarde. 

Le  dernier  acte  politique  auquel  Lanfrey  ait  pris  une  part  que 
l'on  ignore  communément,  est  le  manifeste  qu'il  fut  chargé  de  rédi- 
ger, en  1876,  parle  comité  électoral  du  centre  gauche,  où  siégeaient 
alors  liîi.  Krantz,  Ricard,  Scherer,  Feray,  Casimir  Perier  et  Per- 
oolet.  La  rédaction,  soumise  à  ses  collègues  et  approuvée  par  eux, 
s'inspirait  à  la  fois  des  sentimens  les  plus  libéraux  et  les  plus 
conservateurs.  On  dirait  même,  si  Ton  remarque  la  fréquence  et  la 
vivacité  si  fort  accentuée  des  appels  adressés  à  l'esprit  de  sagesse 
et  de  modération,  qu'une  certaine  inquiétude  trop  justifiée  sur  le 
résultat  final  n'a  pas  laissé  que  de  préoccuper  un  peu  celui  qui  a 
écrit  les  lignes  qu'on  va  lire  : 

Nous  touchons  à  une  épreuve  décisive...  La  république  qui  vient  d'être 
fondée  sera-t-elle  définitivement  affermie?..  Telle  est,  réduiie  à  ses 
vrais  termes,  la  question  qui  vous  est  soumi  se. ..  Vous  n'avez  qu'un  seul 
moyen  de  conserver  la  république,  c'est  de  vous  en  montrer  dignes. 

On  reconnaîtra  que  vous  êtes  uiûrs  pour  la  ]ib(  rté  si  vous  savez  la 
faire  respecter  par  l'indépendance  et  la  sagesse  de  vos  choix,  si  vous 
prenez  soin  de  n'alarmer  aucun   des  grands  intérêts  sociaux,  si  vous 
nommez  des  représentans  tout  à  la  fois  fermes  et  modérés.  On  ne  Tou- 
blierait  pas  impunément,  c'est  cette  politique  de  fermeté  et  de  mode* 
ration  qui  a  fondé  nos  institutions;  c'est  elle  seule  qui  peut  les  faire 
vivre.  Uonorcz-vous  donc  devant  le  monde  par  des  choix  sérieux,  réflé- 
chis, sensés,  dignes  d^une  nation  libre  et  de  la  cause  que  vous  enten- 
des servir.  Ce  n'est  pas  par  des  élections  d'aventure  ou  de  rancune  que 
vous  rendrez  à  Paris  le  grand  rôle  dunt  nos  malheurs  Tout  dépossédé. 
Défiez-vous  de  ces  coureurs  de  popularité  qui  vous  prodiguent  des 

(i)  Voyai  lA  Ewue  da  l*'  Janyier  1S07  et  du  l»  lévrier  1874. 


26  EETUE  DE&  DEUX  MONDES. 

promesses  qu'ils  ne  sauraient  temr  et  dds  adulations  injurieuses  par. 
leur  excès  même...  Si  vous  voulez  savoir  qui  vous  trompe,  observeza 
quiivous  flatte.  Ne.  vous  arr&tez  pas  aux  programmes»  regardez  aux 
actes«...  Ne  donnez  vos  voix  ni  à  ces  faux  amis.de  la  constitutijiii:  qui 
ne  ohercbent  dioa  le  droit  die  la  perfectionner  qjuo  le  moyen  de  la 
détruire,  ni  à  ces  agitateurs  suspects  qui  fomentent  les^  haines  sociales 
pirce  qu'ils  en  vivent,  ni.  à  cea  incorrigU^les.  sectaires  qui  n'invoquent 
la  elémence  que  pour  réhabiliter  le  crime. 

Au  moment  où  Lanfrey  recommandait  avec  tant  d'insistance  à 
ses  amii^  républicains  de  fkire  des  choix  réfléchis,  sérieux  et  dignes 
d'nne  nation  Tibre,  il  était  bien  loin  d*  espérer  que  ses  conseils 
eussent  grande  chance  d*'ètre  saiyis. 


••  • 


Les  élections  générales  m'inquiètent  beaucoup,  je  Piivoue...  Je 
souhaite  vivement  que  ces  prévisions  soient  démenties  par  l'événe- 
ment, mais  jusqu'ici  je  ne  partage  pas,  je  dos  le  dire,  rôptimismi  du 
plus  grand  nombre  de  mes  collègues  et  amis  politiques.  Dans  tous  les 
cas,  si  notre  bonne  fortune  l'emporte,  si  nous  avons  des  élections  sage- 
ment républicaines^,  si  nous  obtenons,  non  pas  une  victoire  trop  complbte , 
parce  que  notre  parti  en  perdrait  la  titer,  mais  purement  et  simplement 
une  bonne  et  saine  majorité  constitutionnelle,  ces  élections  reste  ront,  je 
le  crois,  une  date  mémorablvS  dans  Fhistoire  de  France. 

Ce  fut  précisément  cette  victoire  trop  complète  des  républicains^,  si 
appréhendée  par  Lanfrey,  et  non  pas  celle  d* une  saine  majorité 
constitutionnelle^  qu'amenèrent  les  élections  de  1876.  Dès  les  pre- 
miers jours  de  la  réunion  de  la  chambre  des  députés  et  quand  H  a  pu 
se  rendre  compte  des  tendances  de  la  nouvelle  assemblée,  la  sollici- 
tude patriotique  de  Lanfrey  est  aussitôt  éveillée  pour  ne  plus  jamais 
s'endormir.  Avec  une  sagacité  devenue  plus  clairvoyante  S  mesure 
qu'il  a  plus  avancé  dans  la  vie  dont  le  terme  pour  lui'  est  mainte- 
nant si  proche,  ce  qu'il  redoute,  ce  ne  sont  point  les  «  projets  lîber- 
ticides  »  de  la  réaction,  dénoncés  alors  chaque  matin  dans  les  jour- 
naux de  la  démagogie,  ce  sont  les  fautes,  les  violences,  et  surtout 
l'incapacité  de  ceux  qui  vont  prendre  à  leur  charge  les  destinées 
du  régime  républicain. 

Nos  dangers  proviennent  en  grande  partie  de  Ik  composition  de  la 
chambre  actuelle,  qui  est  une  sorte  d'incarnation  de  la  médiocrité,  au 
point  de  vue  intellectuel  comme  au  point  de  vue  moral.  On  peut  tout 
craindre  de  la  part  der  gens  qui  ne  savent  ni  ce*  qu'ils  veulent  ni  où  ils 


Wit>^t  qui  se  tsont  (pkcés  eoiifi  1b  directkm  da  (pire  easBt^coutia^l  7  ait 
eu  de  nos  .jours. 

Gbb  «ombres  parévi$ions  n'ont  d'ailleurs  été  dictées  4  Lanrrey 
fÊT  aacune  souffiranoe  d'iKm<>ur-prof>fe.  Peu  de  jours  auparavant, 
il  «vai^  été  nommé  sénateur  inamovible  par  rassemblée  consti- 
tuaaste  sus  avoir  «  remué  pour  oela  le  petit  bout  du  doigt,  n 
ainsi  qu'il  prend  plaisir  à  le  constater .: 

Quant  à  moi,  je  -suis  Thomme  de  f  ramce  qui  s'occupe  le  moins  de 
cette  question  (l'élection  des  s  énateurs  inamovibles).  Je  n'ai  de  ma  vie 
demsndé^iuoi  que  ce  soit  à  qui  que  ce  soit.  Si  Ton  veut  de  moi,  on 
sait  où  me  trouver.  Sinon,  je  m'en  moque.  J'ai  là-dessus  une  JEorlc 
daae  de  philosophie  et  je  ne  jn'en  suis  jamais  mal  trouvé. 

Lansfrey  ne  dit  que  la  stricte  vérité  quand  il  pmrle  de  sa  cod  étante 
répugnance  à  paraître  seulement  (rechercher  les  situations  ijui 
auraient  puôtre  l'objet  très  nalurel  de  sa  plus  légitime  ambition, 
n  Bvait  poussé  le  ;sciittpule  jusqu'à  ne  pas  se  rendre  de  sa  personne 
dans  le  département  ides  Bouches-du-Rhéne  pendant  toute  ih  dniée 
de  son  mandat  légiMatif,  de  peur  qu'on  ne  lui  attribuât  l'intention 
d'en  vouloir  solliciter  le  renouvelleônent  'OU  de  briguer  un  siège  de 
sfoaieur.  [«  Maintenant  que  je  .ne  (puis  étne  suspect  d'aller  <[uéman- 
der  un  siège  législatif  aux  radicaux  de  Marseille,  >écrit-il  à  un  ami, 
je  me  dispose  &  aller  faire  ma  première  visite  à  k  Ganebièi^e 
pour  nemercier  mes  aaciens  «élecleurs.  »  Pendant  les  quelques  jours 
qu'il  posseiau  imiUeu  d'eux,  afin  de  prendre  partiaux  élections séna- 
tsffiaies,  il  ne  montre  >«  très  heuoreuK  de  constater  que  les  hommes 
^lui  ont  fait  l'honiieur  de  patronner  itaguère  sa  candidature  sont 
taw  très  modérés  d'opinion  et  n'ont  rien  de  commun  avec  la  jradi- 
tmUe  de  cette  \À]ïe.  n  i  Chambéry,  qu'il  vivait  traversé  en  <8e  renr 
danten  Icalio,  il  avait  eu  le  plaisir  de  trouver  4out  le  monde  bien 
disposé  pour  lui.  «  J'ai  passé  loi  dix  jours  sans  impression  mau- 
vaise.'C'est  la  première  fois  que  Moela  m'arrivte  depuis  1870.  Les 
amisiqao  vous  me  osnnaissez  .Sfmft  de  dignes  fgens  dncapables  de 
changement.  Mes  anciens  ennemis  les  «radicaux  me  tirent  des  coups 
de  diapeau  jusqu'à  terre.  Vous  ne  pouvez  vous  faire  une  idée  de 
csla,  et  je  ne -saurais  diore  toutes  les  avances  qu'ils  m'ont  faites.  » 

PoadaAt  la  session  de  18764lianfFey  fréquenta  de  plus  en  pkts 
assidûmettt  M.  Thiers.  L'ancien  président  de  la  république  était  de 
ceux  ffiii  Iflû  .avaicAt  conseillé  de  garder  son  poste  d'ambassadeur  ; 
o^endant  îl  hû  avait  au  plutôt  gr-é  d'avoir  tenu  à  donner  sa  démi»- 
sitti,  liSnfi^y  fut,  à  partir  de  cette  époque,  iivité  à  venir  dans  la 


28  BETUB  DEC  DEUX  MONDES. 


plus  grande  intimité  partager  ces  dtoers  du  dimanche  qui  étaient 
réservés  pour  la  famille  et  pour  quelques  amis  politiques.  M.  Thiers 
lui  montrait  beaucoup  de  confiance  dans  ses  conversations.  Est-ce 
à  dire  que  l'on  fftt  toujours  d'accord?  Il  s'en  fallait  bien  de  quelque 
chose.  Lanfrey  avait  grand'peine  à  prendre  sur  lui  de  cacher  dans 
le  salon  de  M.  Thiers  les  jugemens  qu'il  continuait  &  porter  sur  la 
politique  de  M.  Gambetta.  Il  le  dénonçait  comme  exploitant  chez 
le  maître  de  la  maison  les  rancunes  du  vieillard,  afin  de  s'en  faire 
protéger  dans  ses  ambitions  d'avenir.  Il  s'étonnait  d'être  resté  seul 
à  dire  de  l'ancien  délégué  de  Tours  ce  qu'en  pensait  tout  récem- 
ment encore  ce  môme  monde  dont  il  était  environné.  Il  laissait 
percer  sa  surprise  de  ce  qu'à  la  place  Saint-George,  au  lieu  de  se 
maintenir  avec  s<^Ténité  dans  la  haute  situation  acquise  par  la  con- 
duite tenue  au  temps  de  la  guerre  et  par  l'habile  exercice  d'un 
pouvoir  presque  absolu,  on  ne  sût  pas  toujours  s'interdire  des 
accës  d'humeur  assez  puérils  contre  le  nouvel  hôte  de  TÉtysée  ou 
contre  ceux  qui  allaient  l'y  visiter.  Il  s'affligeait  de  voir  l'homme 
éminent  a  qui  aurait  pu  se  faire  le  conseiller  de  la  sagesse,  de  la 
prudence,  de  la  conciliation  surtout,  en  croyant  se  servir  des  radi- 
caux (qu'il  n'estimait  point  parce  qu'il  les  connaissait),  se  laisser, 
au  contraire,  mener  par  eux  et  devenir  ainsi  responsable  de  l'im- 
portance qu'ils  ne  pouvaient  manquer  d'acquérir  un  jour.  »  Par- 
fois on  se  quittait  un  peu  mécontens  l'un  de  l'autre,  et  les  petits 
froissemens  ne  faisaient  pas  défaut.  De  temps  à  autre,  M.  Thiers, 
peu  ménager  de  ses  paroles,  blessait  involontairement  son  inter- 
locuteur, toujours  plein  de  respect  et  d'admiration  pour  lui,  mais 
assez  peu  endurant  de  sa  nature  et  facilement  susceptible.  IJn  jour, 
c'était  à  propos  des  Mémoires  de  M.  Odilon  Barrot,  qui  avait  raconté, 
en  y  attachant  une  importance  exagérée,  je  ne  sais  quel  grief  qu'il 
pensait  avoir  contre  l'ancien  président  du  conseil  du  roi  Louis- 
Philippe.  M.  Thiers  avait  commencé  à  s'en  plaindre  à  Lanfrey 
dès  son  arrivée,  avec  une  irritation  extraordinaire  qui  ne  fit  que 
croître  pendant  tout  le  temps  du  dîner.  Enfin,  n'y  tenant  plus  et 
s'adressant  tout  droit  à  Lanfrey,  vers  lequel  il  s'était  penché  : 
«  C'est  un  impertinent,  votre  Odilon,  oui,  c'est  un  impertinent,., 
un  impertinent.  »  Tous  les  convives  étaient  stupéfaits.  «  J'ai 
entendu,  et  je  le  lui  dirai,  monsieur  Thiers,  »  répondit  Lanfrey. 
Une  autre  fois,  c'était  au  sujet  des  campagnes  de  l'empereur  Napo- 
léon I^  que  M.  Thiers  prenait  Lanfrey  à  partie  en  y  mettant  une 
affectation  que  celui-ci  trouvait  presque  blessante.  Après  dîner, 
nouvelle  insistance  avec  un  surcroît  d'animation  d'autant  plus  sin- 
gulière que  Lanfrey  gardait  obstinément  le  plus  parfait  silence. 
Cette  petite  scène  provenait  de  ce  que  des  indiscrets  avaient  rap- 


porté  à  Tmateur  da  Consulat  et  de  F  Empire  que  Lanfrey  avait  cru 
découvrir  je  ne  sais  quelle  erreur  de  géographie  dans  le  récit  des 
opérations  de  la  guerre  d'Bspagoe.  M.  Thiers  s'échauSaat  de  plus 
en  plu!i  et  s'adressant  toujours  directement  à  lui,  Lanfrey  finit  par 
se  lever  et,  le  saluant  profondément,  quitta  le  salon  avec  l'intention 
de  ne  plus  revenir  aux  dtners  du  dimanche.  Ceci  se  passait  six 
semaines  environ  avant  que  la  vie  de  Lanfrey  eût  été  mise  en 
danger  par  la  terrible  maladie  dont  il  avait  contracté  le  germe  au 
retour  du  second  voyage  qu'il  fit  en  Italie  pendant  l'automne  de  1876 . 
Ces  petites  brouilles  insignifiantes  n'avaient  d'aillei^rs  aucune  durée* 
C'éiait  ordinairement  le  conciliaut  M.  Roger  (du  Nord)  qui  était 
cliaigé  de  la  mission,  toujours  facile,  de  ramener  Lanfrey  chez 
M.  Thiers.  Leur  liaison  demeurait,  à  travers  ces  légers  nuages,  fon- 
cièrement cordiale,  ainsi  qu'en  témoignent  les  lignes  suivantes  : 

...  Je  viens  de  causer  avec  M.  Thiers,  il  m^a  paru  fatigué.  Il  m'a 
parlé  des  événemeus  présens  sans  aigreur,  mais  avec  un  peu  de  décou- 
ragement. Ce  qu'il  m'a  dit  m'a  montré  la  bonté  de  son  cœur.  Tai  été 
profondément  ému  en  écoutant  ce  vieillard  attrisié  par  tant  d'ingrati- 
tude. 11  s'en  est  aperçu,  car  en  me  quittant,  il  m'a  serré  fortement  la 
main  à  deux  reprises,  comme  quelqu'un  qui  vous  dit  :  a  Allons,  vous  me 
oooQprenez.  » 

Quelques  mois  plus  tard,  alors  qu'il  était  encore  plein  de  vie, 
quand  rien  ne  faisait  prévoir  qu'il  précéderait  Lanfrey  dans  la  tombe, 
H.  Thiers  allait  lui  rendre  visite  au  moment  où  les  médecins  le 
faisaient  partir  en  toute  hâte  pour  les  chaudes  régions  du  Midi, 
iu  moment  de  la  séparation,  frappé  de  la  pftieur  de  Lanfrey,  lui 
serrant  cette  fois  encore  les  mains  à  deux  reprises,  et  sans  doute 
pour  ne  pas  laisser  voir  les  appréhensions  dont  il  ne  pouvait  se 
défendre  :  a  Revenez-nous  bientôt  et  revenez-nous  guéri,  lui  dit 
11.  Thiers,  car  nous  avons  besoin  de  votre  bonne  tête.  »  N'y  a-t-il 
pas  quelque  chose  de  touchant  dans  ces  témoignages  de  sympathie 
échangés  si  peu  de  temps  avant  leur  mort  entre  deux  hommes  d'un 
caractère  si  différent,  longtemps  en  complet  désaccord,  l'un  encore 
si  jeune  d'années,  sinon  de  forces,  l'autre  penchant  vers  le  déclin 
de  sa  vie,  mais  tous  deux  fatigués  de  la  politique  et  ressentant 
presque  en  même  temps  la  première  atteinte  de  ces  tristes  décou- 
ragemens  qui,  pour  les  hommes  publics,  sont  bien  souvent  les 
funestes  avant-coureurs  d'une  fin  prochaine  ? 

La  première  pensée  de  Lanfrey,  car  dès  le  début  il  ne  se  fit 
aucune  illusion  sur  son  mal,  avait  été  d'aller  mourir  à  l'écart  et 
isolé,  comme  il  avait  vécu.  Mais  des  amis  veillaient  sur  lui.  De 


tO  RETUE  DES  HBUI .  V0NDE8. 

mèrm^fie  M.  Ampère,  mort  aussi  près  de  Pau  en  l(86ji,  awlt  ArouiFé 
b  plus  affectueuse  .hûepitaHté  chez  «ne  heiuwable  famiUe  aven 
laquelle  il  >était  Mé  .d(^uis  nombre  d'aunées,  ainsi  Lamfrey  fut,  à 
son  arrivée  dans  Je  lÛidi,  accueilli  avec  empressemânt  au  sein  d'un 
intérieur  qui  /u'éliaii  point  .nouv€au  pour  .lui.  Il  retrouvait  en  effet 
an  chitaau  de  MaAtTidii,  paras  de  BiUière,  la  mère  et  les  sœurs 
d'un  .ancien  camarade  Jont  jadis,  à  Turin,  J'amitié  enthougîiwite 
avnit  lété  jusqu'à  vouloir  Tohliger  h  .user  ide  sa  fortune,  qui  ^tait 
cansidésablâ,  oonme  ^^i  eUe  leur  élait  aonumme  à  tous  deux.  lia 
douleur  ressentie  à  la  mort  pr.(5maturée  de  ce  généneux  ami  avait 
éâé  Ja  ipremiàne  cause  de  la  liaison  ide  Xanfrey  Atvec  les  hôtes  de 
Mont- Joli,  ill  Avnikt  neportâ  sur  eux  le  reconna^'ssant  isouvenir  des 
offres  de  servioes  :aul;rfir0is  nefuséea,  alons  qu'il  -avait  trop  de  raisons 
de  croire  qu'ilne  serait  jamais  en  état  de  les  Acquitter.  Ce  fut  dans 
ce  milieu  sympathique,  en  face  du  splendide  panorama  des  Pyré- 
nées <doi¥t  ^les  sommets  neigeux,  las  pentes  abruptes  et  boisées 
charmaient  SCS  rr^afpds  en  lui  rappelant  d'autres  monlagaes  ch'^res 
à  son  enfsfRce,  que  Laivirey  yit  la  mort  s'approcher,  lente,  dou- 
loureuse, implacable,  adoucie  cependant  par  les  soins  que  lui 
prodiguaient'les  membres  d'une  noblefamille  qui,. après  avoir  autre* 
fois  ohercbé  à  kii  aplanir  Les  dif&cultés  de  ses  premiers  débuts, 
s'appliquait  maintenant  avec  toutes  les  recherches  de  la  plus  exquise 
bonne  grâce  à  lui  faire  connaître  les  jouissances  jusqu'alors  ignorées 
de  Ja  ine  d'intérieur*  dette  ivie  dont  assurément  ilét^tdigae^.sou 
maUieur  vouiiu^qu'il  ne  lui  fCtt  donné  d'en  comprendre  tout  le 
charme  iqu' au  moment  où  ses  forces  expirantes  lui  fsisaîeot  trop 
sentir  qu'il  aie  pouvait  que  l'^entrevoir.  C'est  alors  qu'il  aurait  désiré 
invre,  fit  cependant  jamais  on  n'entendit  uno^urmure  tomber  de  ses 
lèvres.  Àn-dire  de  l!amie  iqui  veilla  la  dernière  &  son  cbeveit  et  dent 
Kaffeclion  l'isurait  arrachée  la  moort  si  le  imal  n'^LVut^as  étérsans 
remède,  «  ceux  .qui  l'ont  vu  à  ses  derniers  <momens  éprouvaient 
un  sentiment  de  respect  et  d'admiration  à  la  {>laGe  de  la  ipitié 
qu'on  éprouve  ordinairement  devant  la  soaSruice  physique.  Jamais 
un  signe  de  ifaiblesse  ou  de  découragement.  Un  mot  tendre  et  Affec- 
tueux lui  faisait  venir  les  larmes  aux  yeux.  »  Estnil  .besoin  d'uyouter 
que  les  «lettres  attristées  -des  amis  absens  ne  cessèrent  jamais  d' ar- 
river en  abondance  :au  pauvre -malade,  accueillies  par  lui'comme 
la  iplus  précieuse  distraction  à  des  douleurs  devenues  chaque  jeor 
moins  supportables  7  Auprès  de  son  fiauieuil,  quand  il  se  faisait 
transporter  dehors,  autour  de  son  lit,  quand  il  lui  fallait  garder  la 
chambre,  il  prceonit  plaisir  à  placer  tous  les  jcnenus  sAuvenirs,  les 
fleurs  surtout,  que  lui  lenvoyaieat  de  fiaris  les  fkièles  icorrespon- 
diantes  auxquelles  étaient  aditessées  les  lettres  ique  nous  ai70BS 


p.   UtRFftBT.  M 

dtées.  Demeuré  jusqu'alors  assez  froid  et  ]platôt  récalcitrant  à  Fer- 
pansîon  des  sentimens  trop  intimes,  il  ne  les  redoutait  plus  autaM. 
11  se  montra  particulièrement  sensible  au  témoignage  d'affection 
toute  virile  reçu  p&i  de  mois  avant  sa  mort  de  i'ua  de  ses  anciens 
coliques  àt  l'assemblée  nationale. 

H.  le  madTfttifi  Gosfta  de  Beauregard,  député  de  la  Savoie,  l'ai- 
xaable  auteur  d  m/i  ti$mmû  étauirefoù^.  quoique  placé  aux  anli- 
pocle8<de3  opinions*  professées  par  Lanfrey,  s'était  pris  pour  lui  de 
la  plus  vive  amitié.  De  politique  il  n'en  était  guère  quesIÂM 
%XL\Mt  eux..  Le  royaliste  avéré  ne  s'était  jamais  flatté  d'amener  son 
ami  à  partager  ses  eonvictioas  monarcbiques  ;  mais  jamais  le 
chrétien  convaincu  n'avait  entièrement  renoncé  à  tâcher  de  l'attirer 
vers  les  croyances  reUgieuseaqui  faisaient  le  fond  habituel  de.  leurs 
conv^rsationai  famUières.  Au  moment  où  Laaifrej  quittait  Paiis^.déjà 
condamné  par  les  médedas,  IL  Costa  de  Beauregard^  en  l«i  appon* 
tant  une  mtédaille  de  la  Yieirge  béoîe  à  soQ' intention,  lui  avait  fait 
promettre  qu'il  la  porterait  sur  lui.  Il  lui  avait  aussi  demandé  de 
s'engager,  s'ib  ne  devaient  plus  se  revoir^  à  songer  sérieusemendii, 
cwDt  de  quitter  ce  nuonde^  sai  secours  que  la.  reHgiofi  catholique 
api^octe  à  cem  qiri  sont  à  la  veille  de  franchir  le  redoutable  pas<- 
9^e.  Quand- 1«8=  notivelles  de  Pau  devinrent  tout  à  fait  alarmantes^ 
il  prit  tout  navturrilement  prétexte  de  l'envoi  de  son  livre<  pour 
iTinfonner  si  son*  «ai  lui  avait  ten»  parole.  ¥oioi  h,  réponseï  de 
Lanfrey  : 

Cher  aon,  j'aii  reQ»  votre  Mllet  a^vee?  votre  vslume  qui  ediale  un  sii 
bMparfcm  dftchevalerie;  Je  tiens  à  vous  direde  suite  combien  je  vous 
ramarde,  et  suis  ht^ufeus;  ote  ce  que  vous  me  dites  d^bSéctaei»^ 

Cast  moi,.  Aer  ami,  qm  avais  miite*  pardons^ à  vaus  decnaRMkerpoiff 
vous  avoir  manqué  de»  parolei  Je  pourrais  vous  donner  beawoap  de 
petites  raisons  qui  ne  vous  paraîtraient  peut-être  pas  sans  force.  Mais, 
cher  ami,  chacun  doit  mourir  dans  sa  croyance,  comme  on  s'enveloppait 
autrefois  de  toutes  ses  armes  dans  son  tombeau.  C'est  le  dernier  témoi- 
gnage à  rendre'  au  Dieu  qu'on  a  servi.  Le  mien  n'est  pas  l'ennemi  du 
vôire.  J'adore  la  morale  chrétienne  d'un  amour  tout  filial.  Mais  en  tout 
ce  qui  est  dogme,  ma  raison  est  inflexible.  Elle  ne  pliera  jamais,  et  cela 
ne  d^nd  pas  d'elle. 

C'est  d'une  main  défaillante  que  je  vous  écris  ces  lignes.  Je  suis  dans 
un  état  de  faiblesse  extrême  et  je  ne  crois  plus  guère  à  mon  rétablisse- 
ment. Il  ne  m'en  tarde  que  davantage  de  vous  écrire,  très  cher  Beau- 
regard,  que  je  vous  suis  reconnaissant  du  fond  de  l'àmedu  mouvement 
si  fraternel  que  vous  avez  eu  à  mon  égard  dans  la  touchante  tentative 
que  vous  avez  faite  auprès  de  moi,  et  que  je  vous  aime  parce  que  vous 


82  BSTCE  DES  DEUX  MONDES. 

avez  le  cœur  grand.  Quel  dommage  que  nous  soyons  nés  à  quatre 
cents  ans  de  distance  l'un  de  l'autre  I  Adieu,  bien  cher  ami. 

«  •••  Vous  avez  raison  de  croire,  madame,  écrivait  après  la 
catastrophe  H.  Costa  de  Beauregard  à  la  personne  qui  avait  fermé 
les  yeux  à  son  ami  mourant,  oui,  vous  avez  bien  raison  de  croire 
que  j'ai  beaucoup  aimé  M.  Lanfrey.  Notre  amitié  avait  cela  de  par- 
ticulier qu'elle  était  à  l'abri  de  toutes  les  vicissitudes,  car  nous  ne 
nous  entendions  presque  sur  rien,  et  depuis  que  j'ai  eu  le  chagrin 
de  le  perdre,  je  me  demande  souvent,  quoique  cela  semble  étrange, 
si  par  hasard  il  n'y  aurait  d'amitiés  véritablement  sincères  qu'entre 
des  adversaires  politiques.  » 

Amis  et  adversaires  politiques  accoururent  en  foule  de  tous  les 
environs  aux  funérailles  de  Lanfrey.  Son  corps  fut  provisoirement 
déposé  dans  la  crypte  de  l'église  Saint-Jacques,  à  Pau.  Quelque 
temps  après,  il  était  transporté,  suivi  d'un  cortège  d'amis  plus 
intimes,  jusqu'au  petit  cimetière  de  Billière,  où,  par  respect  pour 
la  volonté  du  mourant,  aucun  discours  ne  fut  prononcé.  Cn  modeste 
monument  a  été  élevé  sur  l'emplacement  désigné  par  lui-même, 
lorsqu'un  jour  il  avait  dit  en  souriant  aux  personnes  qui  l'accom- 
pagnaient dans  une  de  ses  promenades  :  «  Si  je  meurs,  voici  où  je 
veux  être  enterré.  »  Placé  sur  un  joli  mamelon  en  face  d'un  magni- 
fique rideau  de  hautes  montagnes,  l'endroit  lui  avait  rappelé  sans 
doute  les  sites  aimés  de  sa  jeunesse. 

C'est  au  sein  de  cette  paisible  nature  et  loin  de  son  pays  natal 
que  repose  l'homme  un  peu  trop  oublié  aujourd'hui  dont  le  duc 
d'Audifiret-Pasquier,  parlant  au  nom  du  Sénat,  a  pu  dire  a  que 
tous  les  partis  l'avaient  respecté  et  que  tous  ses  collègues  l'avaient 
aimé,  parce  qu'un  même  sentiment  avait  dicté  ses  écrits  et  dominé 
sa  carrière  politique  :  l'amour  du  pays  et  de  ses  libertés.  » 


C'^  d'Hacssonville. 


I^BBBI 


LES 


VIEUX    DE    LA    VIEILLE 


DBRNlâBB    PA&TIB  (1). 


XIII. 

Il  eiistait  encore,  en  1830,  une  foule  de  vieux  soldats  ayant 
servi  sons  la  république  et  Tempire,  et  même  depuis  la  restaura* 
tien,  en  Espagne  et  en  Grèce;  des  gens  sachant  manier  le  fusil, 
battre  du  tambour,  manœuvrer  une  pièce  de  canon,  marcher  par 
sections,  en  ordre  de  bataille,  en  colonne  d'attaque,  etc.  ;  aussi  vous 
pensez  bien  que  notre  garde  nationale  de  Phalsbourg,  sauf  quel- 
ques vieux  bourgeois  encroûtés  dans  leur  maison,  ne  fut  pas  diffi- 
dle  k  former. 

Aussitôt  le  recensement  des  citoyens  capables  de  porter  les 
armes  fait  à  la  mairie,  on  se  réunit  un  dimanche  malin  sur  la  place 
d'armes,  pour  procéder  à  la  nomination  des  officiers,  sous-officiers 
et  tambours. 

Je  m'y  trouvais  naturellement,  car  aucun  spectacle  militaire  n'é- 
di^>pait  à  mon  attention;  je  courais  à  tous  les  rassemblemens 
avec  les  camarades. 

Ce  jour-là,  mon  ami  Sébastien  gardait  la  maison.  Un  grand 
n(XDbre  des  officiers  de  l'empire  avaient  été  replacés  dans  leur  régi* 

(1)  Voyei  la  Rwuê  da  i*'  et  da  15  octobre. 
wta  Tuu  —  ISSOt  3 


M  KETUE  DE9  DEOX  KORDES» 

ment  et  s'étaient  bâtés  de  rejoindre  ;  mon  ami  étant  hors  d'âge  ne 
pouvait  rentrer  dans  l'armée  active,  il  espérait  être  nommé  capi- 
taine dans  la  garde  nationale  ;  les  colonels  Thomas  et  Metzinger,  le 
baron  Boyer  et  le  commandant  de  la  vieille  garde  Michelair  ne  se 
trouvant  pas  sur  les  rangs,  son  espoir  était  légitime. 

Mais  la  question  était  de  savoir  quel  serait  le  commandant. 

Je  vois  encore  l'agitation  de  tout  ce  monde  sur  la  place,  pay- 
sans, citadins,  en  blouse,  en  redingote,  en  chapeau  de  paille»  en 
bonnet,  en  casquette,  allant,  venant,  se  consultant.  Tous  sentaient 
bien  que  les  vieux  de  la  vieille  seuls  avaient  droit  aux  grades. 

On  commença  par  les  grades  inférieurs,  caporaux,  fourriers,  ser- 
gens,  sergens-majors;  puis  l'adjudant,  lessous-lieutenans,  les  lieu- 
tenans,  ainsi  de  suite;  cela  ne  finissait  plus. 

La  chaleur  sur  la  grande  place  était  accablante  ;  et  comme  midi 
sonnait  à  Thôtel  de  ville,  me  rappelant  que  c'était  l'heure  de  dîner, 
je  courus  chez  mon  ami  Florentin. 

Frentzel  mettait  la  table. 

—  Que  tu  as  chaud!  me  dit-elle  en  m'essuyant  le  front.  D'où 
viens- tu  7 

—  De  la  place  d'armes.  On  nomme  maintenant  les  lieutenans  ; 
après,  ce  sera  les  capitaines. 

Je  remarquai  que  Florentin  était  tout  pâlej  trop  fier  pour  intri- 
guer, il  tenait  beaucoup  à*  son  ancien  grade  et  n'en  aurait  pas 
accepté  un  inférieur. 

-^  C'est  bon,  fit-il  en  toussant  tout  bas  ;  asseyon&-nous* 

Le  dîner  fut  silencieux;  mon  ami  prêtait  l'oreille  au  moindre 
bruit  du  dehors  ;  les  petites  fenêtres  ouvertes  et  rem^klies  du  feuil- 
lage des  pots  de  fleurs  laissaient  arriver  de  Icmu  quelques  mur- 
mures :  un  roulement  sur  la  place  d'armes,  après  la  nomination  de 
chaque  of&cier;  et  ce  vieux  brave,  qjui  n'aurait  pas  tremblé  sous  le 
feu  d'une  batterie  de  vingt-quatre,  ne  pouvait  s'empêcher  de  tresr 
saillir. 

Enfin,  tout  bruit  lointain  cessa,  les  nomiaatioas  étaient  termi- 
nées, et  personne  n'élait  venu  dire  q[ue  Florentin  avait  été  nommé 
quelque  chose. 

Après  le  dîner,  Frentzel,  comme  d'habitude,  apporta  le  café  pour 
mon  ami  et  le  petit  cajrafon  d'eau-de-vie« 

Il  serrait  les  lèvres,  tout  di&trait,  et  moi  je  le  regardais  eu  me 
disant  :  —  U  oublie  de  me  tremper  mon  petit  morceau  desuerel 

Quand  tout  à  coup  un  grand  roulement  comment  soos  nos  fenê- 
tres, un  roulement  de  tous  les  tambours  réunis,,  l'aaeien  tembour- 
maltre  Padoue,  le  dentiste,  en  tète,  comme  au  grand  jour  du  nouvel 
an,  quand  on  va  souhaiter  la  bonne  année  aux  «heis» 

Toute  la  rue  en  frissonnait* 


LES  mmx  as  Là  vieuxe*  S5 

Je  oonnis  à  b  feaêtM,  et,  regardant  idehors»  mire  les  giroflées 
et  les  resiera,  je  criaa  : 

—  MoQ  zmif  teus  les  oflSdiecs,  Kms  les  sous-officiers  et  tous  les 
Un^wurs  de  b  garde  nationaie  sont  là. 

En  me  retournant,  je  vis  mon  ami  Florentin  tout  droit,  blanc 
comme  un  linge,  mais  ferme* 

fil  mâme  tenqn,  la  porte  s'ouvrait,  <et  les  deux  capitaines  nom- 
més, Ader  et  Roudolphe,  parurent  suivis  de  lout  rélat-major. 

ider,  prenant  la  parole,  dit  : 

—  An  nom  de  ¥0S  concitoyens  de  Phalsbourg,  capitaine  Floren- 
tin, î'ai  riionnem:  et  Je  plaisir  de  vous  annoncer  que  vous  êtes 
nommé  commandant  de  ia  garde  nationale,  à  Twmnimiti^  sauf 
use  TOix,  la  vôtre,  mon  commandant. 

Alors  Florentin  se  redressa;  il  respira  lentement,  comme  si  son 
cœur  eût  été  soulagé  d'un  poids  énorme,  puis  il  répondit  simple- 


—  C'est  bien ,  capitaiee  Ader^  j'accepêe  I  Et  nous  n'allons  pas 
perdre  de  temps  pour  l'instructioD  du  soldat;  nous  la  commence- 
lOBs  demain.  Je  vais  voir  ioiat  de  suite  le  commandant  de  plaoe  et 
iûre  déUvrer  i  nos  hommes  les  armes  et  les  foumimens  en  bon 
état;  cbaqne  iiomme  en  sera  responsable.  Il  y  aura  deux  heures 
d'exerdce  fe  matin,  de  sept  à  neuf  heures,  et  deux  le  soir,  de  cinq 
isept  beures,  soit  sur  la  plaoe  d'armes,  soit  au  cbsonp  de  Mar&.  Je 
m'entendrai  pour  cela  avec  le  colonel  du  dix-huitième,  —  Les  fiei> 
gens  et  les  caporaux  assisteront  à  tous  les  exercices  et  veilleront  à 
l'exécution  des  mouvemens.  Ils  apprendront  à  commander;  je  serai 
là.  —  Les  officiers  de  service  me  feronit  leur  rapport  tous  les  jours, 
un  rapport  détaillé.  —  Tout  se  passera  militairement.  Je  veux  que 
mes  hommes  connaissent  tons  leur  école  de  peloton  1  fond,  dans 
six  semaines  ;  c'est  le  temps  qu'il  faut  quand  on  y  met  de  la  bonne 
volonté. 

Tous  les  autres,  qui  s'étaient  attendus  à  des  remerdmens  et 
peut-être  même  à  l'attoadrissement  de  Florentin,  en  apprenant 
qu'il  était  nommé  commandant,  restèrent  stupéfaits  ;  et  lui-même, 
doiftie  Vapepcevant  de  teur  surprise  et  changeant  alors  de  4on, 
tout  joyeux  : 

~  Ofiders  et  sons-officiers  de  la  garde  naiioiiale  de  iPfaalsbourg, 
votre  commandant  Sébastien  Fiorentin  vous  invite  tous  &  un  punch 
au  rhum  en  l'honneur  de  sa  nomination. 
Et  se  tournant  vers  Françoise  : 

—  Frentzel,  s'écria-t-il  d'un  ton  bref,  tu  m'as  entendu  ;  qu'on  se 
dépêche  I  —  Messîevra,  donnez-vous  fat  peine  de  vous  asseoir. 

Sa  voix  était  toute  cbangée ,  il  était  reveufl  «u  itençs  de  Valla- 
doKd. 


s  6  BBYUE  DES  DEUX  MONDES. 

Alors  les  fronts  se  déridèrent,  et  tous  les  anciens  qui  se  trou- 
vaient là  pensaient  que  le  commandant  avait  bien  parlé,  qu'il  avait 
dit  ce  qu'il  fallait  dire,  et  que,  dans  deux  mois  au  plus  tard,  on  aurait 
un  bataillon  ferré  sur  les  mouvemens  de  marche  et  la  charge  en 
douze  temps. 

Frentzel  comprit  très  bien  que  ce  n'était  pas  le  moment  de  faire 
des  réflexions  ;  elle  sortit  avec  son  grand  cabas  chercher  huit  bou- 
teilles de  rhum  avec  du  sucre  et  des  citrons  chez  mon  père,  et  en 
attendant  son  retour,  Florentin  fit  entrer  les  tambours;  il  ouvrit  le 
secrétaire  et  leur  distribua  sans  façon  tout  le  fond  de  la  corbeille 
de  Frentzel,  une  vingtaine  de  francs  en  gros  sous  et  en  petites 
pièces,  pour  aller  boire  un  coup  à  sa  santé. 

Il  fit  à  Padoue  l'honneur  de  lui  dire  qu'il  ne  s'était  pas  rouillé 
depuis  1815,  et  qu'il  avait  reconnu  tout  de  suite  son  coup  de 
baguette  au  roulement. 

Padoue  en  eut  les  larmes  aux  yeux  et  répondit  au  commandant 
que  le  plus  grand  bonheur  de  sa  vie  serait  de  battre  la  charge 
devant  le  bataillon  des  Phalsbourgeois ,  comme  à  l'assaut  de  Sa- 
ragosse  et  à  l'affaire  de  Bautzen,  où  un  coup  de  mitraille  avait 
éventré  son  tambour.  —  Il  s'écria  que  tous  ses  hommes  en  feraient 
autant,  qu'il  répondait  d'eux,  et  finalement  ils  partirent  tous  en 
criant  : 

—  Vive  le  commandant  Florentin  !••  Vive  la  garde  nationale  de 
Phaisbourg  t 

Florentin  rayonnait. 

Et  là-dessus,  Frentzel,  qui  s'était  dépêchée,  entra  avec  un  punch 
magnifique  auquel  mon  ami  Florentin  mit  le  leu  lui  -  môme ,  et 
comme  le  vieux  rhum  s'enflammait  d'un  coup,  il  dit  en  souriant  : 

—  Ça  brille  comme  l'éclair  du  canon  ;  bon  signe,  camarades,  bon 
signe.  Que  chacun  remplisse  son  verre.  Frentzel,  tu  peux  aller  à 
tes  affaires.  Roudolpbe,  je  vous  charge  de  servhr  là-bas. 

—  C'est  bon,  commandant. 

Et  les  verres  étant  remplis,  Florentin  se  levant  s'écria  : 

—  Je  bois  à  la  prochaine  campagne;  ça  ne  peut  pas  tarder. •• 
Nous  avons  là-bas  Sarrelouis  et  Landau  qui  nous  attendent;  c'est 
là,  camarades,  que  nous  boirons  notre  deuxième  et  notre  troisième 
punch.  Et  vous  comprenez  bien  que  nous  serons  à  l' avant-garde; 
tous  ceux  de  la  frontière  auront  le  pas  sur  les  autres,  comme  en  92. 
—  A  la  santé  des  braves  I 

Tous  répétèrent  : 

—  A  la  santé  des  braves  ! 

Les  verres  s'entre-choquèrent,  et  Florentin,  me  voyant  là,  me  ten- 
dit son  verre,  après  avoir  bu,  en  me  disant  : 

—  Bois  aussi,  mon  ami,  bois  1  Quel  malheur  que  tu  n'aies  pas 


LES  TIBUX  DE  LA  TIEILLE.  37 

cinq  ou  six  ans  de  plus,  je  t'aurais  engagé  comme  tambour.  EnGn, 
on  ne  peut  pas  avoir  tous  les  plaisirs  ensemble.  Tu  entendras  la 
grande  musique  plus  tard  ;  il  ne  faut  pas  perdre  patience,  à  chacun 
son  tour. 

Que  TOUS  dirai-je  encore?  Jamais  Florentin  n'avait  été  si  heu- 
reux; mais  cela  ne  lui  fit  pas  oublier  ses  devoirs ,  et  vers  deux 
heures,  le  bol  de  punch  étant  vide,  il  se  leva  gravement  et  dit  : 

—  Messieurs,  il  est  temps  de  songer  à  la  distribution  des  armes, 
et  je  vais  de  ce  pas  trouver  le  commandant  de  place,  pour  que  la 
chose  se  fasse  sans  retard.  —  A  demain  le  premier  appel ,  mes- 
sieurs, à  sept  heures,  sur  la  place  d'armes;  vous  m'avez  entendu? 

—  Oui,  commandant. 
On  se  sépara. 

Florentin  mit  sa  grande  capote  boutonnée  jusqu'au  menton  ;  il  se 
coiffa  de  son  chapeau  et  sortit,  sa  canne  sous  le  bras. 

Frentzel  et  moi,  nous  restâmes  seuls.  Elle  ne  se  doutait  pas  encore 
que  sa  corbeille  était  vide;  quand  elle  s'en  aperçut,  je  me  doute  de 
la  mine  qu'elle  dut  faire. 

En  attendant,  elle  emporta  le  bol  vide  et  les  verres  dans  sa  cui- 
sine pour  les  laver.  Elle  était  toute  pensive  et  ne  disait  rien.  — 
Coco,  effarouché  par  tous  ces  mouvemens,  s'était  mis  à  jaser;  Azor 
trottait  sur  les  talons  de  son  maître. 

Je  courus  à  mon  tour  raconter  ces  choses  extraordinaires  à  la 
maison. 


XIV. 


Le  lendemain,  aussitôt  après  déjeuner,  mon  ami  Florentin  et 
moi,  nous  partîmes  pour  le  champ  de  Mars,  hors  de  la  ville. 

La  distrÛ)ution  des  armes  avait  eu  lieu  la  veille  au  soir  à  l'arse- 
nal, ainsi  que  celle  des  sacs,  des  gibernes  et  des  sabres-briquets*; 
l'armement  était  donc  complet.  Seulement,  comme  une  foule  de 
paysans  et  d'ouvriers  ne  pouvaient  s'acheter  un  uniforme,  il  avait 
été  décidé  que  la  caisse  de  la  garde  nationale  s'en  chargerait,  que 
chaque  soldat  serait  en  blouse  bleue,  avec  ceinture  de  cuir  et  petite 
casquette  à  bordure  rouge,  et  qu'en  outre  il  recevrait  une  paire 
de  souliers  d'ordonnance  solidement  établis. 

Ces  distributions  devaient  se  faire  dans  le  plus  bref  délai  pos- 
àb\e  ;  tous  les  tailleurs  et  les  cordonniers  de  Phalsbourg  y  travail- 
laient. 

En  attendant  la  livraison,  l'exercice  avait  commencé. 

Mon  ami  et  moi,  nous  passâmes  sur  les  glacis,  auprès  de  son 
jardin  ;  nous  étions  aux  plus  beaux  jours  du  mois  d'août  ;  les  arbres 


SS  aSTCB  DES  DEUX  MÛIIBES. 

pliaient  souâ  les  pommes,  les  poires,  les  prunes;  la  grande  haie 
viFe  resplendissait  de  verdure;  Florentin  n'y  fit  pas  même  atteo* 
tion,  sa  pensée  était  uUeurs» 

Nous  entendions  de  loin  les  commandemens  répétés  par  les 
échos  de  la  demi-lune  et  des  bastions  : 

—  DDeL.deussel..  unei.t  deussel*« 

—  Halte  I 

—  Front  I 

—  En  place.  ••  repos  I 
Et  ailleurs  : 

—  Portez  armes 

—  Arme  bras  ! 

—  Croisez...  ettesl.. 
£t  c^era,.»  et  cœtera» 

C'était  un  bourdonnement  de  voix,  un  tumulte  qui  grandissait  à 
chaque  pas;  le  front  de  Sébastien  florentin  se  déridait. 

En  arrivant  sur  Tesplanade  des  glacis,  il  fit  halte  un  instant 
pour  contempler  ce  spectacle.  Le  champ  de  Mars,  encadré  de  ver- 
gers, était  tout  couvert  d'hommes  en  habits  bourgeois,  les  bau- 
driers en  croix,  la  giberne  au  dos,  le  sabre  sur  la  hanche,  allant, 
venant,  par  petits  pelotons  de  trois,  de  quatre,  les  sergens  devant, 
marchant  en  arrière,  le  fusil  horizontal  pour  maintenir  l'aligne- 
neent  et  criant  à  tue-tête  :  —  UneL.  deussel  —  Plus  loia,  contre 
la  haie  du  cimetière,  la  compagnie  des  anciens,  toute  formée,  ma- 
nœuvrait sous  le  commandement  du  lieutenant  Benott.  —  Quel  mou- 
vement!., quelle  animation  !..  et  tout  cela  sous  un  soleil  splendide, 
les  montagnes  bleu  d'émeraude  et  les  crêtes  des  Vosges  à  l'horizon. 

Ce  qui  me  réjouissait  le  plus,  c'était  la  mère  Balais,  nommée 
cantinière  de  la  garde  nationale,  assise  à  côté  de  sa  petite  table  en 
plein  soleil,  sous  un  immense  parapluie  tricolore,  avec  ses  Udons, 
ses  cruches,  ses  petits  pains  et  son  panier  de  pommes,  droite,  raide, 
la  lèvre  ombrée  de  moustaches  grises,  les  cheveux  tortillés  en 
queue  de  cheval  sur  la  nuque:  elle  me  produisait  l'effet  d'être  la 
reine  de  la  fête. 

Enfin,  ayant  jeté  son  coup  d'œil,  Florentin  repartit  du  pied 
gauche;  je  courais  sur  ses  talons;  il  ne  pensait  plus  à  moi,  l'ardeur 
de  son  vieux  métier  le  possédait;  on  aurait  dit  le  vieux  faucon 
auquel  on  vient  d'enlever  son  capuchon  et  dont  les  ailes  frémissent. 

En  passant  à  côté  des  petits  pelotons,  il  s'arrêtait  une  seconde, 
fronçant  le  sourcil;  et  s'adressant  au  sous-ofiider  : 

—  Sergent,  criait-il,  un  peu  plus  de  vigueur  dans  le  comman- 
dement :  — ^[Dne!..  deussel..  Une!.,  deussel*. —  Et  sa  voixclttre 
et  nette,  comme  un  cri  de  guerre,  vibrait. 

C'est  ainsi  qu'il  arriva  devant  la  compi^gnie  des  andens,  alors 


LB9  vaux  DE  LA  TIBLU,  3d 

Vanne  au  pied,  au  repos.  Il  échangea  deax  mots  arec  le  lieutenant 
Benoit;  puis,  prenant  le  commandement  de  la  compagnie  lui-môme  : 

—  attention  au  commandement  I  ditp-iU  Portez  armes! 

Le  mouvement  fut  exécuté  comme  s'il  l'eût  été  par  un  seul  homnoe. 

—  Arme  bras! 
Même  précision . 
Florentin  souriait. 

—  C'est  bien,  disait-il.  Croisez...  ettesl  Très  bien...  nous  n'avons 
pas  oublié  la  manœuvre.  Hél  là-bas,  le  troisième  homme  du  second 
rang,  le  coude  au  corps,  les  épaules  effacées...  Chargez!.. 

l'avais  vu  bien  des  exercices  depuis  mes  premiers  jours  sur  le 
bras  de  ma  nourrice  et  de  tous  les  régimens  en  garnison  chez 
nous,  mais  aucun  ne  s'était  exécuté  avec  la  vigueur  et  l'ensemble 
de  ces  anciens. 

Aussi  le  commandant  Florentin  n'eut  plus  que  des  éloges  à  leur 
faire  et  dit  au  lieutenant  Benoit  de  continuer,  pour  aller  inspecter 
de  nouveau  les  recrues. 

En  passant  près  de  la  mère  Balais,  comme  il  faisait  très  chaud  : 

—  Assieds-toi  là,  sous  le  parapluie,  me  dit-il.  Madame  Balais^ 
donnez  un  petit  gâteau  à  cet  enfant  et  des  pommes. 

—  Oui,  mon  commandant. 

11  partit,  et  je  restai  là,  assis  sur  un  escabeau,  près  de  la  mère 
Balais,  qui  croyait  renaître  en  se  trouvant  au  champ  de  Mars,  au 
milieu  des  bruits  d'armes,  comme  vingt  ans  avant. 

Pendant  les  momens  de  halte,  les  fusils  étant  en  faisceaux,  tout 
le  monde  accourait  prendre  un  petit  verre  sur  le  pouce,  casser  un 
petit  pain. 

Enfin,  c'étaient  les  premiers  préparatifs  de  la  guerre,  ^et  Ton 
pensait  que  tout  cela  ne  serait  pas  une  plaisanterie  ;  chacun  ae 
dépéchait  de  s'instruire,  pour  être  prêt  au  grand  moment  de  l'en- 
trée en  campagne. 

A  neuf  heures,  cette  première  leçon  étant  terminée  et  les  troupes 
du  18*  allant  venir,  musique  en  tête,  prendre  possession  du  champ 
de  manœuvres,  on  se  mit  en  rangs  pour  regagner  la  ville.  La  mère 
Balais  replia  bagage,  et  l'on  partit  au  bruit  du  tambour. 

Florentîn  et  moi,  nous  restâmes  les  derniers  à  l'angle  du  bastion 
de  la  poudrière,  regardant  notre  bataillon  défiler  sur  la  grande 
roale  blanche  jusque  dans  l'avancée. 

Alors  mon  ami  s'écria  : 

—  Ça  va  bien  !..  Qu'est-ce  que  tu  penses  de  ça,  mon  ami? 

—  Ça  va  bien  I 

—  Ouil..  dans  un  mois,  tu  verras,  reprit-il,  tu  verras  cooime  il& 
embcflteront  tom  le  pasr..  Unel..  deusse!..  unel.»  deussel.. 


AO  BSTUB  DES  DEUX  KOIIDBS. 

Il  riait.  Puis  redevenu  plus  grave,  il  me  prit  par  la  main  et  dit  : 

—  Rentrons  I.»  il  faut  que  je  parle  à  ton  père. 

Mon  père  avait  été  nommé  sergent,  mais  il  se  trouvait  retenu 
par  le  capitaine  .Roudolphe  pour  l'organisation  de  la  comptabilité 
du  bataillon.  Il  paraît  que  tout  était  déjà  terminé,  car  en  arrivant 
sur  la  place  des  Halles,  nous  l'aperçûmes  de  loin  sur  notre  porte. 
Il  descendit  les  trois  marches  de  la  boutique  pour  saluer  M.  Flo- 
rentin. 

—  Vous  devez  être  content,  commandant,  lui  dit-ih 

—  Très  content,  monsieur  Péleiin,  très  content.  Mais  nous  avons 
à  causer  d'autres  choses,.,  d'affaires  particulières, 

—  Ah!  fort  bien.  Alors^donnez-vous  la  peine  d'entrer  au  bureau. 
Nous  entrâmes  dans  l' arrière-boutique,  et  mon  ami,  plus  embar- 
rassé que  sur  le  champ  de^manœuvre,  se  prit  à  dire  : 

—  Il  faut  que  vous  m'achetiez  mon  jardin,  monsieur  Pèlerin. 

—  Votre  jardin  7  dit  mon  père  étonné,  et  pourquoi  cela,  monsieur 
Florentin?  C'est  votre  ^distraction,  votre  amusement.  Il  est  très 
beau,  votre  petit  jardin,  plein  d'arbres  fruitiers  que  vous  avez 
plantés^vous-mème,  tous  excellens,  tous  en  plein  rapport.  Et  votre 
petite  baraque,  si  jolie,  entourée  de  vignes  et  tapissée  à  l'intérieur 
de  [vos  anciennes  batailles...  Et  cet  enfant  que  vous  avez  élevé 
là  dedans,.,  et  tout  je  reste  I 

—  Oui,*^dit  Florentin,  je  vous  le  vends  huit  cents  francs.  Un 
commandant,  vous  comprenez  bien,  ne  peut  pas  être  en  bourgeois; 
il  lui  faut  l'uniforme,!  les  épaulettes,  l'épée  d'ordonnance;  il  lui 
faut  la"  grande  et  la  petite  tenue,.,  c'est  de  rigueur.  Avec  huit 
centsTrancs,  c'est  tout  au  plus  si  j'aurai  tout  cela. 

Mon' père  avait  les  larmes  aux  yeux  en  écoutant  cet  être  naïf  et 
brave  lui  donner  ces  explications. 

— •  D'abord,  monsieur  Florentin,  lui  dit-îl,  votre  jardin  vaut  plus 
de  huit  cents  francs;  il  en  vaut  de  mille  à  douze  cents  pour  le 
moins» 

—  Vous  croyez  ? 

—  Certainement.  Il  est  admirable,  votre  petit  jardin,  c'est  le 
plus  beau,  le  mieux  soigné  et  le  mieux  situé  des  environs;  vous 
l'avez  payé  de  vos  économies,  vous  vous  êtes  imposé  des  privations 
pour  l'acheter,  il  vaut  douze  cents  francs  comme  un  liard,  et  puis- 
qu'il ne  vous  en  faut  que  huit  cents,  je  vous  les  prête  sur  ce  jar- 
din'; c'est  de  l'argent  placé  sur  solide  hypothèque. 

—  Oui,  mais  les  intérêts? 

—  Les  fruits  et  les  légumes  couvribront  largement  les  intérêts. 
Mais  tenez,  monsieur  Florentin,  arrangeons  les  choses  plus  simple- 
ment encore  :  commandez  au  tailleur,  au  passementier,  à  tous  vos 


LES  VIEUX  DE  LA  VIEILLE.  H 

fournisseurs  ce  dont  vous  avez  besoin,  et  après]]  cela  envoye^^-moi 
les  notes,  je  réglerai  et  vous  serez  débarrassé  de  tous  ]ces  soucis. 
Vous  me  paierez  à  votre  convenance,  vous  (prendrez  autant  de 
temps  que  vous  voudrez. 
Alors  Florentin  partit  d'un  grand  éclat  de  rire. 

—  Ha  foi,  dit-il,  vous  avez  raison,  c'est  le  plus^simple  ;  mais  je 
vais  vous  signer  un  billet. 

—  Allons  doncl..  Est-ce  que  votre  parole  ne  me  suffit  pas? 
lion  ami  Florentin  rayonnait. 

Ils  se  donnèrent  la  main,  et  le  capitaine  partit  directement  à  tra- 
vers la  place  d'armes,  vers  la  maison  du  tailleur  Kuhn,  pour  com- 
mander son  unirorme. 

II  allongeait  le  pas  et  se  redressait  fièrement,  comme  s'il  eût  déjà 
porté  ses  épaulettes  de  commandant. 

Mon  père,  de  notre  seuil,  le  suivait  du  regard,  tout  attendri, 

—  Pauvre  brave  homme,  se  dit-il  à  lui-même,  brave  comme 
La  Tour  d'Auvergne  et  naïf  comme  un  enfant  !..  Gela  n'a  rien  appris 
de  la  vie  pendant  toutes  ces  grandes  guerres;  cela  ne  sait  rien 
que  deux  mots  :  —  Honneur  et  patrie  I..  —  Brave  hommel.. 

Puis,  rentrant  dans  la  boutique,  il  raconta  simplement  à  la  mère 
ce  qui  venait  de  se  passer.  Elle  l'écoutait  aussi  tout  émue. 

—  C'est  bien,  dit-elle,  c'est  très  bien.  Pèlerin,  tu  as  très  bien 
fait...  Ce  jardin-là,  où  nos  enfans  ont  été  élevés,  doit  rester  à  l'ex- 
cellent homme.  Nous  réglerons  toutes  les  notes,  et  Frentzel  nous 
païen  comme  toujours,  quand  elle  pourra. 

Ayant  échangé  ces  paroles,  ils  retournèrent  au  comptoir  servir 
les  pratiques,  et  moi  je  courus  chez  mon  ami,  car  onze  heures  et 
demie  sonnaient:  on  allait  se  mettre  à  table. 

J'entrais  à  peine  que  Florentin  arrivait  derrière  moi,  la  satisfac- 
tion peinte  sur  sa  figure. 

—  Ça  va  bien,  dit-il,  en  déposant  son  chapeau  et  sa  canne  à  leur 
place  ordinaire. 

Puis,  élevant  sa  voix  :  ;^* 

—  Frentzel!..  Frentzel!  cria-t-il. 

—  Qu'est-ce  que  tu  veux,  Florentin?  répondit  Françoise  de  la 
cuisine. 

—  Je  rentre,  Frentzel,  tu  peux  servir. 

^  C'est  bon,.,  c'est  bon...  J'arrive  !..  Me  voilà! 

XV. 

Aussitôt  que  moa  ami  Florentin  eut  son  uniforme,  le  vieux  sol- 
dat reparut  tel  qu'il  avait  été  quinze  ans  avant,  toujours  à  l'exer- 
cice, en  schako  et  hausse-col,  l'épée  au  côté;  à  la  maison,  en  petite 


A2  REVUB  DES  DEUX  H0NDE8. 

tenue»  le  bonnet  de  police  à  gland  d'or  sur  Toreille,  les  mouatadies 
astîqnées,  le  verbe  haut,  le  regard  impératif. 

Frentzel  ne  lui  r^ondait  plus  d'un  air  nonchalant  :  —  Oui,  Flo- 
rentin, oui,*,  me  voilà...  J'arrive I  —  Elle  trottait  au  commande- 
ment, et  Florentin  ne  souffrait  plus  de  réplique. 

Au  champ  de  Mîars,  le  règlement  militaire  était  en  vigueur,  tous 
ceux  qui  ne  répondaient  pas  à  l'appel  avaient  leurs  vingt-quatre 
heures  de  prison,  ensuite  trois  jours  en  cas  de  récidive,  sans  rémis- 
sion ;  et  les  bourgeois,  les  honnêtes  bourgeois  se  désolaient  de 
s'être  donné  un  chef  pareil;  qui  pouvait  prévoir  ce  changement? 

Les  anciens  seuls  trouvaient  la  chose  parfaite,  admirable;  ils 
n'attendaient  plus^  que  l'établissement  d'un  conseil  de  guerre  en 
permanence  à  l'Hôtel-de- Ville,  pour  condamner  les  gens  au  boulet, 
à  la  dégradation,  à  mort,  selon  la  gravité  des  faits  ;  ce  seul  cha- 
pitre les  faisait  encore  soupirer  ;  après  cela,  l'entrée  en  campagne 
et  l'ordre  de  marcher  sur  Sarrelouîs. 

Or,  un  jour  que  nous  venions  de  l'exercice^  mon  ami  Florentin 
et  moi,  quand  le  contre-appel  avait  eu  lieu  sur  la  place  d'armes, 
et  qu'au  commandement  de  :  —  Rompez  les  rangs  I  —  chacun  s'en 
allait  à  la  maison,  le  fusil  sur  l'épaule,  bien  content  d'être  quitte 
de  'sa  corvée,  nous  aperçûmes  de  loin  un  gendarme  à  chevsil  qui 
stationnait  devant  notre  porte. 

C'est  l'ordre  de  partir  I  dit  Florentin  en  hâtant-  le  pas,  car 

cette  idée  lui  trottait  toujours  en  tête  ;  elle  lui  avait  même  fait  oublier 

Reichstadt  I 
Eh  bien  !  gendarme,  dit-il,  qu'est-ce  que  c'est  ? 

Un  ordre  de  la  préfecture,  mon  commandant,  répondit  le 

gendarme  en  lui  remettant  la  missive. 

Florentin  rompit  le  cachet,  y  jeta  les  yeux,  et  dit  d'un  ton  de 
demi-satisfaction  : 

C'est  bien  I  —  Prévenez  en  passant  le  capitaine  Ader  de  se 

rendre  chez  moi  sans  retard. 

Oui,  mon  commandant,  dit  le  gendarme,  en  s' éloignant  au 

pas. 
Voici  notre  affaire  I  s'écria  Florentin,  entrant  dans  la  chambre 

tout  joyeux,  ce  n'est  pas  encore  l'ordre  de  marche,  ce  n'est  qu'im 

petit  commencement,  mais  ça  viendra.,. 

Il  s'était  débarrassé  du  schako,  du  hausse-col,  de  Tépée,  et  se 
coiffait  du  bonnet  de  police,  tandis  que  Frentzel,  toute  mélanco- 
lique, nous  servait  le  déjeuner,  lorsque  le  capitaine  Ader  parut. 

Florentin,  à  son  secrétaire,  écrivait. 

C'est  vous,  capitaine,  fit-il,  asseyez-vous;   noos  avons   à 

causer* 
Puis,  se  retoumaiit,  les  yeux  étiacelans  et  le  aoudre  aux  lèvres  i 


LES  VIIUX  D£  Uk  VIEILLE.  AS 

—  Tofos  savez,  capitaine,  âit^il,  que  les  gens  de  GtAourg*  et  de 
Hûldetaoïue  se  remuent  dans  la  ntootagne.  Ils  ravagent  ksr  fordis 
de  l'eut;  ils  ont  même  tué  le  garde-chef  Nicolas  Hepp.  Lear  con- 
trebande en  poudre,  en  tabac,  en  cartes  à  jouer^  en  tout,  ne  fait 
que  s'étendre  de  pins  en  plus;  ib  en  inondent  la  Lorraine  et  les 
mvirons  ;  c'est  une  peste,  une  vraie  peste  ;  et  voilà  qu'avant-bier, 
ils  ont  reçu  dans  leur  nid  de  roches  la  gendarmerie  par  un  fea 
roulant.  —  Vous  savez  ça  7 

—  Oui,  mon  commandant. 

—  kh  bien  1  je  vais  leur  apprendre  de  quel  bois  Sâiwstien 
Florentin  se  chauffe,  reprit  mon  ami  en  fronçant  les  sou«t^iËi. 
Yajd  un  ordre  de  la  préfecture  qui  me  demande  une  compagnie 
de  garde  nationale  pour  aj^uyer  le  mouvement  de  la  gendar- 
merie sur  Hûldehouse.  Yous  idlez  donc  faire  battre  le  rappel  immé- 
diatement et  vous  choisirez  tous  nos  anciens  pour  cette  expédi- 
tion. C'est  à  proprement  parler  un  petit  coup  de  main  dans  la 
Sierra  Horena,  pour  l'enlèvement  d'une  guérilla,  vous  comprenez? 
Il  faut  des  hommes  solides,  dont  le  jarret  ne  soit  pas  encore  usé. 
Vous  les  préviendrez  que  c'est  moi  qui  commande  l'expédition.  Tous 
auront  la  tenue;  pas  de  blowes;  il  faut  frapper  de  respect  cette 
canaille  par  la  vue  de  runiforn».  Que  les  bourgeois  prêtent  leurs 
unifonnes  à  ceux  qui  n'en  ont  pas,  ou  qu'ils  marchent  eux-mêmes  ! 
Yous  commanderez  en  second.  C'est  compris,  capitaine? 

—  Parfaitement,  mon  commandant. 

—  Yous  ferez  parvenir  cet  avis  au  commandant  de  place,  pour 
que  la  distrtbation  des  cartouches  ait  lieu  sous  la  voûte  de  la  mai- 
rie, à  trois  heures.  A  trois  heures  et  demie,  après  l'appel,  nous  serons 
en  route,  par  le  chemin  de  la  fontaine  du  château,  pour  gagner 
le  vallon  des  Roches  et  de  là  Hûldehouse. 

—  Gela  suffit,  mon  commandant,  dit  alors  le  capitaine  Ader,  en 
saluant.  11  sortit,  tandis,  que  Florentin  et  moi  nous  nous  asseyions 
à  table  pour  dtner. 

On  pense  si  je  dressais  l'oreille,  et  si  j'avais  envie  d'être  de  l'ex- 
péditiool 

Tout  ce  que  mon  ami  venait  de  dire  des  gens  de  Garbourg,  de 
flûldeliouse,  et  de  plus  lom,  était  vrai.^  Us  avaient  même  dressé  des 
chiens  pour  faire  la  contrebande  ;  ces  animaux  aboyaient  à  l'ap- 
predie  des  douaniers  et  des  gardes  forestiers  ;  ils  traversaient  haies, 
torrens,  halliers,  broussailles,  avec  leur  charge  de  contrebande  ; 
il  était  bien  rare  d'en  abattre  quelques-uns,  et  l'on  ne  pouvait  ver- 
baliser contre  les  maîtres,  qu'on  ne  connaissait  pas. 

Toute  cette  race  venait  chez  nous  les  jours  de  marché,  notre  bou- 
tique en  fourmillait  ;  c'étaient  des  êtres  secs,  rudes,  déguenillés, 
marehant  pieds  nius,  les  cheveux  hérissés,  la  barbe  en  broussaille  ; 


hh  S£YCB  DES  D£UX  MONDES* 

et  leurs  femmes,  crasseuses,  les  cheveux  emmêlés,  les  yeux  sau- 
vages, les  bras  jaunes,  les  coudes  pointus,  la  peau  tannée,  les 
accompagnaient;  c'est  elles  qui  portaient  les  fardeaux;  eux,  ils 
n'avaient  que  leurs  bâtons  et  leurs  pipes. 

Tous  ces  gens  n'étaient  pas  maîtres  de  leurs  miûns,  on  les  sur- 
veillait dans  notre  boutique  comme  des  voleurs  de  profession  ;  on 
ne  leur  faisait  jamais  crédit,  car  ils  niaient  toujours,  et,  quoique 
fort  dévots,  ils  levaient  la  main  en  justice. 

Mais  quand  on  voulait  avoir  du  gibier  en  temps  prohibé,  du  pois- 
son ou  de  la  contrebande,  on  n'avait  qu'à  leur  dire  deux  mots,  et 
ils  vous  l'apportaient  sans  faute. 

Voilà  les  gens  que  mon  ami  Florentin  voulait  dénicher  ;  et  pen- 
dant tout  le  dîner,  je  ne  ûs  que  rêver  au  moyen  de  le  suivre,  pour 
entendre  siffler  les  balles  et  voir  les  feux  roulans  dont  il  m'avait 
parlé  tant  de  fois. 

Lui,  naturellement,  occupé  de  son  plan  de  campagne  pour  tour- 
ner les  villages,  il  restait  silencieux* 

Frentzel  ne  soufflait  pas  le  mot.  Et  comme  elle  venait  de  servir 
le  café  à  Florentin,  prenant  mon  air  le  plus  câlin,  je  lui  demandai 
si  je  n'aurais  pas  la  permission  de  courir  derrière  le  détachement. 

Cette  question,  interrompant  ses  méditations,  le  fit  me  regarder 
tout  rêveur,  et  seulement  au  bout  d'une  minute  il  eut  l'air  de  me 
comprendre  et  me  répondit  : 

—  Pour  ça,  non,  mon  ami,  ce  n'est  pas  possible  ;  ton  père  ni  ta 
mère  ne  voudraient  pas,  ni  moi  non  plus...  C'est  trop  loin...  Et 
puis...  une  balle  perdue...  Enfin...  nonl..  Je  voudrais  bien,  mon 
ami,  mais  ça  viendra  plus  tard. 

Alors,  avec  la  finesse  des  enfans,  je  compris  tout  de  suite  qu'il 
ne  céderait  pas  et  je  dis  : 

—  Puisque  tu  ne  veux  pas,  mon  ami,  je  resterai  avec  Frentzel, 

—  Oui,.,  c'est  ça...  vous  resterez  ensemble!..  C'est  dommage, 
tu  m'aurais  vu  manœuvrer...  Ce  qui  est  différé  n'est  pas  perdu. 

Et  se  levant,  il  se  revêtit  de  sa  tenue  de  campagne,  il  roula 
lui-même  son  manteau,  qu'il  passa  en  sautoir  sur  son  épaule,  et 
sortit  en  disant  à  Frentzel  : 

—  Après- demain  au  plus  tard,  l'affaire  sera  faite.  Françoise,  ainsi 
pas  d'inquiétude. 

^  On  voyait  que  c'était  sa  formule  d'autrefois  ;  et  Frentzel  lui  ré- 
pondit d'un  air  de  résignation  : 

—  Pourvu  qu'il  ne  t'arrive  pas  malheur,  Florentin  I 

—  Allons  donc!  fit-il  en  revenant. ••  Une  poignée  de  chouans I 
Et  il  l'embrassa,  puis  il  partit. 

Je  vis  alors  qu'il  aimait  bien  Frentzel  tout  de  même  ;  et  entendant 
au  loin  le  roulement  de  Jappel  sur  la  place  d'armes,  —  Frentzel 


LES  TIEUX  Dl  LA  TIEILLE.  â5 

Tenait  de  rentrer  dans  sa  cuisine,  —  je  me  glissai  tout  doucement 
dehors,  et  je  courus  prévenir  deux  ou  trois  bons  sujets  de  mon 
âge,  1^  fils  Gourdier  et  le  rouge  Materne,  de  ce  qui  se  passait. 

Nous  primes  les  devans  sur  le  détachement,  par  la  porte  d'Alsace, 
courant  à  la  fontaine  du  château,  où  nous  fîmes  halte  pour  guetter 
le  passage  de  nos  gens  et  les  suivre  de  loin. 

Mous  étions  là,  depuis  environ  deux  heures,  assis,  les  jambes 
écartées,  autour  de  la  source,  derrière  les  haies  touifues  du  cime- 
tière des  juifs,  fort  impatiens  de  voir  arriver  notre  monde*  J'avais 
seul  une  veste,  des  souliers  et  un  chapeau  de  paille;  mes  cama- 
rades, en  pantalons  de  toile  et  manches  de  chemise,  les  pieds  nus, 
coiffés  de  leurs  grands  cheveux  jaune  filasse,  riaient,  contens  de  se 
trouver  là  plutôt  qu'à  l'école  du  père  Yassereau. 

L'ardeur  du  soleil  n'avait  jamais  été  plus  grande,  elle  teignait 
en  rouge  les  vieilles  roches  grises  de  la  gorge  à  l'entrée  de  laquelle 
nous  étions. 

—  Hél  ils  ne  viendront  donc  pas?  disait  Materne,  regardant  le 
coin  du  cimetière  où  débouchait  le  chemin.  Voici  trois  heures  et 
demie  qui  sonnent  en  ville.  Si  Pèlerin  nous  a  trompés,  gare!., 
garel.. 

—  Je  ne  vous  û  pas  trompés  ;  mais  je  n'ai  pas  peur  de  toi, 
Materne,  lui  dis*je. 

—  Parce  que  tu  as  de  beaux  habits  et  que  tu  bois  du  vin,  tu 
crois  être  plus  fort,  dit-il  ;  mais  je  porte  des  fagots  et  je  grimpe 
mieux  que  toi. 

—  Oh  I  pour  grimper,  je  ne  te  crains  pas  non  plus,  lui  répon- 
dis-je. 

On  voyait  que  les  gueux  m'en  voulaient  à  cause  de  mes  beaux 
habits,  et  peut-être  aurions-nous  fini  par  une  bataille,  si  dans  le 
même  instant,  au  loin,  des  pas  nombreux  ne  s'étaient  fait  entendre. 
Alors  toute  la  bande,  se  penchant  pourvoir  à  travers  la  haie,  s'écria  : 

—  Les  voilà  I..  Tenez,  là-bas,  les  collets  rouges  et  les  baïonnettes 
défilent  sur  les  glacis...  Vite,  cachons-nous! 

Chacun  courut  se  blottir  dans  les  broussailles,  et  quelques 
instans  après  le  détachement  descendait  la  petite  allée  des  Houx, 
allongeant  le  pas  vers  le  vallon.  Toute  la  compagnie,  l'arme  à  vo- 
lonté, riait  et  babillait,  comme  il  arrive  aux  troupes  en  marche. 
Mon  ami  Florentin,  le  manteau  roulé  sur  l'épaule,  marchait  tout 
allègre  et  l'air  joyeux  sur  le  côté,  causant  avec  le  capitaine  Ader. 
Du  reste,  nous  ne  pouvions  les  entendre  causer,  à  cause  du  roule- 
ment des  pas  dans  le  sentier  pierreux  ;  mais  à  peine  eurent-ils 
défilé,  que  nous  sortîmes  de  nos  cachettes,  déboulant  dans  la  gorge 
tortueuse. 

Près  de  nous  serpentait  le  ruisseau  de  la  fontaine,  presque  dessé- 


J^5  REVUE  BEft  DHXX  MOHDJ»» 

ebé  ptf  Tàrdrar  dv  jour.  Me»  camarades»  ayec  leurs  pieds  mis^ 
durs  eomme  des  semelles  de  bottes»  senlaieiKl  moins  les  cailloux 
que  moi  dans  mes  souliars;  c'étaient  de  vins  Pholsbourgeoîs, 
F  amour  de  la  fusillade  les  animaîl;  on  aurait  dit  une  troupe  de  pe- 
tits loups  sur  la  pistejde  quelque  gibier» 

Bientôt  nous  fûmes  entre  les  rodies  arides,  sans  une  touflé  de 
mousse,  et  nous  aperçûmes  au  loin,  dans  le  fond  du  défilé,  sur  la 
lisière  de  la  forêt,  te  hardier  Tobie  Lupin,  au  milieu  de  ses  pomr- 
ceaux  enfouis  dans  le  sable  chaud  et  de  ses  cbèvres  qoi  grimpaient 
sur  les  deux  pentes  du  vallon.  Il  était  assis,  le  dos  appuyé  contre 
une  roche,  et  travaillait  à  Tombre  de  son  grand  chapeau  de  crin, 
qui  lui  servait  deparasc^.  Il  tressait  des  paniers  d^osier;  son  chien, 
à  longs  poils  roux ,  ramenait  les  chèvres  qui  s'écartaient  trop  du 

vallon. 
A  la  vue  des  gardes  nationaux  arrivant  sur  deux  lignes^  le  chien 

lança  quelques  aboiemens  sonores,  et  tous  les  échos  en  retentirent 

jusqu'au  fond  des  bois. 

Tobie  Lupin  tourna  la  tète;  depuis  trente  ans,  il  n'avait  pas  été 
troublé  dans  sa  solitude  et  regardait  étonné. 

Les  gardes  nationaux  passèrent,  ils  entrèrent  sous  les  arlnres  et 
disparurent  comme  un  ruban  rouge  et  bleu  dans  la  verdure  de  la 

forêt. 

Et  alors  seulement,  toujours  galopant,  no«s  descendfaoïes  der- 
rière eux.  La  sueur  me  coulait  le  long  des  jambes  jusque  dass 

les  souliers. 

Tobie  Lupin  ne  fit  attention  qu'à  moi  ;  les  autres,  il  était  frabitué 
de  les  voir  aller  et  venir,  leur  fagot  ou  leur  petit  sac  de  fatnes  sur 

l'épaule. 

Tiens  I  fit-il,  c'est  le  fils  de  M.  Pèlerin  I  Où  vas-tu  donc  T 

—  Là*-bas,..  lui  dis -je,  embarrassé  de  répondre,  oA  vont  les 

autres. 

Et  le  chien  descendant  sur  moi  tout  hérissé,  j'avais  à  peme  eu  le 
temps  de  ramasser  une  pierre,  quand  Tobie  le  sîffia  : 

-^  Arrive  ici.  Pataud  t 

Alors  je  courus,  suivant  les  canrarades,  bi^i  content  d'en  être 
réchappé  et  de  me  trouver  à  Tombre  des  hêtres,  dans  les  kaudes 
bruyères  lilas  et  les  genêts  dorés  grimpant  à  perte  de  vue  jusque 

sur  la  cête. 

Le  ruhseau  s'était  fait  torrent,  il  écumait  sur  les  roches  au  fond 
du  ravin  et  répandait  une  agréable  fraîcheur;  mais  déjà  je  com- 
mençais à  trouver  le  chemin  bien  long  et  je  me  reteurnois  de  temps 
en  temps  pour  yoii  m  Yotk  découvrait  encore  la  ville. 

Elle  était  à  plus  d'une  lieue  en  ligue  droite;  c'est  à  peine  si  j'ae- 
percevais  encore  son  docher  surmonté  du  nid  de  cigognes;  rki-- 


IBS  VTBMX  «DE  LA  VIgaLB«  ky 

qHiétude  me  gagml,  et  malgré  00k,  «royant  les  cmarades  courir 
sans  relâche,  je  n'osais  m*arrêter« 

NooB  arrivkws  «a  dâîouché  de  la  gorge,  où  le  torrent  se 
jette  éans  la  Zorn,  quand  tout  à  coup,  au  détour  du  sentier,  nous 
fûmes  en  présence  de  nott-e  détachement,  qui  venait  de  faire  Imite  • 
et  quelle  ne  fut  pas  notre  surprise  de  voir  là,  sous  la  haute  raittée' 
an  miKeu  des  bruyères,  cinq  ou  six  gendarmes  à  cheval,  avec  leurs 
grands  chapeaux,  et  plus  de  vingt  gardes  forestiers  en  haibit  vert, 
petite  casquette  à  cor  de  chasse,  le  mousqueton  en  bandoulière  I 

Mon  ami  Florentin  et  le  capitaine  Ader,  dans  Membre  papillo- 
tante, se  trouvaient  avec  eux;  ils  délibéraient  ensemble ^et  nos 
gardes  nationaux ,  alignée  sur  le  sentier,  l'arme  au  pied ,  s'es- 
suyaient le  front,  tirant  leurs  mouchoirs  du  fond  des  schakos. 

C'était  un  coup  d'œil  admirable,  plein  de  lumière  et  d'ombre- 
l'éclat  des  armes  et  des  uniformes  au  milieu  de  la  verdure  vous 
éblouissait. 

U  paraît  qu'en  s'était  donné  rendez-vous  là,  pour  s'entendre  avant 
de  grimper  la  côte. 

Et  comme  notre  arrivée  étonnait  ce  monde,  Florentin  s'étant 
retourné,  me  vit  sautant  dans  les  bruyèreapour  me  cacher  et  s'é- 
cria 4l'ane  voii  tonnante  :  ' 

—  Halte  î  qu'on  l'arrête  et  qu^on  me  l'amène  avec  les  autres. 
Deux  sentinelles,  qu'il  avait  postées  plus  loin  dans  le  sentier, 

nous  barrèrent  le  passage  ;  on  nous  empoigna  et  on  nous  conduisit 
comme  des  malfaiteurs  au  milieu  d'un  piquet,  en  présence  de  mon 
ami  Florentin,  qui  n'a  «ait  pas  l'air  tendre. 

—  Qu'est-ce  que  tu  viens  faire  ici?  me  ditnil  d'un  ton  rude  en 
fronçant  les  sourcils.  ' 

—  Je  veux  voir  la  bataille,  lui  répondis-je  hardiment. 

—  Est-ce  que  tu  ne  m'avais  pas  promis  de  rester  avec  Prentzel  ? 

—  Oui  !..  mais  je  veux  voir  la  bataille. 

Il  semblait  sévère,  et  pourtant  malgré  lui  son  front  se  déridait- 
il  ne  pouvait  s'empêcher  de  sourire  dans  ses  moustaches,  ' 

Les  gendarmes  autour  de  nous  restaient  graves. 

—  Et  vous  autres,  tas  de  gueux,  s'écria  FlorenUn  en  s'adressant 
à  mes  camarades,  qui  est-ce  <pii  vous  a  permis  de  nous  suivre? 
Vous  êtes  des  espions,  bien  sûr,  des  espions  de  Garbourg  et  de 
Bûldehouse.  Si  je  vous  faisais  fasiller,  qu'est-ce  que  vous  diriez? 

Hais  voyant  qu'au  lieu  de  trembler,  ils  se  grattaient  l'oreille  et 
le  bas  du  dos  d'un  air  emiNtrrassé,  il  se  tourna  vers  le  brigadier  de 
goidarmerie  Kuhn,  en  s'écriaat  tsut  joyeux  : 

—  Savez-vous,  brigadier,  que  ces  gueux-là  feront  de  fameux 
soldats,  et  si  la  guerre  commence  et  dure  seulement  vin^t  ans 
plus  d'un  sera  capitaine  comme  les  anciens?  ' 


A8  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Certainement,  mon  commandant,  dit  le  brigadier,  ça  ne  m'é- 
tonnerait  pas  du  tout. 

—  Oui,  dit  Florentin,  mais  en  attendant,  je  vais  faire  reconduire 
celui-ci  àPhalsbourg,.car  ses  parens  sont  de  braves  gens.  Quant 
aux  autres,  qu'ils  nous  suivent  ou  qu'ils  s'en  retournent,  ça  les 
regarde. 

Et  voyant  de  loin  une  vieille  en  train  de  faire  son  fagot  sous 
bois,  il  ordonna  d'aller  la  chercher. 

C'était  Jeannette  Magloire,  du  Bois-de-Chènes,  qui  venait  sou- 
vent dans  notre  boutique. 

—  Vous  connaissez  cet  enfant-là?  lui  dit-il. 

—  Oui,  c'est  le  fils  de  M.  Pèlerin,  l' épicier  en  face  de  la  Halle. 

—  Eh  bien  !  vous  allez  le  reconduire  chez  ses  parens.  Voici  pour 
\ous. 

Il  lui  serra  quelque  chose  dans  la  main,  et  Jeannette  Magloire 
parut  bien  contente. 

Moi,  je  me  révoltais  et  je  sanglotais.  Mais  Florentin,  étendant  le 
bras,  me  dit  cette  fois  d'un  ton  vraiment  fâché  : 

—  File!..  Et  bien  vite!..  Tu  m'entends?..  Il  y  a  là  des  baguettes 
de  noisetiers...  Attention  !.. 

Je  compris  cette  fois  que  c'était  sérieux,  et  j'enfilai  le  sentier 
devant  la  vieille,  tout  penaud.  L'idée  me  venait  aussi  que  la  nuit 
approchait,  que  c'était  bientôt  l'heure  du  souper,  et  ce\,a  contribuait 
à  ma  soumission. 

Enfin  je  partis  avec  Jeannette,  repassant  par  toutes  ces  roches  et 
gagnant  le  vallon  à  la  nuit  tombante. 

Je  n'en  pouvais  plus  de  fatigue. 

Nous  passions  le  long  des  petits  jardins,  au  pied  des  glacis, 
quand  une  voix  se  mit  à  crier  : 

—  Le  voici,.,  maman,.,  le  voici  !.. 
Je  reconnus  la  voix  de  J  ustine. 

Nicole  sortit  aussitôt  de  leur  jardinet,  en  s* écriant  : 

—  Ohl  malheureux,  dans  quel  état  sont  tes  parens !••  On  te 
cherche  depuis  des  heures...  Frentzel...  ta  mère...  Rose.t*  tout  le 
monde. ••  On  te  croit  perdu...  Arrive  !..  arrive!.. 

Et  me  prenant  par  la  main,  elle  m'entraîna. 
Justine,  à  côté  de  moi,  courait. 

—  D'où  viens-tu?  faisait-elle  en  galopant  tout  essoufflée. 

— De  là-bas I  J'ai  suivi  la  garde  nationale...  On  m'a  renvoyé  avec 
Jeannette  Magloire...  Je  voulais  voir  la  bataille!.. 

—  La  bataille  !..  Mais  on  se  tue  dans  les  batailles. ••  tu  ne  sais 
donc  pas  cela? 

—  Si,.,  mon  ami  me  l'a  raconté... 

—  Eh  bien?..  Et  si  l'on  t'avait  tué...  Oh!  Lucien !•• 


ISS  TUUX  DE  LA  TI£ILLE.  &9 

Pais,  me  prenant  la  main  et  se  penchant  à  mon  oreille  : 

—  Ta  ne  sais  pas  7  disait-elle,  mon  père  est  nommé  comman- 
dant... 11  est  parti  ce  matin  pour  rejoindre  son  régiment  à Bayonne... 
Noos,.,  nous  restons  ici...  Tu  vas  pouvoir  revenir  à  la  maison... 
Nous  allons  encore  une  fois  nous  amuser...  —  Ahl  que  j'ai  trouvé 
le  temps  long  après  toi!.. 

—  Ouil.*  ouil«.  disait  Nicole.  Hais  avant  de  s'amuser,  Lucien 
peut  apprêter  son  dosl..  Ahl  le  mauvais  sujet!.,  ses  pauvres 
parens...  leur  en  a-t-il  donné  des  inquiétudes!..  Quelle  raclée  il  va 
recevoir  I 

Elle  ne  me  lâchait  pas,  et  moi,  entendant  cela,  j'aurais  voulu 
reprendre  le  chemin  du  vallon  des  Roches. 

En  ville,  lorsque  nous  entrâmes,  tout  le  monde  me  regardait. 

U  paraît  qu'on  avait  couru  partout,  qu'on  m'avait  cru  tombé  des 
remparts  et  noyé  dans  les  mares  à  grenouilles  des  vieux  fossés  de 
la  place. 

Naturellement  la  crainte  de  rentrer  chez  nous  me  serrait  le  cœur, 
et  je  ralentissais  le  pas  tant  que  je  pouvais. 

Justine,  me  tenant  toujours  par  la  main,  disait  : 

—  Ne  cours  pas  si  vite,  maman...  Ce  pauvre  Lucien...  il  est  trop 
fat^ué...  Tu  vois...  il  ne  peut  presque  plus  marcher!.. 

—  Oui,.,  oui,.,  disait  Nicole  en  m'entratnant,  il  a  bien  pu  courir 
derrière  la  garde  nationale...  Mais  gare!.,  gare!.. 

£q  approchant  de  la  halle,  voyant  de  loin  des  ombres  sur  les 
vitres  de  notre  boutique  éclairée  à  l'intérieur,  je  compris  qu'on 
m'attendait,  que  la  nouvelle  de  mon  retour  était  annoncée,  et  je  me 
figurai  la  mère,  qui  ne  plaisantait  pas  dans  les  grandes  occasions, 
toute  prête  à  me  faire  bon  accueil.  Alors,  à  quelques  pas  de  notre 
escalier,  je  me  laissai  tomber,  et  Nicole  voulant  m' emporter,  je  me 
ppîs  à  crier  comme  si  on  m'avait  écorché. 

Justine  pleurait  et  disait  : 

—  On!  maman!.,  oh!  maman!.. 

—  Ah!  je  te  conseille  de  le  plaindre,  criait  Nicole. 

En  ce  moment,  la  porte  s'ouvrit,  et  ma  mère  parut  sur  les  mar- 
ches, avec  la  grande  verge  de  saint  Nicolas.  Rose  tenait  la  lampe. 
Elles  allaient  descendre,  et  tous  les  voisins  regardaient  déjà  des 
fânètres  la  réception  qu'on  allait  me  faire,  lorsque  Justine,  s' élan- 
çant devant  moi,  se  prit  à  plaider  ma  cause  avec  une  gentillesse 
qui  m'attendrit  encore  quand  j'y  pense. 

—  Ohl  madame  Pèlerin,  disait-elle,  il  ne  le  fera  plus...  U  s'en 
rq>ent...  N'est-^^e  pas,  Lucien,.,  tu  ne  te  sauveras  plus?..  Ce  n'est 
pas  sa  faute,  madame  Pèlerin*. •  son  ami  Florentin  lui  a  raconté 


50  BXrUI  DBS  DWtit  1IDBDB8* 

tant  de  balaillesl..  il  yoalait  en  voir  une.*.  Si  vous  saviez.»,  comme 
il -est  las!.,  comme  il  est  las  !..  Ohl  madamel.. 

Ma  mère  ne  se  laissait  pas  attendrir;  mais  le  père,  ayant  fait 
deux  pas  dehors  et  regardant  Justine  qui  parlait,  ses  beaux  yeux 
bleus  remplis  de  grosses  larmes,  ses  petites  mains  jointes  d'un  air 
suppliant,  s'écria  : 

—  Ah!  mauvais  drôle,  tu  as  de  la  chance  d'avoir  un  avocat 
pareil  I..  Sans  cela,  on  t'aurait  reçu  à  coups  de  trique,  comme  un 
Prussien^..  Ya  te  coucher  sans  souper .«•  Vitel«.  Et  ne  recommence 
pas...  ou  tu  auras  affaire  à  moi!.. 

Alors  j'obéis  ;  et  comme  j'entrais  l'oreille  basse,  ma  mère  levant 
sa  grande  verge  pour  m'en  donner  un  coup  sur  te  dos,  il  lui  retiut 
le  bras  en  disant  : 

—  Nonl..  J'accorde  sa  grâce  à  Justine. 

Et  se  baissant,  les  bras  étendus  vers  mon  amie  : 

—  Viens  ici,  petite,  fit-il...  Je  vois  que  tu  l'aimes  bien  et  que  tu 
seras  un  jour  une  bonne  femme. 

Et  il  l'embrassa. 

Moi,  je  courais  déjà  dans  l'allée,  bien  content  d'en  être  rédiappé 
à  si  bon  compte  et  peu  curieux  d'entendre  les  complimens  qu'on 
pouvait  encore  me  faire. 

Tout  ce  que  Je  sais,  c'est  que,  si  l'école  du  père  Vassereau  n'avait 
pas  été  en  vacances.  Je  lendemain  on  m'y  aurait  mené  pour  sûr  ! 

Quant  à  Justine,  on  peut  croire  qu'à  partir  de  ce  jour  je  l'eu 
aimai  mille  fois  plus  encore;  mais  la  mère  était  devenue  plus 
sévère,  surtout  en  apprenant  que  j'avais  c<»uru  avec  les  Gourdier 
et  le  rouge  Materne;  elle  attendait  avec  impatience  la  rentrée  des 
écoles,  ne  se  fiant  plus  autant  qu'autrefois  à  la  surveillance  de 
Françoise* 

La  perspective  de  me  trouver  bientôt  sous  la  férule  de  M.  Vasse- 
reau me  rendait  tout  inquiet  ;  ce  fut  le  retour  de  mon  ami  Flonen- 
tin,  rentrant  victorieux  à  la  tête  de  son  détadiement,  qui  me 
ranima. 

J'aurai  toujours  ce  spectacle  sous  les  yeux. 

Le  matin  du  troisième  jour,  vers  sept  heures,  pendant  le  déjeu- 
ner, on  entend  le  tambour  de  Padoue  battre  la  mardie  sous  la  porte 
de  France;  tout  le  anoinde  s'écrie  : 

—  Les  voilà  !..  €e  sont  eux  qui  rentrent  I 
Et  l'on  court,  on  se  presse  dans  la  me. 

Je  m'étais  levé.  Frentzel,  eUe^-mème^  tout  émue,  me  prit  par  la 
main  en  disant  : 

—  Viens  I 

Et  nous  courûmes  jusqu'à  la  place  des  Halles. 


LES  ¥UIDX  DK  Là  VUILLS.  61 

En  ce  moment  arrivait  sur  la  route  notre  détachement,  escortant 
one  loogae  file  de  gueux,,  hommes  et  femmes*»  liée  deux  à  deux, 
en  haillons,  les  guenilles  pendantes,  la  barbe  et  les  cheveux  ébou- 
riffés, marchant  fièrement  entre  les  lignes  de  baïonnettes. 

Tloientin  et  son  capitaine  marchaient  au^H-èSi,  tout  blancs  de 
poossiëre,  mais  joyeux;  et  derrière  suivaient  trois  graïkdes  char- 
rettes de  poudre  et  de  tabac  escortées  par  les  gendarmes» 

Cétait  une  raszia  cosaplète. 

Arrivée  devant  la  voûte  de  la  mairie,  la  colonne  fit  balte,  et  le 
geôlier  Harmentier  sortit  de  sa  loge  avec  son  trousseau  de  clés 
pour  recevoir  les  prisonniers. 

On  les  délia,  et  ils  défilèrent  un  4  un  dans  le  cachot,  lançant 
des  regards  effrontés  et  faisant  des  grimaces  aux  curieux,  éton- 
nés de  leur  air  hardi- 
Pois  le  verrou  de  la  première  porte  glissa  dans  soa  anneau, 
Harmentier  mit  les  cadenas  et  poussa  la  seconde  porte  massive  sur 
la  première,  en  fermant  l'énorme  serrure  à  douUe  tour. 

J'étais  là,  dans  la  foule,  le  nez  en  Tair  et  les  yeux  ronds,  me 
disant  cpie  les  gros  rats  ne  devaient  pas  manquer  dams  ce  trou  noir. 

Mon  ami  Florentin,  sur  les  marches  de  la  mairie,  recevait  les 
compJimens  du  commandant  de  place  et  du  colonel  du  18*. 

—  Un  beau  coup  de  filet,  coimmandanti  lui  disaient*ils  en  riant. 

—  Oui,  mais  nous  n'avons  eu  que  la  peine  de  les  prendre, 
comme  la  pie  au  nid;  ils  ont  vu  tout  de  suite  que  la  retraite  était 
coupée. 

—  Vous  aviei  tourné  la  montagne? 

—  NatoreUementl  J'avais  posté  mes  honmaes  dana  la  forêt, 
iotour  du  village.  Après  cela  les  gendarmes  et  les  gardes  Ibrea- 
tiera  aoat  entrés  dans  les  maisons.  Les  bandits  regardaient  par 
leuia  Inearaes  ;  ils  avairat  bien  envie  de  décamper,,  mais  en  aper- 
cevant les  baïonnettes  des  hommes  reluire  au  clair  de  lune  sur  la 
liâère  dtt  bois»  ils  devenaient  doux  cornai  des  moutons  et  teo- 
daifliil  eux-mêmes  les  mains  aux  menottes  des  gendarmes.  ^Pas  on 
seul  n'a  eu  le  courage  de  brûler  une  amorce. •«  Canailles  I 

Florentin  semblait  vexé« 

—  C'est  comme  les  loups,  dit  le  commandant  de  place,  une  fois 
dana  la  fosae^  ils  ne  bougent  plus^;  on  descend  leur  passer  la  muse*- 
lière,  ils  a'osent  pas  même  noiontrer  les  dents. 

—  YouB  n'anriex  pas  mal  fait*  s'écria  h  coloneU  d'en  passer  une 
demi-douzaine  par  les  armes,  pour  l'exemple.  Tuer  un  vieux  garde, 
un  ancien  sergent  du  6'  léger,  père  de  huit  enfans  I 

Goaime  Frentael  et  moi  noua  écoutions,  Florentin  noue  vit  et 
BOUS  embrassa,  après  avoir  salué  le  csoDHnandant  et  le  o^oaeL 
Ensuite  noua  partîmes  pour  la  maison. 


52  BBTUB  DE8  DEUX  XORDESt 

Le  déjeuner  était  encore  sur  la  table. 

Florentin  ôta  son  épée,  mit  son  bonnet  de  police  et  s'assit  en 
retroussant  ses  moustaches  et  s'écriant  : 

—  Ça  val..  Ça  marche!.. 

Et  tout  en  mangeant  d'un  fier  appétit,  il  me  r^ardait  avec  atten- 
drissement, heureux  de  me  revoir. 
Puis,  reprenant  ses  idées  : 

—  On  s'est  dégourdi  les  jainbes,  disait-il,  tout  a  bien  été.  Main- 
tenant, que  la  campagne  s'ouvre  I  je  réponds  de  mes  hommes  !.. 


XVI. 

Âpres  cette  expédition  de  Florentin  à  Hûldehouse,  vers  la  fin  de 
septembre,  le  bruit  se  répandit  qu'on  distribuerait  des  drapeaux 
à  toutes  les  gardes  nationales  de  France. 

Alors  commencèrent  les  lamentations  des  commères  de  Phals- 
bourg,  habituées  à  gouverner  leurs  maris  et  qui  s'attendaient  à  les 
voir  partir  d'un  jour  à  l'autre  pour  reprendre  Sarrelouis  et 
Landau. 

Je  me  souviens  qu'une  après-midi  toutes  se  réunirent  chez  Nicole 
et  se  mirent  à  délibérer  sur  ce  qu'il  fallait  faire  dans  ces  circon- 
stances graves. 

Le  bocal  de  cerises  à  l'eau-de-vie  et  le  cruchon  de  cassis  étaient 
sur  la  table  ;  chacune  en  prenait  à  son  aise  ;  elles  avaient  toutes  le 
nez  rouge,  et  cela  ne  les  empêchait  pas  de  se  désoler. 

—  Maintenant,  disait  la  mère  Desjardins,  tout  est  perdu,  nos 
vieux  ne  veulent  plus  rien  entendre  de  raisonnable.  Le  mien,  qui 
se  traîne  d'une  chaise  à  l'autre,  tout  criblé  de  vieilles  blessures  et 
de  rhumatismes,  se  figure  pouvoir  encore  doubler  les  étapes  ;  il 
crie  que  le  gouvernement  lui  fait  tort,  qu'il  a  droit  à  son  grade  au 
87*  comme  en  1815;  que  ses  quinze  années  passées  depuis  à  la 
maison  ne  comptent  pas  ;  qu'au  lieu  d'avoir  soixante-trois  ans,  il 
en  a  quinze  de  moins  sur  les  cadres  de  l'armée,  et  que  ce  sont  les 
cadres  qu'il  faut  consulter  au  lieu  du  calendrier.  Quand  j'ouvre  la 
bouche  pour  lui  répondre,  il  crie  :  —  Taisez-vous,  madame  I  —  Il 
tousse,  il  crache,  les  yeux  lui  sortent  de  la  tète.  Quel  malheur  I 
Nous  étions  si  tranquilles  depuis  des  années.  Cet  imbécile  de 
Charles  X  avait  bien  besoin  de  se  faire  mettre  à  la  porte,  avec  ses 
ordonnances  I 

—  Oui,  répondit  Nicole,  et  Vidal  m'écrit  tous  les  huit  jours 
d'aller  le  rejoindre  avec  Justine  à  Rayonne,  d'où  le  6*  léger  observe 
l'Espagne.  Il  veut  me  trimbaler  encore  comme  dans  le  temps  jus- 
qu'à Madrid,  ou  bien  m'embarquer  avec  lui  sur  un  vaisseau,  pour 


LES  YIECX  DE  LA  VIEILLE.  5 S 

descendre  en  ÂDgleterre,  Mais  je  ne  me  presse  pas  ;  je  n'ai  pas 
envie  de  finir  mes  jours  sur  les  pontons  de  Plymoutb,  vous  pensez 
bieo,  ou  d'avoir  le  cou  coupé  avec  Justine,  dans  un  défilé  de  la 
Catalogne  ou  de  l'Estramadure,  Qu'il  m'écrive!.,  qu'il  m'écrivel.. 
le  ne  bouge  pas  d'ici.  Allons,  videz  vos  verres,  mesdames  ;  encore 
une  cerise,  madame  Desjardins? 

—  Volontiers,  Nicole,  volontiers. 

—  Justine,..  Lucien,  [venez  icil  disait  Nicole.  Vous  êtes  bien 
sages,  c'est  bien...  Tenez,  prenez  des  macarons!..  Quand  je  regarde 
cette  pauvre  enfant,  faisait-elle  en  embrassant  Justine,  de  penser 
que  son  père  est  assez  enragé  pour  vouloir  l'exposer,  avec  sa  mal* 
heurense  fenune,  à  tous  les  hasards  de  la  guerre,  ça  me  retourne 
le  cœur. 

Elle  s'essuyait  les  yeux  avec  son  tablier,  puis  prenait  une  bonne 
prise  et  nous  disait  : 

—  Allez  vous  rasseoir.  Et  ne  crains  rien,  Justine,  nous  resterons 
ensemble  à  Phaisbourg.  Ça  vaudra  mieux  pour  nous  que  de  rouler 
notre  bosse  sur  les  grands  chemins  de  l'Europe,  depuis  le  Portugal 
jusqu'à  Moscou! 

Les  autres  semblaient  attendries;  elles  serraient  les  lèvres  en 
tricotant  et  restaient  pensives. 

—  Ce  qui  me  console  un  peu,  reprenait  ensuite  M°^*  Richard, 
c'est  que  le  mien  a  passé  de  la  cavalerie  légère  dans  les  cuiras- 
siers. Au  lieu  d'être  à  l'avant-garde,  toujours  en  reconnaissance, 
ou  bien  à  l'arrière-garde  pour  soutenir  la  retraite,  il  restera  dans 
la  réserve.  Les  cuirassiers  ne  donnent  jamais  qu'à  la  fin,  pour 
enfoncer  le  dernier  carré,  et  pourvu  que  le  cheval  soit  solide, 
qu'on  lui  fasse  lever  la  tète,  pour  se  couvrir  le  ventre,  c'est  lui  qui 
reçoit  tous  les  coups;  mon  oncle  Yézenaire  m'a  bien  expliqué  ça! 

—  Oh!  faisait  Annette  Metzinger,  la  dame  du  colonel  d'artil* 
lerie,  un  coup  de  mitraille  vous  balaie  aussi  bien  des  cuirassiers 
que  des  chasseurs  et  des  hussards;  ça  fait  des  rues  au  milieu, 
comme  à  Friedland. 

—  Hél  criait  l'autre,  je  ne  dis  pas  non;  mais  quand  on  arrive 
sur  les  pièces,  on  vous  sabre  drôlement  les  canonniers  ;  ton  Met- 
zisger  doit  le  savoir,  il  en  a  gardé  les  marques  sur  l'oreille  et  sur 
latétel 

Elles  se  fâchaient,  prenant  parti  pour  leurs  hommes,  tout  en 
gémissant  de  les  voir  repartir. 

Hais  Frentzel  continuait  à  tricoter  sans  rien  dire  ;  on  la  regardait 
à  chaque  instant,  comme  pour  demander  son  avis,  et  toute  pensive 
elle  gardait  le  silence. 

Pourtant  à  la  fin,  fourrant  une  de  ses  aiguilles  à  tricoter  dans 
ses  cheveux,  elle  prit  la  parole  et  dit  ; 


— Depuis  deux  mots  que  je  rêve  à  tout  ça,  je  suis  devenue  bien 
tranquille.  Loois-Phitippe,  Lafayette,  Soult,  Gérard,  Mouton  et  tons 
les  vainqueurs,  les  ministres,  les  députés,  tous  les  marcbandg  et 
fabrieans  n'ont  pas  plus  envie  d'aller  reprendre  Sarrelouis  et 
Landau  que  moi  de  me  faire  arracher  les  dents.  Ce  sont  des  gens 
de  bon  sens  ;  ils  ont  assez  de  grades,  de  pensions  e1  de  bénéfices, 
qu'est-ce  qu'ils  pourraient  gagner  de  plus?  I/a(voir  une  patte  em- 
portée, d'être  coupés  en  deui,  ou  de  retourner  en  exil,  si  les  Bour- 
bons de  la  branche  aînée,  comme  on  dit,  revenaient  dans  les  four- 
gtms  de  l'ennemi  I  —  Pas  si  bêtes  !••  pas  si  bêtes  1..  Je  les  connais 
tous,  même  Louis-niilippe,  car  Florentin  m'a  raconté  qu*à  Jem- 
mapes,  le  colonel  des  dragons  de  Chartres  était  toujours  au  quar- 
tier-général de  Dumouriez.  Depuis,  il  a  roulé  le  monde  sans  le  soo. 
Louis  XYUI  lui  a  rendu  toutes  ses  forêts,  ses  terres,  ses  châteaux, 
et  lui  a  donné  une  grosse  part  du  milliard  des  émigrés,  pour  payer 
les  dettes  de  son  père  ;  et  Charles  X  lui  a  octroyé  le  titre  de  prince 
royal.  Maintenant  les  dépotés  lui  ont  donné  la  couronne  et  un  mil- 
lion à  dépenser  par  ntoisî..  Ne  craignez  rien,  il  ne  va  pas  mettre  sa 
fortune  à  la  roulette  ;  il  tient  à  ses  écus.  —  Et  Soult,  qu'on  dit  le 
premier  manœuvrier  du  monde,  à  cause  de  sa  bataille  de  Toulouse, 
j'ai  vu  ses  fourgons,  en  Espagne^  je  les  ai  vus  I  Dieu  du  ciel»  quand 
j'y  pense,  y  en  avait-il  du  butin  1«.  y  en  avait-il  !..  Ha  I 

Elle  levait  les  yeux  au  plafond,  en  soufflant  dans  ses  joues,  qui 
devisaient  toutes  rondes. 

Et  comme  on  l'écootaii  : 

—  Croyez-vous  qu'un  vieux  renard  comme  Soult,  reprit-elle,  et 
b(Hteux  par-d<essus  le  marché,  ah  eayie  de  reprendre  la  rive  gaudie  ? 
Qu'est-oe  que  lui  fait,  à  lui,  krive  gauche  7..  Qu'esH-ce  que  cela  lui 
rapporterait?..  —  khi  s'il  j  avait  des  cathédrales  où  personne 
n'aurait  passé  depuis  cinq  cents  ans,  que  des  pèlerins 'pour  faire 
leurs  offrandes,  je  ne  dis  pas...  mai»  toutes  ces  cathédrales  de  la 
rive  gauche,  nous  les  avons  visitées;  nos  maraudeurs  en  ont  passé 
la  revue  depuis  le  haut  du  clocher  jusque  dans  leseaves,  dix  fois, 
vingt  fois;  ils  n'ont  rien  oublié  dans  les  escaliers,  excepté  leurs 
défroques  hors  de  service,  et  Soult,  qui  a  fait  toutes  les]/:ampagnes 
du  Rhin,  le  sait  mieux  que  personnel  —  11  a  déjà  récusa  part  du 
gâteau  de  Louis-Philippe,  je  vous  en  réponds,  et  des  fournitures^ 
des  pensicms,  des  arriérés,  qu'est-ce  que  je  sais?  pour  se  tenir 
tranquille. 

Frentzel  respira. 

^Les  autres  récootaieot  avec  admira tioo,  car  elle  avait  plus  d'idées 
que  toute  la  société  ensemble,  et  quand  elle  ouvrait  son  sac^  per- 
sonne n'osait  la  troubler* 

—  Oui,  reprit-elle,  et  Gérard,  qu'on  va  nommer  maréchal;  Georges 


LES  TISUX  DB  LA  TlBaLE«  55 

Moitoo,  que  tous  les  journaux  veulent  pour  remplacer  Laikyette  à 
la  tète  de  la  garde  aationale  de  Paris,  avec  des  appointemens,  des 
frais  de  bureaux,  des  chevaux  nourris  aux  frais  de  Tétat,  et  tout  le 
restel..  Allez  donc  croirequ'ils  iront  tout  risquer  I  — C'est  boa  pour 
nos  neu  innocens,  qui  n'ont  jamais  attrapé  que  des  coups  et  quel- 
ques petits  rogatons  de  dessous  la  table.  —  Oui,  ceux-là  veulent 
hdre  la  guerre  ;  et  mon  pauvre  Florentin  sacrifierait  tout,  pour  Thon* 
n&ar  d'être  haché  en  morceaux  à  Sarrelouis^  après  avoir  vu  les  Prus- 
sieQS  en  déroute.  Ça  se  lui  feraût  rien  d'être  estropié  et  de  revenir 
pauvre  comme  Job  I..  Que  voul^-vous?  On  trouve  des  originaux 
comme  ça,  mais  pas  beaucoup,  pas  autant  qu'on  pense.  J'ai  le  bon- 
heur d'en  avoir  un...  Que  la  volonté  du  bon  Dieu  soit  faite  I 
Elle  baissa  les  yeux,  pour  se  remettre  à  tricoter* 

—  Mais,  dit  alors  M""  Desjardins,  si  l'on  ne  doit  rien  JEûre, 
p<MirqttQi  cette  garde  nationale?  Pourquoi  ces  exercices  7.  .Pourquoi? 

—  Hé  I  8*écria  FrentzeU  il  faut  bien  amuser  nos  vieux,  il  faut 
bien  leur  donner  la  comédie  de  la  guerre,  sans  cela  ils  crieraient 
trop  fort,  ils  crieraient  à  la  trahison  :  ils  réclameraient  leur  duc  de 
Reichstadt,  ils  embarrasseraient  le  gouvernement  vis-à-vis  de 
Vétranger;  le  peuple,  qui  n'a  rien  gagné  à  cette  révolution,  tien- 
drait avec  eux...  Vous  ne  eoroprenes  pas  ça?..  On,  les  amuse I.« 

Justine,  auprès  de  moi,  comprenait  très  bien;  elle  me  faisait 
signe  de  temps  en  temps  d'écouter^  et  puis  elle  souriait  avec  malice 
et  semblait  dire  : 

—  Tu  entends!..  Tu  entends!. • 
Ifoî,  je  ne  compreuais  rien  du  touL 

Fraoçdse  venait  de  renfoncer  son  aiguille  à  tricoter  dans  son  chi- 
gnon, derrière  l'oreille  et  disait  : 

—  Àhl  si  Napoléon  était  revenu,  comme  en  181A,  ces  gardes 
nationales  et  ces  distributions  de  drapeaux  voudraient  dire  autre 
chose...  Tout  serait  à  recommencer...  Ge  serait  encore  une  fois  l'ex- 
termination générale,  —  Mais  d'abord  il  aurut  mis  tous  les  vieux 
de  côté  et  nommé  des  jeunes  À  leur  place,  car  il  n'était  pas  béte. 
Leç  jeunes  risquent  tout  pour  avancer;  les  vieux,  après  le  premier 
coup  de  collier,  tirent  la  langue,  ils  sont  rouilles,  poussifs,  et  puis 
ils  n'ont  plus  rien  à  gagner  !  —  il  n'aurait  voulu  que  des  jeunes,  et 
l'on  aurait  marché  I  —  Mais  Louis-Philippe,  soyez-en  sûres,  n'a 
qu'une  crainte,  c'est  que  les  autres  rois  ne  veuillent  pas  de  lui  sur 
le  trône;  pour  rester  sur  le  trône  de  son  cousin,  il  laissera  les 
Allemands  digérer  tranquillement  Landau  et  Sarrelouis.  —  Il  ne 
crûnt  qu'une  nouvelle  révolution  du  peuple,  qui  pourrait  le  ren- 
Teiwr,  et  c'est  une  grande  chance  pour  hii  que  Charles  X,  avant  de 
partir,  ait  pris  Algen 


56  BEYDE  DES  DEUX  MONDES* 

On  enverra  là-bas  tous  les  bons  sujets  qui  veulent  se  battre, 
les  vainqueurs  de  juillet,  les  criards;  on  les  engagera,  et  puis  ils 
feront  la  guerre  aux  Arabes  ;  ça  débarrassera  le  pays.  —  Et  seule- 
ment si  les  autres  rois  nous  déclarent  la  guerre,  on  les  fera  revenir. 

Groyez-vous  donc  qu'après  avoir  roulé  le  monde  et  avoir  vu 
Georges  Mouton,  Gérard,  Yandamme  et  des  .centaines  d'autres 
anciens  camarades  de  Florentin  au  temps  de  la  république,  venir 
nous  souhaiter  le  bonjour  en  passant,  dans  tous  les  coins  de  l'Eu- 
rope, je  ne  connaisse  pas  ces  gens-là  aussi  bien  que  mon  mari,  et 
que  je  ne  sache  pas  ce  qu'ils  pensent  et  ce  qu'ils  veulent? 

Maintenant  ils  veulent  garder  ce  qu'ils  ont  happé.  Et  les  Prus- 
siens aussi  veulent  garder  Sarrelouis,  les  Bavarois  veulent  garder 
Landau,  le  roi  de  Hollande  veut  garder  la  Belgique  I  Quand  on  a 
mangé  de  bons  morceaux,  on  veut  avoir  le  temps  de  les  digérer, 
c'est  tout  naturel,  pour  en  avaler  d'autres  plus  tard,  quand  l'ap- 
pétit reviendra.  —  Voilà  pourquoi  nous  n'aurons  pas  la  guerre.  — 
Nicole,  passez-moi  le  bocal  I 

—  Le  voici,  Françoise. 

—  Je  crois  que  vous  avez  raison,  Frentzel,  dit  la  mère  Desjar- 
dins. 

—  Si  j'ai  raison!  fit-elle  en  prenant  une  cerise  et  se  tortillant  la 
bouche  pour  sortir  le  noyau,  je  crois  bien  que  j'ai  raison  !  Tout  ce 
que  je  demande,  c'est  que  Florentin  ne  se  fasse  pas  casser  les  os 
par  les  voleurs  de  bois  de  Hûldehouse  ;  quant  aux  autres,  ils  ne 
bougeront  pas.  —  Louis-Philippe  n'a  pas  envie  de  monter  à  cheval, 
il  est  trop  bien  dans  le  lit  à  baldaquin  de  son  cousin  Charles  X  ; 
et  les  gros  bonnets,  les  épaulettes  à  graines  d'épinards,  ne  deman- 
dent qu'à  s'allonger  dans  leurs  fauteuils,  en  touchant  des  cents  et 
des  mille,  pour  se  frotter  les  mains  et  se  caresser  le  ventre. 

Les  commères  l' écoutaient  encore  quand  elle  se  leva. 

—  Voici  six  heures,  dit-elle,  la  garde  nationale  va  bientôt  ren- 
trer; dépêchons-nous,  Lucien,  d'aller  préparer  le  souper.  A  force 
de  jacasser,  nous  avons  oublié  que  Florentin  se  croit  déjà  en  cam- 
pagne et  qu'il  n'aime  plus  attendre.  —  Bonsoir,  mesdames  I 

—  Quand  reviendrez-vous,  Frentzel?  s'écria  Nicole. 

—  Jeudi  prochain  ;  il  y  aura  manœuvre  et  grande  revue  au  champ 
de  Mars  ;  nos  vieux  seront  là-bas  I 

Et  nous  sortîmes. 

XVII. 

Enfin  la  grande  nouvelle  de  la  distribution  des  drapeaux  arriva. 
C'était  un  lundi  du  mois  d'octobre.  La  distribution  devait  avoir 


us  TIEUX  DB  lA  VIEILLE.  57 

lieu  le  dimanche  suivant,  à  Sarreboorg,  notre  chef-lieu  de  sous- 
prëfectare,  et  le  préfet  devait  présider  lui-même  à  cette  solen- 
nité. 

Toute  notre  petite  ville  fut  remplie  de  joie;  on  ne  s'abordait  plus 
qu'en  se  demandant  : 

—  Vous  savez,  les  drapeaux  se  distribuent  dimanche  prochain, 
nous  allons  donc  revoir  les  trois  couleurs  flotter  à  la  tête  de  nos 
bataillons  I 

Quelques-uns  parlaient  même  de  reconstituer  les  anciennes 
demi-brigades,  qui  nous  avaient'donné  la  victoire. 

Qu'on  s'imagine  la  satisfaction  de  mon  ami  Florentin  1  II  semblait 
avoir  grandi  de  six  pouces  et  se  dressait  comme  un  vieux  coq  sur 
ses  ergots  pour  lancer  son  cri  de  triomphe. 

—  A  la  bonne  heure!  disait-il;  à  la  bonne  heure  1  Maintenant 
tout  va  bien,  la  campagne  ne  peut  plus  tarder  à  s'ouvrir...  Vive  la 
France  !.. 

Frentzel  souriait  et  lui  répondait  : 

—  Oui,  Florentin,  oui,  nous  allons  passer  les  lignes  de  Wissem- 
bourg  et  marcher  sur  Landau,  c'est  sur...  ça  ne  peut  pas  man- 
quer l 

Fiorentin  ordonna  le  Jour  même  une  revue  générale  au  champ 
de  Mars  :  alors  tout  le  monde  avait  l'uniforme ,  on  s'était  cotisé 
pour  habiller  les  plus  pauvres. 

J'assiste  à  cette  revue  :  les  tambours  font  le  roulement,  tout  le 
bataillon  est  en  ligne,  l'arme  au  bras;  Florentin,  au  milieu  de  son 
état-major,  âe  promène  devant,  il  examine,  il  inspecte  la  tenue, 
l'alignement,  la  position  des  bras,  des  pieds,  la  hauteur  de  la  main  ; 
il  est  content,  ses  yeux  brillent.  11  fait  marcher  ensuite  le  bataillon 
en  colonnes  par  compagnie,  à  distance  de  déploiement.  Il  commande, 
sa  voix  monte  et  s'étend  au  loin  ;  elle  va  jusque  sur  la  place  d'Armes, 
par-dessus  les  demi-lunes  et  les  remparts,  comme  celle  de  Yan- 
danime,  la  plus  belle  voix  de  la  grande  armée. 

Enfin  il  est  satisfait,  et  dit  à  ses  officiers  en  riant  : 

—  Ma  foi,  ils  manœuvrent  aussi  bien  qu'un  bataillon  du  101*  ! 
C'était  le  plus  grand  éloge  qu'il  pût  faire  de  notre  garde  natio- 
nale. 

—  Oui,  reprit  le  brave  homme,  en  montrant  l'alignement  parfait 
de  la  première  compagnie  au  port  d'armes,  voyez...  un  boulet  pas- 
serait qu'il  enlèverait  le  bras  de  toute  la  première  file,  cooune  je 
l'ai  vu  à  Dantzig  I 

Cela  lui  paraissait  merveilleux. 

Après  cette  revue,  comme  nous  rentrions  en  ville,  je  m'appro- 
chai de  mon  ami ,  et  me  rappelant  ma  triste  équipée  de  Hblde- 
bouse,  timidement  je  lui  demandai  : 


58  BITiai  1>]L2  DIUX  mOBCDlSm^ 

— N'est-ce  pas,  mon  ami,  j'osenî  te  saivre  à  Sorreboarg,  pour 
voir  la  distribution  des-  drapeaux? 
.  Il  me  regarda  et  répondit  : 

—  Oai,  tu  la  verras,  ne  crains  rien.».  H  faut  que  tu  voies  cela, 
mon  ami,  car  la  distribution  des  drapeaux,  c*est  la  distribution  de 
rhonneur  et  du  courage  aux  enfans  de  la  France. 

Et  dès  qu'on  eut  rompu  les  rangs  sur  la  place  d'armes,  il  me 
prit  par  la  main  et  me  conduisit  à  la  maison,  où  mon  père  venait 
d'entrer  devant  nous,  le  fusil  sur  l'épaule. 

—  Monsieur  Pèlerin,  lui  dii>-il,  je  viens  vous  demander  quelque 
chose  que  vous  ne  pourrez  pas  me  refuser. 

—  Quoi,  mon  coimmaDdaiit? 

—  C'est  que  cet  enfant  voie  la  distribution  des  drapeaux.  Vous 
le  savea ,  monsieur  Pèlerin,  le  drq)eau,  c'est  la  France,  c'est  la 
gloire  du  pays  et  de  l'armée^  c'est  ce  qu'il  y  a  de  plus  grand  au 
monde.  Là  où  est  son  drapeau  est  aussi  le  cœur  de  la  patrie  ;  et 
quand  la  nation  vous  dit  :  «  Tiens,  je  te  confie  mon  honneur,  ma 
gloire...  Tu  les  défendras  jusqu'à  la  mort!..  »  cela  vous  élève 
l'âme,  monsieur  Pèlerin,  et  il  est  bon  qu'un  enfant  voie  cela;  c'est 
la  plus  grande,  la  plus  belle  leçon  qu'on  puisse  lui  donner  I 

FkKrentin,  en  prononçant  ces  paroles,  était  vraiment  beau;  on 
voyait  que  chaque  mot  lui  sortait  des  entrailles  et  qu'il  aurait 
donné  mille  fois  sa  vie  pour  sauver  le  drapeau. 

Mon  père  lui-même  en  était  ému. 

—  Certainement,  mon  commandant,  lui  dit-il,  que  Luden  doit 
aller  voir  cette  cérémonie,  je  le  veux  comme  vous;  et  je  veux  aussi 
qu'il  se  souvienne  jusqu'au  dernier  soupir  des  nobles  paroles  que 
vous  venez  de  prononcer,  car  c'est  la  vérité  :  celui  qui  n'aime  pas 
son  drapeau  n'aime  pas  sa  patrie,  ni  sa  famille,  ni  son  propre 
honneur;  c'est  un  lâche  et  un  traître. 

Hors  il  m'embrassa  et  dit  à  la  mère  qui  nous  écoutait  : 

—  Dimanche,  de  bon  matin,  tu  mettras  à  Luden  ses  plu9  beaux 
habits;  nous  partirons  ensemble,  je  serai  là»  Et  nous  reviendrons 
avec  le  drapeau  de  Phakbourg. 

Gela  dit,  Florentin  m'emmena  par  la  sudn,  pour  aller  dloer  avec 
lui.  J'étais  le  plus  heureux  enfant  du  monde. 

—  Te  voilà  content  I  me  disait-il. 

—  Oui,  mon  ami,  bien  content;  et  je  ferai  toujom:?  ce  que  tu 
diras,  je  serai  toujours  obéissaivt 

Il  paraissait  ému  de  ma  joie,  en  sentant  ma  petite  mais  frémir 
dans  la  sienne. 

A  fa  maison  tout  se  passa  ccsnme  à  Pordinaîre.  Frentzel,  en 
appcenant  que  j'irais  à  Sarnefaomrg,  demanda  si  mes  parens  y  con- 
sentaient. 


LES   yi£LX  DE   LA.  VIEILLE.  59 

—  Oui,  dît  Florentin,  c'est  convenu. 

Depuis  ce  moment,  je  comptai  les  heures  et  les  minutes  jusqu'à 
rinsunt  du  départ. 

Tous  les  Phalsbourgeois  étaient  d'ailleurs  dans  le  môme  enthou- 
siasme; dans  toutes  les  rues,  le  long  des  fenêtres  et  sur  les  portes, 
on  les  voyait  blanchir  à  neuf  leurs  buiDeteries  et  fourbir  leurs 
armes.  Il  y  avait  dispense  de  l'exercice  pour  les  jours  suiVana,  cba- 
con  étant  au  fait  de  son  école  de  peloton. 

Cest  avec  raison  qu'on  a  dit  qu'il  suffit  de  trois  mois  bien  em- 
ployés pour  faire  d'un  Français  un  soldat;  mais  la  guerre  seule 
développe  à  fond  les  qualités  militaires,  c'est  la  grande  école. 

Un  grand  nombre  de  mes  camarades  et  toutes  les  dames  d'offi- 
ciers devant  se  rendre  à  Sarrebourg,  toutes  les  voitures  de  la  ville 
et  des  environs  étaient  retenues  :  des  chars  à  bancs,  et  surtout  de 
ces  longues  voitures  d'Alsace  à  longues  échelles,  où  quelques  bottes 
de  paille  fraîche  forment  des  sièges  excellons  et  qu'on  trouve  les 
jours  de  fête  aussi  doux  que  des  banc[uettes  à  double  resscnrt.  Nous 
en  avions  une  de  celles-là,  pour  Frentzel,  la  mère  Desjardins,  Nicole, 
Justine  et  moi. 

Quel  beau  moment  I  le  matin,  lorsqu'on  me  mit  mes  habits  des 
diœanclies,  mes  souliers  neufs  et  que  je  me  dis: 

—  Cest  pour  aujourd'hui  I..  Dans  une  heure  nous  partons  !.. 

Le  ciel  lui-même  semblait  favoriser  la  fête.  On  était  en  automne, 
après  les  récoltes;  des  masses  de  paysans  allaient  comme  nous  à 
Sarrebourg.  Le  ciel  brillait,  les  arbres  et  les  haies  avaient  revêtu 
leurs  belles  teintes  de  rouille;  pas  un  souffle  dans  l'air,  quelques 
légers  nuages  blancs  voguant  dans  l'immensité. 

Enfin  le  rappel  bat;  les  hommes  passent  en  grande  tenue  ;  mon 
père  sort  à  son  tour,  en  disant  : 

—  A  ce  soir  I 

n  allonge  le  pas  vers  la  place  d'armes. 

Puis  arrive  la  grande  voiture  de  Mâcri,  où  nous  montons.  Mâcri, 
le  dos  rood  sous  sa  blouse,  le  grand  chapeau  rabattu  le  long  des 
reins,  assis  sur  le  devant,  le  fouet  à  la  main,  attend  les  retarda- 
taires. Déjà  nous  avons  pris  notre  place,  Justine  et  moi,  entre  Fran- 
çoise et  Nicole.  M"**  Desjardins  et  sa  nièce  Lucie  qu'on  attendait, 
arrivait...  On  rit,.,  on  s'établit. 

Et  voilà  que  les  tambours  battent  la  marche,  la  garde  nationale 
se  met  en  route,  nous  la  voyons  défiler  vers  la  porte  de  France,  et 
Dotre  voiture  la  suit  de  loin  au  pas  ;  d'autres  nous  précédaient* 

Justine  et  moi,  pressés  l'un  contre  l'autre,  nous  regardions  se 
suivre  les  vergers,  les  petits  villages  de  Mittelbronn,  de  Saint- 
Jean,  etc;  les  gens,  sur  leurs  portes,  nous  saluer;  et  puis  les 


60  ISTUB  DE8  DEUX  K0NDB8. 

coqs,  les  régîmens  de  poules,  les  chiens  aboyant  à  la  chaîne,  les 
vieilles  masures  lorraines  à  fenêtres  carrées  et  toitures  plates,  les 
hangars,  les  grands  puits  à  margelle,  surmontés  de  leurs  longues 
poutres  à  bascule,  où  pendent  la  corde  et  les  seaux...  que  sais-je?.. 

Étant  rarement  sortis  de  chez  nous,  tout  nous  était  nouveau, 
extraordinaire...  Et  devant  nous,  à  demi-portée  de  fusil,  marchait  le 
bataillon.  Mon  ami  Florentin  et  les  officiers  scintillaient  au  soleil 
avec  leurs  ép^ulettes  ;  les  tambours,  la  caisse  sur  le  dos,  trottaient. 
Tout  cela  marchait  en  bon  ordre,  comme  un  bataillon  de  vieilles 
troupes. 

Et  tout  à  coup  au  loin  s'élève  le  Chant  du  départ  : 

La  yictoire,  en  chantant,  nous  onvre  la  barrière... 


II  s'étend  sur  les  collines  dépouillées  de  leurs  récoltes. 

Toutes  ces  impressions  lointaines  me  sont  restées,  c'est  un  de 
mes  plus  beaux  souvenirs. 

Après  quatre  heures  de  marche,  nous  découvrîmes  enfin  Sarre- 
bourg  :  une  longue  file  de  maisons  à  toiture  rouge,  entourées  de 
vieux  remparts  croulans,  au  bas  d'une  côte  ;  le  clocher  rustique  au 
fond,  et  plus  loin,  la  Sarre  qui  se  déroule  à  perte  de  vue  sur  la 
droite,  entre  les  vieux  saules  et  les  meules  de  foin  entassées  sur  ses 
rives. 

Ah  1  que  l'on  reconnaît  bien  à  ces  rivières  les  paysages  de  notre 
compatriote  Claude  Lorrain  !..  Gomme  il  a  dû  les  contempler  et 
rêver  sur  leurs  bords,  pour  les  peindre  avec  tant  de  grandeur 
mélancolique  et  de  vérité  I..  Comme  ces  flots  tumultueux  galopent 
sur  les  cailloux,  en  reflétant  la  lumière  brisée,  et  puis  se  ralentis- 
sent sur  les  fonds  de  vase,  en  miroitant  avec  calme  au  soleil I.. 
Comme  tout  cela,  c'est  bien  notre  cher  pays  de  Lorraine,  qu'on  ose 
dire  allemand  !..  Notre  âme,  nos  souvenirs,  les  os  de  nos  pères,  n'en 
restent  pas  moins  là-bas,  et  si,  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise,  nos  yeux  ne 
doivent  plus  le  revoir,.,  eh  bien!  longtemps  notre  esprit  s'y  pro- 
mènera pour  maudire  les  envahisseurs  et  garder  le  souvenir  de  la 
patrie  française. 

A  Sarrebourg,  on  nous  attendait.  Mille  cris  de  :  «  Vive  la  garde 
nationale  de  PhaIsbourgI  »  nous  accueillirent  partant  de  toutes 
les  fenêtres.  Nos  tambours  battaient  avec  ardeur,  nos  honunes 
emboîtaient  le  pas,  notre  voiture  roulait  derrière. 

D'autres  gardes  nationales  :  celles  de  Lorquin,  de  Fénétrange, 
de  Réchicourt-le-Château,  étaient  arrivées  avant  nous,  toutes  les 
auberges  en  fourmillaient. 


LES  TIEDX  DE  LA  TISILLE*  61 

Sar  la  place,  on  crie  :  a  Halte  I  »  Oo  met  les  fusils  en  faisceaux, 
on  place  les  sentinelles  pour  les  garder,  et  les  autorités  viennent 
recevoir  Florentin  avec  son  état-major.  On  les  conduit  à  l'hôtel  de 
ville,  où  doit  avoir  lieu  un  grand  banquet. 

Nous  autres,  nous  entrons  à  l'auberge  de  M**'  Âdler.  Quel 
bruit  !..  quel  tumulte  dans  la  grande  salle  en  basi..  que  de  gens 
entrent  et  sortent  :  des  paysans,  des  citadins,  des  gardes  natio- 
naux I 

Représentez-vous  une  longue  table  étincelante  de  verres,  de 
carafes,  d'assiettes,  de  fleurs,  et  à  côté  la  cuisine  ouverte  au  large, 
où  flamboie  l'âtre,  envoyant  mille  bonnes  odeurs  de  gibier,  de  pois- 
son, de  rôtis  jusque  dans  la  rue,  par  chaudes  bouffées;  les  casse- 
roles se  remuent,  le  tourne  broche  va  son  train.  ••  Quel  coup  d'œil  I 

H"^  Adler  était  venue  nous  recevoir. 

Nous  entrâmes  dans  une  chambre  à  part,  où  l'on  se  lava  les 
mains,  la  figure. 

Justine  et  moi,  nous  nous  regardions  émerveillés  :  le  bonheur 
était  peint  sur  notre  figure. 

Hais  comment  vous  raconter  le  dîner,  qui  commença  vers  onze 
heures  et  ne  finit  qu'au  moment  du  roulement  des  tambours  sur  la 
place,  à  la  distribution  des  drapeaux?  Gomment  vous  représenter 
ces  soupières  ventrues,  ces  quartiers  de  viande,  ces  lièvres  en  civet, 
ces  ramiers  à  la  crapaudine,  ces  canards  aux  olives,  ces  poissons 
de  la  Sarre  :  brochets,  carpes  aux  larges  écailles^  tanches  dorées  et 
bronzées  nourries  dans  l'eau  vive  qui  se  précipite  du  Donon? 
Comment  surtout  vous  donner  une  idée  des  crèmes  à  la  vanille, 
au  chocolat,  des  gâteaux  en  forme  de  cathédrale,  le  coq  gaulois  en 
haut,  et  des  fruits  :  poires,  pèches,  raisin,  entassés  en  pyramides 
sur  de  larges  plats  festonnés?..  C'est  impossible  !.. 

H"*  Adler  passait  avec  raison  pour  l'une  des  meilleures  cuisi- 
nières du  pays.  En  a-t-elle  régalé  des  générations  de  voyageurs  et 
de  bons  propriétaires  des  environs  en  route  pour  leurs  affaires, 
durant  soixante  ansl..  Et  le  bon  vin  de  Toull..  de  Thiaucourtl.. 

On  ne  se  figurera  jamais  le  nombre  de  plats  auxquels  peut  goû- 
ter un  enfant,  —  et  surtout  un  enfant  élevé  sur  le  haut  plateau  de 
Pbalsbourg,  —  sans  en  éprouver  autre  chose  qu'une  douce  satis- 
faction. Justine  et  moi  nous  n'en  laissions  passer  ai)cun;  et  ni 
Frentzel  ni  Nicole  n'avaient  la  malheureuse  idée  de  nous  priver  de 
quelque  chose  pour  nous  rendre  la  taille  plus  fine.  Aussi  nous 
étions  ventrus  et  joufQus  et  nous  riions  toujours. 

Enfin,  au  roulement  des  tambours  sur  la  place,  tout  le  monde 
sortit. 

Hâcri,  qui  mangeait  à  la  cuisine,  était  déjà  sur  sa  charrette;  il 
nous  aida  lui-même  à  monter  ;  puis,  à  travers  la  foule  innombrable. 


62  HE?tJB  BE8  DSn  HORDES* 

nôtts  Armâmes  jnsqae  devant  la  soushpréfectore,  et  sur  notre  voi- 
ture, comme  du  haut  d'une  tribune,  nous  vîmes  distribuer  les  dra- 
peaux à  toutes  les  gardes  nationales  de  rarrondisseaient;  nous 
entendîmes  battre  la  générale  à  chaque  remise  de  ce  «  noble 
insigne  national  » ,  comme  disait  le  préfet  en  iubit  bleu  chamarré 
de  broderies  d'or;  nous  entendîmes  les  discours  des  autorités  ;  mais 
pour  TOUS  avouer  la  vérité,  nous  ne  comprimes  pas  grand' chose  à 
ces  harangues.  C'était  trop  magnifique  pour  nous,  et  les  quelques 
mots  de  Florentin  et  de  mon  père  m'en  avaient  plus  af^ris  sur  le 
drapeau  de  la  France  et  les  devoirs  du  soldat,  que  toutes  ces  paroles 
solennelles. 

Après  cela,  n<otre  drapeau  de  Phalsbourg,  surmonté  d'un  coq 
superbe,  ayaxit  été  salué,  fut  remis  au  lieutenant  Blancbet,  chargé 
de  sa  garde;  et  la  cérémonie  étant  terminée,  on  songea  qu'il  était 
temps  de  retourner  chez  nous,  d'autant  plus  que  les  petits  nuages 
du  matin  avaient  fini  par  se  réuair  et  qu'il  commençait  à  pleuvoir. 

Toutefois,  avant  de  se  remettre  en  route,  on  but  encore  quelques 
bons  coups;  et  tout  ce  qui  me  revient  de  notre  départ,  c'e5t  que 
j'avais  grand  sommeil,  ainsi  que  Justine,  et  que  les  dames  nous 
prirent  sur  leurs  genoux. 

Nous  dormions  depuis  quatre  heures,  au  roulement  des  pas,  aux 
cahots  de  la  voiture,  et  rien  ne  troublait  notre  profond  repos,  quimd 
tout  à  coup  un  miurmure  étrange  nous  réveilla. 

Notre  charrette  venait  de  s'arrêter.  Je  me  dressai,  la  tète  encore 
alourdie,  et  je  regardai. 

Le  bataillon,  en  colonne  de  marche,  l'arme  au  bras,  stationnait 
devant  l'avancée  de  Phalsbourg.  La  sentinelle  du  18',  au  haut  de 
la  demi-lune,  criait  :  —  Qui  vive?  —  on  lui  répondait  :  —  France  !.• 
.Garde  nationale  de  Phalsbourg  I  —  Un  piquet  du  poste  de  la  porte 
de  France  s'avançait  pour  nous  reconnaître,  et,  dans  ce  moment, 
d'un  bout  à  l'autre  de  notre  cokmne,  tout  le  monde  demandait  : 

—  Le  drapeau?..  Le  drapeau?..  Où  est  le  drapeau  ?.. 
Ce  n'était  qu'une  rumem:  sur  toute  la  ligne. 

Et  comme  la  sentinelle  criait  : 

—  Quand  il  vous  plaira. 

Florentin,  furieux,  accourait  derrière  la  colonne,  criant  de  sa 
voix  vibrante  : 

—  Que  le  drapeau  s'avance,  mille  tonnerres  !.. 

Alors  le  capitaine  Âder,  sortant  des  rangs,  lui  répondit  à  deux 
pas  de  notre  voiture  : 

—  Le  porte-drapeau  Blancbet  et  plusieurs  hommes  de  la  com- 
pagnie sont  restés  en  arrière  ;  depuis  deux  heures  le  drapeau  n'a 
pas  paru  au  bataillon. 

—  Ce  sont  donc  des  traltreS)  capitaine? 

I 


LB8  TIEOX  0B  LA  YIEIIXe.  63 

—  Non,  mon  commandant,  ils  se  seront  arrêtés  dans  quelque 
cabaret  en  chemin,  ils  aurait  tout  ouUié  pour  boire  :  Blaochet  est 
un  i\TOgne  I 

Florentin  frémit,  et  lançant  un  regard  terrible  au  capitaine  ; 

—  Pourquoi  ne  m'avez-TOus  pas  prévenu?  dit-il  les  dents  ser- 
rées. 

—  Je  pensais  qu'ils  rejoindraient  avant  notre  arrivée  à  Phals- 
bourg,  dit  Ader,  je  ne  pouvais  pas  croire  à  tant  de  honte  ! 

—  Malheureux l  s'écria  Florentin;  et  son  épée,  jaillissant  du 
fourreau,  s'appuya  sur  la  poitrine  du  capitaine,  qui  pâlit,  mais 
resta  ferme. 

—  Commandant,  iit-il  en  se  redressant,  je  suis  un  vieux  soldat 
de  la  grande  armée  I 

A  ces  mots,  Florentin  repoussant  son  épée  dans  le  fourreau  d'un 
geste  sauvage  et  lançant  un  regard  farouche  sur  la  route,  bégaya, 
la  main  en  l'air  : 

—  Ah  !  les  misérables  I  Et  dire  que  je  ne  leur  passerai  pas  mon 
épée  dans  le  ventre  I 

Sa  figure  était  effrayante  :  les  moustaches  hérissées,  l'œil  san- 
glant. 
Il  voyait  tout  son  travail,  toutes  ses  espérances  perdues  :  il  voyait, 

—  au  lieu  de  son  entrée  triomphale,  les  trois  couleurs  déployées, 

—  le  défilé  de  la  colonne,  la  tête  basse,  devant  le  poste  de  la  porte, 
présentant  les  armes  et  battant  aux  champs  pour  saluer  un  drapeau 
resté  sur  une  table  d'auberge  au  milieu  de  quelques  ivrogaes;  il 
voyait,  en  ville,  le  sourire  des  envieux  et  des  lâches,.  •  et  chose  plus 
terrible  encore,  la  douleur  des  iHraves,  à  la  vue  du  bataillon  ren- 
trant comme  une  troupe  vaincue,  déshonorée,  qui  a  laissé  son  éten- 
dard aux  mains  de  l'ennemi  I 

Son  cœur  se  retournait,  et  regardant  en  arrière»  d'une  voixépou- 
Tantable,  il  cria  : 

—  Rompez  les  rangs  1 

Car  il  voulait  sauver  à  la  garde  nationale  la  honte  de  rentrer 
saos  les  trois  couleurs  en  tête  ;  il  aimait  mieux  voir  tout  s'en  aller 
à  la  débandade. 

Les  rangs  se  rompirent,  et  les  gardes  nationaux,  par  trois,  par 
cinq,  par  six,  le  fusil  à  volonté,  allongeant  le  pas,  traversèrent  La 
porte  en  désordre  ;  et  Florentin  derrière,  as^tant  à  cette  débâcle, 
l'en  alla  le  dernier,  comme  un  général  qui  suit  la  déroute  de  son 
innée,  b  mort  dans  l'âme. 

Frenlael  et  nous  tous,  aya&t  vu  ces  choses,  nous  en  étions  con- 
sternés; notre  voiture  se  traînait  lentement  derrière  la  colonne. 

Nous  ne  comprenions  pourtant  pas  encore  l'aOreiu  malheur  qui 
devait  arrhrer;  Frentael  disaii  seul^aent  :. 


6&  BETUB  DES  DEUX  MONDES* 

—  Mon  Dieu,  que  Florentin  doit  être  malheureux I.«  Obi  les 
gueux  I..  Rester  en  arrière  avec  le  drapeau I  si  c'était  devant  l'en- 
nemi, on  les  fusillerait  tous  jusqu'au  demierl 

Et  Nicole,  indignée,  disait  : 

—  Oui,  ce  sont  de  fameuses  canailles,.,  des  ivrognes  !•• 
C'est  ainsi  que  nous  passâmes  sur  le  pont. 

En  ville,  devant  notre  boutique,  nous  descendîmes  de  voiture. 
Mon  père  était  là,  appuyé  sur  son  fusil,  aussi  blanc  qu'un  linge. 

—  Si  je  voyais  ce  Blanchet  revenir,  disait-il,  je  ferais  feu  sur 
lui  comme  sur  un  Prussien  I 

Le  souvenir  de  son  départ,  comme  volontaire,  en  1707,  le  dra- 
peau national  en  avant,  lui  faisait  sentir  l'horreur  d'un  pareil 
crime. 

Que  voulez-vous  ?  On  ne  devrait  jamais  laisser  des  ivrognes  dans 
un  poste  d'honneur,  on  devrait  savoir  qu'ils  sont  capables  de  toutes 
les  ignominies. 

Enfin,  étant  descendus,  Frentzel  et  moi  nous  courûmes  à  la  mai- 
son; et  comme  nous  arrivions,  Florentin  jetait  son  schako  et  son 
épée  sur  la  table,  il  s'arrachait  les  épaulettes  et  la  croix,  sans  dire 
un  mot;  il  entrait  dans  l'alcôve  sombre  et  s'étendait  tout  habillé 
sur  son  lit. 

—  Florentin,  criait  Françoise  d'une  voix  désolée,  tu  ne  me  parles 
pasl.. 

Il  n'entendait  rien. 

—  Florentin,  au  nom  du  ciel,  réponds-moi  ! 
Il  gardait  le  silence. 

Alors,  moi,  fondant  en  larmes,  je  lui  criai  : 

—  Mon  amil..  mon  amil«.  réponds-nous  I • . 

—  Allez-vous-en  1  dit-il...  Allez- vous-enl.. 
Et  comme  je  sanglotais  plus  fort  : 

—  Va-t'en,  mon  ami,  fit-il;  va-t'en...  Tu  me  déchires  le  cœuri 
Alors  Françoise  courut  dehors  chercher  du  secours,  je  la  suivis, 

et  Florentin  resta  seul,  perdu  dans  sa  douleur  horrible  :  le  drapeau 
pour  lui,  c'était  l'honneur,  il  se  croyait  déshonoré  I 

Mais  que  les  enfans  sont  heureux  I  Ils  ne  comprennent  pas  en- 
core ces  grandes  douleurs  de  la  vie,  ces  désespoirs  qui  vous  tuent 
plus  sûrement  que  le  poignard  ;  ils  pleurent  et  tout  de  suite  se 
consolent  I  C'est  à  l'homme  seul  qu'est  réservée  cette  épreuve  su- 
prême de  la  souffrance  morale,  qui  vous  montre  la  ruine  de  vos 
espérances  et  la  honte  pour  tout  avenir  ;  l'enfant  ne  supporterait 
pas  ce  spectacle  udo  seconde  et  tomberait  foudroyé...  A  chacun  son 
fardeau,  selon  ses  forces,  il  est  bien  assez  lourd  pour  nous  tous... 
Ainsi  l'a  voulu  l'Éternel  I 

Quelques  bonnes  gens  me  voyant  sangloter  sur  la  porte,  m'em- 


■1 

I 


LES  VIEUX  DE  LA  TIEIIXE.  65 

menèrent  chez  nous  ;  et  comme  j'étais  accablé  de  fatigue,  on  me 
coQcha  et  je  m'endormis  aussitôt. 

Le  lendemain  il  pleuvait  à  verse  ;  en  m'éveiUant  je  vis  Tondée 
couler  sur  nos  vitres  à  flots.  Excepté  ce  grand  murmure  de  Teau 
qui  tombe,  pas  un  bruit  ne  s'entendait  au  loin. 

Je  m'habillais,  me  rappelant  à  peine  ce  gui  était  arrivé  la  veille, 
lorsque  deux  personnes  passèrent  en  courant  devant  nos  fenêtres  : 
c'étaient  le  médecin  militaire,  M.  Billard,  et  celui  de  la  ville, 
H.  Poirot,  et,  tout  enfant  que  j'étais,  l'idée  me  vint  qu'ils  allaient 
chez  un  malade. 

Quelques  instans  après.  Rose  entra  et  me  dit  : 

—  Ton  pauvre  ami  Florentin  est  bien  mal. 

Alors  tout  me  revint,  et  je  sortis,  malgré  la  pluie,  pour  courir 
chez  mon  ami. 

La  petite  chambre,  où  nous  avions  passé  tant  d'heureux  instans 
était  pleine  de  gens  qui  se  regardaient  en  silence.  Frentzel,  assise 
dans  le  fauteuil,  la  figure  dans  son  tablier,  ne  bougeait  pas  :  les 
deux  médecins  seuls  se  trouvaient  dans  Talcôve,  et  Ton  entendait 
Florentin  respirer  profondément. 

Les  médecins  lui  parlaient,  il  ne  leur  répondait  pas. 

Hou  père,  qui  se  tenait  près  de  la  fenêtre,  me  prenant  par  la 
main,  me  conduisit  dans  l'alcôve  et  dit  à  l'oreille  au  médecin-major  : 

—  Yoid  l'enfant  qu'il  aime,.,  peut-être  l'entendra-t-il. 

Alors  on  me  dressa  sur  une  chaise  et  je  vis  devant  içoi  Florentin, 
grand,  —  il  me  parut  plus  grand  que  je  ne  l'avais  jamais  vu  I  — 
Et  sa  figure  pâle,  ses  moustaches  grises  et  les  quelques  cheveux 
blancs  qui  lui  restaient  avaient  quelque  chose  de  si  triste,  que  je 
me  pris  à  sangloter,  en  l'appelant  : 

—  Honamil.. 

n  ouvrit  lentement  ses  yeux  et  me  regarda,  mais  aucun  trait  de 
sa  longue  figure  ne  bougea;  pourtant  il  semblait  me  reconnaître, 
et  sa  main,  s'élevant  de  la  couverture,  s'étendit  vers  moi. 

Tous  les  autres,  penchés  à  l'entrée  de  l'alcôve,  murmuraient  : 

—  n  l'a  reconnu  I.. 

Le  médecin-major  Billard  dit  : 

—  Oui,  il  l'a  reconnu,.,  mais  il  est  bien  bas  I 

Dans  ce  moment,  un  bruit  s'éleva  dehors,  dans  la  petite  allée,  et 
l'cm  se  demandait  : 

—  Qu'est-ce  que  c'est? 

Quelqu'un  alla  voir  et  vint  dire  que  le  capitaine  Ader  et  le  tam- 
bonr-maltre  Padoue  rapportaient  le  drapeau  ;  ils  étaient  partis  la 
veille  au  soir  à  sa  recherche;  et  le  capitaine  Ader,  trempé  de  pluie, 

ion  un.  —  1880.  S 


66  BETOB  DES  DfiVX  KONDES» 

Tépée  an  côté,  Vdir  ft»tmche  et  le  drapeau  dans  90ii  étui  à  la  mais^ 
entra  en  disant  : 

—  Le  misérable  a  reçu  son  compte,.,  i)  est  là-bas  dans  Therbe, 
derrière  Tauberge  de  la  Mafadrie  ;  il  ne  déshonorera  plus  les  brayes 
gens,  l'ivrogne! 

On  comprit  qu'un  du^  ayatt  eu  Heu  et  que  Biancbet  avait  été  tué. 
Hais  comme  Ader  s'avançait  vers  Talcéve,  Françoise,  se  levant 
précipitamment,  dit  : 

—  Non!.,  non  !..  n'entrez  pas...  C'est  Lucien  qui  doit  lui  pré- 
senter le  drapeau...  Votre  vue  le  tuerait,  monsieur  Ader. 

Elle  fondait  en  larmes,  et  tous  les  assistans  comprirent  qu'elle  avait 
raison.  On  tira  donc  le  drapeau  de  son  étui  et  l'on  me  dit  de  le 
tenir,  puis  d'appeler  Florentin,  ce  que  je  fis  en  criant  : 

—  Mon  ami!.,  mon  ami  !..  tiens,  voici  ton  drapeau! 

Et  pour  la  seconde  fois  il  ouvrit  les  yeux,  me  regardant  d'abord, 
puis  le  drapeau  du  liaut  en  bas;  un  éclair  illumina  son  front,  sa 
main  se  leva  et  je  couchai  le  drapeau  près  du  vieillard,  contre 
son  épaule.  Alors,  exhalant  un  loc^  soupir,  il  psrut  s'apaiser  ;  ses 
traits  rigides  se  détendirent,  une  sorte  de  sourire  entr'oovric  ses 
lëvres,  une  grande  pâleur  couvrit  sa  face;.,  il  cessa  de  respirer... 
Son  bras  gauche  s'était  replié,  serrant  le  drapeau  sur  son  cœur... 
Je  croyais  qu'il  dormait. 

Ainsi  mourut  Sébastien  Florentin,  le  16  octobre  1830. 

Et  tout  ce  jour-là,  jusqu'au  soir,  ses  nombreux  amis  de  Phals- 
boui^»  les  gardes  nationaux  qui  l'avaienl  nommé  à  l'unanimité, 
défilèrent  dans  son  alcôve  et  le  regi^^^ent. 

II  était  grand  et  beau,  avec  son  drapean  tricolore  dont  les  plis 
l'enveloppaient;  il  semblait  être  redevenu  jeune  et  défendre  le  sol 
de  la  patrie,  comme  à  Yalmy,  à  Jemmapes,  à  Fleurus. 

Bien  des  années  se  sont  passées  depuis  la  mort  du  vieux  soldat, 
et  ht  grande  cérémonie  funèbre  qui  suivit  reste  présente  à  naa 
mémoire. 

(Tétait  une  do  ces  journées  d'automne  encore  cbaudesr,  mais  bru- 
meuses, qui  suivent  les  orages.  Les  arbres  se  volent  comme  des 
ombres  au  milieu  du  brouillard.  Dans  ce  temps  aussi,  les  oiseaux 
ayant  fini  depuis  longtemps  de  nicher,  les  hirondelles  étant  par- 
ties, tout  est  silencieux. 

Toute  la  ville  et  les  environs  suivaient  le  cercueil  de  mon  anai, 
où  reposaient  sa  croix  et  son  épée.  Les  tambours,  couverts  d'un 
crêpe,  battaient  sourdement  et  s'interrompaient  de  seconde  en 
seconde  comme  par  un  sanglot.  La  garde  nationale  entière,  mne 
compagnie  du  18*^  en  tftte,  accompagnait  le  convoi  funèbre,  les 
fusils  renversés  sous  le  bras.  Puis  venaient  les  hœinétes  boiffgeois. 


XES  yxxtm  m  la  tieilie*  '(J7 

lesboBDes  femmes  suivant  à  perte  de  Tue;  le  cortège  se  prolon- 
geait depuis  le  cimetière  jusqu'à  la  ville. 

Nicole  et  Françoise  marchaient  devant  nous,  tout  en  larmes; 
Justine  me  tenait  par  la  main.  Nous  n'étions  pas  encore  entrés  au 
cimetière,  nous  n'avions  jamais  pasaC  près  41e  ces  tombes,  de  ces 
croix,  sous  les  vieui:  saules,  dont  les  feuilles  se  détachaient  au 
souffle  de  l'automne  et  voltigeaient  autour  de  nous,  et  nous  n'a- 
vions pas  encore  regardé  la  fosse  ouverte,  entourée  de  terre  fraî- 
chement ramaée,  où  des  os  et  des  tètes  apparaissent  roifondus 
avec  la  glèbe. 

Cette  vue,  je  dois  le  dire,  me  fit  horreur.  Et  quand  le  cercueil 
de  mon  ami  glissa  sur  les  cordes,  au  fond  du  grand  trou  noir; 
quand  les  soldats  s'approchèrent  un  à  un,  la  crosse  du  fusil  à 
l'épaule,  pour  tirer  daas  le  gouffre;  quand  les  sanglots  éclatèrent 
de  tous  les  côtés  au  milieu  de  la  foule,  je  fus  sur  le  point  de 
défaillir. 

Ahl  si  quelque  chose  avait  pu  réveiller  Florentin,  c'était  bien 
cette  fusillade  qu'il  avait  entendue  sur  tous  les  champs  de  bataûUe 
depuis  M,  et  qu'il  espérait  encore  entendre  à  Sarrelouis,  la  vieille 
terre  française  qu'on  nous  avût  arrachée  après  nos  désastres  I.« 
Oail..  Mais  c'était  fini...  son  souvenir  seul  restait  debout  devant 
moi. 

En  revenant  de  là,  parmi  la  foule  dispersée,  les  femmes  déso- 
lées, je  crois  sentir  encore  la  petite  mafad  de  Justine  me  passer  sur 
la  figure  pour  essuyer  mes  larmes,  et  je  l'entends  murmurer  : 

—  Ne  pleure  pas  comme  cela,  Lucien...  Il  t'aime  toujours  !..  Ma 
mère  m'a  dit  que  tous  les  braves  igens  reviennent  et  qu'ils  sont 
là4iaut  qui  nous  regardent 

Ainsi  finirent  les  beaux  jours  de  mon  enfance  ::  dans  la  désola- 
tioD  !  Et  bientôt  tallaient  commencer  les  rudes  éprouves  de  l'école, 
du  travail  et  des  illusions  jperdues,  auxquelles  aous  sommes  tous 
destinés. 

fieai;eax  ceux  qû  les  supportent  avec  courage  et  çpà  ^ eu? mt  se 
diise: 

— -  J'ai  toigours  fait  mron  devoir.! 

C'est  la  plus  grande  consolation  de  l'honnête  homme  à  «a  demîèire 
bsQie» 


SOUVENIRS 


D'ENFANCE    ET   DE   JEUNESSE 


LE   PETIT    SÉMINAIRE   SAINT-NICOLAS-DU-CHARDONNET. 


I. 

Beaucoup  de  personnes  qui  m'accordent  un  esprit  clair  s'éton- 
nent que  j'aie  pu,  dans  mon  enfance  et  ma  jeunesse,  adhérer  à  des 
croyances  dont  l'impossibilité  s'est  ensuite  révélée  à  moi  d'une 
façon  évidente.  Rien  de  plus  simple  cependant,  et  il  est  bien  pro- 
bal)le  que,  si  un  incident  extérieur  n'était  venu  me  tirer  brusque- 
ment du  milieu  honnête,  mais  borné,  où  s'était  passée  mon  enfance, 
j'aurais  conservé  toute  ma  vie  la  foi  qui  m'était  apparue  d'abord 
comme  l'expression  absolue  de  la  vérité.  J'ai  raconté  comment 
je  reçus  mon  éducation  dans  un  petit  collège  d'excellens  prêtres, 
qui  m'apprirent  le  latin  à  l'ancienne  manière  (c'était  la  bonne), 
c'est-à-dire  avec  des  livres  élémentaires  détestables,  sans  méthode, 
presque  sans  grammaire,  comme  l'ont  appris  au  iv*  et  au 
XVI'  siècles  Érasme  et  les  humanistes  qui,  depuis  l'antiquité,  l'ont 
le  mieux  su.  Ces  dignes  ecclésiastiques  étaient  les  hommes  les  plus 
respectables  du  monde.  Sans  rien  de  ce  qu'on  appelle  maintenant 

(1)  VoyM  U  Revu9  da  15  man  et  da  !•>  décanbK  1876. 


SOUVENIRS   d'enfance   ET   DE  JEUNESSE.  69 

pédagogie,  ils  pratiquaient  la  première  règle  de  l'éducation,  qui 
est  de  ne  pas  trop  faciliter  des  exercices  dont  le  but  est  la  diffi- 
culté yaincue.  Ils  cherchaient  par-dessus  tout  à  former  d'honnêtes 
gens.  Leurs  leçons  de  bonté  et  de  moralité,  qui  me  semblaient  la 
dictée  même  du  cœur  et  de  la  vertu,  étaient  pour  moi  inséparables 
du  dogme  qu'ils  enseignaient.  Jusqu'à  mon  départ  de  ma  ville 
natale,  je  n'eus  jamais  un  doute  sur  tout  ce  qu'ils  me  dirent.  L'é- 
ducation historique  qu'ils  me  donnèrent  consista  uniquement  à  me 
faire  lire  Rollin.  De  critique,  de  sciences  naturelles,  de  philosophie, 
il  ne  pouvait  naturellement   être   question  encore.   Quant  au 
xa'  siècle,  aux  idées  déjà  professées  par  tant  de  bouches  élo- 
quentes, c'était  ce  que  mes  excellons  maJtres  ignoraient  le  plus.  On 
ne  vit  jamais  un  isolement  plus][complet  de  l'air  ambiant.  Un  légi- 
timisme  implacable  écartait  jusqu'à  la  possibilité  de  nommer  sans 
horreur  la  révolution  et  Napoléon.  Je  ne  connus  guère  l'empire 
que  par  le  concierge  du  collège.  Il  avait  dans  sa  loge  beaucoup 
d'images  populaires  :  «  Regarde  Bonaparte^  me  dit-il  un  jour,  en 
me  montrant  une  de  ces  images;  ah  !  c'était  un  patriote,  celui-là!  n 
De  la  littérature  contemporaine,  jamais  un   mot.  La  littérature 
française  finissait  à  l'abbé  Delille.  On  connaissait  Chateaubriand  ; 
mais  avec  un  instinct  plus  juste  que  celui  des  prétendus  néo- 
catholiques, pleins  de  naïves  illusions,  ces  bons  vieux  prêtres  se 
défiaient  de  lui.  Un  Tertullien  égayant  son  ÂpoIogHique  par  Atala 
et  René  leur  inspirait  peu  de  confiance.  Lamartine  les  troublait 
encore  plus;  ils  devinaient  chez  lui  une  foi  peu  solide;  ils  voyaient 
ses  fugues  ultérieures.  Toutes  ces  observations  faisaient  honneur 
à  leur  sagacité  orthodoxe;  mais  il  en  résultait  pour  leurs  élèves  un 
horizon  singulièrement  fermé.  Le  Traité  des  éludes  de  Rollin  est 
un  livre  plein  de  vues  larges  auprès  du  cercle  de  pieuse  médiocrité 
oà  s'enfermaient  par  devoir  ces  maîtres  exquis. 

Ainsi,  au  lendemain  de  la  révolution  de  1830,  l'éducation  que  je 
reçus  fut  celle  qui  se  donnait,  il  y  a  deux  cents  ans,  dans  les  sociétés 
religieuses  les  plus  austères.  Elle  n'en  était  pas  plus  mauvaise  pour 
cela;  c'était  la  forte  et  sobre  éducation,  très  pieuse,  mais  très  peu 
jésuitique,  qui  forma  les  générations  de  l'ancienne  France,  et  d'où 
l'on  sortait  à  la  fois  si  sérieux  et  si  chrétien.  Élevé  par  des  maî- 
tres qui  renouvelaient  ceux  de  Port-Royal,  moins  l'hérésie,  mais 
aussi  moins  le  talept  d'écrire,  je  fus  donc  excusable,  à  l'âge  de 
douze  ou  quinze  ans,  d'avoir,  comme  un  élève  de  Nicole  ou  de 
M.  Hermant,  admis  la  vérité  du  christianisme.  Mon  état  ne  différait 
pas  de  celui  de  tant  de  bons  esprits  du  xvn*  siècle,  mettant  la  reli- 
gion hors  de  doute,  ce  qui  n'empêchait  pas  qu'ils  n'eussent  sur 
tout  le  reste  des  idées  fort  claires.  J'appris  plus  tard  des  choses  qui 


70  ftBYUE  DES  mSUl  MOITDES. 

me  firent  Tenoncer  aux  croyaxices  dirétiennefl  ;  mais  il  feut  profon- 
dément ignorer  l'histoire  et  l'esprit  humain  ponr  ne  pas  stvGÛr 
quelle  chaîne  oes  amples,*  fortes  et  honmèteB  •disciplines  créaient 
pour  les  esprits*  Leur  base  était  une  sévère  moralité,  leoue  pour 
inséparable  de  la  pratique  reli^ease,  une  imamère  de  prendre  k 
vie  comme  impliquant  des  devoirs  envers  la  vérité.  La  lutte  mftme 
pour  se  débarrasser  d'opinions  en  partie  peu  rationnelles  avait  ses 
avantages.  De  œ  qu'un  gamin  de  Paris  écarte  par  une  plaisanterie 
des  croyances  dont  la  raison  d'an  Pascal  ne  réussit  pas  à  se  déga- 
ger, il  ne  faut  cependant  pas  conckiFe  que  Gavrecfae  est  supérieur 
à  Pascal.  Je  l'avoue,  je  me  sens  parfois  humilié  qu'il  m'ait  fallu 
cinq  ou  six  ans  de  recherches  ardentes,  l'hébreu,  les  langues  sémi- 
tiques,  Gesenius,  Ewald  et  la  critique  alleminde,  pour  arriver  juste 
au  résultat  que  ce  petit  drôle  atteint  tout  d'abord  et  comme  du  pre- 
mier bond.  Ces  entassemens  d'Ossa  sur  Pélion  m'apparaissent  alors 
comme  une  énorme  illusion*  Mais  le  P.  Hardouin  disait  qu'il  ne  s'é- 
tait pas  levé  quarante  ans  à  quatre  heures  du  noatin  pour  penser 
comme  tout  le  monde,  ie  ne  puis  admettre  non  plus  que  je  me  sois 
donné  tant  de  mal  pour  combattre  une  pure  chimœra  bombinam. 
Non,  je  ne  peux  croire  qne  mes  labeurs  aient  été  vains,  ni  qu'en 
théologie  on  puisse  avoir  raison  à  aussi  bon  marché  que  le  croient 
les  rieurs.  En  réalité,  peu  de  personnes  ont  le  droit  de  ne  pas  croire 
au  christianisme.  Si  tous  savaient  combien  le  filet  tissé  par  les  théo- 
logiens est  solide,  conune  il  est  difficile  d'en  rompre  les  mailles, 
quelle  érudition  on  y  a  déployée,  quelle  critique  il  faut  pour 
dénouer  tout  celai..  J'ai  remarqué  que  d'excellens  esprits  qui  se 
sont  mis  trop  tard  à  cette  étude  se  sent  pris  à  la  glu  et  n'ont  pu 
s*en  détacher. 

Mes  maîtres  m'enseignèrent  d'ailleiffs  quriqae  chose  qui  valait 
infiniment  mieux  que  la  critique  ou  la  sagacité  philosophique;  ils 
m'apprirent  l'amour  de  la  vérité,  le  respect  «de  la  raison,  le  sérieux 
de  la  vie.  Voilà  la  oeale  chose  en  moi  qui  n'ait  jamais  varié.  Je  sor- 
tis de  leurs  mains  avec  un  sentiment  uioral  tellement  prêt  à  touftes 
les  épreuves  que  la  légèreté  parisienne  put  ensuite  ptUîner  ce  bijou 
sans  Taltérer.  Je  fus  fait  de  telle  sorte  pour  la  vie  désintéreasé^e, 
pour  le  bien,  pour  le  vrai,  qu'il  m'eût  été  impossible  de  suivre  une 
carrière  non  vouée  aux  choses  de  l'&me*  Le  irait  d'une  vocation 
absolue,  c'est  rimpossibîlité  pour  celui  qui  en  est  l'objet  de  faire 
autre  chose,  si  bien  que,  s'il  s'écarte  de  la  voie  qui  lui  est  trAoée 
d'en  haut,  il  est  nul,  maladroit,  an-dessous  du  médiocre.  Mes  maî- 
tres me  rendirent  ainsi  tellenaent  impropre  à  touAe  i)eBogiie  tempo- 
refle  que  je  fus  frappé  irrévocablement  ponr  «ne  vie  spiritueile. 
J'aurais  voulu  foifaire  à  cette  vocation  <]tte  je  ne  l'auvais  pu.  fin 


SOUVENIRS  o'eNFANGB  ET  DE  JEUNESSE.  71 

n'importe  quelle  profession,  j'aurais  bonteasement  échoué*  La  rie 
âe  re^)rit  m'apparaissait  comme  seule  nob!e;  toute  professkm 
laoralîfe  me  semblait  senrile  et  indigne  de  mm* 

Akisi,  en  réalité,  je  n'ai  pas  tant  changé  qu^on  pourrait  croire. 
Ce  bon  et  sain  programme  de  l'existence,  que  mes  professeurs 
m'inculquèrent,  je  n'y  ai  jamais  renoncé.  Je  ne  crois  plus  que  le 
christianisoie  soit  le  résumé  surnaturel  de  ce  que  l'homme  doit 
savoir  ;  mais  je  persiste  à  croire  que  l'existence  est  la  chose  du 
monde  la  plus  frivole,  si  on  ne  la  conçoH  comme  un  grand  et  con- 
tinuel devoir.  Vieux  et  chers  maîtres,  maintenant  presque  tous 
morts,  doDt  l'image  m'apparatt  souvent  dans  mes  rêves,  non  comme 
un  reproche,  mais  comme  un  doux  souvenir,  je  ne  vous  ai  p^s  été 
aossi  infidèle  que  vous  croyez.  Oui,  j'ai  reconnu  que  votre  histoire 
était  insuflSsante,  que  votre  critique  n'était  pas  née,  que  votre  phi* 
losophie  naturelle  était  tout  à  fait  au-dessous  de  celle  qui  nous  fait 
accepter  comme  un  dogme  fondamental  :  v  II  n'y  a  pas  de  surnar 
ture)  particulier  ;  »  mais  au  fond  vous  aviez  raison,  et  je  suis  tou- 
jours votre  disciple.  La  vie  n'a  de  prix  que  par  le  dévoûment  à  )a 
vérité  et  au  bien.  Ge  bien,  vous  l'entendiez  d'une  manière  un  peu 
étroite.  Cette  vérité,  vous  la  faisiez  trop  matérielle,  trop  concrète  ; 
an  fond  eependant  vous  aviez  raison,  et  je  vous  remercie  d'avoir 
imprimé  en  moi  comme  une  seconde  nature  ce  principe,  funeste  à 
la  réussite  mondaine,  mais  fécond  pour  le  bonheur,  que  le  bat 
d'une  vie  noble  doit  être  une  poursuite  idéale  et  désintéressée. 

Tool  Je  milieu  où  je  vivais  m'inspirait  les  mêmes  sentimens,  la 
même  façon  de  prendre  la  vie.  Le  Breton  (je  parle  du  peuple, 
surtout  des  marins)  est  extrêmement  idéaliste  ;  on  obtient  tout  de 
loi  par  le  sentiment  de  l'honneur,  en  lui  faisant  bien  entendre 
qu'on  ne  le  paie  pas,  que  le  courage  et  le  devoir  sont  choses  au- 
dessus  de  tout  salaire.  Mon  grand-père,  quoique  partisan  de  la 
révolution,  avait  refusé  de  s'enrichir  en  achetant  des  biens  natio* 
nsux  ;  m4Ki  père  montra  toujours  une  complète  inaptitude  à  ce  qui 
peut  s'appeler  lucre.  Le  noble,  d'après  les  idées  du  pays,  était  celui 
qui,  ne  gagnant  rien,  n'exploite  personne,  qui  n'a  aucun  profit  que 
le  revenu  de  ses  terres  fixé  par  la  tradition.  Mes  condisciples  étaient 
pour  la  plupart  de  jeunes  paysans  des  environs  de  Tréguier, 
vigoureux,  bien  portans,  braves,  et,  comme  tous  les  individus  placés 
à  un  degré  de  civilisation  inférieure,  portés  &  une  sorte  d'affecta* 
ûaa  virile,  à  une  estime  exagérée  de  la  force  corporelle,  à  un 
certain  mépris  des  femmes  et  de  ce  qui  leur  paraît  féminin.  Presque 
tous  travaillaient  pour  être  prêtres.  Ce  que  j'ai  vu  alors  m'a  donné 
une  grande  aptitude  pour  comprendre  les  phénomènes  historiques 
qoi  te  passent  au  premier  contact  d'une  barbarie  énergique  avec  la 
câvttsaâra.  La  situation  intdlectueUe  des  Germains  à  l'époque  car- 


72  REVUB   DES   DEUX   MONDES. 

lovingienne,  l'état  psychologique  et  littéraire  d'un  Saxo  Gramma- 
ticus,  d'un  Hrabanus  Maurus,  sont  choses  très  claires  pour  moi. 
Le  latin  produisait  sur  ces  natures  fortes  des  effets  étranges.  C'é- 
taient comme  des  mastodontes  faisant  leurs  humanités.  Ils  prenaient 
tout  au  sérieux,  ainsi  que  font  les  Lapons  quand  on  leur  donne  la 
Bible  à  lire.  Nous  nous  communiquions  sur  Salluste,  sur  Tite-Live  des 
réflexions  qui  devaient  fort  ressembler  à  celles  qu'échangeaient  entre 
eux  les  disciples  de  saint  Gall  ou  de  saint  Colomban,  apprenant  le 
latin.  Nous  décidions  que  César  n'était  pas  un  grand  homme,  parce 
qu'il  n'avait  pas  été  vertueux  ;  notre  philosophie  de  l'histoire  était 
celle  d'un  Gépide  ou  d'un  Hérule  par  sa  naïveté  et  sa  simplicité. 

La  race  bretonne  est  une  race  très  chaste.  Les  mœurs  de  cette  jeu- 
nesse, livrée  à  elle-même,  sans  surveillance,  étaient  à  l'abri  de  tout 
reproche.  11  y  avait  alors  au  collège  de  Tréguier  très  peu  d'internes. 
La  plupart  des  élèves  étrangers  à  la  ville  vivaient  dans  les  maisons 
des  particuliers  ;  leurs  parens  de  la  campagne  leur  apportaient,  le 
jour  du  marché,  leurs  petites  provisions.  Je  me  rappelle  une  de  ces 
maisons,  voisine  de  celle  de  ma  famille,  et  où  j'avais  plusieurs  con- 
disciples. La  maltresse,  digne  femme  s'il  en  fut,  vint  à  mourir. 
Son  mari  avait  aussi  peu  de  tête  que  possible,  et  le  peu  qu'il  en 
avait,  il  le  perdait  tous  les  soirs  dans  les  pots  de  cidre.  Dne  petite 
servante,  une  enfant  extrêmement  sage,  sauva  la  situation.  Les 
jeunes  étudians  résolurent  de  la  seconder,  la  maison  continua  de 
marcher,  nonobstant  le  vieil  ivrogne.  J'entendais  toujours  mes 
camarades  parler  avec  une  rare  estime  de  cette  petite  servante,  qui 
était  en  eflet  un  modèle  de  vertu,  et  y  joignait  la  figure  la  plus 
agréable  et  la  plus  douce. 

Le  fait  est  que  ce  qu'on  dit  des  mœurs  cléricales  est,  selon  mon 
expérience,  dénué  de  tout  fondement.  J'ai  passé  treize  ans  de  ma 
vie  entre  les  mains  des  prêtres,  je  n'ai  pas  vu  l'ombre  d'un  scan- 
dale; je  n'ai  connu  que  de  bons  prêtres.  La  confession  peut  avoir, 
dans  certains  pays,  de  graves  inconvéniens.  Je  n'en  ai  pas  vu  une 
trace  dans  ma  jeunesse  ecclésiastique.  Le  vieux  livre  où  je  faisais 
mes  examens  de  conscience  était  l'innocence  même.  Un  seul  péché 
excitait  ma  curiosité  et  mon  inquiétude.  Je  craignais  de  l'avoir  com- 
mis sans  le  savoir.  Un  jour,  je  pris  mon  courage  à  deux  mains,  et  je 
montrai  à  mon  confesseur  l'article  qui  me  troublait.  Voici  ce  qu'il 
y  avait  :  «  Pratiquer  la  simonie  dans  la  collation  des  bénéfices.  »  Je 
demandai  à  mon  confesseur  ce  que  cela  signifiait,  si  je  pouvais 
avoir  commis  ce  péché-là.  Le  digne  homme  me  rassura  et  me  dit 
qu'un  tel  acte  était  tout  à  fait  hors  de  ma  portée. 

Persuadé  par  mes  maîtres  de  deux  vérités  absolues,  la  première 
que  quelqu'un  qui  se  respecte  ne  peut  travailler  qu'à  une  œuvre 
idéale,  que  le  reste  est  secondaire,  infime,  presque  honteux,  igno^ 


SOUYENIBS  d'jsNFINCE  ET  DE  JEUNESSE.  73 

minia  seculiy  la  seconde  que  le  christianisme  est  le  résumé  de  tout 
idè&l,  il  était  inévitable  que  je  me  crusse  destiné  à  être  prêtre.  Cette 
pensée  ne  fut  pas  le  résultat  d'une  réflexion,  d'une  impulsion,  d'un 
raisonnement.  Elle  allait  en  quelque  sorte  sans  le  dire.  La  possi- 
bilité d'une  carrière  profane  ne  me  vint  même  pas  à  l'esprit.  Etant, 
en  effet,  entré  avec  le  sérieux  et  la  docilité  la  plus  parfaite  dans  les 
priocipes  de  mes  maîtres,  envisageant  comme  eux  toute  profession 
bourgeoise  ou  lucrative  comme  inférieure,  basse,  humiliante,  bonne 
tout  au  plus  pour  ceux  qui  ne  réussissaient  pas  dans  leurs  études, 
il  était  naturel  que  je  voulusse  être  ce  qu'ils  étaient.  Ils  devinrent  le 
trpe  de  ma  vie,  et  je  n'eus  d'autre  rêve  que  d'être  comme  eux 
professeur  au  collège  de  Tréguier,  pauvre,  exempt  de  souci  maté- 
riel, estimé,  respecté  comme  eux. 

Ce  n'est  pas  que  les  instincts  qui  plus  tard  m'entraînèrent  hors 
de  ces  sentiers  paisibles  n'existassent  déjà  en  moi  ;  mais  ils  dor- 
maient. Par  ma  race,  j'étais  partagé  et  comme  écartelé  entre  des 
forces  contraires.  Il  y  avait  dans  la  famille  de  ma  mère  des  élémens 
de  sang  basque  et  bordelais  (1).  Un  Gascon  sans  que  je  le  susse 
jouait  en  moi  des  tours  incroyables  au  Breton  et  lui  faisait  la 
oique  avec  des  grimaces  de  singe...  Ma  famille  elle-même  était  par- 
tagée. Mon  père,  mon  grand-père  paternel,  mes  oncles,  ma  mère, 
étaient  patriotes  et  se  compromirent  en  1815.  Mais  ma  grai.d'mère 
fflatemelle  était  une  personne  d'une  grande  piété.  Elle  avait  pour 
la  révolution  une  haine  extrême,  et  le  royalisme  faisait  essentielle- 
ment partie  de  sa  religion.  J'ai  raconté  ailleurs  (2)  comment,  pen- 
dant la  révolution,  sa  maison  fut  l'asile  ordinaire  des  prêtres  inser- 
mentés, et  comment  elle  fut  sauvée  par  mon  oncle  le  révolutionnaire. 
Celui-ci,  par  une  de  ces  compensations  qui,  aur  époques  de  crise, 
ne  font  pas  un  pli,  laissa  guillotiner  à  sa  place  son  amie,  M^'^.Tau- 
pin«  Elle  était  le  centre  d'une  société  de  pieuses  personnes,  dont 
les  seotimens  étaient  ceux  d'une  religion  ferme  et  très  élevée.  Der- 
nièrement, en  classant  de  vieux  papiers,  je  trouvai  une  lettre  d'elle 
qui  m'a  frappé.  Elle  est  adressée  à  une  excellente  demoiselle  Guyon, 
iKnne  vieille  fille,  qui  me  gâtait  beaucoup  quand  j'étais  enfant,  et 
c[ae  rongeait  alors  un  affreux  cancer. 

(1>  II  y  avait  peat-éire  en  ma  race  des  élémoDS  plus  yieox  encore.  Quand  je  vis  les  La- 
poas^daas  mon  voyage  de  Norvège  avec  le  priuco  Napoléon,  je  fas  frappé  de  l'analogie  da 
W  des  femmes  avec  celui  de  certaînea  paysannes  bretonnes.  L*id6e  me  vint  que, 
^afis  les  temps  antiques,  il  pat  y  avoir  des  mélanges  entre  des  branches  perdues  de 
^  nc8  celtique  et  les  races  analogues  aaz  Lspons  qui  couvraient  le  sol  à  leur  arrivée. 
^  formule  ethnique  serait  de  la  sorte  :  a  ua  Celte,  môle  de  Gascon,  combiné  de 
tapOQ.  ■  Une  telle  formule  devrait,  je  crois,  représenter,  d'après  les  théories  des  an- 
<^fopologistes,  le  comble  du  crétlnisme  et  de  rimbécillité. 

[^  Vo}'ez  U  Revue  du  i*'  déceoibre  1870. 


7S  «fiTUB  DBS  DEUX  MOHDIS. 


Tréguier,  194nani8M« 

Après  eux  mois  écoulés  depuis  que  Natalie  m'a  fait  part  de  votre 
départ  pourTrégiamus,  j'ai  un  petit  moment  à  moi  pour  vous  exprimer, 
ma  chère  et  bien  bonne  amie^  toute  la  part  que  je  prends  à  votre  triste 
position.  L'état  de  souffrance  où  vous  êtes  me  pénètre  le  cœur;  il  a 
fallu  que  des  circonstances  bien  impérieuses  muaient  empêchée  de  vous 
écrire.  La  mort  d'un  neveu,  fils  aîné  de  ma  défunte  sœur,  nous  a  plon- 
gés dans  !a  plus  vive  douleur.  Peu  de  jours  après,  le  pauvre  petit 
Ernest,  fils  de  ma  fille  ainée  et  frère  d'Henriette,  ce  petit  pour  lequel 
vous  aviez  tant  de  bontés  et  qui  ne  vous  a  pas  oubliée,  est  tombé  ma- 
lade. Il  a  été  quarante  jours  entre  la  mort  et  la  vie,  et  nous  sommes 
au  cinquante-cinquième  jour  de  sa  maladie,  et  sa  convalescence 
n'avance  pas.  Le  jour,  il  est  passablement,  mais  les  nuits  sont  cruelles 
pour  lui  ;  agitation,  fièvre,  délire,  voilà  son  état  depuis  dix  heures  du 
soir  jusqu'à  cinq  ou  six  heures  du  matin,  et  constamment  tous  les  soirs. 
C'est  assez  parler  pour  ma  justification  à  Tamie  à  laquelle  je  m'adresse  ; 
ron  cœur  m'est  connu  ;  son  indulgence  m'excusera.  Que  ne  suis-je  auprès 
de  vous,  ô  mon  amie,  pour  vous  rendre  les  soins  que  vous  m'avez  pro- 
digués avec  tant  d'amitié,  de  zèle  et  de  bienveillance  I  Toute  ma  peine 
est  de  ne  pouvoir  vous  être  utile. 

On  m'a  cherchée  pour  me  rendre  auprès  de  mon  petit  chéri;  j'ai  été 
obligée  d'interrompre  mon  entretien  avec  vous.  Je  reprends,  ma  chère 
et  bien  bonne  amie,  pour  vous  exhorter  à  mettre  en  Dieu  seul  toute 
votre  confiance  ;  il  nous  efilige,  mais  il  nous  console  par  l'espoir  d'une 
récompense  bien  au-delà  et  sans  proportions  avec  ce  que  nous  souf- 
frons. Prenons  courage;  nos  peines,  nos  douleurs  ne  sont  que  pour  un 
temps  limité  par  sa  providencoi  et  la  récompense  sera  éternelle* 

La  bonne  Natalie  m'a  fait  part  de  votre  soumission,  de  votre  patience 
et  de  votre  résignation  dans  les  peines  les  plus  aiguës.  Ah  1  je  vous 
reconnais  bien  à  ces  beaux  sentimensi  Pas  une  plainte,  me  marque- 
t-elle,  dans  les  plus  grandes  souffrances.  Combien,  ma  chère  amie, 
vous  êtes  agréable  et  chère  à  Dieu  par  votre  patience  et  votre  résigna- 
tion à  sa  sainte  volonté  I  II  vous  afflige,  car  il  châtie  ceux  qu'il  aime.  Être 
aimée  de  Dieu,  y  a-t-il  un  bonheur  comparable?  Je  vous  envoie  rAme 
sur  le  Calvaire;  vous  trouverez  dans  ce  livre  des  motifs  d'une  bien 
grande  consolation  par  l'exemple  d'un  Dieu  souffrant  et  mourant  pour 
nous.  M^  D*  aura  la  complaisance,  si  vous  ne  pouvez  lire  vous-même, 


SOUVSNiaS  AUIFANCE  KT  D£  JfiONESSE.  75 

dâ  TOUS  lire  un  cbapkre  par  jour.  Asaurei^  bien  da  moft  aiacère  aUar 
cheiDaoi  ;  je  la  prie  ioatamment  de  m&  donner  de  ses  nouvelles  et 
des  vôtres;  ce  que  j'attends  avec  bien  de  Timpatience»  Puis,  si  cela 
ne  Yous  importune  pas,  je  voue  écdral  plus,  assidûment.  Adieu^  ma 
chère  et  bonne  amie  ;  que  Dieu  voua  combla  de  ses  gràœs  et  de  ses 
bûotés.  De  U  patience  et  du  courage,  oe  sont  les.  vœux  bien  sincèces 
dû  voira  toiile  dàvouée  amie 

Ua  communion  d^aujourd'hui  s'est  faite  à  votre  intention.  Ma  fille, 
Henriette,  Elroest,  qui  a  passé  une  bien  meilleure  nuit,  se  rappellent  à 
votre  souvenir,  ainsi  que  Clara..  Nous  cous  entretenons  bien  souvent  de 
vous.  De  vos  nouvelles,  je  vous  en  prie.  Lorsque  vous  aurez  lu  VÀmesur 
k  Calvaire,  vous  me  le  renverrez,  et.  je  vous  ferai  passer  l'Esprit  con^ 

La  lettre  et  le  liyre  ne  partirent  pas.  Ha  mère,  qui  était  chargée 
de  l'expédition,  apprit  la  mort  de  W^^  Guyon  et  garda  la  lettre. 
Quelquea-unes  des  consolations  qu'elle  renferme  peuvent  paraître 
bibles»  Mais  en  avons-nous  de  meilleures  à  oiTrir  à  une  personne 
atteinte  d'un  cancer  7  Elles  valent  bien  le  laudanum. 

En  réalité,  la  révolution  avait  été  non  avenue  pour  le  monde  où 
je  vivais.  Les  idées  religieuses  du  peuple  n'avaient  pas  été  atteintes.; 
les  congr^ations  se  reformaient;  les  religieuses  des  anciens  ordres, 
devenues  maltiesses  d'école,  donnaient  aux  femmes  la  même  édu- 
cation qu'autrefois.  Ma  sœur  eut  ainsi  pour  première  maltresse 
une  vieille  ursuline,  qui  l'aimait  beaucoup  et  lui  faisait  apprendre 
par  cœur  les  psaumes  qu'on  chante  à  l'église  (!)•  Après  un  ou 
deux  ans,  la  bonne  vieille  fut  au  bout  de  son  latin  et  vint 
consciencieusement  trouver  ma  mère  :  «  Je  ne  peux  plus  lui  rien 
apprendre,  dit-elle;  elle  sait  tout  ce  que  je  sais  mieux  que  moi.  » 
Le  catholicisme  revivait  dans  ces  cantons  perdus  avec  toute  sa  res- 
pectable gravité  et,  pour  son  bonheur,  débarrassé  des  chaînes  mon- 
daines et  temporelles  que  l'ancien  régime  y  avait  attachées. 

Cette  complexité  d'origine  est  en  grande  partie,  je  crois,  la  cause 
de  mes  apparentes  contradictions.  Je  suis  double;  quelquefois  une 
partie  de  moi  rit  pendant  que  l'autre  pleure.  C'est  là  l'explication 
de  ma  gatté.  Comme  il  y  a  deux  hommes  en  moi,  il  y  en  a  toujours 
on  qui  a  lieu  d'être  content.  Pendant  que,  d'un  côté,  je  n'aspirais 

(1)  Dao8  ces  pages,  destinées  au  public,  Je  no  parle  presque  pas  de  ma  sœur.  Je  Tai 
fait  dans  un  écrit  tiré  à  ua  très  petit  nombre  d^exemplaircs.  La  modestie  extrême  de 
cette  personne  excellente  m*a  toujours  empâcbé  d'entretenir  d'elle  les  personnes  qui 
ne  l'ont  p«s  coaDoie. 


76  RETUB  DES  DEUX  MOKDBSt 

qu'à  être  curé  de  campagne  ou  professeur  de  séminaire,  il  y  avait 
en  moi  un  songeur.  Durant  les  oflicesi  je  tombais  dans  de  vérita- 
bles rêves;  mon  œil  errait  aux  voûtes  de  la'chapelle;  j'y  lisais  je  ne 
sais  quoi  ;  je  pensais  à  la  célébrité  des  grands  hommes  dont  parlent 
les  livres.  Un  jour  (j'avais  six  ans),  je  jouais  avec  un  de  mes  cou- 
sins et  d*autres  camarades;  nous  nous  amusions  à  choisir  notre  état 
pour  l'avenir  :  «  Et  toi,  qu'est-ce  que  tu  seras?  me  demanda  mon 
cousin.  —  Moi,  répondis-je,  je  ferai  des  livres.  —  Ahl  tu  veux 
être  libraire?  —  Oh  !  non,  dis-je,  je  veux  faire  des  livres,  en  com- 
poser. »  Pour  se  développer,  ces  dispositions  à  l'éveil  avaient  besoin 
de  temps  et  de  circonstances  favorables.  Ce  qui  manquait  totale- 
ment autour  de  moi,  c'était  le  talent.  Mes  vertueux  mattres  n'avaient 
rien  de  ce  qui  séduit.  Avec  leur  solidité  morale  inébranlable,  ils 
étaient  en  tout  le  contraire  de  l'homme  du  Midi,  du  Napolitain,  par 
exemple,  pour  qui  tout  brille  et  tout  sonne.  Les  idées  ne  se  cho- 
quaient pas  dans  leur  esprit  par  leurs  parties  sonores.  Leur  tête 
était  comme  un  bonnet  chinois  sans  clochettes;  on  aurait  eu  beau 
la  secouer,  elle  ne  tintait  pas.  Ce  qui  constitue  l'essence  du  talent, 
le  désir  de  montrer  la  pensée  sous  un  jour  avantageux,  leur  eût 
paru  une  sorte  de  vanité,  comme  la  parure  des  femmes,  qu'ils 
traitaient  nettement  de  péché.  Cette  abnégation  exagérée,  cette 
trop  grande  facilité  à  repousser  ce  qui  platt  au  monde  par  un 
Abrenuntio  tibiySatana^  est  mortelle  pour  la  littérature.  Mon  Dieu  1 
peut-être  la  littérature  implique-t-elle  un  peu  de  péché.  Si  le  pen- 
chant gascon  à  trancher  beaucoup  de  difficultés  par  un  sourire, 
que  ma  mère  avait  mis  en  moi,  eût  dormi  éternellement,  peut-être 
mon  salut  eût-il  été  plus  assuré.  En  tout  cas,  si  j'étais  resté  en 
Bretagne,  je  serais  toujours  demeuré  étranger  à  cette  vanité  que  le 
monde  a  aimée,  encouragée,  je  veux  dire  à  une  certaine  habileté 
dans  l'art  d'amener  le  cliquetis  des  mots  et  des  idées.  En  Bretagne, 
j'aurais  écrit  comme  RoUin.  A  Paris,  sitôt  que  j'eus  montré  au  monde 
le  petit  carillon  qui  était  en  moi,  il  s'y  plut,  et,  peut-être  pour 
mon  malheur,  je  fus  engagé  à  continuer. 

Je  raconterai  plus  tard  comment  des  circonstances  particulières 
amenèrent  ce  changement,  où  je  restai  au  fond  très  conséquent 
avec  moi-même.  L'idée  sérieuse  que  je  m'étais  faite  de  la  foi  et  du 
devoir  fut  cause  que,  la  foi  étant  perdue,  il  ne  m'était  pas  possible 
de  garder  un  masque  auquel  tant  d'autres  se  résignent.  Mais  le  pli 
était  pris.  Je  ne  fus  pas  prêtre  de  profession,  je  le  fus  d'esprit. 
Tous  mes  défauts  tiennent  à  cela;  ce  sont  des  défauts  de  prêtre. 
Mes  maîtres  m'avaient  appris  le  mépris  du  laïque  et  ii^culqué  cette 
idée  que  l'homme  qui  n'a  pas  une  mission  désintéressée  est  le  gou- 
jat de  la  création.  J'ai  toujours  ainsi  été  très  injuste  d'instinct 
envers  la  bourgeoisie.  Au  contraire,  j'ai  un  goût  vif  pour  le  peuplei 


SOUTSNIRS  d'aNFANCE  ET  DE  JEUNESSE.  77 

pour  le  pauvre.  J'ai  pu,  seul  en  mou  siècle,  comprendre  Jésus  et 
François  d'Assise.  Il  était  à  craindre  que  cela  ne  fit  de  moi  un 
démocrate  à  la  Façon  de  Lamennais.  Mais  Lamennais  ne  fit  qu'échan- 
ger une  foi  pour  une  autre  ;  il  n'arriva  que  dans  sa  vieillesse  à  la 
crîtîqiie  et  à  la  froideur  d'esprit,  tandis  que  le  travail  qui  me 
détacha  du  christianisme  me  rendit  du  même  coup  impropre  à  tout 
enthousiasme  pratique.  Ce  fut  la  philosophie  môme  de  la  connais- 
sance qui,  dans  ma  révolte  contre  la  scolastique,  fut  profondément 
modifiée  en  moi. 

Un  inconvénient  plus  grave,  c'est  que,  ne  m' étant  pas  amusé 
quand  j'étais  jeune,  et  ayant  pourtant  dans  le  caractère  beaucoup 
d'ironie  et  de  gatté,  j'û  dû,  à  l'âge  où  on  voit  la  vanité  de  toute 
chose,  devenir  d'une  extrême  indulgence  pour  des  faiblesses  que  je 
n'avais  point  eu  à  me  reprocher,  si  bien  que  des  personnes  qui 
n'ont  peut-être  pas  été  aussi  sages  que  moi  ont  pu  quelquefois  se 
montrer  scandalisées  de  ma  mollesse.  En  politique  surtout,  les 
puritains  n'y  comprennent  rien;  c'est  l'ordre  où  je  suis  le  plus  en 
règle  avec  ma  conscience,  et  cependant  une  foule  de  gens  me 
tiennent  pour  très  relâché.  Je  ne  peux  m'ôter  de  l'idée  que  c'est 
pent-ètre  après  tout  le  libertin  qui  a  raison  et  qui  pratique  la  vraie 
philosophie  de  la  vie.  De  là  quelques  surprises,  quelques  admira-* 
lions  exagérées.  Sainte-Beuve,  Théophile  Gautier,  me  plurent  un 
peu  trop.   Leur  affectation  d'immoralité  m'empêcha  de  voir  le 
décousu  de  leur  philosophie.  La  peur  de  sembler  un  pharisien, 
ridée  tout  évaogélique,  du  reste,  que  l'immaculé  a  droit  d'être 
indulgent,  la  crainte  de  tromper  si  par  hasard  tout  ce  que  disent 
les  professeurs  de  philosophie  n'était  pas  vrai,  ont  donné  à  ma 
morale  un  air  chancelant.  En  réalité,  c'est  qu'elle  est  à  toute  épreuve. 
Ces  petites  libertés  sont  la  revanche  que  je  prends  de  ma  fidélité  à 
dbserver  la  règle  des  mœurs.  De  même,  en  politique,  je  tiens  des 
propos  réactionnaires  pour  n'avoir  pas  l'air  d'un  sectaire  libéral.  Je 
oe  veux  pas  qu'on  me  croie  plus  dupe  que  je  ne  le  suis  en  réalité; 
j'aurais  horreur  de  bénéficier  de  mes  opinions;  je  redoute  surtout 
de  me  faire  à  moi-même  l'effet  d'un  placeur  de  faux  billets  de 
banque.  Jésus,  sur  ce  point,  a  été  mon  maître  plus  qu'on  ne  pense, 
JésQS  qui  aime  à  provoquer  et  à  narguer  l'hypocrisie  et  qui,  par  la 
parabole  de  l'enfant  prodigue,  a  posé  la  morale  sur  sa  vraie  base, 
la  bonté  du  cœur,  en  ayant  l'air  d'en  renverser  les  fondemens. 

A  la  même  cause  se  rattache  un  autre  de  mes  défauts,  un  manque 
^>parent  de  franchise  dans  certaines  relations,  je  veux  dire  en 
paroles  et  en  correspondance.  Le  prêtre  porte  en  tout  sa  poli- 
tique sacrée  ;  sa  parole  implique  beaucoup  de  convenu.  Sous  ce 
rapport,  je  suis  resté  prêtre.  Dans  mes  écrits,  j'ai  été  d'une  sin- 
cérité absolue.  Non-seulement  je  n'ai  rien  dit  que  ce  que  je  pense; 


78  un»  DBS  nui  BoiiDBt» 

chose  hiefù  phus  rare  et  plas  difficile,  fié  dit  tout  ce  que  je  penae. 
Mais,  dans  oui  oonversatmi  et  ma  eoFrespondance,  j'ai/  pûrfoisi  d'é» 
tpaDges  déAdliaiiGes.  i%  n'y  tiens  pvesque  pas^  et,  sauf  le  petût  aeaih 
bre  de  personnes  avec  lesquelle»  je  me  reconnais  une  framnûté 
inteltoctueUe,  j^  di»  à  chacun  ce  que  je  suppose  devoir  lui  faive 
plaisir.  Ha  nullité*  avec  les  gens  du  moode  dépasse  tonte  imagina-- 
tioo.  Je  m'embarque,  je  m'embrouille,  je  patauge»  je  m'ég^e  e» 
un  tissu  d'inepties;  Yooé  par  une  sorte  det  pairti-ftrJs  à  une  poli;* 
^esse  exagérée,  une  politesse  de  prêtre,  je  cherche  trop  k  savoir  ce 
quemon  interlocuteur  a  envie  qu'on  lui  dise»  Mon  attention^  quand 
je  suis  avec  quelqu'un,  est  de  deviner  se»idies  et,  par  excte  de  défié*- 
rence,  de  les  lui  servir  anticipées.  Ceci  se  rattache  à  la  supposition 
que  très  peu  dliommes  sont  assea  détachés  de  leurs  propres  idées 
pour  qu'on  ne  les  blesse  pas  en<  leur  disant  autre  chose  que  ce  qu'ils 
pensent.  Je  ne  m'exprime  librement  qu'avec  lesgens  que  je  sais  déga* 
gés  de  toute  opinion  et  placés  au  point  de  vue  d'une-  bienveillante 
ironie  universelle.  Quant  à  ma  correspondance,  ce  sera  ma  honte 
après  ma  mort,  si  on  la  publie.  Écrire  une  lettre  est  pour  moi  une 
torture.  Je  comprends  qu'on  fasse  le  virtuose  devant  dix  comme 
devant  dix  mille  personnes;  mais  devant  une  personne  !..  Une  heure 
avant  d'écrire,  j'hésite,  je  réfléchis,  je  fais  un  plan  pour  un  chiiibn 
de  quatre  pages  ;  souvent  je  m'endors.  Il  n'y  à  qu'à  regarder  ces 
lettres,  lourdement  contournées,  inégalement  tordues  par  l'ennui, 
pour  voir  que  tout  cela  a  été  composé  dans  la  torpeur  d'une  demi- 
somnolence.  Quand  je  relis  ce  que  j'ai  écrit,  je  m'aperçois  que  le 
morceau  est  très  faible,  que  j'y  ai  mis  une  foule  de  choses  dont  je 
ne  suis  pas  sûr.  Par  désespoir,  je  ferme  la  lettre,  avec  le  sentiment 
de  mettre  à  la  poste  quelque  chose  de  pitoyable. 

En  somme,  dans  tous  mes  défauts  actuels,  je  retrouve  les  défauts 
du  petit  séminariste  de  Tréguier.  J'étais  né  prêtre  a  priori^  comme 
tant  d'autres  usassent  militaires,  magistrats.  Le  seul  fait  que  je 
réussissais  dans  mes  classes  était  un  indice.  A.  quoi  bon  si  bien 
apprendre  le  latin,  sinon  pour  l'église?  Un  paysan,  voyant  un 
jour  mes  dictionnaires  :  «  Ge  sont  là,  sans  doute,  me  dit-il,  les 
livres  qu'on  étudie  quand  on  doit  être  prêtre.  »  Effectivement,  au 
collège,  tous  ceux  qui  apprenaient  quelque  chose  se  destinaient  à 
l'état  ecclésiastique.  La  prêtrise  égalait  celui  qui  en  était  revêtu  à  un 
noble.  «  Quand  vous  rencontrez  un  noble,  entendais^-je  dire,  vous  le 
saluez,  car  il  représents  le  roi  ;  quand  vous  rencontres  un  prêtre, 
vous  le  saluez,  car  il  représente  Dieu.  »  Faire  un  prêtre  était  l'œuvre 
par  excellence  ;  les  vieilles  filles  qoA  avaient  quelque  bien  n'imagi^ 
naient  pas  de  meilleur  emploi  de  leur  petite  fortune  que  d'entre* 
tenir  au  collège  un  jeune  paysan  pauvre  et  laborieux.  Ge  prêtre 
était  ensuite  leur  gloire,  leur  enfont,  leur  honneur.  La  prêtrise  était 


SOUTENIRS  H'ilîFiiMfiS  SI   D£  JftUNESSE.  79 

donc  la  coùséquence  de  mm  nmimUt  à  l'étiide.  Avec  cela,  J'étais 
lAdeDlaif e«  impropre  par  ina  faiUeflee  Busculfnre  à  tous  les  exer- 
GÎoes  du  corps.  J'avais  un  onole  veltaîrien*  le  iBeilleur  des  hommes, 
q[ti  TOfsât  cela  de  mauvais  onL  U  ëtaîl  boriogeri  et  m'envisageait 
oonme  devaot  étte  le  contiauftlsiir  de  son  état.  Mes  succès  le 
désolsteDt;  car  il  aentsât  bien  que  tout  ce  latin  contre-minait 
somdaient  ses  projets  et  allait  faire  de  moi  une  colonne  de 
l'ègiise*  qu'il  n'akaait  pes.  Plus  tard,  lors  de  mes  écrits,  il  triompha. 
Je  me  reproche  quelquefois  d'awiir  ooatrU»aé  au  triomphe  de 
IL  Hoaiaîs  sur  son  curé.  Q«e  vottlez-vious  7  C'est  Jl.  Bornais  qui  a 
raison.  Sans  M.  Homais,  nous  serions  tous  brûlés  vifs.  Mais,  je  le 
pjpte,  quand  on  s'est  donné  bien  dn  mal  pour  trouver  la  vérité, 
il  en  oo&te  d'avouer  que  ce  sont  les  frivoles,  ceux  qui  sont  bien 
résoios  à  ne  lire  jamais  saint  Augnstm  ou  saint  Thomas  d'Aquin,  qui 
sont  ies  "nmis  sages.  GavMohe  et  M.  JJomais  arrivant  d'emblée 
et  «rec  si  peu  de  peine  au  dernier  mot  de  la  philosophie  !  c'est  bien 
dar  à  poiser. 

Mon  jeune  compatriote  et  amii,  M.  Quellim,  poète  breton  d'une 
verre  ai  originale,  le  seul  èwnme  de  notre  temps  chez  lequel  j'aie 
trouvé  la  faculté  de  créer  des  mythes,  a  rendu  ce  tour  de  ma  des- 
tinée par  une  fiction  très  ingénieuse.  Il  prétend  que  mon  âme 
habitera,  après  ma  mort,  sous  forme  d'une  mouette  blanche, 
autour  de  l'église  ruinée  de  Saint- Michel,  vieille  masure  frappée 
par  la  foudre  qui  domine  Tiéguier.  L'oiseau  volera  toutes  les  nuits 
avec  des  cris  plaintifs  autour  de  la  porte  et  des  fenêtres  barrica- 
dées, dierchant  à  pénétrer  dans  le  sanctaaire,  mais  ignorant  l'en- 
trée secrète  ;  et  ainsi,  durant  toute  rôtemité,  sur  cette  colline,  ma 
pauvre  âme  gémira  d'un  gémissement  sans  Sm»  —  «  C'est  Tâme 
d'un  prêtre  qui  veut  dire  aa  messe,  o  dira  le  ^paysan  qui  pusse.  — 
c  il  ne  irouvera  jamais  d'^eninit  pour  la  ki  servir,  »  dira  un  autre. 
Eiectiveroent,  voilà  ce  que  je  suis  :  un  prèlre  manqué.  Ouellien  a 
tris  bien  compris  ce  qui  fena  toujours  défaut  à  mon  égUse,  c'est 
l'fnfiuitde  chœur.  Ma  vie  est«oouKie  une  messe  sur  laquelle  pèse 
UB  sort,  un  étemel  Inlrtribù  md  aitare  Skiy  et  pecsonno  pour 
Fépondre  :  Ad  Leum  qui  iœtificai  juvenhxi^m  meam.  ttb  messe 
n'aura  pas  de  servaatt.  Faute  de  mieux,  je  me  la  réponds  à  moi- 
néme,  nais  ce  n'est  pas  la  mette  chose. 

Ainsi  tout  me  prédestinait  à  une  modeste  carrière  ecclésiastique 
an  Bratagne.  J'eusse  été  un  très  bon  prêtre,  indidgeut,  paternel, 
charitable,  sans  rcfNroche  an  mus  mcsurs.  J'aurais  été  en  prêtre  ce 
<iae  j'ai  été  en  père  de  famille,  ti4s  aimé  de  mes  ouailles,  aussi  peu 
gênant  que  possiUe  (dana  rexarcîiûe  de  mou  autorité.  Certains  défauts 
que  j'ai  fussent  devenus  ides  qualités.  Certaines  ecraurs  que  je  pro- 
fesse uuBsunC  été  le  iaàx  d'un  hoimpe  qui  a  l'esprit  de  son  état. 


80  UTUB  DBS  DEUX  MONDES. 

J'aurais  supprimé  quelques  verrues,  que  je  n'ai  pas  pris  la  peine, 
n'étant  que  laïque,  d'extirper  sérieusement,  mais  qu'il  n'eût  dépendu 
que  de  moi  d'arracher.  Ma  carrière  eût  été  celle-ci  :  à  yingt-deux 
ans,  professeur  au  collège  de  Tréguier  ;  vers  cinquante  ans,  cha- 
noine, peut-être  grand  vicaire  à  Saint-Brieuc,  homme  très  conscien- 
cieux, très  estimé,  bon  et  sûr  directeur.  Médiocrement  partisan  des 
dogmes  nouveaux,  j'aurais  poussé  la  hardiesse  jusqu'à  dire,  comme 
beaucoup  de  bons  ecclésiastiques  :  Posui  custodiam  ori  meo.  Mon 
antipathie  pour  les  jésuites  se  fût  exprimée  en  ne  parlant  jamais 
d'enx  ;  un  fond  de  gallicanisme  mitigé  se  fût  dissimulé  sous  le  cou- 
vert d'une  profonde  connaissance  du  droit  canonique. 

Un  incident  extérieur  vint  changer  tout  cela.  De  la  petite  ville  la 
plus  obscure  de  la  province  la  plus  perdue,  je  fus  jeté,  sans  pré- 
paration^ dans  le  milieu  parisien  le  plus  éveillé.  Le  monde  me  fut 
révélé;  mon  être  se  dédoubla;  le  Gascon  prit  le  dessus  sur  le 
Breton;  plus  de  custodia  oris  mei;  adieu  le  cadenas  que  j'aurais 
sans  cela  mis  à  ma  bouche  I  Pour  le  fond,  je  restai  le  même.  Mais, 
ô  ciel!  combien  les  applications  furent  changées I  J'avais  vécu  jus- 
que-là dans  un  hypogée,  éclairé  de  lampes  fumeuses;  maintenant 
le  soleil  et  la  lumière  allaient  m'étre  montrés. 

II. 

Vers  le  mois  d'avili  1838,  M.  de  Talleyrand,  en  son  hôlel  Saint- 
Florentin  ,  sentant  sa  fin  approcher,  crut  devoir  aux  conventions 
humaines  un  dernier  mensonge  et  résolut  de  se  réconciUer,  pour 
les  apparences,  avec  une  église  dont  la  vérité,  une  fois  reconnue 
par  lui,  le  convainquait  de  sacrilège  et  d'opprobre.  Il  fallait,  pour 
cette  délicate  opération,  non  un  prêtre  sérieux  de  la  vieille  école 
gallicane,  qui  aurait  pu  avoir  l'idée  de  rétractations  motivées,  de 
réparations,  de  pénitence,  non  un  jeune  ultramontain  de  la  nou- 
velle école,  qui  eût  tout  d'abord  inspiré  au  vieillard  une  complète 
antipathie;  il  fallait  un  prêtre  mondain,  lettré,  aussi  peu  philo- 
sophe que  possible,  nullement  théologien,  ayant  avec  les  anciennes 
classes  ces  relations  d'origine  et  de  société  sans  lesquelles  l'Évan- 
gile a  peu  d'accès  en  des  cercles  pour  lesquels  il  n'a  pas  été  fait. 
M.  l'abbé  Dupanloup,  déjà  connu  par  ses  succès  au  catéchisme  de 
l'Assomption ,  auprès  d'un  public  plus  exigeant  en  fait  de  jolies 
phrases  qu'en  fait  de  doctrine,  était  juste  l'homme  qu'il  fallait 
pour  participer  innocemment  à  une  collusion  que  les  âmes  faciles 
<à  se  laisser  toucher  devaient  pouvoir  envisager  comme  un  édifiant 
coup  de  la  grâce.  Ses  relations  avec  M"®  la  duchesse  de  Dino,  et 
surtout  avec  sa  fille,  dont  il  avait  fait  l'éducation  religieuse,  sa 
parfaite  entente  avec  M.  de  Quélen,  les  protections  aiistocratiques 


SOUYEMIBS  d'ENVANGE  ET  DE  JEUNESSE.  81 

qui,  dès  le  début  de  sa  carrière,  rayaient  entouré  et  l'avaient  fait 
accepter  dans  tout  le  faubourg  Saiot-Germain  comme  quelqu'un 
qui  en  est,  le  désignaient  pour  une  œuvre  de  tact  mondain  plutôt 
que  de  théologie,  où  il  fallait  savoir  duper  à  la  fois  le  monde  et  le 
ciel. 

On  prétend  qu'au  premier  moment,  surpris  de  quelque  hésita- 
tiofl,  H.  de  Talleyrand  aurait  dit  :  «  Yoilà  un  jeune  prêtre  qui  ne 
sait  pas  son  état.  »  S'il  dit  cela,  il  se  trompa  tout  à  fait.  Ce  jeune 
piètre  savait  son  art  comme  personne  ne  le  sut  jamais.  Le  vieil- 
lard, décidé  à  ne  biffer  sa  vie  que  quand  il  n'aurait  plus  une  heure 
à  vivre,  opposait  à  toutes  les  supplications  un  obstiné  :  a  Pas  encore  !  » 
Le  5/^  ad  ostium  etpulso  dut  ètr3  pratiqué  avec  une  rare  habileté. 
Dn  évanouissement,  une  brusque  accélération  dans  la  marche  de 
Tagonie,  pouvait  tout  perdre.  Une  importunité  déplacée  pouvait 
amener  un  non  qui  eût  renversé  toute  l'œuvre  si  savamment  con- 
certée. Le  17  mai,  jour  de  la  mort  du  vieux  pécheur,  au  matin, 
rien  n'était  sigi/é  encore.  L'angoisse  était  mortelle.  On  sait  l'im- 
portance que  les  catholiques  attachent  au  moment  de  la  mort.  Si 
les  rémunérations  et  les  châtimens  futurs  ont  quelque  réalité,  il  est 
clair  que  ces  rémunérations  et  ces  châtimens  doivent  être  propor- 
tionnés à  une  vie  entière  de  vertu  ou  de  vice.  Le  catholique  ne 
l'entend  pas  ainsi.  Une  bonne  mort  couvre  tout.  Le  salut  est  remis 
au  petit  bonheur  de  la  dernière  heure.  Le  temps  pressait;  on  réso- 
lut de  tout  oser.  M.  Dupanloup  se  tenait  dans  une  pièce  à  côté  du 
malade.  La  charmante  enfant  que  le  vieillard  admettait  toujours 
avec  un  sourire  fut  dépêchée  près  de  son  lit.  0  miracle  de  la  grâce  ! 
la  réponse  fut  oui]  le  prêtre  entra;  cela  dura  quelques  minutes,  et 
Dieu  dut  se  montrer  satisfait  :  on  lui  avait  lait  sa  part.  Le  jeune 
catéchiste  de  l'Assomption  sortit,  tenant  un  papier  que  le  mou- 
rant avait  signé  de  sa  grande  signature  complète  :  Charles-Maurice 
de  Talleyrand'Périgordy  prince  de  Bénévent, 

Ce  fut  une  grande  joie,  sinon  dans  le  ciel,  au  moins  dans  le 
inonde  catholique  du  faubourg  Saiot-Germain  et  du  faubourg  Saint- 
Uouoré.  On  sut  gré  de  cette  victoire  sans  doute  avant  tout  à  la 
grâce  féminine  qui  avait  réussi,  en  entourant  de  caresses  le  vieil- 
lard, à  lui  faire  rétracter  tout  son  passé  révolutionnaire,  mais  aussi 
ao  jeune  ecclésiastique,  qui  avait  su,  quoi  qu'on  en  dise,  avec  une 
habileté  supérieure,  amener  à  bonne  fln  une  négociation  où  il  était 
^  facile  d'échouer.  M.  Dupanloup  fut  de  ce  jour  un  des  premiers 
prêtres  de  France.  Le  monde  le  plus  riche  et  le  plus  influent 
de  Paris  lui  offrit  ce  qu'il  voulut,  places,  honneur,  importance, 
argent.  11  accepta  l'argent.  Gardez-vous  de  croire  que  ce  fût  là  un 
calcul  personnel  ;  jamais  homme  ne  porta  plus  loin  le  désintéres- 

Tou  lui.  I-  1880.  6 


82  IBFOB  DES  DEUX  HONDES. 

sèment  que  H,  Dupanloup  ;  le  mot  de  la  Bible  qu'il  citait  le  plus 
fiouveut,  et  qu'il  aimait  doublemeut  parce  qu'il  était  biblique  et 
qu'il  finissait  par  basard  comme  un  vers  latin,  était  :  Da  mihi  ani- 
ma$^  cetera  tollç  tibi*  Un  plan  général  de  grande  propagande  par 
l'éducation  classique  et  religieuse  s'était  dès  lors  emparé  de  son 
esprit,  et  il  allait  s'y  vouer  avec  l'ardeur  passionnée  qu'il  portait 
dans  toutes  les  œuvres  dont  il  s'occupait. 

Le  séminaire  Saint-Nicolas-du-Chardonnet,  situé  &  côté  de  l'église 
de  ce  nom,  entre  la  rue  Saint-Victor  et  la  rue  de  Pon toise,  était 
devenu  depuis  la  révoluticm  le  petit  séminaire  du  diocèse  de  Paris. 
Telle  n'avait  pas  été  sa  destination  primitive.  Dans  le  grand  mou- 
vement de  réforme  ecclésiastique  qui  marqua  en  France  la  pre- 
mière moitié  du  xvn*  siècle  et  auquel  se  rattachent  les  noms  de 
Vincent  de  Paul,  d'Olier,  de  Bérulle,  du  père  Eudes,  l'église  Saint- 
Nicolas-du-Chardonnet  joua  un  rôle  analogue  k  celui  de  Saint- 
Sulpice,  quoique  moins  considérable.  Cette  paroisse,  qui  tirait  son 
nom  du  champ  de  chardons  bien  connu  des  étudians  de  l'Cniver- 
sité  de  Paris  au  moyen  Age,  était  alors  le  centre  d'un  quartier 
riche ,  habité  surtout  par  la  magistrature.  Gomme  Olier,  en  réu- 
nissant les  prêtres  de  sa  paroisse,  fonda  le  séminaire  Saint-Sulpice, 
Adrien  de  Bourdoise,  en  réunissant  les  prêtres  de  Saint-Nicolas, 
fonda  la  compagnie  des  prêtres  Saint-Nicolas-du-Chardonnet,  et  fit 
de  la  maison  ainsi  constituée  une  pépinière  de  jeunes  ecclésiasti- 
ques qui  a  existé  jusqu'à  la  révolution.  Mais  la  compagnie  de  Saint- 
jNicolas-du-Cbardonnet  ne  fut  pas,  comme  la  société  de  Saint-Sul- 
pice,  mère  d'établissemens  du  même  genre  dans  le  reste  de  la 
France.  En  outre,  la  société  des  nicolaïtes  ne  ressuscita  pas  après 
la  révolution,  comme  celle  des  sulpiciens;  le  bâtiment  de  la  rue 
Saint-Victor  demeura  sans  objet;  lors  du  concordat,  on  le  donna 
au  diocèse  de  Paris  pour  servir  de  petit  séminaire.  Jusqu'en  1837, 
cet  établissement  n'eut  aucun  éclat.  La  renaissance  brillante  du 
cléricalisme  lettré  et  mondain  se  fait  entre  1830  et  18&0.  Saint- 
Nicolas  fut,  durant  le  premier  tiers  du  siècle,  un  obscur  établis- 
sement religieux;  les  études  y  étaient  faibles;  le  nombre  des 
élèves  restait  tout  à  fait  au-dessous  des  besoins  du  diocèse.  Un 
prêtre  assez  remarquable  le  dirigea  pourtant,  ce  fut  M.  l'abbé 
Frère,  théologien  profond,  très  versé  dans  la  mystique  chrétienne» 
Mais  c'était  l'homme  le  moins  fait  pour  éveiller  et  stimuler  des 
enfass  faisant  leurs  études  littéraires.  Saint-Nicolas  fut  sous  sa 
direction  une  maison  tout  ecclésiastique,  peu  nombreuse,  n'ayant 
en  vue  que  la  cléricature,  un  sâninaire  par  anticipation,  ouvert 
aux  seuls  sujets  qui  se  destinaient  &  l'état  ecclésiastique,  et  où  le 
côté  profane  des  études  était  tout  à  fait  négligé. 
M.  de  Quélen  eut  une  visée  de  génie  en  confiant  la  direction  de 


S0U?JE:I««»   D  INAUfGE   W  B£  JBUN£SSE.  8S 

cette  nnsson  à  M.  Bofnuiiitnip.  L*vislocratiqiie  prélat  n'éUrit  pas 
bit  pour  apprécier  la  direction  toute  cléricale  de  l'abbé  Frère;  il 
aûnait  la  piélé,  maie  la  piété  moDdaiDe>,  de  boa  ton^  sans  barbarie 
soohadqoe,  ni  jargon  mjati^e,  la  piété  comme  complément  d'un 
idéal  aristocratique,  qui  était,  à  yrai  dire,  sa  principale  religion.  Si 
Hugoea  ou  Richard  de  Saint-Yictor  se  fussent  présentés  à  lui  comme 
des  pédaas  ou  de»  rustres^  il  l'es  eût  pris  en  maigre  estime.  U 
afaii  pour  M.  Supanloap  la  plus  Vive  affectioo.  Geini--ci  était  alors 
légHimisIe  et  ultramontain.  H  a  fallu  les  exi^érations  des  temps 
qui  ont  sairi  pour  intervertir  les  rôles^et  pour  qu'on  ait  pu  le  con.«- 
sidérer  comme  un  gallican  et  un  orléaniste.  M.  de  Quélen  trouvait 
en  hn  comme  un  fils,  partageant  ses  dédains,  sespréjugés^  Il  savait 
sans  doute  le  secret  de  la  naissance.  Les  familles ,  qui  avaient 
veillé  paternellement  sur  le  jeune  ecclésiastique,  qui  en  avaient 
fait  un  homme  bien  élevé  et  qui  l'avaient  •  introduit  dans  leur 
monde  fermé,  étaient  celles  que  connaissait  le  noble  archevêque  et 
qm  formaient  pour  lui  les  confins  de  Funivers.  J'ai  vu  M.  de  Qué- 
len; il  m'a  laissé  l'idée  du  parfait  évéque  de  l'ancien  régime.  Je  me 
rappelle  sa  beauté  (une  beauté  de  femme),  sa  taille  élégante,  là 
ravissante  grâce  de  ses  mouvemens.  Son  esprit  n'avait  d'autre  cul- 
ture que  celle  de  l'homme  du  monde  d'une  parfaite  éducation.  La 
religion  était  pour  lui  inséparable  dts  bonnes  manières  et  de  la 
dose  de  bon  sens  relatif  que- donnent  les  études  classiques.  Telle 
était  aussi  la  mesure  intellectuelle  de  M.  Dupauloup.  Ce  n'était  ni 
la  belle  imagination  qui  assure  une  valeur  durable  à  certaines 
œuvres  de  Lacordatre  et  dfe  Montalembert,  ni  la  profonde  passion 
de  Lamennais;  l'humanisme,  la  bonne  éducation,  étaient  ici  le  but, 
la  fin,  le  terme  de  toute  chose;  la  fkveur  des  gens  du  monde  bien 
élevés  devenait  le  suprême  critérium  du  bien.  De  part  et  d'autre, 
absence  complète  de  théologie.  On  se  contentait  de  la  révérer  de 
loin.  Les  études  théologiques  de  ces  hommes  distingués  avaient 
été  très  faibles.  Leur  foi  était  vive  et  sincère;  mais  c'était  une  foi 
implicite,  ne  s' occupant  guère  des  dogmes  qu'il  faut  croire.  Ils  sen- 
taient le  peu  de  succès  qu'aurait  la  scolasiique  auprès  du  seul 
public  dont  ils  se  préoccupaient,  le  public  mondain  et  assez  frivole 
qu'a  devant  lui  un  prédicateur  de  Saint-Rôch  ou  de  Saiot-Thomas- 
d'Aquin. 

C'est  dans  ces  dispositions  d'esprit  que  M.  de  Quélen  remit  entre 
les  mains  de  M.  Dupanloup  l'austère  et  obscure  maison  de  l'abbé 
Frère  et  d'Adrien  de  Bourdoise.  Le  petit  séminaire  de  Paris  n'avait 
été  jusque-là,  aux  termes  du  concordat,  que  la  pépinière  des  prê- 
tres de  Paris,  pépinière  bien  insuffisante,  strictement  limitée  à  l'ob- 
jet que  la  loi  lui  prescrivait.  C'était  bien  autre  chose  que  rêvait 
le  nouveau  supérieur  porté  par  le  choix  de  l'archevêque  à  la 


sa  aBTUB  OB8  DBOX  MONDES. 

fonction,  peu  recherchée,  de  diriger  les  études  des  jeunes  clercs. 
Tout  lui  parut  à  reconstruire,  depuis  les  bâtimens,  où  le  mar- 
teau ne  laissa  d'entier  que  les  murs,  jusqu'au  plan  des  études, 
que  M.  Dupanloup  réforma  de  fond  en  comble.  Deux  points  essen- 
tiels résumèrent  sa  pensée.  D'abord,  il  yit  qu'un  petit  séminaire 
tout  ecclésiastique  n'avait  à  Paris  aucune  chance  de  succès,  et 
ne  suffirait  jamais  au  recrutement  du  diocèse.  Il  conçut  l'idée, 
par  des  informations  s'étendant  surtout  à  l'ouest  de  la  France 
et  à  la  Savoie,  son  pays  natal,  d'amener  à  Paris  les  sujets  d'espé- 
rance qui  lui  étaient  signalés.  Puis  il  voulut  que  sa  maison  fût  une 
maison  d'éducation  modèle  telle  qu'il  la  concevait,  et  non  plus  un 
séminaire  au  type  ascétique  et  clérical.  Il  prétendit,  chose  délicate 
peut-être,  que  la  môme  éducation  servit  au  jeune  clerc  et  aux  fils 
des  premières  familles  de  France.  La  réussite  de  la  difficile  affaire 
de  la  rue  Saint-Florentin  l'avait  mis  à  la  mode  dans  le  monde  légi- 
timiste; quelques  relations  avec  le  monde  orléaniste  lui  assuraient 
une  autre  clientèle  dont  il  n'était  pas  bon  de  se  priver.  A  l'affût 
de  tous  les  vents  de  la  mode  et  de  la  publicité,  il  ne  négligeut 
rien  de  ce  qui  avait  la  faveur  du  moment.  Sa  conception  du  monde 
était  très  aristocratique;  mais  il  admettait  trois  aristocraties,  la 
noblesse,  le  clergé  et  la  littérature.  Ce  qu'il  voulait,  c'était  une 
éducation  libérale,  pouvant  convenir  également  au  clergé  et  à  la 
jeunesse  du  faubourg  Saint-Germain,  sur  la  base  de  la  piété  chré- 
tienne et  des  lettres  classiques.  L'étude  des  sciences  était  à  peu 
près  exclue  ;  il  n'en  avait  pas  la  moindre  idée. 

La  vieille  maison  de  la  rue  Saint-Victor  fut  ainsi  pendant  quel- 
ques années  la  maison  de  France  où  il  y  eut  le  plus  de  noms  histo- 
riques ou  connus;  y  obtenir  une  place  pour  un  jeune  homme  était 
mie  grâce  chèrement  marchandée.  Les  sommes  très  considérables 
dont  les  familles  riches  achetaient  cette  faveur  servaient  à  l'éduca- 
tion gratuite  des  jeunes  gens  sans  fortune  qui  étaient  signalés  par 
des  succès  acquis.  La  foi  absolue  de  M.  Dupanloup  dans  des  études 
classiques  se  montrait  en  ceci.  Ces  études,  pour  lui,  faisaient  par- 
tie de  la  religion.  La  jeunesse  destinée  à  l'état  ecclésiastique  et  la 
jeunesse  destinée  au  premier  rang  social  lui  paraissaient  devoir  être 
élevées  de  la  même  manière.  Virgile  lui  semblait  faire  partie  de  la 
culture  intellectuelle  d'un  prêtre  au  moins  autant  que  la  Bible.  Pour 
une  élite  de  la  jeunesse  cléricale,  il  espérait  qu'il  sortirait  de  ce  mé- 
lange avec  des  jeunes  gens  du  monde,  soumis  aux  mêmes  disciplines, 
une  teinture  et  des  habitudes  plus  distinguées  que  celles  qui  résul- 
tent de  séminaires  peuplés  uniquement  d'enfans  pauvres  et  de  fils 
de  paysans.  Le  fait  est  qu'il  réalisa  sous  ce  rapport  des  prodiges. 
Composée  de  deux  élémens  en  apparence  inconciliables,  la  maison 
avait  une  parfaite  unitéi  L'idée  que  le  talent  primait  tout  le  reste 


SOUTENUS  d'enfance  et  de  jeunesse.  85 

éloaffait  les  divisions,  et,  au  bout  de  huit  jours,  le  plus  pauvre 
garçon  débarqué  de  province,  gauche,  embarrassé,  s'il  faisait  un 
bon  thème  ou  quelques  vers  latins  bien  tournés,  était  l'objet  de 
Tenvie  du  petit  millionnaire  qui  payait  sa  pension  sans  s'en  douter. 
En  cette  année  1836,  j'obtins  justement  tous  les  prix  de  ma 
classe.  Le  palmarès  tomba  sous  les  yeux  d'un  des  hommes  éclairés 
que  Tardent  supérieur  employait  à  recruter  sa  jeune  armée.  En 
une  minute,  mon  sort  fut  décidé.  J'avais  quinze  ans  et  demi; 
nous  n'eûmes  pas .  le  temps  de  la  réflexion.  J'étais  en  vacances 
chez  un  ami  dans  un  village  près  de  Tréguier  ;  le  h  septembre, 
dans  l'après-midi,  un  exprès  vint  me  chercher.  Je  me  rappelle  ce 
retour  comme  si  c'était  d'hier.  Il  y  avait  une  lieue  à  faire  à  pied 
à  travers  la  campagne.  V Angélus  du  soir,  se  répondant  de  paroisse 
en  paroisse,  répandait  dans  l'air  quelque  chose  de  calme,  de  doux 
et  de  mélancolique,  image  de  la  vie  que  j'allais  quitter  pour  tou- 
jours. Le  lendemain,  je  partais  pour  Paris;  le  7,  je  vis  des  choses 
aussi  nouvelles  pour  moi  que  si  j'avais  été  jeté  brusquement  en 
France,  de  Tahiti  ou  de  Tombouctou. 

IIL 

Oxny  un  lama  bouddhiste  ou  un  faquir  musulman,  transporté  en 
un  clin  d'œil  d'Asie  en  plein  boulevard,  serait  moins  surpris  que 
je  ne  le  fus  en  tombant  subitement  dans  un  milieu  si  différent  de 
celui  de  mes  vieux  prêtres  de  Bretagne,  tètes  vénérables,  totale- 
ment devenues  de  bois  ou  de  granit,  sortes  de  colosses  osirien?, 
semblables  à  ceux  que  je  devais  admirer  plus  tard  en  Egypte  se 
développant  en  longues  ailées,  grandioses  en  leur  béatitude.  Ma 
Tenue  à  Paris  fut  le  passage  d'une  religion  à  une  autre.  Mon  chris- 
tianisme de  Bretagne  ne  ressemblait  pas  plus  à  celui  que  je  trou- 
Tais  ici  qu'une  vieille  toile,  dure  comme  une  planche,  ne  ressemble 
i  de  la  percale.  Ce  n'était  pas  la  même  religion.  Mes  vieux  prêtres, 
dans  leur  lourde  chape  romane,  m'apparaissaient  comme  des  mages, 
ayant  les  paroles  de  l'éternité;  maintenant,  ce  qu^on  me  présen- 
tait, c'était  une  religion  d'indienne  et  de  calicot,  une  piété  mus- 
quée, enrubannée,  une  dévotion  de  petites  bougies  et  de  petits  pots 
de  fleurs,  une  théplogie  de  demoiselles,  sans  solidité,  d'un  style 
indéfinissable,  composite  comme  le  frontispice  polychrome  d'un  livre 
d'heures  de  chez  Lebel. 

Ce  fut  la  crise  la  plus  grave  de  ma  vie.  Le  Breton  jeune  est  diffi- 
cilement transplantable.  La  vive  répulsion  morale  que  j'éprouvais, 
compliquée  d'un  changement  total  dans  le  régime  et  les  habitudes, 
me  donna  le  plus  terrible  accès  de  nostalgie.  L'internat  me  tuait. 
Les  souvenirs  de  la  vie  libre  et  heureuse  que  j'avais  menée  jusque-là 


8^  BETOB  on  BBK  MUIIDlft. 

oree  ma  mère  me  perçaimt  le  cœar.  Je  n'étaapas  le  seul  à  sou^ 
rir.  11.  IhipaBloop  n'avait  pas  calculé  leulea  les  ceBséquences  do 
ce  qall  ihisait.  Sa  fiiçon  cTagir,  impérieuse  à  la  façon  d'un  général 
dîarmée,  ne  tenait  pas  compte  des  morts  et  des  makdes  parmi  ses 
jeunes  recrues»  Nous  nous-  conMomsiquions  nos  tristesses.  Mon 
meilleur  ami,  nn  jeune  bomme  de  Gootanees,  je  crois,  tranq»erté 
comme  moi,  excellent  cosur,  s'îisoia,  ne*  voulut  rien*  voir,  mourut; 
Les  Savoisrens  se  raontrment  bîe»  moine  aocfimatables  encore.  I^n 
d^esx,  plus  âgé  que*  me4,  m^avouait;  que,,  cbaqne  soir,  it  mesurât  la 
hauteur  du  dortoir  du  troisième  étage  «u-dessus  du  pavé  de  la  me 
Saint-Yicter.  Je  tombal  malade;  selon  toutes  les^  apparences,  j'étaiis 
perdu.  Le  Breton  qui  est  en  moi  s'éigarart  en  des  mélancolies  infi- 
nies. Le  dernier  Ançelus  du  soir  que  j'avais  entendu  rouler  sur 
nos  chères  collines  et  le  dernieir  soleil  que  j'avais  vu  se  coucher 
sur  ces  tranquilles  campagnes  me  revenaient  en  mémoire'  comme 
des  ffèches  aiguës. 

Selon  les  règles  ordinaires,  j'aurais  dû  mourir  ^  j*aurai9  peut-être 
mieux  fait.  Deux  amis  que  j'amenai  avec  moi  de  Bretagne,  Tannée 
suivante,  donnèrent  cette  grande  marque  de  fidélité;  ils  ne  purent 
s'habituer  à  ce  monde  nouveau  et  repartirent.  Je  songe  quelque- 
fois qu'en  moi  le  Breton  mourut;  le  Gascon,  hélas I  eut  des  raisons 
suffisantes  de  vivre.  Ce  dermer  s'aperçut  même  que  ce  monde 
nouveau  était  fort  curieux  et  valait  la  peine  qu'on  s'y  attach&t. 

Au  fond,  celui  qui  me  sauva  fut  celui  qui  m- avait  mis  à  cette 
cruelle  épreuve.  Je  dois  deux  choses  à  M.  Dupanloup,  de  m'avoirfait 
venir  à  Paris  et  de  m'avoir  empèché'de  mourir  en  y  arrivant.  La  vie 
sortait  de  lui;  il  m'entratoa.  Naturellement,  il  s'occupa  d'abord  peu 
de  moi.  L'homme.  le  plus  à  la  mode  du  clergé  parisien,  ayant  une 
maison  de  deux  cents  élèves  à  diriger  ou  plutôt  à  fonder,  ne  pouvut 
avoir  le  souci  personnel  de  l'enfant  le  plus  obscur.  Une  circonstance 
singulière  fut  un  lien  entre  nous.  Le  fond  de  ma  blessure  était  le 
souvenir  trop  vivant  de  ma  mère.  Ayant  toujours  vécu  seul  auprès 
elle,  je  ne  pouvais  me  détacher  des  images  de  la  vie  si  douce  que 
j'avais  goûtée  pendant  des  années.  J'avais  été  heureux,  j'avais  été 
pauvre  avec  elle.  Mille  détails  de  cette  pauvreté  même,  rendus 
plus  touchans  par  l'absence,  me  creusaient  le  cœur.  Pendant  la 
nuit,  je  ne  pensais  qu'à  elle;  je  ne  pouvais  prendre  aucuncsemmeil. 
Ha  seule  consolation  était  de  lui  écrire  des  lettres  pleinesd'un  senti- 
ment tendre  et  tout  humides  de  regrets.  Nos  letitres,  selon  l'usage 
des  maisons  religieuses,  étaient  lues  par  un  des  directeurs,  Gelui 
qui  était  chargé  de  ce  soin  fut  frappé  de  l'accent  d'amour  profond 
qui  était  dans  ces  pages  d'enfant.  Û  communiqua  une  de  mes  let- 
tres à  M.  Dupanloup,  qui  en  fut  tout  à  fait  étonné. 

Le  plus  beau  trait  du  caractère  de  U*  Dupanloup  était  l'amonr 


SOUFENIfiS  d'enfance  KT   DE  JfiDNESSE.  87 

qu'il  avait  pour  sa  mère.  Quoique  sa  uaissaoce  fût,  par  un  côté,  la 
plus  grande  difficulté  de  sa  vie,  il  avMt  pour  sa  mère  un  vrai  culte« 
Cette  vieille  jdame  demeurait  à  côté  de  lui;  nous  ne  la  voyions 
jamais;  nous  savions  cependant  que,  tous  les  jours,  il  passait 
quelque  temps  avec  elle«  Il  disait  souvent  que  la  valeur  des 
hommes  est  en  proportion  du  respect  qu'ils  ont  eu  pour  leur  mère. 
Il  nous  donnait  à  cet  égard  des  règles  excellentes,  que  j'avais  du 
reste  toujours  pratiquées,  comme  de  ne  jamais  tutoyer  sa  mère  et 
de  ne  jamais  finir  une  lettre  à  elle  adressée  sans  y  mettre  le  mot 
nspecL  Par  là,  il  y  eut  entre  nous  une  vraie  étincelle  de  commu- 
nicatkm.  Le  jour  où  ma  lettre  lui  fut  remise  était  un  vendredi. 
Celait  le  jour  solennel.  Le  soir,  on  lisait  en  sa  présence  les  places 
et  les  notes  de  la  semûne.  Je  n'avais  pas  cette  fois-là  réussi  ma 
composition;  j'étais  le  cinquième  ou  le  sixième.  «  Ah  I  dit*il,  si  le 
sujet  eût  été  celui  d'une  lettre  que  j'ai  lue  ce  matin,  Ernest  Renan 
eût  été  le  premier.  »  Dès  lors,  il  me  remarqua.  J'existai  pour  lui, 
il  fot  pour  moi  ce  qu'il  était  pour  tous,  un  principe  de  vie,  une 
sorte  de  dieu.  Dn  culte  remplaça  un  culte,  et  le  sentiment  de  mes 
premiers  maîtres  s'en  trouva  fort  aOaibli. 

Ceux-là  seuls,  en  effet,  qui  ont  connu  Saint-Nicblas-du-Chardonnet 
dans  ces  années  brillantes  de  1838  à  18Ai  peuvent  se  faire  une 
idée  de  la  vie  intense  qui  s'y  développadt  (1).  Et  cette  vie  n'avait 
qu'une  seule  source,  un  seul  principe,  M.  Ihipanlonp  lui-même.  U 
était  sa  maison  tout  entière.  Le  règlement,  l'usage,  l'adminîstra- 
tioD,  le  gouvernement  spirituel  et  temporel,  c'était  .lui.  La  maison 
était  pleine  de  parties  défectueuses;  il  suppléait  à  tout.  L'écrivain, 
l'orateur,  chez  lui,  étaient  de  second  ordre;  l'éducateur  était  tout  à 
lait  sans  égal.  L'ancien  règlement  de  Saint-Nicolas-du-Ghardonnet 
renfermait,  comme  tous  les  règlemens  de  séminaires,  un  exercice 
appelé  la  lecture  spirittiellem  Tous  les  soirs,  une  demi-heure  devait 
être  consacrée  à  la  lecture  d'un  ouvrage  ascétique;  M.  Dupanloup 
se  substitua  d'emblée  à  saint  Jean  Glimaque  et  aux  Vies  des  pires 
du  désert.  Cette  demi-beure,  il  la  prit  pour  lui.  Tous  les  jours,  il 
se  mit  directement  en  rapport  avec  la  totalité  de  ses  élèves  par  un 
entretien  intime,  souvent  comparable  pour  l'abandon  et  le  naturel 
aux  homélies  de  Jean  Chrysostome  dans  la  Palœa  d'Antiocbe.  Toute 
circonstance  de  la  vie  intérieure  de  la  maison,  tout  événement  per- 
sonnel au  supérieur,  ou  à  l'un  des  élèves,  était  l'occasion  d'un 
entretien  rapide,  animé.  La  séance  des  notes  du  vendredi  était 
quelque  chose  de  plus  saisissant  et  de  plus  personnel  encore.  Chacun 
vivait  dans  l'attente  de  ce  jour.  Les  observations  dont  le  supérieur 


(0  <^  lableaa  a  été  très  bisB  traoé  par  U.  Adolplie  MoxiUon  :  Svfwenin  de 
SitilJyiogto;  FniB,  Lecoffire. 


8  s  RBTUE  DES  DEUX  MONDES. 

accompagQait  la  lecture  des  notes  était  la  vie  ou  la  mort.  Il  n'y 
avait  aucune  punition  dans  la  maison  ;  la  lecture  des  notes  et  les 
réflexions  du  supérieur  étaient  l'unique  sanction  qui  tenait  tout  en 
haleine  et  en  éveil. 

Ce  régime  avait  ses  inconvéniens,  cela  est  hors  de  doute.  Adoré 
de  ses  élèves,  M.  Dupanloup  n'était  pas  toujours  agréable  à  ses 
collaborateurs.  On  m'a  dit  que  plus  tard,  dans  son  diocèse,  les 
choses  se  passèrent  de  la  même  manière,  qu'il  fut  toujours  plus 
aimé  de  ses  laïques  que  de  ses  prêtres.  Il  est  certain  qu'il  écrasait 
tout  autour  de  lui.  Mais  sa  violence  même  nous  attachait  ;  car  nous 
sentions  que  nous  étions  son  but  unique.  Ce  qu'il  était,  c'était  un 
éveilleur  incomparable  ;  pour  tirer  de  chacun  de  ses  élèves  le  sum- 
mum  de  mouture  qu'il  pouvait  donner,  personne  ne  l'égalait.  Chacun 
de  ses  deux  cents  élèves  existait  distinct  dans  sa  pensée  ;  il  était  pour 
chacun  d'eux  Texcitateur  toujours  présent,  le  motif  de  vivre  et  de 
travailler.  Il  croyait  au  talent  et  en  faisait  la  base  de  la  foi.  Il  répé- 
tait souvent  que  l'homme  vaut  en  proportion  de  sa  faculté  d'ad- 
mirer. Son  admiration  n'était  pas  toujours  assez  éclairée  par  la 
science  ;  mais  elle  venait  d'une  grande  chaleur  d'âme  et  d'un  cœur 
vraiment  possédé  de  l'amour  du  beau.  Il  a  été  le  Yillemain  de 
l'école  cathoUque.  H.  Yillemain  fut  parmi  les  laïques  l'homme 
qu'il  a  le  plus  aimé  et  le  mieux  compris.  Chaque  fois  qu'il  venait 
de  le  voir,  il  nous  racontait  la  conversation  qu'il  avait  eue  avec  lui 
sur  le  ton  de  la  plus  chaleureuse  sympathie. 

Les  défauts  de  l'éducation  qu'il  donnait  étaient  les  défauts  mêmes 
de  son  esprit.  Il  était  trop  peu  rationnel,  trop  peu  scientifique.  On 
eût  dit  que  ses  deux  cents  élèves  étaient  destinés  à  être  tous  poè« 
tes,  écrivains,  orateurs.  Il  estimait  peu  Tinstruction  sans  le  talent. 
Cela  se  voyait  surtout  à  l'entrée  des  nicolaîtes  à  Saint-Sulpice,  où 
le  talent  n'avait  aucune  valeur,  où  la  scolastique  et  l'érudition 
.  étaient  seules  prisées.  Quand  il  s'agissait  de  faire  de  la  logique  et 
de  la  philosophie  en  latin  barbare,  ces  esprits,  trop  nourris  de  belles- 
lettres,  étaient  réfractaires  et  se  refusaient  à  une  aussi  rude  nour- 
riture. Aussi  les  nicolaîtes  étaient-ils  peu  estimés  à  Saint-Sulpice. 
On  n'y  nommait  jamais  M.  Dupanloup  ;  on  le  trouvait  trop  peu 
théologien.  Quand  un  ancien  élève  de  Saint-Nicolas  se  hasardait  à 
rappeler  cette  maison,  quelque  vieux  directeur  se  trouvait  là  pour 
dire  :  «  Ohl  oui,  du  temps  de  H.  Bourdoise,..  »  montrant  cladre- 
ment  qu'il  n'admettait  pour  cette  maison  d'autre  illustration  que 
son  passé  du  xvu^  siècle. 

Faibles  à  quelques  égards,  ces  études  de  Saint-Nicolas  étaient 
très  distinguées,  très  littérsdres.  L'éducation  cléricale  a  une  supé- 
riorité sur  l'éducation  universitaire,  c'est  sa  liberté  en  tout  ce  qui 
ne  touche  pas  à  la  religion.  La  littérature  y  est  livrée  à  toutes 


SOUVENIBS   d'enfance   ET  DE  JEUNESSE.  89 

les  disputes;  le  joug  du  dogme  classique  y  est  moins  lourd.  C'est 
ain^î  que  Lamartine,  formé  tout  entier  par  l'éducation  cléricale,  a 
bien  plus  d'intelligence  qu'aucun  universitaire  ;  quand  l'émancipa- 
tion philosophique  vient  ensuite,  cela  produit  des  esprits  très 
ouverts.  Je  sortis  de  mes  études  classiques  sans  avoir  lu  Voltaire  ; 
mais  je  savais  par  cœur  les  Soirées  de  Saint-Pétersbourg.  Ce  style, 
d(Hit  je  ne  vis  que  plus  tard  les  défauts,  m'excitait  vivement.  Les 
discussions  du  romantisme  pénétraient  dans  la  maison  de  toutes 
parts  ;  on  ne  parlait  que  de  Lamartine,  de  Victor  Hugo.  Le  supé- 
rieur s*y  mêlait,  et  pendant  près  d'un  an,  aux  lectures  spirituelles, 
il  ne  fut  pas  question  d'autre  chose.  L'autorité  faisait  ses  réserves, 
mais  les  concessions  allaient  bien  au-delà  des  réserves.  C'est  ainsi 
que  je  connus  les  batailles  du  siècle.  Plus  tard,  la  liberté  de  pen- 
ser arriva  également  jusqu'à  moi  par  Xe^Solvuntur  objecta  des  Ôiéo- 
logies.  La  grande  bonne  foi  de  l'ancien  enseignement  ecclésias- 
tique consistait  à  ne  rien  dissimuler  de  la  force  des  objections  ; 
comme  les  réponses  étaient  très  faibles,  un  bon  esprit  pouvait  faire 
son  profit  de  la  vérité  où  il  la  trouvait. 

Le  cours  d'histoire  fut  pour  moi  une  autre  cause  de  vif  éveil. 
H.  l'abbé  Richard  (1)  faisait  ce  cours  dans  l'esprit  de  l'école  mo- 
derne, de  la  manière  la  plus  distinguée.  Je  ne  sais  pourquoi  il  cessa 
de  professer  le  cours  de  notre  année;  il  fut  remplacé  par  un  direc- 
teur très  occupé  d'ailleurs,  qui  se  contenta  de  nous  lire  d'anciens  ca- 
hiers, auxquels  il  mêlait  des  extraits  de  livres  modernes.  Or,  parmi 
œs  volumes  modernes,  qui  détonnaient  souvent  avec  les  vieilles 
routines  des  cahiers,  j'en  remarquai  un  qui  produisait  sur  moi  un 
eflet  singulier.  Dès  que  le  chargé  de  cours  le  prenait  et  se  mettait 
à  le  lire,  je  n'étais  plus  capable  de  prendre  une  note  ;  une  sorte 
d'harmonie  me  saisissait,  m'enivrait.  C'était  Michelet,  les  parties 
admirables  de  Michelet,  dans  les  tomes  v  et  vi  de  l'Histoire  de 
France.  Ainsi  le  siècle  pénétrait  jusqu'à  moi  par  toutes  les  fissures 
d'un  ciment  disjoint.  J*étais  venu  à  Paris  formé  moralement,  mais 
ignorant  autant  qu'on  peut  l'être.  J'eus  tout  à  découvrir.  J'appris 
avec  étonnement  qu'il  y  avait  des  laïques  sérieux  et  savans;  je  vis 
qu'il  existait  quelque  chose  en  dehors  de  l'antiquité  et  de  l'église, 
et  en  particulier  qu'il  y  avait  une  littérature  contemporaine  digne 
de  quelque  attention.  La  mort  de  Louis  XIV  ne  fut  plus  pour  moi 
la  fin  du  monde.  Des  idées,  des  sentimens  m'apparurent,  qui  n'a- 
vaient eu  d'expression  ni  dans  l'antiquité,  ni  au  xvii*  siècle. 

Ainsi  le  germe  qui  était  en  moi  fut  fécondé.  Quoique  antipa- 
thique par  bien  des  côtés  à  ma  nature,  cette  éducation  fut  comme 


(1)  Vdr  rezoeUeote  notice  que  M.  l*abbé  Foulon,  maintenant  érdqne  de  Nancy,  a 
Moncrfo  à  IL  l'abbé  SUcbard. 


90  wsTxm  DIS  Nxm  ■oudb», 

le  réactif  qcti  fit  en  moi  tout  Tirre  et  tout  éclater.  L'essentiel,  en 
effet,  dans  l'éducation,  ce  n'est  pas  la  doctrine  enseignée,  c'est 
l'éTeil.  Autant  le  sérieux  de  ma  foi  religieuse  avait  été  atteint  en 
trouvant  sous  les  mêmes  noms  des  choses  si  différentes,  autant 
mon  esprit  but  avidement  )e  breuvage  nouveau  qui  lui  était  offert. 
Le  monde  s'ouvrit  pour  moi.  Malgré  sa  prétention  d'être  un  asile 
fermé  aux  bruits  du  monde,  Saint-Nicolas  était  à  cette  époque 
la  maison  la  plus  brillante  et  la  plus  mondaine.  Paris  y  entrait  à 
pleins  bords  par  les  portes  et  les  fenêtres,  Paris  tout  entier,  moins 
la  corruption,  je  me  hâte  de  le  dire,  Paris  avec  ses  petitesses  et 
ses  grandeurs,  ses  hardiesses  et  ses  chiffons,  sa  force  révolution- 
naire et  ses  mollesses  flasques.  Mes  vieux  prêtres  de  Bretagne 
savaient  bien  mieux  les  mathématiques  et  le  latin  que  ntfes  nou* 
veaux  maîtres  ;  mais  ils  vivaient  dans  des  catacombes  sans  lumière 
et  sans  air.  Ici  l'atmosphère  du  siède  circulait  librement.  Dans  nos 
promenades  à  Gentilly,  aux  récréations  du  soir,  nos  discussions 
étaient  sans  fin.  Les  nuits,  après  cela,  je  ne  dormais  pas  :  Hugo  et 
Lamartine  me  remplissaient  la  tête.  Je  compris  la  gloire,  que  j'avais 
cherchée  si  vaguement  à  la  voûte  de  la  chapelle  de  Tr^uier.  Au 
bout  de  quelque  temps,  une  chose  tout  à  fait  inconnue  m'était 
révélée.  Les  mots  talent,  éelal,  réputation  eurent  un  sens  pour 
moi.  J'étais  perdu  pour  l'idéal  modeste  que  mes  anciens  maîtres 
m'avaient  inculqué  ;  j'étais  engagé  dans  une  mer  où  toutes  les 
tempêtes,  tous  les  courans  du  siècle  avaient  leur  contre-coup.  Il 
était  inévitable  que  ces  courans  et  ces  tempêtes  emporteraient  ma 
barque  sur  des  rivages  où  mes  anciens  amis  me  verraient  aborder 
avec  terreur. 

Mes  succès  dans  les  classes  étaient  très  inégaux.  Je  fis  un  jour 
un  Alexandre^  qui  doit  être  au  Cahier  d honneur,  et  que  je  réim- 
primerais si  je  l'avais.  Mais  les  compositions  de  pure  rhétorique 
m'inspiraient  un  profond  ennui  ;  je  ne  pus  jamais  faire  ua  discours 
supportable.  A  propos  d^une  distribution  de  prix,  nous  donnâmes 
une  représentation  du  concile  de  GIernK)nt;  les  différens  discours 
qui  purent  être  tenus  en  cette  circonstance  furent  mis  au  concours. 
J'échouai  totalement  dans  Pierre  l'Ermite  et  Urbain  11  ;  mon  Gode- 
frof  de  Bouillon  fut  jugé  aussi  dénué  que  possible  d'esprit  militaire. 
Un  hymne  guerrier  en  strophes  saphiques  et  adoniques  fat  trouvé 
moins  mauvais.  Mon  refrain,  Sternite  TtercaSj  solution  brève  et 
tranchante  de  la  question  d'Orient,  fut  adopté  dans  la  récitation 
publique.  J'étais  trop  sérieux  pour  ces  enfantillages.  On  nous  don- 
nait à  faire  des  récits  du  moyen  âge,  qui  se  terminaient  toujours 
par  quelque  beau  miracle  ;  j'abusais  déplorablement  des  guérisons 
de  lépreux.  Le  souvenir  de  mes  premières  études  de  mathématiques, 
qui  avaient  été  assez  fortes»  me  revenait  quelquefois.  J'en  parlai 


SOUYENIBfi  b'bNFAIICE  JSX  fiB  JBIJIfESSE.  91 

à  mes  ccndiadples,  que  cela  faisait  beaucoup  rine.  Ces  étadealeiir 
piraîflsaieiit  quelque  chose  de  tout  k  fait  bas^  coiii{Mirée8  aux  ezer* 
Gîeei  littéraires  qu'on  leur  présentait  comme  le  but  suprême  de 
Tesprit  humain.  Ha  force  de  raisonnement  ne  se  révéla  que  plus 
tard,  en  philcMophie,  àissy.  La  première  fois  queimes  condisciples 
m'emendirent  axgumenter  en  latin,  ils  furent  sunpris.  Us  lurent 
bien  alars  que  j'étais  d'une  autre  raoe  qu'eux  et  que  je  conlinuerais 
à  mardier  qaand  ils  avaient  trouvé  leur  point  d'arrêt.  Mais  en 
diéiQrique,  je  laissai  un  renom  douteux.  Écrire  sans  avoir  à  dire 
fielqne  chose  de  pensé  personnellement  me  par«ai6saiit  dès  lors  le 
jeu  (f  es^it  le  plus  fastidieux. 

Leiond  des  idées  qui  formait  la  base  de  cette  éducation  était 
faible;  luais  la  foraie  était  brillante,  et  un  sentiment  noble  domi- 
nait et  entraînait  tout.  Il  n'y  avMt  dans  la  maison  aucune  punition^ 
absobMueut  aucune  ;  ou  plutôt  il  n'y  en  avait  qu'une  seule,  l'e^i^ul- 
aien.  À  moins  de  «faute  très^grave,  cette  expulsion  n'avait  rien  de 
blesBUBt  ;  on  n'^i  -donnait  pas  les  motifs  :  «  Vous  êtes  un  excellent 
jeune  homme;  mais  votre  esprit  n'est  pas  ce  qu'il  nous  faut;  séjpa- 
rons-uous  amis  ;  quel  service  puis-je  v^us  rendre  7  »  Tel  était  le 
TésmsÈé  du  iUsceurs  d'adieu  du  supérieur  à  l'élève  congédié.  On 
prisait  si  baat  la  faveur  de  participer  à  cette  éducation  tenue  pour 
excepticmnelle  que  cette  paternelle  déclaration  était  redoutée  comme 
on  arrêt  de  murt.  Là  est  une  des  supériorités  des  établissemens 
ecclésiastiques  sur  ceux  de  l'état  ;  le  riégime  y  est  très  libéral,  car 
peisonne  n'a  •druk  d'y  être;  la  coercition  y  devient  tout  de  smte 
la  sépaiation.  L'établissement  4e  l'état  a  quelque  cbose  de  mili- 
taîre,  de  froid,  de  dur,  et  avec  oela  une  cause  de  .grande  faiblesse, 
puisque  l'élève  a  un  •droit  obtenu  au  concours  et  dont  on  ne  peut 
le  priver.  Pour  ma  part,  j'ai  peine  i  comprendre  une  école  nor- 
male, par  exemple,  où  le  directeur  ne  peut  pas  dire,  sans  autre 
explication,  aux  sujets  sans  vocation  :  «  Yous  n'avez  pas  l'esprit 
de  notre  état;  en  dehors  de  cela,  vous  devez  avoir  tous  lesmérites^ 
vous  réussirez  mieux  ailleurs.  Adieu.  »  La  punition  même  la  plus 
légère  implique  un  principe  servile  d'obéissance  par  crainte.  Pour 
moi,  je  ne  croîs  pas  qu'à  aucune  époque  de  ma  vie  j'aie  obéi;  oui, 
j'ai  été  docile,  soumis,  mais  à  un  principe  spirituel,  jamais  k  une 
fin^ce  matérielle  procédant  par  la  crainte  du  châtiment.  Ma  mère  ne 
me  commanda  jamusrien.Jintre  moieit  mes  maîtres  eodésiastiques^ 
tODt  lut  libre  et  spontané.  A  Saint^SuJpice,  on  peut  passer  trois 
aos  saus  qu'un  directeur  vous  fasse  une  seule  observation.  Qui  a 
eemiu  ce  rationàbile  ob^equium  n'en  peut  plus  souifirir  d'autre.  Un 
ordre  est  une  humiliation  ;  qui  a  obéi  est  un  capitis  mmor^  souillé 
dans  le  gecme  même  de  la  vie  noble.  L'obéissance  ecclésiastîque 
n'abaisse  pas  ;  car  elle  estTolontaire«et  en  peut  se  séparer.  Dans  une 


92  REYUE  DES  DEUX  MONDES* 

des  Utopies  de  société  aristocratique  que  je  rêve,  il  n'y  aurait  qu'une 
seule  peine,  la  peine  de  mort,  ou  plutôt  Tunique  sanction  serait  un 
léger  blâme  des  autorités  reconnues,  auquel  aucun  homme  d'hon- 
neur ne  survivrait.  Je  n'aurais  pu  être  soldat  ;  j'aurais  déserté  ou 
je  me  serais  suicidé.  Je  crains  que  les  nouvelles  institutions  mili- 
taires, n'admettant  ni  exception,  ni  équivalent,  n'amènent  un  affreux 
abaissement.  Forcer  tous  à  subir  l'obéissance,  c'est  tuer  le  génie  et 
le  talent.  Qui  a  passé  des  années  au  port  d'armes  à  la  façon  alle- 
mande est  mort  pour  les  œuvres  flnes  ;  aussi  l'Allemagne,  depuis 
qu'elle  s'est  donnée  tout  entière  à  la  vie  militaire,  n'aurait  plus 
de  talent  si  elle  n'avait  les  juifs,  envers  qui  elle  est  si  ingrate. 

La  génération,  qui  avait  de  quinze  à  vingt  ans  au  moment  d'éclat 
que  je  raconte  et  qui  fut  court,  a  maintenant  de  cinquante-cinq  à 
soixante  ans.  A-t-elle  rempli  les  espérances  illimitées  qu'avait  con- 
çues l'âme  ardente  de  notre  grand  éducateur?  Non  assurément; 
si  ses  espérances  avaient  été  réalisées ,  c'est  le  monde  entier  qui 
eût  été  changé  de  fond  en  comble,  et  on  ne  s'aperçoit  pas  d'un  tel 
changement.  M.  Dupanloup  aimait  trop  peu  son  siècle  et  lui  fai- 
sait trop  peu  de  concessions  pour  qu'il  pût  lui  être  donné  de  for- 
mer des  hommes  au  droit  fil  du  temps.  Quand  je  me  figure  une  de 
ces  lectures  spirituelles  où  le  maître  répandait  si  abondamment 
son  esprit,  cette  salle  du  rez-de-chaussée,  avec  ses  bancs  serrés  où 
se  pressaient  deux  cents  figures  d'enfans  tenus  immobiles  par  l'at- 
tention et  le  respect,  et  que  je  me  demande  vers  quels  vents  du 
del  se  sont  envolées  ces  deux  cents  âmes  si  fortement  unies  alors 
par  l'ascendant  du  même  homme,  je  trouve  plus  d*un  déchet,  plus 
d'un  cas  singulier.  Gomme  il  est  naturel,  je  trouve  d'abord  des 
évéques,  des  archevêques,  des  ecclésiastiques  considérables,  tous 
relativement  éclairés  et  modérés.  Je  trouve  des  diplomates,  des 
conseillers  d'État,  d'honorables  carrières  dont  quelques-unes  eus- 
sent été  plus  brillantes  si  le  16  mai  eût  réussi.  Mais  voici  quelque 
chose  d*étrange.  A  côté  de  tel  pieux  condisciple  prédestiné  à  l'épi- 
scopat,  j'en  vois  un  qui  aiguisera  si  savamment  son  couteau  pour 
tuer  son  archevêque  qu'il  frappera  juste  au  cœur...  Je  crois  me 
rappeler  Verger  ;  je  peux  dire  de  lui  ce  que  disait  Sacchetti  de  cette 
petite  Florentine  qui  fut  canonisée  :  Fu  mia  vicina^  andava  corne 
le  altre.  Cette  éducation  avait  des  dangers,  elle  surchauffait,  surex- 
citait, pouvait  très  bien  rendre  fou  (Verger  l'était). 

Un  exemple  bien  plus  frappant  du  Spiritus  ubi  vult  spiral  fut 
celui  de  H.  de  *^.  Quand  j'arrivai  à  Saint-Nicolas,  il  fut  ma  plus 
grande  admiration.  Son  talent  était  hors  ligne  ;  il  avait  sur  tous  ces 
condisciples  de  rhétorique  une  immense  supériorité.  Sa  piété, 
sérieuse  et  vraiment  élevée,  provenait  d'une  nature  douée  des  plus 
hautes  aspirations.  H.  de  ***  réalisait,  d'après  nos  idées,  la  per- 


SOUVBNIBS  d'£NFANGE  ET  DE  JEUNESSE.  93 

fection  même;  aussi,  selon  l'usage  des  maisons  ecclésiastiques,  où 
tes  élèves  avancés  partagent  les  fonctions  des  maîtres,  était*il 
chargé  des  rôles  les  plus  importans.  Sa  piété  se  maintint  plu- 
sieurs années  au  séminaire  Saint-Sulpice.  Durant  des  heures,  aux 
fêtes  surtout,  on  le  voyait  à  la  chapelle,  baigné  de  larmes.  Je  me 
souviens  d*un  soir  d'été,  sous  les  ombrages  de  Gentilly  (Gentilly 
était  la  maison  de  campagne  du  petit  séminaire  Saint-Nicolas)  ;  ser- 
rés autour  de  quelques  anciens  et  de  celui  des  directeurs  qui  avait 
le  mieux  l'accent  de  la  piété  chrétienne,  nous  écoutions.  11  y  avait 
dans  l'entretien  quelque  chose  de  grave  et  de  profond.  U  s'agissait 
du  problème  étemel  qui  fait  le  fond  du  christianisme,  l'élection 
divine,  le  tremblement  où  toute  ftme  doit  rester  jusqu'à  la  dernière 
heure  en  ce  qui  regarde  le  salut.  Le  saint  prêtre  insistait  sur  ce 
doute  terrible  :  non,  personne,  absolument  personne,  n'est  sur  qu'a- 
près les  plus  grandes  faveurs  du  ciel  il  ne  sera  pas  abandonné  de 
la  grâce,  a  Je  crois,  dit-il,  avoir  connu  un  prédestiné I..  »  Cn 
silence  se  fit;  il  hésita  :  «  C'est  H.  de  ***i  ajouta-t-il;  si  quelqu'un 
peut  être  sûr  de  son  salut,  c'est  bien  lui.  Eh  bien  I  non,  il  n'est  pas 
sûr  que  H.  de  ***  ne  soit  pas  un  réprouvé.  » 

Je  revis  H.  de  ***  quelques  années  plus  tard.  Il  avait  fait  dans 
l'intervalle  de  fortes  études  bibliques;  je  ne  pus  voir  s'il  était  tout  à 
lait  détaché  du  christianisme  ;  mais  il  ne  portait  plus  l'habit  ecclé- 
siastique et  il  était  dans  une  vive  réaction  contre  l'esprit  clérical. 
Plus  tard,  je  le  trouvai  passé  à  des  idées  politiques  très  exaltées; 
la  passion  vive,  qui  faisait  le  fond  de  son  caractère,  s'était  tournée 
vers  la  démocratie;  il  rêvait  la  justice,  il  en  parlait  d'une  manière 
sombre  et  irritée  :  il  pensait  à  l'Amérique,  et  je  crois  qu'il  doit  y 
être.  Il  y  a  quelques  années ,  un  de  nos  anciens  condisciples  me 
dit  qu'il  avait  cru  reconnaître,  parmi  les  noms  des  fusillés  de  la 
conmiune,  un  nom  qui  ressemblait  au  sien.  Je  pense  qu'il  se  trompait. 
Mais  sûrement  la  vie  de  ce  pauvre  H.  de  ^**  a  été  traversée  par 
quelque  grand  naufrage.  Il  gâta  par  la  passion  des  qualités  supé- 
rieures. C'est  de  beaucoup  le  sujet  le  plus  éminent  que  j'aie  eu 
pour  condisciple  dans  mon  éducation  ecclésiastique.  Mais  il  n'eut 
pas  la  sagesse  de  rester  sobre  en  politique.  A  la  façon  dont  il  pre- 
nait les  choses,  il  y  a  des  jours,  dans  notre  pays,  où  l'on  a  vingt 
occasions  de  se  faire  fusiller.  Les  idéalistes  comme  nous  doivent 
n'approcher  de  ce  feu-là  qu'avec  beaucoup  de  précautions.  Nous  y 
laissons  presque  toujours  notre  tête  ou  nos  ailes.  Certes  la  tentation 
est  grande  pour  le  prêtre  qui  abandonne  l'église  de  se  faire  démo- 
crate; il  retrouve  ainsi  l'absolu  qu'il  a  quitté,  des  confrères,  des 
amis;  il  ne  fait  en  réalité  que  changer  de  secte.  Telle  fut  la  desti- 
née de  Lamennais.  Une  des  grandes  sagesses  de  H.  l'abbé  Loyson 
a  été  de  résister  sur  ce  point  à  toutes  les  séductions  et  de  se  refu- 


9k  rBETUB  DM   BSBX  USmbWh 

ser  aux  caresses  qae  le  fftrti  «vancé  ae  mszique  jamais  de 
ceux  qui  rcmpent  les  liens  -^*^-^^- 


Duraftt  Irois  «is,  jt  subis  «cette  ^nikienee  profonde,  (fni  anena 
dans  «on  éline  une  oemplète  ti^nsfiornation.  M.  Du|>ank)up  m'avait 
à  la  lettre  transfiguré.  Du  pauvre  petit  pro^vinctal  le  plus  lourde- 
ment engagé  dans  sagaùie,  il  .amit  tiré  un  e^rit  ofaveri^et  acUL 
Certes  ^etque  chose  «anquait  à  cette  éducation,  et,  tant  qu'«Ue 
dut  me  suffire,  j'eus  taujouni  <un  vide  dans  l'esprit.  Il  y  manquait 
la  soieiftoe  positive,  l'idée  d'une  Feebercfae  critiquie  de  la  vérité. 
Cet  iiumaiikaie  superficiel  fit  chômer  en  moi  trois  ans  le  iraison- 
nement,  en  même  temps  qu^il  détruisait  la  (naïveté  première  de 
ma  foi.  Mon  christianisme  subit  de  gmndes  diminutions;  il  n'y 
avait  cependant  rien  dans  mon  esprit  qui  pût  encore  s'appeler  doute. 
Chaque  année,  à  l'époque  des  vacataces,  j'allais  en  Bretagne.  Mal- 
gré plus  d'un  trouble,  je  m'y  retnmvaas  tout  entier,  tel  que  mes 
premiers  maîtres  m'avaient  fait.  . 

Selon  la  règle,  après  avoir  terminé  ma  rhétorique  à  Saâat-Nicoias- 
du-Chardonnet,  j'allai  à  Issy,  maisssi  de  campagne  du  séminaire 
Saint-Sulpioe,  faire  deux  .ans  de  philosophie.  Je  sortais  ainsi  de  la 
direction  de  M.  Ikrpamlottp  poiu-  ventrer  sous  une  discipline  absolu-- 
ment  opposée  à  celle  de  Saint-Nicoks-^u-CiiardoDinet.  Saint-^Sut- 
pice  m'apprit  d'abord  à  conaidérer  comme  «nCani&llage  tout  oe  que 
M»  Dupankxip  m'avait  <a{^s  4  estimer  le  "plus.  Quoi  de  plus 
simple?  Si  le  chrislîsniflrae  «st  chose  révélée,  f  occupation  capitale 
du  chrétien  n'est-elie  pas  l'étude  de  cette  Tévélati^i  même,  c'est* 
h^dire  la  théologie?  La  théologie  et  l'étude  de  la  Bible  allaient 
bienè6t  m'absoii^er,  me  domier  les  vraies  raêons  de  croire  au  chris- 
tianisme et  aussi  les  vraies  raisons  de  ne  pas  y  adhérer,  tarant 
quatre  ans,  une  terrible  lutte  m'occupa  tout  •entier,  jusqu'à  oe  que 
oe  mot,  que  je  repoussai  longtemps  comme  une  obsession  diabo- 
Ikfue:  «  Cela  m'est  pas  vrai  I  «  retentit  à  mon  oreille  intérieure  avec 
une  persistance  invincible.  Je  raosMerai  cela  une  autrefois.  Je  pcôn- 
drai  aussi  exactement  que  je  pourrai  cetite  roaison  extraordinaire  de 
Saint-Saipice,  où  le  xvii*  siècle  se  continue  de  nos  jours  «vns  une 
ombre  de  changemeot,  et  qui  est  plus  s^née  du  temps  présent 
que  si  trois  mille  lieoes  de  silenœ  rentouraieirt.  ressaierai  enfin  de 
montrer  commeait  l'^étade  dirode  du  chnstianisme,  entreprise  dans 
l'esprit  le  plus  sérieox^  ne  me  laissa  plus  msses  de  foi  pour  ^étre  «i 
prétne  aDooèra,  tit  m'inq>ira,  d'im  a«tre  c6té,  tiK^  de  respect  pour 
qas  je  pusse  me  résigner  à  jouer  amec  les  croyances  les  plus  res- 
peotableB  une  odieuse  comédie. 

^Bomi  BsKâN. 


Il      III"     ■  ■[       '  f  f 


LES 


APOLOGISTES    DU    LUXE 


ET 


SES  DÉTRACTEURS 


HUtotre  du  luxe  prM  et  public,  par  M.  H.  Baudrillart,  do  TlasUtii;  4  vol. 

ParîBy  i87a-1880;  Hachette. 

kjï  xyni«  siècle,  on  a  longtemps  et  vivement  discuté  à  propos  da 
luxe.  Aujoard'hui  on  se  contente  d'en  faire,  mais  à  outrance.  Le 
laie  est-il  utile  ?  voilà  ce  qu'il  s'agit  de  décider.  J'ai  lu,  je  ne  sais 
où,  un  mot  qui  me  parait  résumer  parfaitement  le  débat.  Un  finan- 
cier et  un  économiste  du  siècle  dernier  différaient  complètement 
d*avis  à  ce  sujet.  «  Je  prétends,  moi,  disait  le  financier,  que  le 
luxe  soutient  les  états.  —  Oui,  répondit  l'économiste,  comme  la 
cc^de  soutient  le  pendu.  »  Je  suis  de  l'avis  de  l'économiste.  Les 
philosophes  de  l'antiquité  et  les  pères  de  l'église  ont  condamné  le 
luxe  dans  les  termes  les  plus  violons,  et  ils  ont  eu  raison.  Il  est 
pernicieux  pour  l'individu  et  funeste  pour  la  société.  Le  christia- 
nisme primitif  le  réprouve  au  nom  de  la  charité  et  de  Thumilité, 
récoDomie  politique  au  nom  de  l'utilité,  et  le  droit  au  nom  de 
l'èquiié. 

H.  Baudrillart  a  bien  fait  de  reprendre  la  question.  Elle  est 
actuelles  car  elle  touche  au  fond  même  de  ces  luttes  sociales  qui 
sont  le  grand  péril  de  l'avenir  pour  les  sociétés  civilisées.  U Histoire 
du  luxcy  que  M.  Baudrillart  vient  de  publier,  est  une  œuvre  magis- 
trale et  qui  restera.  Mérite  trop  rare  chez  les  économistes,  ce 
livre  est  écrit  :  j'entends  par  là  que  l'auteur  a  donné  à  sa  pensée 
une  forme  achevée,  comme  l'ont  fait  les  classiques.  Qu'est-ce 
que  le  style?  Tout  et  rien.  Rien,  car  on  peut  dire  que  c'est  le  fond 
qui  importe  seul.  Tout,  car  c'est  le  style  qui  assure  la  durée  d'un 


96  RETUE  DBS   DEUX  M0R1NB8. 

écrit.  II  ne  faut  point  se  contenter  d'improviser,  comme  la  rapidité 
de  l'existence  actuelle  nous  condamne  trop  souvent  à  le  làire. 
L'amour  de  la  vérité  doit  porter  à  la  formuler  le  mieux  que  Ton 
peut.  De  cette  façon,  ce  que  l'on  dit  frappe  davantage,  et  l'eifet  pro- 
duit est  plus  durable.  C'est  ainsi  que  les  jugemens  de  Tocqueville 
sont  devenus  des  maximes  qui  circulent  comme  des  médailles  dans 
les  débats  politiques. 

M.  Baudrillart  était  parfaitement  préparé  à  traiter  un  sujet  qui 
touche  en  même  temps  à  la  morale,  au  droit,  à  la  politique  et  à 
la  philosophie.  Depuis  longtemps  il  a  cessé  d'appartenir  à  cette 
école  qui  borne  les  recherches  de  l'économie  politique  à  la  pure 
observation  des  phénomènes  actuels.  Dans  son  excellent  livre,  cou- 
ronné par  l'Institut,  sur  les  Rapports  de  V économie  politique  et  de 
la  morale^  il  montre  le  lien  étroit  qui  les  réunit  l'une  à  l'autre.  Dans 
ses  études  d'économie  politique,  il  appuie  toujours  ses  jugemens 
sur  des  idées  philosophiques.  Enfin,  dans  le  volume  récent  qui  con- 
tient les  résultats  de  l'enquête  sur  la  condition  des  classes  rurales 
en  Normandie,  il  trace  de  leur  condition  antérieure»  depuis  le 
commencement  du  moyen  âge,  un  tableau  où  Ton  ne  peut  mécon- 
naître la  plume  de  l'historien. 

M.  Baudrillart  n'a  pas  manqué  de  faire  emploi  de  ses  connais- 
sances si  variées  et  de  ses  aptitudes  si  diverses  dans  cette  Histoire  du 
luxe  qui  est  le  résultat  de  vingt  années  de  travail  assidu.  Tout 
d'abord  il  expose  ce  que  l'on  peut  appeler  la  théorie  du  luxe.  Il 
nous  montre  quelle  est  l'origine  de  la  chose,  et  il  examine  ce  qu'il 
convient  d'en  penser.  C'est  la  partie  morale  et  philosophique  de 
l'ouvrage  et  j'y  reviendrai  bientôt.  Il  décrit  ensuite  le  luxe  aux  dif- 
férentes époques  et  dans  les  différens  pays  :  dans  la  haute  Asie,  en 
Judée,  en  Egypte,  en  Grèce,  à  Rome,  au  moyen  âge  et  dans  les  temps 
modernes.  C'est  la  partie  historique. 

Le  tableau  de  ces  différentes  civilisations,  avec  leurs  mœurs, 
leurs  coutumes  et  leurs  beaux-arts,  offre  une  lecture  si  attachante 
qu'on  ne  peut  quitter  l'ouvrage  avant  d'avoir  achevé  le  dernier  des 
quatre  gros  volumes  dont  il  se  compose.  M.  Baudrillart  a  eu  l'heu- 
reuse idée  de  reproduire  ou  de  résumer  les  jugemens  émis  aux 
diverses  époques  sur  le  luxe,  de  sorte  qu'on  peut  suivre  ainsi  les 
variations  et  les  différens  aperçus  de  la  pensée  humaine  sur  cette 
grave  question.  U  résulte  de  cette  étude,  que  c'est  seulement 
aux  époques  de  relâchement  moral  que  le  luxe  trouve  des  écrivains 
pour  le  louer. 

I. 

Il  faut  d'abord  s'entendre  sur  le  sens  du  mot  luxe.  M.  Baudril- 
lart ne  s'attarde  pas  à  chercher  une  définition.  Il  suppose  que  cha- 


us   APOLOGISTE  «  DU  LOlE  ET  SES  DÉTRACT£UES.       97 

CQD  sait  de  quoi  il  s'agit.  Je  ne  lui  en  fais  pas  un  grief,  mais  un  peu 
de  précision  ne  saurait  n  lire.  J'appelle  donc  objet  de  luxe  toute 
chose  qui  ne  répond  pas  à  un  premier  besoin  et  qui,  coûtant  beau* 
coup  d'argent  et  par  suite  de  travail,  n'est  à  la  portée  que  du 
petit  nombre.  Cne  consommation  de  luxe  est  celle  qui  détruit  le 
produit  de  beaucoup  de  Journées  de  travail,  sans  apporter  à  celui 
qui  la  fait  aucune  satisfaction  rationnelle  (1).  Cette  reine  du  bal 
déchire  dans  les  tourbillons  de  la  valse  une  jupe  de  dentelles  qui 
Tant  10,000  francs  :  voilà  l'équivalent  de  cinquante  mille  heures 
d*an  labeur  à  crever  les  yeux  anéanti  en  un  moment.  Et  quel  avan- 
tage en  a-t-on  retiré? 

La  définition  du  luxe  que  je  crois  la  meilleure  contient  en  elle  la 
condamnation  du  luxe.  II  en  résulte  aussi  qu'un  objet  sera  de  luxe 
à  une  époque  et  qu'il  cessera  de  l'être  à  une  autre,  dès  qu'on 
pourra  se  le  procurer  sans  grande  dépense.  Gomme  le  dit  Roscher, 
qui  a  écrit  à  ce  sujet  de  bons  chapitres  (2),  il  s'agit  ici  d'une  notion 
toute  relative.  Chaque  peuple  et  chaque  ftge  considèrent  comme 
superflu  tout  ce  dont  ils  ont  l'habitude  de  se  passer.  La  chronique 
d'HolUnshed  gémit  sur  le  raffinement  des  Anglais  de  son  temps 
(1577)  qui  introduisent  partout  des  cheminées,  au  lieu  de  laisser  la 
fumée  chercher  une  issue  par  les  fentes  du  toit,  et  qui  remplacent 
les  anciens  vases  de  bois  par  la  vaisselle  de  terre  cuite  ou  môme 
d'étain.  Un  autre  auteur  du  même  temps,  Slaney,  on  Bural  Expen- 
diiurcj  s'indigne  de  ce  qu'on  emploie  pour  les  constructions  du  chêne 
au  lieu  de  saule.  «  Jadis,  s'écrie-t-il,  les  maisons  étaient  en  bois 
de  saule,  mais  les  hommes  étaient  en  chêne  ;  maintenant  c'est  le 
contraire.  »  Au  moyen  âge,  le  linge  était  si  rare  que  des  princesses 
offraient  en  cadeau  à  leur  fiancé  une  chemise  et  que  l'usage  gêné* 
rai  était  de  se  dépouiller  même  [de  ce  premier  vêtement  pour  se 
mettre  au  lit.  Aujourd'hui  ce  serait  le  comble  de  la  misère  d'être 
réduit  à  s'en  passer.  Quand  le  coton  à  ramages  et  la  mousse- 
Une  venaient  des  Indes,  les  dames  riches  pouvaient  seules  les 
porter  ;  maintenant  les  ouvrières  les  dédaignent.  Ainsi  les  progrès 
de  la  mécanique  mettent  de  plus  en  plus  d'objets  à  la  portée  du 
plus  grand  nombre.  Hais  la  définition  subsiste  :  Est  luxe  tout  ce 
qui  est  en  même  temps  superflu  et  cher. 

ï.  Baudrillart  fût  une  analyse  à  la  fois  profonde  et  fine  des 

(i)  M.  de  Kéntry  nomme  laxe  «  ce  qui  crée  des  besoins  mensongers,  exagère  les 
b^ioins  vnisy  les  détoome  de  leur  bnt,  établit  une  concurrence  de  prodigalité  entre 
les  citoyens,  oifre  ans  sens  des  satisfactions  d'amonr-propre  qui  enflent  le  cœur,  mais 
ne  le  nourrissent  pas  et  présente  aux  antres  le  tableau  d*un  bonbeur  auquel  ils  ne 
povmnt  atteindre.    » 

(S)  I>i$  GnmdlagM  dtr  NolwnaXôkonomMj  ir,  3. 

lui.  —  isao.  7 


98  UTim  USA  JOLTOi  MONBKSé 

dif  ôtv  sentiiliens  de  Tiiomme  qui  donnent  oaissiaice  au  luxe«  Il  en 
iroilve  trois  qu'il  considère  comme  nadurds  et  unÂversela  :  la 
vanité,  la  sensualité  et  riostinct  de  Tornement. 

La  vanité  d'abord.  On  veut  se  distinguer  et  paraître  plus  que  les 
autres.  Comme  la  foule  admire  la  richesse  et  la  puissance,  on  est 
heureux  quand  on  passe  pour  puissant  et  riche.  Voici  un  collier  de 
perles  fines  :  une  femme  le  paie  60,000  francs.  Est^^e  pour  possé- 
der une  chose  belle?  ou  espère-t^elle  en  être  embellie  elle-même  7 
Non,  car  des  perles  imitées  sont  plus  régulières  et  ont  autant 
d'éclat.  Mais  le  collier,  qui  a  coûté  très  cher,  sera  l'emblème  et 
l'enseigne  de  son]|  opulence.  En  la  voyant,  on  dira  :  Elle  est  riche, 
«^et  ses  rivales^  qui  le  sont  moins  qu'elle,  seront  jalouses,  ce  qui 
ajoutera  du  piment  au  ragoût  de  la  vanité.  On  cherche  sa  satisfao- 
tion,  et  pour  ainsi  dire,  une  existence  factice  dans  l'opinion  d' au- 
trui. C'est  un  sentiment  général  et  d'une  étrange  puissance.  Quand 
l'opinion  ne  s'incline  que  devant  la  vertu,  l'amour-propre  ou  la 
vanité  devient  un  puissant  stimulant  pour  le  bien.  Quand,  au  con^ 
traire,  l'opimon  adore  la  richesse,  l'amour-propre  pousse  au  luxe  et 
à  la  corruption. 

La  vanité  et  le  goût  de  la  parure  qu'elle  engendre  sont  très  mar* 
qués  chez  le  sauvage  qui  se  tatoue  avant  de  se  vêtir,  et  ils  se  raffinent 
chez  l'homme  civilisé,  dans  ce  que  l'on  appelle  le  monde.  Mais  la 
haute  culture  et  l'accroissement  de  l'empire  de  la  raison  les  tempè- 
rent et  leur  donnent  une  direction  moins  mauvaise.  Jadis  les  hommes 
comme  les  femmes  portaient  des  étoffes  chatoyantes,  des  galons, 
des  dentelles,  des  bijoux,  et  il  en  est  encore  de  même  en  Chine  et 
chez  les  peuples  sauvages.  Mais,  depuis  le  commencement  de  ce 
siècle,  les  nations  civilisées  ont  emprunté  à  l'Angleterre  l'habit  noir 
du  quaker.  Pour  un  homme,  porter  des  diamans,  même  comme 
boutons  de  chemise,  est  du  plus  mauvais  goût.  La  simplicité,  le 
soin  et  l'extrême  propreté  constituent  toute  l'élégance  masculine. 
Les  femmes,  au  contraire,  aiment  encore,  comme  aux  époques  pré- 
historiques ou  dans  les  lies  du  Pacifique,  à  se  percer  les  oreilles 
pour  y  introduire  certaines  pierres,  ou  à  s'entourer  le  cou  de  ver- 
roteries ou  de  petits  morceaux  de  métal.  Elles  cherchent  chaque 
année  quelque  nouvelle  façon  de  rendre  leurs  vêtements  plus 
incommodes  et  plus  coûteux.  Quel  moyen  de  les  guérir  de  cette 
infirmité,  legs  héréditaire  delà  barbarie  primitive?  Stuart  Mill  nous 
l'a  dit  dans  son  livre  sur  la  condition  de  la  femme.  Donnez-lui  l'in- 
struction nécessaire  pour  qu'elle  s'occupe  des  choses  de  l'esprit, 
et,  comme  l'homme  moderne,  elle  cessera  de  se  complaire  dans  la 
recherche  des  colifichets  et  des  gris-gris.  Chimère!  dira-t-on,  la 
vanité  féminine  est  un  mal  incurable.  Je  n'en  crois  rien.  Le  chris- 
tianisme a  opéré  ce  miracle  chez  les  quakers  et  dans  les  monas- 


LES    APOLOGISTBft  DU  LUX£  BT  flBft  HÉTRAGTEUBS.  99 

tères  :  powquoi,  aUié  À  la  culture  de  la  raison,  le  sentiment  de  la 
justice  ne  le  renonvaUeraivU  pas? 

..;^Le  temps  n'est  pas  si  loin  où  Buckinghaoi,  h  la  cour  de  Fvwce, 
poi^t  sur  90Q  habit  assee  de  diamans.  pour  qu'en  les  semant  sur 
le  parquet,  il  pût  voir  toutes  les  dames  d'honneur  de  la  reine  se 
jeta*  à  genoux  et  les  ramasser.  Si  le  frac  noir  a  remplacé  les  habits 
de  soie  et  les  canons  de  dentelle,  pourquoi  un  changement  pareil 
ne  seferait-*il  pas  dans  le  costume  des  femmes?  Pendant  toute  l'an- 
tiquité classique  ne  se  sont-elles  pas  contentées  de  la  tunique  de  lin 
et  de  la  oUamyde  de  laine  fine?  Gomme  le  luxe  ici  a  sa  source  dans 
la  vanité,  ce  qu'il  faudrait  changer,  c'est  l'opinion.  Si  l'opinion 
étah  asses  éclairée  pour  comprendre  que  le  luxe  est  une  chose 
barbare,  enfantine,  immorale,  et  surtout  inique,  la  femme  ^i, 
aujourd'hui,  se  pare  d'objets  coûteux  pour  plaire  et  en  imposer,  se 
contenterait  d'être  belle  ou  jolie  à  peu  de  frais,  ce  qui  est  certes  la 
façon  la  plus  charmante  de  l'ôtre. 

C'est  dans  les  orateurs  de  la  chaire  qu'on  trouve  les  plus  élo- 
quentes condamnations  du  luxe  recherché  par  la  vanité.  Bossuet  a 
des  traits  admirables  à  ce  sujet.  «  Voyez-moi  cette  femme  dans  sa 
superbe  beauté,  dans  son  ostentation,  dans  sa  parure.  Elle  veut 
vamcre,  elle  veut  être  adorée  comme  une  déesse  du  genre  humain, 
mais  elle  se  rend  premièrement  elle-même  cette  adoration;  elle 
est  elle-même  son  idole.  ))  Et  ailleurs  :  a  Les  hommes  étalent  leurs 
filles,  pour  être  un  spectacle  de  vanité  et  l'objet  de  la  cupidité 
publique.  Ils  nourrissent  leur  vanité  et  celle  des  autres.  »  Et  enfin 
ce  passage  d'une  terrible  énergie:  «  Cette  femme  ambitieuse  et 
vame  croit  valoir  beaucoup  quand  elle  s'est  chargée  d'or,  de  pierre- 
ries et  de  mille  autres  omemens.  Pour  la  parer,  toute  la  nature 
s'^uise,  les  arts  suent,  toute  l'industrie  se  consume.  » 

Cette  sorte  de  luxe  qui  a  sa  racine  dans  les  recherches  de  la  sen- 
sualité est  plus  difiicile  à  combattre,  parce  qu'au  moins  il  sTagit 
id  de  jouissances,  très  surfaites  sans  doute,  mais  cependant 
réelles,  tandis  que  pour  extirper  le  luxe  d'ostentation  il  suffit  d^en 
montrer  le  creux  et  la  puériUté.  M.  Baudrillart  MX,  à  ce  propos, 
des  réflexions  très  justes.  «  La  matière  est  finie  par  sa  nature, 
et  la  sensualité  est  bornée  comme  elle.  Mais  Phomme  se  fait 
PilInsioB  qu'elle  ne  l'est  pas  :  il  lui  semble  que  jamais  une 
jomssance  ne  lui  a  procuré  tout  ce  qu'elle  peut  donner,  et  quand 
3  en  a  épuisé  une,  il  court  après  un  autre  plaisir.  Les  raffine- 
mens  se  raffinent  et  ils  en  appellent  de  nouveaux.  Combien,  ici 
encore,  de  satisfkctions  factices  qui  n^ont  de  réalité  que  dans 
llmagination  !  Qael  prix  attaché  à  des  nuances  qui  ne  se-  décou- 
vrent qu'aux  experts  I  De  même,  Ttaiour-propre  établit  des  supé- 
riorités sur  des  riens,  et  il  y  a  des  délicatesses  fimdées  sur  des-dif- 


100  RETUB  DES  DEUX  MONDES. 

férences  à  peine  sensibles  pour  le  vulgaire.  La  cherté  ajoute  à  ces 
jouissances  en  joignant  au  charme  de  l'objet  agréable  par  lui-même 
la  saveur  piquante  de  la  difficulté  vaincue.  » 

La  vanité  eialte  la  sensualité,  mais  souvent  la  sert  très  mal.  L'ex- 
trême recherche  et  la  trop  grande'abondance  engendrent  la  satiété. 
Ainsi  maintenant  nos  menus  sont  si  chargés  que  la  table  des  rois  ne 
trouve  rien  à  y  ajouter,  et  toutes  les  variétés  de  vins  fins  défilent  à 
la  suite,  de  sorte  que  bientôt  le  palais  blasé  ne  distingue  plus  rien, 
et  qu'on  mange  au  hasard.  Qu'ils  avaient  plus  de  saveur  et  de  charme, 
ces  petits  dîners  d'autrefois ,  si  bien  dépeints  par  Brillat-Savarin, 
où  l'on  servait  un  vieux^cru  auquel  on  faisait  fête,  et  quelque  plat 
bien  soigné,  chef-d'œuvre  de  l'art  culinaire,  que  les  appétits  encore 
ouverts  savaient  apprécier  à  sa  juste  valeur  !  On  dégustait  tout  avec 
componction,  et  au  dessert  éclataient  en  fusées  les  francs  rires,  les 
joyeux  propos  et  la  chansonnette.  Pétillante  galté  de  nos  pères, 
qu'êtes-vous  devenue?  La  poursuite  des  millions  et  le  luxe  vous 
ont  tuée.  L'homme  n'a  qu'un  estomac,  et,  quoi  qu'on  en  dise,  ses 
besoins  sont  limités.  On  peut,  sans  trop  de  frais,  accorder  aux  sens 
toutes  les  satisfactions  réelles,  et  si  l'on  s'en  tient  au  confort  il  ne 
ruinera  pas.  Mais  ce  qui  coûte,  c'est  le  désir  de  briller,  l'ostenta- 
tion. En  celle-ci,  en  effet,  il  n'y  a  point  de  limites.  Quand  Cléo- 
pâtre  avalait  une  perle  dissoute  dans  sa  coupe  d'or,  ou  quand  Hélio- 
gabale  mangeait  un  plat  de  langues  de  rossignols,  était-ce  par  sen- 
sualité? Les  progrès  dans  l'art  de  produire  peuvent  nous  apporter 
l'abondance  de  tout  ce  qui  est  utile,  mais  quand  il  s'agit  de  se 
distinguer  des  autres,  il  faut  à  tout  prix  consommer  ce  qui  est 
cher  et  rare,  et  par  conséquent  détruire,  en  un  moment,  le  résul- 
tat d'un  long  travail.  En  ceci  consiste  le  fond  et  la  perversité  inhu- 
maine du  luxe.  A  cette  variété  de  la  démence  espérons  que  le  bon 
sens  finira  par  mettre  ordre. 

M.  Baudrillart  trouve  au  luxe  une  troisième  source,  l'instinct  de 
l'ornementation.  Gomme  il  le  dit  fort  bien,  «  cet  instinct  ne  se  con- 
fond pas  avec  l'ostentation,  même  quand  il  y  confine,  ni  avec  la 
sensualité,  même  quand  il  y  sert.  »  Il  fait  naître  les  arts  décoratifs 
et  l'art  industriel.  Il  est  bien  primitif  chez  l'homme,  puisque  les 
races  préhistoriques,  qui  habitaient  des  cavernes  à  l'époque  gla- 
ciaire, ont  gravé  sur  des  fragmens  d'os  la  figure  des  rennes  et  des 
castors  qui  vivaient  alors  dans  nos  contrées.  Sans  cesse  cultivé  et 
affiné,  il  est  devenu  le  sentiment  esthétique,  l'amour  du  beau  qui 
a  créé  tous  les  arts,  l'architecture,  la  sculpture,  l-a  peinture,  la 
céramique.  Loin  de  le  condamner,  il  faut  l'entretenir  et  l'élever, 
car  dans  nos  monumens  publics  il  devient  un  agent  de  civilisation 
et  une  source  de  jouissances  pures,  désintéressées,  accessibles  en 
même  temps  au  peuple  tout  entier.  Appliqué  dans  la  vie  privée  à 


LES  APOLOGISTES  DU  LUXE  ET  SES  DÉTRACTEURS*      101 

la  décoration  des  habitations,  des  meubles,  des  ustensiles,  et  en 
tout  an  choix  des  belles  formes,  comme  dans  l'antiquité,  il  purifie 
le  goût  et  devient  ainsi  un  instrument  de  progrès. 

Les  animaux  mêmes  sont  attirés  par  l'éclat  des  couleurs  et  peut- 
être  par  la  beauté  des  lignes.  Les  naturalistes  trouvent  en  ceci 
une  des  causes  principales  du  perfectionnement  des  espèces.  L'a- 
mour de  la  beauté  produirait  aussi  l'amélioration  de  l'espèce  humaine 
s'il  n'était  pas  trop  souvent  contrarié  par  l'amour  des  richesses. 
Supprimez  la  dot  ou  établissez  réalité  des  conditions,  et  le  jeune 
homme  beau  et  fort  recherchera  la  jeune  fille  gracieuse  et  belle  : 
de  leur  union  sortiront  des  générations  vigoureuses.  Aujourd'hui 
un  nain  contrefait  ou  une  méchante  bossue,  pourvu  qu'ils  aient 
le  million,  trouveront  qui  les  prenne,  et  transmettront  à  leur  descen- 
dance  leurs  défauts  de  conformation.  Ainsi  l'extrême   inégalité 
gâte  la  race.  L'amour  du  beau  et  l'instinct  de  l'ornementation  sont 
donc  choses  bonnes  en  elles-mêmes,  d'autant  qu'ils  ne  poussent  pas 
nécessairement  au  luxe,  car  ce  n'est  pas  dans  la  cherté  de  la  matière, 
mais  dans  l'harmonie  des  couleurs  et  dans  la  pureté  des  lignes 
qu'ils  doivent  se  manifester.  Une  statue  d'or  ou  d'argent  couverte 
de  pierreries  révolte  le  goût.  Les  idoles  de  ce  genre  qu'on  voit  dans 
beaucoup  de  nos  églises  sont  horribles.  Mais  quoi  de  plus  char- 
mant que  ces  petites  statuettes  de  Tanagra  en  terre  cuite,  dont  la 
matière  première  n'a  pas  coûté  un  soûl  C'est  aux  époques  de  déca- 
dence de  l'art  que  s'applique  ce  vers  du  poète:  Materiam  superabat 
oput^  et  qu'on  a  pu  dire  au  sculpteur  :  «  Ne  pouvant  faire  Vénus 
belle,  tu  l'as  faite  riche.  »  M.  Baudrillart  montre  bien  la  différence 
qui  existe  entre  le  luxe  et  l'art.  «  L'art  pour^^uit  la  réalisation  de 
l'idée  du  beau,  ou  bien  la  reproduction  de  certaines  formes.  Le  luxe 
o'a  qu'un  but:  paraître.  L'objet  de  l'art  est  essentiellement  désinté- 
ressé; celui  que  le  luxe  se  propose  est  au  contraire  égoïste.  Qu'est-ce 
qu'aux  yeux  du  luxe  que  ce  beau  lui-même,  objet  de  la  poursuite 
passionnée  du  véritable  artiste  épris  de  la  perfection?  Rien  de  plus 
que  ce  qui  brille.  Le  luxe  paie  l'art  comme  il  paie  la  matière;  il 
^ète  les  chefs-d'œuvre  conune  il  prodigue  l'or  pour  les  bijoux 
et  les  étoffes.  » 

M.  Baudrillart  signale  enfin  comme  s'ajoutant  aux  autres  sources 
du  luxe  le  goût  du  changement.  U  se  traduit  principalement  par 
les  caprices  de  la  mode.  C'est  là  en  effet  un  des  fléaux  de  notre 
époque.  Autrefois  chaque  pays  [avait  sa  façon  de  s'habiller,  com- 
mandée souvent  par  les  nécessités  du  climat  ou  par  les  produits 
locaux.  Ces  costumes  nationaux,  pittoresques,  solides,  durables  se 
transmettaient  de  génération  en  génération.  Aujourd'hui,  dans  le 
monde  entier  on  s'habille  de  même,  mais  on  change  de  mode,  les 
femmes  surtout,  à  chaque  printemps.  One  couturière  en  renom 


102  IfiVOB  DES  MUX  HONDttBr 

invente  une  caape  nouvelle,  et  de  Paris  àShanghal  coaune  de  Londres 
à  San-FrancÎBCO,  c'est  à  qui  Tadoptera,  mettant  an  rebut  les  véfteK 
mens  de  Tan  passé.  Les  maux  que  produisent  ces  variations  de  la 
mode  sont  de  divers  genres,  et  M.  Bsiudrillart  les  fait  ressortir  par 
quelques  citations  bien  choisies.  Tout  d'abord  ils  rendent  les  esprits 
frivoles  et  les  détournent  de  ce  qui  devrait  les  occuper.  «  Ceux  qui 
se  piquent  d'élégance  sont  oMigés  de  se  faire  de  leurs  habits  une 
occupation  considérable  et  une  étude  qui  ne  sert  pas  assurément 
à  leur  élever  l'esprit,  ni  à  les  rendre  capables  de  grandes  choses.  » 
Voilà  le  mal  moral.  Voici  le  mal  économique  bien  décrit  par  J.-B. 
Say  :  a  La  mode  a  le  privilège  d'user  les  choses  avant  qu'elles 
aient  perdu  leur  utilité,  souvent^  môme  avant  qu'elles  aient 
perdu  leur  fraîcheur;  elle  multiplie  les  consommations  et  con- 
damne ce  qui  est  encore  excellent,  commode  et  joli  à  n'être 
plus  bon  à  rien.  Ainsi  la  rapide  succession  des  modes  appauvrit 
un  état  de  ce  qu'elle  consomme  et  de  ce  qu'elle  ne  consomme 
pas.  »  Pour  fabriquer  une  étoffe  de  soie,  de  laine  ou  de  coton  avec 
un  dessin  nouveau,  il  faut  des  frais  de  «  premier  établissement  » 
des  modèles,  des  cartons,  des  rouleaux  d'impression  ;  que  sais-je 
encore  ?  Ce  qui  ne  se  vend  pas  dans  Tannée  devient  un  «  solde  » 
qui  s'écoule  au  rabais.  Certaines  u  dispositions  »  ne  sont  pas  goûtées, 
restent  pour  compte  et  se  cèdent  à  moitié  prix.  Toutes  oes  avances 
et  ces  pertes  doivent,  en  somme,  être  couvertes  par  le  total  de  la 
vente,  sinon  le  fabricant  ruiné  cesserait  de  produire.  Les  cfaan- 
gemens  de  la  mode  augmentent  considérablement  le  prix  de  tous 
les  objets  auxquels  ils  s'appliquent. 

Supposez  comme  autrefois  un  costume  national  invariable,  la 
fabrication  courante  des  étoffes  qu'il  emploierait  se  ferait  à  bien 
meilleur  marché  que  celle  de  ces  milliers  de  façons  diSérentes  que^ 
chaque  année,  les  modes  du  printemps  et  les  modes  de  l'hiver 
font  éclore.  Eh  quoil  dira-t-on,  vous  voulez  nous  imposer  une 
assommante  moûotonie  et  nous  priver  du  piquant  de  la  nou- 
veauté I  Mais  le  meilleur  emploi  que  l'humanité  puisse  faire  du 
capital,  de  la  science  et  du  goût,  est-ce  donc  de  les  mettre  au  ser- 
vice des  marchandes  de  modes?  Les  femmes  n'ont-elles  rien  de 
mieux  à  faire  que  de  combiner  des  toilettes  nouvelles,  d'en  parler 
et  de  se  les  envier?  On  peut  concevoir  des  vèteroens  qui  seraient  à 
la  fois,  suivant  les  saisons,  les  plus  confortables  et  les  plus  élégans^ 
L'hygiène  et  l'esthétique  s'associeraient  pour  en  décider  l'étoffe,  la 
coupe  et  les  couleurs.  Dès  lors  il  faudrait  s'y  tenir.  J'entends  déjà 
qu'on  s'écrie:  Ahl  grands  dieux I  pourquoi  pas  tout  de  suite  la 
bure  de  la  carmélite  et  la  robe  du  capudn?  Remarquons  d'abord 
que  c'est  une  pensée  profonde  qui  a  imposé  aux  ordres  religieux 
un  costume  qui  depub  dh-huit  siècles  est  resté  le  même.  C'est  le 


L£S  APOLOGISTES  DU  LUXE  BT  SES  DETRAGTBUBS.       lOS 

moyen  de  retirer  rànie  humaine,  au  moins  par  un  côté,  des  futilités 
où  se  complaît  la  vanité  pour  la  mettre  sur  le  chemin  des  choses 
élemeiles.  N'oublions  pas  non  plus  que,  depuis  les  vases  grecs  les 
plus  anciens  jusqu'aux  fresques  des  catacombes  du  m' et  du  iv*  siè- 
cles, l'antiquité  nous  refNrésonte  ses  personnages  vêtus  de  la  même 
façon.  L'oisiveté  et  l'élégance  engenckentla  frivolité,  et  la  frivolité, 
les  caprice8«de  la  mode.  Quand  on  aura  mis  plus  de  justice  dans 
les  I<ns,  plus  d'élévation  dans  les  âmes  et  plus  de  bon  sens  dans 
les  cervelles,  nous  en  reviendrons  à  faire  comme  les  anciens. 


I  II. 

Après  avoir  analysé  les  sentimens  du  cœur  humain  qui  don- 
nent naissance  au  luxe,  H«  Baudrillart  examine  comment  il  faut  le 
juger.  U  se  place  eitre  l'école  rigoriste,  qui  prêche  le  retran- 
chement des  besoins,  et  l'école  du  relâchement,  qui  considère  le 
luxe  comme  chose  agréable  à  l'individu  et  nécessaire  à  l'état,  en 
même  traops  qu'indispensable  au  progrès  de  la  civilisation.  Il  dis- 
tingne  entre  le  luxe  honnête,  permis,  louable  même,  et  le  luxe 
abusif  et  immoral.  Pour  moi,  je  n'admets  pas  cette  distinction,  et  je 
cnns  que  Técole  rigoriste  a  eu  entièrement  raison.  Les  condam- 
nations prononcées  ccmtre  le  luxe,  avec  tant  d'unanimité  et  d'élo- 
quence, par  les  sages  et  les  philosophes  de  l'antiquité,  aussi  bien 
que  par  les  pères  de  l'église  et  par  les  orateurs  de  la  chaire  chré- 
ti«me,  sont  complètement  justifiées  par  les  recherches  de  la  science 
moderne.  Ils  ignoraient  l'économie  politique,  mais  ils  étaient, inspi- 
rés par  Finstinct  du  bien  et  de  la  justice  ou,  après  l'Évangile,  par 
le  sratiment  de  la  charité  et  de  la^fraternité  humaines.  Tout  ce  qui 
est  vraiment  luxe  ne  peut  pas  ne  pas  être  immoral,  injuste,  inhu- 
main. Écoutez  comment  en  parle  un  des  pères  de  l'économie  poli- 
tiqae  :  a  Les  personnes,  dit  J.-B.  Say,  qui  par  de  grands  talens  ou 
m  grand  pouvoir  cherchent  à  répandre  le  go&t  du  luxe  conspirent 
contre  le  bonheur  des  niions.  » 

Le  luxe  consiste,  avons-nous  dit,  à  consommer  pour  un  besoin 
fiicdce  un  objet  qui  a  coûté  beaucoup  de  travail.  Lorsque  le  travail 
est  n  nécessaire  pour  procurer  aux  hommes  de  quoi  satisfaire  leurs 
besoins,  quand  tant  d'êtres  humains  vivent  encore  dans  un  dénû- 
mat  presque  absolu,  peut-il  être  légitime  et  bon  d'employer  une 
grsnde  partie  des  forces  que  les  capitaux  et  les  ouvriers  mettent  à 
notre  disposition  pour  produire  un  superflu  dont  souvent  même 
fl  vaudrait  mieux  se  passer?  Pour  mieux  marquer  en  quoi  je 
me  hasarde  à  me  séparer  ici  de  l'opinion  de  H.  Baudrillart, 
je  prendrai  un  exemple  qu'il  me  fournit  lui-même,  les  diamans. 


lO/b  RHVIE   DES   D£UX    JilnMtfc.'-. 

U.  A.  Blaiiqui  avait  écrit  à*propos  du  Kohinoor,  de  «  la  montagne 
de  lumière  »  :  «  Les  diamaus  m'ont  toujours  paru  la  chose  la 
plus  folle  et  la  plus  inutile,  quoique  les  femmes  les  recherchent 
comme  l'omement  suprême.  »  M.  Baudrillart  répond  que  la  pro- 
duction des  diamans  représentait,  en  1878,  rien  que  pour  les 
dix  dernières  années,  une  valeur  de  350  millions,  que  plus  de 
20,000  ouvriers  sont  employés  à  chercher  les  pierres. aux  mines  et 
plus  de  3,500  lapidaires  hollandais,  belges  et  français  à  les  tailler, 
gagnant  de  gros  salaires  :  8  francs  pour  les  apprentis,  et  15  ou 
20  francs  pour  les  maîtres.  «  Est-ce  donc  là,  conclut-il,  une  simple 
inutilité?  » 

A  mon  avis,  une  chose  peut  valoir  des  sommes  énormes  et  être 
non-seulement  très  inutile,  mais  même  très  nuisible.  Les  Chinois 
achètent  aux  Anglais  pour  &00  millions  d'opium  :  c'est  pis  qu'une 
inutilité,  c'est  un  poison,  et  l'empereur  de  la  Chine  ferait  chose 
très  sage  en  jetant  à  la  mer  toutes  les  caisses  de  cet  abominable 
narcotique  que  l'Angleterre  lui  impose.  C'est  ce  que  j'ai  appelé  de 
fausses  richesses.  Prétendre  que  la  richesse  consiste  dans  le  travail, 
n'est-ce  pas,  comme  disait  Bastiat,  du  sisyphimte^  où  l'on  cherche 
Tefiort  pour  Teffortî  Je  vois  en  effet  des  milliers  d'ouvriers  occu- 
pés aux  mines  ou  dans  les  ateliers  et  recevant  de  bons  salaires. 
Mais  si  les  diamans  qu'ils  trouvent  et  qu'ils  taillent  n'ont  d'autre 
effet  que  de  surexciter  de  mauvais  sentimens,  la  vanité  chez  celles 
qui  les  possèdent  et  l'envie  chez  celles  qui  n'en  peuvent  avoir,  ne 
vaudrait-il  pas  mieux  que  ces  pierres  allass-ent  rejoindre  l'opium  au 
fond  de  l'Océan  ?  Si  ces  mêmes  ouvriers  étaient  employés  à  faire 
des  souliers,  des  bas  et  des  chemises  pour  ceux  qui  en  manquent, 
ne  faudrait-il  pas  s'en  féliciter?  Je  ne  réclame  pas  de  lois  somp- 
tuaires,  mais  je  vois  avec  plaisir  un  pays  où,  comme  en  Norvège 
et  dans  les  cantons  alpestres  de  la  Suisse,  si  nul  n'achète  de  dia- 
mans, tous  ont  de  quoi  se  procurer  le  nécessaire.  Le  point  capital 
et  trop  oublié  est  celui-ci  :  tout  objet  de  luxe  coûte  beaucoup  de 
travail  ;  ce  travail  ne  peut-il  pas  être  utilisé  d'une  façon  plus  ra- 
tionnelle ?  Si  vous  considérez  un  individu  isolé,  cette  vérité  appa- 
raîtra clairement.  Est-il  un  homme  assez  insensé  pour  consacrer 
trois  ans  de  son  existence  à  se  fabriquer  un  joyau  qui  en  réalité  ne 
lui  servira  de  rien  ?  Ce  qui  cache  l'absurdité,  c'est  le  phénomène  de 
l'échange  et  le  fait  ordinaire  que  celui  qui  porte  le  bijou  le  com- 
mande à  autrui.  Mais  si  l'on  considère  l'humanité  comme  un  seul 
homme,  obligé  de  satisfaire  à  ses  besoins  par  son  labeur,  on  voit 
clairement  que  c'est  folie  d'employer  une  partie  d'un  temps  si  pré- 
cieux à  se  tailler  des  diamans,  quand  elle  marche  encore  souvent 
pieds  nus.  Les  habitans  d'un  état  disposent  d'un  certain  nombre 
d'heures  par  jour  :  s'ils  en  consacrent  la  moitié  à  fabriquer  des 


LES  APOLOGISTES   DO  LUXE  ET  SES   DÉTRACTEURS.  105 

futilités,  il  est  inévitable  que  la  moitié  de  la  population  manque 
du  nécessaire.  On  empereur  de  la  Chine  disait  :  «  Si  un  de  mes 
sujets  ne  travaille  pas,  il  y  a  dans  mes  états  quelqu'un  qui  souffre 
de  la  faim  et  du  froid.  »  Creuser  un  trou  pour  le  remplir,  broder 
un  devant  de  chemise  ou  monter  des  pierreries,  ce  n'est  pas  au  fond 
travailler,  car  ce  n'est  pas  produire. 

Ce  que  je  reprocherais  à  M.  Baudrillart,  ce  n'est  pas  d'être  trop 
indulgent  pour  ce  qu'il  appelle  «  le  luxe  abusif,  »  mais  c'est  d'ad- 
mettre qu'il  en  est  qui  ne  le  soit  pas.  A  mon  avis,  luxe  et  abus  sont 
«synonymes.  Le  mot  lui  seul,  me  semble-t-il,  implique  une  idée  de 
blâme.  Quant  au  a  luxe  abusif,  »  il  l'attaque  avec  une  éloquente 
énergie.  Écoutez  plutôt  :  v  On  a  eu  raison  de  faire  un  axiome  de 
cette  proposition  :  Le  luxe  amollit.  On  n'a  pas  eu  moins  raison 
d'ajouter  :  Le  luxe  corrompt,  il  détruit  la  virile  énergie  des  âmes 
par  des  goûts  de  jouissances  et  d'orgueilleuses  frivolités.  Il  tue 
l'esprit  de  sacrifice  sans  lequel  nulle  société  ne  subsiste,  il  ôte  à 
la  fois  l'impulsion  vive  au  bien  et  la  résistance  au  mal.  On  vit  pour 
les  plaisirs  :  plus  de  chose  publique.  Historiens  et  moralistes  sont 
unanimes  à  montrer  la  dissolution  amenée  par  le  culte  des  aises 
et  des  raffinemens,  et  par  l'abaissement  des  caractères  qui  en  est 
l'effet.  B   c  Plus  que  jamais  de  nos  jours  la  propriété  oisive  et 
dissipatrice  parait  une  anomalie  choquante.  On  ne  comprend  pas 
aujourd'hui  des  droits  sans  devoirs.  Le  luxe  décrédite  donc  mo- 
nlement  la  propriété,  qui  se  dissipe  en  frivolités  et  en  mauvaises 
œuvres,  n  Lisez  encore  cette  belle  page  oCi  M.  Baudriilart  rés'ime 
le  réquisitoire  de  Rousseau  contre  les  villes,  en  regard  duquel, 
ajoute-t-il,  il  faudrait  toutefois  placer  la  statistique  des  avan- 
tages qu'elles   procurent   et  des   vertus .  qu'elles    développent, 
a  Les  villes  sont  des  foyers  de  luxe  et  de  corruption  I  C'est  là  que 
les  besoins  sont  surexcités  par  mille  stimulans,  que  s'entassent 
toutes  les  délices  qui  n'attendent  pas  le  désir,  mais  le  provoquent. 
Là  naît  la  contagieuse  émulation  des  vanités  et  de  tous  les  vices. 
Les  arts  frivoles  s'établissent  au  préjudice  des  arts  utiles,  et  ce 
superflu,  qui  sert  seulement  à  quelques-uns,  prime,  étouffe  les  arts 
nécessaires  qui  sont  profitables  à  tous.  On  y  est  à  chaque  instant 
frappé  par  le  contraste  révoltant  du  faste  excessif  et  de  l'extrême 
misère,  par  le  spectacle  des  haillons  et  de  la  nudité  qui  y  côtoient 
tout  l'appareil  de  l'opulence.  Là  de  splendides  demeures;  ici  ^jas 
même  un  foyer.  Là  le  vice  élégant  et  joyeux;  ici  le  vice  brutal,  le 
crime  voulant  à  la  fois  se  venger  et  jouir  de  cette  richesse  qui  l'é- 
crase. Partout  la  tentation;  des  boutiques  par  milliers,  remplies 
de  tout  ce  que  !e  pauvre  n'a  pas,  étalant  l'or,  les  bijoux,  les  toi- 
lettes. De  là  la  haine,  l'envie  entrant  dans  l'âme  du  pauvre,  la 
dévorant  eu  secret  pour  faire  de  temps  à  autre  explosion  dans  des 


i06  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

séditions  où  celai  qui  n'a  rien  réclame  sa  {mit  de  joinssance,.  » 
Que  pourrait  dire  de  plus  Tad^te  le  plus  fervent  de  cette  école 
rigoriste  que  cependant  M.  Baiûirillart  taxe  d'exagération?  C'est 
quMl  croit  qu'un  certain  luxe,  —  modéré  et  moral  bien  entendu, 
—  est  indispensable  comme  stimulant  au  travail  et  que  la  recherche 
du  nécessaire  n'y  suffirait  pas*  Je  ne  puis  aucunement  partager 
cette  opinion,  mais  il  faut  que  je  dise  pourquoi. 

J'admets,  avec  Stuart  MiU,  que  pour  faire  sortir  des  peuplades 
encore  sauvages  de  l'espèce  d'inertie  animale  et  presque  végéta- 
tive où  elles  vivent  plongées,  il  puisse  être  bon  de  leur  donner  des 
besoins  nouveaux,  afin  qu'elles  travaillent  et  qu'elles  s'ingénient 
pour  les  satisfaire.  Hais  chez  les  populations  européennes  ce  n'est 
pas  le  désir  de  consommer  qu'il  faut  stimuler.  «  Voyez  cepen- 
dant, dit  H.  Baudrillart,  ces  malheureux  entassés  dans  les  caves 
de  Lille  ou  dans  les  taudis  de  Londres.  Ils  se  plaisent  dans  leur 
saleté  et  dans  leurs  ténèbres  et  n'en  veulent  pas  sortir,  d  Je  le 
demande,  ce  reproche  estril  bien  fondé?  Ils  travaillent  pourtant, 
ils  peinent  pour  subsister.  Peut-on  leur  faire  un  grief  de  ce  que  le 
salaire  insuffisant  qu'ils  obtiennent  les  relègue  dans  des  trous  où 
un  fermier  ne  logerait  pas  ses  chiens  ou  ses  porcs?  Le  très  grand 
nombre  des  hommes,  même  dans  un  pays  ridie  comme  la  France, 
n'a  ni  le  logement,  ni  l'ameublement,  ni  le  vêtement,  ni  la  nourri- 
ture que  commande  l'hygiène,  et  tous  certainement  désirent  l'a- 
voir. Gomment  ce  désir  du  nécessaire  ne  suffirait-il  pas  pour  sti- 
muler au  travail?  C'est  l'unique  ressort  de  ceux  qui  font  œuvre  de 
leurs  bras,  et  ce  sont  précisément  les  oisifs  qui  recherchent  le 
superflu. 

(c  Mais,  6  prétendu<«  sages,  s'écrie  M.  Baudrillart,  que  feriez-vous 
de  ces  milliers  d'artistes,  de  ces  centaines  de  mille  ouvriers  qui 
trayaillent  les  métaux,  les  étoffes,  l'ivcûre,  le  bois,  les  gemmes  avec 
un  goût  infini?  »  Quelques  pages  plus  loin,  l'émioent  économiste 
répond  lui'-même  à  cette  question  en  réfutant  ceux  qui  prétendent 
que  «  la  France  produit  trop.  »  —  «  Que  produit-elle  donc  de  trop 
cette  France  bienheureuse?  Ce  n'est  pas  l'ensemble  des  choses 
utiles  ou  agréables  à  la  vie,  quand  il  y  a  tant  de  pauvres!  Que  l'on 
désigne  donc  cet  objet  produit  surabondamment.  Est-ce  la  laine, 
quand  il  y  a  tant  de  gens  qui  ont  froid?  EsIh^  le  blé,  quand  il  y  en 
a  tant  qui  manquent  de  pain?  »  Les  ouvriers  qui  travaillent  l'ivoire 
etlles  gemmes  produiraient  cette  laine  et  ce  blé  qui,  dites-vous, 
font  défaut  encore  aujourd'hui,  et  le  problème  se  trouverait  résolu. 
Même  quantité  de  travail,  mais  travail  plus  utile.  «  Mais,  dit 
encore  notre  auteur,  vous*  ne  pouvez  pas  distinguer  le  superflu 
que  vous  prétendez  proscrire,  du  nécessaire  que  vous  désirez 
multiplier*  n  — Sans  doute,  la  notion  de  luxe  est  relative  et  dépend 


LES   APOLOGISTES  DO  iUU  ET   8BS   DETRACTEURS.  107 

des  moyens  de  produire  ;  ce  qui  est  un  superflu  aujourd'hui  ne  le 
sera  plus  demain,  si  les  progrès  de  la  mécanique  le  mettent  à  la 
portée  de  tous.  Toutefois,  d'après  moi,  la  distinction  est  toujours 
fiadle  à  faire  :  un  objet  yaut-il  la  peine  que  je  prendrais  et  le  temps 
qoe  j'emploierais  à  le  confectionner  moi-même?  Si  oui,  ce  n'est  pas 
du  lue  et  j'ai  raison  de  me  le  procurer;  mais«i  pour  l'obtenir  je 
détourne  le  travail  humain  d'une  destination  où  il  serait  plus  utile, 
j'ai  tort.  Je  sacrifie  le  nécessaire  au  superflu.  Je  fais  un  mauvais 
usage  de  mes  forces  ou  de  celles  de  mes  semblables. 

H.  Bauddllart  intitule  aiosi  un  de  ses  paragraphes  :  Le  p£u  de 
développement  des  beioîm  :  signe  d'infériorité.  Les  besoins  malé^ 
rids  en  rapport  avec  le  développement  moral*  Ceci  est  vrai  au 
début  des  civilisatioDs  et  cesse  de  l'être  plus  tard.  Sous  l'impulsion 
du  besoin,  l'homme  se  livre  au  travail,  d'abord  avec  les  outils  les 
plus  grossiers,  un  silex  brut,  un  bâton  durci  au  feu,  une  arête  de 
p<ûsaoD,  un  fragment  d'os  aiguisé  en  pointe,  puis  avec  des  lustra- 
mens  en  métal  de  plus  €tn  plus  perfectionnés.  Bientôt,  il  coordonne 
des  observations  sur  les  forces  naturelles.  La  technique  et  k 
science  en  naissent.  Les  relations  sociales  s'établissent,  les  mœurs 
deviennent  plus  douces.  L'agriculture  fait  de  l'ordre  et  de  la  paix 
l'intérêt  de  tous  ceux  qui  s'y  livrent.  L'homme  cesse  d'être  une 
variété  des  carnassiers,  dont  tout  le  temps  se  passe  à  chercher  la 
proie,  à  la  dévorer  et  &  la  digérer.  Le  loisir,  résultat  de  la  produio 
tivité  plus  grande  du  travail,  lui  ouvre  les  horizons  de  la  vie  Intel- 
lectuelle et  morale.  Gomme  le  dit  parfaitement  M.  Baudrillart,  a  en 
modifi^mt  les  choses,  c'est  sa  propre  éducation  que  l'homme  fait. 
11  ne  les  transforme  jamais  autant  qu'il  s'est  transformé  lui-mêoie 
en  y  appliquant  ses  efforts  libres  et  réfléchis.  Le  travail  a  fait  un 
nouveau  monde.  Osons  le  dire,  il  a  fait  un  nouvel  homme.  Allons 
plos  loin  encore  :  il  a  fait  l'homme.  Travailler,  c'est  se  posséder. 
Travailler,  c'est  prévoir.  Travailler,  c'est  connaître  le  rapport  des 
moyens  aux  fins.  Est-ce  tout?  Non  :  c'est  aussi  s'engager  aux  autres 
hommes  et  demander  qu'ils  s'engagent  de  la  même  façon  ;  c'est  la 
vraie  société  qui  commence.  Elle  ira  s'étendant  peu  à  peu  aux 
limites  du  monde  par  la  communication  des  idées,  par  les  échanges 
de  services  et  de  produits  de  tout  genre.  »  Ce  bel  éloge  du  travail 
est  complètement  justifié  tant  qu'il  s'applique  à  produire  le  néces- 
saire. Quand  il  est  consacré  à  créer  des  inutilités,  c'est  un  coupable 
gaspillage  du  temps,  qui  est  l'étofle  de  la  vie  et  qui  nous  est  donné 
pour  des  fins  plus  hautes  ;  c'est  un  vol  fait  à  la  culture  de  l'esprit 
et  aux  relations  de  sentimens  avec  )'a  famille  et  avec  l'humanité. 

Le  développement  des  besoins  est  si  peu  le  signe  du  progrès  de 
la  civilisation  que  c'est  aux  époques  de  relâchement,  de  corrup- 
tion et  de  décadence  qu'ils  se  multiplient  et  se  raflinent  le  plus» 


108  ISnJE  DE8  DEUX  MONDES. 

L'empire  romain^  nous  en  offre  l'exemple  et  la  preuve.  Roscher 
a  écrit  une  excellente  page  à  ce  sujet.  C'est  alors  qu'on  poursuit 
l'impossible,  et  que  le  luxe  cherche  dans  ce  qui  est  pervers  le  comble 
de  la  jouissance.  Comme  dit  Sénëque  de  Caligula  :  flihil  tant  effirere 
concupiscebat^  quam  quod  posse  effici  negaretur.  Hoc  est  luxuriœ 
propositum  gaudere  perversis.  On  veut  faire  violence  à  la  nature. 
Tel  empereur  réunit  Baîes  à  Pouzzoles  par  un  pont  sur  la  mer,  uni- 
quement pour^y  faire  passer  son  char  triomphal.  Tel  autre  fait 
i^attre  et  élever  des^  montagnes.  Le  comédien  iGsopus  offre  à  ses 
convives  un  plat;  de  langues  de  perroquets  qui  avaient  appris  à 
parler  :  cela  lui  revint  à  120,000  francs.  Hortensius  arrosait  ses 
arbres  de  vin.  Je  n'insiste  pas  :  ces  insanités  de  la  soif  des  jouis- 
sances  sont  suffisamment!  connues.  Le  développement  du  besoin 
est-il  ici  en  rapport  avec  le  développement  moral? 
^^  Les  économistes,  je  le  sais,  et  l'opinion  à  leur  suite,  mesurent 
d'ordinaire  le  degré  de  civilisation  d'un  pays  à  sa  puissance  produc- 
tive. Si  l'on  arrive  à  aligner  des  milliards  pour  compter  le  nombre 
de  kilogrammes  de  fer  et  de  mètres  de  cotonnade  fabriqués  ou  de 
marchandises  exportées  et  importées,  on  considère  que  le  but  est 
atteint.  Dans  tel  pays,  les  riches  mettent  l'univers  entier  à  contri- 
bution pour  orner  leurs  palais  et  pour  couvrir  leurs  tables.  Dans  les 
cités,  à  l'éclat  aveuglant  du  gaz,  derrière  les  glaces  des  vitrines, 
flamboient  les  pierreries  taillées,  l'or  ciselé  et  les  soieries  aux  mille 
couleurs.  Cependant  un  million  de  pauvres  vivent  officiellement 
d'aumônes,  un  tiers  de  la  population  est  illettré,  un  autre  tiers  n'a 
pas  le  nécessaire,  et  il  faut  agrandir  les  prisons  et  proclamer  la  hi 
martiale.  M'importe  :  ce  pays  est  le  plus  civilisé  de  l'univers.  Ail- 
leurs on  trouve  de  braves  campagnards,  propriétaires  de  leurs  mai- 
sons et  de  leurs  champs,  se^prorurant  par  leur  travail  tout  ce  qui 
est  indispensable.  Nul  ne  manque  d'un  certain  degré  d'aisance  et 
d'instruction.  Mais  on  ne  voit  de  luxe  nulle  part.  Ce  pays  est  con- 
sidéré comme  très, arriéré.  Yoilà  les  jugemens  habituels  aujour- 
d'hui. Je  les  crois  superficiels,  faux  et  même  funestes,  par  les  con- 
séquences qu'ils  produisent. 

L'homme  a  une  double  vie,  et  par  suite  deux  ordres  de  besoins  : 
vie  du  corps,  d'où  besoins  corporels  ;  vie  de  l'esprit,  d'où  besoins 
intellectuels.  Celui  qui  vit  plongé  dans  les  sens,  s'il  commande,  en 
vertu  de  la  richesse  ou  du  pouvoir,  au  travail  de  milliers  d'hommes, 
n'hésitera  pas  à  l'employer  à  satisfaire  toutes  ses  fantaisies  pous- 
sées jusqu'à  la  démence  par  la  poursuite  insatiable  de  la  jouis- 
sance, lassata  $ed  non  satiaia.  Celui,  au  contraire,  qui  vit  de  l'es- 
prit, n'aura  guère  de  besoins  matériels  et  ira  même  jusqu'à  négliger 
les  plus  essentiels.  Vous  aurez  d'un  côté  Héliogabale  ou,  mieux 
encore,  ce  type  de  la  sensualité  et  du  luxe  de  la  Rome  impériale, 


LBS  APOLOGISTES  DU  LUXE  ET  SES  DÉTRACTEUBS,      109 

Trimaldon  ;  de  l'autre,  saint  Jean-Baptiste,  vivant  de  sauterelles, 
ou  saint  Paul  gagnant  de  quoi  subsister  en  faisant  des  nattes, 
comme  plus  tard  Spinosa  en  polissant  des  verres  de  montre.  Le  plus 
grand  des  artistes,  Hichel-Ange,  disait  à  son  ami  Gondivi  :  <c  Quoique 
riche,  j'ai  toujours  vécu  comme  un  pauvre.  —  Oui,  lui  répondit 
Gondivi,  vous  avez  vécu  pauvrement  parce  que  vous  avez  toujours 
donné  richement,  n  Où  se  trouve  le  plus  grand  développement 
moral? — Un  certain  degré  de  culture  crée  des  besoins,  un  degré  plus 
élevé  en  retranche.  Tout  ce  qui  est  donné  aux  besoins  rationnels 
est  légitime  et  bon,  parce  qu'il  faut  bien  entretenir  les  forces  du 
corps,  sans  lesquelles  le  travail  intellectuel  devient  difficile  ou 
impossible.  Mais  ce  qui  est  accordé  aux  besoins  factices  est  immo- 
ral et  mauvais,  parce  que  c'est  autant  de  pris  sur  le  bon  emploi  du 
temps  et  de  soi  et  des  autres.  Ges  grands  réformateurs  qui  ont 
changé  en  tout  pays  la  direction  de  la  pensée,  Moïse,  Socrate,  le 
Bouddha,  Jésus,  ont  vécu  de  peu.  Ge  n'est  pas  au  sein  des  délices 
que  s'allume  la  flamme  qui  purifie  l'humanité.  On  pourrait  presque 
dire  que  la  grandeur  morale  n'est  pas  en  proportion,  mais  en  rai- 
son inverse  des  besoins  (1). 

Examinons  un  autre  ordre  dUdées.  Bastiat,  qui  dans  plusieurs  de 
ses  écrits,  prêche  la  modération  des  désirs,  dans  ses  Harmonies 
Économiques  est  entraîné,  comme  malgré  lui,  à  justifier  le  luxe,  et 
par  une  raison  qui  parait  très  sérieuse,  a  II  n'est  pas  possible, 
dit-il,  de  trouver  une  bonne  solution  à  la  question  des  machines,  à 
celle  de  la  concurrence  extérieure,  à  celle  du  luxe,  quand  on  con- 
sidère le  besoin  comme  une  quantité  invariable,  quand  on  ne  se  rend 
pas  compte  de  son  expansibilité  indéfinie.  »  Pour  résoudre  les  ques- 
tions économiques,  il  faudrait  donc,  d'après  lui,  pousser  les  hommes 

(1)  H.  Reoan  a  écrit  à  ce  sajet  one  page  qui  ne  s*oablie  pas  :  «  L'errear  n*e8t  pas 
da  proclamer  rindustrie  bonne  et  utile,  mais  d'attacher  trop  d*importaace  à  certains 
perfectionnemens.  En  cet  ordre  de  choses,  le  bien  une  fois  obtenu,  le  raffinement  est 
de  peu  de  prix;  car  si  le  but  de  la  yie  humaiae  est  le  bonheur,  le  passé,  sans  aucune 
de  ces  superflttités,  Ta  fort  bien  réalisé,  et  si,  comme  le  pensent  à  bon  droit  les  sages, 
h  seule  chose  nécessaire  est  la  noblesse  morale  et  intellectuelle,  ces  accessoires  y 
coatribnent  pour  asseï  peu  de  chose.  L*histoire  nous  offre  d'admirables  développemens 
iotellectuela  et  des  Ages  d*or,  de  bonheor  qui  se  sont  produits  au  milieu  d'un  état 
matériel  très  grossier.  La  race  brahmanique  dans  Tlnde  a  atteint  un  ordre  de  spécu- 
lations philosophiques  que  l*Âllemagae  seule  de  nos  Jours  a  dépassé,  tout  en  restant 
poor  la  dvilisation  extérieure  au  niveau  des  sociétés  les  moins  avancées.  L'incompa- 
rable idéal  de  rÉvangile,  où  le  seos  moral  se  déploie  avec  de  si  merveilleuses  délica- 
tes^iea,  nous  transporte  aa  milieu  d'une  vie  simple  comme  celle  de  nos  campagnes 
etoà  les  complications  de  la  vie  extérieure  n'occupent  presque  aucune  place...  Loin 
que  les  progrès  de  l'art  soient  parallèles  à  ceux  que  fait  une  nation  dans  le  goût  du 
eoflfortodfo  Qe  suis  obligé  de  me  servir  de  ce  mot  barbare  pour  exprimer  une  idée  peu 
française),  il  est  permis  de  dire,  sans  paradoxe,  que  les  temps  et  les  pays  où  le  con- 
Ibrtable  est  devenu  le  principal  attrait  du  public  ont  été  les  moins  doués  sous  le  np« 
pert  de  l'art.  {Enait  de  morale  et  de  crUiqm  :  La  poéiie  de  rexposition.) 


110  BSTUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  mltiplier  et  à  raffiner  saas  cesse  lears  besoins,  et  récoQomie  poli- 
tique se  mettrait  ici  en  opposition  complète  avec  les  enseignemens 
de  la  morale  tant  antique  que  chrétienne.  Bastiat  le  comprend, 
(c  J'entends,  dit-il,  qu'on  me  crie  :  Économiste,  tu  bronches  déjà. 
Tu)»vais  annoncé  que  ta  science  s'accordait  avec  la  morale,  et  te 
voilà  déjà  justifiant  le  sybaridsme.  »  C'est  ce  qu'il  fait  sans  nul 
doute.  £t  que  répond- il  à  l'objection?  «  0  philosophe  austère  qui 
prêches  la  morale,  te  contentes-tu  de  satisfaire  les  besoins  de 
rhomntne  primitif  7  »  €ette  réponse  n'en  est  pSfS  une.  Qu'importe '^ce 
que  fait  le  philosophe?  Il  n'en  est  pas  moins  certain  que  Bastiat, 
ainsi  qu'il  le  dit  Im-mème,  déclare  le  sybaritisme  nécessaire. 

Void  comment  il  est  conduit  à  cette  déplorable  contradiction,  qui 
semble  résulter,  il  faut  bien  l'avouer,  des  doctrines  de  Téconomie 
politique  orthodoxe.  La  machine  abrège  le  travail  :  plus,  par  consé- 
qu^at,  les  machines  se  multiplient  et  se  perfectionnent,  moins  il  faut 
d'heures  de  travail  pour  obtenir  les  mômes  produits.  Diminuer  les 
heures  de  travail,  c'est  diminuer  la  demande  des  bras  et  mettre  un 
nombre  croissant  d'ouvriers  hors  d'emploi.  Pour  leur  conserver  de 
ToccupatioD,  il  faut  donc  qu'à  mesure  que  les  besoins  actuels  sont 
satisfaits  avec  moins  d'efforts,  de  nouveaux  besoins  naissent  pour  uti- 
liser les  heures  de  travail  devenues  disponibles  par  le  perfectionne- 
ment des  engins  mécaniques  et  des  procédés  techniques.  C'est  ainsi 
que  ((  l'expansibilité  »  indéfinie  des  besoins  est  indispensable  pour 
empêcher  que  le  progrès  indéfini  de  la  science  et  de  la  mécanique 
ne  supprime  un  nombre  toujours  plus  grand  d'ouvriers.  C'est,  en 
e£fet,  le  spectacle  que  nous  présente  le  développement  économique. 
A  mesure  qu'il  a  été  pourvu  plus  facilement  aux  nécessités  de  la 
vie,  les  besoins  factices  ont  commandé  cette  masse  innombrable 
d'inutilités  élégantes  et  coûteuses  qui  encombrent  nos  boutiques  et 
qu'achètent  de  plus  en  plus  les  consommateurs.  Il  faut  par  consé- 
quent, à  moins  de  supprimer  des  machines,  pousser  au  sybaritisme 
ou  se  résigner  à  l'élimination  d'un  nombre  croissant  de  travailleurs. 
C'est  ainsi  que  certaine  économie  politique  s'inscrit  eu  faux  contre 
la  morale  traditionnelle. 

Gomme  je  ne  puis  admettre  que  les  moralistes  de  l'antiquité  et 
les  pères  de  l'église  aient  eu  tort  de  nous  recommander  de  borner 
nos  appétits  et  nos  concupiscences,  je  crois  qu'il  doit  y  avoir  à 
cette  question  des  machines  une  autre  solution  que  celle  indiquée 
par  Bastîat.  Â  mon  avis,  la  voici. 

La  machine  produisant  plus  vite  peut  nous  procurer  ou  plus  de 
commodités  ou  plus  de  loisirs.  Je  prétends  que,  quand  nos  besoins 
rationnels  seront  satisfaits,  ce  qu'il  faudra  lui  demander,  ce  n*est 
pas  de  créer  au  superflu  pour  satisfaire  des  besoins  factices,  mais 
du  loisir  pour  cultiver  noue  esprit  et  pour  jouir  de  la  sociéié  de 


LES  APOLOGISTSa  DU  LUU  SI  6JSS   DETRACTEURS.  iiJL 

108  semblables  et  des  beautés  do  l'art  ou  de  la  nature.  Je  compare 
rhmamté  à  Robioson  dans  soo  tle.  Bien  que  pour  subsister,  Bobin- 
8QI1  doit  d'abord  travailler  du  matui  au  soir  ;  inais  plus  tard,  grâce 
à  tonle  espèce  d'engins  perfectionnés,  il  se  procure  en  six  heures 
detcayail  tout  ce  qu'esigent  ses  besoins  rationna.  Ira-t*il  employer 
les  six  heures  dont  il  dispose  désormais  à  se  fatiguer  encore  pour 
86  revêtir  de  galons,  de  velours,  de  soieries  brochées  et  de  den- 
telles? Non,  plus  il  aura  d'élévation  et  de  culture,  moins  il  songera 
à  de  semblables  puérilités.  Il  voudra  jouir  de  Dieu,  de  lui-même  et 
de  la  nature.  Ou  a  appelé  la  machine  l'émancipatrice  de  l'huma- 
Bité.  C'est  faux,  si  elle  doit  nous  enfoncer  davantage  dans  la 
matière,  en  affinant  la  sensualité:  c'est  vrai,  si  elle  affranchit  l'hu- 
manité d'une  grande  partie  de  ce  dur  labeur  au  prix  duquel  elle 
obtient  sa  subsistance.  Il  est  douteux,  a  dit  Stuart  Mill,  que  toutes 
DOS  machines  aient  diminué  d'une  heure  le  travail  d'un  seul  être 
bamain.  Loin  de  là,  on  peine  plus  aujourd'hui  que  jadis.  Autrefois 
la  nuit  apportait  aux  humains,  comme  dit  le  poète  latin  «  le  doux 
soaimeil  et  l'oubli  des  soucis.  »  Maintenant^  par  suite  de  lactivité 
plus  grande  de  l'indastrie,  que  de  gens  qui  travaillent  toute  la  nuit 
(Iin%  les  mines,  dans  les  sucreries,  sur  les  bateaux  à  vapeur,  sur  les 
chemins  de  fer,  dans  les  postes  et  les  télégraphes,  partout  enfin  I 
La  vie,'dans  nos  pays  civilisés,  est  devenue  bien  plus  intense  et  la 
dépense  de  forces  nerveuses  bien  plus  grande.  Tous,  du  haut  en 
bas  de  l'éch'^Ue  sociale,  depuis  le  ministre  qui  succombe  à  la  masse 
d'afiaires  qui  raccableot,  jusqu'au  mineur  au  fond  des  houillères, 
nous  devenons  \qb  esclaves  d'un  gigantesque  engrenage  social  dont 
le  mouTenient  s'accélère  sans  cesse.  Ce  n'est  pas  ainsi  que  la 
machine  allranchira  le  genre  humain.  Elle  doit  lui  apporter,  après 
la  satisfaction  de  plus  eu  plus  facile  de  ses  besoins  rationnels,  plus 
de  loisirs  et,  par  suite,  une  plus  grande  culture  intellectuelle. 

Hais,  dira-t-on,  qu'est-ce  que  «  ces  besoins  rationnels  dont  vous 
parlez  sans  cesse?  »  Qui  tracera  la  limite?  Voulez-vous  donc  nous 
ramener  à  vivre  de  glands  et  à  nous  vêtir. de  la  dépouille  des  ani<- 
maux? —  J'entends  par  besoins  rationnels  ceux  que  la  raison  avoue 
et  que  l'hygiène  détermine.  Celle-ci  peut  dire  très  exactement  quels 
sont  pour  chaque  climat  et  chaque  saison  la  nourriture,  le  vête- 
ment, les  conditions  de  logement  convenables.  Ajoutez-y  les  acces- 
soires'peu  coûteux  que  le  progrès  d  )  l'industrie  met  à  la  disposi- 
tion de^toutes  les  bourses.  J.'-B.  Say  définit  avec  raison,  selon  moi, 
le.luxe  «  l'usage  des  choses  rares  et  coûteuses.  »  Un  objet  coûteux 
représente  beaucoup  de  travail  et  de  temps,  S'il  ne  satisfait  qu'un 
besoin  factice,  on  a  toit  de  le  commander.  La  limite  entre  les  con- 
sommaiious  rationnelles  et  celles  qui  ne  le  sont  pas  n'est  pas  dif^- 
ficito  à  tracer.  La  satisfaction  que  vous  piocurera  un  objqt  vaiUt^ 


112  fiBYUB  DES  DECX  MONDES. 

elle  le  temps  et  l'effort  nécessaires  pour  le  produire?  Telle  est  la 
question  qui  aidera  à  décider  chaque  cas  particulier.  H.  Baudril- 
lart  voit  le  luxe  surtout  dans  le  superflu.  Je  suis  plutôt  de  l'avis  de 
J.-B.  Say,  qui  le  voit  dans  ce  qui  est  cher.  Pour  prendre  les  exem- 
ples cités  par  M.  Baudrillart,  un  éventail  japonais  de  10  centimes, 
un  miroir  de  quelques  francs  sont  peut-être  du  superflu;  mais 
comme  ils  ne  coûtent  qu'une  très  minime  somme  de  travail,  la 
satisfaction  qu'ils  procurent  vaut  ce  petit  sacrifice.  Quand  le  culti- 
vateur hoit  son  vin,  qu'il  vendrait  peutrétre  quatre  sous  le  litre,  ce 
n'est  pas  du  luxe.  Quand  un  crésus  boit  du  vin  de  Johannisberg  à 
àO  francs  la  bouteille,  la  dépense  est  pour  lui  relativement  moindre  ; 
il  n'en  consomme  pas  moins  l'équivalent  de  vingt  jours  de  travail. 
Ces  vingt  jours  ont  été  prélevés  sur  le  temps  total  dont  dispose 
l'humanité  pour  satisfaire  à  ses  besoins  essentiels,  et  quel  avantage 
ont-ils  procuré?  La  dégustation  fugitive  d'un  certain  bouquet  à 
peine  appréciable  par  les  plus  fins  palais.  Nul  n'hésitera  à  dire  que 
c'est  du  temps  mal  employé.  Ceci  échappe  à  la  foule  sous  les  com- 
plications de  l'échange,  et  néanmoins  elle  en  a,  pour  ainsi  dire, 
l'intuition,  car  elle  s'indigne  de  certaines  dépenses  folles,  même 
faites  par  ceux  qui  peuvent  se  les  permettre  sans  se  ruiner.  C'est 
un  gaspillage  qui  crie  vengeance,  dit-elle.  C'est,  en  effet,  le  gas- 
pillage du  temps  de  l'humanité,  alors  que  celle-ci  soulire  encore  trop 
souvent  du  froid  et  de  la  faim.  Que  Dieu  jette  un  regard  sur  cette 
terre,  et  qu'il  y  voie  des  millions  d'hommes  occupés  à  confection- 
ner des  choses  inutiles,  comme  des  bijoux  et  des  dentelles,  ou  des 
choses  nuisibles,  comme  l'opium  et  les  spiritueux,  et  à  côté  d'eux 
des  millions  d'autres  hommes  dans  un  déoûment  extrême.  Que 
notre  race  lui  paraîtra  sotte,  puérile,  barbare!  Elle  passe  son  temps 
à  se  fabriquer  des  colifichets  et  des  chiffons  et  elle  n'a  pas  de  quoi 
se  nourrir  et  se  vêtir!  Tel  est  aussi  le  jugement  des  pères  de  l'église 
éclairés  par  les  lumières  de  l'ÉvaDgile  et  celui  des  pères  de  l'éco- 
nomie politique  instruits  par  les  analyses  de  la  science,  avant  que 
les  sophismes  justifiant  le  luxe  eussent  envahi  les  chaires  de  nos 
églises  et  celles  de  nos  universités. 

III. 

On  peut  considérer  le  luxe  à  trois  points  de  vue  différens.  D'abord 
{:  our  l'individu  isolé  :  en  quelles  limites  la  recherche  dans  la  satis- 
faction des  besoins  est-elle  utile  au  développement  normal  des 
facultés  humaines?  Question  de  morale.  En  second  lieu,  jusqu'à 
quel  point  le  luxe  est-il  utile  ou  nuisible  à  l'accroissement  de  la 
richesse  ?  Question  économique.  En  troisième  lieu ,  le  luxe  estril 
compatible  avec  une  équitable  répartition  des  produits  et  avec  le 


LES   APOLOGISTES  DU  LUXB  ET  SES  DÉTRACTEURS.  118 

primipe  que  la  rémunération  de  chacun  doit  être  en  proportion  du 
travûl  utile  effectué?  Question  de  droit  et  de  justice.  Ce  troisième 
aspec;  du  problème  n'a  guère  été  approfondi,  parce  qu'on  n'avait 
pas  vu  clairement  que  les  principes  juridiques  doivent  s'appliquer 
à  la  répartition  économique  des  produits.  N'oublions  pas  cependant 
que  le  christianisme,  ayant  fait  de  la  charité  un  devoir  strict,  a 
toujours  condamné  le  luxe,  parce  qu'il  consacre  à  des  dépenses 
superflues,  et  par  cela  même  immorales,  la  part  qui  devrait,  d'a- 
près lui,  revenir  aux  pauvres. 

Considérons  d'abord  le  luxe  au  point  de  vue  de  l'individu.  Lui 
est-il  utile  ou  nuisible?  Je  suppose  ici  qu'il  n'ait  pas  à  s'inquiéter 
de  ses  semblables  ni  à  se  demander  ce  qu'exige  de  lui  la  charité 
ou  la  justice.  Pour  résoudre  la  question,  il  faut  voir  en  quoi  con- 
siste le  bien  de  l'homme  et  quelle  est  sa  tin  ou  sa  destinée.  Le 
bat  à  poursuivre  est  évidemment  le  développement  normal  de 
toutes  ses  facultés  et  le  bonheur  qui  doit  en  résulter.  Ici  les  pes- 
simistes m'arrêteroût  peut-être  pour  me  dire  que  plus  nos  facul- 
tés sont  développées,  plus  elles  nous  deviennent  des  sources  de 
soufirances,  que  «  l'homme  qui  pense  est  un  animal  dépravé,  » 
que  la  brute  est  plus  heureuse  que  le  prétendu  roi  de  la  création, 
que  la  plante  l'est  plus  que  la  brute  et  le  minéral  plus  que  la 
plante,  et  qu'en  somme  le  comble  de  la  félicité  serait  le  non- 
être,  le  nirvana  bouddhique.  Je  ne  m'arrêterai  pas  à  discuter  la 
doctrine  du  pessimisme.  Quoi  que  puisseût  dire  Schopenhauer  et 
Hartmann,  il  semble  difficile  de  croire  que  cette  immense  évolution 
qui  part  de  la  matière  diffuse  et  amorphe,  à  l'origine,  pour  abou- 
tir, après  une  série  infinie  de  transformations,  à  l'intelligence 
humaine  et  à  la  personnalité  consciente,  soit  un  progrès  ininter- 
rompu dans  le  malheur  et  un  acheminement  vers  la  désespérance 
finale.  Tout  être,  dès  que  la  vie  apparaît,  aspire  à  se  conserver,  à 
se  perpétuer,  à  grandir,  à  s'étendre.  C'est  la  loi  universelle  de  la 
vie,  et  l'idée  que  son  accomplissement  doit  être  accompagné  de 
satisfaction  s'impose,  semble-t-il.  Nous  devons  donc  tendre  à  la 
perfection,  et  même,  s'il  était  vrai  que  notre  félicité  n'augmente 
pas  à  mesure  qu'on  s'en  approche,  ne  pourrait-on  pas  y  voir  la 
preuve  que  notre  destinée  ne  s'accomplit  pas  tout  entière  id-bas? 

La  perfection  pour  l'homme  consiste  dans  le  plein  développe- 
ment de  toutes  ses  forces,  forces  physiques  et  forces  intellec- 
tuelles, et  de  tous  ses  sentimens,  sentimens  d'affection  et  dans  la 
famille  et  dans  l'humanité,  sentiment  du  beau  dans  la  nature  et 
dans  l'art. 

Ici  se  présentent  deux  types  différens  de  perfection  humaine  :  le 
type  de  la  perfection  conçu  par  le  christianisme  et  le  type  conçu 

XLU.  —  I8S0.  s 


par  Tamigaité.  La  perfectioa  elurétieiuie  me  parait  trëa  supérieure 
en  ce  qu'elle  impose  à  l'égard  de  nos  senkhlaldlas,  de  nos  iCrdreai 
comme  elle  dit  admirablement»  des  devoirs  de  justice  et  de  câarité 
que  les  philosophes  andens  n'ont  cAlrevus  que  d'une  façon  très 
confose  et  très  mêlée»  Hais  elle  s'est  trop  peu.  inquiétée  de  Tindi- 
indu  parce  que,  conçue  dans  l'idée  que  le  moude  allait  bientôt 
finir,  elle  n'avait  en  vue  que  le  ro]^aame  des  cLeuj[,.qui  était  proche* 
De  là  ce  caractère  ascétique  de  la  conception  de  la  vie  qu'on  a  tant 
reproché  au  christianisme  et  qui  s'explique  tout  naturellement  par 
ses  idéeseschatologiqnes.  Si  ce  monde  doit  finir  bientôt» comme  l'ont 
cru  les  premiers  chrétiens,  et  si  le  Seigneur  doit  venir  en  son  u  règne 
avant  qu'une  génération  ne  passe»  »  ainsi  que  l'annonçait  TÉvan- 
gile^  c'est-à-dire  la  bonne  nouvelle  de  la  palingénésie  imminente, 
Thomme  prévoyant  ne  doit  pas  faire  autre  chose  que  se  préparer  à 
ce  proch  lin  avènement.  Ce  n'est  donc  pas  au  christianisme  ascé- 
tique qu'il  faut  demander  la  règle  de  l'Jiomme  isolé.  Pris  trop  à  la 
lettre,  it  nous  conduirait  à  la  vie  de  l'anachorète  ou  môme  du  sty- 
lite. 

La  Grèce  nous  offre  ici  l'exemple  à  suivre.  Le  jeune  Grec  cultive 
à  la  fois,  par  l'exercice,  les  muscles  de  son  corps  et  les  facultés  de 
sa  raison.  II  passe  sa  matinée  au  gymaase  et  son  après-midi  à  con- 
verser, en  plein  air,  avec  les  savaus  et  les  sages.  U  atteint  ainsi  à 
cet  idéal  :  Mens  sana  in  corpore  sano.  Dans  un  excellent  livre  sur 
l'éducation,  Herbert  Spencer  dit  très  justement  que  la  chose  essen- 
tielle est  de  «  se  constituer  nue  bonne  santé;  car  que  servent  le 
rang,  les  honneurs  et  la  richesse  à  na  malade  ou  à  un  valétudi- 
naire? »  La  vie  grecque,  que  les  jeunes  Anglais  imitent  dans  leurs 
universités,  sera  donc  notre  idéal.  Il  n'y  manque  que  le  travail 
manuel,  dont  l'antiquité  se  déchargeait  sur  l'esclave.  Grande  fautei 
disons  mieux,  grand  crime,  car  c'était  la  violation  d'une  loi  naturelle, 
et  elle  en  a  été  punie  par  une  irrémédiable  décadence.  Le  travail  est 
imposé  à  tout  h  omme  par  la  nature  même.  Nous  avons  des  besoins 
et  en  môme  temps  une  inieUigence  servie  par  des  organes  pour 
nous  procurer  de  quoi  satisfaire  ces  besoios.  Tous  les  êtres  orga- 
nisés vivent  ainsi  par  un  effort  personnel.  Si  nous  rejetons  sur  les 
autres  tout  le  travail  nécessaire  pour  nous  faire  subsister»  nous  en 
sommes  punis  par  l'anémie,  par  les  dyspepsies,  les  vapeurs,  le 
spleen^  en  un  mot,  par  tous  les  maux  et  les  dégoûts  de  l'oiûf 
ennuyé  et  blasé.  L'homme  qui  voudra  ob^  aux  lois  de  la  nature, 
;ifin  de  conserver  longtemps  ses  forces  et  sa  aaiiié,  exécutera  et 
s'imposera  quelque  exercice  corporel.  Les  anciens  n'y  manquaient 
pas,  ils  coifôacraient  une  bonne  partie  du  jour  à  assouplir  et  à  for- 
tifier leurs  muscles  dans^  les  bains  ou  au  champ  de  Mars.  Pour  l'homme 
moderne,  qui  ne  doit  pas  être  doublé  d'un  esclave,  les  exercices  de 


LES    APOLOGISXBS  D0  LUXE  BT   SES   OÉTRACTËUaS.  115 

gymMurtlipie  ^ans  bat  économique  diment  èlre  ceroplélée  par  le 
mamemeiit  des  armes  et  par  un  icerlaÎQ  travail  manuel  yraiment 
atile.  Ceci  éloigne  déjà  la  moUesBe  «t  le  trop  grand  raffioament. 

La  vie  antique  était  élégante,  mais  simple.  A  Athènes  et  à  Home, 
Thomme ,  même  aisé  et  riche^  n'eaeoaibraît  pas  aa  demeure  xïe 
cette  quantité  d'uisjets  que  nous  considérons  maintenant  comme 
mdi^essables.  Eattrez  dans  une  maison  ide  Pompéi  :  vous  saisissea 
sur  le  yif  la  façon  dont  les  andens  entendaient  l-existence.  Tbnt 
if  abord  la  recherche  du  b^u  y  occupait  la  première  place.  L'art 
embellissait  tout,  les  forums,  les  bains,  les  temples,  toutes  les  par- 
ties des  habitations  privées,  les  cours,  les  jardins,  les  murs,  les 
meobles  et  jusqu'aux  plus  humbles  ustensiles  de  cnisme.  IMais  les 
besoinB  étaient  restreiofl»,  et  les  moyens  de  lies  satisfÎBdre  peu  nom- 
breux. Les  chambres  à  coucher  ressemblent  à  des  cellules  de  coû- 
tent :  il  n'y  a  place  que  pour  un  lit,  une  chaise  et  un  petit  caffire. 
Le  mobilier  d'un  ouvrier  d'aujourd'hui  n'y  entrerait  pas.  Les  vête- 
mens  étaient  aussi  simples  que  ceux  de  nos  moines  ;  une  tunîque 
de  lin  et  un  manteau  de  laine  sans  formes,  rien  qu'un  morceau 
d'étoffe  qui  se  drapait  sur  l'épaule.  On  comprend  pourquoi  les 
garde-robes  n'existaient  pas.  Les  changemens  de  la  mode  étant 
inconnus,  le  costume  est  resté  le  même  pendant  plus  de  mille  ans. 
Dans  ses  repas,  l'homme  antique  était  s^re.  Rappeles*vous  ie  sou- 
per d'Horace,  qui  'était  cependant  un  épicurien  : 

Vivitar  parvo  bf ne  coi  paternvm 
Spleadet  in  meaia  teaai  ftalinum. 

A  Athènes,  les  gens  du  plus  haut  rang  vivaient  de  peu,  comme  un 
N^oUtain  aujourd'hui.  Chacun  d'eux  aurait  pu  répéter  le  mot  du 
philosophe  :  Omnia  tnecwn  porto.  Ces  repas  monstrueux  à  la  Tri- 
maldon,  ces  dépenses  extravagante  de  quelques  empereurs  sont 
la  dânence  de  la  toute-puissance.  Rien  de  semblable  ne  se  ren- 
contre en  Grèce,  ni  même  à  fiome,  dans  la  vie  ordinaire.  L'homme 
antique,  ayant  réduit  ses  besoins,  pouvait  consacrer  tout  son  temps 
à  la  culture  de  ses  facultés,  aux  jouissances  esthétiques  ou  aux 
smns  de  l'état,  à  la  gymnastique,  à  la  philosophie,  aux  lettres,  au 
théâtre,  à  la  politique. 

L'inconvénient  du  luxe  moderne  et  des  mille  recherches  du  con- 
fort est  double.  D'abord  il  dévore  le  temps  nécessaire  pour  gagner 
l'argent  que  ces  futilités  «xigent,  et  ensuite  ce  qu'il  reste  de  loisir 
est  employé  à  le  dépenser.  L'homme  tout  entier  est  ainsi  pris  dans 
les  engrenages  des  poursuites  matérielles  :  il  ne  reste  rien  pour  la 
yie  de  l'esprit  et  du  cœur.  Considérez  l'existence  de  ce  financier 
qui  compte  ses  milUons  par  centaines  ;  ses  aQaires,  ses  calculs,  ses 


116  RfiVUB  DES   DBUX  MONDES. 

cliens  ou  ses  associés  lui  prennent  tout  le  jour,  et  même  le  soir,  au 
milieu  des  plaisirs  qu'il  recherche  et  dont  il  ne  jouit  pas,  il  songe 
encore  aux  opérations  qui  peuvent  accroître  cette  fortune  dont  le 
revenu  dépasse  déjà  des  milliers  de  fois  tous  les  besoins  qu'il  peut 
rêver  (1).  Il  est  comme  accablé  sous  la  masse  de  ses  biens.  Sans 
doute  il  peut  être  un  rouage  utile  dans  l'œuvre  générale  de  la 
production,  mais  est-il  dans  la  voie  qui  mène  à  la  perfection  et  au 
bonheur?  L'homme  sans  besoins  est  sans  soucis.  Il  a  la  galté  de 
l'alouette  ou  du  «  savetier  »  qui  chante  dès  l'aurore.  Grâce  aux 
merveilles  de  la  science  et  de  la  technique,  nous  produisons  tant  de 
richesses  que,  quand  la  statistique  groupe  les  chiffres  qui  la  mesu* 
rent,  on  demeure  confondu ,  et  cependant  Jiotre  siècle  est  préoc- 
cupé, tendu  et  triste.  On  ne  rit  plus,  on  ne  s'amuse  plus  comme 
autrefois.  Partout  on  ne  voit  qu'effort  et  déception. 

Bossuet  traite  ce  point  dans  son  Traité  de  la  concupiscence  en 
un  langage  dont  on  ne  peut  assez  admirer  la  force  et  la  magni- 
ficence. «  Le  corps,  dit-il,  rabat  la  sublimité  de  nos  pensées 
et  nous  attache  à  la  terre,  nous  qui  ne  devrions  respirer  que  le 
ciel.  »  Entendez-vous  le  grand  orateur  :  comme  d'un  mot,  il  nous 
montre  où  doivent  tendre  nos  efforts.  «  Pourquoi,  continue-t-il, 
tournez- vous  vos  nécessités  en  vanité  ?  Vous  avez  besoin  d'une 
maison  comme  d'une  dépense  nécessaire  contre  les  injures  de  l'air  : 
c'est  une  faiblesse.  Vous  avez  besoin  de  nourriture  pour  réparer 
vos  forces  qui  se  perdent  et  se  dissipent  à  chaque  moment  :  autre 
faiblesse.  Vous  avez  besoin  d'un  lit  pour  vous  reposer  dans  votre 
accablement  et  vous  y  livrer  au  sommeil  qui  lie  et  ensevelit  votre 
raison  :  autre  faiblesse  déplorable.  Vous  faites  de  tous  ces  témoins 
et  de  tous  ces  monumens  de  votre  faiblesse  un  spectacle  à  votre 
vanité,  et  il  semble  que  vous  vouliez  triompher  de  l'infirmité  qui 
vous  environne  de  toutes  parts,  k  Parfois  Bossuet  pousse  la  doc- 
trine du  renoncement  jusqu'à  l'ascétisme,  mais  au  fond  n'a-t«-il  pas 
raison?  Chacun  de  nos  besoins  n'est-il  pas  une  faiblesse,  un  asser- 
vissement et  une  tentation  de  sacrifier  le  bien  et  la  justice  à  la  sen- 
sualité? La  dignité  de  la  vie,  la  fierté  de  la  conduite,  la  fidélité  à 
ses  opinions  dépendent  souvent  de  la  simplicité  de  l'existence. 
Moins  vous  aurez  dt:  besoins,  plus  vous  serez  libre  de  faire  ce  que 
le  devoir  commande,  et  moins  dans  les  grandes  circonstances,  — 
choix  d'une  carrière,  d'une  compagne  ou  d'un  parti  politique,  — 
vous  aurez  à  écouter  les  suggestions  de  la  cupidité. 

En  Angleterre,  nous  raconte  Hel  vétius,  dans  son  livre  de  T  Esprit  y 

(1)  «  Vous  voyei  à  Paris  an  homme  qui  i  de  quoi  ?lTre  Jasqu'au  Jour  du  Jagement, 
qai  travaille  sans  cesse  et  court  risque  d*accourcir  ses  Jours  pour  amasser  de  quoi 
YlTTe.i  (Montesquieu,  Lettres  persanes.)  Ainsi  ont  vécu  ces  princes  dudivitismeàNew- 
Yorki  Aitor,  VaaderMlt  et  Stewart,  qui  ont  laisBSé  cbacon  plus  d'ai  demi-milliard 


LES   APOLOGISTES  DU  LUXE  ET  SES   DETKÂCTBCJBS.  117 

uo  ministre  va  trouver  un  membre  des  communes  de  l'opposition, 
pour  acheter  sa  voix,  ainsi  que  cela  se  pratiquait  alors.  Le  commoner 
dînait  d'une  épaule  de  mouton  et  buvait  de  l'eau  pure.  «  J'aurais 
cra,  lui  dit-il,  que  la  simplicité  de  mon  repas  m'aurait  préservé 
de  l'injure  de  vos  offres.  »  La  mémoire  du  plus  grand  des  orateurs  de 
la  révolution  française  est  ternie  par  sa  vénalité.  Pourquoi  Mirabeau 
consent-il  à  toucher  une  pension  sur  la  cassette  du  roi,  sinon  pour 
soutenir  son  luxe  et  ses  déréglemens?  Quoi  qu'on  ait  d>t,  j'admire 
Jesn-Jacques  refusant  tous  les  dons  qu'on  lui  offre  et  s' obstinant  à 
vivre,  dans  sa  chambrette,  du  prix  des  musiques  qu'il  copie.  Dio- 
gèoe  voyant  un  homme  qui  boit  de  l'eau  dans  le  creux  de  sa  main, 
jette  son  écuelle  pour  faire  comme  lui.  Économiquement  il  a  tort, 
car  il  y  a  plus  d'agrément  et  il  faut  moins  d'efforts  pour  boire  dans 
un  verre  que  dans  sa  main  ;  mais  le   sentiment  qui  le  guidait 
était,  i  mon  avis,  sensé.  Discutant  un  jour  la  question  du  luxe, 
je  souhaitai  d'avoir,  au  Heu  de  nos  pieds  qu'il  faiit  préserver  des 
cailloux,  des  épines  et  de  l'humidité,  des  sabots  de  cheval  qui  nous 
dispenseraient  des  bas,  des  chaussures  et  des  souffrances  qu'ils 
occasionnent.  On  appela  mon  système  le  sabotismey  et  on  le  trouva 
ridicule*  Je  persiste  à  croire  avec  Bossuet  que  nos  besoins  sont  des 
faiblesses  qui  nous  détournent  du  ciel  et  nous  plongent  dans  les 
intérêts  terrestres.  Sans  besoins  nous  serions  semblables  à  ces  Us 
de  l'Évangile,  «  qui  ne  tissent  ni  ne  filent,  »  ou  à  ces  rentiers  qui 
cherchent  tour  à  tour  les  plus  agréables  et  les  plus  beaux  lieux  du 
inonde  pour  jouir  à  l'aise  des  splendeurs  de  cet  univers.  Je  ne 
l'oublie  pas,  l'homme  est  ainsi  fait  que  le  travail  est  ici-bas  une 
condition  de  santé  physique  et  de  santé  morale;  mais  au  moins,  le 
travail,  plus  également  réparti,  ne  devrait  être  ni  prolongé,  ni  acca- 
blantau  point  d'abrutir.  Le  renoncement  ne  doit  pas  aller  jusqu'à  pro- 
duire la  grossièreté  des  mœurs  et  l'inertie  de  l'intelligence,  encore 
moins  jusqu'à  béatifier  la  saleté,  comme  pour  saint  Labre,  ou  jusqu'à 
se  mutiler  comme  les  faquirs;  mais  ne  craignez  rien,  ce  n'est  pas  de 
ce  côté  que  penche  le  siècle.  Tout  le  pousse  vers  le  raffinement  de  la 
sensualité.  C'est  donc  cet  entraînement  qu'il  faut  combattre.  Osons 
proposer,  commis  modèles,  Socrate  dont  le  corps  endurci  bravait, 
à  l'armée,  le  froid,  le  chaud  et  toutes  les  fatigues  mieux  que  les 
vétérans  et  qui,  sans  besoins,  ne  vivait  que  pour  la  philosophie  et 
la  justice,  ou  bien  saint  Paul  supportant  sans  fléchir  toutes  les 
épreuves,  la  prison,  les  verges,  les  naufrages,  la  pauvreté,  a  mille 
morts,  »  pour  le  service  de  la  vérité.  Des  âmes  d' apôtre  dans  des 
corps  de  fer,  voilà  ce  qu'il  faut  offrir  à  l'admiration  de  notre  temps 
et  à  rimiution  de  la  jeunesse,  plutôt  que  la  recherche  d'un  luxe 
rtl&né  pour  des  organes  amollis  et  des  sens  blasés. 
J'ai  dit  que  l'on  peut,  en  second  lieu,  considérer  le  Iuxh  au  point 


116  MVIIB  DES  DEDX  1I0NDI8. 

de  vue  de  la  prospérité  des  peuples  et  se  demander  s'il  y  est  favo- 
rable, comme  on  le  prétend  parfois. 

C'est  ici  que  l'erreur  à  ce  sujet  se  présente  sous  sa  forme  la  plus 
pernicieuse.  Ceux  qui  se  livrent  aux  dépenses  de  luxe  s'imaginent 
qu'ils  rendent  service  à  leurs  semblables»  aux  ouvriers  surtout,  et 
ceux  qui  gouvernent  semblent  le  croire  aussi,  car  ils  accordent  des 
allocations  spéciales  pour  pousser  certains  fonctionnaires  à  donner 
l'exemple  de  ce  genre  de  dissipations.  Les  notions  les  plus  élémen- 
taires de  l'économie  politique  montrent  combien  cette  idée  est 
fausse.  Le  progrès  de  l'industrie  dépend  de  Taccroissement  du 
capital,  et  le  capital  naît  de  l'épargne.  Les  gaspillages  du  luxe,  qui  sont 
le  contraire  de  l'épargne,  loin  de  favoriser,  arrêtent  donc  l'essor  de 
l'industrie.  C'est  ici  qu'il  faut  rappeler  cette  observation  si  juste  de 
Stuart  Mill  :  Demander  un  objet  n'est  pas  fournir  les  moyens  de  le 
produire.  Je  veux  cette  année  acheter  du  velours,  mais  pour  en 
fabriquer  il  faut  des  machines,  des  approvisionnemens  de  toute 
nature.  Ma  demande  ne  fournira  pas  ce  capital.  Il  faudra  qu'il 
soit  apporté  par  quelqu'un  qui,  au  lieu  de  consommer,  aura  épar- 
gné. On  est  donc  utile  aux  ouvriers  et  on  leur  donne  à  travailler, 
non  en  consommant  soi-même,  mais  en  leur  faisant  consommer, 
pendant  qu'ils  créent  les  outils,  les  engins  et  les  matières  premières 
que  réclame  une  fabrication  nouvelle. 

Le  luxe,  loin  de  contribuer  à  la  hausse  des  salaires,  y  rret 
obstacle.  En  effet,  quand  la  rémunération  des  travailleurs  s'élève- 
t-elle?  Quand  le  capital  s'accroît  plus  vite  que  le  nombre  des 
ouvriers,  ou,  comme  le  dit  si  bien  Cobden,  quand  deux  maîtres 
courent  après  un  ouvrier.  Or,  pour  que  ces  deux  maîtres  puissent 
se  disputer  un  ouvrier  sur  le  marché  du  travail,  il  faut  que  chacun 
d'eux  se  soit  formé  un  capital  par  l'épargne.  C'est  donc  l'épargne 
et  non  les  dépenses  de  luxe  qui  permettent  de  créer  des  fabriques 
nouvelles  et  d'employer  ainsi  plus  de  travailleurs.  Sans  doute,  dans 
les  pays  très  riches,  le  luxe  n'empêche  pas  l'accroissement  du 
capital,  parce  que  le  revenu  est  si  considérable  qu'il  suffit  aux  deux. 
A  côté  de  ceux  qui  dissipent  se  trouvent  ceux  qui  épargnent.  Quand 
on  a  3  ou  A  millions  de  rente,  on  peut  se  passer  quelques  fantai- 
sies et  faire  encore  chaque  année  de  petites  économies.  Avant  la 
crise  actuelle  on  estimait  l'accroissement  annuel  du  capital  en 
Angleterre  â  environ  3  milliards.  Ils  sont  employés  à  créer  des  entre- 
prises nouvelles,  non-seulement  dans  le  pays,  mais  dans  le  monde 
entier.  Toutefois  n'est-il  pas  certain  que,  si  l'épargne  était  plus 
générale  encore,  la  mise  en  valeur  du  fonds  productif  universel  et 
l'augmentation  de  la  production  générale  suivraient  une  marche 
ascendante  encore  plus  rapide  ? 

Mais,  dira-t-on,  vous  ne  nierez  pas  au  moins  que  le  luxe  «  fait 


LES  APOLOGISTES  DU  LQXB  BT  SB8  DETRACTEURS.       110 

aller  le  commerce.  C'est  là  une  vérité  admige  par  tout  le  monde*.  » 
—  J.-B*  Say  raconte  à  ce  propos  une  anecdote.  Quand  il  était  au 
aiUèg<*9  il  sortait  lé  dimanche  chez  un  oncle,  bon  vivant  et  philan* 
thn^-  Au  desaert,  après  avoir  vidé  une  vieille  bouteille  de  vin, 
il  cassait  les  verres  en  disant  :  «  Il  faut  bien  que  tout  le  monde 
fire,  »  Ce  propos  fit  réfléchir  le  jeune  Say.  Puisque  mon  onclet 
se  dit-il,  veut  faire  vivre  les  ouvriers,  pourquoi  ne  brise- tr il  pas 
en  morceaux,  et  sa  vaisselle,  qui  couvre  la  table,  et  son  mobilier  et 
ses  carreaux  de  vitre?  il  donnerait  ainsi  bien  plus  d'ouvrage  encore. 
A  ce  compte,  en  eiTet,  quand  Néron  chantait  en  voyant  brûler  Rome, 
il  s*mspirait  des  vrais  principes  économiques.  Un^  économiste  du 
temps  de  la  restauration,  défeoseur  en  titre  du  système  protecteur, 
ï.  de  Saint-Ghamant,  suppose  Paris  détruit  par  un  incendie.  Connne 
citoyen  il  le  déplore,  mais  comme  économiste  il  s'en  réjouit.  Il 
trouve  que  c'est  une  excellente  aiTaire  pour  le  travail,  auquel  cela 
Be^peot  manquer  de  donner  un  élan  extraordinaire.  On  arrive  tout 
natureUement  à  cette  conclusion,  quand  on  regarde,  non  au  résultat 
du  travail,  mais  au  travail  en  lui^-môme.  C'est  toujours  du  «  sisy- 
phisme,  »  comme  le  dit  si  bien  Bastiat.  A  ce  compte,  l'économie 
politique  serait  la  science,  non  de  la  production,  mais  de  la  des- 
truction de  la  richesse.  11  doit  y  avoir  évidemment  ici  quelque  grosse 
erreur  qu'il  s'agit  de  démêler  clairement  et  de  réfuter. 

Cest  le  cas  de  dire  encore  avec  Bastiat  :  a  II  faut  bien  distinguer 
ce  qu'on  voit  de  ce  qu'on  ne  voit  pas.  »  Ce  qu'on  voit  c'est  l'ou- 
vrier remplaçant  ce  qui  a  été  détruit;  ce  qu'on  ne  voit  pas,  c'est  un 
autre  ouvrier  qui  eût  fait  l'objet  qu'on  aurait  pu  commander  avec 
l'argent  payé  maintenant  au  premier.  Un  proverbe  anglais  dit: 
a  C'est  un  mauvais  vent  qui  n'apporte  de  bien  à  personne  :  II* s 
an  ill  tvind  tJiat  blows  no  body  any  goodf  »  un  autre  dit  encore  : 
«  Every  dark  cloud  has  a  sUver  Une  :  Les  nuages  les  plus  sombres 
ont  leur  bordure  d'argent.  »  Sans  doute  quand  l'oncle  de  Say  cassait 
SCS  verres,  il  donnait  de  l'ouvrage  à  la  fabrique  de  cristal  qui  lui  en 
fournissait  d'autres.  Mais  s'il  n'avait  pas  fait  cette  dépense,  il  aurait 
pu  adieter  des  chaises,  une  table  ou  d'autres  verres  plus  fins,  et 
de  cette  façon  il  eût  distribué  autant  de  salaire  et  il  aurait  eu  lui- 
même  plus  d'objets.  Son  avoir  et,  par  conséquent,  celui  du  pays  se 
serait  accra.  On  rebâtit  à  Paris  les  monumens  brûlés  en  1871;  sans 
contredit,  beaucoup  de  métiers  y  sont  occupés,  mais  avec  les  mil- 
lions dépensés  ainsi,  on  aurait  pu  construire  d*autres  monumens, 
des  écoles  par  exemple,  ou  un  assez  grand  nombre  de  kilomètres  de 
voies  ferrées.  £n  fin  de  compte,  Paris  eût  conservé  ses  palais,  et  la 
France  eût  eu  en  sus  des  locaux  d'instruction  ou  des  facilités  de 
transport  qu'elle  n'obtiendra  qu'aa  prix  de  nouveaux  sacrifices. 

Fort  bien  I  insiate-tp-on,  mais  a^vcc  vos  belles  théories^  venues  en 


120  RETUB  DBS   DEUX  MONDES. 

ligne  droite  du  Portique,  de  la  Thébaîde,  ou  môme  du  tonneau  de 
Diogëne»  vous  feriez  mourir  de  faim  une  foule  de  commerçans  et 
d'artisans.  Examinons  l'objection  sur  le  vif  d*un  exemple.  Un  riche 
banquier  consacre  à  des  dîners,  à  des  bals,  à  des  fêtes  de  toute 
espèce  un  million  par  an,  et  il  entraîne  ses  invités  à  dépenser  trois 
ou  quatre  fois  autant.  Les  marchandes  de  moJes,  les  tailleurs,  les 
confiseurs,  les  coiffeurs,  les  boutiques  de  comestibles,  font  des 
affaires  d'or.  Le  public  est  enchanté  :  «  Le  commerce  va  bien.  » 
Arrive  un  prédicateur  imbu,  non  des  théories  relâchées  de  l'église 
actuelle,  mais  de  la  sainte  rigueur  des  anciens  pères.  Il  tonne 
contre  le  luxe.  On  l'écoute,  on  est  touché,  et  chacun  se  réforme. 
Plus  de  bals,  plus  de  festins.  Partout  règne  l'austérité;  on  se  croi- 
rait chez  les  quakers.  Quel  sera  le  résultat  d'un  si  grand  change- 
ment? Apparemment  le  banquier  et  tout  son  monde  ne  vont  pas  jeter 
leur  argent  dans  la  rivière.  Qu'en  feront-ils?  Certes  ils  voudront 
en  tirer  profit.  Et  comment?  L'un  améliore  une  terre  longtemps 
négligée  :  il  plante,  draine,  ouvre  des  chemins  et  répare  les 
bâtimens.  Un  second  agrandit  sa  fabrique,  un  troisième  prend 
des  actions  d'un  chemin  de  fer  et  ainsi  construit,  pour  sa  part,  quel- 
ques mètres  de  la  voie.  En  un  mot,  tous  font  travailler  et  d'une 
façon  utile  et  reproductive,  puisqu'ils  comptent  retirer  un  intérêt 
de  leurs  placemens.  Le  même  nombre  de  millions  est  dépensé, 
car  on  ne  les  enfouit  plus  en  terre.  Ils  alimentent  la  même  quantité 
de  travail  et  font  vivre  le  même  nombre  d'ouvriers,  seulement 
ceux-ci  sont  occupés  dans  les  campagnes,  où  on  ne  les  voit  pas, 
et  non  plus  dans  les  ateliers  du  coifl'eur,  du  confiseur  et  de  la  mar- 
chande de  modes,  où  on  les  avait  sans  cesse  sous  les  yeux.  Il  y  a 
donc  non  suppression,  mais  déplacement  d'occupation. 

Maintenant  voici  où  apparaît  la  différence  pour  l'enrichissement 
du  pays.  Quand  les  bougies  du  bal  sont  éteintes  chez  notre  am- 
phitryon, que  reste-t-il?  Rien,  si  ce  n'est  souvent  des  vanités  frois- 
sées, des  estomacs  fatigués  et  des  nerfs  surexcités.  Le  capital  social 
a  été  doublement  diminué  en  denrées  et  en  forces  humaines.  Au 
contraire,  quand  les  travaux  utiles,  qui  ont  donné  autant  d'ouvrage, 
sont  terminés,  il  reste  un  champ  drainé  et  mieux  fumé  qui  portera 
plus  de  blé,  une  forêt  mieux  plantée  qui  donnera  plus  de  bois,  une 
nouvelle  machine  établie  qui  livrera  plus  d'objets  fabriqués,  un 
nouveau  tronçon  de  chemin  de  fer  construit  qui  transportera  à  meil- 
leur marché  gens  et  marchandises.  Le  pays  se  sera  enrichi  tt  il 
produira  davantage.  Donc  l'an  prochain  les  ouvriers  seront  mieux 
pourvus.  Les  denrées  baisseront  de  prix,  et  pour  mettre  en  œuvre 
le  capital  accru,  on  demandera  plus  de  bras,  et  ainsi  le  salaire 
haussera.  Des  deux  côtés  ils  profiteront. 

Voici  encore  d'autres  avantages*  J'ai  supposé  que  la  même  somme, 


LES    APOU^GISTbS   DU  LOXE   ET   SES   DETRACTEURS.  121 

détournée  des  dépenses  de  luxe  vers  les  dépenses  utiles,  entretien- 
dmit  le  même  nombre  de  travailleurs  dans  les  campagnes  que  dans 
les  villes.  Hais  elle  y  en  fera  vivre  davantage,  car,  le  salaire  y  étant 
moÎDS  élevé  et  la  subsistance  moins  dispendieuse,  avec  le  môme 
argent  on  pourra  payer  plus  d'ouvriers.  En  second  lieu,  la  produc- 
tion des  objets  nécessaires  et  utiles  est  bien  plus  stable  que  celle 
des  objets  de  luxe,  parce  qu'on  se  passe  plus  facilement  de  ces  der- 
niers qae  des  premiers.  Qu'une  crise  politique  ou  économique  ébranle 
la  confiance  et  ébrëche  le  revenu  :  c'est  sur  la  satisfaction  des 
besoins  factices  que  porteront  d'abord  les  économies,  laissant  sans 
occupation  les  ouvriers  engagés  dans  les  métiers  de  luxe.  Nulle 
part  non  plus  les  changemens  de  la  mode  n'occasionnent  plus  de 
souffrances.  J'ai  sous  mes  yeux,  dans  nos  campagnes  des  Flandres, 
les  enfanf^  et  les  jeunes  filles  qui  font  cette  espèce  de  dentelles 
qu'on  appelle  des  valenciennes.  La  mode  s'est  tournée  vers  le 
point  de  Bruxelles,  d'AIençon  ou  de  Venise,  et  les  voilà  réduites  à  un 
salaire  très  insuffisant  et  par  suite  à  souffrir  de  la  faim.  Rien  n'est 
plus  triste  que  de  voir  le  caprice  de  quelque  couturière  en  renom 
venir  briser  ainsi  le  fuseau  en  ces  doigts  si  délicats,  si  adroits  et 
si  dilîgens.  Ainsi  le  luxi,  qui  arrête  la  formation  du  capital  procure 
également  moins  de  travail  et  une  occupation  plus  irrégulière  que 
les  consommations  utiles. 

Tout  au  moins,  dira<t-on  encore,  il  fait  circuler  l'argent.  Autre 
i)on-6ens.  Cette  circulation  en  elle-même  n'a  rien  de  profitable. 
Nulle  part  l'argent  ne  circule  plus  activement  que  sur  le  tapis  vert 
de  la  roulette.  Les  uns  perdent,  les  autres  gagnent  des  millions  ; 
mais  où  est  le  profit  pour  le  pays?  A  moins  qu'on  ne  l'enterre  dans 
une  vieille  marmite,  l'argent  circule  toujours  :  ce  qu'il  importe  de 
voir,  c'est  si,  en  passant  de  main  en  main,  il  a  commandé  des  amé- 
liorations permanentes  et  satisfait  aux  vrais  besoins  de  l'homme,  ou 
si,  au  contraire,  il  a  donné  naissance  à  cette  foule  d'inutilités  que 
réclament  la  sensualité,  l'ostentation  et  la  frivolité. 

On  tire  un  feu  d'artifice  de  200,000  francs  :  le  philosophe,  le 
théologien  et  l'économiste  désapprouvent.  Au  contraire,  les  badauds 
applaudissent  :  l'argent  ne  reste-t-il  pas  dans  le  pays  ?  Nouvelle 
sottise.  Sans  doute  l'argent  reste,  mais  la  richesse  que  ce  numé- 
raire représentait  a  disparu.  Il  y  avait  dans  le  pays  deux  capitaux, 
Tan  en  monnaie,  l'autre  en  poudre  qui  pouvait  servir  à  extraire 
du  sol  la  houille  et  les  minerais  ou  à  percer  les  montagnes  et  les 
isthmes,  pour  donner  passage  aux  navires  et  aux  locomotives.  Le 
feu  d'artifice  est  tiré,  U  ne  reste  plus  que  la  monnaie.  Le  second 
capital  s'en  est  allé  en  fumée.  Consommer  est  toujours  détruire. 
Ce  qu'il  importe  de  voir,  c'est  si  cette  destruction  a  donné,  comme 
compensation,  satisfaction  à  des  besoins  réels  ou  créé  quelque 


122  RETCE  DES  DEUX  MONDES. 

nouveau  moyen  de  production.  Toute  consommation  est  au  fond 
un  troc«  Vous  livrez  une  valeur  existante  :  que  recevrez-vous  en 
édiange  ?  De  quoi  fortifier  le  corps  et  élever  Tâmo  7  Bonne  affaire. 
De  quoi  surexciter  Torgueil  et  la  vanité,  c'est-à-dire  pire  que  le 
néant  ?  Mauvaise  affaire. 

De  ce  qui  précède,  il  résulte  que  Tétat  fait  une  chose  insensée  et 
coupable,  quand  il  pousse  par  «  des  frais  de  représentation  »  ses 
fonctionnaires  à  donner  l'exemple  du  luxe;  car  il  met  obstacle  à 
l'accroissement  du  capital,  par  suite  à  l'essor  de  l'industrie  et  à  la 
hausse  des  salaires.  Il  est  désirable  au  contraire  que  ceux  qui 
représentent  les  pouvoirs  publics  mènent  une  vie  simple  et  même 
austère.  A  cet  effet,  dans  les  démocraties,  comme  en  Suisse  et  aux 
états-Unis,  la  différence  entre  les  traitemens  est  moins  grande  que 
chez  nous.  Les  emplois  inférieurs  sont  mieux  rétribués  et  les  supé- 
rieurs le  sont  moins.  Les  subsides  que  les  villes  accordent  aux 
théâtres  méritent  toute  la  désapprobation  que  les  économistes  ne 
leur  ont  pas  épargnée.  J'admets  les  plus  larges  dépenses  pour  répan- 
dre les  lumières,  les  saines  notions  de  morale,  ou  le  goût  du  beau. 
Hais  qui  oserait  dire  que  la  scène  actuelle,  sauf  au  Théâtre-Fran- 
çais, contribue  à  former  le  goût  ou  à  élever  l'âme?  Gomme  le  dit 
Rousseau  dans  sa  Lettre  à  d'Alembert  sur  les  théâtres,  l'argent  du 
public  est  employé  à  ouvrir  des  foyers  de  mauvaises  mœurs  et  une 
école  de  mauvais  exemples.  Est-il  juste  que  le  pauvre  paie  les  plai- 
sirs du  riche  et  qu'on  impose  des  contributions  pour  assurer  aux 
abonnés  leur  loge  &  moitié  prix?  Trop  souvent,  au  lieu  d'un  sub- 
side, ce  qu'il  faudrait,  c'est  la  répression  judiciaire  pour  outrage  à 
la  moralité  publique.  Ici  encore,  on  invoque  d'ordinaire  l'argument 
que  les  représentations  théâtrales  a  font  circuler  l'argent  et  aller  le 
commerce.  »  Nous  avons  vu  ce  que  ces  prétextes  contiennent  de  per- 
nicieuses erreurs. 

Ce  sont  ces  idées,  dont  l'analyse  économique  n'avait  pas  encore 
dévoilé  l'absurdité,  qui  expliquent  les  contradictions  des  écrivains 
du  xviir  siècle  à  ce  sujet.  En  maints  passages,  Voltaire  blâme  le 
luxe,  mais  inspiré  par  une  apologie  alors  célèbre  du  luxe,  la  fable 
des  Abeilles  y  il  en  fait  l'éloge  dans  le  Mondain  et  dans  plus  d'un 
autre  écrit.  Les  incohérences  et  les  hésitations  sont  encore  plus 
frappantes  chez  Montesquieu,  car  il  avait  pénétré  au  fond  même  du 
sujet.  Il  voit  clairement  que  le  luxe  est  une  cause  de  démoralisation 
et  de  décadence,  et  cependant  il  est  arrêté  dans  ses  condanmations, 
parce  qu'il  croit,  avec  tout  son  siècle,  que  le  luxe  est  une  source  de 
richesse.  C'est  ainsi  qu'il  dit  :  «  Les  modes  sont  un  objet  impor- 
tant. A  force  de  se  rendre  l'esprit  frivole,  on  augmente  sans  cesse 
les  branches  de  son  commerce.  »  Voltaire,  dans  la  défense  du  ildn- 
daifiy  reproduit  la  même  idée  : 


LES   AP0L0G16TB«^  DU  LUXE   ET  SES   DÉTBACTECRS.  128 

Sachez  snrioat  que  le  luxe  enrichit 
Un  grand  état  ^Û  en  perd  an  petit. 


Le  paaTie  y  yit  des  vanités  des  grtiids. 


Rousseau  lui-même  croit  que  «  le  luxe  peut  èlre  nécessaire  pour 
deauer  du  ]>ain  aux  pauvres.  »  Il  ajoute,  il  est  vrai  :  u  Hais  s'il  n'y 
&TOi  point  de  luxe,  il  n'y  aurait  point  de  pauvres.  »  Ce  qu'il  &u^ 
dr»t  surtout  extirper  de  l'opinion,  c'est  cette  erreur  fondamentale 
de  croire  que  L*  luxe  est  économiquement  utile  parce  qu'il  alimente 
ie  tntf  ail.  Ce  qu'on  devrwt  bien  comprendre,  c'est  que  Tostentar- 
tioo,  roishreté  et  la  débauche  gaspillent  les  ressources  qu'on  pour- 
rait si  avantageusement  utiliser  ailleurs.  Ce  n'est  pas  de  sitôt  que 
ia morale  fera  respecter  ses  prescriptions;  mais  que  du  moins -oa 
ne  s'imagine  plus  qu'en  dévorant  le  capital  dans  sa  source,  c'est-à- 
dire  &k  coupant  le  blé  en  herbe,  on  rende  service  à  ses  sembla- 
bles; 

Le  troisiôme  côté  par  lequel  on  peut  considérer  le  luxe,  c'est  te 
côté  juridique.  On  peut  se  demander,  en  effet,  si  le  luxe  est  compar 
tible  afec  le  droit  et  avec  la  justice.  La  tradition  chrétienne  tout 
entière  r^nd  négativement.  Que  de  passages  de  l'Évangile  à  citer 
en  ce  sens!  Lazare  est  reçu  dans  le  sein  d'Abraham,  tandis  que  le 
Riche  est  précipité  dans  la  géhenne.  Il  est  plus  facile  de  faire  passer 
no  chameau,  — ou  un  câble  de  poils  de  chameau, — par  le  trou  d'une 
aiguille  qu'à  un  riche  d'entrer  dans  le  ciel.  «  Malheur  à  vous, 
riches,  car  vous  trouvez  votre  félicité  sur  la  terre  1  »  Le  luxe,  qui 
fât  remploi  égoïste  et  déréglé  de  la  richesse,  est  donc  absolument 
condamné  par  la  morale  chrétienne.  Les  pères  de  l'église  admettent 
une  sorte  d'égalité  dedroit.  Ceux  qui  ont  du  superflu  ne  peuvent  légir 
timanent  en  disposer  pour  eux-mêmes.  Ils  doivent  le  partager  avec 
ceux  qui  manquent  du  nécessaire.  Comme  le  dit  Salvîen,  le  riche  n.  est 
que  Téconome  du  pauvre.  M.  Baudrillart  cite  un  passage  du  sermon 
de  Bourdaloue  sur  l'aumône,  où  cette  doctrine  se  trouve  exposée 
tfec  une  grande  précision  :  «  Selon  la  loi  de  nature,  dit  l'orateur, 
tous  les  biens  devaient  être  communs.  Gomme  tous  les  hommes 
sont  également  hommes,  l'un  par  luinmème  et,  de  son  fonds,  n  a 
pis  de  droits  mieux  établis  que  ceux  de  l'autre,  ni  plus  étendus. 
Ainsi  il  paraissait  naturel  que  Dieu  leur  attribuât  les  biens  de  la 
terre  pour  en  recueillir  les  fruits,  chacun  selon  ses  nécessités  pnô- 
sentes.,.  Quand  le  riche  fait  l'aumône,  qu'il  ne  se  flatte  pas  en  cela 
de  libéralité,  car  cette  aumône,  c'est  une  sorte  de  dette  dont  il  s'ao- 
quitte^  c'est  la  légitime  du  pauvre  qu'il  ne  peut  refuser  sans  injus- 
tice. »  ^  l'inégalité  et  au  luxe  qui  en  est  la  conséquence,  l'église 
n'a  indiqué  qu'un  remède  :  l'aumône  et  toujours  l'aumône.  Mais 


12&  REYUB  DES  DEUX  MONDBSt 

que  reste-t-il  à  faire  quand  l'économie  politique,  appuyée  sur  les 
faits,  démontre  que  Taumône  engendre  Toisiveté,  la  mendicité, 
rinertie,  l'abaissement  des  caractères  et  qu'en  dernière  analyse 
elle  est  une  iniquité,  puisqu'elle  est  prélevée,  d'une  façon  ou  d'une 
autre,  par  la  rente  ou  par  l'impôt,  sur  ceux  qui  travaillent  au  pro- 
fit de  ceux  qui  ne  travaillent  pas?  Montesquieu  admet,  comme 
Bourdaloue,  que  «  les  richesses  particulières  n'ont  augmenté 
que  parce  qu'elles  ont  ôté  à  une  partie  des  citoyens  le  nécessaire 
physique;  il  faut  donc  qu'il  leur  soit  restitué.  »  Kl  comment?  Par 
les  dépenses  des  riches,  que  le  gouvernement  imposera  si  c'est 
nécessaire.  La  solution  du  grand  écrivain  politique  est  pire  encore 
que  celle  du  grand  orateur  de  la  chaire.  Le  vrai  remède  a  été  entrevu 
et  poursuivi  par  la  révolution  française  et  par  les  auteurs  de 
notre  code  civil,  seulement  avec  trop  peu  de  logique  peut-^étre. 
Il  consiste  à  appeler  à  la  propriété  le  plus  grand  nombre  possible 
de  citoyens.  Faites  que  chacun  ait  une  parcelle  de  terre,  une  action 
ou  une  obligation  industrielle,  en  un  mot  un  petit  capital,  démo- 
cratisez la  propriété,  et  alors,  chacun  jouissant  du  produit  intégral 
de  son  travail,  ce  luxe  inique,  que  condamne  l'économie  politique 
non  moins  que  le  chrisdanisme  et  qui  est  l'inévitable  résultat  de 
l'extrême  inégalité,  disparaîtra,  et  si  les  progrès  de  la  mécanique 
permettent  de  multiplier  et  de  raffiner  les  produits,  ils  seront  mis 
du  moins  à  la  portée  de  tous.  C'est  le  spectacle  que  nous  offrent 
déjà  les  pays  où  les  lois  civiles  et  les  usurpations  de  la  féodalité  et 
de  la  royauté  n'ont  pas  détruit  le  régioje  agraire  et  les  formes  de 
la  propriété  des  temps  primitifs. 

Voltaire,  qui  a  dit,  à  propos  du  luxe,  beaucoup  d'absurdités, 
cooune  la  plupart  des  écrivains  de  son  temps,  a  cependant,  à  ce 
sujet,  un  passage  très  sensé  dans  son  Dictionnaire  philosophique  .* 
«  Si  Ton  entend  par  luxe  tout  ce  qui  est  au-delà  du  nécessaire,  le 
luxe  est  une  suite  naturelle  des  progrès  de  l'espèce  humaine,  et 
pour  raisonner  conséquemment,  tout  ennemi  du  luxe  doit  croire, 
avec  Rousseau,  que  l'état  de  bonheur  et  de  vertu  pour  l'homme 
est  celui,  non  de  sauvage,  mais  d'orang-outang.  On  sent  qu'il 
serait  absurde  de  regarder  comme  un  mal  des  commodités  dont 
tous  les  hommes  jouiraient;  aussi  ne  donne-t-on,  en  général,  le 
nom  de  luxe  qu'aux  superfluités  dont  un  petit  nombre  d'individus 
seulement  peuvent  jouir.  Dans  ce  sens,  le  luxe  est  une  suite  néces- 
saire de  la  propriété,  sans  laquelle  aucune  société  ne  peut  subsis- 
ter, et  d'une  grande  inégalité  entre  les  fortunes,  qui  est  la  consé- 
quence, non  du  droit  de  propriété,  mais  des  mauvaises  lois.  Ce 
sont  donc  les  mauvaises  lois  qui  font  naître  le  luxe,  et  ce  sont  les 
bonnes  lois  qui  peuvent  le  détruke.  Les  moralistes  doivent  adres- 
ser leurs  sermons  aux  législateurs,  et  non  aux  particuliers,  parce 


LES  APOLOGISTES  DU  LUXE  ET  SES  DÉTRACTEURS.      1?5 

qu'il  est  dans  Tordre  des  choses  possibles  qu'un  homme  vertueux 
etéclûré  ait  le  pouvoir  de  faire  des  lois  raisonnables,  et  qu'il  n'est 
pas  dans  la  nature  humaine  que  tous  les  riches  d'un  pays  renon- 
cent, par  vertu,  à  se  procurer  à  prix  d'argent  des  jouissances  de 
plaisir  ou  de  vanité.  » 

IV. 

11  n'y  a,  à  mon  avis,  qu'un  seul  genre  de  luxe  qui  soit  justifiable, 
c'est  le  luxe  public,  à  la  condition  toutefois  qu'il  soit  bien  entendu. 
M.  Baadhllart  a  écrit,  à  ce  sujet,  des  pages  excellentes.  En  voici  un 
passage  :  «  Tantôt  il  invite  la  masse  à  jouir  de  certains  agrémens, 
comme  les  jardins  publics,  les  fontaines  ou  le  théâtre.  Tantôt  il 
ouvre  les  trésors  du  beau  aux  multitudes  sevrées  de  la  possession 
des  œuvres  de  la  statuaire  et  de  la  peinture.  Il  a,  pour  l'art,  des 
musées,  comme  il  a  des  bibliothèques  pour  les  sciences  et  les  let- 
tres, et  des  expositions  pour  l'industrie.  Sous  toutes  les  formes 
enfin  ce  luxe  collectif,  s'il  est  bien  dirigé,  profite  à  tous.  Il  élève 
le  niveau  et  féconde  le  génie  de  l'industrie.  Ce  luxé,  en  outre,  a 
un  mérite  éminent,  il  ôte  au  faste  ce  qu'il  a,  chez  les  simples  par- 
ticuliers, d'égoïste  et  de  solitaire.  Il  met  à  la  portée  de  la  foule  des 
biens  dont  le  riche  seul  jouit  habituellement  ou  ne  fait  jouir  mo- 
mentanément qu'un  petit  nombre  de  personnes.  »  Le  chapitre 
qui  termine  l'ouvrage  et  qui  examine  les  réformes  à  introduire 
dans  le  luxe  public  renferme  les  vues  les  plus  justes  et  les 
plus  utiles.  Plus  la  société  devient  démocratique,  plus  l'état  est 
justifié  d'intervenir  dan.s  l'encouragement  accordé  au  grand  art,  ce 
qui  est  le  seul  luxe  qu'il  peut  se  permettre.  A  Athènes,  sous  Péri- 
dès,  les  deux  tiers  du  revenu  étaient  consacrés  aux  monumens 
publics.  Pindare  dit,  dans  la  1^  olympiade  :  «  Le  jour  où  les  Rho- 
diens  élevèrent  un  autel  à  Minerve,  il  tomba  sur  l'Ile  une  pluie 
d'or.  »  La  pluie  d'or  qui  tombe  sur  le  peuple  quand  on  encourage, 
comme  il  le  faut,  les  lettres  et  les  beaux-arts,  c'est  celle  des  jouis- 
sances pures  et  désintéressées.  M.  Félix  Ravaisson  dit  très  bien, 
quand  il  parle  de  VArt  dans  r école  (1)  :  «  Si  l'éducation  doit 
<f abord  procéder  par  réalités  et  images,  c'est  pour  s'en  servir 
comme  de  véhicules,  afin  de  s'élever  à  ce  que  l'intellectuel  a  de 
plus  sublime.  »  Le  mauvais  superflu  et  les  consommations  gros- 
sières et  dégradantes  tiendraient-ils  autant  de  place  si  les  masses 
«  étaient  instruites,  fût-ce  dans  une  faible  mesure,  à  se  plaire  dans 
cette  sorte  de  divine  et  salutaire  ivresse  que  procurent,  par  l'ouïe 
oa  par  la  vue,  les  proportions  et  les  harmonies?  L'homme  du 

(1)  DietiontHMirê  de  pédagogie  et  d^instrvction  primaire. 


126  BKYUE  DBS  DBDX  MONDES* 

peuple,  SOT  lequel  pèse  d'un  poids^  si  lourd  la  fatalké  matérielle, 
ne  trouverait-il  pas  le  meilleur  allégement  à  sa  dure  condition  si 
ses  yeux  étaient  ouverts  à  ce  que  Léonard  de  Vinci  appelle  la  bel- 
lezza  del  mondo^  s'il  était  préparé  ainsi  à  jouir,  lui  aussi^  de  ces 
splendeurs  que  l'on  voit  répandues  sur  tout  ce  vaste  monde,  et 
qui,  devenues  sensibles  au  cœur,  comme  s'exprime  Pascal,  adou- 
cissent ses  tristesses  et  lui  donnent  le  pressentiment  et  Tavant-goût 
de  meilleures  destinées  »  Il  y  aurait  un  livre  à  faire  sur  cette  ques- 
tion qui  touche  à  tant  d'intérêts  différens.  Je  n'insisterai  donc  pas 
en  ce  moment;  je  me  rallie  complètement  aux  conclusions  de 
M.  Baudrillart  sur  ce  pcHot,  et  je  crois  que  les  administrateura  de 
l'état  ou  de  la  commune  trouveront  dans  son  livre  plus  d'un  bon 
conseil.  ' 

Il  me  reste  encore  à  dire  quelques  mots  du  luxe  dans  ses  rapports 
avec  les  formes  du  gouvernement.  Le  sujet  est  vaste  ;  je  ne  pois 
que  l'effleurer»  M.  Baudrillart  y  a  consacré  un  chapitre  où  il  dit  des 
choses  profondes  et  vraies.  Hais,  ici  encore,  je  suis  tenté  d'être  un 
peu  plus  ((rigoriste»  que  lui.  Il  semble  admettre  pour  la  monar- 
chie la  nécessité  d'un  certain  luxe.  «  On  ne  saurait  affirmer,  dit- 
il,  qu'elle  repousse  tout  éclat  extérieur.  Il  y  en  a  une  part  qu'exige 
toute  institution  monarchique.  »  Ailleurs  il  croit  que  Montesquieu 
n'écrirait  plus  ceci  :  «  Dans  les  républiques  où  les  richesses  sont 
également  partagées,  il  ne  peut  point  y  avoir  de  luxe,  attendu  que, 
cette  égalité  de  distribution  faisant  l'excellence  d'une  république, 
moins  il  y  a  de  luxe  dans  cette  r^ublique,  plus  elle  est  par- 
faite. Dana  les  républiques  où  l'égalité  n'est  pas  tout  à  fait  per- 
due, l'esprit  de  commerce^  de  travail  et  de  vertu  fait  que  chacun  y 
|)eut  vivre  de  son  propre  bien  et  que,  par  conséquent,  il  y  a  peu 
de  luxe.  »  Je  pense,  au  contraire,  que  Montesquieu  trouverait, 
dans  le  spectacle  du  monde  actuel,  bien  des  raisons  pour  ne  point 
changer  d'opinion.  Il  ne  faut  de  luxe  ni  dans  une  république,  ni 
dans  une  monarchie.  «  Il  s'agit  de  l'humanité  telle  qu'elle  est,  et 
non  de  la  nature  humaine  telle  qu'elle  pourrait  être,  »  dit.  M.  Bau- 
drillart. Sans  doute,  il  faut  partir  de  ce  qui  existe  ;  mais  dans  les 
sciences  morales  on  doit  certainement  chercher  ce  qui  peut  être* 
et  surtout  ce  qui  doit  être.  On  poursuit  un  idéal;  les  éeonoHÛates, 
à  mon  avis,  l'ont  trop  oublié. 

Autrefois  le  faste  des  rois  pouvait  être  utile,  non  aux.  peuples, 
mais  au  maintien  de  la  royauté,  parce  que,  comme  les  pompes  du 
culte,  il  inspirait  à  la  foule  une  sorte  de  vénération  superstitieuse. 
Le  souverain,  dans  l'éclat  de»  magoificmces  qui  environnaient  le 
trône,  apparaissait  comme  un  dieu  tout-puissant.  Le  luxe  était  une 
des  bases  du  pouvoir.  Aujourd'hui  ces  splendeurs  n'en  imposent 
plus  :  elles  irritent  ;  les  réponses  des  récens  régicides  de  Berlin , 


LES   APOLOGMTfiS  0t  lXiX%  fit  SK8  DBTRACTBUBS.  127 


de  Madrid  et  de  Naples  le  prouvent.  «  Pourqmoi  avez-voM  youlu 
met  le  roi?  demandent -on  à  Passanante.  —  Parce  qa'û  eat, 
répond-il,  le  chef  des  spoliateurs  do  peuple  que  les  contributions 
réduisent  à  la  misère.  Je  n'ai  aucune  haine  contre  le  roi  Humbert, 
qui  est  bon  et  dévoué.  »  Montesquieu  pense  qu'il  faut  à  la  monar* 
diie  le  luxe  et  la  corruption  afin  que  le  peuple  ne  regrette  pas  la 
liberté.  Les  rots  actuels  comprennent  que  le  dévouaient  à  la 
chose  publique  et  la  simplicité  de  la  vie  sont  les  meilleurs  titres  à 
Timour  de  leur  pays.  Le  roi  Humbert,  comme  son  père  Victor- 
Emmanuel,  soldat  et  chasseur,  a  horreur  du  faste  et  de  la  repré* 
sentation.  Tandis  que  partout,  à  Vienne,  s'élèvent  sur  le  Ring 
de  superbes  palais,  l'empereur  d'Autriche  continue  à  habiter  le 
vieux  burg  de  ses  ancêtres,  et  il  a  bien  raison  de  n'en  pas  voo* 
loir  (fautre.  Le  roi  Léopold  de  Belgique  prend  sur  sa  cassette  de 
quoi  encourager  généreusement  les  lettres,  les  arts,  l'agriculture 
et  soutenir  cette  grande  œuvre  de  philanthropie,  la  civilisation  de 
l'Afirique  centrale.  Ne  reproche-t-on  pas  sottement  à  la  reine  Vic- 
toria de  donner  l'exemple  de  l'économie?  Le  peuple  pardonnerait 
encore  moins  le  luxe  aux  hauts  dignitaires  d'une  république  qu'aux 
rds.  Il  etL  serait  choqué  comme  d'un  scandale,  car  il  y  verrait  l'os- 
tentation d'un  parvenu,  dont  le  superflu  serait  pris  sur  son  nécessaire. 
One  pernicieuse  idée  fl^est  répandue,  c'est  que  le  bonheur  consiste 
dans  l'opulence.  C'est  aux  chefs  d'un  état  républicain  à  montrer  que 
les  plus  hautes  fonctions  s'allient  avec  la  plus  grande  simplicité  et 
qu'elles  sont  autre  chose  qu'un  moyen  de  se  procurer  tous  les 
rafBnemens  de  la  sensualité  et  de  l'orgueil. 

Montesquieu  a  eu  raison  de  prétendre  que  la  démocratie  exclut 
le  luxe  parce  qu'elle  ne  comporte  pas  l'extrême  inégalité.  «  Si, 
<Bt-Q,  dans  un  état  les  richesses  sont  également  partagées,  il  n'y 
tara  point  de  luxe,  car  il  n'est  fondé  que  sur  les  commodités  qu'on 
se  donne  par  le  travail  des  autres.  »  —  «  L'histoire,  dit  très  bien 
M.  Gourceîle-Seneuil,  nous  apprend  assez  que  le  luxe  ne  se  déve- 
loppe que  chez  ceux  qui  acquièrent  la  richesse  sans  travail,  soit  par 
le  jeu,  soit  par  la  guerre,  soit  par  l'intrigue.  »  N'oublions  pas  que 
toutes  les  démocraties  antiques  ont  péri  dans  les  luttes  sociales.  Le 
même  danger  apparaît  à  nos  yeux  et  éclate  parfois  en  catastrophes 
efiroyables.  Éclairés  par  les  faits,  nul  écrivain  n'a  mieux  compris 
qu'Aristote  le  formidable  problème  que  soulève  l'établissement  d'un 
r^me  démocratique.  Dans  cet  admirable  livre,  la  Politique^  il 
montre  à  la  fois  le  péril  et  le  remède.  «  L'inégalité,  dit-il,  est  la 
source  de  toutes  les  révolutions.  »  (Liv.  v,  ch.  i.)  «  Les  hommes, 
^ux  sous  un  rapport,  ont  voulu  l'être  en  tout.  Égaux  en  liberté, 
ils  ont  voulu  l'égalité  absolue.  Ne  l'obtenant  pas,  on  se  persuade 


128  UTUB  D£8  DEUX  MONDES. 

qu'on  est  lésé  dans  ses  droits  et  on  s'insarge.  »  Le  seul  moyen  de 
prérenir  les  insurrections  et  les  révolutions  est,  suivant  lui,  d'em- 
pêcher une  trop  grande  inégalité.  «  Faites,  dit-il,  que  même  le 
pauvre  ait  un  petit  héritage.  »  Voilà  précisément  ce  qu'a  fait  la 
révolution  française,  et  ce  sont,  en  effet,  les  petits  héritages  et 
les  n  ruraux  »  qui,  à  deux  reprises,  ont  sauvé  l'ordre  établi. 

Il  faut  continuer  à  agir  dans  le  même  sens.  La  propriété  démo- 
cratisée est  la  seule  base  solide  de  la  démocratie.  Quand  tout  père 
de  famille  sera  devenu  propriétaire  d'un  petit  champ, d'une  maison, 
d'une  action,  d'une  obligation,  d'un  titre  de  rente,  il  n'y  aura  plus 
de  révolutions  sociales  à  craindre.  Il  faut  donc  inculquer  aux  classes 
laborieuses,  dès  l'enfance  et  dans  l'école,  la  connaissance  et  l'ha- 
bitude de  l'épargne,  rendre  aussi  facile  que  possible  l'acquisi- 
tion de  la  propriété,  changer  toute  loi  qui  aurait  pour  effet  de  la 
concentrer  en  quelques  mains  et  au  contraire  adopter  toutes  celles 
qui  y  appelleront  le  plus  grand  nombre.  Quant  aux  classes  aisées, 
leur  devoir  est  de  favoriser  ce  mouvement  émancipateur.  L'applica- 
tion au  travail,  l'amour  des  champs,  la  simplicité  de  la  vie,  la  haute 
culture  morale  et  intellectuelle,  tels  sont  les  exemples  qu'il  faut  pré- 
senter aux  yeux  du  peuple.  Le  christianisme  avait  raison  :  Richesse 
oblige.  Ceux  qui  disposentduproduitnetdupays  doivent  employer 
leur  superflu,  non  à  rafGner  les  jouissances  matérielles  ou  à  surex- 
citer les  malsaines  satisfactions  de  la  vanité  et  de  l'orgueil,  mais  à 
des  œuvres  d'utilité  générale,  comme  le  font  déjà  plus  d'un  citoyen 
américain  et  plus  d'un  souverain  européen.  L'Évangile  a  apporté  le 
salut,  même  en  ce  monde.  Les  démocraties  antiques  ont  péri  dans  la 
corruption  et  dans  les  guerres  civiles  parce  que,  fondées  sur  l'es- 
clavage, elles  n'ont  pas  su  organiser  la  justice.  La  démocratie  mo- 
derne échappera  à  ces  périls,  si  elle  parvient  à  réaliser  l'idéal  pro- 
posé par  le  Christ  et  dont  la  cène  des  premiers  temps  était  l'image, 
c'est-à-dire  la  vraie  fraternité  humaine.  Voltaire  avait  raison  :  ce 
qui  fera  disparaître  le  luxe,  ce  ne  sont  ni  les  sermons  des  prédica- 
teurs, ni  les  raisonnemens  des  économistes,  mais  le  progrès  lent  et 
continu  des  institutions  et  des  lois. 


Emile  de  Liveleye. 


LE 


CHEVALIER  TRUMEAU 


Ced  est  un  pastiché,  une  sorte  de  curiosité  archéologique,  fragment  â^étude  d^un 
tUdIre  aujourd'hui  presque  ignoré,  La  Comédie  italienne  vaut  pourtant  mieux  que 
PoM.  Elle  compte  parmi  ses  auteurs  :  Marivaux,  Regnard,  Le  Sage.  La  caution  est 
beurgeoise^  pour  parler  comme  elle.  Ce  qui  la  caractérise  et  ce  que  je  me  suis  efforcé 
limiter,  ^est  un  style  à  la  fois  finjusqu^d  la  préciosité  et  franc  jusqu'd  la  crudité  au 
senàce  dune  gaité  absolument  sincère.  Le  rire  assainit  le  mot.  D'aillewSy  ce  n*est  pas 
Umei  quenos  pères  disaient  qui  est  à  craindre,  c'est  celui  que  nous  savons  si  bien  ne 
909  dire,  et  je  doute  que  notre  pudeur  vaille  leur  honnêteté. 


PERSONNAGES  : 

ISABBLLB.  i  MARTON. 


Chaabre  fin  LooiB  XIV,  très  élégante  :  toilette,  canapé,  fauteuils,  meubles  du  temps, 
cage  àpemehe,  pagode,  porcelaines  et,  en  général,  tout  ce  qui  à  cette  époque  gar- 
niiHÛt  une  Jolie  chambre  de  jolie  femme.  Porte  au  fond,  portes  latérales.  An  moment 
où  la  toile  se  lère,  la  porte  du  fond  est  refermée  arec  riolence  par  quelqu'un  qui 
nrL  —  Isabelle  et  Marton  sont  sur  le  tbé&tre.  Marton,  tenant  diiférens  objets  de 
toilette  à  la  midn,  et  prèe  d'une  porte  latérale,  a  Tair  d'arriTer  pour  la  An  d'une 
se&ne  qui  se  termine.  Isabelle,  continuant  une  conversation,  va  rapidement  k  cette 
porte  du  fond  que  l'on  vient  de  fermer  bruyamment,  et,  en  (Usant  une  révérence 
aigre-doiioe  :  / 


ISABELLE. 

Et  moi  bien  aux  regrets  de  dire  :  Non,  mon  père  ! 

MABTONy  de  mèmt. 

Non,  monsieur!  nous  et  lui  ne  ferons  pas  la  paire, 

VMÈ  JUL  —  iwo.  9 


190  BEYUB   DES   DEUX  MONDES. 

ISABELLE,   de  mèm«. 

St,  ne  Tépousant  point,  j'entends  ne  point  le  Toir. 

MARTON,  de  même. 

Il  n'aurait  qu'à  nous  plaire,  on  ne  peut  pas  savoir  I 

(On  entend  fermer  la  porte  à  clé.) 
ISABELLE,  avec  indigsatiOD. 

Ht  VOUS  pouvez  fermer  sur  moi  verrous  et  grille. 
J'aimerais  mieux  mourir  !.. 

MA.aXON,  de  même. 

Et  même  rester  fille  I 
Voilà  pour  en  tâter  un  plaisant  animal  ! 

ISABELLE,  défaillant  atfr  le  canapé. 

Ah  !  Marton  !  ih  I  Marton  I 

MAIdtXf  9  C0ttmt  à  la  perte  «et  criaort  par  le  trou  de  la  cerrare. 

Elle  se  trouve  mal  I 
Ah  !  père  infortuné  1  déplorable  Isabelle  I 

(Se  retouraaat  et  arec  calme  à  Isabelle,  qui  s'agite  conYalsivement.) 

Oh  I  ce  n'est  plus  la  peine,  allez,  mademoiselle. 
Vous  pouvez  revenir  à  vous,  il  est  parti. 

(ébraalaat  la  porte.) 

Et  porte  close  !  Il  faut  en  prendre  son  parti. 

ISABELLE. 

Ah  !  ma  pauvre  Marton,  il  est  impitoyable  I 

MARTON. 

Ç&,  maintenant  que  j'ai  crié  comme  on  l>eau  4iable, 
éitofihmgî  4oBC  pourquoi,  car  je  criais  d'instinct. 

ISABELLE. 

G'^st  vrai^  tu  n'étais  pas  près  de  moi  ce  matin 
Et  tu  ne  peux  savoir  à  quel  point  s'exaspère 
Sur  sa  fille,  Martc^,  l'autorité  d'un  père... 
11  veut  me  marier,  mon  enfant. 

]u^ue-là 
Je  ne  saisis  pas  bien  l'horrible  de  cela. 

ISABEUE. 

Quand  je  dis  qu'il  le  veut,  entends  qu'il  me  l'ittpose» 


LE  CHEVAUBR  TACMEAU.  181 

MARTON. 

Ouais  I  je  vois  renclouure,  et  c'est  tout  autre  chose. 

ISABELLE. 

Et  ce,  sans  consulter  en  rien  mon  sentiment  : 
Conçois-tu  ?  Je  le  veux  !  Moi  naturellement 
J'ai  dit... 

MARTOTÏ. 

Je  ne  veux  pas. 

ISABELLE. 

Tu  comprends  r 

MARTON. 

Eh!  madame, 
Pour  ne  pas  vous  comprendre,  il  faut  n'être  pas  femme. 

ISABELLE. 

Qu'est-ce  à  dire?  Où  va-t-il?  Depuis  quand  jette-t-on 

Des  filles  de  ma  sorte  au  nez  des  gens,  Marton? 

Et  ce  mari  tout  fait,  le  rustre  I  Est-ce  l'usage 

Qu'on  s'épouse  à  tâtons,  sans  se  voir  au  visage  ? 

Pour  n'être  pas  coquette,  encor  veu^-on  savoir 

Le  peu  que  sur  un  cœur  nos  yeux  ont  de  pouvoiir. 

Mus  non  :  «  Je  veux  !  je  veux  I  »  pas  même  :  Je  vwâ  prie  ! 

J'entends  me  marier  et  non  qu'on  me  marie, 

Si  je  le  fais  jamais  I  Car,  malgré  leurs  sermens, 

Les  hommes  ne  sont  bons  qu'en  qualité  d'^amans, 

Tant  que  leur  espoir  dure  et  nous  fait  adorables, 

Mais  en  cessant  d'aimer,  ils  cessent  d'être  aimables. 

MARTON. 

Gela  vaut  fait.  Alors  qu'ils  ont  touché  le  but... 
Serviteur  1 

ISABELLE. 

Et  voilà  des  attraits  au  rebut, 
Sne  femme  essealde,  ua  homme  atrabilaire, 
A  qui  l'on  ne  plaît  plus  et  qui  défend'  de^plaire^! 
Que  non,  non  I  si  tant  est  qu'on  ait  quelques  appas 
Pour  un  tel  avenir  je  ne  les  garde  pas... 
Ni  lui  ni  d'autres;  tiens  la  chose  pour  certaine. 

ICABTON*. 

Eh  I  madame,  il  ne  faut  jamais  dire  :  Fonlsine 


«.• 


132  RETUE  DES   DEUX    MONDES. 

ISABELLE. 

Me  prétendre  infliger  un  mari  de  sa  main  ! 

MARTON. 

Yoyez'vousle  fantasque! 

ISABELLE. 

Et  cela  pas  demain  ; 
II  veut  me  l'amener  «  aujourd'hui,  tout  à  l'heure! 
Je  suis  outrée,  et  peu  s'en  faut  que  je  ne  pleure... 

(Ayac  QB  gros  soupir.) 

Viens  m'habiller,  Marton. 

MARTON. 

Bravo!  pour  achever. 
Madame,  on  ne  sait  pas  ce  qui  peut  arriver. 
Toujours  femme  ou  soldat  doit  être  sous  les  armes. 
D'ailleurs,  la  toilette  est  le  respect  de  nos  charmes. 

(Isabelle   s*Msied    derant   la   glace    et   Marton  commence  à  procéder 

à  sa  toilette.) 

ISABELLE. 

Et  sans  entendre  à  rien,  tu  vois,  dans  la  maison. 
Pour  vaincre  mon  refus  on  me  tient  en  prison... 
Cet  époux-là  promet.  Suis-je  assez  malheureuse? 

MARTON,    tout  en  Tarrangeant. 

Ah!  çà,  c'est  donc  un  masque,  une  figure  afireuse? 

ISABELLE. 

Qu'en  saîs-je  et  que  m'importe? 

MARTON. 

Eh!  beaucoup,  s'il  vous  platt. 
Un  bel  homme,.,  c'est  beau! 

ISABELLE. 

Qu'il  soit  beau,  qu'il  soit  laid , 
Pour  moi  ce  m'est  tout  un. 

MARTON. 

Pas  pour  moi,  malepeste! 
S'il  est  beau!  c'est  toujours  ça  de  pris...  sur  le  reste. 
Je  Taurais  voulu  voir  avant  de  dire  non... 
Quoi!  vous  n'en  savez  rien? 


LE  GU£YALI£R   TRUMEAU.  133 

ISABELLE. 

Rien. 

MARTON. 

Pas  même  son  nom? 

ISABELLE,  dédaigneoiemeiit. 

Trumeau. 

MARTONy  avec  éclat. 

Le  chevalier I..  Mardi!  sans  honte  aucune, 
Moi  je  Tépouserais...  et  plutôt  deux  fois  qu'une. 

ISABELLE. 

Tu  le  connais? 

MARTON. 

Trumeau  !  vous  avez  du  bonheur  I 
Certes  je  le  connais,  —  en  tout  bien  tout  honneur. 
Et  ne  lui  sais  qu'un  tort,  mais  qui  me  désespère, 
C'est  d'être  un  épouseux  du  cru  de  votre  père. 

ISABELLE. 

Donne-moi  donc  le  rouge. 

MARTON. 

A  vous?  avec  ce  teint? 
On  arrose  les  fleurs,  est-ce  que  l'on  les  peint?.. 
Trumeau  I  ce  mari-là  me  ferait  plus  envie 
Pour  huit  jours  seulement  qu'un  autre  pour  la  vie. 
U  est  charmant,  madame,  et  jeune... 

ISABELLE. 

Ohl  Marton,  fi! 

MARTON. 

Écoutez  donc!  un  jeune  en  fait  plus  de  profit. 
Ajoutes... 

ISABELLE. 

A  ton  sens,  où  mettre  cette  mouche? 

MARTON. 

Là,  dans  ce  petit  creux  où  Ton  mettrait  la  bouche. 

Ajoutez  qu'étant  riche,  il  est  du  genre  amant 

Qu'on  prend  plus  qu'on  ne  jette  assez  communément. 


ISA  BEVUE  DES  DEUX  MONDES* 

I6ABE1XE. 

Attache  donc  mon  corp&««.  Que  me  fait  qu'il  soit  riche? 

HARTON,  U  ragftvdAnt  dicoUetée. 

Hélas  1  peut-on  laisser  tant  de  bon  bien  en  friche  I 

ISABEUJË»  la  lepouisant  donoenent* 

Làl  làl  qu'elle  est  fâcheuse  I  as-tu  fini  ce  jeu? 
Tu  bavardes  trop  fort  et  m'habilles  trop  peu. 
Tai  froid.  ••  Que  ta  façon  de  coiffer  est  maussade  I 
Quel  air  ont  mes  rayons?  et  cette  palissade? 
Que  regardes^tu  là?...  Fini&  dciic,  une  fois  l 

MARTON. 

Ah  1  si  le  chevalier  voyait  ce  que  je  vois, 
Il  en  voudrait  casser,  c'est  moi  qui  vous  le  jure, 
Fût-ce  en  dépit  de  vous,  et  tiendrait  la  gageure I.» 
Quelle  moisson  de  Ks  I  c'en  est  impertinent. 

ISABELLE. 

Hais,  Marton,  veux-tu  bien  te  taire  maintenant I.« 
C'est  à  faire  rougir,  si  femme  qu'on  puisse  être. 

MARTON. 

Et  ce  bras!  et  ce  pied!  qui  se  cache,  le  traître! 
Mule  jamais  prit-elle  un  plus  joli  peton? 
Le  mignon  !  quel  amour  I 

ISABELLE. 

Es-ta  folle,  Marton  I 

UARTON,  l'amènent  devant  la  glikce. 

Non,  mais  de  bonne  foi,  voyons,  mademoiselle. 
Là,  pour  monter  en  graine  étes-vous  pas  trop  belle? 

ISABELLE,  .se  tournant  Teri  elle. 

Toi-même,  tu  n'es  pas  sans  beauté,  le  sais-tu? 

MARTON. 

Oui,  madame,  et  c'est  bien  gênant...  pour  la  vertu. 

ISABELLE. 

Hain  blanche,  teint  fleuri,  jambe  belle...  un  peu  forte. 

MARTON. 

Gomme  doivent  l'avoir  ks  filles  de  ma  sorte. 

Ha  jambe  n'est  pas  mal,  mais  la  v^tre  est  bien  mieux. 


LE  CHEYALIBE  TRUMEAU.  195 

ISABELLE. 

Tu  trouye3? 

(Begardant  .Marton.  ) 

Le  plus  beau  de  toi,  ce  sont  les  yeux, 
Ib  sont,  à  dire  vrai,  d'un  éclat  incroyable. 

-MARTOIV. 

Et  ces  pauvres  enfans,  les  vôtres,  font  le  diable  l 

ISABELLE. 

Flatteuse  I  Ils  seront  mis  trop  tôt  à  la  raison 
Sous  Taffiront  qu'on  leur  fait!..  Me  tenir  en  prisent 
Yit-on  jamais  forcer  et  contraindre  une  femme 
Avec  un  procédé  plas  brutal? 

MABTON. 

« 

%h  I  madame 
Avec  tous  ces  grands  mots  tristes  comme  «des  vers, 
Pourquoi  vous  mettre  ainsi  la  cervelle  à  l'envers  7 
Pour  Dieu  1  plantez-moi  là  vos  airs  de  tragédies 
Étes-vous  si  malade?  Oyons  vos  maladies  : 
Yotre  frère  est  un  sot,  votre  père  un  crésus. 
Vous  êtes  belle  et  nette  et  dedans  et  dessus  ; 
Pour  avoir  un  mari  vous  h*avez  rien  qu'à  dire. 
Le  reste  à  l'avenant  et  ce  n'est  pas  du  pire  : 
Chaque  jour  chaque  habit,  je  dis  des  plus  coquets, 
St  des  maîtres  de  tout  et  quatre  grands  laquais 
A  votre  queuel  Erïfin,  pour  vous  finir  de  peindre 
Seize  ans!  aht  jarnidieul  "voilà  bien  de  quoi  geindre. 

JaABELU, 

Hais  tu  jures,  Uarton? 

la&iOM. 

Si  j'avais  seulement. 
Le  quart  d*un  pareil  père  et  d'un  pareil  amant. 
Je  me  tiendrais  pour  folle,  avec  si  bonne  chose, 
Si  les  fleurs  de  ma  joue  en  perdaient  une  rose, 
Et  je  soupirerais,  mardi  I  d'un  autre  ton. 

ISABELLE. 

Encore»  s'il  était  de  qualité,  Marton  I 

MARTON. 

Ouais  I  voilà  donc  l'endroit  où  notre  bât  nous  blesse  I 
Mais  il  est  chevalier,  ètes-vous  de  noblesse? 


130  afiTUS   DES    DEUX  MONDES. 

ISABELLE. 

Mon  père  a  nom  Balourd. 

MARTON. 

Et  vous  y  tenez? 

ISABELLE. 

Non. 

MARTON. 

Eh  bien!  mariez-vous,  vous  changerez  de  nom... 
Trumeau  me  plaît. 

ISABELLE. 

Toujours!  ahl  la  fâcheuse  affaire, 
Mon  enfant  I 

MARTON. 

Prenez-le,  croyez-moi. 

ISABELLE. 

Pourquoi  faire? 

MARTON. 

Pourquoi  ?  parce  que  Thomme  est  notre  lot  commun. 
Parce  qu'il  faut  toujours  en  aimer...  au  moins  un! 

ISABELLE. 

Hais  tu  crois  donc  que  l'homme  est  un  mal  nécessaire? 

MARTON. 

Pour  nécessaire,  il  l'est;  pour  un  mal,  —  au  contraire, 

ISABELLE. 

Alors,  c'est  donc  un  bien,  mon  enfant? 

MARTON. 

Il  parait. 

ISABELLE. 

Marton,  je  veux  te  dire  une  chose  en  secret. 

MARTON. 

Bon  celât 

ISABELLE. 

Tu  seras  muette? 


LE  GHEVAUER  TRUMEAU.  137 

MARTON. 

Gomme  vous  même. 
Pour  sûr,  on  m*a  dû  faire  en  secret,  tant  je  l'aime  I 

ISABELLE, 

Sache  donc  qae  jamais  un  homme  ne  m'a  fait 
Sentir,.,  ce  que  tu  dis.  . 

MARTOX. 

Quoi  donc  7 

ISABELLE. 

Mais  cet  effet... 
Ce...  cette  émotion...  ce...  je  ne  sais  quoi... 

MARTON. 

Peste  ! 
Du  jargon  précieux  !.. 

ISABELLE. 

Bon!  tu  m'entends  de  reste. 

MARTON. 

Quoi  !  ni  soins,  ni  soupirât,  ni  larcins  à  l'écart, 
Rien  ne  vous  a  fait  7 

ISABELLE. 

Rien. 

MARTON,  montrant  ton  cœar,  puii  ta  t4ta. 

Là!  ni  là  par  hasard? 

ISABELLE. 

Rien!  d'honneur I  Et  pourtant  je  m'y  suis  appliquée. 

MARTON. 

Il  faut  que  tous  ayez  été  mal  attaquée. 

Pour  moi,  quand  on  m'en  conte  au  matin,  ça  me  suit 

Et  tout  le  long  du  jour,  et  quelquefois  la  nuit. 

ISABELLE. 

Hais  qu'est-ce  que  tu  sens? 

MARTON. 

Dame  !..  je  sens  l'envie 
De  revoir...  de...  je  sens...  Ëh!  merci  de  ma  vie! 


138  BETVE  DES  DEUX  MONDES* 

Vous  me  feriez  lâcher  quelque  bourde  à  la  fin, 
Madame,  et  m'est  avis  que  yous  jouez  au  fin. 

ISABELLE. 

Pour  moi  j'ai  toujours  cru  que  quand  on  se  marie, 
Cest  bienséance  pure. 

HARTON. 

Ouais! 

ISABELLE. 

Non,  sans  raillerie. 

MARTON, 


Tarare  I 


ISABELLE, 


Je  te  jure... 

MAmos. 

Ah'I  si  le  cheyalier 
Yous  priait  bien I.« 

ISABELLE* 

Dût-il  prier  et  suppKer 
Jamais  ton  chevalier  ne  passera  ma  porte. 

(sile  va  tir«r  le  Yerrou.) 

MARTON.. 

Quelqu'autre  alors? 

ISABELLE* 

Ni  lui  ni  d'autres I.*  Que  m'impoctt! 
Car  je  ne  comprends  rien  à  tout  ce  que  j'entends 
De  cette  belle  flamme*  •• 

MARION» 

Eh  bren  !  moi,  jo  prétends. 
Que  fille,  en  bon  français,  ne  voulant  pas  dire  arbre. 
Vous  êtes  comme  moi,  —  qui  ne  suis  pas  de  marbre. 
Et  ne  faites  pas  fi,  plus  que  moi,  d'un  amant; 
Qu'on  yous  épousera,  comme  moi,  —  congrûment; 
Que  yous  le  désirez  comme  je  le  désire, 
Et  plus  que  moi  peut-être,  —  et  ce  n'est  pas  peu  direl 


LB  CHSTALIEB  TBTTlfEAU.  199 

9 

ISAUfiLLE. 

Tiens  poar  certain  qae  non. 

3CARTON. 

Non? 

ISABELLE. 

Non,  assurément. 
Et  si  je  TOUS  prouvais  le  contraire  7 

ISABELLE. 

Et  comment? 

MARTON. 

Bon  I  je  yeux  "vous  prouver  qu'en  amour,  —  ou  je  meure»  — 
Vous  êtes  plus  friande,.,  et  cela  tout  à Tlieure. 

(Bile  Ta  yen  la  coalisse*) 
ISABELLE. 

Toi,  Marton? 

ICARTON,  retenant. 

Et  pas  d'autre. 

ISABELLE. 

Et  de  quelle  façon? 

VAETON,  allant  1  la  coulisse  et  appelant. 

C'est  affaire  à  moi...  ttorel  allonsT  Petit  garçon I 

La  perruque  et  l'habit  du  iràre  d'Isabelle  i 

Preste!  avec  le  chapeau  I  (BaTennt.)  Yaus  nous  la  bâillez  belle  I 

Ahl  vous  êtes  de  roche? 

(sue  isoxt.) 

ISABELLE. 

Où  vas-tu? 

MARTON,  «ms  la  oooliMe,  panant  la  Ute  sm  le'  tkéàt^e. 

Sarpejeu  I 
Madame,  laissez  faire  et  vous  verres  beau  jeu. 

ISABELLE. 

Ehl  quoi,  tu  veux?.. 


lilO  REVUE  DES   DEOX  MONDES. 

MARTON,  même  jeu. 

Je  veux  en  tenter  l'entreprise, 
Il  faut  que  vous  ayez,  vous  dis-je,  été  mal  prise. 

ISABELLE. 

Mais  encore  I 

HARTON,  même  jeu. 

Je  veux  vous  en  conter,  c'est  clair. 
Vous  verrez  ce  que  c'est  qu'un  amant  du  bel  air. 

ISABELLE. 

Es-tu  badine  I 

MARTON,   même  Jea. 

Allez  I  allez  I  si  j'étais  homme. 
Je  ferais  le  pendard...  Vous  riez?.,  c'est  tout  comme. 
Vous  n'y  perdrez  que  peu. 

ISABELLE,  riant. 

La  folle  est  à  lierl 
Gomment  te  faudra-t-il  appeler? 

MARTON,  dans  la  couliMe. 

Chevalier  I 

ISABELLE. 

Quoi!  tu  sauras  l'intrigue  et  soutiendras  la  feinte? 

MARTON,  même  jeu. 

J'ai  servi  deux  abbés,, n'ayez  donc  pas  de  crainte. 
J'en  ai  de  tous  les  tons  :  du  tendre,  du  galant. 
Du  plaintif  et  du  gai,.,  même  de  l'insolent... 
Vous  verrez  si  je  sais  jouer  mon  personnage. 
Tenez-vous  bien  d'abord,  car  je  vais  faire  ragel 

ISABELLE. 

La  folfttrel.*  Il  en  faut  passer  par  où  tu  veux. 
Mais  que  vas-tu  donc  faire  enfin? 

MARTON,  même  jea. 

Pousser  mes  feux  I 
Tenez-vous  bien,  vous  dis-je,  et  soyez-moi  cruelle. 


LE  CUkVALlLR  TRUMEAD.  lÂl 

1 8ABELLE ,   mélaacoliqneinent. 

Au  fait,  quand  je  rirais  un  peu  I 

(bIIo   •'intUlle   pour  la  réceTOir,  puis  après  on  tempi.) 

MARTONi  entrant  en  caTalter,  perruque,  habit,  teste,  canons,  dentelles,  petite 

épée,  et  lestement  : 

Parbleu  I  ma  belle, 
On  a  peine  à  vous  voir. 

ISABELLE,  un  peu  interdite. 

Gomment  doncl..  Chevalier I.« 
Abl  Hartouy.  tu  me  fais  un  effet  singulier. 

MARTON. 

Votre  âne  de  portier,  hallebarde  à  la  cuisse, 
Pourrait  le  mieux  du  monde  être  pris  pour  un  suisse. 
Depuis  une  heure  et  plus,  je  croque  le  marmot. 
Le  butor!.. 

ISABEUE. 

C'est  qu'elle  a  Tair,  le  geste  et  le  mot. 

(sntrant  dans  son  rdle.) 

Ah  !  chevalier,  la  feinte  est  bien  imaginée. 
Le'vrai,  c'est  qu'autre  part,  toute  Taprès-dlnée 
Vous  avez  coqueté...  Voilà  de  nos  amans! 

MARTON,  s'assejant  â  cdté  d'IsabeUe. 

Mon,  d'honneur!  Tenez-moi  pour  coquin  si  je  mens... 
Au  fait,  vous  ai-je  dit... 

ISAJELLE. 

Quoi  donc? 

MARTOTC. 

Que  je  vous  aime? 

ISABELLE. 

Vous  êtes  un  badin. 

MARTON. 

Furieusement  même. 

ISABELLE,  raillant. 

Gela  n'est  pas  encor  parvenu  jusqu'à  moi* 

MARTON. 

Nous  autres,  gens  de  cour,  sommes  si  fous,  ma  foi. 


112  BEVCB  DES  KDX  HONBBS* 

Qu'il  faut  nous  deviner.;.,  mm  j'en  tveux  à  ma  bouche... 
Gomment  donci  vous  voilà  d'un  fleuri  qui  me  toucha. 

Fil  ne  regardez  fpoiatil*.  ^onl  non!  retoiumea^^vous  I 
Je  suis  du  dernier  laid.  —  Fil  vous  dis-je,  entre  nous^ 
Depuis  taniôt  deux  noita  j'ai  pensé  rendre  l'âme. 

MARTON. 

Serait-ce  point  au  -codior  qu'est  le  nwlf  Eh  I  madame. 
Et  quelgufi  j)assioat. 

GABELLE. 

L'affreu  mot  que  voilà  ! 
De  la  passion,  moil 

MABIOlf^  w  Imuii  et  d'm  ttn  tort  maini, 

Gachez-moi  bien  cela. 
Mordieu!  si  j'avisais  un  rival  par  la  chambre!.. 

(bU«  fait  1«  ge8t«  de  tirer  «on  épée  et  prend  sa  tabatière.) 

Prenez-^VQus  du  tabac?  Le  mien  fait  honte  A  l'ambre. 

ISUVELLE. 

A  moil..  Fil  du  tabac I 

HARTDN. 

Ceci  pour  vous  prouver, 
Qu'avec  vous,  je  n'entends  en  rien  me  réserver... 
A  propos,  chez  Lami  quand  soupons-nous  ensemble? 

ISABELLE. 

Ghevalier,  vous  perdez  le  respect,  ce  me  semble? 
Une  fille  de  nom  au  cabaret,  Thorreur  I 

MARTON. 

Un  cabaret l 'Lami?  rayez-moi  cette  erreur  1 
Ohl  oh!  c'est  un  traiteur  de  marque;  il  y  fréquente 
Des  femmes,  comme  vous,  de  vertu...  conséquente. 
Et  même  des  maris. 

ISABELLE* 

Quoi  I  des  femmes,  vraiment  ! 
Vont  avec  leurs  maris?.. 

MARTON. 

Oh!  non,.,  séparément. 

(gIMs  Tient  tontes  les  d«in.) 


Elle  met  à  son  rôle  un  esprit  incroyablek 

MâBTONi  fm4onnajit. 

Lai  la!  lai..  Yous  savez  le  couplet  impayable 
Que  j'ai  fait  là-dessus? 

ISABELLE. 

Se  peut-il?  un  couplet  I 
Yous  êtes  donc  poète? 

KAITON. 

Sa  peuv  quand  il  me  plaît. 

HABEUX. 

récente. 

a  Quand  l'aimar  oheaii  Laroi  vous  coiidiiira«  BicifBdaifieSi 
De  son  traître  de  vin  gardez  bien  vos  esprits, 

Car  le  vin  qu'y  boivent  les  femmes 

Porte  à  la  tête  des  maris.  » 

(BU«s  rient  tontes  )m  deiz.) 
ISABELLE,  vmU, 

CTest  charmanti 

IIABTON,  riant. 

Il  ne  s'en  faut  de  guère. 

ISABELLE,  riant. 

Charmant I.Hûs  pourquoi  faire  une  si  rude  guerre 
A  ces  pauvres  maris?  Ce  n'est  pas  généreux. 

MARTON. 

C'est  que  ces  goulus-là  n'en  veulent  que  pour  eux. 
Mais  ils  ont  beau  gronder  et  faire  bonne  garde, 
On   croquera  bien  aile  ou  pied  de  la  poularde.. • 
Ceci,  sans  me  compter*  Bloi  je  n'ai  d'appétit 
Que  de  filles. 

ISABELLE. 

Ehl  mais,  c'est  le  meilleur  parti. 

MABTON,  «'approchant  d'eUa  et  attc  doncenj^ 

Aussi,  ma  belle,  aussi,  jugez  de  mon  ivresse 
Si,  pour  moi,  s'éveillait  votre  jeune  tendresse  I 
Quel  plaisir  d'être  ainsi  l'objet  de  feux  naissans! 


1A&  RSYUE  OBS  DEUX  MONDES. 

ISABELLE,  coqaeUnt. 

Gomment  le  dites-yous? 

MARTON. 

Mais,.,  comme  je  le  sens. 

ISABELLE. 

Ha  tendresse,  je  croisi  assez  peu  vous  importe. 

MARTON. 

Moi  !  je  mourrais  pour  vous,  ou  le  diable  m'emporte  I 

ISABELLE. 

  d'autres!  Aime-t-on  les  gens  d'emblée  ainsi? 

MARTON,    8*approchant  d'elle. 

C'est  la  mode  de  cour  et  c'est  la  bonne  aussi, 
N'allez  pas  me  traiter  en  courtaud  de  boutique. 

ISABELLE,   se  défendant. 

Mais  vous  ne  manquez  pas,  que  je  vois,  de  pratique. 

MARTON,   la   serrant  de   près. 

Ne  m'amusez  donc  point. 

ISABELLE,  A  Ifarton  qui  a  passé  son  bras  autour  de  sa  taille. 

Que  fait  là  cette  main  7 

MARTON. 

Je  cherche  votre  cœur. 

ISABELLE,  dénouant  son  bras. 

Vous  prenez  un  chemin  !.. 

MARTON. 

^  A  quoi  bon  ces  retards  populaires,  ma  reine  ? 
De  ce  que  vous  valez  n'ai-je  pas  l'âme  pleine  ? 

ISABELLE. 

Flatteur I  par  quel  talent  ai-je  pu  vous  charmer? 

MARTON,  la  pressant. 

N'ayez  pour  tout  talent  que  celui  de  m'aimer 
Lt  laissez  à  l'ardeur  de  ma  reconnaissance... 

ISABErXE,  se  défendant  toujours. 

Prouvez-moi  son  ardeur  par  son  obéissance... 


LE  CHEYALIBR   TRUMEAU.  1A5 

JfARTONf  de  plnt  en  plus  preisinte. 

J'obéis  à  mon  cœur,  seul  guide  d'un  amant. 

(Bile  l'embruse.) 
ISABELLE,  le   Ie?aut,  un  peu  effarouchée. 

Monsieur  le  chevalier I..  Ahl  MartonI  mais  vraiment! 
Tu  te  d^uises  trop  I 

(  Maiton  recommence.  ) 

Harton  I 

MARTON,  Jouant   la  patelon. 

Je  vous  adore  ! 

(La  faisant  rasseoir  doucement.) 

Croyez-moi  I  croyez-moi  quand  je  vous  dis  encore 
Que,  selon  votre  arrêt,  mon  sort  est,  en  ce  jour, 
De  mourir  de  douleur  ou  de  mourir  d'amour. 

ISABELLE,  étonnée. 

Quoil  pour  un  peu,  je  pense,  elle  en  viendrait  aux  larmes. 

UARTON. 

Hais  nier  mon  amour  serait  nier  vos  charmes 
Et  vous  ne  feriez  pas,  belle,  à  votre  beauté. 
L'injure  d'en  avoir,  fût-ce  un  instant,  douté... 
Parlez  à  votre  tour,  ô  ma  chère  Isabelle, 
Assurez  qu'à  mes  vœux  vous  n'êtes  pas  rebelle... 
Vous  rougissez?  Rougir,  c'est  bien  répondre  un  ppu... 

ISABELLE,   émue. 

Brisons  làl*.  Tiens,  Marton,  finis  I  cessons  ce  jeu. 

HARTON,  clignant  de  TcBil  du  côté  du  spectateur  et  parlant  toujours  plus 

passionnément. 

Dites-le-moi,  ce  mot  où  tout  mon  être  aspire  ! 
Et  que,  lorsque  je  souffre  et  lorsque  je  soupire 
Vous  aussi  soupirez  et  souffrez  comme  moi. 

ISABELLE. 

Chevalier I..  Non,  Marton,..  tu  me  gênes...  tais-toi. 

MABTOX. 

Ahl  de  grâce,  rompez  ce  silence  farouche. 

Qu'un  regard  de  vos  yeux,  qu'un  pli  de  votre  bouche, 

TOME  XLIb  —  18DU.  10 


1A6  BSYUE  ras  nuoL  uondcs. 

Que  le  frémissement  de  votre  douce 
Suspende  pour  un  temps  ce  supplice  inhumain 
Par  l'espoir  d'un  retour  qui  double  mon  ivresse..! 

(Isabelle  songe.) 

Ehl  quoi,  vous' vous  taisez,  6'  ma  chère  maltresse? 
Ayez  pitié*  de  iRcâ  qui  suis  à!  ves  gênoai«»« 
Je  languis  et  je  meurs,  je  meurs,  enteodes-vorai 
Car  j'attends  votre  amour  et  votre  amour  se  nomme 
Ha  vie  I 

ISABELLE,  baûMnt  la  tète. 

Hélas  I  Harton... pourquoi  n'es-tu  pas  homme? 

HARTON,  éclatant  de  rire  et  se  releyant. 

Quand  je  vous  le  disais  I..  Et  ce  n'est  là  qu'un  jeul 
Et  si  j'étais' un  homme,  alors  jugez  un  peu! 
Quel  bien  autre  dégât  j'eusse  fkit  dans  la  place  I 

ISABELLE,  ayec  confasion. 

Hais  c'est  à  n'oser  plus  te  regarder  en  face. 

MARTON. 

Sentez-vous  le  possible  à  présent  d'un  époux? 

(Brait  de  serrure.  On  frappe  à  la  porte  du  fond.) 

Le  chevalier  I..  Yoilà  le  pas!.,  le  sautez- vous? 

(Silence.) 

Allons  I 

ISABELLE,  arec  on  mupli. 

Enfin  I  qu'il  entre*! 

MARtX>N,  l'imitant. 

Enfin! 

(a  part.) 

Elle  le  saute  I 

fBBe  ta*  xent  la  porto.) 
ISABELLE,  arrêtant  Harton  par  la  main. 

Ah!  vilaine  Harton,  ce  sera  bien  ta  faute. 

(if  arton  Ta  tirer  le  Terroa  de  la  porto  da  fond,  i«i  s'otiTre*.  Jia  telle  tombe.) 


Édocardi  Pauxuion.. 


UiN 


HOMME  D'ÉTAT  RUSSE 


D*àV9ÂS    Sa  HBQRftMMMIDAlfU    UXABWtE. 


N.  UILUTINE.    LA  RUSSIE  ST  LA  POLaONE  EN  1862  ET  1863. 


Nous  ayons  laisse  Nicolas  Hiiatine  en  congé,  occupé  à  reCadre, 
sous  un  ciel  plus  clément,  une  santé  ébranlée  par  les  travaux  et 
les  tracas  de  T  émancipation  des  serfs,  se  consolant  de  sa  disgrâce 
e&  contemplant  de  loin  l'application  de  la  grande  réforme  dont 
Teiécution  était  confiée  &  d'autres  mains,  séjournant  tour  à  tour  en 
Italie  et  en  France*  étudiant  en  curieux  et  en  politique  les  hommes 
et  les  choses,  et  de  Paris  comme  de  Rome,  au  milieu  des  distrac- 
tioDS  de  la  société  ou  des  séductions  de  l'art,  suivant  d'un  œil 
inquiet  les  éi^énemens  qui  se  déroulaient  aux  bords  de  la  Neva  et  de 
k  Tistule.  A  une  époque  aussi  troublée,  alors  que  de  tous  côtés  Ton 
se  plaignait^e  la  pénurie  d'hommes,  l'ancien  adjoint  du  ministre  de 
llntérieur  ne  pouvait  longtemps  être  abandonné  aux  douceurs 
du  repos.  A  Saint-Pétersbourg,  de  hautes  amitiés  travaillaient  à  lui 
rouvrir  les  avenues  du  pouvoir,  malgré  les  vieilles  préventions  d'une 
partie  de  la  noblesse  et  l'hostilité  persistante  de  la  cour.  Les  incerti- 
tudes du  gouvernement  et  la  variété  des  influences  en  lutte  au 
Pabis  d'hiver  se  manifestaient  dans  la  diversité  des  offres  d'emploi 
faites  à  Nicolas  Alexëiévitch.  Au  milieu  de  son  séjour  à  l'étranger, 

(1)  Voyez  la  Ilevuê  da  1"  et  du  13  rctol  pe. 


1A8  A£Ve£  D£8   D£D1   M0MJ>£8, 

au  printemps  de  l'année  1862,  à  la  veille  môme  de  l'envoi  à  Var- 
sovie du  marquis  Wielopolski  avec  le  grand-duc  Constantin,  on 
proposait  subitement  à  Nicolas  Alezëiévitcb,  rappelé  à  la  hâte  à 
Pétersbourg,  l'administration  du  royaume  de  Pologne,  qu'on  allait 
se  décider  à  confier  au  gentilhomme  polonais.  Avant  de  faire  con- 
naître cette  brusque  évolution  du  cabinet  impérial,  encore  igno- 
rée, croyons-nous,  de  l'histoire,  il  nous  faut  revenir  un  instant  en 
arrière  pour  montrer  quelle  était  l'opinion  de  Nicolas  Hilulioe  sur 
les  diflScuItés  intérieures  de  la  Russie  et  en  même  temps  expliquer 
pour  quelles  raisons  un  esprit  naturellement  aussi  résolu  et  aussi 
entreprenant  laissait  voir  tant  de  répugnance  à  reprendre  un  ser- 
vice actif. 

I. 

C'était,  avons-nous  dit,  des  universités  et  de  la  jeunesse  que 
venaient  au  gouvernement  ses  premiers  ennuis.  Dans  les  gymnases 
et  les  écoles,  tenus  sous  le  règne  de  Nicolas  à  une  sorte  de 
diète  ou  d'abstinence  intellectuelle,  sévissait  déjà  le  nihilisme 
théorique,  celui  quMvan  Tourguenef  a  personnifié  en  Bazarof,  dans 
l'une  de  ces  œuvres  qui  font  vivre  pour  les  siècles  toute  une  géné- 
ration (i).  Hilutine  croyait  que  des  améliorations  dans  tout  l'en- 
seignement étaient  urgentes,  qu'il  fallait  renoncer  aux  procédés 
étroits  et  méticuleux  de  l'empereur  Nicolas,  qui  traitait  les  sciences 
et  la  littérature  en  suspectes.  Le  système  en  vigueur  dans  les  uni- 
versités blessait  inutilement  la  jeunesse  et  ses  maîtres  avec  elle. 
Les  restrictions  de  toute  sorte  et  les  petites  vexations  imposées  sous 
prétexte  de  discipline  aux  étudians  les  provoquaient  à  d'impru- 
dentes^démarches.  A  Moscou,  à  Pétersbourg  surtout,  ils  se  permet- 
taient de  bruyantes  démonstrations,  moins  dangereuses  peut-être 
que  ridicules.  Les  ministres,  effrayés  de  leur  responsabilité  durant 
l'absence  de  l'empereur,  alors  à  Livadia,  déployaient  pour  la 
répression  une  sévérité  disproportionnée  à  la  faute.  Les  manifesta- 
tions de  jeunes  gens,  protestant  contre  la  gène  des  règlemens  uni- 
versitaires, étaient  châtiées  presque  aussi  durement  que  des  con- 
spirations politiques.  En  1862,  comme  plus  tard  en  1878  et  1879, 
les  rigueurs  excessives  du  pouvoir  ne  faisaient  qu'irriter  au  lieu 
d'apaiser.  Des  proclamations  révolutionnaires  étaient  semées  dans 
les  grandes  villes  et  une  sinistre  épidémie  d'incendies,  attribués  par 
les  uns  aux  révolutionnaires,  par  les  autres  aux  Polonais,  allait 
bientôt  jeter  l'épouvante  dans  l'empire. 

tt  J'ai  peine  à  penser  quel  sera  notre  hiver,  mandait  à  Milutine 

(1)  Otsy  i  Diéti  (Pères  et  Enfant). 


UN   HOUMB   l/jBTAT   RUSSE.  1A9 

la  granâe-du  cbesse  Hélène  en  quittant  Bade  pour  rentrer  en  Rus- 
sie par  Stuttgart  et  Berlin  (i).  A  Varsovie,  les  événemens  ont  usé 
Lambert  (2)  et  tué  Gerstenszweig  (3),  qui  s'est  tiré  deux  coups  de 
pistolet.  A  Pétersbourg,  on  dit  Poutiatine  (A)  rnis  de  côté  et  Igna- 
tief  (6)  au  moment  de  Tètre.  L'empereur,  d'après  les  nouvelles 
qui  m'arrivent,  est  fort  mécontent  des  autorités  dans  l'affaire  de 
l'uDiversité  et  de  la  maladresse  dont  elles  ont  fait  preuve.  » 

Le  mécontentement  du  souverain  n'était  pas  sans  fondement. 
Pour  punir  les  étudians,  on  s'était  attaqué  aux  études  et  à  l'uni- 
yersité  même.  Voici  avec  quelle  amertume  un  des  professeurs  les 
pios  distingués  de  Pétersbourg  décrivait  à  Milutîne  les  derniers 
éyéDemens  : 


Lettre  de  M.  K...  à  N.  Milutîne. 


«  Saiot-Pétenbonrg,  27  octobre  1861. 

«  ...  n  faut  avoir  une  foi  robuste  pour  ne  pas  perdre  tout  espoir 
en  voyant  ce  qui  se  passe  autour  de  nous.  Ce  qu'il  y  a  de  plus 
clair  pour  ce  qui  me  touche  de  près,  c'est  le  meurtre  de  l'univer- 
sité. Il  serait  trop  long  et  trop  pénible  de  vous  raconter  comment 
deux  êtres  malfaisans,  P...  et  S...,  ont  en  quelques  mois  fait  périr 
une  institution  qui  promettait  tant,  et  d'où  commençaient  à  sortir 
des  jeunes  gens  distingués.  L'université  de  Pétersbourg  n'existe 
|)Iq8;  trois  cent  cinquante  personnes  sont  incarcérées  aux  forte- 
resses de  Pétersbourg  et  de  Cronstadt,  cent  déportées  sous  escorte 
ue  gendarmes  ;  le  reste  est  dispersé,  ou  bien  les  étudians  n'ont 
plus  accès  à  l'université.  Ces  sadles  où  il  y  avait  tant  de  vie,  où 
c'était  une  joie  de  faire  son  cours,  sont  vides.  Et  pourquoi  tout  cela? 
il  est  épouvantable  de  penser  que  la  main  de  ces.  .  •  . 
D  a  pas  craint  d'assassiner  toute  une  génération...  A  présent,  on 
est  en  train  de  juger  les  étudians.  Pour  quel  délit?  On  n'en  sait 
rien,  quand  ce  qu'il  faudrait  mettre  en  jugement,  ce  serait  le  recto- 
rat, et  le  ministère  de  l'instruction  publique,  et  P...  et  S...,  et  sur- 
tout le  conseil  suprême,  qui  a  gouverné  en  l'absence  de  l'empereur. 

(1)  Lettre  de  Baden-Bftdeii  du  14/36  octobre  1861. 

CS)  Le  comte  Lambert,  vice-roi  on  gouverneur-général  de  Pologne. 

(3)  Le  général  Geretensiweig,  gouverneur  mUitaire,  qui  s'était  brûlé  la  cervelle  à  la 
«àte  d'une  altercation  avec  le  comte  Lambert,  altercation  provoquée  par  Toccupation 
à  main  année  de  la  cathédrale  et  l'incarcération  d'un  grand  nombre  de  Polonais 
anachés  de  force  des  égUaes. 

(4j  L'amiral  Poutiatine,  marin  fait  ministre  de  l'instruction  publique. 

(5)  Le  général  Ignatief  (père  de  l'anden  ambassadeur  à  Constantinople),  alors  gou- 
remeur-général  de  Saint-Pétersbourg. 


160  RBTOB  DES  DEUX  IfONOfiSt 

J'espérais  que  sob  retow  chanigerait  la  imrclre  ^e  cette  dmirde 
affaire;  mais  je  s«i8  encore  déçu  dans  cet  espoir.  Si  les  détails 
de  cette  histoire  uaiversîtaîve  voua  intéressent,  vous  les  Irourcrei 
dans  les  journaux  anglais,  qui  les  «ont  donnés  d'une  manière  assez 
ûdële.  A.  mes  yeux,  ee  n'est  pas  l'affaire  elle-même  qui  est  an  pre- 
mier plan;  maie  cet  épisode  met  on  pleine  lumière  la  difformité 
{bezobrazié)  de  la  sntuation  générale.  Jamais  fanHon  té  n'avait  encore 
montré  une  telle  mintelligenoe  des  aflanres,  «ne  telle  pusillainimité, 
une  telle  aibsence  de  tout  autpe  motif  et  de  tmito  autre  notion  de 
gouvernement  que  la  police  extérieure...» 

Ce  violent  désespoir,  qui  à  distance  semble 'ompreiot  d'exagéra- 
tion, s'explique  par  les  faits,  par  l'émotion  même  des  esprits,  en 
un  moment  d'irritation  où  les  plus  remarquables  professeurs  don- 
naient leur  démission.  Une  troupe  d'étudians  ou,  comme  le  disait 
un  autre  correspondant  de  Milutîne,  une  poignée  de  gamins  désar- 
més avait  tenu  pendant  huit  jours  toute  la  capitale  en  émoi.  Le 
mécontentement  des  étudtans  avait  des  causes  futiles,  aisées  à  évi- 
ter avec  un  peu  de  prudence.  Leur  colère  provenait  de  nouveaux 
rëglemens  universitaires  qui,  entre  autres  vexations,  exigeaient  que 
les  jeunes  gens  présentassent  leurs  papiers  à  Touverture  des  oours 
d'automne.  Cette  exigence,  que  beaucoup  des  nouveaux  venus  ne 
pouvdent  remplir  à  temps,  avait  donné  lieu  aux  premiers  troubles 
et  à  de  tumultueux  rassemblemens  grossis  comme  d*habitude  par 
les  désœuvrés  et  les  curieux.  Un  jour  il  y  eut  dans  la  cour  de  l'uni- 
versité, dont  on  avait  fermé  les  portes,  une  scène  de  désordre  toute 
nouvelle  en  Russie  et  qui  ne  prit  fin  qu'à  l'arrivée  d'un  des  minis- 
tres accompagné  de  soldats.  L'un  des  correspondans  de  Milutine 
lui  décrivait  ainsi  cette  scène  de  désordre  (1)  : 

«...  Des  orateurs  montés  sur  un  tas  de  bois  de  chaufiage  gesti- 
culaient et  péroraient  en  présence  des  curieux,  de  la  foule  et  des 
dames.  11  va  sans  dire  qu'on  a  mis  fin  à  ce  tapage,  mais  non 
sans  lutte  et  sans  beaucoup  d'arrestations.  Il  y  a  plus  de  trois 
cents  étudians  à  la  forteresse.  Une  enquête  est  ouverte  pour  l'exa- 
men de  l'affaire,  msds  elle  est  difficile  à  mener,  ne  fût-ce  que  faute 
de  témoins,  car  naturellenaent  le  public  oisif  a  dispar  :.,  et  les  étu- 
dians non  impliqués  dans  l'aQaire  ne  veulent  pas  porter  témoi- 
gnage contre  leurs  camarades.  Quelle  sera  la  fin  de  ces  curieux  et 
tristes  événemena?  C'est  Afficile  à  peévoir.  Le  pire  de  l'affaire, 
c'est  qu'on  commence  à  n^y  plus  penser  et  à  is'occuper  d'autiis 
chose.  En  attendant,  l'université  est  en  pleine  désorganisation,  les 
étudians  ne  suivent  plus  leurs  cours,  plusieurs  professeurs  ont 
présenté  leur  dénûssicn»*. 

(i)  Lettre  de  Saint-Pétersbourg  dat^e  du  28  novembre  (10  décembre)  4861^  dont  je 
ne  possède  qu*unc  traduction  française. 


UN  HOMME  d'état  BOSftl.  1^1 

•  •••  Sans  dont»  U  jeuDesse  se  livra  à  des  faataisies  blâmaUes 
et  ses  prëteotions  à  un  vole  politique^  sont  ridieules;  bbms  on  la 
ramënerait  à  la.  raison,  par  un  négîme  sérieux,  par  des  examens 
sévère»  qui  mettraient  Tétude  et.y enseignement  au  premier  plan. 
Ce  serait  plus  utile  quer  d'^ûgeir  des*  eer tificats  et  d'envofsr  des 
aides deaamp  amedes soldata»««  Des pnofissfieiiflrs  (ensés  et  raison- 
■abkea  Taoïènsraœnt  bien  vite  kts  jisuMes  gêna  ài  la  soumission  U 
De  s'agit  pas  de  faire-des  phrases  creuseai  de  Kbéralismtr  banal,  mais 
de  lesr  faire  coaiprendre  que  la  route  du*  psognès  n'est  possâile 
que  souâ  l'égider  de  la  légalité.  » 

Ces  idées  étaient  celles  de^  Mikitine  ;  mais  en  présence  d&Fespè&e 
d'effarement  de  la  aDciété  et  d'une,  partie  du  gsuYeraenienti,  1  ne 
se  croyait  pas  en  étai  de  les  kàn  prévaloir  à  pareille  faeuneb.  Aussi 
ré»8taât*il  à  toutes  les.  instances  d^  amis  (p>i  rengageaient  à  reM- 
nir  à  Pétersbouiig,  comme  k  toutes .  Lea  ofires  d'empkâ,  mettant,  faute 
d'autre  argfument,  sa  saaté.  en  avant  pOAir  se  donner  le  droit  peu 
reconnu'  en  Russie  de  repousser  une.  positioa  officielle. 

Kn  fase  des.nouveUesiqui  lui  parvenaient  de  Russie,  devant  le 
déaarBOÎ  trop  yisibte  dea  esprits^  Nicoks  Alezèiéviteh  gardait  son 
saqg-froid,  ne  se*  laissant  troubler  ni  par  les  veUéités  de  réaction 
de  ceux  qui  redoutaient  une  révohâtion,  ni  pu*  tes  ifl>patiences  de 
ceux  qui»  sous  prétexte  de  réforme,  pr<éteDdAient  tout  bouleverser. 
De  Rome,  où  il  s'initiait  à  la  conaaissanca  do  l'antiquité,  il  traçait, 
aa  couranâ  de  la  plume^  à  k  fin  de  Tannée  1861,  un  saisissant  et 
vivant  tableau  de  la  situation  intérieure  de  son-  pays,  des  différentes 
tendances  ou  partis  qui  se  le  disputaient,,  tableau  qui,  à  près  de 
vingt  ans  de  distance,  reste  encore  admirable  de  sens,  de  vérité  et  de 
prévoyance.  U  y  signalait,  en  traits-  d'une  actualité  trop  persistante, 
ce  qui  manquait  à  ce  gouvernement,,  matérielleinent  si  fort,.  — la 
force  morale^ 


Lettre  4e  N.,  MUutma  au  général 


*** 


•  ]lDiB%  li/3S  décembre  18Sf. 


••• 


Les  dernières  nouvelles  de  Russie,  à  cause  même  de  leur 
décousu,  de  leur  obscurité,  de  lew  nunque  de  précision,  nepou- 
vaieot  pas  ne  point  troubler  la  parfaite  qjaiétude  d'esprit  dont  sans 
cela  je  jouirais  ici  avec,  ime  telle  plénitude  et  un  tel  calme.  La  fer- 
mentation chez  vous  est  violente,  plus  violente  qu'on  n'aurait  d&  s'y 
attendre;  mais,  je  le  confesse,  je  ne  vois  encore  de  danger  nulle  part, 
si  ce  n'est  dans  l'inintelligence  des  hommes  au  pouvoir.  Les  velléités 
d'agitation  révolutionnaire  seraient  tout  bonnement  ridicules  si 


152  REVUE   DES    DEn   MONDES. 

elles  ne  dénotaient  dans  quel  profond  dédain  la  société  tient  la  force 
morale  du  gouvernement.  Deux  traits  caractéristiques  distinguent^ 
à  ce  qu'il  me  semble,  notre  opposition  russe,  qui  en  apparence  a 
envahi  toute  la  société.  En  premier  lieu,  il  ne  se  montre  au  dehors 
que  des  opinions  extrêmes;  par  analogie  avec  l'Occident,  on  pourrait, 
si  vous  voulez,  employer  les  expressions  ai  extrême  droite  et  d'ex- 
trime  gauche  ;  en  second  lieu,  les  tendances  libérales  n'ont  pas 
encore  revêtu  de  formes  définies;  tout  cela  est  vague, confus,  vacil- 
lant et  plein  de  contradictions.  One  telle  opposition  est  im- 
puissante au  point  de  vue  positif,  mais  elle  peut  incontestablement 
devenir  une  force  négative.  Pour  détourner  ce  danger,  il  serait 
indispensable  de  former  une  opinion,  ou,  si  vous  voulez,  un  parti 
du  milieu  (en  langage  parlementaire  un  centre)^  ce  qui  n'existe 
pas  chez  nous,  mais  ce  dont  les  élémens  ne  manqueraient  certes 
pas  de  se  trouver.  Le  gouvernement  seul  peut  le  faire,  et  pour 
lui-même  ce  serait  la  meilleure  garantie.  L'exemple  de  la  Po- 
logne démontre  trop  clairement  quelle  est  la  situation  d'un  gou- 
vernement, alors  même  qu'il  dispose  de  toute  la  force  matérielle, 
quand  dans  le  pays  ont  disparu  toutes  traces  d'un  parti  gouverne- 
mental qui  existait  autrefois  et  qui  par  suite  pourrait  encore 
exister.  (Sous  Catherine  II  et  même  sous  Alexandre  !•%  il  y  avait 
bien  en  Pologne  un  parti  russe.) 

«  En  Russie  naturellement,  il  est  centfeis  plus  facile  d'attirer  de 
son  côté  la  partie  sérieuse  de  la  société  cultivée,  en  faisant  à  temps 
des  concessions  opportunes,  mais  en  les  faisant  au  grand  jour^ 
avec  dignité,  sans  mortifiantes  apologies  et  sans  captieuses  finesses 
de  chancellerie  (i). 

a  En  quoi  devraient  consister  ces  concessions?  voilà  la  question 
capitale.  Selon  moi,  ce  serait  dans  un  large  développement  du  prin- 
cipe électif  pour  l'administration  locale  (en  dehors  des  employés  de 
la  police)  et  dans  le  doublement  du  budget  de  l'instruction  pu- 
blique. Selon  toute  vraisemblance,  de  pareilles  réformes  ne  sau- 
raient manquer  de  grouper  autour  du  gouvernement  les  meilleurs 
hommes  du  pays,  ce  qui  relèverait  sa  force  morale,  rendrait  les 
partis  extrêmes  impuissans  et  donnerait  à  l'opposition  actuelle  son 
véritable  caractère  d'insignifiance. 

«  Une  seule  et  même  pensée  fatigue  le  cerveau  ;  et,  faute  ici  de 
données  précises,  on  tombe  involontairement  dans  les  réOexions 
générales.  Je  sais  combien  ils  (2)  doivent  se  montrer  inutiles  et 
impuissans  au  milieu  des  préoccupations  quotidiennes  de  la  vie 

(1)  B€%  kantseliarskikh  ouhvok. 
Ci)  Les  hommes  au  pouvoir. 


UN  HOMME  d'État  russe.  16  S 

fn&qae.  ]e  sais  que  le  personnel  actuel  de  notre  gouvernement 
D*estpas  de  force  à  s'élever  à  la  hauteur  d'un  programme  rai- 
sonné, fût-il  rédigé  par  les  sept  sages  de  l'antiquité  et  fût-il  com- 
pris dans  le  cadre  d'un  petit  carré  de  papier.  Après  deux  mois  de 
méditation  solitaire  sur  un  sujet  qui  nous  touche  tous  de  si  près,  il 
serait  impossible  de  ne  pas  donner  cours  à  ces  infructueuses 

rédeiions • 

.  .  Pour  moi,  je  viens  enfin  d' atteindre  à  cette  vie  modeste  et  pai- 
sible dont  j'ai  longtemps  rêvé  ;  et  je  le  dis  en  toute  franchise, 
l'expérience  des  huit  derniers  mois,  loin  de  rompre  le  charme  de 
ce  Fève  idéal,  a  encore  accru  mon  dégoût  pour  ce  qu'on  appelle 
chez  nous  la  vie  politique  (1). 
■  D'ailleurs  des  raisons  de  santé  m'obligent  au  repos.     .    •     • 

t  n  est  sans  doute  pénible  d'abandonner  sa  part  de  travail  en 
QT)  pareil  moment,  quand  d'autres  succombent  sous  le  fardeau, 
mais  ma  conscience  n'a-t-elle  pas  de  quoi  se  justifier?  Peut-on 
considérer  comme  exorbitans  deux  ans  de  repos  après  vingt-cinq 
ans  de  travaux  forcés  (*2)  7  Y  a-t-il  un  grand  profit  à  attendre  de 
ma  part  de  travail,  là  où  le  champ  me  reste  libre  à  présent?  Je  le 
dirai  sans  détour  :  s'il  s'agissait  de  prendre  part  aux  réforme»  que 
j'ai  toujours  rêvées,  je  serais  prêt  à  sacrifier  mes  propres  inclinations 
et  mes  coupables  préoccupations  personnelles.  Mais  je  suis  con- 
vaincu que  cela  est  impossible  dans  l'état  de  choses  actuel,  et, 
(piant  à  retourner  à  de  nouvelles  luttes,  aux  luttes  dCautrefoîSy 
non  en  champ  découvert,  mais  en  guise  d'éclaireur  isolé,  je  n'en  ai 
réellement  plus  la  force.  C'est  pour  cette  raison  principalement  et 
non  pas  par  calcul  d'ambition,  que  je  considère  comme  décidément 
impossible  et  inutile  pour  les  affaires  d'accepter  n'importe  quel  rôle 
secondaire,  tel  que  celui  d* adjoint  ou  autre  semblable  (S).  Les  fonc- 
tions mêmes  de  ministre  ne  sont  possibles,  à  mon  avis,  qu'avec  la 
pleine  confiance  de  l'empereur.  Aussi  peut-on  seulement  accepter 
d'être  ministre,  mais  ne  saurait-on  d'aucune  façon  le  solliciter. 
Voilà  ma  pleine  et  sincère  confession.    *•    •    • » 

On  voit  par  cette  lettre  quelles  étaient  les  idées  de  Hilutine  sur 
la  situation  de  son  pays  et  sur  sa  position  personnelle.  En  lisant 
ces  lignes,  il  est  difficile  de  ne  pas  sympathiser  avec  ce  fier  lan- 

?«gô- 
Quand  il  refusait  de  se  rendre  aux  vœux  des  amis  qui  l'appelaient 

à  Pétersbourg  pour  coopérer  à  des  réformes  dont  il  sentait  si  bien 


(1)  K  naehei  tak  naxyvaém&f  poUtUch$9koï  dUaUlnoMti. 

{f)  KatorcinOi  raboty. 

(3)  TovariehUhf  adjoint  da  ministre,  foncUon  qa*il  ayait  remplie  près  de  LanskoT. 


15A  RETUE  DE6  DEUX  M0NBeS. 

Turgence,  Hihztine  savait  ce  qu^il  faisait.  Il  ne  youlait  pas,  conuBe 
il  devsût  finir  par  y  être  contraint,  s'user  en  vains  efforts  et  en 
luttes  inutiles  ;  s'il  aeotaiit  sa  force,  il  prétendait  ne  pas  la  igaspiUer 
sans  profit  pour  le  bien  de  sa  patrie.  Il  croyait  qu'il  n'y  avait  rien 
à  faire  pour  luiii  un  instant  où,  selon  la  pittoresque  et  trop  (expres- 
sive image  de  son  ami<7«  Samarine,  la -société  et  le  (gouvemement 
se  débattaient  tous  deux  dans  une  sorte  de  brouillard  d'idées  (i). 
Ce  n'étaient  pas  les  offres  officielles  qui  manquaient  à  Milutine. 
En  janvier  18Ô2,  legrand-iduc  Constantin,  esprit  éclairé  et  libéral, 
qui  appréciait  hautement  la  (valeur  de  Nicolas  Alexèiévitch,  lui  fai- 
sait offrir,  par  l'entremise  du  ministre  tle  Tinstruotion  publique, 
M.  G.,  d'entrer  dans  le  comité  récemment  institmé  pour  l'oi^aoisa* 
tion  des  paysans  de  la  couronne  (2).  Auoune  œuvre  n'eût  pu  mieux 
aller  au  talent  et  au  cœur  de  Milutioe,  passionnément  soucieux  des 
intérêts  du  moujik  et  du  peuple.  £'e&t  été  une  tâche  analogue  à 
celle  qu'il  avait  remplie  a/vec  tant  d'éneigîe  dans  ks  commissions 
de  rédaction  pour  l'affranchissement  des  senfs;  mais  il  craignait  d'y 
rencontrer  des  'obstacles,  des  seoffrances  et  des  humiliations  du 
même  genre,  sans  être  également  dédommagé  par  l'importance  de 
Tceuvre.  Aussi  déclinait^l  les  offres  «du  frôre  de  l'empereur,  mettant 
comme  d'habitnde  en  avnnt  sa  fatigue  «eatale  et  oerporeUe.  £n 
fait,  oette  santé  qu'il  vmi  si  peu  méikagée  au  minieiëre  de  l'inté- 
rieur, et  dont  il  'devait  se  montrer  encore  si  prodigue,  n'était  guère 
pour  MUutine,  malgré  son  trop  réel  besoin  de  repos,  qu'un  pré- 
texte et  l'occasion  d'une  ditfaite  polie.  Le  vrai  moiif  <ie  son  refus, 
si  sérieuses -ou  sédiiisantes  «que  fussent  les  propositions  de  ce  genre, 
venait  tour^ui»  rde  oe  qu'il  savait  les  influenoes  iiostiles  à  sou  nom 
prépondérantes  à. la  oouc,  qu'il  savait  ne  ipas  posséder  la  première 
condition  du  succès  dans  un  gouvernement  absolu  :  la  conliAnce  du 
malttre.  Ce  doute,  il  l'exposait  Luinnème,  non  sans  une  ipdnte  d'«- 
mère  tristesse,  dans  sa  réf)anae  au  ministre  de  l'insAraction  publique 
qui  dans  ceÉte  aSaiie  avait  senvi  d'intei-médiaire  entre  iegcand  duc 
etiMilutine. 

LeUre  confidentielle  de  N.  Milutme  à  Jf«  G, 

«Parig,  7/19  féyner  1862. 

«  iDu  reste,  si  ma  pnésence  i  Pétersboiuffg  l'hiver  (prochain  était 
réellement  indispensable  ponr  les  .afiaires  et  s'il  y  avait  .possibUiâé 

(1)  Lettre  de  G.  Samarine,  août  1862. 

(2)  Oa  sait  qu'en  Russie  les  paguans  ae.diviwBtteB  deiiK  «lassM  principidea,  pteifiie 
égales  en  nombre,  les  anciens  serfs  ou  paysans  des  propriétaiiiea  et  iei  pi^rsaos 
de  la  couronne  on  des  .domaines. 


DN   HOMME  Mi'eTAT   RUSSE.  155 

de  retenir,  je  n'abuserais  ceptainemADt  pas  d*un.  congé  illioïké. 
Quant  à  partir  eoFce  moment  pour  la  Russie»,  comme  vous  le  sug- 
gérex  dans  votre  dernière  lettre,  ni  wêa  aanté  ni  mes  afiiaires  de 
IkmiUe  ne  me  le  pmmetèent.    •.•#••• 

a  ..•  Et  d'ailleurs,  <(u'es^*Ge;  qui  m'attend  auijoand'hui  k  Pétera- 
bourg?  Tout  cela  est  encove  trop  pBU  écliakci^Y  art-iLsi  longtemps 
que  ma  participation  aux  aiiaire»Êlait  eenaidérée  comme  suj^erflue, 
comme  nuisible  mèoM  7  Sekm  m»  pnofonde  Goaivictioa,  mon  con- 
cours serait  en  tous  cas  inutile,  si  l'on  n'a  paa  confiance  en  moi  et 
9  cette  eonfianoe,  au.  hen  d'ôtne  anraobée  par  des  prières^n'est  pas 
donnée  sponlanément,.  utotu  propriûi 

«  Ceci  m'amène  au  projet  de  me  nommer  membre,  da  grand 
comité  (1).  L'initiative  du  grand-duc  m'a  profondément  touché. 
Ma  reconnaissance  n'est  pas  seulement  of&cielle  ;  ne  manquez  pas 
de  la  lui  exprimer  avec  la  sincérité  avec  laquelle  je  vous  écris.  Mais 
je  ne  saurais  à  cet  égard  laisser  oublier  ce  que  je  vous  ai  dit  à  vous 
personnellement.  Être  membre  de  ce  comité  sans  être  en  même 
temps,  comme  tous  les  autres,  membre  du  conseil  de  l'empire,  me 
mettrait  dans  une  position  exceptionnelle,  non-seulement  blessante 
pour  rauMMiF-propre,  mais  peu  efficace  pour  la  maccbe  des  affaires. 
Quelle  pourrait  être  l'inflaence  d'un  membre,  placé  dans,  une  situa- 
tion  aussi  équivoque?  —  Et  cela  n'a-tHl  pas  déjà  été  mon  lot,  il  y  a 
peu  de  temps  encore,,  dans  mon  Bioviciat  d'adjoint  du  ministre, 
après  lequel  oui  ne  n'a  pae  jugé  digne  de  c(mGance  (2)7  Au  reste, 
j'écris  tout  cela,  pour  votre  édificatii»!.  L'impmrtant  pour  moi  serait 
de  passen  dans  le  ressort  du  grand-duc^  d' étire  affirancfai  du  servage 
steatorial  pour  passer  dans  la  catégorie  des  sénateurs  temporai- 
rament  obligés  (â).  I>ans«  ma  lettre  officielle^  JA  demande  ^'oa  me 

(i)  Cftiviiy  Komitêt,  pour  \&k  vingt-  milUony  da  payisans  de  U  cftaromne,  aônfli  qnHl 
ttt  dit.  plus  htat. 

(S)  Oans  an  brooillon  de  cette  lettPt,  Iftilutina était  encoraplus  explicite.  On  y  ren- 
OMtre  la  variante  suivante  :  «  Je  ne  pais  voas  cacher  que  revenir  de  nouveau  à  une 
position  éqmvoquo  me  semble  peu  séduisant.  Vous  savez  que  je  ne  me  sais  jamsis 
plaimi  d*  nmmitttttion  qu*on  m^  fait  sabir  pendant  demrn  ans  dan»  dev  fonction»  têm- 
formru,  po«r  tesqpeUes'eisiaite  es  m'a  Jugétedigne.  Mada  ce  tnaiiemrait  étninge/ne 
{loavaîi  manquer  de  me  laisser  an.  peu  d'.ftmei:tunau9.  Est-ce  q.u*il  me  serait  encore 
rbervé  daas  Taveoir  de  pareilles  humiliations?  Je  sais  pcét  à  les  subir  si  le  bien  public 
Tezige;  mais  je  ne  pais  aller  au-devant  {naprachivatsa).  Je  ne  mets  pas  de  conditions 
i  na  rentrée  an  service  actifs  j'accepterai  tout  ce  qu*èn  me  désignera,  pourvu  qoe  j'y 
poisse  travailler  d*une  manière  efficace  aux  affaires  des  paysans.  Seulement  Je  ne  puis 
pnsdpa  det>  fenctitma  as  twim»  {kmntmUmnkikh)  ;  j?ai.  pour  ce  genre  d'emploi  une 
teUe  répagoaaoa  (pm  to«t  wat»!  d»  ce- genre:  miest  devenu,  impossible,  et  sous  oe4te 
robriqne  Je  comprends  tout  emploi  de  McrMmn^  mna  quaiqtce  forme^  que*  ce<  soit.  » 

(3)  Allnaion  k  la  eonditimi  des  serft  Umporairmiunt  obUffis  durant  demi  ans  avant 
<i*ètre  déâniciyement  émancipés. 


156  BEVITB   DE«  DEUX   MONDES. 

confie  quelque  travail.  Il  m'est  très  pénible  de  toucher  un  traite- 
ment sans  rien  faire,  et  je  voudrais  rendre  service  d'une  façon 
quelconque.  Je  serais  pleinement  heureux  si  l'on  m'employait,  princi- 
palement pour  les  questions  concernant  Vorganisation  administra- 
tive des  institutions  locales.  C'est  une  partie  que  je  connab  très 
bien  et  où  mon  travail  pourrait,  je  l'espère,  être  utile.  » 

En  montrant  peu  d'empressement  pour  rentrer  au  service,  Milu- 
tine  ne  faisait  que  se  conformer  à  l'avis  des  plus  éclairés  de  ses 
amis,  tels  que  le  généreux  Samarine.  La  grande-duchesse  Hélène, 
qui ,  dans  son  désir  de  voir  Milutine  revenir  aux  affaires ,  paraît 
avoir  été  d'abord  d'un  avis  différent,  s'y  rallia  bien  vite  elle-même, 
comme  on  le  voit  par  les  trois  ou  quatre  lettres  suivantes 


La  grande-duchesse  Hélène  à  iV.  Uilutine. 


«  Saint-Pétersbourgy  26  Janvier/?  février  1862  (i;. 

a  ...  Au  moment  de  recevoir  cette  lettre,  vous  aurez  déjà  reçu  les 
propositions  du  grand-duc  Constantin,  faites  du  consentement  de 
l'Empereur.  Nous  pensons  tous  qu'il  ne  faudrait  pas  prolonger  votre 
absence  au-delà  de  l'été.  Appelé  par  l'Empereur  lui-même,  il  y 
aurait  de  la  mauvaise  grâce  à  mettre  un  second  hiver  entre  votre 
rentrée  au  service  eiiectif.  Des  questions  très  importantes  seront 
sur  le  tapis  au  mois  de  septembre,  comme  par  exemple  l'organisa- 
tion provinciale  qui  s'élabore  à  présent.  De  plus,  la  coordination 
des  paysans  des  domaines  avec  le  pologénié  (statut  d'émancipation) 
doit  se  traiter  et  se  décider  vers  cette  époque,  question  grave  par 
rapport  au  rachat  et  où  il  y  a  divergences  d'opinions  entre  le 
grand-duc  Constantin,  Y.  et  Z.  Tout  cela  est  sérieux  et  s'attaque 
aux  fibres  mêmes  du  pays.  De  plus,  l'organisation  des  états  provin- 
ciaux avec  représentation  de  la  propriété  foncière  (soit  de  la 
noblesse  ou  soit  des  paysans  et  des  villes,  etc.)  préoccupe  généra- 
lement; faute  de  connaissance,  elle  se  produit  dans  des  propositions 
informes  qui  nuisent  à  la  cause  et  lui  font  tort  en  haut  lieu,  oh 
le  mot  de  zemstvo  effraie  (2).  Il  serait  à  désirer  que  ***,  qui  est 
destiné  à  beaucoup  dire  et  à  peu  faire,  pût  préparer  le  terrain 

<1)  Les  lettres  de  la  grande-dachesse  Hélène  sont  d'ordinaire  écrites  dans  notre 
langue.  Aussi  respecterons-nous  Jusque  dans  ses  légères  incorrections  le  français  péters- 
boorgeoîs  de  cette  princesse  d*origlne  allemande. 

(2)  Ce  mot,  définitivement  adopté,  rappelait  le  ztmskii  sobor,  ou  les  états-généraux 
de  Tancienne  Moscovie. 


UN  HOMME  DETAT  RUSSE.  157 

el  faire  accepter  cette  idée  avant  d'être  usé.  A  de  plus  habiles  un 
jour  rexécation.  Cela  serait  le  seul  moyen  de  former  les  classes 
intelligentes  au  maniement  de  leurs  intérêts  et  des  affaires  du 
pays.  » 

La  grande  duche^e  Hélène  au  comle  Kiêselef{\). 

«  Sûnt-Pétenbourg,  3/14  man  18dS. 

t  J'eusse  beaucoup  désiré  que  Milutine  employât  son  temps  à 
Tétude  du  rachat  arrêté  en  principe  (2).  On  cherche  les  moyens 
pécuniaires  pour  le  mettre  en  pratique,  il  faut  les  trouver  et  faire 
de  peu  quelque  chose.  Qu'il  pense,  qu'il  cherche  et  qu'il  trouve. 
Qu'il  revienne  au  printemps  à  Paris,  qu'il  se  lie  avec  les  hommes 
(te  finance  et  qu'U  retourne  en  Russie  armé  de  pied  en  cap  sur 
cette  question.  C'est  la  solution  généralement  demandée  dans  tout 
l'empire  et  qui  naguère  encore  rencontrait  une  opposition  si  formi- 
dable. Encouragez  Milutine  dans  ce  travail.  S'il  devient  ministre, 
c'est  par  là  qu'il  doit  débuter.  Devant  une  mesure  pareille,  bien 
préparée  et  bien  menée,  les  haines  tomberaient.  Ajoutez  à  cela  les 
états  provinciaux  et,  avec  la  grâce  de  Dieu,  on  sortira  vainqueur 
du  chaos  où  nous  nous  trouvons  en  ce  moment.  Il  faut  produire 
quelque  chose  de  positif  au  milieu  de  cette  confusion  générale  des 
idées,  et  ce  positif  (<tV)  venant  du  gouvernement  deviendrait  l'ancre 
de  sa!ut  autour  de  laquelle  se  grouperaient  les  hommes  sensés  et 
les  volontés  incertaines.  » 


La  grande-duchesse  Hélène  au  comte  Kisselef. 


«  18  man  1862. 


I  Le  congé  illimité  demandé  par  Milutine  a  été  obtenu.  On  ne  peut 
que  lui  donner  raison  dans  les  vues  qui  ont  dicté  sa  conduite,  mais 
pour  les  affaires,  son  absence  prolongée  au-delà  de  l'été  prochain 
est  bien  regrettable. 

«  Le  rachat  obligatoire  demandé  par  V...  est  tombé  à  plat  dans 
le  comité  des  finances.  Les  états  provinciaux  s'élaborent.  Dans 
l'ane  et  l'autre  de  ces  questions,  Milutine  eût  pu  être  bien  utile, 
mais,  je  le  répète,  il  fait  bien  de  s'éloigner  d'un  champ  d'action 

(1)  Code  maternel  de  Milntine,  alors  ambassadeur  à  Paris. 
(3}  n  s'agit  ici,  croyons-nous,  du  rachat  dos  terres  domaniales  concédées  aux  paysans 
de  la  coaronne  à  l*iiistar  de  ce  qui  avaft  été  fait  pour  les  anciens  serfs. 


168  RBTUft  DfiS  BBUX  MlttlDES* 

OÙ  OD  eût  lise*  ses  forces  tout  en  calonmianlr  ses  intentions*  Ge'H'est 
qua  dans  une  position  oix,  il  serait  à  méoie  d'être  jugé  par  le  maiilre 
lul-mâme  qu'il  y  aurait,  pour  lui  des'  chancesr  de  succès  et  d'utilité 
véritable...» 

L'exemple  de  la  grande-duchesse  montre  que  les  amis  de  Milu- 
tine  qui  avaient  le  plus  désiré  son  retour  en  Russie  et  sa  rentrée 
aux  affaires  finissaient  par  se  ranger  tous  à  son  avis  et  l'ap- 
prouver de  se  tenir  à  l'écart.  Gomme  on  le  voit  par  une  des  let- 
tres êe  la  gramte-ducitesso,  Hiiutine  avait  obtenu  un  congé  illimité. 
De  retour  en  Italie,  où  il  était  allé  rejoindre  sa  famille,  Nicolas 
Àlexèîévitcb  se  proposait  de  reprendre  à  Paris,  au  printemps,  ses 
études  interrompues  sur  la  société* française.  En^  attendant,  il  jouis- 
sait, aux  bords  du  Tibre,  du  calme  de  cette  vie  romaine  qu'il  goû- 
tait si  farrt,  tout  en  préparant  quelques  travaux  pour  sa  patrie, 
lorsque  tout  à  coup,  en  avril- 1862,  un  ordre  impérial  vnrt  brusque- 
ment Torracher  à  sa  quiétude  et  le  rappefer  précipitamment 
à  Saint-Pétersbourg.  Il  ne  s'agissait  plus  des  paysans  de  la 
couronne,  des  états  provinciaux  ou  dé  fadministratron  intérieure  ; 
il  ne  s'agissait  même  plus  de  la  Russie,  pour  laqxrelle  depuis  des 
années  MFutine  avait  fait  tant  de  plans  de  réformes,  mais  bien  d'un 
pays  qui  lui  était  absolument  inconnu,  de  la  malheureuse  Pologne, 
où  couvait  nmpolitîque  insurrection  de  1863. 

Par  un  de  ces  cbangemens  à  vue  que  rien  ne  faiisait  prévoir  et 
qui  ne  sont  poss3)les  que  dans  les  gouvememens  absolus,  Milutine, 
le  fonctionnaire  suspect  à  Pëtersbourg,  le  prétendu  ennemi  de  la 
noblesse,  le  démocrate  taxé  de  radicalisme  et  de  penchans  révolu- 
tionnaires, était  soudainement  appelé  à  réprimer  la  révolution 
imminente  à  Varsovie  et  à  étouffer  dans  l'œuf  la  rébellion  de  la 
Pologne,  A  l'ancien  adjoint  provisoire  dix  ministre  de  l'intérieur,  si 
brusquement  congédié  en  avril  186t,  une^  résolution  aussi  soudaine 
offrait,  à  douze  mois  de  distance,  le  gouvernement  du  royaume 
de  Pologne.  Nous  allons  voir  quel  accueil  fit  Milutine  à  cette  singu- 
lière proposition,  par  quel  nouveau  et  subit  revirement  de  la  poli- 
tique impériale-  il  fiit  cette  fois  exempté  de  cette  triste  besogne 
pour  y  être  défmitivement  appelé^^année  suivante  et  y  rester  cloué 
jusqu'à  la  fin  de'  sa  vie. 

ÏU 

Incertain  et  vacillant  dans  les  affaires  polonaises  comme  dans  les 
affaires 'russes,  le  gouvernement  de  Saint-Pétersbourg,  nous  l'avons 
dit  (1),  penchait  tour  à  tour  pour  les  concessions  et  pour  la  résis- 
tance, cédant  aux  impulsions  et  auLûonseils  In  plns<diilérenasans 

(1)  Voyei  la  B0mi$  da  15  octebre. 


UN  BOniE  d'état  BOSfifi,  159 

mdhr  Ven  tenir  à  une  ym  droite  dt  ferme.  Aux  longues  indëci- 
axa»  soQcèdaient  tMt  à  coup  deeoudatnes  résotatrons  que  rien  ne 
tûmi  prévoir  la  vetUe  ^  qt'enpUqpuaidiit  Bevles  les  âncertHcrdes 
da  poaToir,  jointes  aux  impémevses  exigences  des  évënemens. 
La  place  de  UilutiM  eemblaît  marquée  àSaint^Péter^bourg  à  la  tête 
d'an  des  ministères  chargés  nies  réformes  întérienres,  il  apprit  tout 
à  coup  (fii'on  songeait  à  le  jeter  à  YarsofiOi  à  la  tête  lie  radrainis- 
tration  da  royaume  de  Pologne.  Une  lettre  de  H.<j..,  mnnstre  de 
riDstruction  publique,  ridformant  «de  cette  dédsion  à  laquelle  rien 
ne  refait  préparé,  aocompagoaik  t'erdre  d'un  subit  et  immédiat 
retour  à  Saint^étersboiii^.  Le  ton  même  de  la  lettre  du  ministre, 
ai  iouangenr  et  enaenrageant  qu'H  fftt,  semblait  trahir  l'embarras 
derami  qui  s'était  ehargé  d'expliquer  à  l^îicolas  Alexëlévitch  ce 
brasqne  rappel. 

LMre  de  M.  6.,  mimstre  de  Vingiruolwn  publique. 

c  Très  honoré  JNicoIas  Alexëlévitch, 

a  Tous  allez  en  même  temps  que  cette  lettre  reeeroir  oonnrani- 
cstkm  par  B.  A.  d'un  lordre  de  Sa  Majesté,  tous  enjoignant  de  reve- 
nir immédiatement  i  ^Saint-Péteiébourg,  pour  répondre  person- 
nellement  à  l'empereur  qui  ee   propose  ^de  tous  nommer  chef 
de  IWmtnistratioa  civile  de  la  l^oilogne,  c'08t*à*-dire  président  4u 
GOBseil  adminîstnatif  des  ministres  du  myjiaume.  J'en  ai  longtemps 
parlé  avec  Dmitri  Alexèiéritoh  et  Je  lui  «i  promis  de  vous  (foe 
8fa»èiemeot  toute  ma  pensée  sur  «e  sujet  important  peur  la 
RoBsie,  pour  la  Pologne,  pour  4'empereur  et  pour  •vous-même.  Je 
sois  aouvainoa  ^pied'idée  ^de  cette  oiomiaatien  appartient  au  souve- 
raÎB  pereennellement  et  c'est  pour  cela  qu'il  4a  poureait  api^ec  inais- 
tnce,  7  revenant  à  peu  >d!intepvalle,  en  dépit  de  'l'opposition  de 
Bujttri  Alexèiévitch.  Yalouief  seul  autait  pu  hii auggéreroette  idée, 
mais  l'empereur  se  méfie  de  lui  précisément  dans  les  affaires  polo- 
naises, par  suite,  semble^t-41y  de  la  trop  grande  condescendance  de 
Uouief  pour  Wielopolski.  Cette  idée  atteste  du  reste  la  grande 
OQofianoe  de  l'empereur  en  vous,  c'est-à-dire  sa  foi  en  votre  intel- 
ligence, yos  talens  et  votre  dévoûment. 

I  -Le  poste  qu'on  tous  propose  est  incomparablement  plus  diffi- 
cile que  tous  les  nôtres;  mais  j'ai  une  si  haute  opinion  de  la  libé- 
niité  avec  laquelle  la  nature  vous  a  doué,  que  je  suis  pleinement 
convaincu  que  vous  pourrez  mieux  que  personne  réussir  dans  une 
tâche  presque  impossible  pour  tout  autre.   Vous  vous  rendrez 


160  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

mattre  de  la  situation  au  lieu  d*ètre  vaincu  par  elle.  Vous  montre- 
rez à  Saint-Pétersbourg  la  question  sous  son  vrai  jour  et  vous  indi- 
querez la  ligne  de  conduite  à  suivre  à  Varsovie.  Je  ne  sais  si  vous 
accepterez  ou  si  vous  déclinerez  la  proposition  de  l'empereur;  mais 
en  tout  cas,  c'est  là  une  telle  marque  de  confiance  qu'il  vous  faut 
revenir  immédiatement  ici.  Vous  en  allez  du  reste  recevoir  Tordre 
formel.  Le  grand-duc  Constantin  Nicolaiévitch  aurait  une  autre 
idée.  Comme  président  du  conseil  de  l'empire,  il  voulait  demander 
votre  nomination  à  ce  conseil  pour  le  30  août,  à  la  fin  de  votre 
cure  d'été.  Le  grand-duc  voudrait  vous  voir  ministre  de  l'intérieur 
et  envoyer  à  Varsovie  Valouief,  qui  y  a  déjà  été  et  sait  le  polonais; 
mais  il  est  évident  que,  pour  les  affaires  de  Pologne,  l'empereur  n'a 
pas  confiance  en  Valouief.  En  tout  cas,  soyez  assuré  que  le  grand- 
duc  vous  appuiera  de  toute  façon  dans  la  voie  que  vous  choisirez''. 
Je  suppose  qu'il  est  inutile  d'en  dire  autant  de  moi.  » 

Aucune  proposition  n'eût  pu  surprendre  plus  tristement  Nicolas 
Milutine.  Rien  dans  son  éducation  ou  ses  travaux  ne  l'avait  préparé 
à  une  telle  tâche.  Tenant  vis-à-vis  des  Russes  à  sa  réputation  de 
libéral  autant  qu'à  celle  de  patriote,  il  envisageait  avec  terreur  des 
fonctions  qui,  en  le  contraignant  à  recourir  à  des  moyens  de  rigueur, 
devaient  fatalement  lui  faire  perdre  son  renom  de  libéralisme. 
Après  un  long  séjour  à  l'étranger,  au  milieu  d'une  société  qui,  pour 
des  motifs  différens,  sympathisait  presque  partout  avec  les  infortu- 
nés Polonais,  Nicolas  Alexèiévitch  ne  se  sentait  aucune  vocation 
pour  prendre  rang  parmi  ceux  que  la  presse  européenne  appelait 
les  bourreaux  de  la  Pologne.  Singulière  destinée  que  celle  des  fonc- 
tionnaires d'un  gouvernement  autocratique  I  du  jour  au  lendemain, 
sans  égard  à  leurs  goûts ,  à  leurs  connaissances ,  à  leurs  apti- 
tudes, ils  doivent  passer  d'une  fonction  ou  d'une  carrière  à  une 
autre;  ils  doivent,  selon  les  circonstances,  être  libéraux  ou  révolu- 
tionnaires, faire  de  la  compression  ou  de  la  révolution,  sans  avoir 
toujours  le  droit  de  consulter  leurs  propres  sentimens.  par  ordre 
et  par  obéissance,  jusqu'à  un  certain  point  même  par  devoir  de 
sujet  fidèle,  et  cela  au  prix  de  leur  réputation,  ou  au  risque  en  refu- 
sant d'être  taxé  d'indifférent  ou  de  séditieux. 

Milutine  repoussa  de  toutes  ses  forces  une  nomination,  l'attachant 
h  un  pays  qui,  selon  ses  propres  expressions,  «  faisait  à  peine  partie 
(lu  sien  (1),  »  à  un  pays  dont  lasituation  paraissait  exiger  des  mesures 
rigoureuses,  parfaitement  étrangères  aux  travaux  tout  pacifiques 
et  aux  réformes  législatives  auxquels  il  avait  voué  sa  vie.  Dans  cet 
appel  à  son  énergie  et  à  son  habileté,  il  semble  avoir  vu,  non  peut- 
être  sans  quelque  raison,  moins  une  marque  de  confiance  du  sou- 

(1]  Lettre  à  sa  femme. 


UN  HOMME  d'État  russe.  161 

yerain  qu'on  piège  tenda  par  de  faux  amis  ou  des  rivaux,  désireux 
de  l'écarter  de  leur  voie.  Âpres  l'avoir  si  longtemps  et  si  obstiné- 
ment traité  de  révolutionnaire»  ses  adversaires  de  la  cour  et  de  la 
capitale  devaient  être  heureux  de  l'envoyer  comprimer  la  révolu- 
tion et  curieux  de  voir  quelle  figure  il  ferait  dans  ce  nouveau  rôle. 
Aussi  comprend-on  toute  la  répulsion  de  Milutine  pour  une  tâche 
en  elle-même  pénible  et  répugnante,  à  laquelle  rien  dans  le  passé 
ne  le  préparait,  où,  avec  tout  le  zèle  et  le  talent  du  monde,  le  suc- 
cès semblait  impossible,  où,  en  un  mot,  il  y  avait  moins  de  gloire 
i  gagner  que  de  haines  et  d'injures  à  récolter. 

Milutine  était  décidé  à  repousser  de  ses  lèvres  ce  calice  qu'il 
devait  un  jour  être  obligé  de  boire  jusqu'à  la  lie  et  où  il  devait 
finir  par  trouver  une  mort  prématurée  ;  mais  l'ordre  était  formel. 
Nicoûs  Alexèiévitch  dut  se  mettre  en  route  avant  même  d'avoir  eu 
le  temps  de  se  concerter  avec  les  siens.  Il  partit  pour  le  Nord, 
atterré  du  coup  qui  le  frappait  et  qu'heureusement  pour  lui  de 
hantes  amitiés  devaient  détourner  de  sa  tète.  De  Berlin,  où  il  s'était 
reposé  quelques  jours,  avec  le  vague  espoir  de  donner  aux  événe- 
mens  ou  aux  intrigues  de  Pétersbourg  le  temps  de  changer  les 
résolutions  impériales,  il  écrivait  le  8/20  mai  1862  (1)  : 

«  Je  suis  accablé  de  fatigue.  Plus  j'avance  vers  Saint-Pétersbourg, 
plus  ce  voyage  forcé  m' apparaît  sous  un  jour  triste  et  sombre.  La 
vae  seule  de  Berlin  m'a  fait  une  impression  pénible.  ••  Mon  cœur 
se  serre  avec  tristesse,  mais  je  ne  veux  point  me  laisser  aller  à 
l'abattement  et  j'espère  que  tout  pourra  s'arranger  encore...  » 

A  peine  débarqué  à  Pétersbourg,  Milutine  recevait  le  billet  sui- 
vant de  la  grande-duchesse  Hélène,  toujours  attentive  à  ce  qui  le 
concernait. 

Im  grande-duchesse  Hélène  à  Milutine, 

«  SAlnt-Péteraboorg,  il  mai  1803. 

t  J'apprends  que  vous  êtes  arrivé;  laissez-moi  vous  dire  que  tous 
mes  vœux  se  réunissent  pour  vous  voir  éviter  le  poste  périlleux  de 
Varsovie,  qui  vous  perdra  pour  la  Russie  sans  que  vous  ayez  de 
chance  sérieuse  de  réussir  dans  un  pays  hostile ,  dont  la  langue, 
les  lois,  les  tendances  sont  à  étudier,  et  qui  fera  longtemps  encore 
des  victimes  des  Russes  qui  y  seront  envoyés.  Adieu,  et  que  Dieu 
vous  inspire  I  Je  ne  suis  pas  embarrassée  de  vous  recevoir  puis- 
qu'il ne  m'a  été  rien  dit  à  votre  égard,  n 

Le  grand -duc  Constantin  agissait  dans  le  même  sens  avec  des 

(!)  Lettre  à  sa  femme. 

TOBB  XUI.  —  18S0.  ** 


162  BBTUfi  DB6  Mtn  MOBftEB. 

mobiles  diflTéreiis.  Ce  prinœ»  à  l'esprit  large  et  libéral,  ne  voulail 
pas  désespérer  encore  de  la  réconciliatioii  de  la  Pologne  avec  la 
Russie;  il  pereistait  à  soutenir  qu'à  Varsovie,  il  fallait  non  un  Busse, 
mais  un  Polonais.  C'est  ce  qu'apprenait  lUUlttCine^  en  descendant  du 
chemin  de  fer,  par  un  billet  du  ministre  de  l'instruction  publique^ 
qui,  quelques  jours  plus  t&t,  l'engageait  à  accepter  la  direction  des 
affaires  polonaises. 

Lettre  de  M»  G.  à  N.  Milutine, 

«  Saiat-Pétersboargy  11  mai  1862. 


ft  J'ai  appris  tout  à  l'heure  yotre  arrivée ,  très  honoré 
Alexëiévitch,  et  je  serais  accouru  immédiatement  chez  vous  si  mal«- 
heureusement  toute  ma  matinée  n'était  prise.  Je  tâcherai  de  vous 
rencontrer  vers  cinq  heures  chez  Dmitri  Alexëiévitch  (1).  J'ai  à  vous 
transmettre  la  communication  suivante  :  Le  grand-duc  Constantin 
Nikolaiévitch  vous  conseille  beaucoup  de  refuser  catégoriquement 
le  poste  de  Pologne,  et  cela  surtout  parce  que,  dans  sa  conviction^ 
il  faut  à  cette  place  un  Polonais  et  non  un  Russe.  Pour  moi,  je  ne 
connais  pas  la  Pologne,  je  ne  participe  pas  ici  aux  délibérations 
SUT  les  affaires  polonaises,  et,  par  conséquent,  je  ne  puis  person- 
nellement prendre  cet  avis  à  mon  propre  compte.  En  outre,  j'ai 
une  si  haute  opinion  des  talens  dont  vous  a  gratifié  la  nature, 
que  je  ne  saurais  vous  conseiller  de  refuser  une  fonction  uni* 
quement  parce  qu'elle  est  pleine  de  difficultés.  Le  grand-duc  se 
propose  de  demander  des  maintenant  votre  nomination  comme 
membre  du  conseil  de  l'empire  avec  un  congé  pour  le  printemps»  » 

A  son  arrivée  à  Saint*Pétersbourg,  Milutine  trouva,  en  effet,  dans 
les  hautes  sphères  une  hésitation  dont,  malgré  certains  conseils, 
il  tira  parti  pour  refuser  la  tâche  ingrate  qu'il  redoutait  si  juste- 
ment. Le  changement  survenu  dans  les  dispositions  du  pouvoir 
était  tel  que  lorsqu'il  fut  reçu  en  audience  par  l'empereur,  qui 
l'accueiUit  avec  une  bienveillante  bonté,  Nicolas  Alexèiéyitch  n'eut 
pas  de  peine  à  décliner  un  poste  qu'on  était  déjà  résolu  à  confier 
à  un  autre. 

Durant  cet  inutile  voyage  de  600  lieues,  les  vues  du  grand- 
duc  Constantin  avaient  regagné  du  terrain.  Le  refus  de  Milutine 
contribua  à  leur  triomphe  définitif.  Au  lieu  d'un  fonctionnaire 

(1)  Le  soir  du  mène  Joar,  en  effet,  Nicolas  Âlexèiévitch  écrirait  à  sa  famille 
demeurée  à  Rome  :  «  J*ai  passé  aujoard'hvi  la  matinée  aa  palais  Michel  (demeure  de 
la  grande-dachesse  Hélène) ,  où  j*ai  été  accueilli  avec  la  cordialité  et  la  bonté  habi* 
tuelies.  J'ai  diné  chei  Dmitri  arec  G.,Reuteni,  etc.  »  (Lettre  à  sa  femme  da  11/^  mai 
1862.) 


ON  HÛHME  ^^itAT  EOftSB.  163 

rua»  chargé  de  russifier  lies  proviiMses  de  la  Vistuki,  ce  fut  un  gen- 
tilbomme  polonais»  aoEdûtieux  de  faire  un  dernier  essai  d'aute- 
Bomie  polonaise,  qui  reçut  du  tsar  la  mission  de  gouverner  le 
royanme.  Le  grand-duc  GonatantiD  était  fait  vice-roi  {namiestnik) 
et,  à  la  tête  d'une  administration  erclciBivement  polonaise,  était 
pitoé  le  ndarquis  Wietopol&ki,  l'un  des  rares  Polonais  qui  eussent 
alors  une  idée  nette  des  besoinA  de  leur  malheureuse  patrie  ou 
des  nécessités  de  sa  triste  situaâion.  Avec  te  grand -duc  et  Wielo- 
polski,  la  Pologne  retrouvait  une  chance  de  développonent  régu- 
lier et  national  que,  pour  son  malheur  et  le  malheur  de  la  Russie, 
les  partis  extrêmes  et  les  imprudentes  excitations  de  l'étranger 
devaient  pour  longtemps  faire  évanouir/ 

La  lettre  où  Hilutine,  à  peine  remis  de  son  voyage,  annonce  à 
sa  famille  cette  brusque  volt^faoe,  a  toute  la  valeur  d'un  document 
historique. 

«  Saiat-Pétersbotirg,  16/28  mai  1862  (1). 

ft  ...  Enfin  mon  sort  est  décidé  I  l'avais,  dans  l'attente  de  cette 
décisioD,  retardé  ma  lettre  de  quelques  jours,  et  à  présent,  je  me 
décide  à  en  remettre  encore  l'envoi  jusqu'à  vendredi,  afin  de  l'ex- 
pédier par  un  homme  sûr  jusqu'à  Berlin.  Gela  me  donnera,  selon 
Totre  désir,  la  possibilité  de  raconter  avec  plus  de  détails  toutes  mes 
aventures  ici,  sans  craindre  la  curiosité  des  employés  de  la  poste. 

s  Ma  présentation  à  l'empereur  a  été  remise  de  jour  en  jour  à 
cause  des  manœuvres  et  exercices  militaires,  etc.,  en  sorte  qu'elle 
a'a  eu  lieu  qu'aujourd'hui  à  Tsarsko.  Cependant,  dès  san^di,  j'avais 
déjà  eu  un  long  entretien  avec  le  grand-duc  Constantin  Nicolaié^ 
Tîtch.  C'est  à  lui  le  premier  que  j'ai  pu  expliquer  pour  quels  motifs 
je  regardais  comme  impossible  d'aller  à  Varsovie* 

c  II  ne  m'a  pas  été  difficile  de  le  convaincre  que,  dans  les  dr- 
tonstances  actuelles,  il  n'y  avait  aucune  possibilité  d'administrer  la 
Pologne  quand  on  ignorait  et  les  lois  du  pays,  et  ses  affaires,  et  ses 
habitans,  et  ses  coutumes^  qu'on  ignorait  enfin  (ce  qui  môme  est  le 
plus  important)  la  langue,  sans  laquelle  on  ne  saurait  apprendre  à 
connaître  tout  le  reste.  Ma  démonstration  a  rencontré  la  plus  vive 
sympathie,  ce  à  quoi,  du  reste,  je  m'attendais,  étant  depuis  la  veille 
au  courant  des  dispositions  du  grand-duc  et  de  son  entourage.  Le 
fait  est  que  le  retard  de  mon  arrivée  ici  n'est  pas  resté  sans  consé- 
<iaences  (2).  Le  projet  de  l'empereur  était  arrivé  aux  oreilles  des 

(1)  Lettre  à  sa  feoune. 

(î)  Ce  retard,  Hilutiae  le  dit  ailleurs,  ayait  6té  facilité  par  la  lenteur  du  chemin  de 
fer  dt  BeiHit  k  Saiot-Pétersboiir^,  qaS  A'éUiH  pw  éhcott  ourert  à  une  cireulatioQ  régu- 


16i  REVDB  DES  DEUX  MONDES. 

personnages  intéressés.  Wielopolski  s'était  mis  à  l'œuvre  et,  secondé 
du  prince  Gortchakof  et  de  quelques  personnes,  il  avait  ébranlé  les 
premiers  plans  de  l'empereur.  On  a  inventé  une  nouvelle  com- 
binaison; c'est  de  confier  l'administration  du  royaume  à  Wielo- 
polski,  et,  pour  tranquilliser  ceux  qui  n'ont  pas  foi  dans  sa  sincé- 
rité, de  placer  au-dessus  de  lui  un  vice-roi  {namiestnik)  dans  la 
personne  même  du  grand-duc  Constantin.  Au  grand  étonnement 
de  tous  (y  compris  l'empereur  lui-même),  le  grand-duc  a  non-seule- 
ment accepté  la  combinaison,  mais  il  a  montré  un  empressement 
particulier.  •  •  •  Tout  cela  a  été  fait  en  quelques  jours,  on 
pourrait  presque  dire  en  quelques  heures,  et  mon  humble  personne, 
inopinément  placée  au  premier  plan,  a  bien  vite  été  reléguée  au 
dernier  pour  mon  entière  satisfaction.  Le  grand-duc  a  imaginé, 
comme  fiche  de  consolation^  de  me  faire  nommer  dès  aujourd'hui 
membre  du  conseil  de  l'empire  et  du  comité  des  paysans  ;  il  en  a 
même  fait  la  proposition  formelle  à  l'empereur. 

«  Voilà  dans  quelles  conditions  a  eu  lieu  l'audience  d'aujour- 
d'hui. L'empereur  m'a  reçu  d'une  manière  affable,  amicale  même. 
Il  paraissait  un  peu  gêné  et,  grâce  à  la  douceur  et  à  la  réelle  bonté 
de  son  excellent  cœur,  il  n'a  pas  cherché  à  le  dissimuler.  Il  est  entré 
dans  les  explications  les  plus  détaillées  touchant  mon  rappel  et  les 
nouvelles  combinaisons  survenues ,  et  en  terminant  il  a  voulu  con- 
naître mes  désirs  et  mes  intentions  personnelles.  A  ces  franches 
ouvertures,  j'ai  répondu  avec  une  égale  sincérité. 

((  Voici  quelle  a  été  la  substance  de  mes  explications  :  J'ai  dit  que 
ma  santé  n'était  pas  en  somme  assez  mauvaise  pour  me  donner 
réellement  le  droit  de  décliner  tout  service;  que  pour  ma  femme 
un  climat  chaud  était  en  vérité  de  grande  importance  ;  mais  que 
nous  étions  tous  deux  prêts  à  faire  un  sacrifice  dans  l'état  actuel 
des  affaires,  si  notre  sacrifice  pouvait  avoir  une  réelle  utilité.  J'ai 
rappelé  que  si,  l'année  précédente,  j'avais  dû  me  retirer,  que  si 
maintenant  encore  je  demandais  une  prolongation  de  congé,  c'était 
principalement  parce  que  j'étais  convaincu  qu'avec  la  haine  et  l'ir- 
ritation soulevées  contre  moi,  ma  participation  aux  affaires  eût  été 
moins  utile  que  nuisible  pour  la  mise  en  vigueur  du  nouvel  ordre 
de  choses..  •  Ces  difficultés,  ai-je  ajouté,  ne  me  paraissent  pas  encore 
entièrement  éloignées;  mais  pour  moi,  du  reste,  il  m'est  impossible 
d'être  juge  dans  ma  propre  cause,  et  c'est  à  lui,  le  souverain,  à 
lui  seul,  de  décider  où  et  quand  ma  participation  au  gouverne- 
ment peut  être  réellement  utile.  Tout  cela,  on  le  comprend,  a  été 
dit  à  bâtons  rompus^  avec  interruptions,  commentaires  et  réflexions 
de  toute  sorte,  mais  dans  leur  ensemble,  ces  explications  ont  été 
accueillies  avec  sympathie^  Comme  conclusion,  il  a  été  décidé  que 
je  retournerai  à  l'étranger  pour  l'été  et  que  je  reviendrai  ici  défi- 


1 


UN  HOMME  d'État  russe.  165 

■ 

oitivement  Tautomne  prochain.  Dans  mon  for  intérieur,  naturelle* 
ment,  j'y  mettais  pour  condition  que  votre  cure  d'été  aurait  été  plei- 
nement favorable.  Tout  ce  que  j'ai  vu  et  entendu  ici  est  du  reste  loin 
de  m'avoir  convaincu  que  ma  participation  aux  affaires  des  paysans 
ddve  être  utile  aux  affaires  elles-mêmes.  Gela,  je  le  dis  en  toute 
conscience.  A  notre  réunion  les  détails. 

c  Toilà  le  compte-rendu  fidèle  de  tout  ce  qui  me  concerne;  je 
l'écris  pour  vous,  pour  Paul  Dmitriévitch  et  pour  un  petit  nombre 
d'amis  sur  la  discrétion  desquels  je  puis  compter.  En  outre,  je 
puis  vous  dire  à  l'oreille  que  l'empereur  m'a  fait  p^t  de  son  inten- 
tion arrêtée  de  me  nommer  cet  automne  membre  du  conseil  de 
l'empire  et  du  comité  des  paysans,  mais  il  désire  que  la  chose  soit 
tenue  secrète. 

t  Pour  nos  amis  et  connaissances,  il  suffira  de  dire  en  termes 
généraux  que  ma  nomination  en  Pologne  n'a  pas  eu  lieu  en  partie 
i  cause  de  mes  refus  catégoriques,  en  partie  pour  d'autres  raisons 
indépendantes  de  ma  volonté,  —  que  je  reviens  pour  continuer  à 
nous  soigner  et  que  je  ne  retournerai  en  Russie  pour  l'hiver  qu'avec 
l'autorisation  du  docteur.  Au  fond,  c'est  l'exacte  vérité;  tout  le  reste 
ne  regarde  que  nous... 

«  Maintenant  que  mon  départ  d'ici  est  décidé,  mon  impatience 
croit  d'heure  en  heure  ;  mais  on  m'a  invité  officieusement  à  étudier 
différentes  affaires  sur  lesquelles  j'ai  promis  de  donner  mon  avis. 
Gela  me  prendra  quelques  jours  (1).  Je  voudrais  vous  écrire  encore 
quelques  lignes,  mais  il  faut  envoyer  ma  lettre  au  monsieur  qui  a 
promis  de  la  porter  jusqu'à  Berlin  (2)...  » 

Le  même  jour,  Milutine  faisait  un  récit  analogue  à  la  grande- 
duchesse  Hélène,  qui  lui  avait  fait  promettre  de  l'informer  immé- 
diatement du  résultat  de  Taudience  impériale. 


N.  Milutine  à  la  grande-duchesse  Hélène. 

«  Saint-Pétersbourg,  16/S8  mai  1868  (3). 

a  Selon  l'ordre  de  Votre  Altesse  Impériale,  je*m'empresse  de  vous 
rendre  compte  du  résultat  de  mon  voyage  à  Tsarsko. 
a  Remise  de  jour  en  jour,  la  présentation  officielle  n'a  eu  lieu 

(1)  Il  B'agisaait  de  l'organisation  des  paysans  de  la  coaronne^da  r<ukol  on  des  sectes 
'vues  et  enfin  des  institutions  proTioclales  {zêmstvos).  On  nous  assure  que  les  di?erB 
projets  rédigés  par  Milutine  ont  été  mutilés  dans  les  ministères  ou  au  comité  des 
Biaistres.  U  en  fut  à  peu  près  de  môme  du  trayail  que  lui  avait  demandé  le  ministre 
ée  l'instruction  publique  pour  la  censure. 

(8)  Précaution  habituelle  contre  la  poste  rosse. 

9)  L'origliiil  de  cette  lettre  est  en  firançais. 


100  REVUE  DES   DEXX  MOfIDES. 

qu*avjourd'hui.  La  réception  a  été  des  plus  bienreillantes,  )e  dirai 
presque  amicale.  L'empereur  a  eu  la  bonté  de  s'excoser  à  plusieurs 
reprises  de  m'ayoir  dérangé  inopinément.  Il  m'a  autorisé  (sans 
beaucoup  d'efforts  de  ma  part)  à  retourner  à  Tétrafoger  pour  ter* 
miner  ma  cure  ;  mais  il  a  insisté  sur  son  désir  de  me  voir  rentrer 
pour  l'hiver  prochain  et  reprendre  (selon  son  expression)  un  service 
actif.  J'ai  presque  pris  rengagement  de  le  faire.  En  outre,  j'ai  pro- 
fité de  l'occasion  pour  faire  ma  profession  de  foL  —  «  Ma  santé, 
ai-je  dit,  n'est  pas  assez  abîmée  pour  me  condamner  à  l'oisiveté  ; 
il  y  a  un  an,  mon  concours  est  devenu  inutile  au  gouvernement 
pour  des  raisons  que  l'empereur  connaît  mieux  que  personne  ;  si 
ces  raisons  existent  encore,  je  demande  comme  une  grâce  de  rester 
à  l'étranger.  Sinon,  je  rentrerai  au  premier  appel  ;  que  l'empereur 
désigne  le  moment  opportun,  U  est  seul  juge  et  arbitre  souve- 
rain. » 

«  Sa  Majesté  a  daigné  me  parler  longuement  du  comte  Kisselef  et 
m'a  chargé  de  lui  porter  les  paroles  les  plus  affectueuses.  L'empereur 
abandonne  à  sa  décision  le  choix  du  moment  le  plus  favorable  pour 
se  démettre  de  ses  fonctions,  mais  il  insiste  formellement  pour  que 
le  comte  reste  au  service  avec  droit  de  séjourner  partout  où  il  lui 
plaira  (1). 

«  Toute  la  ville  est  émue  de  la  nomination  du  grand-duc  (Con- 
stantin). Sauf  les  intrigans,  on  déplore  généralement  cette  singu- 
lière combinaison  qui  laisse  un  grand  vide  dans  le  gouvernement 
de  ce  pays  sans  offrir  beaucoup  de  chance  de  succès  en  faveur  de 
l'autre. 

((  Avec  les  vœux  les  plus  sincères  pour  votre  santé,  je  me  dis, 
Madame,  à  jamais 

«  De  Votre  Altesse  Impériale  le  plus  respectueux  et  le  plus 
dévoué  serviteur, 

a  Nicolas  Mïlutine.  » 

On  voit  d'après  ces  lettres  que,  s'il  se  félicitait  d'être  personnel- 
lement dégagé  des  affaires  polonaises,  N.  Milutine  avait  peu  de 
confiance  dans  le  succès  de  la  combinaison  qui  l'affranchissait  de 
cette  pénible  corvée.  Le  départ  du  grand-duc  Constantin  pour  Var- 
sovie lui  paraissait  d'autant  plus  regrettable  qu'avec  ce  prince 
la  cause  des  réformes  perdait  à  Saint-Pétersbourg  un  de  ses  plus 
éclairés  et  plus  puissans  soutiens. 

Tout  en  pensant,  non  sans  raison,  comme  il  l'avait  déclaré  au 

(1)  Le  comte  Klsselef,  dont  la  santé  8*étaU  beaucoup  aCaiblle,  donaa  en  effet  sa 
démission  d'ambassadeur,  quelques  moi*  ploa  tard,  lorsqve  son  aeveo  N.  Ifilotinc 
était  de  retour  en  France. 


DN  HOMME  d'État  russe.  167 

wnrerain  lui-mèine,  que  le  temps  de  son  retour  aux  affaires  n'était 
pas  encore  arriré,  Milutine  ne  demeurait  pas  inactif  à  Saint-Péters- 
ixnui^.  On  vient  de  le  Yoir  par  ses  lettres.  Sans  poste  officiel,  il 
s'occupait  officieusement,  pour  les  ministres  qui  le  lui  demandaient, 
de  quelques-unes  des  plus  importantes  réformes  du  règne  actuel, 
et  en  particulier  des  zemstvoSy  ou  états  provinciaux,  dont  il  avait 
déjà  élaboré  le  plan  et  qui  lui  doivent  en  partie  et  leur  large  mode 
de  recrstement  et  leurs  larges  attributions.  11  portait  à  ces  mo- 
destes institutions  provinciales,  fondées  sur  le  principe  électif,  d'au- 
tant plus  d'intérêt  qoe,  dans  sa  pensée,  ces  assemblées  régionales 
devaient  habituer  le  pays  au  self-govemmenî^  et  qu'avec  plusieurs 
de  ses  amis,  il  semble  y  avoir  vu,  non  pour  le  présent,  mais  pour 
an  avenir  encore  imiéterminé,  le  germe  d'un  gouvernement  repré- 
sentatif et  constitutionnel  (1).  Ce  qu'il  voyait  à  Saint-Péters- 
bourg était  du  reste  peu  fait  pour  lui  donner  le  désir  d'y  rester, 
comme  nous  l'apprennent  les  fragmens  suivans  de  sa  corres- 
pondance. 


«  Sidnt-Pétenbourg,  20  mai  /!•'  Jain  1862  (2). 

«  Après  avoir  obtenu  l'autorisation  de  retourner  à  Paris,  il  m'est 
encore  plus  diflicile  de  contenir  mon  impatience,  mais  la  raison  a 
pris  le  dessus,  et  je  me  suis  décidé  à  terminer  ici  les  travaux  qu'on 
m'a  confiés  d'une  façon  privée...  Mon  genre  de  vie  est  très  agité 
et  fatigant.  Toute  la  matinée  se  passe  à  recevoir  ou  à  faire  des 
nsites  qui  n'ont  pas  de  fin.  Ensuite,  chaque  jour,  dîners  et  soirées 
chez  les  amis...  Il  reste  ainsi  peu  de  temps  pour  le  travail.  La 
semaine  dernière,  j'ai  dîné  trois  fois  chez  Dmitri,  et  les  autres 
jours  chez  Reutero,OboleDsky,  Solovief,  etc..  En  un  mot,  l'hospi- 
talité russe  s'est  montrée  dans  tout  son  éclat.  J'ai  fait  visite  aux 
personnages  olliciels  (ministres  et  autres),  j'ai  reçu  leurs  cartes, 
mais,  excepté  Tchepkine  et  le  prince  Gortchakof,  je  n'en  ai  ^vu 
aucun,  ce  dont  je  n'ai  pas  trop  de  regret.  A  notre  réuiûon  le  récit 
détaillé  de  tout  ce  que  j'ai  vu  et  entendu.  En  général,  il  y  a  peu  de 
changemens  dans  les  personnes  ou  les  conversations.  Mêmes  his- 
toires, mêmes  discussions,  mêmes  critiques,  mêmes  craintes];  seu- 
lement tout  cela  a  pris  un  caractère  encore  plus  vague  et  fébrile. 
Ils  ont  tous  l'air  d'attendre  quelque  chose,  de  redouter  quelque 
chose  et  ils  parlent,. ils  parlent  sans  discontinuer... 

«  ...  Il  fiait  ici  un  froid  horrible.  Le  soleil  est  dans  tout  son  éclat, 

(t)  Cela  paraît  ressortir  de  certains  passages  de  sa  correspondance;  TOyez  par  exemple 
plus  haut  la  fin  de  la  lettre  de  la  graade-dachesae  Hélène  da  26  Janyier  7  février  1862. 
(2)  Lettre  à  sa  femme. 


168  EBfUB   DES   DEUX  MONDES. 

mais  Tair  est  glacé.  Les  bouleaux  ne  font  que  commencer  à  yerdir 
et  sur  les  buissons  et  les  tilleuls  à  peine  si  l'on  voit  quelques 
feuilles.  On  ne  peut  regarder  sans  compassion  ces  pauvres  arbres 
phtisiques,  qui  tremblent  comme  pris  de  la  fièvre.  Et  s'il  n*y  avait 
d'aflreux  que  le  climat  !  mais  le  vide,  la  pauvreté,  la  malpropreté, 
l'absence  de  tout  confort!..  » 

On  voit  quelle  impression  de  mélancolie  laissait  à  Milutlne  la  pâle 
et  indigente  nature  du  Nord  après  le  beau  ciel  et  les  opulentes 
campagnes  d'Italie,  après  la  vive  et  brillante  société  parisienne. 
Aussi,  après  quelques  semaines  de  séjour  à  Pétersbourg,  se  hâtait-il 
de  revenir  à  Paris  jouir  des  derniers  mois  de  son  congé.  Triste  et 
fatigué,  il  quittait  les  rives  de  la  Neva  sous  de  sombres  auspices 
au  moment  où  des  incendies,  attribués  aux  Polonais,  répandaient 
l'inquiétude  et  l'irritation  dans  la  société  et  le  peuple. 

«  S«iDt-Pétersboarg,  24  mai  1862  (1). 

((  ...  J'ai  livré  aujourd'hui  mon  dernier  travail  et  fait  mes  adieux 
au  grand-duc  Constantin,  chez  lequel  j'ai  dîné  à  cette  occasion... 
J'ai  tantôt  promis  d'aller  chez  le  prince  Gortcbakof,  qui  me  don- 
nera probablement  ses  commissions  pour  le  comte  Paul  Dmitrié- 
vitch  (2). 

tt  Cette  lettre  ne  me  devancera,  j'espère,  que  de  deux  ou  trois 
jours.  Je  ne  saurais  dire  avec  quelle  joie  je  fais  mes  paquets  et  mes 
préparatifs  de  voyage.  Jamais  les  ennuyeux  embarras  des  départs 
ne  m'ont  paru  aussi  agréables.  Et  cependant  j'en  ai  beaucoup  de  ces 
embarras  ;  jusqu'à  présent,  j'ai  été  tout  entier  plongé  dans  les  visites 
et  les  affaires  de  service.  Pas  une  minute  de  repos... 

«  ...  Toute  la  ville  est  en  grand  émoi  à  cause  des  incendies  qui 
depuis  déjà  trois  jours  éclatent  tantôt  d'un  côté  et  tantôt  d'un 
autre.  Involontairement  la  pensée  du  peuple  s'arrête  sur  des  incen- 
diaires... » 

Bien  qu'il  eût  peu  de  confiance  dans  le  succès  de  la  mission  con- 
fiée en  Pologne  au  marquis  Wielopolski,  Nicolas  âlexèiévitch  s'é- 
loignait sans  prévoir  que  l'échec  des  plans  pacificateurs  du  sagace 
Polonais  allait  bientôt  rejeter  sur  lui  le  pesant  fardeau  dont  il  se 
félicitait  justement  d'être  débarrassé. 

m. 

Après  ce  court  séjour  à  Saint-Pétersbourg,  N.  Milutine  se  trou- 
vait plus  que  jamais  dans  la  dangereuse  situation  d'un  homme 

(1)  Lettre  à  sa  femme. 

(S)  Le  comte  P.  Kisaelef,  ambassadeur  de  Russie  en  France. 


UN  HOMMB    o'iTAT  RUSSE.  l59 

d'état  en  disponibilité,  sur  lequel,  aux  heures  d'embarras,  on 
pouvait  d*un  moment  à  l'autre  jeter  les  yeux  pour  les  besognes  les 
plus  diverses  et  les  moins  aisées.  L'empereur  s'était  réconcilié  à 
ridée  de  recourir  de  nouveau  aux  services  de  Milutine,  quoique 
les  anciennes  préventions  entretenues  par  les  gens  de  cour  n'eussent 
pas  tout  à  fait  disparu.  On  |le  voit  par  une  lettre  du  ministre  de 
l'iûstruction  publique  : 

Lettre  de  M.  G.  à  N.  Milutine. 

«  15/27  se'^tembre  1862^ 

ail  y  a  de  cela  un  mois,  j'ai  écrit  au  grand-duc,  à  Varsovie,  ïe 
priant  de  rappeler  à  Sa  Majesté  le  projet  de  votre  voyage  à  Péters- 
bourg  et  de  votre  nomination  au  conseil  de  l'empire,  mais  jusqu'à 
présent  je  n'ai  pas  reçu  de  réponse.  D.  A.  m'a  dit  qu'il  refusait 
positivement  de  prendre  à  ce  sujet  l'initiative  auprès  de  l'empe- 
reur. Or  aujourd'hui  je  présentais  à  Sa  Majesté  les  trois  premiers 
comptes-rendus  du  comité  du  ministère  de  l'instruction  publique 
ponr  l'étude  du  nouveau  statut  universitaire  (cette  affaire  est  traitée 
dans  un  comité  conformément  à  la  marche  suivie  dans  la  commis^ 
$ion  de  rédaction  pour  les  affaires  des  paysans).  J'ai  dit  à  l'empe- 
reur qu'il  serait  très  important  pour  moi  d'avoir  votre  opinion  sur 
cette  question  ;  que  je  demandais  l'autorisation  de  vous  commu- 
niquer notre  projet  et  que  je  regrettais  que  votre  absence  me  pri- 
vât de  la  possibilité  d'en  parler  avec  vous,  ce  qui  pour  l'affaire 
servt  fort  utile.  L'empereur  m'a  donné  mn  consentement  et 
demandé  quand  vous  deviez  revenir.  J'ai  répondu  que  je  ne  le 
savais  point,  mais  que,  vous  connaissant  depuis  longtemps  et  con- 
naissant votre  délicatesse,  je  supposais  que  vous  étiez  prêt  à  exé- 
cuter les  ordres  de  Sa  Majesté,  mais  que  vous  craigniez  sans  doute 
de  vous  mettre  en  avant  et  d'avoir  l'air  d'imposer  vos  services.  J'ai 
ajouté  qu'on  vous  accusait  de  libéralisme  (sur  quoi  il  m'a  été  répondu  : 
•Oui  »),  mais  que  ce  libéralisme  consistait  à  désirer  l'émancipation  des 
paysans,  rêve  qui,  ainsi  que  la  suite  l'avait  montré,  était  fort  con- 
servateur. L'empereur  m'a  répondu  qu'au  printemps  il  vous  avait 
fait  venir  pour  la  Pologne,  et  que,  ce  projet  ayant  été  abandonné, 
il  vous  avait  permis  de  rester  à  l'étranger  aussi  longtemps  que  cela 
serait  nécessaire  pour  votre  rétablissement.  Il  a  ajouté  qu'il  me 
chargeait  maintenant  de  vous  demander  quand  vous  pourriez  reve- 
nir. J'ai  transmis  immédiatement  cette  nouvelle  à  D.  A.  —  I.  F. 
vous  dira  que  son  opinion,  comme  celle  de  D.  A.  est  que  vous 


179  UTUB  DBS  BKJX  ilONOBB* 

devez  re?emrt  et  qae,  si  vous  n'obtenez  pas  immédiatement  votre 
nominaticm  au  conaeii  de  Tempire,  vous  devez  assister  aux  séances 
du  sénat.  Pour  ma  part,  je  n'ose  vous  donner  un  pareil  avis,  je  suis 
pour  cela  trop  épris  d'un  beau  del  et  d'un  hiver  d'Italie,  et  consi- 
dérant qu'on  ne  vit  qu'une  fois,  je  passerais,  à  votre  place,  l'hiver 
dans  le  Midi.  Au  printemps,  votre  position  ici  serait  la  même 
qu'aujourd'hui.  A  quoi  bon  sacrifier  inutilement  un  hiver  que  vous 
pouvez  passer  à  Mice,  à  Florence  et  enfin  à  Paris?  Remarquez  que 
je  ne  parle  pas  en  égoïste,  car  pour  moi  votre  présence  ici  serait 
aussi  utile  qu'agré^le  :  on  aurait  avec  qui  causer,  et  de  qui  rece- 
voir des  idées  lumineuses  {svêtlia)...  » 

En  le  laissant  maître  de  passer  encore  un  hiver  en  Occident,  cette 
lettre  comblait  tous  les  vœux  de  Nicolas  Alezèiévitch.  Aussi  n'est-on 
pas  surpris  de  sa  réponse  au  mmistre  de  l'instruction  publique. 

N.  Miluline  à  M.  G. 

«  Paris»  1/13  mMm  ms. 

«  lYës  honoré  A*  V» 

«  YotreleUre  a  été  une  grande  joie  pour  moi.  Je  ne  sbîb  comment 
VOUA  témoigner  ma  reconnaissance  de  votre  bon  souvenir  et  de 
cette  marque  de  franche  aantié.  Mon  premier  mouvement  a  été  de 
vous  adresser  mes  plus  sincères  remercimens,  mais,  pour  répondre 
d'une  manière  précise  à  la  gracieuse  question  de  l'empereur  sur 
le  moment  où  je  pourrai  revenir,  il  faudrait  attendre  la  décision 
des  médecins  sur  l'ordre  desquels  je  suis  venu  à  Paris. 

Il  Avant  tout,  je  dois  vous  dire  combien  profondément  j'ai  été 
touché  de  cette  nouvelle  marque  d'intérêt  de  Sa  Majesté.  L'empe* 
reur,  comme  vous  me  l'écrivez,  a  daigné  se  rappeler  que  le  prin- 
temps dernier,  dans  une  entrevue  personnelle,  il  m'avait  autorisé  à 
rester  à  l'étranger  aussi  longtemps  que  l'exigerait  ma  santé.  Ge 
souvenir  a  été  pour  moi  comme  une  ratification  de  mon  congé 
officiel,  dont  je  ne  jomssais  jusqu'à  présent  qu'avec  beaucoup  de 
scrupules.  Craignanît  d'abuser  de  la  bonté  de  Sa  Majesté,  je  me 
demandais  avec  «oiété  si  je  pourrais  prolonger  durant  l'hiver  mon 
séjour  à  l'étranger.  Votre  communication  a  définitivement  écarté 
mes  scrupules  et  je  me  décide  à  me  conformer  aux  conseils  des 
médecins  qui,  pour  l'achèvement  de  ma  guérison,  me  recom- 
mandeni;  avec  insistance  un  second  hiver  dans  un  climat  diavd. 
Au3si,  puisque  mes  faibles  travaux  ne  sont  pas  néœssaires  à  Péters- 
^^^Tfh  je  suis  heureux  de  mettre  à  profit  mon  congé.  Il  va  sans 


UN  HOHME  DETAT  RUSSE.  171 

dire  cependant  que,  si  l'on  veut  me  confier,  durant  mon  séjour  icl| 
aa  ouTrage  quelconque,  je  raconterai  avec  une  profonde  recon- 
Qiissance  ei  je  lui  consacrerai  tout  ce  que  j'ai  de  force  et  d'intel- 
Kgenoe. 

c  En  outre,  si  les  circonstances  Tengenti  je  suis  prêt  à  rentrer 
au  service  à  Saint-Pétersbourg  quand  et  comme  H  plaira  k  Fem* 
pereur. 

a  Yoilà,  très  honoré  A.  Y.,  la  réponse  que  je  vous  prie  de  porter 
à  k  connaissance  de  Sa  Majesté.  Tout  mon  déair  est  de  me  confor» 
mer  strictement  à  la  volonté  de  Tempereur.».  » 

Id  se  place  un  incident  sans  importance  et  pour  nous  aussi  carac- 
téristique que  bizarre.  Les  offres  d'emplois  poursuivaient  Milutine 
à  Paris  et  variaient  avec  les  mois  de  la  façon  la  plus  singulière^  A 
cet  esprit  si  énergique  et  tout  d'action,  à  cet  homme  qui  avait  été 
I*âme  d'une  colossale  réforme,  à  qui  les  ministres  demandaient  des 
projets  pour  les  lois  les  plus  importantes  et  auquel  on  avait  pensé 
l'année  précédente  pour  deux  des  ministères  les  plus  difficiles  dans 
les  circonstances  d'alors,  celui  de  l'intérieur  et  celui  de  Tinstruction 
publique,  —  on  ne  saurait  imaginer  quelle  place  Ton  proposa  tout 
d'un  coup  à  quelques  mois  de  distance.  Après  l'avoir  fiait  venir  pré- 
cipitamment de  Paris  à  Saint-Pétersbourg  en  avril  1862,  pour  lui 
confier,  avec  Fadministration  de  la  Pologne,  le  poste  le  plus  diffi- 
cile et  le  plus  périlleux  de  l'empire,  on  lui  offre  à  moins  d'un  an 
de  distance,  en  avril  1863,  une  place  de  tout  repos,  une  sorte  de 
sinécure  littéraire  entièrement  étrangère  à  la  législation  et  à  la 
politique,  la  direction  de  la  Bibliothèque  impériale.  Si  Ton  n'était 
en  Russie,  où  rien  n'étonne,  on  se  dirait  qu'après  avoir  en  vain 
essayé  de  le  compromettre  ou  de  le  perdre  en  le  jetant  dans  la 
fournaise  des  affaires  de  Pologne,  ses  rivaux  de  Saint-Pétersbourg 
tentaient  de  le  faire  oublier  et  de  Tannihiler  en  l'enfermant  dans  les 
riches  salles  de  la  Bibliothèque.  Rien  n^autorise  cependant  à  suppo- 
ser d'aussi  perfides  intentions  aux  inspirateurs  de  ce  bixarre  projet. 
La  proposition  lui  en  était  faite  par  un  homme  connu  conmie  son 
uni,  et  qui  naguère  encore  lui  demandait  des  projets  pour  les  plus 
graves  réformes,  par  le  ministre  de  l'instruction  publique,  qui  l'en- 
gageait quelques  mois  auparavant  à  ne  pas  refuser  la  direction  des 
affaires  polonaises.  Ayant  dans  son  ressort  une  place  libre,  stable, 
bien  rentée  et  convoitée  de  plusieurs,  le  ministre  avait  cru  sans 
doute  ne  pouvoir  mieux  faire  que  de  Toffrir  à  son  ancien  collègue 
da  comité  de  rédaction,  alors  sans  place  conune  sans  fortune. 

La  réponse  de  Milutine  dont  quelques  personnes  avaient  parle 
pour  le  ministère  même  de  rinstruction  publique  (1),  est  bien  carac- 

(1)  On  le  Toit  par  une  lettre  de  la  graadc- duchesse  Hélène. 


'J    J. 


ht  vil.  i •"«.»'  \.^\  A  ^  v*4i*.r. 


téristique  de  Thomme,  du  temps  et  du  pays.  A  cette  ofiire  singu- 
lière qu'en  d'autres  états  un  homme  comme  lui  aurait  pu  trouver 
blessante  ou  déplacée,  Milutine  répond  avec  le  calme  et  le  sérieux 
imperturbable,  toujours  démise  en  un  état  d'absolutisme  bureaucra- 
tique. Le  refus  longuement  motivé  est  formulé  en  termes  modestes 
et  modérés  à  travers  lesquels  perce  à  peine  une  nuance  d'humeur  ou 
d'ironie  contenue.  Cette  proposition  qu'il  eût  été  en  droit  de  prendre 
comme  une  manœuvre  de  faux  amis  ou  de  rivaux  désireux  de  le 
faire  disparaître  de  l'horizon  politique,  l'ancien  adjoint  du  mi- 
nistre de  l'intérieur  l'accepte  comme  un  honneur  et  une  faveur  ;  il 
la  repousse  seulement  comme  trop  lourde  pour  son  instruction, 
en  se  fondant  sur  son  défaut  de  spécialité  et  de  qualités  techniques, 
en  montrant  qu'il  n'y  avût  pas  chez  lui  l'étoffe  d'un  bon  bibliothé- 
caire. 

N.  Milutine  à  M*  G.j  ministre  de  l'instmction  publique. 

«  Paris,  2S  aTrU/4  mai  1863. 

a  Très  honoré  Â.  Y...vitcb, 

((  Je  n'ai  reçu  votre  lettre  qu'avant-hier  et  je  m'empresse  de  vous 
remercier  de  tout  cœur  pour  cette  nouvelle  preuve  de  bon  souvenir, 
de  constant  et  amical  intérêt.  Je  vous  dirai  sans  détours  que  la 
place  de  directeur  de  la  Bibliothèque  impériale  conviendrait  beau- 
coup à  mes  goûts.  Une  modeste  et  tranquille  vie  de  cabinet,  loin 
de  m'effray  er,  a  toujours  à  mes  yeux  été  pleine  de  charme  et  d'attrait. 
Mais  ma  conscience  soulève  de  sérieux  scrupules  que  je  ne  puis  ni 
ne  dois  vous  cacher.  D'abord  la  direction  de  la  Bibliothèque  exige, 
avec  certaines  connaissances  techniques,  une  connaissance  des  lan- 
gues étrangères  dont  par  malheur  je  suis  également  dépourvu. 
Si  les  premières  peuvent  encore  s'acquérir,  je  crains  qu'à  mou 
ftge  et  avec  mon  incapacité  pour  les  langues  étrangères,  je  ne  doive 
désespérer  de  la  seconde  (1).  Ensuite  le  poste  que  vous  m'ofirez 
appartient  de  droit  à  un  savant  ou  du  moins  à  un  bibliographe. 
L'expérience  administrative  n'est  pas,  il  me  semble,  nécessaire  à 
la  Bibliothèque,  surtout  après  les  récentes  améliorations  faites  par 
le  dernier  directeur  et  qu'il  suflBrait  de  poursuivre.  En  de  telles 
circonstances,  ma  nomination  ne  serait-elle  pas  un  passe^roii 
vis-à-vis  d'autres  personnes  ayant  plus  de  titres  à  de  telles  fonc- 
tions? 

0  Le  second  de  mes  scrupules  est  d'un  caractère  plus  personnel. 

(1)  Hilatine  ne  MTait  uès  bien  que  le  frtnçai«i  on  peu  FaUemand  et  pas  da  tovi 
Tanglait  et  les  laDgiies  du  Midi. 


■tùi  ri:.>:to£:  ^j':::a:  rii.-'K.  17 i 

Après  deux  aos  de  repos,  je  ne  me  considère  pas  en  droit  de  soUi- 
dter  un  poste  quelconque,  et  encore  moins  une  sinécure.  Je  ne 
voudrais  pas  non  plus,  après  tant  de  bontés  de  la  part  de  l'empe- 
reur, lui  donner  lieu  de  croire  que  je  profite  de  yotre  amitié  dans 
des  vues  personnelles,  que  toute  cette  affaire  a  été  arrangée  par 
mes  intrigues,  antérieurement  à  mon  retour,  et  m'exposer  ainsi  à  des 
soupçons  qu'en  conscience  je  n'ai  pas  mérités  et  que  je  ne  voudrais 
pas  attirer  sur  moi. 

«  Voilà  mes  craintes.  Je  vous  écris  franchement  sans  aucune 
arrière-pensée,  et  je  vous  prie  de  recevoir  ces  explications  avec 
une  égale  cordialité  et  franchise.  Si,  après  cela,  l'affaire  est  telle 
que  vous  la  supposez,  et  si  l'empereur  désire  me  confier  la  Biblio- 
thèque, j'entrerai  dans  ce  genre  d'occupation  tout  nouveau  pour 
moi  avec  une  conscience  parfaitement  calme  et  une  profonde  recon- 
naissance. L'administration  de  la  Bibliothèque,  je  le  répète,  satis- 
ferait tous  mes  goûts,  tous  mes  désirs,  car  la  passion  {Btrast)  des 
livres  et  de  ce  qui  touche  les  livres  ne  m'a  jamais  abandonné  et  est 
plus  forte  chez  moi  que  jamais.  ••  » 

En  rappelant  au  ministre  l'indispensable  nécessité  des  connais- 
sances techniques  et  d'instruction  professionnelle  pour  certaines 
fonctions,  Nicolas  Alexèiévitch  lui  donnait  à  mots  couverts  une  des 
leçons  dont  les  gouvernans  avaient  le  plus  besoin,  dans  un  pays 
accoutumé  de  longue  date  k  voir  distribuer  les  emplois  civils  sans 
égard  à  l'éducation  ou  aux  aptitudes  des  fonctionnaires,  sans  autre 
soad  que  de  respecter  la  hiérarchie  surannée  du  tableau  des  rangs 
et  la  bizarre  équivalence  du  tchine^  qui  peut  faire  passer  un  mili- 
taire de  la  caserne  au  palais  de  justice,  et  un  légiste  d'un  comité 
l^islatif  à  un  fauteuil  de  bibliothécaire. 

Le  projet  du  ministre  de  l'instruction  publique  n'eut  pas  de 
suite.  Nicolas  Alexèiévitch  eût-il  accepté  les  offres  du  ministre  que 
la  haif  e  de  ses  ennemis  de  cour  ne  lui  eût  peut-être  pas  permis  de 
se  reposer  dans  ces  modestes  et  tranquilles  fonctions  (1).  Milutine 
doneunt  quelques  semaines  encore  à  Paris,  observant  avec  une 

(1)  Un  de  ses  parens  loi  écri?Ait  de  Pétersbourg  le  9/21  mai  1863  «  «  J*ai  eu  ees  der- 
aien  Jours  an  loog  entretien  arec  la  grande*dacbes8e  Hélèae  Pa?lofna.  Comme  d'ha- 
bitode,  elle  a  beaucoup  parié  de  politique,  du  choix  des  hommei  et  particaUèrement 
de  la  nécessité  de  te  faire  entrer  de  nourean  dans  notre  administration,  chose  en  quoi 
]s  suis  pleinement  de  son  ayis.  Je  regrette  souvent  qu*aTec  notre  manque  d*hommes 
(btsKoiMitt),  tu  sois  laissé  de  c6té.  La  grande-dnchesse prétend  maintenant  poor  toi  au 
fflinistère  des  domaines,  mais  Je  lui  ai  dit  quHl  n'y  a?ait  amcone  chance  de  ce  o6té, 
parce  que  Z.  (le  ministre  en  fonctions),  est  en  grande  faveur.  Pour  ce  qui  est  de  la 
Kbliothèque  publique.  Je  trouve  ta  réponse  à  G.  très  régulière  et  raisonnable.  U  ne 
IsOait  pas  donner  un  refus  catégorique,  de  peur  de  faire  soupçonner  que  ta  ne  désires 
VB  poste  qu'avec  des  vues  ambitieuses.  Mais  Je  dois  te  dire  que  même  pour  cette  place 
il  y  aurait  peu  d*espoir  pour  toi,  parce  que  la  combinaison  de  G.,  quant  au  baren  N 
et  iD.,  ne  réussira  probablement  pas,  du  moins  maintenant...  » 


17A  IBTUE  DES  DBUZ  MONDES» 

anxieuse  sagftcité  le  cours  ées  événemens  qui  se  précipitaieat 
en  Potogne.  Son  onde,  le  courte  XisseleC,  artît  été  contraint  par  sa. 
santé  de  donner  une  démission  éepuis  longtenaps  imminente.  Il 
avidt  été  remplacé  par  H.  de  Bucfiberg.  Les  affaires  polonaises 
étaient  pour  le  malheur  des  intifresBéiB  détenues  une  affaire  inter- 
nationale. L'insurrection  atait  éclaté;  la  France,  T Angleterre,  l'An- 
triche  adressaient  au  cabinet  de  Saint-Ktersbourg  des  notes  com- 
minatoires qui,  ne  devant  être  appuyées  d'aucune  mesure  effective, 
n'éiaiient  pour  la  malheureuse  Pologne  qu'un  impi^itique  et  cou- 
pable encouragement  i  une  révolution  sans  espoir  comme  sans  issue. 
Milutine,  naguère  encore  si  désiroux  de  prolonger  son  séjour  en 
Occident,  souffrait  de  la  défiante  animosité  qu'il  voyait  partout 
grandir  contre  la  Russie  en  Europe.  L'hostilité  peu  dégaisée  de  la 
société  pour  les  Russes,  depuis  l'explosion  de  l'insurrection  polo- 
naise, faisavt  cruellement  souffrir  son  patriotisme  et  son  amour- 
propre  natîon'al.  L'âir  de  Paris  et  de  l'Europe  lui  devenait  lourd  à 
respirer;  aussi,  comme  il  je  disait  à  la  fin  même  de  sa  réponse  au 
ministre  de  l'instruction  publique,  avait-il  décidé  de  ne  plus  pro- 
longer son  séjour  à  l'étranger. 

n  P«rû,  22  arril/i  mai  1S<»3. 

c  ...  Dans  trois  semaines,  je  me  propose  d'aller  de  Paris  à  Ems, 
et  ensuite,  après  l'achèvement  complet  de  ma  cure,  de  revenir  par 
Dresde  à  Pétersbourg,  où  je  désirerais  m'installer  avant  le  mois  de 
septembre,  et  cela  de  peur  qu'un  voyage  d'automne  ne  compro- 
mette tous  les  résultats  de  la  cure,  le  ne  tiens  plus  à  rester  davan- 
tage à  l'étranger,  d'abord  parce  que  depuis  longtemps  il  me 
répugne  de  conserver  mon  traitement  sans  le  gagner  ;  ensuite  parce 
que,  dans  les  circonstances  actuelles,  il  est  des  plus  pénibles  de 
vivre  en  dehors  de  la  Russie.  A  vrai  dire,  cela  n'est  même  pas 
facile.  L'atmospiière  d'ici  nous  est  trop  hostile  pour  y  demeurer  de 
bonne  vokMHé  sans  une  entière  nécessité. 

a  II  n'y  a  pas  de  mal  sans  bien.  Le  réveil  du  sentiment  national 
en  Russie  m*a  sincèrement  r^ui.  Il  va«  jie  Tespère,  dégriser  bien 
des  Russes  de  leurs  confuses  etiMlsaioes  aspirations  et  resserrer 
les  liens  retftchés  de  notre  société  (1)^  Qu'est-ce  que  tout  cela  va 

(1)  Samufne,  dana  tes  tettm  à  Ulltttiiia,  fiÉMût'  da  fond  de  U  Rassie  robaerfatfôn 
analôgne,  quf  a  M  en  «flét  pHebmniMit  |tttlllèe|Mr  lea  faits.  «Bq  province,  éoritaH 
Samartn^  Te  5  ]iân  ISflB,  le  scmuneil  IStltaiigl<iiie  ee  dis9i|»e  pour  tout  de  ben.  La 
seconsse  que  f  Bofope  nviis  a  demée  notti  a  en^somiiie  été  fort  utiles  Si  les  réformes 
noaTeUes  ont  reareraé  les  cioisonB  qui  gênakmt  la  communion  morale  des  difiérentes 


un  BOMMB  D'iT4T  &U86K.  175 

deTenir?  Quand  l'Burope  sera  ceavaiiicifte  que  nous  ne  sommes 
pas  ffl  faibles  d'esprit  qu'elle  rimagiuait  et  que  nous  n'avons  pas 
besoin  de  ses  leçons  sur  la  voie  de  notre  développement,  elle  mettra 
^te  un  frein  à  ses  eroportemens.  En  outre,  il  faudrait  sérieusement 
étudier  ce  qui  aujourd'hui  est  le  principal  souci  de  tout  gouverne^ 
mugai^  l'art  de  se  aettre  en  rapport  {obrocMchatâa)  avec  l'opinion 
piiMique.  Une  boime  part  de  oette  tâche  retombe  sur  vous,  ministre 
de  rinstruction  puMtqueL.  » 

Nicolas  AleiéièvUch  avait  raison,]!  sentait  ce  que  trqp  peude  ses 
compatriotes  comprennent  encore  aujourd'hui,  c'est  que  l'hostilité 
tour  à  tour  sourde  et  déclarée  de  l'Occident  pour  Saint-Pétersbourg 
el  Hofioon  tient  en  grande  partie  au  régime  ^olutiste  de  la  Russie. 
i  s'explique  comment  l'Europe  se  montre  presque  aussi  défiante 
Busses  lorsqu'ils  se  présentent  en  ànancipateurs  des  Slaves  du 
Sud»  que  lorsqu'ils  apparaissent  comme  oppresseurs  de  la  Pologne. 
Milutine  a  parfaitement  compris  les  causes  de  cette  vague  et  per- 
salante  antipathie,  qui  ne  prendra  fin  qu'avec  une  nouvelle  et  défi- 
nitive évolution  libérale  aux  bords  de  la  Neva. 


•** 


jN.  Milutine  m  ginéral 

«  Paris,  23  ayril  1863. 

a  ...  Je  passe  maintenant  au  plus  essentiel  en  te  prévenant  que 

j*ai  pour  cela  les  encouragemens  et  les  pleins  pouvoirs  du  baron 

Budberg  (1),  avec  lequel  nous  sommes  dans  les  rapports  les  plus 

amicaux.  Le  môme  courrier  vous  apporte  son  rapport  oflSciel  sur 

rimpression  faite  ici  par  les  notes  du  prince  Gortchakof.  Le  fait  est 

que  l'impression  produite  par  ces  notes,  quoique  en  apparence 

favorable,  ne  pouvait  guère  au  fond  modifier  la  face  des  choses 

et  les  rapports  mutuels  des  puissances.  L'amour-propre  de  Napoléon 

peut  être  flatté  de  leur  extrême  amabilité  de  formes;  mais  notre 

diplomatie    se    trompe   étrangement  si  elle   s'imagine  par  ces 

formes  aimables  faire  oublier  à  la  France  le  fond  de  l'aiTaire.  II  est 

encore  plus  étrange  d'attendre  quelques  résultats  sérieux  de  ces 

cordiaux  épanchemens  (2)  ;  et  quel  autre  nom  donner  aux  notes 

diplomatiques  destinées  à  Napoléon?  Lui  demander  quel  est  son 

but,  quelles  sont  ses  intentions  et  ses  arrière-pensées,  c'est  par 

daiaefy  il  restait  à  la  place  des  anciennes  barriôres  des  poatres  et  des  planches  pour- 
ûmf  et  il  fallait  une  giande  Mcooase  pour  que  U  société  sentit  son  unité  et  «a  force.  » 
(i)  SoGceaaeur  du  comte  Kiaaelel  à  A'aiabassade  de  Russie  auprie  de  la  oeardes  Tai- 


(3)  Serdêtchnikk  wfttami. 


176  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

trop  naïf.  Tout  cela  ne  se  comprend  que  si  tous  voulez  gagner  du 
temps  ;  ni  les  cajoleries,  ni  la  dialectique  ne  peuvent  dénouer  la 

question. 

«  L'opinion  publique  de  l'Europe  nous  est  hostile,  c'est  un  fait.  Ge 
sont  des  antipathies  vagues  et  confuses,  mais  toutes,  il  faut  le 
reconnaître,  dirigées  contre  l'absolutisme.  Plus  je  vis  ici  et  plus 
je  m'en  assure.  Les  préventions  contre  nous  atteignent  l'invraisem- 
blable et  elles  soni  enracinées  si  profondément  qu'il  faudrait  beau- 
coup d'efforts,  des  efforts  prolongés  et  constans  pour  les  déraciner, 
même  de  l'esprit  des  gens  modérés,  tels  qu'il  y  en  a  partout.  11 
s'est  fait,  et  il  se  fait  encore  chez  nous  bien  des  choses  qui  pour- 
raient y  contribuer,  mais  l'Europe,  mais  la  France  en  particulier 
ne  les  connaît  pas  ;  et  ce  qui  se  fait  chez  nous,  nous  ne  savons  même 
point  l'entourer  de  formes  intelligibles  pour  l'étranger,  témoin  l'am- 
nistie donnée  mal  à  propos,  témoin  l'abolition  des  peines  corporelles 
faite  à  la  façon  d'un  jugement  dernier  à  huis-cloSy  etc.  (1);  mais  je 
me  laisse  involontairement  entraîner  en  dehors  du  cercle  diplo- 
matique. 

«  Dans  les  affaires  actuelles,  il  y  a  deux  catégories  de  mesures  qui 
chez  nous  s'embrouillent  visiblement  dans  les  esprits,  quoique  la 
logique  exige  leur  séparation  :  ce  sont  les  mesures  radicales  et  les 
mesures  palliatives.  Sur  les  premières  il  faudrait  s'étendre  en 
dehors  du  cadre  d'une  letti^e  écrite  à  la  hftte  ;  le  temps  et  la  place 
ne  me  le  permettent  pas.  J'en  viens  donc  aux  secondes.  Le  résultat 
des  dernières  explications  avec  Napoléon  a  été  sa  proposition  d'oa- 
vrirune  conférence.  Il  est  douteux  qu'il  en  sorte  rien,  mais  cela 
est  toujours  moins  sérieux  que  le  congrès  dont  rêve  le  prince  ***• 
Il  en  a  écrit  à  Budberg.  C'est  là  une  sorte  d'aveuglement.  Nous  ne 
pouvons  pas,  nous  ne  devons  pas  (même  de  notre  plein  gré)  paraître 
en  qualité  d'accusé  devant  toute  l'Europe  assemblée,  qui  vient  de 
nous  montrer  avec  tant  d'unanimité  sa  malveillance  dans  la  ques- 
tion polonaise.  De  quels  sophismes  peut-on  appuyer  une  idée  aussi 
biscornue  (rogatouioii)!.. 

«  Quoi  qu'il  en  soit,  le  palliatif  le  plus  efficace  serait  aujourd'hui 
une  action  militaire  énergique  en  Pologne  et  en  Lithuanie.  Je  ne 
saurais  te  dire  quelle  triste  impression  produisent  ici  toutes*ces 
infructueuses  escarmouches  avec  des  bandes  mal  armées  de  prêtres 
{popof)^  d'adolescens  {maltchikof)  et  d'un  ramassis  (sbroda)  de  gens 
de  toute  sorte.  Si  cela  dure  encore  longtemps,  aucune  diplomatie, 
aucune  mesure  libérale  ne  nous  serviront. 

(1)  ÂUuiion  à  an  mot  d*an  éeriiain  nisfe  ^i,  en  entendant  raconter  vers  1860  les 
doléances  du  chef  de  la  ni«  lection,  prince  B.  D.,  à  propot  de  la  trop  grande  pabUdté 
donnée  aux  traranz  préparatoires  de  l'émancipation  des  serfs,  s'était  écrié  i  «  Ne  tou- 
drait-il  pas  que  le  Jugement  dernier  se  passàtaussi  à  huis-cloeî  » 


UN  HOMME  d'État  busse.  177 

M 11  est  temps  de  finir,  et  j'aurais  encore  bien  des  choses  à  dire. 
Je  ne  sais  si  Y.  P.  Botkine  t'a  transmis  ma  commission  verbale. 
Comprend-on  chez  vous  que,  dans  les  deux  derniers  mois,  le  gou« 
reniement  a  placé  une  question  intérieure  sur  un  terrain  fort  glis- 
sant où  il  est  impossible  de  s'arrêter?  Comprend-on  que  les  demi- 
allusions  ipolou-nameki)^  les  demi-promesses,  sans  actes  positifs, 
amèneront  tôt  ou  tard  à  une  collision;  — que  pour  la  Russie  il  n'y 
aurait  pas  de  plus  grand  malheur  que  de  laisser  échapper  Tinitia- 
tiye  des  mains  du  gouvernement;  —  qu'il  serait  temps  d'y  réflé- 
chir sérieusement  et  de  se  rendre  compte  à  soi-même  de  ce  qui  est 
possible  et  de  ce  qui  ne  l'est  pas?  Quel  dommage  si,  dès  le  prin- 
cipe, l'affaire  tombait  en  des  mains  qui,  par  mauvaise  foi  ou  par 
niaiserie,  lui  donneraient  une  fausse  direction!  » 

Les  patriotiques  anxiétés  de  N.  Milutine  s'expliquaient  assez  par 
l'ensemble  de  la  situation  de  TEurope  et  le  mauvais  vouloir  des 
cabinets  étrangers,  par  la  durée  de  l'insurrection  lithuano-polonaise 
et  l'apparente  impuissance  du  gouvernement  russe,  par  les  longues 
indécisions,  les  vagues  desseins  et  les  brusques  résolutions  de 
l'empereur  Napoléon  III,  qui,  à  en  croire  les  Polonais  les  mieux 
informés,  conseillait  alors  sous  main  aux  insurgés   qu'il  devait 
abandonner  de  tenir  jusqu'au  printemps  suivant,  comme  pour  se 
donner  à  lui-même,  par  cette  inutile  effusion  de  sang,  le  loisir  de 
peser  ses  habituelles  irrésolutions.  Ce  qui  peut-être  inquiétait  le 
plas  un  esprit  énergique  et  décidé  comme  Nicolas  Âlexèiévitch, 
c'étaient  les  atermoiemens  et  les  hésitations  du  cabinet  de  Saint- 
Pétersbourg  dans  son  attitude  vis-à-vis  de  l'étranger  comme  vis- 
i-vis  de  la  Pologne.  Il  redoutait  une  collision,  et  il  eût  voulu 
que  le  gouvernement  la  prévint  par  une  conduite  nette  et  résolue 
dans  les  affaires  polonaises.  Ce  qu'il  demandait  à  la  Russie,  c'était 
d'adopter  vis-à-vis  ùe  l'Europe  et  de  la  Pologne  une  direction 
ferme,  droite,  dont  aucune  considération  ne  pût  la  faire  dévier.  Il 
ne  semblait  pas  se  douter  qu'à  peine  revenu  à  Pétersbourg,  il  allait 
être  lui-même  invité  à  mettre  à  exécution  le  programme  qu'il  ébau- 
chait de  Paris  dans  une  lettre  à  l'un  des  conseillers  du  tsai*.  Il 
croyait  donner  des  instructions  pour  autrui  et  ne  prévoyait  point 
qae  c'était  à  lui  qu'allait  être  définitivement  confiée  la  périlleuse 
mission  de  décider  u  ce  qui  en  Pologne  était  possible  et  ce  qui  ne 
l'était  point,  »  que  ce  traitement  radical  qu'en  dehors  de  tous  les 
palliatifs  du  moment  il  conseillait  pour  les  provinces  insurgées, 
c'était  Nicolas  Milutine  qui  devait  être  chargé  de  le  prescrire  et  de 
l'tppliquer. 

ANATOLE  LeROY-BeAULI£U« 
Toniui.  —  18<W.  12 


Là 


MÉDECINE    MILITAIRE 


BT    LA 


LOI  SUR  L'ADMINISTRATION  DE  L'ARMÉE 


Dix  années  se  sont  éeoalées  depuis  nos  désastres,  et  la  loi  sur 
l'administration  de  l'armée,  présentée  à  rassemblée  nationale  ea 
juillet  187A,  votée  par  le  sénat  en  1876,  attend  encore  le  vote  de 
la  chambre  des  députés.  Cette  loi  a  pour  but  de  porter  remède  à 
un  mal  dont  toutes  nos  guerres  contemporaines,  même  celles  qui 
se  sont  terminées  par  la  victoire,  ont  montré  la  réalité  et  1  étendue. 
Ce  mal,  c'est  le  fonctionnement  défectueux  des  services  chargés  de 
l'approvisionnement  des  troupes  en  campagne  et  de  l'orgAnisalion 
des  secours  à  donner  aux  malades  et  aux  blessés.  L'origine  en  est 
dans  l'excessive  étendue  et,  pour  ce  qui  concerne  la  médecine,  dans 
la  nature  même  de  la  tâche  imposée  à  nos  administrateurs  mili- 
taires, car  tous  ces  services  sont  centralisés  sous  la  direction  de 
l'intendance.  Le  remède  est  dans  la  réorganisation,  sur  des  hases 
logiques,  de  tous  les  services  dits  administratifs.  Cette  réorganisa- 
tion, à  laquelle  doit  pounroir  U  loi^epvis  si  longtemps  en  gestation 
parlementaire,  entraînera  nécessairement  des  modifications  iimpor- 
tantes  et  même  des  restrictions  notables  dans  les  attributions  du 
corps  de  l'intendance.  On  conçoit  dès  lors  que  l'intendance  mili- 
taire s'efforce  de  contester  la  nécessité  des  réformes  et  qu'elle 


LA  MEDECINE  MIIXTAIBE.  179 

cherche  tout  an  moins  à  reculer  le  moment  où  ces  réformes,  d^à 
votées  par  le  sénat,  seront  votées  par  la  chambre  des  députés.  Elle 
n'a  jusqu'à  ce  jour  que  trop  bien  réussi  et,  si  Ton  en  croit  le  bruit 
public,  elle  serait  puissamment  aidée  dans  ses  efforts  par  une  haute 
autorité  parlementaire.  7r«ie  ou  fausse,  cette  opinion  est  assez 
répandue  pour  que  nous  la  retrouvions  jusque  dans  les  journaux 
étrangers. 

La  loi  sur  Tadmimstration  de  Taormée  soulève  deux  questions 
principales  dont  l'importance  n'échappera  à  personne.  L'inten- 
dance conservera-t-elle  son  indépendance  ou  sera-t-elle  soumise  à 
Tautorité  du  commandement,  c'est4i-dire  du  général  commandant 
le  corps  d'armée?  La  chirurgie  militaire  continuera-t-efle  &  faire 
partie  des  services  administratifs,  k  être  dirigée  par  Fintendance  ; 
ou  bien,  obtenant  son  autonomie,  comme  le  génie  et  Tartillerie, 
sera-t-elle  dirigée  par  un  médecin  en  chef  sous  la  haute  et  unique 
autorité  du  commandement  militaire?  Tels  sont  les  deux  problèmes 
dont  la  loi,  toujours  en  discu'ssion,  doit  régler  la  solution. 

Je  ne  discuterai  pas  la  première  question,  qui  n'est  pas  de  ma 
compétence;  mais  f espère,  en  abordant  la  seconde,  montrer  que 
la  médecine  militaire  doit  être  affiranchie  du  joug  funeste  de  l'tn- 
teodance  et  qu'elle  a  droit  à  l'autonomie  parce  que  cette  autono- 
mie lui  est  nécessaire  pour  Tacconoplissement  de  son  importante  et 
diflSdle  mission.  Chose  digne  de  remarque,  le  gouvernement  de 
18A8,  «  considérant  qu^  est  urgent  de  reconstituer  le  service  de 
santé  sur  des  bases  plus  favorables  à  l'intérêt  général  aussi  bien  qu'à 
la  dignité  des  hommes  de  science  et  de  dévouement  auquel  ce  ser- 
vice est  confié,  »  avait,  par  le  décret  du  S  mai  18ft8,  proclamé  cette 
indépendance  de  la  chirurgie  militaire.  Trente-deux  ans  se  sont 
écoulés  depuis  lors,  et,  grâce  à  l'opposition  de  Tadministration  faci- 
lement victorieuse  d'un  corps  que  son  libéralisme  rendait  suspect, 
ce  décret  resta  lettre  morte.  Les  désordres  révélés  par  les  guerres 
de  Grimée  et  d'Italie,  en  ouvrant  les  yeux  à  TEurope  entière, 
devaient  plus  tard  amener  dans  toutes  les  armées  la  réoi^ganisation 
du  service  médical  sur  les  bases  posées  par  le  décret  de  18i8; 
seule,  la  France,  qui  jadis  en  avait  eu  l'initiative,  est  restée  en 
arrière  du  progrès,  et  l'intendance  a  continué  à  conserver  un  pouvoir 
qui  ne  saurait  plus  longtemps  lai  appartenir. 

I. 

En  France,  dans  l'état  actael  des  choses,  la  subordination  de  la 
médedne  miHtaire  à  Tintendance  est  complète.  Il  existe  bien,  sans 
doute,  au  ministère  de  la  guerre,  un  conseil  de  santé;  mais  si,  d'a- 
près le  règlement  du  31  août  1865  sur  le  service  de  santé  de  Tar- 


mée,  ce  conseil  c  peut  être  consulté  sur  toutes  les  questions  d'ali- 
mentation, d'habillement,  de  casernement  et  autres  touchant 
l'hygiène  militaire  ;  »  l'article  10  ajoute  :  ce  Les  fonctionnaires  de 
rintendance  exercent  la  direction  et  le  contrôle  du  service  de 
santé;  les  divers  personnels  qui  concourent  à  son  exécution  sont 
placés  sous  leur  autorité.  »  Qu'il  s'agisse  de  la  direction  des  hôpi- 
taux en  temps  de  paix,  «  le  médecin  en  chef  propose  au  sous-inten- 
dant militaire  ses  vues  d'amélioration  (art.  88).  »  —  «  Les  officiers 
de  santé,  quels  que  soient  leur  grade  et  leurs  fonctions  dans  les  hôpi- 
taux militaires,  ne  peuvent  s'immiscer  dans  les  détails  du  service 
administratif  (art.  65).  »  Or  il  faut  savoir  qu'il  n'est  rien,  —  pro- 
preté des  salles,  préparation  des  alimens,  organisation  du  matériel 
employé  pour  les  malades,  —  qui  ne  rentre  dans  ce  qu'on  appelle 
le  service  administratif. 

Les  choses  ne  sont  pas  plus  libéralement  organisées  pour  le 
service  de  santé  en  campagne.  «  Les  offiders  de  santé  en  chef 
remplissent  toutes  les  missions  dont  les  charge  l'intendant  de 
l'armée  et  sont  consultés  par  lui  sur  tout  ce  qui  peut  intéresser  le 
service,  sous  quelque  rapport  que  ce  soit  (règlem.  du  &  avril  1867, 
art.  17).  »  Le  médecin  en  chef,  qui,  mieux  que  personne,  connaît 
les  aptitudes  des  médecins  ses  subordonnés,  ne  peut  les  répartir 
suivant  les  besoins  auxquels  il  faut  pourvoir,  c  Tous  les  ordres  de 
service  qu'il  donne  au  personnel  des  officiers  de  santé  du  service 
hospitalier  sont  soumis  à  l'approbation  de  l'intendant  en  chef 
(art  20).  »  La  désignation  des  malades  et  blessés  dont  le  transport 
est  possible  ou  désirable  n'est  pas  davantage  sous  l'autorité  du 
médecin.  «  Le  médecin  en  chef  d'ambulance  ou  d'hôpital  propose  au 
sous-intendant  l'évacuation  des  militaires  pour  lesquels  cette  mesure 
est  possible  ou  nécessaire  (art.  30).  » 

I/)rsqu'il  faut  en  campagne  établir  des  hôpitaux  temporûres,  le 
médecin  peut  mieux  que  tout  autre  apprécier  si  telle  maison  ou  telle 
ferme  n'est  pas  exposée  à  des  causes  d'insalubrité,  si  elle  remplit 
les  conditions  nécessaires  au  logement  des  malades  ou  des  blessés; 
cependant  «  le  choix  des  emplacemens  des  hôpitaux  temporaires 
est  fait  par  les  fonctionnaires  de  l'intendance,  qui  prennent  l'avis 
des  officiers  de  santé  et  des  comptables  (art.  118).  »  Nous  verrons 
combien  peu  les  conseils  dont  parle  l'article  17  et  les  avis  que 
mentionne  l'article  118  sont  demandés  et  comment  on  les  accueille, 
même  lorsque  le  médecin  en  chef  croit  de  son  strict  devoir  d'en 
prendre  l'initiative. 

L'intendance  militaire  s'est  réservé  le  droit  de  donner  à  l'armée 
des  médecins  en  nombre  suffisant,  de  les  répartir  suivant  les  besoins» 
de  mettre  à  leur  disposition  les  instrumens,  les  médicamenst  les 
objets  de  pansement  nécessaires,  de  fournir  aux  blessés  des  hôpi- 


taia  salabres  et  des  .moyens  de  transport  qui  ne  soient  pas  une 
cause  d'aggravation  de  leurs  blessures  ;  or,  il  est  facile  de  montrer, 
ayec  les  documens  oflSdels,  que  même  en  Grimjte  et  en  Italie  il  y 
eut  manque  de  médecins,  d'instrumens,  d'objets  de  pansement, 
de  moyens  de  transport,  tout  cela  par  la  faute  de  l'intendance,  car 
les  réclamations  du  corps  médical  ont  été  incessantes.  11  y  eut  plus  : 
nos  blessés  ont  parfois  manqué  de  nourriture. 

Alexandrie;  27  mai  1850. 

Monsieur  Pintendant  général, 

Le  premier  .corps  n'avait  pas  de  caisson  d'ambulance  à  la  date  du 
24  courant...  Prés  de  huit  cents  blessés  de  Montebello  ont  été  nourris 
pendant  quatre  jours  par  la  commisération  publique...  —  Baron  Laaret, 
médecin  en  chef  de  Tarmée. 

Je  ne  m'arréterû  pas  cependant  sur  cette  partie  de  la  question; 
l'insuffisance  déplorable  de  l'intendance  est  prouvée  par  les  lettres 
officielles  d'un  grand  nombre  de  nos  médecins  publiées  par 
M.  Chenu  dans  ses  livres  sur  les  guerres  d'Italie  et  de  Grimée  ;  je 
les  ai  dtéesdans  mon  livre  sur  2a  Chirurgie  militaire  ei  les  Sociétés 
de  secours  en  France  et  à  F  étranger;  enfln,  dans  la  dernière  discus- 
rion  à  la  chambre  des  députés,  MM.  Larrey  et  Marmottan,  s'ap- 
payant  en  partie  sur  des  correspondances  officielles,  ont  fait  une 
hunière  complète  sur  cette  insuffisance  de  l'administration  de  l'ar- 
mée. 

Pour  beaucoup  de  personnes  étrangères  aux  choaes  de  la  méde- 
due  et  de  l'hygiène,  pour  les  intendans  militaires  en  particulier, 
le  réle  du  médecin  se  borne  à  prescrire  des  médicamens,  à  prati- 
quer des  opérations.  Pour  eux,  par  conséquent,  l'indépendance  du 
médecin  militaire  est  complète  du  moment  où  l'intendance  ne  l'em- 
pèdie  pas  de  soigner  ses  malades  de  telle  ou  telle  manière,  a  L'in- 
d^endance,  dit  M.  le  général  Farre  dans  son  discours  du  15  juin 
dônier,  mais  nous  la  donnerons,  nous  l'affirmerons  par  la  loi  et 
par  les  règlemens.  »  Et,  en  effet,  il  la  donne  à  sa  manière,  dansl'ar- 
âde  17  de  son  projet  déposé  dans  la  séance  du  18  juin.  «  Un  décret 
détermine  les  attributions  des  offiders  de  santé  militaires,  affirme 
leur  indépendance  absolue  en  tout  ce  qui  concerne  la  science  et  Fart 
de  guérir.  »  Mais  l'indépendance  si  fièrement  promise  n'est  qu'ap- 
paraite,  car  le  décret  ne  fait  que  les  appeler  «  kparticiper  à  toutes 
les  mesures  relatives  à  Vhygiène  et  à  la  préparation  des  approvi- 
donnemens  nécessures  pour  assurer,  en  paix  comme  en  guerre, 
Texécation  du  service  de  santé*  »  Quelle  sera  la  nature  et  l'étendue 


182  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  cette  participatîoii  7  Elle  se  réduira,  comme  par  le  passée  au  droU 
pour  le  médeom,  de  donner  des  aris.  — à  la  oondition  que  Tinlm- 
daoce  lai  eu  demande;  ce  sera  pour  l'intendance  le  droit  de  ne  pas 
suivre  ses  conseils^  même  lomqu'il  fi^agira  de  la  vie  de  milliers 
d'hommes.  On  peut  prévoir  d'avance,  en  lisant  le  discours  du  mû* 
nistre,  ce  que  serait  ce  déoiet  signé  du  général  Farre  et  rédigé  par 
l'intendance.  La  manœuvre  est  habile,  car  elle  a  pour  effisi  deleur- 
rer  nos  députés  ;  puissent-ils  ne  pas  donner  dans  ce  piège  beau- 
coup trop  apparent  I  C'est  dans  la  loi  que  doit  être  inscrite  l'auto- 
nomie du  corps  de  santé  militaire,  et  cette  loi  ne  saurait  se  contenter 
de  promettre  un  décret  qui  pourrait  être  absolument  contraire  aux 
intentions  du  législateur. 

La  médecine  ne  nous  enseigne  pas  seulement  à  soigner  les  ma- 
lades, elle  nous  montre  comment  on  peut  en  diminuer  le  nombre 
en  prévenant  les  maladies  par  des  mesures  d'hygiène.  Dans  la  vie 
civile,  où  chacun  conserve  son  indépendance,  le  rôle  du  médecin 
dans  le  domaine  de  l'hygiène  est  fort  restreint  ;  mais  dans  la  vie 
militaire,  là  où,  du  reste,  le  danger  augmente  par  la  réunion  d'un 
grand  nombre  d'hommes,  ma»  aussi  où  le  commandement  agit 
non  plus  seulement  par  des  conseils,  mais  par  des  ordres,  ce  rôle 
de  l'hygiène  peut  être  considérable.  Ainsi  que  le  dit  si  justement 
le  règlement  allemand  sur  le  service  de  santé  en  temps  de  guerre  : 
«Les  armées  étant  toujours  sous  la  menace  d'épidémies,  qui  sontles 
plus  redoutables  ennemis  des  troupes  en  campagne,  »  la  dnrection  des 
mesures  d'hygiène  ne  saurait  êtie  laissée  à  une  admmistratioo  incom- 
pétente, et  le  rôle  du  médecin  ne  saurait  être  réduit  à  celui  d'an  simple 
praticien.  La  guerre  de  Grimée  n'a  que  trop  montré  que  le  plus 
grand  danger  pour  le  soldat  n'est  pas  toujours  le  feu  de  l'ennoni, 
et  qu'une  mauvaise  oiganisation  est  plus  meurtrière  que  les  balles. 
Les  Russes  nous  ont  tué  20,000  hommes,  les  maladies  ont  coûté 
la  vie  à  75,000  de  nos  soldats  ;  on  ne  saurait  trop  méditer  les  leçons 
que  nous  donne  cette  guerre  de  Grimée. 

Les  deux  armées  alliées,  réunies  autour  de  Sébaatopol,  soumises 
aux  mêmes  misères  atmosphériques,  se  lieurtant  aux  mêmes  diffi- 
cultés matérielles,  sont  exposées  aux  mêmes  risques,  sont  menacées 
des  mêmes  fléaux  :  le  choléra,  le  typhus.  Quel  fut  k  sort  de  l'une 
et  de  l'autre  ?  Pendant  le  premier  Ûver  passé  devant  Sébastopol, 
l'armée  française,  plus  préparée  à  la  guerre  que  l'armée  an^aise, 
trouvait  dans  ses  approvisionnemens  antérieurs  des  rssso«rces  qui 
manquaient  à  nos  alliés;  l'armée  anglaise  souffrait  davantage, et  le 
chiffre  de  sa  mortatité  devait,  en  s'élevaot,  témoigner  de  ses  souf- 
frances. En  effet,  du  mois  (te  novembre  185&  aa  mois  d'avril  lS65y 
dans  une  période  de  six  mois,  l'armée  anglaise  perdit  10,880  hom- 
mes et  Tarmée  française  10,9Si;  mais  comiie  l'effsctof  moyen  de 


Là  MtoBCniE  MlUTAIM.  ISt 

b  première  (31,000)  n'étnt  pas  m6me  la  moitié  de  oelui  de 
la  seconde  (79,006),  l'armée  anglaise  subit  une  perte  qui  était 
ralatifemeAt  double  ou  triple  de  celle  de  l'armée  française^  Le 
bM  de  Malakoff  est  pris  au  mois  de  septembre;  mais  les  forts  du 
Mord  résistent  encore,  la  paix  n'est  pas  faite,  et  un  second  hiver- 
nais est  probable;  l'expërtenee  du  passé  a  parlé,  que  Ta-t-il 
anifer? 

Les  Anglais,  à  l'instigation  du  corps  mécficai,  imaginent  cette 
baaqae,  A  bien  conçue  sons  le  rapport  de  l'hygiène,  qui  est 
ceanoe  depuis  sous  )e  nom  de  Crhnean  hut.  Les  vêtemens  de  fla- 
nelle, les  bas  de  laine,  lies  cooaenres  alimentaires  affluent  en  Cri- 
mée, et  l'armée  anglaise,  cbandement  logée,  bien  nourrie,  bien 
▼ètae,  passe  l'hifer  à  l'abri  de  toutes  ces  causes  de  raoti  qui 
swenft  si  puissamment  et  &i  raaUieureusenient  agi  sur  elle  pendant 
rfaÎTor  précédente 

L'administration  française,  oomipotente  dons  son  incompétence, 
imprévofaste  à  l'eitréme,  malgré  les  avis  réitérés  de  Scrive,  de 
Baadms,  de  Micbel  Lévf ,  ne  veut  pas  comprencte  qu'elle  nTa  plus 
affaire  à  une  armée  frakliement  débarquée,  ayant  en  quelque 
sorte  apporté  avec  elle  une  provision  de  santé  aujourd'hui  épui- 
sée, mais  à  des  hommes  affaiblis,  harassés  par  les  fatigues  d'un 
long  siège,  débilités  par  les  privations,  à  des  hommes  enfin  qui 
sont  tons  plus  ou  moins  en  imminence  morbide  et  préparés  à  être  la 
proie  de  cette  maladie  qu'engendrent  la  misère  et  l'encombrement, 
le  typfarus  des  casops.  Et  alors,  dons  ces  six  mois  d'hiver,  pendant 
que  nous  n'avons  que  trois  cent  vingt-trois  blessés  et  les  Anglais 
cent  soixante-cinq,  l'armée  anglaise  perd  six  cent  six  hommes;  l'ar- 
mée française,  grâce  à  l'imprévoyance  de  l'administration  et  à  l'ob- 
stination de  l'intendance,  perd  par  les  maladies  vingt  et  un  mille 
cent  quatre-viogt-dlx  hommes  I 

Est-il  juste  de  rendre  l'administration  militaire  responsable  de 
pareils  malheurs?  Le  corps  médical  en  possession  de  sa  légitime 
indépendance  eût-il  pu  les  prévenir?  Qu'on  en  juge  î  les  faits  par- 
lent par  eux-mêmes.  Le  corps  médical  conseille  des  mesures,  l'in- 
tendance  les  rejette  ;  les  Anglais  les  adoptent  et  ne  laissent  à  nos 
médecins  que  le  regret  de  leur  impuissance. 

Senve,  médecin  en  chef  de  l'armée,  demande  à  Pintendance  la 
créaion  d'un  hôpitii  à  Smyme;  l'intendance  refuse,  les  Anglais 
adoptent  à  leur  profit  le  projet  de  Scrive.  Micbel  Lévy^  inspecteur 
du  service  de  santé,  demande  la  transformation  de  deux  navires  en 
hipitanx  flottans  ;  Fintendance  refuse,  les  Anglais  adoptent  à  leur 
profit  le  projet  de  Ifichel  Lévy.  Dans  le  second  hiver,  nos  souf- 
fraKcs,  notre  pénurie  furent  tdles,  qve  le  général  anglais  Storks, 
foudié  de  nos  miiépes,  crut  devoir  et  pouvoir  proposer  d'aUer 


ISA  EBTCB  D£8  DEUX  MOfCOES. 

installer  dans  un  de  nos  camps  un  hôpital  complet  pour  mille  ma- 
lades, de  les  nourrir  même  et  de  les  traiter  si  on  le  désirait* 

Deux  épidémies  terribles  frappèrent  l'armée  française  en  Tur- 
quie et  en  Crimée  :  en  185A  le  choléra,  en  1855  le  typhus  ;  l'un 
importé  et  dont  on  peut  arrêter  l'extension  par  des  précautions 
contre  la  contagion,  l'autre  qui  naît  sur  place,  mais  dont  on  peut 
empêcher  le  développement  ou  tout  au  moins  diminuer  les  ravages, 
puisque  les  médecins  savent  pourquoi  il  se  développe  et  comment 
il  se  propage.  Aussi  les  médecins  français,  privés  de  toute  initiative, 
firent-ils  un  incessant  appel  à  cette  intendance  millitaire  qui  pos- 
sède seule  le  droit  d'agir  ;  et  lorsqu'il  s'adressèrent  au  général  en 
chef,  leur  situation  subalternisée  nuisit  à  leur  influence  légitime 
auprès  du  commandement  lui-même.  En  vain,  Scrive,  Baudens, 
Michel  Lévy  réclament  l'érection  de  baraques  ;  en  vain  ils  signalent 
les  dangers  de  l'encombrement  qui  augmente  le  mal,  les  dangers 
des  évacuations  de  malades  d'un  lieu  sur  un  autre,  évacuations  qui, 
par  la  contagion,  font  naître  la  maladie  là  où  elle  n'était  pas  et  qui 
sèment  la  mort  et  le  deuil  partout  oCi  elles  passent  :  rien  ne  se 
fait,  ou  le  peu  qu'on  fait  se  fait  trop  tard. 

CoasUoUnople,  12  Juillet  1851.  '"^x 

Que  Votre  Excellence  me  permette  cet  aveu,  je  suis  effrayé  de  la 
fixation  de  deux  mille  ceot  malades  pour  Thôpital  de  Fera;  le  bel  édi- 
fice... ne  sera  bientôt  plus  qu'unfoyer  d'iafectioa.  Cinq  cents  à  six  ceots 
malades  par  hêpital,  tel  est  le  chiffre  que  l'expérience  autorise.  — 
Michel  Livr. 


Résultat  : 


GonstanUiiople,  Sd  noTembre  1854. 


Depuis  que  l'hôpital  de  Fera  compte  plus  de  douze  cents  ma- 
lades, l'infection  purulente  s'y  multiplie  chez  les  blessés.  Si  je  n'étais 
pas  un  directeur  purement  nominal  du  service  de  santé,  j'aurais  le 
droit  et  l'initiative  nécessaires  pour  prévenir  de  pareils  dangers;  mais 
j'ai  dû  me  borner  à  les  notifier  à  M.  l'intendant,  qui  me  répond  placi- 
dement :  «  Je  les  déplore  avec  vous,  mais  le  moment  ne  me  parait  pas 
venu  d'y  apporter  le  remède  que  vous  indiquez.  »  —  Michel  Ltvr.] 

Autre  exemple  : 

L'hôpital  Daoud-Pacha  aura  mille  deux  cents  lits  de  malades  au  pre- 
mier étages  son  rez-de-chaussée  loge  mille  cinq  cents  soldats  conva- 
lescens;  sa  cour  est  encombrée  de  tentes-abris  qu'habitent  d^autres 
militaires  sortis  de  convalescence.  Voilà  un  hôpital  créé  contre  mon 


LA  MÉDECINE  MILITAIRE.  185 

avis  et  malgré  mes  résistanoes....  La  suite  édifiera  Votre  Excellence  sur 
les  résultats  de  cette  expérience.  —  Michel  Lévt. 

« 

Résultat: 

20  Janvier  1856. 

Mille  cent  quarante  malades  présens  à  l'hôpital  de  Daoud-Pacha; 
mortalité  du  mois  jusqu'à  ce  jour: cent...  C'est  précisément  à  partir  de 
ce  moment  que  le  typhus  a  commencé  à  sévir  ;  il  avait  fallu  rapprocher 
les  lits...  Le  mal  s'accroît  rapidement,  suivant  pas  à  pas  le  progrès  de 
r^combrement  dans  les  salles.  —  Carreau,  médecin  en  chef  de  l'hô- 
pital de  Daoud-Pacha. 

Goiutantinoplei  28  Janvier  1856. 

Votre  Excellence  prescrit  d'envoyer  à  Cionstantinople  les  soldats  ma- 
lingres des  régimens  de  Crimée.  Cette  mesure  pouvait  être  bonne 
quand  je  Tai  conseillée;  ces  malingres  sont  aujourd'hui  des  malades. 
—  BAm>Eiis. 

Constantinople,  3  man  1856. 

La  contagion  continue  ses  progrès...  Des  cinq  mille  places  que  je 
demande  j'en  ai  obtenu  mille.  J'ai  beaucoup  de  peine  à  détruire  dans 
l'esprit  du  commandement  et  de  l'administration  une  sécurité  grosse 
de  dangers.  —  Baudeas. 

La  lettre  suivante  montre  quelle  est  la  situation  du  corps  de 
santé  soumis  à  l'omnipotence  et  à  l'incompétence  administratives  ; 
eDe  met  en  lumière  les  sentimens  que  cette  situation  pouvait  inspi- 
ra à  un  homme  de  la  valeur  de  Michel  Lévy. 

Ck>nitaaUnople,  20  novembre  1854. 

Monsieur  le  maréchal,  ministre  de  la  guerre.  — L'épuisement  de  ma 
santé  par  cinq  mois  de  luttes  au  milieu  des  circonstances  les  plus  péni- 
bles et  les  plus  critiques  me  fait  désirer  que  Votre  Excellence  veuille 
bien  mettre  un  terme  à  ma  mission.  Celle-ci  d'ailleurs  devient  chaque 
jour  plus  difficile  à  concilier  avec  l'action  de  l'intendance»  telle  qu'elle 
entend  l'exercer,  en  vertu  de  la  législation  existante,  jusque  dans  un 
ordre  de  cho  es  qui  échappe  à  son  appréciation.  Tant  que  les  circon* 
stances  ont  commandé  l'abnégation,  je  me  suis  tu...  L'inspecteur  médical 
de  l'armée  d'Orient  est  contraint,  pour  donner  force  exécutoire  à  ses 


186  EETUB  DSS  DBUK  MOMDBS. 

désignations,  de  les  soumettre  à  la  sanclio&  de  M.  rinteedant...  Qu'il 
me  soit  donc  permis  d'exposer  à  Votrd  fix^elleQce  l'état  de  ma  santé, 
qui  ne  me  laisse  pas  la  force  de  continuer  une  sorte  d'expérience  où 
i'ai  épuisé,  sous  les  enseignes  d'une  direction  purement  nominale,  ce 
que  j'ai  de  prudence,  de  réserve  et  d'humilité.  —  Michel  Lf  vy. 

Si  la  guerre  de  Crimée  a  mts  en  évidence  par  le  sacrifice  de 
vingt  et  un  mille  hommes  la  funeBite  hifluence  de  la  suiDordinatioa 
du  corps  médical  à  rintendâinee,  ses  fâcheux  effets  se  sont  fadt  sen- 
tir dans  tontes  nos  guerres,  et,  même  en  temps  de  paix,  elle  se 
manifeste  chaque  jour  dans  les  mille  détails  du  service  médical. 
Depuis  vingt  ans  la  science  s'est  enrichie  d'une  science  nouvelle 
qu'on  appelle  l'hygiène  hospitalière  ;  les  médecins  de  toutes  les 
nations  ont  étudié  les  modifications  à  apporter  aux  brancards,  aux 
voitures  d'ambulance,  aux  trains  sanitaires  ;  les  armées  étrangères 
ofit  créé  et  fait  fonctionner  les  hôpitaux  mobiles  de  champ  de 
bataille,  les  compagnies  sanitaires  ;  le  matériel  de  toute  najture  a 
été  puissamment  amélioré;  en  France,  rien  n'est  fait,  tout  est  à 
faire.  C'est  qu'à  l'étranger,  là  où  la  médecine  militaire  est  auto- 
nome, le  médecin  peut  apporter  au  service  médical  les  modifica- 
tions dont  l'expérience  a  démontré  la  valeur,  tandis  qu'en  France 
ce  sont  toujours  les  intendans  qui  se  réservent  le  droit  de  juger 
de  ce  qui  est  nécessaire  au  soulagement  et  à  la  guérison  des  ma- 
lades et  des  blessés.  Il  est  temps  qu'on  mette  fin  à  uu  pareil  état 
de  choses  ;  assez  de  victimes  ont  été  sacrifiées. 

II. 

Loi*sque  nous  denAandoas  l'autonomie  et  l'indépendance  de  la 
médecine  militiire,  nous  ne  demandons  pas  que  le  médecin  absorbe 
toutes  les  fonctions  que  comporte  la  direction  des  hôpitaux  et  des 
ambulances. 

II  ne  saurait  lui  appartenir  de  passer  des  marchés,  de  réunir 
des  approvisionnemeos.  Il  ne  s'agit  donc  pas  de  substituer  l'élément 
médical  à  l'élément  administratif,  mais  de  faire  à  chacun  sa  part 
légitime  d'action  et  d'influence» 

Trois  sortes  de  fonctionnaires  concourent  à  l'exécution  du  ser- 
vice médical  :  le  médecin,  compétent  pour  tout  ce  qui  relève  de  la 
médecine  et  de  l'hygiène;  le  pharmadeia,  à  peu  près  inutile, 
chargé  de  préparer  les  médicamens;  le  comptable,  qui  a  pour 
mîfision  légitime  l'achat  des  vivres  destinés  aux  malades  et  la 
gestion  financtëna.  A  ces  trois  services  vient  s'ajouter,  dans  les 
ambulances  de  gnerre«  le  train  des  équipages  chargé  de  la  coiv 


UL  MiOECINE  MUXTAIB&  187 

didie  deB  fourgons  et  des  YoUureft  d'ambulance.  A  qui  pen- 
8erfr*t-0D  que  doive  appartenir  la  direction  du  service  médical, 
la  direction  des  hôpitaux  et  des  ambulances?  A  celui  évidem- 
ae&t  dont  le  rôle  est  prédominant  Le  pharmacien  n'a  d'autre 
rôle  qae  d'eiécuter  les  prescriptions  du  noédecin.  C'est  au  médecin 
qu'il  appartient  d'indiquer  au  comptable  les  objets  nécessaires  aux 
besoins  des  malades  et  du  service  médical.  C'est  donc  au  n^decin 
que  f^oit  appartenir  la  direction  du  service  médical,  et  ce  service 
doit  constituer  un  corps  autonome  fonctionnsmt  dans  les  conditions 
où  existent  et  foncticmnent  en  France  les  corps  du  génie  et  de  l'ar- 
tillerie. 

Quelles  sont  les  objections  que  l'on  fait,  ou  que  l'on  peut  faire, 
à  cette  revendication  légitime  du  corps  de  santé  militaire?  Nous 
les  trouvons  formulées  et  résumées  par  H.  le  ministre  de  la  guerre 
dans  le  discours  prononcé  par  lui  à  la  chambre  des  députés,  dans 
la  séance  du  15  juin  dernier  :  «  La  question,  dit  M.  le  général 
Farre,  est  délicate;  s'il  ne  s'agissait  que  du  service  en  temps  de 
paix,  je  7' fuserais  facilement  condamnation^  Quel  que  soit  le  parti 
qoe  no .  s  prenions  en  temps  de  paix,  nous  trouverons  toujours  le 
moyen  de  sortir  d'embarras,  mais  en  temps  de  guerre  il  en  est  tout 
autrement.  Quand  je  vois  la  nature  des  responsabilités  qui  incom- 
bent en  temps  de  guerre  aux  directeurs  du  service  de  santé,  je  suis 
Traiment  épouvanté  des  attributions  ou  plutôt  de  la  charge  qu'on 
veut  faire  peser  sur  le  médecin  en  chef,  a 

Si  quelque  chose  est  capable  d'étonner  ceux  qui  connaissent 
l'état  de  la  question,  mais  si  quelque  chose  explique  aussi  trop  clai- 
rement qu'une  déplorable  organisation  puisse  résister  même  aux 
oondamnations  portées  par  l'expérience,  c'est  de  voir  un  ministre 
de  la  guerre  proclamer  de  pareilles  hérésies.  A  la  rigueur,  en  temps 
de  paix,  les  mesures  à  prendre  sont  en  général  ajBsez  peu  urgentes 
poor  que  le  médecin  puisse  en  référer  à  l'administration  et  que 
80D  initiative,  par  conséquent,  soit  restreinte  sans  trop  de  dom-^ 
mage  pour  le  service  ;  mais  c'est  précisément  en  temps  de  guerre, 
et  on  l'a  bien  compris  partout,  que  le  médecin  a  besoin  de  toute 
son  initiative.  En  quelques  heures,  ce  sont  des  milliers  de  blessés 
qu'il  s'agit  de  relever,  d'opérer,  de  panser,  de  coucher.  Il  faut 
transformer  en  petits  hôpitaux  leséglises,  les  maisons,  les  fermes 
l^acées  aux  environs  du  champ  de  bataille;  est-ce  l'intendant  ou 
le  médecin  qui  pourra  le  mieux  apprécier  si  La  situation  de  telle 
ou  telle  maison  est  suffisamment  salubre  ?  Il  faut  se  créer  sur  place 
des  ressources  de  toute  nature;  est-ce  l'intendant  qui  saura  ce  qui 
convient  aux  malades?  Il  faut  quelques  heures,  quelques  jours  après 
la  bataille,  évacuer  sur  les  h(^itaux  d'arriëre-ligne  ou  sur  les  villes 


188  RETOB   DB6   DEUX  KOIIBBS. 

voisines,  les  blessés  transportables  ;  est-ce  Tin  tendant  qui  saura 
quels  malades  peuvent  ou  doivent  être  transportés,  quels  moyens 
de  transport  seront  pour  eux  bons,  médiocres  ou  mauvais?  Le 
temps  presse,  chaque  heure  de  retard  dans  les  soins  qu'on  leur 
donne  compromet  le  salut  des  blessés,  et  le  ministre  proclame  que 
c'est  précisément  alors  que  le  médecin  doit  laisser  à  l'intendance 
toute  Tinitiative,  consulter  l'administration  et  ne  rien  faire  par  lui- 
même  I 

M.  le  général  Farre  se  déclare  «  vraiment  épouvanté  des  attri- 
butions qu'on   voudrait  faire  peser  sur  le  médecin  en  chef  ;   • 
mais  en  quoi  est-il  plus  effrayant  de  faire  peser  la  responsabilité 
sur  un  médecin  compétent  plutôt  que  sur  un  intendant  incompétent, 
comme  le  veut  Torganisation  actuelle,  et  l'on  sait  ce  qu'elle  a  pro- 
duit? M  Quand  il  s'agit,  dit  le  ministre,  de  former  un  hôpital,  d'or- 
ganiser une  ambulance,  de  recueillir  les  ressources  du  pays  où  l'on 
se  trouve,  on  comprend  que  ces  opérations  puissent  être  faites 
avec  entente,  avec  mesure  et  en  même  temps  avec  énergie  par  ceux 
qui  ont  Vhabitude  de  traiter  les  affaires  et  qui  ont  parcouru  une 
carrière  administrative.  Mais  un  médecin,  qui  est  complètement 
étranger  à  la  pratique  de  l'administration,  quelle  sera  sa  situation 
et  comment  pourra-t-il  venir  à  bout  de  toutes  ces  difficultés  ?  Il 
aura,  il  est  vrai,  à  sa  disposition  tous  les  agens,  mais  ne  sera-t-il 
pas  embarrassé  pour  leur  donner  des  ordres?  J'avoue  que  cela  m'in- 
quiète très  fort.  »  Cet  argument  répond  à  un  préjugé  fort  répanda 
et  contre  lequel  on  se  heurte  lorsqu'on  réclame,  aussi  bien  dans 
la  vie  civile  que  dans  la  vie  militaire,  la  part  légitime  du  corps 
médical  dans  l'organisation  des  se/vices  hospitaliers.  Cet  argument 
réduit  à  une  concision  brutale  peut  ainsi  se  condenser  :  Le  médecin 
est  peut-être  capable  de  soigner  des  malades,  mais  il  est  k  coup 
sûr  incapable  de  faire  autre  chose.  Ainsi,  l'homme  qui  a  reçu  une 
éducation  aussi  complète  que  possible,  qui,  tout  d'abord,  a  dû  acqué- 
rir les  connaissances  que  représentent  les  deux  baccalauréats  ès- 
lettres  et  ès-sciences,  l'homme  qui  a  dû  pour  arriver  au  doctorat 
connaître  la  physique,  la  chimie,  toutes  les  sciences  naturelles, 
l'hygiène,  la  structure  et  le  fonctionnement  de  l'organisme  humain 
et  ses  altérations  par  la  maladie,  cet  homme,  par  cela  même  qu'il 
est  instruit,  ce  qui  le  suppose  intelligent,  est  incapable  d'acquérir 
en  administration  des  aptitudes  et  des  connaissances  que  possèdent 
sans  doute,  par  grâce  d'état,  des  administrateurs  dont  l'instruc- 
tion générale  est  fort  au-dessous  de  celle  d'un  docteur  en  méde- 
cine. On  ne  sait  que  ce  que  l'on  a  appris.  Que  l'intendant  connaisse 
l'administration,  qu'il  ait  la  pratique  des  affaires,  nous  n'avons 
garde  de  le  nier.  Que  le  médecin,  dans  l'état  actuel  des  choses. 


LA  MÉOEGIIVE  UILITAIBB.  189 

avec  une  organisation  qui  lui  interdit  toute  pratique  administra- 
tive* ne  fasse  qu'un  administrateur  des  plus  médiocres,  nous  ne 
Toolons  pas  le  contester;  mais  qu'il  ne  puisse  par  la  pratique  acqué- 
rir, dans  la  direction  du  service  médical,  les  aptitudes  et  la  compé- 
tence des  intendans  et  des  comptables,  c'est  ce  que  nous  ne  sau- 
rions admettre.  On  a  parfaitement  compris  à  l'étranger  que,  pour 
qu'il  puisse  être  en  temps  de  guerre  le  chef  unique  du  service 
médical,  il  fallait  que  le  médecin  pût  en  temps  de  paix  se  pré- 
parer à  ce  rôle  difficile.  Aussi  verrons-nous  tout  à  l'heure  que,  si, 
dans  la  plupart  des  armées,  les  hôpitaux  sont  dirigés  en  temps  de 
paix  par  le  médecin  en  chef  avec  le  concours  d'une  commission 
consultative  que  ce  médecin  préside,  l'Allemagne  et  l'Angleterre, 
ea  particulier,  ont  supprimé  ces  commissions  et  attribué,  en  temps 
de  paix,  même  au  médecin  la  direction  absolue  de  l'hôpital,  afin 
de  lui  donner  l'expérience  dont  il  aura  besoin  en  temps  de  guerre. 
Nos  collègues  de  l'armée  française,  lorsqu'on  leur  en  donnera  les 
moyens,  sauront  acquérir  par  la  pratique  et  par  l'expérience  ces 
qudités  d'administrateur  qu'ont  su  acquérir  nos  collègues  anglais, 
allemands,  russes,  autrichiens,  etc. 

Après  avoir  dit  qu'il  était  convaincu  «  qu'il  n'y  aurait  aucun 
inconvénient,  au  moins  pendant  le  temps  de  paix,  à  confier  aux 
médecins  la  direction  du  service  de  santé  à  l'intérieur,  »  M.  le  mi- 
nistre, craignant  sans  doute  d'avoir  outre-passé  son  programme, 
ajoute:  «  Cependant,  messieurs,  permettez-moi  de  vous  faire  obser- 
ver qu'en  définitive  les  administrations  municipales  ne  confient 
pas  aux  médecins  la  direction  de  leurs  hospices.  Pourquoi  donc  le 
ferait-on  pour  les  hôpitaux  militaires?..  En  vérité,  je  me  demande 
pourquoi  nous  confierions  aux  médecins  la  direction  de  nos  hôpi- 
taux, quand  il  n'y  a  pas  un  exemple  d'un  hôpital  dvil  dirigé  par 
on  médecin.  » 

Id,  M.  le  ministre  commet  une  erreur  de  fait,  puisqu'on  France 
même,  la  plupart  de  nos  asiles  d'aliénés  sont  dirigés  et  administrés 
parles  médecins  en  chef  et  qu'un  grand  nombre  d'hôpitaux  dvils  en 
Allemagne,  en  Autriche,  en  Russie  sont  sous  la  direction  du  méde- 
cin. M.  le  ministre  ignore-t-il  donc  que  les  médecins  civils  français 
se  plaignent,  comme  leurs  collègues  de  l'armée,  de  ce  que  le  mé- 
decin n'a  pas  une  part  assez  grande  dans  l'organisation  et  le  fonc- 
tionnement des  hôpitaux?  D'ailleurs,  peut-on  comparer  la  situation 
de  deux  médecins  chargés  d'un  service,  l'un  dans  un  hôpital  civil, 
l'antre  dans  un  hôpital  militaire,  quant  à  leurs  rapports  avec  l'ad- 
ministration de  l'hôpital  ? 

Le  médecin  civil,  dans  la  plupart  de  nos  plus  grandes  villes, 
doit  sa  place  au  concours,  ce  que  lui  donne  déjà  un  haut  degré 


190  BSTUE  IMSS   DSDX.  MONPES. 

d'indépendance.  Dans  la  vie  sociale,  dans  le  monde,  bora  de  Thô- 
pital,  le  médecin^  par  aa  position  scientifique,  par  ses  relations, 
presque  toujours  par  sa  fortune^  occupe  un  rang  bien  su|>érieur  à 
celui  du  directeur,  de  Téconome  ou  de  l'agent  administratif  chargé 
de  la  gestion  de  l'hôpital  auijuel  ce  médecin  est  attaché.  Nous  ne 
sommes  pas,  que  M.  le  ministre  le  sache  bien,  les  subordonnés  de 
l'administration  des  hôpitaux  dans  le  sens  qu'on  donne  i  ce  mot 
Pour  le  médecin  militaire  français,  au  contraire,  cette  subordina- 
tion est  complète,  comme  est  dans  la  vie  militaire  toute  subordina- 
tion. Le  médecin  d'hôpital  civil  réclame  le  droit  de  peser  de  toute 
son  ajutorité  scientifique  sur  la  direction  du  service  hospitalier, 
mais  il  n'accepterait  pas  d'être  le  directeur  de  l'hôpital.  Ce  qui  est 
logique  pour  le  médecin  en  chef  d'un  asile  d'aliénés^  ce  qui  est 
logique  pour  les  médecins  directeurs  des  hôpitaux  civils  étrangers, 
lesquels  n'ont  pas  d'autre  rôle  à  remplir  que  celui  de  diriger  l'éta- 
blissement qui  leur  est  confié  et  dont  les  appointemens  s<Hit  en 
rapport  avec  les  fonctions ,  serait  pour  le  médecin  d'hôpital  civil 
français  une  charge  inacceptable.  Nos  fonctions  hospitalières  étant 
presque  toujours  gratuites,  ou  à  peu  près,  ce  n'est  pas  l'hôpital, 
mais  la  clientèle  qui  nous  fournit  nos  ressources;  si  donc  nous 
pouvons  donner  par  amour  pour  la  science,  par  dévoûment  pour 
l'humanité,  une  grande  part  de  notre  temps  au  traitement  des 
malades  que  renferme  l'hôpital,  nous  ne  saurions  par  surcroît  nous 
charger  de  la  direction  de  l'hôpital  lui-même.  Le  médecin  militaire, 
au  contraire,  n'ayant  et  ne  devant  avoir  à  s'occuper  d'autre  chose 
que  de  son  service  hospitalier,  peut  donner  à  l'administration,  à 
la  gestion  de  l'hôpital  tout  le  temps  que  lui  laissent  disponible  ses 
fonctions  plus  directement  médicales. 

Si  les  hôpitaux  civils  français  sont,  en  général,  administrés  par 
des  commissions  administratives,  il  y  a  pour  cela  d'excellentes 
raisons  qui  n'existent  pas  pour  les  hôpitaux  militairea.  Si  les  hôpi- 
taux civils  reçoivent  très  souvent  une  subvention  de  la  caisse  mu^- 
nicipale,  la  plus  grande  partie,  ou  du  moins  une  grande  partie  de 
leurs  ressources  provient  de  revenus  de  (^opriétés,  de  rentes, 
résultats  de  dons,  de  legs  ou  de  souscriptions.  Il  faut  gérer  ces 
propriétés,  passer  des  baux,  recueillir  des  fermages^  élever  des 
constructions,  veiller  à  leur  entretien,  et  tout  cela  n'est  nullement 
dans  le  rôle  du  médecin.  Pour  les  hôpitaux  militaires,  c'est  tout 
autre  chose;  ces  établissemens  trouvent  dans  le  budget  de  la 
guerre  les  revenus  dont  ils  ont  besoin,  et  le  médecin,  pas  plus  que 
l'intendant,  ne  sont  chargés  de  faire  rentrer  les  impôts. 

Enfin^  tous  les  malades  ne  sont  pas  admis  de  droit  dans  les  hôpi- 
taux civils  et  surtout  dans  les  hospices.  11  y  a  des  conditions  d'inr 


LA  ]l£0£CIMit  MlUTAimU  IM 

cB^ce,  d'âge,  de  durée  de  séjour,  de  droit  au  secours,  qui  ne 
penyeut  être  laissées  à  l'appréciation  du  médecin,  qui  lui,  ne  voit 
que  la  mtJadie  et  auraii  grand'peine  à  tenir  compte,  s'il  était  libre, 
des  restrictions  à  Tadmissibilité  dictées  par  des  nécessités  budgé- 
liffes.  Les  hôpitaux  militaires  au  contraire  ont  une  dientèle  abso- 
loment  définie  :  être  malade  est  pour  le  soldat  la  seule  règle  qui 
justifie  «f  commande  l'admission. 

Les  arigumens  de  M.  le  ministre  de  la  guerre,  qui  sont  aussi  ceux 
deilotendance,  n'ont  donc  aucune  valeur,  et  l'assimilation  des  hôpi- 
pitaax  militaires  aux  hôpitaux  cirils  est  sous  tous  les  rapports 
iflieceptable. 

III. 

au-dessus  de  tous  les  raisonnemens  a  priori  il  y  a  les  laits,  il 
f  a  l'expérience,  et  nous  allons  yoir  que  ce  qu'on  déclare  inappli- 
cable et  à  peu  près  impossible  en  France  est  appliqué  à  l'étranger  ; 
DOQs  allons  voir  que  l'Angleterre,  TAlIemagne,  l'Autriche,  le  Por- 
tugal, l'Italie,  la  Belgique,  la  Russie,  nous  ont  ici  encore  devancés 
dffls  la  voie  du  progrès  en  domiant  à  leur  médecine  militaire  cette 
lutonomie  jusqu'ici  refusée  à  la  médecine  militaire  française. 

Les  campagnes  de  Crimée  et  d'Italie  avaient  mis  en  évidence  les 
dfeastreux  effets  de  notre  organisation  médicale  militaire  et  l'in-» 
^flSsance  absolue  de  l'intendance.  Si  cette  leçon  fut  perdue  pour 
DOQS,  l'étranger  sut  en  profiter.  Aussi,  lorsque  les  États-Unis,  au 
début  de  la  guerre  de  la  sécession,  oi^anisèrent  leur  service  médi* 
cal,  ils  donnèrent,  pour  la  première  fois,  aux  médecins  la  direction 
eidosiTe  de  ce  service.  Le  résultat  fut,  on  peut  le  dire,  merveil- 
leux. La  chirurgie  américaine,  livrée  à  elle-même,  pouvant  déployer 
tmte  son  énergie,  toute  son  initiative  et  mettre  à  profit  ses  con- 
naissances, sut  ouvrir  aux  soldats  blessés  et  malades  202  hôpitaux 
neofermant  136,89A  lits,  qui  furent  successivement  occupés  par  le 
diiflre  énorme  de  li3,318  blessés  et  2,2&7,i03  malades.  Aussi 
est'Ce  avec  xm  légitime  orgueil  que  le  compte-rendu  officiel  de  la 
gtierre  (circulaire  n«  6j  a  pu  dire  :  «  Au  lieu  de  placer  à  la  tète 
f  établissemens  ccmsacrés  au  soulagement  des  malades  et  des 
Messfeées  ofliders  de  Tarmée  qui,  quelles  que  puissent  être  leurs 
autres  qualités,  ne  sauraient  comprendre  ce  qcie  réclame  la  science 
médicale  et  qui,  avec  les  meilleures  intentions  du  monde,  pewent 
Tavement  compromettre  les  soins  du  chirurgien,.,  notre  gouver- 
nement, arrec  la  plus  sage  confiance,  fit  du  ohirurgien  le  chef  le 
'-  )n)])Qandant  de  l'hôpital,  et  tandis  qu'il  le  rendait  responsable  de 
s-^s  mesures  organisatrices,  il  lui  mettait  entre  le3  mains  le  pouvoir 


192  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  rendre  les  résultats  favorables...  Jamais  auparavant^  dam  V his- 
toire du  mondey  la  mortalité  des  hôpitaux  militaires  ne  fut  si 
faible  en  temps  de  guerre^  et  jamais  ces  hôpitaux  ne  furent  aussi 
complètement  garantis  des  maladies  qui  y  prennent  naissance.  » 

Jusqu'à  cette  époque,  Torganisation  de  la  chirurgie  militaire  des 
armées  européennes  était,  dans  ses  grandes  lignes,  calquée  sur  la 
nôtre;  les  deux  exemples,  si  opposés  dans  leurs  résultats,  de  la 
France  en  Grimée,  en  Italie,  et  des  États-Unis  pendant  la  guerre  de 
la  sécession  devaient  éclairer  les  gouvememens,  —  à  l'exception 
du  nôtre,  —  sur  la  nécessité  d'une  réforme  radicale.  La  Prusse, 
dès  1863,  l'Autriche  en  186&,  la  Russie,  l'Angleterre,  l'Italie,  le 
Portugal,  l'Espagne,  et  récemment  la  Belgique,  ont  affranchi  leur 
chirurgie  militaire  du  joug  de  l'intendance  et  donné  au  corps 
médical  cette  autonomie  que  nous  ne  cesserons  de  réclamer  pour 
la  médecine  militaire  française.  L'expérience  du  Schleswig,  en  186i, 
de  la  guerre  de  Bohème  en  1866,  consacra  l'utilité  de  ces  réformes, 
faites  d'abord  avec  une  certaine  réserve,  et  quelques  états  ont 
remanié  plusieurs  fois  leur  organisation  sanitaire,  mais  toujours 
dans  le  sens  d'une  plus  large  et  plus  libre  action  du  corps  médical 
militaire.  L'Autriche,  après  avoir  modifié  en  1870  son  règlement 
de  1864,  a  promulgué  en  1878  un  ordre  impérial  réglementant 
dans  tous  ses  détails  le  service  de  santé  militaire.  La  Prusse,  par 
l'ordonnance  de  186S,  avait  réformé  son  organisation,  jusque-là 
copiée  sur  la  nôtre;  l'expérience  de  1866» le  désir  incessant  du  pro- 
grès qui  caractérise  l'Allemagne,  amena  la  grande  réforme  de  1868. 
La  guerre  franco-allemande  montra  qu'il  y  a  toujours  place  pour 
des  améliorations  :  de  là  les  ordonnances  de  1873  sur  le  service 
en  temps  de  paix,  de  1878  sur  le  service  en  campagne.  L'Angle- 
terre, dont  l'organisation  sanitaire  était  déjà  si  libérale,  a,  par  les 
décrets  du  1*'  janvier  et  du  i*^  février  1878,  étendu  encore  les 
attributions  du  corps  médical. 

Il  est  cependant  un  pays  qui  a  suivi  à  cet  égard,  mais  sur  un 
point  seulement,  une  marche  rétrograde  ;  ce  pays,  c'est  l'Espagne. 
Les  règlemens  du  19  mai  et  du  1*'  septembre  1873  donnaient  au 
corps  médical,  dans  les  ambulances  et  dans  les  hôpitaux,  une  auto- 
nomie complète.  Pendant  une  longue  guerre  civile  qui  a  mis  sur 
le  pied  de  guerre  une  armée  de  plus  de  deux  cent  mille  hommes,  pas 
une  seule  épidémie  n'a  été  observée;  la  proportion  des  malades  n'a 
pas  dépassé  à  pour  100  de  l'effectif;  la  proportion  des  guérisons  a 
été  des  plus  favorables.  Cependant,  un  décret  du  10  avril  1880  a  eu 
pour  effet  de  donnée  à  un  offider  de  l'armée  la  direction  des  hôpi- 
taux en  temps  de  paix,  et  d'en  confier  le  service  subalterne  à  des 
religieuses.  Les  deux  motifs  allégués  furent  :  l'un  que  la  journée 


LA  MÉDECINE  MILITAIRE.  !l9u 

d'hôpital  avait  dépassé  depuis  six  aos  les  prix  antérieurs,  ce  qui 
n'a  rien  d'extraordinaire;  l'autre  que  la  mortalité  avait  augmenté, 
ce  qui  est  fort  discutable.  Peut-être  trouverait-on  l'explication  de 
cette  fâcheuse  mesure  dans  ce  fait,  que  le  ministre  actuel  est  l'an- 
cien directeur  de  l'intendance  au  ministère  de  la  guerre  et  que 
le^rédacteur  du  rapport  (lequel  contient,  du  reste,  de  graves  erreurs 
de  fait  quant  à  l'organisation  médicale  des  diverses  armées  de  l'Eu- 
rope) est  un  intendant  militaire. 

Nous  ne  croyons  pas  utile  de  donner  avec  quelque  détail  l'organi- 
sation particulière  à  chaque  pays;  nous  l'avons  déjà  fait  ici-même, 
ily  a  quelques  années,  pour  la  Prusse  et  pour  l'Autriche  (1);  il 
Doussuflira  de  montrer  comment,  dans  les  grandes  armées  de  l'Eu- 
rope, la  direction  du  service  médical  a  pu  avec  avantage  être  con- 
fiée aux  médecins;  ce  sera  la  meilleure  manière  de  répondre  aux 
objections  de  ceux  qui,  par  excès  de  dévoûment  envers  l'intendance, 
par  fidélité  à  la  routine,  ou  par  ignorance  de  ce  qui  se  pisse 
au-delà  de  nos  frontières,  s'opposent  aux  progrès  de  notre  organi- 
sation médicale  militaire.  11  ne  leur  restera  plus  qu'un  argument 
qu'ils  n'oseraient  produire  :  c'est  qu'en  pareille  matière,  un  Français 
o'est  pas  assez  intelligent  pour  remplir  des  fonctions  qu'on  a  pti 
avec  avantage  confier  à  un  Russe,  un  Anglais,  un  Allemand,  un 
Portugais,  un  Italien,  un  Autrichien,  un  Belge,  etc. 

Voyons  d'abord  ce  qui  se  passe  en  temps  de  paix  auprès  du  pou- 
voir central  et  dans  les  hôpitaux.  En  France,  le  conseil  de  santé 
des  araiées  n'a  que  voix  consultative,  il  n'est  pas  en  rapport  direct 
avec  le  ministre,  et  ce  n'est  que  par  l'intermédiaire  de  la  cinquième 
direction,  celle  des  services  administratifs,  qu'il  transmet  au 
ministre  les  avis  qu'on  peut  lui  demander.  C'est  à  cette  direction 
des  services  administratifs  qu'appai  tient  la  direction  du  service  de 
santé.  En  Allemagne,  à  la  tête  du  corps  de  santé  est  le  médecin- 
major-général  de  l'armée,  lequel  centralise  entre  ses  mains  tout  le 
senice.  Il  est  au  ministère  le  chef  d'un  département  spécial,  immé- 
diatement subordonné  au  ministre  et  correspondant  directemert 
avec  lui.  L'Angleterre,  le  Portugal,  l'Italie,  ont  une  organisation 
semblable.  En  Autriche-Hongrie,  l'administration  centrale  du  ser- 
vice de  santé  forme  la  quatorzième  division  du  ministère  de  la 
guerre.  Placée  sous  la  direction  d'un  des  deux  médecins- majors- 
généraux  de  l'armée,  elle  centralise  toutes  les  affaires  relatives  au 
service  de  santé  dans  toutes  ses  branches.  A  côté  de  cette  direc- 
tion existe  a  un  comité  de  santé  »  composé  de  médecins  choisis 
en  raison  de  leurs  connaissances  scientifiques,  mais  sans  acception 

(1)  Voyes  U  Bwue  an  1*'  noTembre  1871. 
ton  hjl  *  188t,  13 


19A  REVUE   DE8   BECX  M<Mn>E8. 

du  grade,  et  présidé  par  l'autre  médecm-major-général^  Les  attri- 
butions de  ce  comité  sont  exclusivement  scientifiques  et  ne  se  rap- 
portent pas  au  service  proprement  dit.  £q  Russie,  à  la  tète  du  corps 
de  santé,  est  le  médecin-inspecteur-général  (D'  Koslt^j,  dont  les 
attributions  comprennent  la  direction  du  personnel,  rexécution 
pratique  du  service,  la  gestion  des  fonds  et  du  matériel,  la  vérifi- 
cation et  le  contrôle  de  la  comptabilité. 

II  n'est  pas  inutile  de  noter  que,  dans  les  armées  allemande, 
anglaise,  autrichienne,  italienne,  portugaise,  russe,  les  médecins 
ne  sont  pas  seulement  assimilés  comme  grades  aux  officiers  de 
l'armée,  ils  sont  personnes  militaires  {per$onen  des  soldattn- 
siandes)^  c'est-àrdire  officiers  combattans,  et  leur  pouvoir  discipli- 
naire n'a  d'autre  limite  que  leur  grade. 

En  France,  nous  Tâtons  déjà  dit,  la  direction  des  hôpitaux  mili- 
taires appartient  à  l'intendance  et  à  ses  représentans,  auxquels  les 
médecins,  même  le  médecin  en  chef,  sont  subordonnés.  Presque 
partout,  à  l'étranger,  cette  direction,  en  temps  de  paix  et  pour  les 
hèpitaux  de  l'intérieur,  appartient  aux  médecins^  mais  avec'  des 
attributions  plus  ou  moins  étendues.  En  Autriche,  le  médecin  en 
chef  de  l'hôpital  a  autorité  sur  le  personnel  des  médecins  et  des 
pharmaciens,  qui  ne  relèvent  que  de  lui,  et  donne  des  ordres  en  ce 
qui  concerne  le  service  au  personnel  de  la  troupe  sanitaire  et  an 
comptable  de  l'hôpital.  Mais  il  existe  un  conseil  d'administration 
de  l'hôpital  composé  de  l'officier  commandant  la  troupe  sanitaire, 
du  comptable  et  du  médecin  en  chef,  lequel  préside  le  conseil.  En 
cas  de  conflit,  la  question  est  soumise  au  commandant  de  la  gtfm- 
son  pour  les  aflaires  militaires,  au  médecin  en  chef  de  la  circon- 
scription pour  les  affaires  médicales,  ou  à  Tintendant  pour  les  diffi- 
cultés administratives  ou  financières.  En  Russie,  le  médecin  en 
chef  est  aussi  le  chef  direct  de  tout  le  personnel  sanitaire;  il  pré- 
side la  commission  administrative,  composée  des  médecins  et  em- 
ployés de  l'hôpital.  Cette  commission  peut  de  son  autorité  prendre 
des  mesures  dont  l'exécution  n'exige  pas  une  dépense  de  plus 
de  100  roubles.  Elle  relève,  pour  ce  qui  concerne  le  service  médical, 
du  médecin  en  chef  de  la  circonscription ,  et  pour  ce  qui  a  trait  aux 
aiTah'es  administratives,  de  l'inspecteur  des  hôpitaux. 

En  Allemagne,  en  paix  comme  en  guerre,  l'autorité  du  médecin 
en  chef  d'un  hôpital  est  complète,  s'étend  sur  tout  le  personnel  et 
camprend  la  gestion  tout  entière.  Depuis  les  ordonnances  du 
U'  janrier  1873,  les  hôpitaux  de  paix,  au  lieu  d'être  administrés 
par  des  commissions,  sont  placés  sous  la  direction  du  médedn  en 
chef.  Le  médecin  en  chef  exerce  le  commandement  sur  le  personnel 
médical,  les  aides  de  lazaret,  les  infirmiers,  etc.;  il  a  le  pouyoir 


Là  «DCCniK  HUITAIRE.  195 

discipliaaire  d'an  commandant  de  compagnie  non  détachée.  Il  peut 
iifiiger  aux  employés  administratifs  et  aux  pharmaciens  des  amendes 
alknt  jusqu'à  trois  thalers,  au  besoin  leur  interdire  proyisoirement 
lears  fonctions,  sauf  à  en  rendre  compte  à  l'autorité  supérieure  corn» 
pétente.  A  son  entrée  en  fonctions,  Tbôpital  lui  est  remis  arec  un 
îmreDtaire,  et  le  procès-verbal  de  prise  de  possession  est  adressé 
à  l'intendance.  Dans  les  hôpitaux  peu  importana,  le  médecin  en 
chef  a  la  gestion  économique.  Dans  les  hôpitaux  plus  importans 
et  dans  lesquels  il  existe  des  agens  sonmis  au  cautionnement,  le 
médecin  est  déchargé  du  détail  de  la  gestion  ;  on  form^,  en  ce  cas, 
une  t  gérance  de  caisse  et  d'éconraiat  »  attribuée  à  un  ou  deux 
comptables  (inspecteurs  de  lazaret),  qui  doivent  se  conformer  aux 
ord^s  du  médecin  en  chef,  sauf,  »  cas  de  désaccord,  à  provoquer 
de  sa  part  une  décision  formelle.  Alors  un  procës*verbal  est  dressé 
et  il  est  soumis,  à  l'époque  des  inspections,  à  l'intendant  et  au 
médecin-général.  Les  contrats  passés  par  la  gérance  doivent  rece- 
voir l'assentiment  du  médecin  en  chef;  on  soumet  également  à  son 
approbation  les  comptes,  la  correspondance  administrative,  etc. 
Le  médecin  a  le  devoir  de  contrôler  le  service  dt  s  agens  de  la 
caisse  et  de  l'économat,  de  surveiller  l'entretien  des  bâiimens,  du 
matériel,  l'emploi  régulier  des  denrées,  des  vivres,  etc«  Chaque 
mois  et  aussi  quand  il  y  a  lieu  de  supposer  que  la  caisse  a  subi  un 
dommage  (incendie,  vol,  etc.),  il  la  vérifie.  En  dehors  de  ce  cas,  la 
vMfication  n'est  faite  par  lui  qu'avec  l'autorisation  de  l'intendant. 
U  médecin  en  chef  est  responsable  des  fautes  commises  par  ses 
agens,  en  tant  que  son  contrôle  a  été  insuffisant. 

En  Italie,  la  direction  de  l'hôpital  appartient  au  médecin,  et  l'ar-* 
ticle  2  du  décret  du  17  novembre  1872  est  ainsi  conçu  :  «  L'offi- 
cier de  santé,  directeur  des  hôpitaux  militaires  d'une  division, 
chargé  déjà  de  la  direction  technique  da  service  de  santé  dans  cm 
hôpitaux,  joindra  à  ces  attributions  la  direction  administrative  et  la 
direction  discipliaaire;  il  sera  en  conséquence  revêtu  de  l'autorité 
d'un  chef  de  corps,  tant  en  ce  qui  concerne  le  personnel  qu'en  se 
qui  concerne  le  matériel.  »  En  Angleterre  (ordonnance  du  l*'  juil- 
let 1876),  le  médecin  en  chef  de  l'hôpital  a  sous  sa  juridiction  et 
sa  surveillance  les  officiers  et  sous-officiers  attachés  à  l'établisse* 
ment.  Enfin,  en  Portugal,  la  direction  des  hôpitaux  militaires  appar- 
tient exclusivement  au  médecin  en  chef. 

Quelque  complète  que  soit  presque  partout  en  Europe  Tant»- 
rite  du  nftédecin,  il  est  à  peine  utile  d'ajouter  que  le  médecin  en 
ehrfd'un  hôpital  ne  constitue  pas  dans  l'armée  une  autorité  indé- 
pendante ne  relevant  que  des  autorités  médicales  supérieures. 
Cela  ne  saurait  être  et  n'existe  nulle  part.  Le  général  ea  chef  d'oie 
armée,  d'une  circonscription  d'un  corps  d'armée,  est  le  cbef  naturel 


196  BEVCfi   DUS  DEUX  MONDES. 

de  tous  les  services  militaires  que  comprend  Tarmée  ou  la  circon- 
scription qu'il  commande  ;  la  médecine,  pas  plus  que  le  génie  ou 
l'artillerie,  ne  sauraient,  malgré  leur  autonomie,  échapper  à  son 
autorité.  Au-dessus  du  médecin  en  chef  d'un  hôpital,  il  y  a  donc  le 
général  en  chef  du  corps  ou  ses  représentans  directs,  qui  sont  dans 
Tespëce,  lorsqu'il  s'agit  d'un  hôpital  placé  dans  une  ville,  non  pas 
comme  en  France  l'intendant,  ou  même  ce  que  nous  appelons  le 
commandant  de  place,  mais  le  commandant  de  la  garnison,  c'est- 
à-dire  le  représentant  direct  du  général  en  chef. 

Il  est  facile  de  voir  par  ce  rapide  aperçu  que,  si,  dans  tous  les 
grands  états  de  l'Europe,  à  l'exception  de  la  France  et  aujourd'hui 
de  l'Espagne,  la  direction  des  hôpitaux  en  temps  de  paix  appartient 
au  médecin  ;  si  pour  quelques-uns  d'entre  eux  il  existe  à  côté  du 
médecin  en  chef  un  conseil  d'administration  que  ce  médecin  du 
reste  préside,  c'est  qu'en  temps  de  paix  il  y  a  rarement  urgence 
i  prendre  une  décision.  Mais  en  temps  de  guerre  tout  change;  la 
rapidité  d'exécution  ne  pouvant  s'obtenir  qu'avec  l'unité  de  direc* 
tion,  le  conseil  d'administration  disparaît,  et  partout  la  direction  des 
hôpitaux  de  guerre  et  des  ambulances  appartient  exclusivement  au 
médecin.  On  voit  ce  que  valent  sur  ce  poiot  les  opinions  de  M.  le 
ministre  de  la  guerre,  qui  accorderait,  dit-il,  assez  volontiers  l'au- 
tonomie en  temps  de  paix,  mais  qui  serait  effrayé  de  la  voir  exister 
en  temps  de  guerre. 

L'arrêté  royal  promulgué  en  Belgique  au  mois  de  mai  dernier  est 
ainsi  conçu  :  «  Attendu  que  l'expérience  des  dernières  guerres  a 
démontré  qu'il  est  avantageux  de  donner  au  corps  médical  la  direc- 
tion et  la  responsabilité  du  service  de  santé  en  campagne...  Sur  la 
proposition  de  notre  ministre  de  la  guerre,  avons  arrêté  et  arrê- 
tons :  Art.  i^'.  Le  service  de  santé  de  Tarmée,  en  temps  de  guerre, 
constitue  un  organe  distinct  placé  sous  l'autorité  directe  du  com- 
mandant et  sous  le  contrôle  financier  de  l'intendance.  —  Art.  2.  La 
direction  et  la  responsabilité  du  service  de  santé  en  campagne  sont 
confiées  au  corps  médical  militaire,  etc.  » 

Le  règlement  allemand  du  10  janvier  1 S78,  comme  celui  de  186^, 
donne  au  médecin  seul  la  direction  du  service.  «  Le  chef  du  service 
de  santé  est,  au  grand  quartier-général,  l'autorité  centrale  chargée 
de  la  direction  sanitaire  sur  le  théâtre  de  la  guerre.  11  est  respon- 
sable de  l'exécution  du  service  de  santé  en  campagne  dans  toute 
son  extension. . .  Le  chef  du  service  de  santé  des  armées  est  le  chef 
de  tout  le  personnel  de  santé  sur  le  théâtre  des  opérations  ;  il  est 
revêtu  de  l'autorité  disciplinaire  d'un  commandant  (général)  de  divi- 
sion. Les  fonctions  de  chef  du  service  de  santé  sont  remplies  par 
le  médecin-major-général  de  l'armée  {general-stabsarzt  der  armee)^ 
ou  à  son  défaut  par  un  médecin-général  (art.  19).  »  L'armée  aile- 


LA  MÉDEdMË   MILITAIRE.  I9f 

iP&Bde  en  campagne  se  divise  en  armées  dont  chacune  comprend 
un  GSTiûa  nombre  de  corps  d'armée.  Le  service  médical  de  cha- 
cune de  ces  sabdivisions  est  fondé  sur  le  môme  principe,  a  Au 
fmartier-général  de  chaque  armée  est  attaché  un  médecin-général 
d'armée  {armee-general^rzi),  chargé  d'exercer,  d'après  les  indica- 
tions du  général  commandant  en  chef  de  l'armée,  la  haute  direc- 
tion sur  l'ensemble  des  corps  d'armée  composant  l'armée;  il  a 
l'autorité  disciplinaire  d'un  général  de  brigade  (art.  20).  »  Dans 
chaque  corps  d'armée,  la  direction  du  service  médical  est  confiée, 
d'après  les  mêmes  principes,  à  un  médecin-général  de  corps  Skv- 
m^  {corps-general-arzi).  Les  fonctions  de  médecin  en  chef  d'un 
corps  d'armée  en  temps  de  paix  ou  en  cas  de  mobilisation  sont 
intéressantes  à  connaître.  Elles  comprennent  les  opérations  sui- 
Tantes  :  appel  à  l'activité  du  personnel  médical,  —  répartition,  dans 
les  corps  de  troupes  de  ce  personnel,  des  pharmaciens  et  des  infir- 
miers, —  réception  du  personnel  administratif  fourni  par  l'inten- 
dance, —  réception  des  hommes  et  chevaux  fournis  par  le  train,  — 
réception  des  voitures  et  du  matériel  hospitalier  en  consigne  au 
dépôt  du  train,  —  achat  des  médicamens  et  denrées,  qui  ne  doivent 
être  acquis  qu'au  moment  de  la  mobilisation,  etc.  Le  service  de 
santé  de  seconde  ligne  est  organisé  sur  ces  mêmes  principes  de  la 
direction  médicale. 

II  serait  inutile  de  reproduire  pour  les  autres  armées  les  articles 
qni  réglementent  le  service  de  santé  en  campagne.  L'Autriche,  l'Ita- 
lie, l'Angleterre,  la  Russie  ont  une  organisation  calquée  sur  l'orga- 
nisation médicale  militaire  de  l'armée  allemande  ;  si  quelques-unes 
en  diffèrent,  c'est,  comme  nous  allons  le  voir,  par  une  extension 
pins  grande  encore  des  droits  donnés  aux  médecins  en  chef. 

Ud  élément  qui  ne  figure  pas  en  temps  de  paix  vient  pendant  la 
guerre  s'ajouter  au  service  de  santé;  cet  élément,  qui  n'existe  pas 
malheureusement  encore  en  France,  ce  sont  les  compagnies  sani- 
taires, comprenant  une  partie  de  ce  que  nous  empruntons  au  train 
des  équipages,  et  des  détachemens  d'infirmiers  brancardiers.  En 
Italie,  en  Portugal,  en  Angleterre,  les  troupes  sanitaires  sont, 
comme  tout  le  reste  du  personnel  de  santé,  sous  le  commandement 
do  médecin.  En  Allemagne,  en  Autriche,  elles  restent  sous  l'auto- 
rité directe  de  l'offidei'  de  troupe  qui  les  commande,  bien  que  cet 
officier  soit  tenu  de  déférer  aux  réquisitions  du  médecin  en  chef. 
Voici  ce  que  disait  à  cet  égard,  au  congrès  de  1878,  M  le  docteur 
Roil),  médecin-général  de  l'armée  allemande  :  «  Nous  commandons  à 
tout  le  service  de  santé,  mais  les  brancardiers  sont  encore  sous  les 
ordres  des  officiers  de  troupe,  et  il  en  résulte  des  choses  désagréa- 
bles pour  nous  et  fâcheuses  pour  le  bien  du  service.  J'ai  eu  comme 
médecin  en  chef  de  l'armée  l'expérience  que  deux  puissances  égales 


19â  R&VU£  D£â  DEUX  JlOUU&S. 

ne  peuvent  pas  exister  Tune  à  côté  de  l'autre...  La  chose  nécessaire 
pour  toutes  les  années,  c'est  que  l'on  forme  des  troupes  sanitaires 
spéciales  organisées  comme  le  génie»  l'artillerie,  le  train;  que  ces 
troupes  sanitaires  soient  indépendantes  des  autres  troupes  et  qu'elles 
puissent  se  recruter  comme  elles.  Ces  troupes,  comme  tout  le  reste 
du  service  médical,  devraient  être  sous  la  direction  des  naédecios.  » 
A  cette  observation  si  juste,  M.  le  docteur  Loiigmore,  chirurgien- 
général  de  l'armée  anglaise,  répondait  :  «  La  question  a  élié  décidée 
en  Angleterre,  et  Jai  vu  les  médecins  exercer  le  commaodement. 
Ils  sont,  en  effet,  à  la  tête  des  compagnies  de  brancardiers,  et  Les 
of&ciers  d'administration  leur  sont  subordonnés.  » 

Enfin,  il  est  un  dernier  élément  qui,  dans  une  certaine  mesure, 
a  fait  obstacle  à  l'indépendance  du  corps  médical  français,  c*eat 
l'existence  des  pharmaciens  militaires.  Si  l'on  se  reporte  4  la  dis- 
cussion de  1873  devant  l'Académie  de  médecine,  on  voit  que  le 
pharmacien  s'insuiige  à  l'idée  d'être  subordonné  au  médecin,  et. 
peu  s'en  faut  que,  pour  éviter  cette  subordination,  il  ne  préîfere 
la  suprématie  de  l'intendance.  Cependant  là  où  il  y  a  un  chef, 
il  y  a  des  subordonnés,  et  personne  n'a  encore  eu  l'idée  de  don- 
ner au  pharmacien  la  direction  du  service  médical.  Du  reste, 
une  des  caractéristiques  de  notre  organisation  médicale  militaire, 
c'est  la  place  incroyablement  considérable  donnée  au  pharmacien. 
Dans  le  tableau  B  du  projet  présenté  par  le  général  Farre,  pour 
un  effectif  de  treize  cents  médecins,  il  y  a  cent  quatre-vingt-cinq 
pharmaciens;  cependant  l'Italie  n'en  a  que  quatre-vingt-neuf, l'Au- 
triche soixante-cinq  e4  l'Allemagne,  pour  un  effectif  de  seize  cent 
vingt-huit  médecins,  ne  compte  que  17  pharmaciens.  Il  y  a  plus, 
en  Allemagne  et  en  Autriche  »  tandis  que  les  médecins  forment 
un  corps  spécial  d'ofiSciers  considérés  comme  personnes  militaires, 
e'^est-à-dire  considérés  comme  combattans,  ce  qui  n'est  que  jus* 
tice,  les  pharmaciens  appartiennent  à  la  classe  des  employés  mili- 
taires (BeanUen).  Il  en  est  de  méove  en-  Russie,  où  les  pharmaciens 
ne  portent  pas  l'épaulette  que  portent  les  médecins  conmie  insigne 
de  leur  grade.  S'il  est  indispensable  d'avoir  à  la  tête  des  dépôts  de 
médicaraens  ou  dans  les  laboratoires  de  la  pharmacie  centrale  des 
savans  ayant  reçu,  comme  les  pharmaciens,  une  instruction  spé- 
ciale ;  s'il  est  utile,  mais  non  indispensable,  d'en  avoir  à  la  tête  du 
service  pharmaceutique  des  grands  hôpitaux,  le  pharmacien  est  une 
superfétation  dans  les  ambulances  et  même]dans  les  hôpitaux  mobiles 
en  activité  sur  le  théâtre  de  la  guerre.  Les  médicamens  officinaux 
sont  tout  préparés  dans  les  caissons,  et  quant  aux  préparations 
extemporanées,  qui  ne  consistent  guère  que  dans  des  mélanges 
et  des  pesées,  il  n'est  pas  un  médecin  qui  ne  soit  capable  de  les 
effectuer.  Du  reste,  en  temps  de  guerre,  U  mobilisation  fouraiiait 


LA  KÉOECINE  ITTLITAIBE.  109 

à  h  médecine  militaire  plus  de  pharmaciens  qu'il  n'en  faut.  Quoi 
qn'R  en  soit,  dans  toutes  les  années  étrangères,  le  pharmacien, 
B'étant  que  l'aide  du  médecin^  lui  est  subordonné  comme  tout  le 
personnel  du  service  de  santé. 

Je  ne  crois  pas  devoir  parler  des  secours  volontaires  ert;  des  socié- 
tés que  quelques  personnes  regardent  comn^e  pouvant  se  substi- 
tuer en  temps  de  guerre  à  la  chirurgie  militaire.  L'ignorance  et  la 
présomption,  si  elle%  ne  les  justifient  pas,  excusent  bien  des  absur- 
dités. La  substitution,  en  tout  ou  en  partie,  des  sociétés  de  secours 
à  la  chirurgie  militaire  pourra  être  discutée  par  un  homme  sérieux 
le  jour  oti  l'on  proposera  sérieusement  la  suppression  totale  ou 
partielle  de  l'artillerie  dans  l'armée  et  son  remplacement  par  les 
sociétés  civiles  d'artilleurs  volo&taires* 

L'exposé  sommaire  de  l'organisation  de  la  médecine  militaire 
dans  les  armées  étrangères  montre  que,  malgré  les  objections  de 
ceox  qui,  ignorant  ce  qui  existe  ailleurs,  substituent  le  raisomiement 
à  Texpérience  des  faits,  le  service  de  santé  militaire  peut,  pen- 
dant la  paix  comme  pendant  la  guerre,  être  confié  à  la  compétence 
et  au  dévoûment  des  médecins  militaires.  Mais  nous  pouvons  nous 
demander  si  cette  indépendance  du  corps  médical  a  produit  des 
résultats  qui  justifient  l'autonomie  accordée  au  corps  de  santé. 
Cest  ce  qui  nous  reste  à  examiner. 

Les  effiets  d'une  bonne  organisation  doivent  se  faire  sentir  dans 
toutes  les  parties  du  service  depuis  le  moment  où  le  blessé  tombe 
sur  le  champ  de  bataille,  jusqu'au  moment  où  il  trouve  dans  les 
soins  éclairés  des  médecins  la  guérison  de  ses  blessures.  L'absence 
d'un  service  spécial  de  brancardiers,  l'ùisufiisance  numérique  des 
soldats  du  train,  conducteurs  de  eacolets  et  de  litières,  rendent 
impossible,  dans  notre  année,  l'enlèvement  rapide  des  blessés  tom- 
bés sur  le  chan^>  de  bataille.  Nous  ne  parlerons  pas  de  la  dernière 
guerre,  pour  ce  qui  concerne  la  France,  puisque  presque  partout 
l'ennemi  étant  resté  en  possession  an  champ  de  bataille^  c'est  k'iui 
qu'incombait  le  soin  de  relever  nos  soldats  blessés.  En  Italie,  beau- 
caup  de  nos  blessés  de  Solferino  sont  restés  sans  secours  deux 
jours  et  quelques-uns  trois  jours  sur  le  champ  de  bataille  ;  dans  les 
années  allemande,  aotricliienne  et  russe,  grftce  au  s^vice  des  bran- 
cardiers de  renfort  oboîsis  dans  les  rumens  prenant  part  au  corn- 
bait,  çrâce  aux  compagnies  d'infirmiers  brancardiers,  les  blessés  ont 
été  aussitfti  relevés.  Chargé,  après  nos  grandes  bataiUes  autour  de 
Hets,  d'aller  en  parlementaire  réclamer  dans  les  ambulances  enne- 
nies,  soit  nos  blessés,  soit  même  des  médecins  militaires  prison- 
niera  avec  leur  amb\ilance,  nous  avons  été  frappé  de  voir  que 
quelques  heures  seulement  après  la  bataille  tous  les  blessés  recueil- 


SM)  BEVUB    OKS    DF.ni   MONDES* 

lis  dans  les  ambulances  allemandes  étaient,  amis  ou  ennemis,  cou- 
chés, opérés  et  déjà  pansés  avec  soin.  Lorsqu'après  Borny,  chargé 
de  la  douloureuse  mission  de  diriger,  conjointement  avec  un  des 
médecins  en  chef  allemands,  l'enterrement  de  nos  morts  tombés 
dans  les  lignes  ennemies,  nous  pûmes  parcourir  librement  le  champ 
de  bataille  de  la  veille,  nous  eûmes  la  consolation  de  voir  que  pa^ 
un  blesi^é  n'avait  été  oublié. 

Tous  les  blessés  n(>.  peuvent  être  hospitalisés  jusqu'à  leur  guéri- 
son  dans  les  environs  du  champ  de  bataille  ;  pour  éviter  l'encombre- 
ment, il  faut  évacuer  tous  ceux  qui  sont  transportables.  Les  armées 
étrangères  ont  pour  remplir  cette  mission  des  compagnies  de  bran- 
cardiers, des  voitures  d'ambulance,  des  brancards  en  nombre  consi- 
dérable; en  France,  nous  n'avons  pour  cela  que  les  fourgons  An 
train  ou  des  voitures  de  paysan  qu'on  remplit  de  paille.  C'est 
encore,  même  en  1870,  tout  ce  qu'on  put  nous  fournir  pour  rame- 
ner dans  leurs  lignes  des  blessés  allemands  échangés  contre  les 
nôtres,  et  nous  dûmes  plusieurs  fois  arrêter  la  marche  du  convoi, 
tant  nous  étions  douloureusement  impressionnés  par  les  hur- 
lemens  de  douleur  que  poussaient  de  malheureux  blessés  que  les 
cahots  des  voitures  jetait^nt  les  uns  sur  les  autres.  L'Allemagne, 
l'Autriche,  la  Russie,  peuvent  transformer  en  temps  de  guerre  leurs 
wagons  à  marchandises  pour  y  suspendre  des  brancards,  et  ils  con- 
stituent ainsi  de  véritables  hôpitaux  roulans.  Pendant  la  guerre 
franco*allemande,  la  plupart  des  blessés  allemands  ont  été  évacués 
ainsi  sur  l'Allemagne;  pendant  la  guerre  dernière,  vingt  et  un  con- 
vois, toujours  en  activité,  ont  transporté  dans  les  hôpitaux  de  leur 
pays  deux  cent  mille  malades  et  blessés. de  l'armée  russe.  Lor^i- 
qu'en  Italie  nous  eûmes  à  transporter  de  Milan  à  Vérone  des  blessés 
autrichiens  pour  les  rendre  à  leurs  compatriotes,  nous  n'eûmes  à 
notre  disposition  que  des  wagons  à  marchandises  remplis  avec  de 
la  paille,  sur  laquelle  reposaient  ces  malheureux,  et  les  choses  ne 
furent  guère  meilleures  en  1870, 

Tous  les  blessés  ne  sont  pas  transportables  ;  il  en  est  qu'il  faut 
traiter  et  par  conséquent  qu'il  faut  hospitaliser  sur  place.  C'est  ce 
que  peuvent  faire  les  armées  allemandes  qui  possèdent  des  hôpi- 
taux mobiles  de  champ  de  bataille  {Feld- Lazarethe)  ayant  leur 
organisation  propre  en  personnel  et  en  matériel,  qui  possèdent  des 
toDtes*hôpiiaux,  des  lits  démontans,  transportables,  et  nous  savons 
par  expérience  que  ces  soi-disant  impedimenta  n'ont  pas  empê- 
ché l'armée  allemande  d'exécuter,  en  1870,  des  marches  fou- 
droyantes. Grâce  aux  tentes  d'ambulance  dont  j'avais  donné  le  mo- 
dèle, en  1868,  modification  de  la  tente  d'aiAbulance  américaine,  et 
que/ avaisattribuées  aux  ambulances  que  j'avais  organisées  comme 


LA  lfàOKClN£  MILITAIRE.  191 

ckirorgieû  delà  société  de  secours  aux  blessés  militaires  eu  1870, 
grâce  à  'les  lits  que  je  fis  construire  avec  de  simples  planches,  sur 
le  modèle  de  ceux  que  j'avais  vu  employer  par  les  Prussiens  en 
186i,  lorsque  je  visitai  leurs  ambulances  du  Schleswig  avec  mon 
confrère  et  ami  M  «  le  député  Liouville,  je  pus,  dès  les  premières 
batailles  autour  de  Metz,  dresser  et  aménager  en  quelques  heures 
an  petit  hôpital  de  plus  de  cent  lits.  Depuis  douze  ans,  j'ai  hospi- 
talisé chaque  année,  pendant  six  mois,  sous  des  tentes  d'ambu- 
lante, les  blessés  de  mon  service  de  l'hôpital  Cochin  et  depuis  187S 
df*  l'hôpital  Beaujon,  jamais  un  représentant  de  l'administration  de 
la  guerre  n'a  eu  la  curiosité,  qui  eût  été  pour  lui  un  devoir,  de 
Tenir  s'enquérir  sur  place  des  avantages  ou  des  inconvéniens  de 
ce  mode  d'hospitalisation  spécialement  destiné  aux  blessés  mili- 
taires. La  chirurgie  militaire  française  étant  privée  des  moyens 
({hospitalisation  temporaire  que  possèdent  les  armées  étrangères, 
le  transport  des  blessés  s'impose  à  elle  comme  une  nécessité,  et 
ses  moyens  de  transport  eux-mêmes  sont  des  plus  défectueux.  Or 
il  est  des  opérations,  telles  que  les  résections  des  os  et  des  arti- 
culations, qui  permettent  de  guérir  un  blessé  tout  en  lui  conser- 
vant son  membre;  mais  elles  ne  sont  praticables  qu'à  la  condition 
de  pouvoir  conserver  dans  une  complète  immobilisation  le  membre 
opéré.  Pendant  la  guerre  de  sécession,  pendant  les  guerres  de  1H66 
et  de  1870,  pendant  la  guerre  de  Turquie,  Iles  chirurgiens  améri- 
cains, allemands,  autrichiens  et  russes  ont  pratiqué  un  grand  nombre 
de  résections  au  grand  bénéfice  de  leurs  malades  ;  le  chirurgien 
français  ne  peut  guère,  en  campagne,  avoir  recours  à  cette  chirurgie 
conservatrice  qu'il  pratique  en  temps  de  paix,  et  s'il  veut  avoir 
quelque  chance  de  sauver  son  blessé,  il  est  obligé  de  le  mutiler 
et  de  lui  imposer  l'amputation. 

Gomme  il  est  facile  de  le  deviner,  un  blessé  qui  est  resté  long- 
temps sur  le  champ  de  bataille  sans  être  relevé,  qui  ne  peut  être 
par  conséquent  pansé  ou  opéré  que  fort  tardivement,  qui  subit  de 
longs  transports  par  d'abominables.moyens,  qui  n'a  qu'un  peu  de^ 
paille  comme  lit,  qui  ne  reçoit'qu'une^nourriture  insuffisante  et 
qni  ne  peut  même  toujours  être  pansé  convenablement,  parce  que 
le  médecin,  par  la  faute  de  l'intendance,  manque  des  appareils  et 
des  objets  de  pansement  nécessaires,  ce  blesbé  a  peu  de  chance 
d'échapper  à  la  mort.  Aussi  malgré^  la  valeur  ibcieinifique  de  nos 
médecins,  malgré  leur  zèle,  malgré  leur  dévoûment,  la  mortalité 
de  nos  blessés  a  toujours  été  beaucoup  plus  élevée  qu'elle  ne  l'est 
dans  les  armées  étrangères. 

L  année  française  en  Grimée  a  perdu  le  chiffre  énorme  de'  72 
pour  100  de  ses  opérés,  c'est-à-dire  que,  sur  100  opérés,  il  n'en 


262  a£?CK  D£S  OfiCX  mondcs» 

guérit  que  28«  Sans  doute  (m  pourrait  objecter  que  nous  étions 
loin  de  la  France,  en  pays  ennemi,  sans  ressources  à  tirer  de  la 
contrée  et  par  un  hiver  rigoureux;  mais  que  peut-on  dire  de  pareil 
pour  la  campagne  d'Italie?  Là,  dans  un  pays  ami,  au  milieu  des 
ressources  de  toute  espèce,  pendant  l'été  et  sous  un  des  plus  beaux 
ciels  de  l'Europe,  à  six  heures  de  nos  frontières,  dans  une  cam- 
pagne où  nous  fumes  toujours  victorieux  et  qui  ne  dura  que  deux 
mois,  entourés  de  villes  et  de  villages  où  nous  pouvions  abriter 
nos  UesséSv  nous  perdîmes  63  pour  100  de  nos  opérés,  9  pour  100 
seulement  de  moins  qu'en  Grimée,  où  tout  était  conjuré  cpnCre 
nous  :  climat,  privations,  fatigues  d'une  longue  campagne,  choléra, 
typhus,  pourriture  d'hôpital.  Nous  perdîmes  en  Italie  63  de  nos 
opérés  sur  100,  quand  les  Anglais,  sur  ce  champ  de  mort  de  la 
Crimée,  n'en  perdirent  que  33  pour  100;  quand  les  Américains, 
dans  leur  lutte  gigantesque  à  travers  un  territoire  dévasté  par  la 
guerre,  au  milieu  de  toutes  les  difficultés,  n'en  perdirent  que 
AO  sur  100.  Kon,  un^pareil  état  de  choses  ne  peut  durer  1 

Au  mois  d*aoùt  1878,  pendant  l'exposition,  un  congrès  interna- 
tional sur  le  service  médical  des  armées  en  campagne  se  réunit  à 
Paris.  Les  gouvememens  étrangers  y  envoyèrent  des  délôgués  offi- 
ciels choisis  parmi  les  illustrations  de  la  chirurgie  militaire.  Parmi 
eux  se  trouvaient  le  D^  Longmore ,  chirurgien-général  de  l'armée 
anglaise,  le  D'  Kosloff,  médecin  en  chef  et  inspecteur-général  de 
Tadministralifon  médicale  de  l'armée  russe,  le  D''  Roth,  médecin 
général  de  l'armée  allemande,  le  D'  de  Losada,  médecin  inspecteur 
de  l'armée  espagnole,  le  D*^  Gunha  Bellem,  député  et  médecin  prin- 
cipal de  Tarmée  portugaise,  le  D'  Neudorfer,  un  des  médecins  les 
plus  éminens  de  l'armée  autrichienne,  le  D'  Kolff  et  le  D**  Van  Diest, 
médecins  principaux  l'un  de  l'armée  hollandaise,  l'autre  de  l'ar- 
mée belge,  etc.  Les  médecins  inspecteurs  Legouest,  délégué  par  le 
ministre,  baron  Larrey,  Gueury,  Brault  et  quelques-uns  de  nos 
médecins  principaux  représentaient  la  médecine  militaire  française. 
Notre  situation,  à  nous  médecins  français,  fut  des  plus  pénibles, 
car,  taudis  que  nos  collègues  étrangers  :  allemands,  russes,  autri- 
chiens, anglais,  pouvaient  nous  montrer  par  leur  propre  expérience 
aaus  les  guerres  récentes  combieu  de  progrès  avaient  été  réalisés, 
nous  ne  pouvions  que  baisser  la  tête  et  décliner  la  responsabilité 
de  l'infériorité  de  notre  organisation.  On  discutait  le  rôle  des  com- 
pagnies de  santé  pendant  le  combat,  nous  n'en  avons  pas;  le  fonc- 
tionnement des  hôpitaux  mobiles ,  nous  n'en  avons  pas  ;  l'utilisation 
des  trains  sanitaires,  nous  n'en  avons  pas;  l'organisation  des 
services  sur  les  champs  de  bataille,  elle  ne  nous  appartient  pas. 

Toujours,  quand  nous  parlions  de  la  France»  la  même  conciusioia 


LA  IfÉDECiNE  MILITAIRE.  20S 

rerenait  :  Oui,  cela  devrait  être,  mais  nous  n'avons  pas  autorité 
pour  imiter  ce  dont  vous  nous  vantez  l'utilité.  Aussi  ne  saurait-on 
s'étoaner  que  le  congrès,  en  se  séparant,  ait  voté  à  l'unanimité  la 
conclusion  suivante  :  «  La  subordination  de  la  chirurgie  militaire 
à  une  autre  autorité  queceHe  des  médecins  en  ebef,  ainsi  que  l'exis- 
tence de  services  paraHëles  ne  relevant  pas  des  médecins  militaires 
en  chef,  sont  incompatibles  avec  une  bonne  organisation  des  ser- 
vices médicaux  et  avec  la  protection  que  l'état  doit  aux  soldats  ma- 
lades et  blessés.  Par  conséquent,  la  direction  du  service  médical 
militaire  doit,  comme  odla  existe  dans  presque  toutes  les  armées 
modernes,  appartenir  exclusivement  au  médecin  en  chef  de  l'armée 
sons  la  haate  autorité  du  commandement.  »        y 

Ge  n'est  pas  tout  encore.  Le  blessé  tombé  sur  le  champ  de  bataille 
perd  momentanément  sa  nationalité.  Pour  l'ennemi  qui  le  recueille 
ce  n'est  pas  un  prisonnier,  c'est  un  malheureux  qu'il  faut  secourir,  et 
ceux  qui,  tout  à  l'heure,  combattaient  l'un  contre  l'autre,  se  retrou- 
vent côte  à  côte  unis  par  la  douleur  sur  le  grabat  de  l'ambulance. 
La  bonne  organisation  de  la  médecine  militaire  d'une  armée  inté- 
resse donc  toutes  les  armées  avec  lesquelles  elle  peut  se  trouver  en 
présence.  C'est  ce  qui  autorisait  un  de  nos  collègues,  appartenant  à 
un  pays  ami,  de  dire  au  congrès  de  1878  :  «  Un  état  qui  néglige  son 
service  médical  militaire  affaiblit  par  là,  non-seulement  sa  propre 
défense,  mais  fait  preuve  en  même  temps  d'un  manque  de  civili- 
sation et  d*humaoité  qui  Tavilît  aux  yeux  de  ses  voisins,  n  Cette 
parole  vraie  dans  sa  dureté  était  dite  d'une  manière  générale,  mais 
la  rongeur  nous  monte  au  front  quand  nous  songeons  que  ce  n'est 
pins  qu'à  la  France  qu'elle  peut  s'appliquer  aujourd'hui.  Puissent 
iK)s  législateurs,  avant  de  se  séparer,  accomplir  une  réforme  décré- 
tée il  y  a  trente-deux  ans  en  France,  mais  que  l'étranger  seul  a  su 
accomplir  t  Qu'ils  aient  enfin  pitié  de  nos  malades  et  de  nos  bles- 
sés :  il  s'agit  de  l'armée,  il  s'agit  de  la  France!  Aujourd'hui  que 
tont  le  monde  est  soldat,  il  n'est  pas  une  famille  française  qui  ne 
soit  directement  intéressée  à  voir  cesser  un  état  de  choses  qui  s*est 
constamment  traduit  par  la  mort  de  milliers  de  victimes.  Combien 
de  nos  soldats  malades  ou  blessés,  pendant  la  paix  comme  sur  les 
champs  de  bataille,  ont  succombé  dans  les  hôpitaux  ou  dans  les 
ambulances,  alors  qu'ils  auraient  pu  revoir  leur  famille  et  leur 
%er,  si  le  dévoihnent  et  le  savoir  de  nos  médecins  militaires  n'a- 
vaient pas  été  rendus  impuissans  par  une  organisation  déplorable 
^on  né  saurait  plus  longtemps  conserver  t 

Uson  Ls  FoiT* 


L'ÉMANCIPATION 


DES    FEMMES 


Nous  vivons  dans  un  temps  où  institutions  publiques,  dogmes  reli- 
gieux, lois  qui  régisseï  t  le  mariage  et  la  propriété,  tout  est  remis  eu 
question,  au  grand  désespoir  des  esprits  rangés,  qui  aiment  à  se  per- 
suader que  tout  est  parfait  dans  le  n.onde,  qu'il  n'y  a  point  deretouciies 
à  y  faire.  II  est  vrai  que  les  changemens  qu'on  voudrait  introduire 
dans  notre  vieille  société  ne  sont  pas  tous  heureux  ni  séduisans,  que 
quelques-uns  ne  ressemblent  guère  à  des  progrès,  et  que  la  façon  dont 
on  les  propose  est  propre  à  en  dégoûter  non-seulement  les  têtes  à  pré- 
jugés, mais  les  philo>ophes  eux-mêmes  et  les  gens  de  goût.  Parmi  les 
prêcheurs  et  les  preneurs  de  nouveautés,  il  est  des  penseurs  sérieux  qui 
méritt  nt  qu'on  les  écoute  et  dont  les  erreurs  même  sont  proGiables  au 
genre  humain.  D  autres  n*ont  en  tête  «  qu'un  intérêt  de  gueule;  »  ce 
sont  leurs  appétits  qui  leur  dictent  leurs  oracles,  et  d'habitude  un 
appétit  est  aussi  déraisonnable'^  qu'un  préjugé.  D'autres  encore  sont  des 
esprits  excessifs  et  brouillons,  qui,  par  emportement  de  logique  ou  par 
un  excès  de  confiance  en  leur  sagesse,  ont  juré  une  haine  mortelle  à 
tout  ce  qui  est;  ils  estiment  qu'au  préalable  il  faut  tout  détruire,  et  il 
est  à  présumer  que,  si  on  les  laissait  faire,  la  maison  qu'ils  nous  bâtiraient 
nous  ferait  regretter  C(:lle  que  nous  avons.  D'autres  enfin  sont  des 
baladins  et  des  clowns,  qui  se  servent  des  questions  comme  d*un 
tremplin  pour  faire  leurs  tours,  ou  des  charlatans,  qui  ont  besoin  d'une 
grosse  caisse  pour  attirer  les  badauds  daus  leur  boutique. 
De  toutes  les  questions  sur  lesquelles  on  peut  être  tenté  de  raisonner 


l'émancipation  des  fekmes.  205 

ou  de  déraisonner,  celle  des  changemens  qu'il  convient  d'apporter  dans 
rédncation  des  femmes  et  dans  le  sort  que  leur  fait  la  société  est  la 
plas  propre  à  exciter  la  verve  des  amateurs  de  controverses.  Il  faut 
que  les  partisans  résolus  du  statu  quo  social  en  prennent  leur  pa|^ti,il  y 
a  uoe  question  des  femmes.  Elle  est  posée,  elle  est  ouverte  et  débattue 
dans  toute  l'Europe  aussi  bien  que  dans  le  Nouveau-Monde,  et  il  serait 
étrange  qu'il  en  fût  autrement.  Comme  Ta  remarqué  un  éminent  pen- 
seur, Stuart  Mill,  qui  voulait  beaucoup  de  bien  au  sexe  faible  et  qui 
avait  de  bonnes  raisons  pour  cela,  «  le  caractère  particulier  du  monde 
moderne  est  que  l'homme  ne  natt  plus  à  la  place  qu'il  occupera  dans 
la  vie,  qull  n'y  est  plus  enchaîné  par  un  lien  indissoluble,  mais  qu^il 
est  libre  d'employer  ses  facultés  et  les  chaaces  favorables  qu'il  peut 
rencontrer  à  se  procurer  le  sort  qui  lui  semble  le  plus  désirable.  »  Jadis 
la  société  était  constituée  sur  d'autres  principes.  Les  traditions  et  les 
habitudes  avaient  une  autorité  presque  sacrée.  La  naissance  assignait 
à  chacun  la  place  qu'il  devait  occuper  ^oute  sa  vie*  et  s*il  était  dispo^^é 
à  en  sortir,  la  loi  l'y  retenait,  elle  le  condamnait  à  l'immobilité.  Pour 
appeler  avec  succès  de  cette  sentence,  il  fallait  au  condamné  des 
hasards  propices  ou  une  trempe  exceptionnelle  de  la  volonté.  La  révo- 
lution est  venue,  elle  a  changé  tout  cela.  Elle  a  supprimé  les  incapacités 
légales  qui  limitaient  et  entravaient  les  petits  dans  le  choix  d'une  pro- 
fession; elle  a  mobilisé  les  volo  tés,  les  vies  et  les  destinées,  elle  a 
autorisé  chacun  à  se  faire  lui-même  sa  place  dans  le  mondOi  à  sco 
risques  et  périls,  à  la  sueur  de  son  front. 

Les  femmes  seules  ont  été  exclues  de  ce  bénéfice,  et  cette  anomalie 
les  chagrine  ou  les  indigne.  Elles  ne  peuvent  pardonner  à  la  révolution 
de  n'avoir  proclamé  que  les  droits  de  Thomme.  Comme  l'antiquité 
grecque  et  romaine,  comme  la  société  féodale  ou  monarchique,  la 
démocratie  moderne  leur  a  dit  jusqu'aujourd'hui  :  «  Votre  vraie  voca- 
tion est  de  faire  des  enfans,  car  il  est  nécessaire  qu'il  y  en  ait,  et  vous 
seules  pouvez  les  faire.  Tâchez  d'y  trouver  votre  plaisir,  n  Les  femmes 
se  plaignent  qu'on  raisonne  avec  elles  comme  I^s  planteurs  de  la  Caro- 
line du  Sud  raisonnaient  avec  les  nègres,  lorsqu'ils  leur  disaient  :  «  11 
est  nécessaire  de  cultiver  le  sucre  e<  le  coton;  or  les  blancs  ne  le  peu- 
vent pas,  et  si  on  vous  laissait  libres,  vous  ne  le  voudriez  pas;  donc  il 
faut  absolument  que  vous  restiez  esclaves.  »  —  «  Si  le  nouveau  principo 
sur  lequel  repose  notre  société  est  vrai,  remarque  k  ce  sujet  Stuart  Mill, 
nous  devons  agir  en  conséquence  et  ne  pas  décréter  que  le  fait  d'être 
né  fille  et  non  garçoa  doive  plus  décider  de  la  destinée  d'un  être 
humain  que  le  fait  d'ôire  noir  et  non  blanc.  A  l'heure  qu'il  est,  dans 
les  pays  le<i  plus  avancés,  les  interdictions  légales  dont  la  femme  est 
frappée  sont  Punique  exemple  d^un  désavantage  ou  d'un  empêchement 
attaché  à  la  naissance.  » 


206  BST0E  DES  MUX  MONDBS. 

Cette  anomalie  blesse  [d^autant  plus  les  femmes  qae,  dans  les  pays 
qui  ne  couBaissênt  pas  la  loi  saliqfue,  on  les  admet  à  remplir  la  plcrs 
haute  et  la  plus  difficile  des  fondions,  on  ïes  autorise  à  régner.  Si  elles 
avaient  poar  la  plupart  quelque  chance  sérieuse  de  devenir  reines,  il 
est  probable  qu'elles  prendraient  leur  mal  en  patience  ;  on  se  console 
de  bien  des  mis.  res  par  l'espérance  de  gagner  un  jour  le  gros  lot.  Mal- 
heureusement  le  nombre  de  celles  qui  peuvent  se  flatter  de  régner  on 
jour  est  fort  restreint,  et  encore  est-ce  un  métier  qui  se  gâte,  qui 
devient  d'année  en  année  plus  hasardeui,  plus  précaire.  La  plupart  des 
femmes  mécontentes,  mais  raisonnables,  n'envient  point  le  sort  de  la 
rdne  Vîctaria,  elles  ne  rôvent  pas  de  devenir  impératrices  des  Indes; 
elles  se  contentent  d'exhorter  la  société  à  accroître  un  peu  la  somme  de 
liberté  dont  elles  jouissent,  elles  demandent  qu'on  les  aide  à  éman- 
ciper leur  intelligence  et  qu'on  leur  ouvre  certaines  carrières  que  s'est 
réservées  jusqu'ici  l'injuste  avarice  des  hommes.  —  D'autres  moins 
raisonnables,  mais  beaucoup  plus  bruyantes,  demandent  davantage. 
Elles  réclament  des  cbroits  politiques,  elles  prétendent  devenir  éleo- 
teurs  et  même  éligiMes,  siéger  dans  les  jurys  et  dans  les  tribonaux, 
et  ne  payer  l'impôt  qu'après  l'avoir  discuté  et  voCé.  Qudques^anss 
aspirent  par  surcroît  aux  premières  charges  de  l'état,  et  comme  la 
Praxagora  d'Aristophane,  elles  s'écrient  :  a  Nous  seules  pouvons  sauver 
le  vaisseau  de  la  républiq;ae,  qui  ne  navigue  pour  le  moment  ni  à  la 
voile  ni  à  la  rame.  Mais,  quoiqu'elles  soient  excellentes,  je  crains  que 
les  hommes  aveuglés  par  leurs  sots  préjugés  ne  goûtent  peu  nos  invenn 
tions.  » 

Dm»  un  récent  et  curieux  opuscule,  qù  les  vues  d'un  observateur 
sagace,  pénétrant,  de  la  vie  huiiiain>e  sont  mêlées  aux  paradoxes  d'dn 
homme  d'esprit  qui  s'amuse,  sous  lisons  «  qu'il  n'y  a  pour  la  femme, 
au  milieu  de  ses  transformations  naturelles  et  sociales,  que  deux  ilats 
bien  diOérens  l'un  de  l'autre  auxquebelle  aspire  véritablement,  qu'elle 
comprenne  bien  et  dont  elle  jouisse  pleinement  :  c'est  l'état  de  mater- 
nité ou  l'état  de  liberté.  La  virgiaité,  l'amour  et  le  mariage  sont  pour 
elle  des  états  passagers,  intermédiaires,  sans  données  précises,  n'aysnt 
qu'une  valeur  d'attente  et  de  préparation  (1).  »Un  illustre  prélat,  mort 
depuis,  en  présence  duquel  M.  Dumas  soutenait  cette  thèse,  dont  il  est 
difficile  de  contester  la  justesse,  hii  répondit  :  «  Il  y  a  du  vrai  dans  ce 
que  vMB  me  dites,  fai  pu  constater  que  sur  cent  jeunes  filles  dont  j'a- 
vais fait  réducation  rcÂigieuse  et  qui  se  mariaient;  il  y  en  avait  au 
moins  quatre-vingts  qui,  en  revenant  me  voir  après  un  mois  de  mariage, 
me  disaient  qu*elies  regrettaient  de  sf 6tl«  mariées.  ^  Gela  tient,  mm  • 

ii)  Lei  Femmes  qui  iumt  et  les  Femmes  qui  votent^  par  Alexandre  Damas  Alif 
Paris,  Calmann  Lery. 


L  EMAJiCIPATIOM  I>£8  F£ICMB$«  207 

seigoeur,  reparth  Tauteur  du  Demi-Mcnde,  à  ce  que  le  mariage,  sur- 
tout au  bout  d'uD  moÎ8«  n'a  pas  encore  initié  la  feouoae  à  la  maternilé 
qa'elie  souhaite  ou  à  la  liberté  qu'elle  rêve.  » 

Si  las  femmes  qui  rft  vent  la  liberté,  sans  savoir  toujours  très  bien  ce 
qu'elles  entendent  par  là,  reprocbent  à  la  déoQOO'atie  moderne  de  res- 
ter sourde  à  le  urs  doléances  et  de  ne  pas  prendre  leurs  vœux  en  sérievse 
coBsidératioo,  les  jeunes  iiUes  qui  se  sentent  destinées  à  devenir  tout 
sioplement  de  bonnes  mères  deiamille  ne  peuvent  se  plaindre  que  la 
90dété  ne  fasse  rien  pour  elles.  Depuis  quelques  années  et  dans  tous 
les  pays,  om  a  grand  souci  de  leur  éducation,  on  s'occupe  activement  de 
lenr  procurer  cetle  émancipation  mitigée  de  Tesprit  qu'elles  réclament. 
Partout  on  fonde  à  leur  usage  des  cours  ou  des  établissemt  ns  d'ensei- 
gnenent  secondaire.  En  France,  le  besoin  s'en  faisait  vivement  sentir, 
malgré  toutes  les  ressources  qu'y  trouvent  les  femmes  qui  veulent  s'ia- 
stniire.  Ans^i  n'a-t-on  pas  attendu  que  les  chambres  eussent  discuté  et 
?olé  le  projet  de  loi  de  M.  Camille  Sée.  L*initiative  privée  a  pris  les 
devins,  et  à  Paris  s'ouvrira  dans  peu  de  jours,  sous  1  invocation  bien 
choisie  de  M"**  de  Sévigné,  un  collège  de  filles,  composé  de  huit  classes, 
qui  leur  procurera  à  peu  de  chose  près  une  instruction  équivalente  à 
celle  que  reçoivent  les  jeunes  gens  des  lycées.  Elles  y  apprendront  avec 
les  arts  d*a  grément  et  les  langues  modernes  les  rudimens  de  toutes  les 
sdecces;  elles  pourront  même  y  acquérir  quelque  teinture  de  latio, 
qTMâqoe  avec  raison  on  ne  prétende  point  les  y  contraindre.  Il  o'y  aura 
pas  dloternat  dans  le  collège  Sévigné,  et  nous  en  soinmes  charmé. 
Qoaut  aux  méthodes  qui  y  seront  employées,  nous  n'en  savons  rien 
encore.  Nous  connaissons  des  institutions  analogues,  fort  prospères  du 
reste,  où  l'usage  des  longues  copies  et  des  devoirs  écriis  est  poussé 
jusqu'à  l'abus,  où  la  routine  n'est  pas  assez  corrigée  par  le  bon  sens; 
mais  nous  ne  voulons  point  nous  engager  dans  cette  discussion.  Nous 
sommes  convaincu  que  tout  sera  pour  le  mieux,  et  qu'avaut  d'arrêter 
leurs  règlemens,*  les  fondateurs  ont  relu  ÏÊmile* 

Bèglemens,  programmes  et  méthodes,  quand  tout  serait  parfait,  il  se 
trouvera  toujours  des  gens  pour  censurer  avec  am^rtuiie  l'enseigne- 
ment secondaire  et  les  collèges  i  l'usage  des  jeunes  filles. — Passe  encore, 
disent  les  uns,  pour  les  langues  modernes  et  un  peu  de  littérature  ; 
mais  la  physique,  la  chimiel  de  quoi  ces  sciences  leur  Fervirc^nt-elles? 
A«t-on  juré  de  les  dépouiller  de  toutes  leurs  grâces?*-  ^ous  admettons 
volontiers  que  ta  grâce  est  le  premier  devoir  de  la  femnie^  qu'il  faut 
l'obUger  à  la  conserver  par  autorité  de  justice,  que,  si  (  lie  venait  à  la 
perdre,  ce  monde  serait  un  triste  monde.  Mais  M'^  de  Sévi^néne  savait 
pis  seulement  l'espagnol  et  l'italien,  elle  avait  appris  le  latin,  et  Dieu 
tait  quel  robuMefédant  le  lui  avait  enseigné.  Elle  était  asstz  frottée 
de  philosophie  cartésienne,  sioon  «  peur  jouer  elle-mém^,  comme  elle  le 


208  RfiTUfi   0£S    DLIJX   MONDES» 

disait,  mais  pour  regarder  jouer  les  autres.  »  Elle  se  passionnait  pour  ces 
dialogues  de  Platon,  qu'elle  trouvait  divins,  aussi  bien  que  pour  le  traité 
un  peu  morose  du  pieux  Abbadie.  fille  avait  le  goût  des  lectures  solides, 
les  pères  de  Téglise  ne  lui  faisaient  pas  peur;  si  elle  savait  le  Tasse  sur 
le  bout  du  doigt,  elle  se  délectait  de  Tacite  et  de  Josèphe,  et  non-seu- 
ment  elle  lisait,  mais,  ce  qui  est  plus  rare,  elle  aimait  à  relire.  Elle 
soutenait  «  que  les  petites  choses  font  plus  de  mal  que  Tétude,  et  que  la 
recherche  de  la  vérité  n'épuise  pas  tant  une  pauvre  cervelle  que  tous 
les  co.nplimens  et  tous  les  riens.  »  Si  Mariotte  avait  vécu  vlans  son  voi- 
sinage et  qu'elle  se  fût  fait  expliquer  par  lui  la  loi  de  la  compression 
(les  gaz,  il  est  à  présumer  que  ses  grâces  n'en  auraient  point  souffert. 
Fille  était  femme  à  tout  avaler  et  à  tout  digérer,  sans  que  cela  fît  le 
inoindre  tort  à  l'abandon  délicieux  de  son  naturel,  à  sa  belle  et  vive 
gatté,  à  ce  sourire  qui  traversera  les  siècles.  Des  grâces  qui  ne  résistent 
pas  à  un  peu  de  physique  méritent-elles  donc  qu'on  les  regrette? 

Avec  les  gràc3S,  c'en  sera  fait  de  l'inoo^ence,  allèguent  encore  les 
rceptiques  et  les  timorés.  Telle  mare  croirait  ses  filles  à  jamais  perdues 
si  elle  leur  permettait  d'approfondir  les  mystères  de  la  botanique  ;  elle 
frémit  en  songeant  aux  redoutables  horizons  que  cette  science  immo- 
rale, corruptrice  peut  ouvrir  à  leurs  jeunes  imaginations.  Ne  faudrait-il 
pas  qu'elles  eussent  toute  honte  bue  pour  apprendre  sans  rougir  qu'une 
plante  a  un  sexe  ou  que  même  elle  en  a  deux?  Nous  ne  pensons  pas, 
quant  à  nous,  que  la  botanique  soit  une  étuile  si  pernicieuse,  et  sur- 
tout nous  tenons  qu'il  faut  renoncer  à  sauver  la  pudeur  des  femmes 
par  rignorance.  Elles  ont  fait  leur  temps,  ces  ingénues,  ces  Agnès  rou<- 
gissanteit,  qui  avaient  peur  du  loup  sans  l'avoir  jamais  vu«et  qui,  pour 
n'être  pas  mandées,  se  cramponnaient  à  la  jupe  de  leur  mère  ou  de 
leur  gouvernante.  Pour  rien  au  monde  on  n'eût  souffert  qu'elles  missent 
les  pieds  dans  un  musée;  livres,  revues,  journaux, on  écartait  soigneu* 
se^nent  de  leurs  yeux  tout  ce  qui  aurait  pu  en  ternir  la  virginale 
pureté;  Florlan  même  était  suspect,  et  poiirtant  le  diable  n'y  perdait 
rien.  Dans  le  secret  de  leur  cœur,  ces  innocences  étaient  souvent  fort 
dégourdies.  Qiel  caquet!' et  comme  on  s'en  donnait  à  huis-closl 

11  est  facile  de  mettre  sur  la  scène  certains  travers  des  jeunes  Améri- 
caines, de  tourner  en  caricature  les  libertés  parfois  exagérées  de  leurs 
allures,  de  leurs  opinions  ou  de  leur  langage.  Toutefois,  il  y  a  bien  des 
années  déjà,  Tocqueville  avait  signalé  l'inconséquence  que  nous  com« 
mettons  en  donnant  aux  femmes  une  éducation  timide,  retirée,  presque 
claustrale,  comme  au  temps  de  l'aristocratie,  et  en  les  abandonnant 
ensuite  sans  guide  et  sans  secoars  au  milieu  des  désordres  insépara* 
blcs  d'une  société  démocratique.  Il  avait  remarqué  que  les  Américains 
sont  mieux  d'accord  avec  eux-mèiiies.  Il  les  approuvait  d'avoir  vu  qu'au 
seiji  d'une  déoiocratie,  il  est  impossible  de  comprimer  tout  ù  faitTindé* 


l'emangifatiom  DtS  ITKMMêS.  209 

pendance  des  caractères  et  difficile  de  coiiteair  les  goûts,  que  ia  jea- 
lesse  y  est  hâtive,  ta  coutume  chaageaate,  l'opioioa  publique  souveat 
incertaine  ou  impuissante,  l'autorité  paternelle  faible  et  le  pouvoir 
marital  D)Dlesté.  Il  les  louait  d'avoir  jugé  que,  dans  un  tel  état  de  choses, 
il  y  a  p^'u  de  chances  de  pouvoir  contraindre  les  passions  de  la  femmey 
qu'il  vaut  mieux  l'habituer  à  les  combattre  elle-même.  —  «Les  Amé- 
ricains, disait-il,  ont  mieux  aimé  garantir  son  honnêteté  que  de  trop 
respecter  son  innocence.  Quoiqu'ils  soient  an  peuple  fort  religieux,  ils 
œ  s'eu  sont  pas  rripponés  à  la  religion  seule  dn  soin  de  défendre  sa 
vertu,  ils  ont  cherché  à  armer  de  bonne  heure  sa  raison.  »  —  Nous  ne 
savons  si  on  e  iseignera  la  botanique  au  collège  Sévigni^,  n^us  y  ver- 
rioas  peu  d'inconvénieus  et  beaucoup  d^avantages.  Mais  si  on  y  apprend 
aux  jeunes  filles  à  entendre  parler  librement  de  beaucoup  de  choses 
sans  que  leur  imagination  s*émeuve  ou  s*effarouche,  si  on  s^applique  à 
les  reudre  rai^oanables  sans  en  faire  des  raisonneuses,  si  on  les  éman- 
cipe de  tous  les  préjugés  inutiles  sans  les  délivrer  d*un  seul  scrupule 
udie,  tout  le  monde  s'en  trouvera  bien,  à  commencer  par  les  mûris 
qui  les  épouseront.  Et  puisqu'il  a  été  décidé  que  le  coUô^^e  Sévigné 
n'aurait  pas  d'internat,  puissent  quelques-unes  des  externes  qui  le  fré- 
quenterom  s'accoutumer,  non  certes  à  se  passer  de  chaperon  pour  par- 
courir des  centaines  de  lieues  comme  beaucoup  d'Américaines,  mais 
ouC  bonnement  à  traverser  seules  le  jardin  du  Luxembourg  sans  penser 
au  loup  et  sans  que  le  loup  pense  à  elles  l  Ce  serait  un  progrès  heureux 
dans  nos  mœurs,  et  la  conquête  d'une  liberté  si  honnête  et  si  néces- 
saire nous  consolerait  amplement  de  la  perte  de  cent  Agnès.  Dûit  m3me 
cette  race  disparaître  entièrement,  nous  en  serions  encore  consolés. 

—  Prenez-y  garae,  poursuivent  les  faiseurs  d'objections.  Ce  n'est  pas 
seulement  l'innocence  des  jeunes  filles  que  met  en  péril  l'étude  des 
sciences  physiques  et  naturelles,  c'est  leur  religion,  c'est  leur  foi.  Vou- 
lez-vous en  faire  des  esprits  forts?  Les  libres  penseurs  sont  un  peuple 
désagréable,  les  libres  penseuses  sont  une  engeance  qui  ne  se  peut  sup- 
porter. —  Nous  ne  voulons  pas  prendre  ici  la  défense  de  toutes  les 
libres  penseuses;  il  en  est  que  le  sage  redoute,  il  en  est  même  qu'il 
évite.  Mais  nous  espérons  bien  que,  dans  les  collèges  férninius  qui  se 
fondent  comme  dans  ceux  qui  se  fonderont  plus  tard,  la  consci  '.nce  sera 
respectée,  qu'il  ne  s'y  fera  aucune  propagande  d*aucua  genre.  Autre- 
m.ot  quelle  raison  aurait-on  de  blâmer  celle  qui  se  fait  dans  les  cou- 
Teos?  Contraindre  à  croire  ou  à  ne  pas  croire,  l'un  vaut  l'auire,  et  quand 
vous  vous  servez  de  votre  autorité  pour  imposer  votre  foi  ou  votre 
micréance  à  de  jeunes  esprits  qui  ne  sont  pas  armés  pour  la  discussion, 
c'est  bien  de  contrainte  que  vous  usez.  Mais,  en  vérité,  nous  ne  voyons 
pas  pourquoi  des  femmes  qui  sauront  ce  que  c'est  que  le  protoxyde  d'a- 
zote, auxquelles  on  aura  expliqué  la  loi  de  la  gravitation  ou  les  principales 
mn  lui.  —  188e,  1* 


2iO  UYOE  DBS  DfiOX  MONDES* 

époques  que  les  géologues  reconoaissent  dans  la  formation  de  la  terre, 
seraient  fatalement  condamnées  à  l'Impiété.  Nous  disions  que  des 
grâces  qui  sont  à  la  merci  d'un  peu  de  physique  ne  valent  pas  qu'on 
les  rf'grette;  une  foi  qui  ne  peut  résister  î  un  peu  de  chimie  ou  de  géo* 
logie  ne  mérite  pas  qu'on  en  mène  grand  deuil.  Au  surplus,  il  est  pos- 
sible que  l'étude  des  sciences  inspire  aux  jeunes  filles  quelque  défiance 
ou  quelque  dégoût  à  Tendroit  de  certaines  légendes  puériles,  de  cer- 
taines dévotions  écœurantes  :  où  serait  le  mal?  Quand  on  débarrasse- 
rait le  jardin  du  Seigaeur  de  ses  parasites,  de  son  gui,  de  sa  cuscute, 
de  ses  orties,  de  ses  orobancbeSj  de  ses  cryptogames  vénéneux,  le 
mattre  de  l'enclos  ne  serait  pas  le  dernier  à  se  réjouir  do  ce  bienfaisant 
carnage.  Si  Ton  parvient  à  nous  démontrer  qu'une  foi  inepte  à  d'ab- 
surdes miracles  de  récente  invention  est  une  garantie  pour  la  morale, 
pour  la  conduite  de  la  vie,  pour  la  santé  de  Tâme,  nous  consentons  à 
partir  de  notre  meilleur  pas  pour  l'aller  dire  à  Lourdes. 

Nous  nous  sentons  d'autant  plus  libres  d'approuver  hautement  l'insti- 
tution des  collèges  féminins  et  de  former  des  vœux  pour  Jour  prospé- 
rité que  nous  ne  fondons  pas  sur  leur  succès  des  espérances  exagérées 
ou  chimériques.  Les  enthousiastes  s'en  promettent  des  résultats  prodi- 
gieux. Us  affirment  que  quand  les  deux  sexes  recevront  à  peu  près  la 
même  éducation*  la  conformité  de  leurs  esprits  produira  l'accord  de 
leurs  humeurs,  de  leurs  opinions  et  de  leurs  volontés,  que  les  nations 
et  les  familles  ne  seront  plus  en  proie  aux  zizanies  intestines,  que  la 
paix  et  rb  armooie  y  seront  assurées,  que  le  règne  d'Astrée  commen- 
cera. C'est  aller  un  peu  loin  et  un  peu  vite,  et  il  faut  se  défier  des  pro- 
phètes. Un  savant  s'accommode  mieux  d'une  ignorante  qu'un  imbécile 
d'une  femme  d'esprit,  et  quand  ils  auraient  tous  les  deux  mordu  à  la 
botanique,  il  n'est  pas  prouvé  que  parce  qu'ils  sauront  l'un  et  l'autre 
distinguer  une  labiée  d'une  rosacée,  leur  entente  sera  plus  cordiale  et 
leur  félicité  conjugale  plus  certaine.  On  raconte  qu'un  docteur  alle- 
mand rencontra,  dans  une  ville  d'eaux,  une  jeune  et  charmante  mûi, 
dont  il  tomba  amoureux.  Aucun  d'eux  ne  sachant  la  langue  de  l'autre, 
ils  ne  se  comprenaient  point  et  ne  laissaient  pas  de  s'entendre  à  mer- 
veille. On  se  maria.  Animée  d'un  beau  zèle,  la  jeune  femme  se  mit, 
toute  affaire  cessante,  à  étudier  l'allemand  ;  elle  y  fit  des  progrès 
rapides,  elle  arriva  bientôt  à  le  parler  aussi  couramment  que  l'anglais. 
Mais  de  ce  jour,  hélas  I  on  ne  s'entendit  plus«  la  paix  du  ménage  fut  à 
jamais  com  promise  (1).  La  moralité  de  cette  aventure  est  que  les  maris 
et  les  femmes,  comme  les  peuples  et  les  rois,  ne  s'accordent  quelque- 
fois qu'à  la  condition  de  se  taire;  il  suffit  d'un  mot  malencontreux  pour 
tout  gâter. 

j(l)  Dos  Wêib,  pMlotopbische  Briefe,  ron  Emerich  du  Moot^  Lelpsig.  1S80. 


l'émancipatiou  des  fbmmbs.  211 

Les  elagérationsf  nuisent  aux  meilleures  causes;  gardoos-nous  de 
croire  oa  de  faire  semblant  de  croire  que  renseignement  secondaire 
des  jeones  filles  aoit  une  recette  miraculeuse,  uq  remède  à  tous  les 
maux,  une  panacée.  C'est  assez  des  avantages  sérieux  que  le  bon  sens 
0OU8  permet  d^en  attendre.  Tout  régime  social,  toute  institution  poli- 
tiqoe  a  ses  ineonvénieus  et  ses  défauts.  La  démocratie  a  les  siens,  aux- 
quels il  importe  de  parer,  et  les  femmes  seules  peuvent  les  corriger,  les 
femmes  setiles  peuvent  contenir  ses  fâcheux  entratnemens,  travailler 
irec  succès  à  ennoblir  ses  mœurs.  Dans  une  société  où  règne  la  loi 
ûécessaire,  mais  brutale  du  nombre,  il  est  bon  qu'elles  soient  nanties 
de  ce  droit  de  veto  qu'elles  savent  si  bien  exercer.  Au  moyen  &^e,  le 
culte  passionné  qu'elles  inspiraient  enfanta  la  chevalerie,  et  la  cheva  - 
lerie  fut  une  insthution  précieuse  qui  tempéra  dans  uae  certaine 
mesure  les  abus  de  la  force  et  la  brutalité  des  puissans.  La  démocratie, 
qui  de  sa  nature  est  peu  chevaleresque,  a  besoin  qif'on  lui  prêche  sans 
cesse  la  miséricorde  à  Pendroh  des  faibles,  le  respect  des  «ioarités  et 
qu'on  lui  donne  le  goût  des  pensées  généreuses.  C^est  Taflaire  des 
femmes,  et  il  est  à  désirer  qu'aujourd'hui  surtout,  elles  ne  soient  pas 
réduites  au  métier  d'odalisques  ou  de  ménagères  ou  de  servantes, 
qu'elles  aient  une  part  considérable  dans  Téducation  des  enfans,  qve 
dans  la  famiMe  et  hors  de  la  famille  elles  jouissent  d'une  autorité  crob- 
saote;  or  Tignorance  n^en  a  point,  et  c'est  1^  un  motif  suffisant  pour 
qa*oa  s'occepe  toujours  ptas  de  les  instruire.  Tocqueville  louait  encore 
les  Américains  d'avoir  travÂlIé  de  tout  leur  pouvoir  à  élever  l'intelli- 
geoce  de  la  femme  au  niveau  de  celle  de  l'homme  et  d'avoir  en  cela 
compris  admiriA>lement  la  véritable  notion  du  progrès  démocratique. 
—  «  Pour  moi,  ajoutai t-il,  je  n'hésiterai  pas  à  le  dire,  quoiqu'aux  États- 
Uois  la  femme  ne  sorte  guère  du  cercle  domestique  et  qu'elle  y  soit  à 
certains  égards  fort  dépendante,  nulle  part  sa  position  ne  m'a  semblé 
si  haute,  et  si  on  me  demandait  à  quoi  je  pense  qu'il  faille  principaie- 
meot  attribuer  la  prosp^ité  singulière  et  la  force  croissante  de  ce 
peuple,  je  répondrais  que  c'est  à  la  supériorité  de  ses  femmes.  » 

Les  écoles  secondaires  suffisent  aux  femmes  qui  rôvent  la  maternité , 
elles  ne  suffisent  pas  à  celles  qui  aspirent  à  la  liberté.  Ces  dernières  ne 
seront  jamais  les  plus  nombreuses,  la  nature  et  les  hommes  y  pour- 
voiront; mais  quel  que  soit  leur  nombre,  il  convient  de  compter  avec 
efles,  et  d'ailleurs  il  se  pourrait  faire  que  d'année  en  année  il  y  en  eAt 
davantage.  Les  grands  moralistes  qui  ne  voient  pour  elles  point  de 
saint  et  point  de  destinée  hors  du  mariage  devraient  se  charger  de  les 
marier  toutes  à  leur  convenance.  Quefques-unes  ne  trouvent  pas  de 
mari,  d1an4res  n'agréent  pas  ceux  qui  se  présentent,  d'autres  encore, 
par  indépendance  d^umeur  ou  par  ambition  d'esprit,  préfèrent  au  ma- 
riage la  joie  de  se  faire  une  situation  sans  le  secours  des  hommes  et 


212  RETUE   DES   DEUX  MONDES. 

de  deTenir  quelque  chose  dans  Tart,  dans  la  science  ou  dans  la  phi- 
lanthropie. Qui  aura  le  cœur  de  les  en  blâmer?  A  vrai  dire,  le  type  de 
la  jeune  fille  qui  fréquente  les  universités  pour  y  étudier  la  médecine 
opératoire  ou  la  procédure  civile  a  été  mal  recommandé  à  la  faveur  du 
monde  par  les  preuiiers  échantillons  qu*il  en  a  vus.  L'étudiante  russe, 
plus  ou  moins  nihiliste,  avec  ses  cheveux  courts  et  ses  lun*  ttes  bleues, 
s'est  acquis  une  réputation  aussi  douteuse  que  la  propreté  de  son  col  et 
de  ses  manchettes.  D'autres,  qui  n'étaient  pas  nihilistes,  ont  promené 
à  Zurich  et  ailleurs  leurs  curiosités  équivoques  et  le  laisstr-aller  de 
leurs  mœurs.  Quelques-unes,  tout  à  fait  houLétes  et  recommanda  blés, 
étudiaient  en  conscience;  la  plupart  couraient  après  le  fruit  défendu,  et 
celles  qui,  leurs  études  terminées,  ont  fourni  une  carrière  utile  à  la 
société  ne  font  pas  légion.  Toutefois  cette  semence  a  levé,  et  tous  les 
pays,  à  Texception  peut-être  de  TÂllemagne,  ont  aujourd'hui  leurs  étu- 
diantes plus  ou  moins  sérieuses.  Dans  un  livre  plein  d'intérêt  et  de 
renseignemens  qu'il  a  publié  naguère  sur  l'Italie,  M.  Emile  de  Laveleye 
nous  apprend  qu'en  1878  neuf  jeunes  filles  étaient  inscrites  aux  cours 
des  diverses  universités  de  la  Péninsule,  trois  à  Turin,  deux  à  Rome, 
deux  à  Bologne,  une  à  Naples  et  une  à  Padoue.  Il  tenait  de  la  bouche 
même  d'un  recteur  que  leur  présence  dans  les  amphithéâtres  ne  don- 
nait lieu  à  aiicune  objection,  qu'elles  se  faisaient  respecter  pendant 
les  leçons  comme  après,  que  d'ailleurs,  avant  d'être  admises,  elles» 
avaient  subi,  comme  les  autres  étudians,  toutes  les  épreuves  prélimi- 
naires et  conquis  la  licence  lycèale  (1).  Le  savant  économiste  a  raison  de 
nous  rappeler  à  ce  propos  que  certaines  nouveautés  sont  plus  vieilles 
qu'on  ne  pense,  et  que  Bologne  compta  autrefois  parmi  ses  professent  s 
les  plus  illustres  «  Glotilde  Tambroni,  qui  enseignait  le  grec,  Laura 
Bassi,  la  physique,  et  Marie  Agneti,  les  mathématiques.  » 

Croirons-nous  que  la  défaveur  qui  s'attache  encore  aux  femmes  en 
quête  de  gi'ades  universitaires  s'affaiblira  par  degrés,  que  les  hommes 
finiront  par  leur  ouvrir  de  bonne  grftce  les  carrières  dont  elles  cher- 
chent à  forcer  l'entrée?  Certains  précédens  sembleraient  en  faire  foi. 
Beaucoup  de  femmes  occupent  depuis  peu  des  places  et  des  emplois 
dans  Tadministration  des  postes,  des  télégraphes,  des  chemins  de  fer; 
on  ne  songe  plus  à  leur  disputer  cette  conquête.  La  France  est  en  ceci 
moins  routinière  que  d'autres  nations.  Paris  est  à  la  fois  l'endroit  du 
monde  où  les  jeunes  filles  ont  le  moins  de  liberté  et  où  les  femmes 
ont  le  plus  de  part  aux  occupations  et  aux  affaires  que  les  hommes  ont 
coutume  de  se  réserver.  Que  de  comptables  exacts,  diligeos,  expéditifs, 
le  sexe  faible  ne  fournit-il  pas  au  grand  et  au  petit  commerce  pari- 
siens! Nous  croyons  savoir  qu'une  princesse  qui  sera  un  jour  impéra- 

(1}  L$Ur€S  (TltaUê,  par  M.  Émila  de  Ufeleye;  Bruxelles,  18S0. 


L  EMANCIPATION  DES  FEMMES.  213 

trice  d^AIIemagoe,  et  dont  l'esprit  distingué  et  généreux  se  préoccupe 
des  questions  sociales,  avait  rapporté  une  impression  assez  vive  du 
séjour  qu'elle  fit  à  Paris  pendant  l'exposition  de  1867.  Elle  avait  con- 
staté que  les  femmes  utiles,  si  on  s'en  tient  au  sens  économique  du 
mot,  y  sont  bien  plus  nombreuses  et  !>ien  plus  méritantes  qu'ailleurs, 
et  la  comparaison  qu'elle  fais  lit  à  cet  égard  entre  les  Françaises  et  les 
Allemandes  était  à  ravaota2;e  des  premières.  Auruns-nous  avant  piru 
des  femmes  médecins  pour  nous  tàter  le  pouls,  des  femmes  avocats,  qui 
comme  M"^  Gordon  à  San-Francisco,  plaideront  en  robe  d^  soie  noire, 
Dce  rose  à  leur  corsage?  Les  uns  disent  oui,  les  autres  se  récrient  avec 
DO  étonnement  mêlé  de  scandale  et  jurent  leurs  grands  dieux  qu'ils  ne 
le  souffriront  jamais;  mais  leurs  exclamations  ne  prouvent  rien.  C.st 
l'étemelle  histoire  du  premier  qui  vit  un  chameau  ou  un  Persan.  C^i.ii 
possible  d'être  Persan?  Comniont  s*y  prend-on  pour  être  chameau? 
Cela  n'empêche  pas  qu'il  n'y  ait  dans  ce  monde  et  des  Persans  et  des 
chameaux,  et  qu'ils  ne  trouvent  fort  naturel  d'y  être.  Le  rire  finit  tou- 
jours par  faire  justice  de  l'absurde,  il  n'a  jamais  raison  de  la  raison* 

Ce  qui  nous  parait  sûr,  c'est  que  les  femmes  médecins  et  les  femmes 
avocats,  quand  leur  jour  sera  venu,  ne  seront  qu'une  exception,  et  ce 
qui  ist  encore  plus  sûr,  c'est  que  la  société  aura  beau  déférer  aux 
yœox  de  certaines  femmes  et  user  à  leur  égard  d'une  complaisance 
infinie,  elle  ne  parviendra  j'imais  à  les  contenter.  Celle-ci  ne  peut  se 
cODSOler  de  n'être  pas  belle  ou  de  ne  l'être  plus;  celle-là  se  croit  du 
talent  et  n'en  a  point;  une  troisième  n'a  trouvé  au  bout  d'une  carrière 
d'aventures  que  le  vile  ou  les  lassitudes  de  Tàme  et  l'obsesiiion  d'un 
pesant  ennui,  implacable  comme  une  vengeance.  Telle  autre  rêvait  en 
se  mariant  d'être  bientôt  ou  veuve  ou  séparée  ;  la  nature  et  les  tribu- 
naux lui  ont  refusé  cette  gr&ce.  Telle  autre  a  voulu  qu*on  parlât  d'elle, 
on  en  parle  beaucoup,  et  elle  a  découvert  un  peu  tard  que  le  bruit  ne 
remplace  pas  la  considération.  Tçlle  autre  encore  a  mangé  du  fruit 
défendu  à  pleines  dents,  parce  que  le  serpent  lui  avait  dit  :  «  Manges- 
en,  et  tu  deviendras  semblable  à  un  h\)mme  :  eritis  $icut  viri.  »  Elle 
commence  à  s'apercevoir  que  le  serpent  s'est  moqué  d'elle,  et  de  grand 
oeur  elle  écraserait  la  tête  du  maudit  sous  son  talon.  Toutes  sans 
exception  s'en  prennent  à  la  société,  qui  franchement  n'est  pas  respon- 
sable et  ne  pense  pas  leur  devoir  des  dommages  et  intérêts.  Dans  sa 
brochure,  M.  Dumas  adresse  de  salutaires  avis  à  ces  infortunées;  il  leur 
a  coDsacré  quelques  pages  vraiment  admirableSi  qu'elles  feront  bien 
de  méditer.  Il  leur  représente  que  là  misère  et  la  maladie  mi::es  à 
part,  les  malheurs  dont  nous  nous  plaignons  ne  sont  que  des  bonheurs 
qui  n'ont  pas  voulu  se  laisser  faire,  que  l'homme  uimx  que  la  femme 
?eut  le  plaisir,  la  fortune,  l'amour,  la  gloire,  et  que  la  gloire,  l'aiLOur, 
la  furtuoe,  le  plaisir  le  trompent,  qu'alors  il  s'indigne  contre  sa  des- 


si  A  R£VUE  D^  DKOX  MaHUlk8« 

tinée,  qu'il  crie  à  Tinjustice.  «  Il  a  joué  a?ec  l'espoir  de  gagaer,  il  a 
perdu,  il  paie.  Qn^  faire?  Il  n'avaii  qu'à  ne  pas  jouer...  Touiétre  qoi 
ne  s*attache  qu'aux  choses  éteraelles  ne  connaîtra  pas  ces  malheurs-là. 
De  là  cette  sérénité  des  grands  religieux  et  des  grands  philosophes;  de 
là  leur  mépris  bienveillant,  charitable  et  doux  pour  les  infortunes 
humaines  dont  ils  ont  trouvé  la  cause  dans  les  erreurs  et  les  faiblesses 
du  petit  désir  humain.  »  -—  Ëh  1  jquoi,  s'écrient  les  mécontens  et  fes 
mécontentes,  prétendee-vous  faire  de  nous  des  automates,  des  ma- 
chines, ou  nous  transformer  en  raisonneurs,  en  saints,  en  contem- 
platifs? Est-ce  là  ce  que  vous  nous  demandez?  —  Moi,  je  ne  vous 
demande  rien,  leur  répond  M.  Damas,  j'établis  totit  bonnement  ce 
qu'on  appelle  un  état  de  situation. 

Pour  ce  qui  est  des  femmes  qui  s'affligent  de  payer  rimp6t  sans  l'avoir 
voté,  nous  attendrons  pour  nous  apitoyer  sur  leurs  douleurs  qu'elles 
nous  montrent  un  seul  homme  qui,  après  Tavoir  voté  ou  avoir  cru  le 
voter,  éprouve  quelque  plaisir  à  le  payer.  Avant  de  souhaiter  qu'on  leur 
octroie  les  droits  politiques  après  lesquels  elles  soupirent,  nous  atten  - 
drons  qu'elles  se  déclarent  prêtes  à  accepter  leur  part  de  toutes  les 
charges  que  l'état  fait  peser  sur  ceux  à  qui  il  confère  le  droit  de  suf- 
frage, sans  oublier  le  service  militaire  universel  et  obligatoire.  Nous 
attendrons  aussi  qu'elles  nous  aient  démontré,  non  Tégaliié  des  deux 
sexes,  que  nous  ne  contestons  point,  mais  leur  parité  et  leur  parfaite 
ressemblance,  et  qu'elles  aient  répondu  à  Rousseau  qui  disait  :  «  En  ce 
qu'ils  ont  de  commun,  ils  sont  égaux;  en  ce  qu'ils  ont  de  différent,  ils 
ne  sont  pas  comparables.  »  Enfin  nous  attendrons  qu'elles  se  soient  mis 
en  règle  avec  Platon,  qui,  dans  sa  république  id&ile,  ne  les  autorisait 
pas  seulement  à  être  électeurs  et  éligibles,  mais  leur  donnait  accès  à 
toutes  les  magistratures  civiles,  judiciaires  ou  politiques.  En  re- 
vanche, ce  grand  esprit  entendait  que  leur  éducation  comme  leurs 
habitudes  fassent  identiques  à'  celles  de  l'homme,  et,  les  enrôlant  sous 
les  drapeaux,  il  les  relevait  de  toutes  leurs  fonctions  domestiques.  Mais 
n'ayant  pas  vu  que  cela  fût  possible  sans  abolir  la  famille,  il  la  sup- 
primait d'un  trait  de  plume;  cette  extrémité  ne  l'effrayait  point.  Le 
génie  ne  fait  jamais  les  choses  à  demi  ;  conduit  par  cette  infaillible 
logique  qui  est  à  la  fois  son  privilège  et  sa  croix,  il  pousse  jusqu'au 
bout  la  rigueur  de  ses  raisonnemens.  Cesc  là  proprement  la  marque 
du  lion. 

Est-ce  au  nom  de  leur  bonheur  que  les  femmes  aspirent  à  jouer  un 
rôle  apparent  dans  la  politique?  Leir  candeur  serait  extrême.  Con- 
naissent-elles un  homme  dont  la  politique  ait  fait  le  bonheur?  Serait-<ô 
au  nom  de  leur  dignité,  qoi  s'indigne  d'iriiéir  toujours,  de  ne  comman- 
der jamais?  On  raconte  que  les  ÂUpottes  de  l'Amérique  du  Sud,  toutes 
les  fois  que  leurs  femmes  les  rendadent  pères,  s'empressaient  de  s'^aHter 


l'émancipation  0E6  FfiXMEfi.  2L5 

et  d'd^server  un  jeûne  rigoureux,  dans  Pinteution  de  faire  croire  que 
c'étaient  eux  qui  venaient  d*accoucher.  On  raconte  pareillen^nt  que, 
chez  les  Caraïbes,  les  maris  imitent  à  ravir  les  conlorsions  et  les 
plaintes  d'uns  accouch  ée»  et  que  les  comoiières  de  Tendroit  accourent  à 
l'envi  pour  les  féliciter  en  cérémonie  sur  leur  heureuse  délivrance.  On 
voit  encore,  parait-il,  quelque  chose  de  semblable  dans  certaines  val- 
lées de  la  Biscaye.  Les  robustes  montagnards  qui  les  habitent  se 
plaisent  à  faire  ce  qu'ils  appellent  lu  couvade,  et  tandis  que  leur  épouse 
Taqoe  aux  soins  de  la  cuisine,  ils  preoiieut  sa  place  auprès  du  nou- 
veau-né et  reçoivent  avec  u  ne  fatuité  mêlée  de  superbe  Ws  compli- 
mens  des  voisins  et  des  voisines  (1).  Il  faut  que  la  gloire  attachée  à  la 
pénible  besogne  d'enfanter  soit  bien  euviable^  puisque  chez  les  Abi- 
pones,  les  Caraïbes  et  les  Biscayens,  l'homme  la  dispute  à  la  femme. 
  cette  gloire  ajoutez  celle  de  nourrir  le  petit  être,  de  le  gorger  de  son 
saog  le  plus  pur,  de  le  soigner,  de  le  nettoyer  sans  cesse,  de  désarmer 
ses  impatiences  par  une  patience  d'ange,  et  plus  tard  de  Tél^ver,  de 
lui  apprendre  la  vie, le  monde,  de  lui  donner  une  ftme,  des  entrailles  et 
an  cœur.  La  femme  qui  fait  tout  cela  et  qui  le  fait  bien  mérite  qu'on  lui 
tresse  des  couronnes,  et  foi  de  Caraïbe,  elle  honore  plus  son  sexe 
devant  Dieu  et  devant  les  hommes  que  si  elle  concourait  à  l'élection 
d'un  conseiller  général,  d'un  député,  voire  mémo  d'un  sénateur. 

Mais,  rëpoDdrd*t-0{],ce  n'est  point  par  une  puérile  vanité  que  nous  ré- 
clamons le  droit  de  suffrage  etceux  qui  en  dérivent,  c'est  à  titre  de  garan- 
tie. Quels  gages  peuvent  nous  offrir  des  lois  délibérées  et  votées  exclu* 
sivement  par  les  hommes  ? — Est-il  donc  vrai  que  les  femmes  aient  perdu 
leur  industrie,  leur  adresse,  qu'elles  aient  désappris  l'art  de  faire  obéir 
leurs  maîtres?  Ne  s<)nt-ils  pas  de  leur  plein  gré  ou  malgré  eux  leurs 
délégués  naturels?  Ne  savent-elles  plus  que  leurs  armes  les  plus  puis- 
sautes  sont  oifS  droits  qui  ne  s'écrivent  pas  dans  une  charte  et  qui  sur- 
vivent à  toutes  les  coustitutions?  Oublient-elles  que  l'apparence  de  l'au- 
torité est  peu  de  chose  au  prix  de  Tinfluence,  et  que  dans  ce  monde  la 
plus  irrésLsiibld  des  influences  est  la  femme?  Cherchons  la  femme,  se 
disent  les  jug  s,  et  il  est  certain  que,  dans  le  bien  comme  dans  le  mal, 
quiconque  la  cherche  la  trouve;  mais  il  ne  faut  pas  qu'elle  se  pique  de 
devenir  un  homme,  a  Plus  elles  voudront  nous  ressembler,  disait  Rous- 
seau, moins  elles  nous  gouverneront,  et  c'est  alors  que  nous  serons  vrai- 
loent  les  maîtres.  » 

Paisque  les  Praxagora  du  temps  présent  ont  le  goût  des  fortes  lec- 
tures, qu'elles  lisent  les  historiens  latins;  elles  y  verront  le  rôle  parfois 
excessif  que  les  femmes  ont  joué  dans  la  Rome  antique  et  leur  grau- 

(1)  Les  Origines  de  la  famille,  qaes lions  sur  les  aatécédens  des  sociétés  patrUrcales, 
P«r  H.  A.  Giraud-teuloD,  1814. 


deor  croUsaate  qui  épourantait  Gatoa,  et  elles  s^apercevroat  biea  ?ite 
qu'il  n'est  pas  pos^ibU  ré:nr^.  l'aisoire  lài  mains  sans  écrire  du 
même  coup  celle  des  R  i  naines.  Qa*elles  consultent  AristOKe,  il  leur 
apprendra  que  Sparte,  la  martiale  et  austère  Sparte,  était  une  véri- 
table gynécocratie  :  a  Que  ce  soient  les  femmes  qui  gouvernent  ou  que 
les  gonvernans  soient  gouvernés  par  elles,  ajoutaii-ii,  je  n'en  vois  pas 
la  différence.  »  Qu^eiles  causent  avec  le  bon  Plutarque,  il  leur  dira  «  que 
les  Lacé'lémoniens  eurent  dans  tous  les  temps  une  extrême  déférence 
pour  leurs  épouses  et  qu'ils  leur  permettaient  de  s'ingérer  dans  les 
affaires  publique:)  bfen  plus  quMls  n'osaient  eux-mêmes  s'ingérer  dans 
leurs  affaires  privées.  » 

Avant  de  proposer  ses  réformes  à  rassemblée  du  peuple.  Agis 
dut  au  préalable  les  faire  agréer  par  sa  femme,  par  sa  mère,  par  son 
aïeule.  Maint  autre  réformateur  a  procédé  comme  lui  et  suivi  sa  mé- 
thode, sachant  biea  que  le  sexe  qui  propose  n'est  pas  celui  qui 
dispose.  Aujourd'hui  la  majorité  des  hommes  réfléchis  et  exempts 
de  préjugés  dogmatiques  considère  le  divorce  comme  un  mal  néces- 
saire qui  en  prévient  de  pires,  et  souhaite  qu'on  le  rétablisse,  pourvu 
qu^on  le  rende  difficile.  Si  les  chambres  ne  votent  pas  le  rétablissement 
du  divorce,  la  faute  en  sera  aux  femmes  et  non  aux  ho  nmes  :  ce  sont 
elles  qui  ne  l'auront  pas  voulu.  Ce  qu'on  appelle  Topinion  publique 
n'est  fort  souvent  que  leur  opinion  particulière.  Les  révoluuoas  ne  sont 
pas  toujours  leur  ouvrage  et  même  les  contrarient  quelquefois;  mais 
tôt  ou  tard  tes  révolutionnaires  doivent  entrer  en  accommoiement  avec 
elles,  ne  fût-ce  que  par  une  cote  mal  taillée.  Elles  ferment  une  haute 
cour  de  cassation,  qui  révise,  qui  confirme  ou  qui  annule  les  décisions 
de  rhistoire.  La  république  sera  solidement  foudée  quand  elles  se 
résoudront  à  Tépouser,  et  dans  les  pays  qui  nous  avoisiaent  la  royauté 
sera  bien  malade  le  jour  où  elles  cesseront  de  croire  que  les  rois  et  les 
reines,  les  impératrices  et  les  empereurs  soient  nécessaires  à  leur  sécu- 
rité, à  leur  bonheu ',  à  la  joie  <ie  leurs  yeux  ou  à  Tavancement  de 
leurs  fils. 


G.  Vàlbert. 


DE    L'INTERPRÉTATION 


DU 


RÉPERTOIRE   COMIQUE 


Si  la  Comédie-Française  n'existait  pas,  —  il  faudrait  l'inventer,  cela 
n  saDS  dire,  —  mais  avez-vous  remarqué  que  nous  nous  trouverions 
Téritablement  coupés  de  toutes  communications  avec  notre  passé?  Car 
enfin,  a^mbien  connaissez-vous  d'institutions,  en  France,  au  xu«  siècle, 
ioat  quelque  fâcheux  accident  n'ait  pas  trois  ou  quatre  fois  interrompu 
Fbistoire,  et  qui  puissent,  bu  tempb  où  nous  scmmes,  Cilébier  le  ûeux- 
ceniiëme  anniversaire  de  leur  fondation?  On  a  pailé  de  l'Opéra.  Mais, 
sans  examiner  i»i  1  Opéra,  par  hasard,  n'aui  ait  pas  subi  daus  le  cours  du 
temps,  et  par  le  seul  effet  des  tran^foi mations  de  son  genre  lui-iiiéme, 
quelque  transformation  plus  profonde  que  la  Comédie-Fraiiçaise,  vous 
ttoible-t-il  que  la  scène  de  Lulli,  de  Gluck,  de  Picciui,  de  Rossini,  de 
Mejerbeer,  soit  aussi  nationale  que  la  scène  de  Corneille,  de  Molière, 
de  Racine,  de  Regnard,  de  Voltaire,  de  Marivaux  et  de  Beaumarchaisi? 
et, de  l'Académie  nationale  de  musique  et  de  danse,  pourriez-voub  bien 
dire  ce  que  Voltaire  disait  de  la  Comédie- Française  :  u  C'est  là  que  la 
fiauon  se  rassenibie,  c'est  là  que  le  goût  et  Tesprii  de  la  jeunesse  se 
fument  :  les  étran^itrs  >  >iei)nent  a^preudre  noire  langue;  liulle  mau 
nise  maxime  n'y  est  tolérée  et  nul  sentiment  estimable  n'y  est  dObité 
sans  être  applaudi?  »  Je  me  défierais  bien  un  peu,  si  c'en  était  le 
temps  présentement,  de  ce  que  Voltaire,  daus  sa  langue,  appelle  amau- 
vùse  maxime  »  et  «  sentiment  estimable.  »  On  ga^ne  toujours  quelque 


218  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chose  à  se  défier  un  peu  de  Voltaire.  Il  reste  au  moins  que  la  Comédie- 
Française  est  vraiment  une  école,  et  qu'en  somme,  pour  avoir  cédé 
quelquefois  au  courant  de  la  mode  ou  de  la  popularité,  cependant  on 
peut  dire  qu'elle  n'a  pas  trop  dégénéré  de  ce  que  j*appellerai  la  dignité 
de  son  institution  primitive. 

On  sait  assez  comment  elle  fut  fondée.  La  mort  de  Molière  avait  jeté  sa 
iroupe  dans  le  désarroi.  Quelques-uns  de  ses  meilleurs  sujets,  —  laTho- 
rillière,  Baron,  Beauval  et  sa  femme, —  avaient  passé  chez  les  comédiens 
rivaux  de  l'Hôtel  de  Bourgogne.  LuUi,  très  habile  en  intrigues,  très  âpre 
au  soin  de  son  intérêt  personuel,  et  Thomme  du  monde  qui  se  piquait  le 
moins  de  reconnaissance,  s'était  môme  emparé  de  la  salle  du  Palais- 
Royal.  De  sorte  que  Ton  se  fût  trouvé  sur  le  pavé  pour  la  saison  de  167/î 
si  la  déconfiture  d'une  autre  entreprise  théâtrale  n*eût  permis  aux  com- 
pagQons  de  Molière  de  louer  la  salle  de  la  rue  Guénégaud.  Le  Registre 
de  La  Grange  nous  est  un  témoin  fidèle  qu'on  y  vécut  assez  misérable- 
ment. La  faveur  sembla  retourner  aux  comédiens  de  THôtel  de  Bour- 
gogne. La  veuve  de  Molière,  plus  tard  M"«  Guérin,  essaya  vainement 
de  réunir  sa  troupe  à  la  troupe  de  l'Hôtel  de  Bourgogne.  Les  frères 
Parfaict  nous  disent  qu'elle  fut  repoussée  durement  (1).  Il  fallut  que 
l'autorité  de  Louis  XIV  intervînt  et  que  l'ordonnance  du  21  octobre  1680 , 
—  que  les  frères  Parfaict  appellent,  je  ne  sais  pour  quelle  raison,  une 
lettre  de  cachet,  et  datent  du  22  octobre, — imposât  la  réunion  ou ,  comme 
on  disait  alors,  la  jonction.  Le  roi  lui-même  avait  arrêté  la  liste  des 
acteurs  qu'il  gardait  à  son  service,  et  réglé  la  distribution  nominatire 
des  parts.  Si  nous  rappelons  ces  détails,  ce  n'est  pas  qu'ils  soient  bien 
nouveaux,  puisqu'ils  ne  datent  pas  de  moins  de  deux  cents  ans,  ni 
qu'ils  soient  ignorés,  puisque  depuis  une  quinzaine  de  jours  on  pent 
dire  qu'ils  traînent  un  peu  partout.  Mais,  en  vérité,  n'étaient  quatre 
vers  de  l'â-propos  que  M.  Goppée  a  composé  po»r  la  circonï^tance,  le 
seul  nom  que  Ton  eût  oublié  de  prononcer  en  cette  fête  anniverea^e  de 
la  fondation  de  la  Comédie-Française,  c'eût  été  le  nom  de  Louis  XIV, 
c'est-à-dire,  comme  vous  voyer,  le  nom  du  véritable  fondateur.  Fâcheuse' 
ingratitude  I  car  ce  ne  fut  pas  un  coup  d'arbitraire,  un  caprice  d'au- 
torité, que  cette  ordonnance  du  21  octobre  16»0.  Si  Louis  XIV  réu- 
nissait les  deux  troupes  :  c'était  qu'il  voulait  rendre  «  les  reprfeenU- 
tions  des  comédies  plus  parfaites,  »  et  s'il  débarrassait  la  troupe  ainsi 

(i)  Vold  le  texte  des  ffères  Parfkicl  s  «  MP»  HoUère  et  ses  caaandee  se  tnmTèrent 
ainsi  en  très  peu  de  temps  suis  protection...  Gette  situation  éuit  Tiolonte;  anssi  lev 
flt^le  prendre  la  résolation  de  ikire  proposer  aux  comédiens  rifaux  de  l'Hôtel  de 
Bourgogne  de  se  Joindre  Jt  enx  ;  mais  ceux^i  les  refusèrent  et  môme  assez  durement.  » 
(T.  XI, p.  2^5.)  Je  cite  le  texte,  en  le  Uvrant  aux  discussions  des  spécialistes,  parce  que 
M.  Edouard  Thierry,  dans  sa  Notice  sur  U  Grange,  *-  Registre  de  La  Grange,  p.xnii 
et  XIX,  —  prétend  qu'il  n'eût  dépendu  qve  de  La  Orange  de  faire  la  Jonction  dès  1673. 


D£  l'iNT£RPRÉXATU>N  DU   RtPËBTOIBE  COMIQUE.  210 

formie  de  toute  coocurrence  de  la  ville  et  des  faubourgs,  c'était  encore, 
sdon  les  te  nnes  propres  de  rordoonance,  pour  donner  aux  comédiens 
«  les  moyens  de  se  perfectionner  de  plus  en  plus.  »  Le  véritable  fbn- 
dateor  de  la  Comédie-Française  n'est  donc  pas  plus  Molière  que  Cor- 
neille, ou  que  Badae  :  c'est  le  roi.  L'ancienne  troupe  du  Pa)als-Royal 
apportait  au  fond  désormais  cominuA  le  répertoire  entier  de  Molière  (1), 
il  est  vrai,  mais  la  troupe  de  l'Hôtel  de  Bourgogne  apportait  le  répertoire 
presque  entier  de  Racine,  et  c'était  bien  vraiment  gr&ce  à  l'intervention 
de  Louis  XiV  que  la  France  gagnait  le  tout.  Et  comme  le  xvm"  siècle  a 
véritablemeot  méconnu  MoDère,  ]e  ne  serai  démenti  par  personne  qui 
soit  un  peu  au  courant  de  l'histoire  du  théâtre  si  j'avance  qu'on  ne 
sait  tiop  ce  qu'il  serait  advenu  du  répertoire  et  de  la  tradition  des 
chefs-d^œuvre  de  Molière,  si  ce  n'avait  été  pour  une  grande  institution 
puUiqne  un  devoir  que  d  y  veiller. 

Après  cela,  comme  c*est  toujours  un  rôle  désagréable  à  soutenir  que 
celui  de  trouble-fôte,  nous  coDviendrons  volontiers  que  la  Comédie- 
Française  a  fêté  magnifiquement  l'anniversaire  de  sa  fondation.  On  con« 
naît  le  goût  de  M.  Perrin  pour  les  splendeurs  de  la  mise  en  scène,  son 
anciour  du  détail  exact,  sa  recherche  de  Tarchaîsme.  11  s'est  trouvé  dans 
ceUe  circonstance  qu'il  pouvait  se  donner  carrière,  et  je  ne  pense 
pas  que  personne  lui  dispute  l'honneur  d'avoir  complètement  réussi. 
Louons  donc  la  reprise  de  r Impromptu  de  YersaiUes.  Louons  la  reprise 
da  Bourgeois  gentilhomme.  Louons  la  musique  de  Lulli.  Louons  enfin 
tout  ce  qui  se  peut  louer,  jusqu'à  l'éclat  des  ors  et  jusqu'à  la  rare  habi- 
leté des  costumiers  du  Théâire-Fraacais.  En  effet,  il  ne  s*agissait  plus 
cette  semaine,  comme  en  temps  ordinaire,  de  nous  présenter  Molière 
parles  côtés  éternellement  humains  de  sa  comédie,  mais  bien  de  repla- 
cer pour  une  fois  cette  comédie  dans  son  cadre  du  xvn*  siècle,  et  de 
naos  la  remettre  aux  yeux  d  ans  la  fraîcheur,  pour  ainsi  dire,  de  sa  pre- 
mière nouveauté. 

Assurément,  ce  n'est  pas  une  épreuve  à  tenter  souvent.  Ces  intermèdes, 
ces  entrées  de  ballet,  «  quatre  garçons  tailleuns  »  ou  «  six  cuisiniers 
dansant  ensemble,  »  ces  cérémonies  burlesques  poussées  jusqu'à  la  plus 
vicdente  caricature,  tout  cela,  qui  divertissait  évidemment  les  contem- 
porains de  Molière^  nous  fatigue  aujourd'hui,  disons>le  franchement, 
plus  qu'il  ne  nous  amuse  ou  ne  nous  intéresse.  Pour  ma  part,  j'ai  ton- 
jooors  trouvé  la  cérémonie  du  Malade  imaginaire,  *—  demeurée,  comme 
on  sait,  au  répertoire,  pour  quelques  grandes  occasions,  —  intermina- 
blement longue  et  très  médiocrement  comique.  M.  Jourdain,  élevé  par 

(f  )  Encore  eet-il  bon  d'ajouter  qne,  —  le  Malade  imaowatre  excepté,  —  la  tnmpe 
I  VOML  éè  Boorgognc  Jouait  aoaai  louYant  qm'il  lui  plaisait  tout  le  répertoire  de 


MQUèfe» 


220  RETUfi  DES   DEUX  MONDES. 

son  futur  gendre  à  la  dignité  de  mamamcmchi,  ne  m'a  pas  paru  d'une 
drôlerie  plus  divertissante  que  n'est  le  bonhomme  Argan  endoctoré  par 
son  frère.  Et  si  j'en  juge  par  ce  qui  se  dit  autant  que  par  ce  qui  s'écrit, 
je  ne  crois  pas  avoir  été  tout  à  fait  seul^  l'autre  soir,  à  partager  mon 
impression.  Mais  il  n'importe,  et  telle  quelle,  la  restitution  a  son  prix 
certainement,  et  son  charme.  Lentement,  doucement,  comme  du  fond 
d'un  rêve,  dont  l'ensemble  décoratif,  dont  les  costumes,  dont  la  musique 
môme  du  Florentin  entretiennent  l'illusion,  c'est  toute  une  société  dis- 
parue, c'est  tout  un  monde  évanoui  qui  se  jève,  des  couleurs  effacées 
qui  se  ravivent,  et  tandis  que  l'attention,  déroutée,  distraite,  indécise» 
va  de  la  scène  à  la  salle  et  de  la  salle  à  la  scène,  flotte  en  effleurant 
tout,  et  ne  se  fixe  à  rien,  il  passe  dans  l'esprit  comme  de  vagues  images 
du  grand  règne,  de  la  cour  de Chambord  et  de  Saint-Germiin,  du  plus 
majestueux  des  souverains,  et  du  plus  somptueux,  du  plus  coûteux,  du 
plus  rare  et  du  plus  complet  des  divertissemens.  Il  n'est  guère  possible 
que  nous  nous  fassions  jamais  un  vrai  plai'^ir  d'aller  voir  jouer  le  Bour^ 
geois gentilhomme  rânsî  restitué.  La  pièce  elle-même,  allégée  de  la  mas- 
carade étrange  qui  la  termine,  est  un  peu  lente.  Elle  est,  conme  V Avare, 
de  ces  deux  ou  trois  chefs-d*œuvre  que  Molière  n'a  pas  eu  le  temps  de 
mettre  au  point.  Seulement  V Avare  est  un  peu  plein,  et  le  Bourgeois 
gentilhomme  un  peu  vide.  Quoi  qu*il  en  soit,  ce  n'en  est  pas  moins  un 
spectacle  exquis  et  qu'on  est  trop  aise  une  fois  en  passant  d*avoir  vu, 
pour  épilogner  davantage.  Ajoutez  qu*on  ne  saurait  imaginer  occasion 
meilleure  de  nous  l'avoir  présenté.  La  distribution  est  de  presque  tous 
points  fort  bonne.  M.  Thiron  plus  particulièretnent,  quoique  peut-être 
il  n'ait  pas  la  voix  pleine  et  profonde  qu'on  souhaiterait  dans  ce  rôle 
de  M.  Jouriain,  et  M.  Truffier,  pour  l'art  très  intelligent  et  très  heu- 
reux avec  lequel  il  a  composé  le  rôle  du  maître  à  danser,  mériteot  d'être 
signalés. 

Maintenant,  le  grand  intérêt  de  ces  fêtes,  ce  sera  que,  pendant  huit 
jours,  on  nous  aura  permis  de  juger  de  la  vraio  valeur  de  la  troupe 
actuelle  dans  le  répertoire  comique.  Car,  pour  le  répertoire  tragique, 
il  faut  avouer  que  Corneille  avec  Racine  semblent  n'avoir  servi  vrai- 
ment dans  la  circonstance  qu'à  rehausser  la  gloire  de  Tunique  Molière. 
Horace  avec  le  Menteur  et  les  Plaideurs  avec  Britannicus,  c'est  peu, 
contre  le  Misanthrope,  et  Tartuffe,  et  V Avare,  et  les  Femmes  savantes^  et 
VÈcole  dès  femmes,  et  le  Bourgeois  gentilhomme.  Profitons  du  moins  de 
cette  bonne  fortune  pour  dire  deux  mots  de  Tinterprétation  du  réper- 
toire comique. 

II  est  assez  facile  de  pos'^r  en  termes  gén^^raux  les  règles  d'une  bonne 
interprétation  du  répertoire  tragique,  ou  plutôt  toutes  les  règles  ici  se 
renferment  dans  un  principe  unique,  et  ce  principe,  c'est  que  l'acteur 
qui  jouera  Polyeucte  ou  l'actrice  qui  jouera  Monime,  faisant  abdication 


DE  L'iNTERPRÉTàTlUM    OU    E£PEaTOIH£  COMIQITE.  221 

•le  leur  persoQDe,  mais  abdication  entière,  voudront  bien  se  laisser 
:^uitler»  aveuglément,  aux  indications  qui  ne  sont  guère  moins  claire- 
ment écrites  dans  les  alexandrins  sonores  de  Cornt^ilie  que  dans  les 
liexamètres  harmonieux  de  Racine.  Comédiens  et  comédiennes,  qui 
:>rendrez  le  fardeau  de  ces  grands  rôles, 

Ne  Teiiillcz  pat  tous  perdra  et  vous  êtes  saaTés; 

c'est-i-dire  ne  chercht^z  pas  dans  le  Rodrigue  de  Corneille  ou  dans 
[Iphig 'Die  de  Racine  le  Rodrigue  de  la  roiiance  espagnole  ou  l'Iphigé- 
lie  de  la  tragédie  grecque  :  ils  n'y  sont  pis.  Mais  suriout  i/y  cherchez 
oas  ce  que  vous  semblez  aujourd'hui  presque  tous  y  chercher  :  quelque 
iphigénie  dont  personne  avant  vous  ne  se  fût  avisé,  quelque  Rodrigue 
ioDt  vous  prétendriez  nous  apporter  la  révélation, 

..••...    car  Je  prétends 
Qu*l1  vous  faudra  d'abord  les  y  chercher  longtemps. 

et  cQsaite  que  vous  ne  les  y  trouverez  pas.  Il  n'y  a  pas  deux  manières 
de  comprendre  un  rôle  de  Corneille  ou  de  Racine  :  il  n'y  en  a  qu'une, 
it  oe  /ait  pas  bon  vouloir  être  plus  cornélien  que  Corneilh  ou  plus 
raciûieo  que  Racine  :  c'est  quelquefois  le  tort  des  directeurs.  Il  ne  fait 
pas  bon  non  plu«ï,  comm3  nous  le  voyons  à  l'Odéon,  se  couvrir  du  nom 
de  Corneille  pour  jouer  obstinément  les  Agar,  ou  du  nom  de  Racine, 
comme  au  Théâtre-Français,  poir  jouer  obstinément  les  Mounet-Sully  : 
c^est  trop  souvent  le  tort  de  nos  acteurs. 

Je  conviens  qu'il  est  plus  diffl:ile  de  poser  les  règles  d'une  bonne 
interprétation  du  répertoire  comique  en  général  et  du  répertoire  de 
Minière  en  particulier.  En  voici  la  raiso.i. 

Faites  une  expérience  et  une  expérience  bien  simple.  Prenez,  non  pas 
même  encore  les  chefs-d'œuvre  de  Molière,  mais  seulement  le  Léga- 
taire  de  Regnard,  le  Turcaret  de  Le  Sage,  le  Barbier  le  Beaumarchais,  et 
rédaisez*les  à  ce  qu'il  en  peut  tenir  dans  l'analyse  de  la  fable  essen* 
ti'  Ile.  Vous  serez  étonné  comme  tous  ces  sujets,  dans  leur  fond,  sont 
tristes,  répugnans  et,  tranchons  le  mot,  douloureux.  Transposez-les  de 
la  scène  dans  la  vie  réelle,  ou  plus  simplement,  et  sans  aller  jusque-là, 
remettez  à  quelque  homme  de  théâtre,  de  ceux  qui  n'ont  pas  cette  mer- 
veilleuse faculté  de  tourner  tout  au  rire,  le  soin  de  les  traiter.  Vous  avez 
aussitôt  des  drames  honteux  ou  terribles.  Un  misérable  vieillard  devenu 
la  \ictime  d'une  bande  d'héritiers  et  de  domestiques  avides  jusqu'au 
crime;  un  financier  véreux  devenu  la  proie  d'une  association  de  ûUes 
et  de  souteneurs;  un  tuteur  taré  qui  veut  épouser  sa  pupille  et  qui 
n'en  est  empêché  que  par  un  enlèvement  compliqué  de  bris  de  clôture, 


222  aEYDfi  DES   DEVX  MONDES. 

d^escalade  nocturne  et  d'effraction  ;  —  ne  sont-ce  pas  là  justement  les 
ressorts  qui  servent  aux  combinaisons  accoutumées  des  romanciers 
populaires  et  des  dramaturges  du  boulevard?  Direz-vous  qu'il  ne  manque 
pourtant  pas  de  pièces  gaies,  dont  la  forme  n'est  pas  plus  divertissante 
que  le  fond  n'en  est  inoffensif,  aimable,  heureux,  et  que  je  choisis  mes 
exemples?  Oui,  je  les  choisis,  mais  je  les  choisis,  —  notez  ce  point,  — 
parmi  les  seules  pièces  qui  demeurent  au  répertoire  et  qui  vivent.  Les 
autres,  qui  seront  celles  de  Collin  d'Harleville,  par  exemple,  ou  d'A- 
lexandre DuvaU  ii  y  a  beau  temps  qu'elles  ne  sont  plus  qu'un  souvenir, 
qu'un  nom,  qu'une  ombre  dans  l'histoire  du  tbé&tre.  Les  comédies  qui 
durent,  ce  s(>nt  décidément  celles  qui  tirent  en  quelque  sorte  le  rire 
des  profondeurs  de  la  sottise  ou  de  rhnpudence  humaines.  Comédies 
violentes,  presque  cruelles,  intrigues  ténébreuses,  et  qui  vous  feraient 
pleurer  si  la  donnée  n'en  était  tombée  par  bonheur  entre  les  mains  de 
l'un  de  ces  hommes  qui,  comme  dit  Beaumarchais,  d'un  mot  bien  spi- 
rituel et  bien  profond,  «  se  pressent  de  rire  de  tout,  »  et  précisément 
<f  de  peur  d'être  obligés  d'en  pleurer.  » 

De  là  résulte  évidemment  pour  l'acteur  une  certaine  latitude  ou 
liberté  d'interprétation.  Sans  doute,  on  n'aura  pas  le  droit  de  nous  trans- 
former le  Légataire  universel  en  un  drame  sombre  et  répugnant^  oe  qui 
ne  laisserait  pas^  à  la  vérité,  d'être  un  peu  bien  difficile,  ou,  ce  qui 
serait  plus  facile  assurément,  de  métamorphoser  le  Figaro  de  Beau- 
marchais en  un  barbier  précurseur  de  la  révolution  française,  mais  on 
aura  le  droit,  je  le  crois,  de  pousser  les  rôles  un  peu  plus  au  noir  qu'on 
ne  faisait  jadis,  vers  1708  ou  178S,  et  jusqu'à  la  limiie  où  Ton  risque- 
rait, en  glaçant  le  rire  sur  les  lèvres,  de  dénaturer  le  sens  même  des 
œuvres.  Or,  combien  cela  ne  sera-t-il  pas  plus  vrai  des  rôles  de  Molière, 
bien  autrement  profonds,  et  complexes  par  suite,  que  les  rôles  de 
Regnard  ou  de  Beaumarchais  ? 

J'ai  quelque  regret  ou  quelque  remords  de  consdeoce  à  le  dire  si 
catégoriquement  :  la  tendance  que  je  signale  n'est  que  trop  prononcée 
depuis  quelques  années  au  Théâtre-Français,  et  c'est  une  manie  que  d'7 
tourner  Molière  presque  au  tragique  :  mais  pourtant,  il  faut  bien  un  peu 
s'y  ranger,  et  Ton  ne  persuadera  jamais  à  quiconque  les  aura  médités 
qu'il  n'y  ait  dans  VÉcole  des  femmes,  et  dans  Tartuffh.  et  dans  le  Misan- 
thrope, et  dans  P Avare,  que  de  quoi  rire,.,  et  puis  s'en  retourner  cou- 
cher. Non  certes  I  ne  faisons  tort  à  Molière  ni  de  sa  belle  humeur  con- 
stante, ni  de  sa  large  et  saine  franchise,  ni  de  la  souveraine  clarté  de 
son  bon  sens;  —  ne  raffinons  pas  trop  sur  notre  plaisir  et  ne  nous  en 
faisons  pas  comme  qui  dirait  une  souffrance  exquise  ;  —  ne  boudons 
pas  contre  le  rire  et  laissons-nous  aller  bonnement  aux  choses  qui  nous 
prennent  par  les  entrailles.  Mais  reconnaissons  aussi  qu'il  y  a  de  la  tris- 
tesse, bien  souvent,  et  une  tristesse  amère,  déguisée  sous  le  rire  de 


DE  L'iKTERPâiTATlON  DU  RÉPERT<»R£  COMIQUE.  223 

Ubiîère.  J*ai  toujours  été  frappé  de  quelques  mots  de  la  Critique  de 
VÈcole  des  femmes  :  c'est  Uranie  qui  parte  :  «  Pour  moi,  )e  trouye  que  la 
beauté  du  sujet  de  rÉcole  des  femmes  consiste  dans  cette  conQdence 
perpétaelte,  et  ce  qui  me  parait  assez  plaisant,  &est  qu'un  homme  qui 
a  es  Vesprit  et  qui  est  averti  de  tout  par  un  étourdi^  qui  est  son  rivale  et 
par  une  innocenté^  qui  est  sa  mattresse^  ne  puisse  avec  tout  cela  éviter  ce 
qui  hii  arrive.  »  Vous  enteiides  bieD.  Il  a  de  l^esprit  et  ii  est  averti  de 
tout  SoQ  rival  est  une  têle  à  Tévent  et  sa  maltresse  est  nue  péron- 
nelle. Vous  coonaîsseE  le  dénoûment  : 

n  D'en  6it  ptt  moins  dupe»  en  m  maturité, 
Dtt  li  Jeane  innoctott.  M  du  jeun*  éfenté. 

Je  me  tiens  pour  assuré  que  Molière  ici,  non  plus  qu^ailleurs,  ne  préten- 
dait nullemefit  philosopher.  Cela  fait*il  qu*il  ne  philosophe?  Et  dans  la 
leçon  qu'il  nous  donne  me  refuserei-voos  le  droit  de  voir  Tune  des  plus 
mâancoliques  satires  qu'il  y  ait  de  Tinutilité  des  précautions  humaines 
contre  la  force  des  instincts  et  contre  la  toutes-puissance  de  la  fortune  7 
Remarquez,  en  outre,  que  le  Misanthrope,  que  Tartuffe^  que  l'Avare  nous 
donnent  la  méoie  leçon.  Vous  pouvez  dire,  il  est  vrai,  qu'Harpagon  et 
Tartuffe  sont  punis  du  crime  et  du  vice  par  les  inévitables  conséquences 
da  Tîce  et  du  crime  même.  C'est  leur  iniquité  qui  retombe  sur  eux. 
Mais  Amolphe,  mais  Ateeste,  de  quoi  sont-ils  coupables  que  d'avoir 
trop  présumé  d'eux-mêmes  et  de  leur  pouvoir  à  surmonter  la  nature  ? 

..«  Et  sans  doute  ma  fltmma 
De  ces  Yices  du  tempt  saora  porger  son  àme. 

Vmlà  riUusion  dont  Alceste  est  ^i  cruellement  puni  I  Parmi  tous  les 
moyens  qu'il  y  ait  d'exciter  le  rire  chez  les  hommes  assemblés,  celui 
qui  con»ste  à  montrer  la  disproporlion  dérisoire  du  rêve  et  de  la  réa* 
lité,  du  désir  et  de  l'acte,  de  la  puissance  et  de  Teffet,  des  efforts  et  des 
réanltats,  est  assurément  l'un  de  ceux  que  Molière,  dans  ses  grandes 
Gomédies,  a  le  plus  volontiers  employé.  Chose  curieuse,  digne  au 
moins  d^étre  notée  1  ce  moyen,  ni  Regnard,  ni  Le  Sage,  ni  Beaumar- 
chais n'ont  osé  le  reprendre.  Us  n'ont  pas  mis  en  scène  le  ridicule 
«  qui  a  de  Tesprit  »  (i).  Le  vieillard  du  Légataire  universel  n'est 
qu*ane  ganache  à  côté  d'Harpagon  ou  même  d'Argan,  et  Bartholo,  le 
Bartholodu  barbier, n'est  qu'une  bête  auprès  d'Aroolphe. 

Je  nMnsiste  pas.  11  faudrait  ici  toucher  à  l'un  des  chapitres  d'esthétique 
les  plus  obscurs  qu  il  y  ait  au  monde.  Ce  n'est  pas  le  chapitre  des  cha- 

(1)  Je  trtmTe  mfime  que  c'est  Tan  des  plas  Jolis  tours  de  force  de  Beaumarchais  que 
i*art  eufal»  arec  lequel  il  s'est  ingénié  à  sauver  da  ridicule  et  de  Podleoi  TAlrnaviva 
da  Mermes  de  Figaro* 


22i  KETDE  DE«   DEUX   MONDES. 

peaux:  c^est  le  chipirre  de  la  psycholope  du  rire.  Pourquoi, commenl. 
et  de  quoi  rions-nous  ?  Et  tandis  qu'il  est  si  facile  et  si  vite  fait  d'avoir 
dit  pourquoi  sous  pleurons;  que  de  causes  diverses  et  d'effets  diffé- 
rons, que   de  degrés,  que  de  nuances  depuis  le  rire  joyeux  et  perlé  de 
l'amoureux  en  belle  humeur  jusqu'au  rire  désespéré,  frénétique  et 
tragique  d'Oreste  I  Bornons-nous  donc  à  constater  que  certaines  pièces 
de  Molière,  jointes  à  de  certains  aveux,  éclairées  à  la  lumière  de  certains 
détails  qui  nous  sont  parvenus,  semblent  autoriser  une  certaine  manière 
de  le  jouer  et  que  cette  certaine. manière  est  présentement  en  faveur  au 
Théâtre-Français.  C'est  ainsi  que  M.  Got  joue,  par  parties  du  moins,  — 
et  j'ajouterais  admirablement  si  je  n'avais  tout  à  Thenre  une  critique 
d'importance  à  lui  soumettre,  —  TArnolphe  de  FÈcole  des  femmes.  CeM 
ainsi  que  M.  Delaunay  voudrait  jouer  l'Alceste  du  Misanthrope  et  qu'il 
le  jouerait,  si  le  rôle  était,  comme  on  dit,  dans  ses  cordes.  C'est  ainsi 
que,  marchant  d'un  pas  déjà  ferme,  autant  du  moins  qu'on  en  puisse 
juger  par  une  seule  expérience,  sur  les  traces  de  ses  maîtres,  un  jeune 
homme,  M.  Leloir,  nous  jouait  récemment  l'Harpagon  de  l'Avare.  11  y  a 
quelque  temps  que  je  n'ai  vu  jouer  Tartuffe  et  je  n'en  puis  par  consé- 
quent rien  dire  de  précis,  mais  je  suis  persuadé  qu'il  doit  y  avoir  encore 
quelqu'un  qui  joue  là  Tartuffe  au  tragique.  En  un  mot,  je  le  répète, 
c'est  maintenant  la  manière  à  la  mode.  On  peut  préférer  sans  doute 
une  autre  interprétation.  Cependant  si  I'od  y  veut  bien  réfléchir,  nul  ne 
consentira  que  celle-ci  soit  tout  à  fait  illf^gîtime,  et  j'ajoute  qu'elle  est 
l'œuvre  d'artistes  qui  se  sont  donné  certainement  la  peine  d'approfon- 
dir très  avant  leur  Molière. 

L'inconvénient  de  cette  manière,  —  et  le  vrai  point  de  la  discussion,  — 
c'f  st  qu'on  risque  ainpi  d'introduire  dans  les  rèles  de  Molière  beaucoup 
de  choses  qui  n'étaient  pas  dans  la  pensée  de  Molière.  C'est  un  danger. 
Mais  nous  en   effraierons-nous  beaucoup?   Oui  et  non.  Non,  parce 
qu'après  tout  le  propre  du  g^^nie,  c'est  de  voir  plus  loin,  plus  distincte- 
ment et  plus  profondément  qu'il  ne  croit  voir  lui-même.  Depuis  dt  ux 
cents  ans ,  les  grands  rôles  de  Molière  se  sont  enrichis,  et  pour 
ainsi  dire  étoffés,  non  pas  précisément,  comme  nous  l'avons  entendu 
soutenir,  de  ce  que  les  fantaisies  du  comédien  ou  l'érudition  des  com- 
mentateurs ont  cru  pouvoir  y  faire  entrer,  mais  de  tontes  les  expériences 
individuelles  que  cinq  ou  six  générations  ont  faites  de  leur  éternelle 
vérité.  Nous  avons  tous  reconnu  dans  Tartuffe  ou  daijs  Célimène  des 
traits  dont  nous  pouvions  vérifier  à  l'inMant  la  justesse  en  promenant 
circulairement  nos  regards  de  l' avant-scène  de  droite  à  l'avant-scène  de 
gauche,  et  dès  1  à  nous  avons  tous  mis  quelque  chose,  dans  les  person- 
nages de  Molière,  —  aussi  peu  que  ce  finit,  mais  quelque  chose,  —  du  Tar- 
tuffe de  l'orchestre  ou  de  la  Célimène  du  balcon.  Et  oui,  pourtant,  d'autre 
part,  nous  nous  effraierons  du  danger,  parce  qu'il  semble  que  Ton 
doive  d'abord  au  génie  cette  marque  de  respect  et  ce  témoignage  d'ad- 


DE  L'afTEVRÉTATION  DU  RÉPERTOiaB  COMIQUE.  225 

miration  de  le  prendre  pour  ce  qu'il  s'est  donné.  Que  voulait  en  effet 
Molière?  Il  nous  Ta  dit  lui-même  :  Faire  rire  les  honnêtes  gens.  Je  ne 
demande  donc  rien  que  de  légitime,  si  je  demande  que  ses  interprètes 
règlent  leur  jeu  sur  cette  parole  ;  qu*aulieu  de  faire  saillir  le  drame  dans 
ia  comédie  de  Molière,  ils  le  repoussent  au  contraire  dans  la  pénombre; 
et  qu'ils  n'oublient  jamais  qu'ils  ont  affaire  avec  ce  qu*on  appelait  en 
ce  temps-là  les  honnêtes  gens.  L'autre  soir,  en  regardant  M»  Delaunay 
suer  et  souiller  dans  Âlceste,  il  me  revenait  à  la  mémoire  une  tradition 
du  rôle.  On  raconte  donc  que  Baron  (1),  dans  la  scène  du  sonnet,  ne 
commençait  à  donner  signe  de  véritable  irritation  et  ne  cessait  de  se  con- 
tenir que  sur  ce  vers  d'Oronte  : 

Croyes-Toufi  donc  avoir  tant  d'asprit  en  partage? 
et  pour  lancer  la  réplique  : 

Si  Je  louais  tos  to»,  J'en  aoraia  dayantage. 

C'était  longtemps  attendre,  et  le  jeu  de  Baron  devait  être  un  peu 
froid,  l'ignore  d'ailleurs  si  la  tradition  est  authentique  :  mais  il  me 
suffit  que  l'anecdote  indique  bien,  avec  un  peu  d'exagération,  il  est 
vrai,  dans  quel  esprit  de  modération,  de  politesse  et  d'ironie  contenue 
plutôt  que  de  colère  débordée  le  rôle  du  Misanthrope  doit  être  com- 
posé. Voilà  pour  «  les  honnêtes  gens.  » 

Il  s'agit  de  les  a  faire  rire.  »  Le  meilleur  moyen  ne  serait-il  pas  peut- 
être  d'avoir  l'air  de  n'y  pas  toucher,  comme  on  disait  jadis,  et  de  s'en 
fier  à  la  force  comique  des  situations  pour  provoquer  la  gatté  des  spec- 
tateurs? Faut- il  tant  détailler  Molière?  et  comme  on  ferait  Marivaux, 
^  c^est-à-dlre,  car  ia  remarque  en  vaut  la  peine,  le  seul  de  nos  auteurs 
comiques  qui  ne  doive  rien  ou  presque  rien  à  Molière?  —  Je  crains  fort 
que  ce  ne  soit  trop  souvent  se  méprendre  sur  le  caractère  de  Molière  ; 

Ce  MoUère  est  pressant,  et  vent,  sans  complaisance, 
Que  l'anteor  s*accommode  à  son  impatience. 
Le  traite  à  sa  manière  ;.. 

et  c'est  à  savoir,  largement,  a  à  grands  traits  non  tàtés,  »  comme  il  le 
dit  lui-même,  et  rondement,  sans  surcharger  le  rôle  d'intentions  ni 
broder  le  rôle  de  finesses  où  il  ne  se  reconnaîtrait  pas.  Je  crois  que 
cette  manière  est  la  plus  conforme  à  Molière.  Et  pourtant,  quiconque 
dirait  qu'elle  est  la  seule  bonne,  on  pourrait  lui  répondre  qu'il  sait 
assurément  lire  Molière,  mais  que  le  lire  et  le  jouer  sont  deux  choses. 
Unir  ensemble  la  distinction  et  la  rondeur,  être  à  la  fois  d'une  bonne 

(1)  Voyes,  dans  le  MoUère  de  la  coUection  des  Grainds  Écrivains,  la  notice  de 
M*  Hesaarâ  smr  U  Misanthrope,  t.  r» 

un.  ^  i99fk  ift 


226  1BT17B  DBB  I>BUX  HOKDBSt 

humeur  parfaite  et  d'une  parfaite  noblesse,  cela  s'arrange  aisëmeni 
dans  l'imagination  d*un  lecteur.  A  la  scène,  c*est  peut-être  autre  chose. 
Et  quand  un  comédien  de  génie  y  pourrait  réussir,  comme  on  ne  peut 
pas  imposer  aux  gens,  sous  prétexte  qu'ils  appartiennent  à  la  Comédie- 
Française,  l'obligation  d'avoir  du  génie,  la  difBculté  revient.  Il  semble 
impossible  de  prendre  parti  sur  une  unique  interprétation  de  Molière, 
et  décidément  il  s'en  faut  de  beaucoup  que  la  question  soit  aussi  simple 
qu'elle  pouvait  paraître  au  premier  abord.  C'est  qu'il  en  va  pour  les 
comédiens  comme  pour  les  artistes,  peintres  ou  sculpteurs.  Nous  les 
jugeons  trop  vite,  et  nous  ne  prenons  pas  assez  la  peine  d'entrer  an 
peu  avant  dans  les  raisons  de  leur  choix  et  les  motifs  de  leur  résolution. 
Et  ce  n'est  pas  tout.  Car  voici  peut-être  encore  une  troisième  ma- 
nière d'interpréter  Molière.  Quand  vous  irez  voir  jouer  l'École  des 
femmes^  vous  pourrez  remarquer  que  M.  Got,  comme  nous  le  disions 
tout  à  l'heure,  tourne  presque  au  tragique  toute  une  bonne  part  du  rôle 
d'Arnolphe.  Et  subitement,  au  troisième  acte,  quand  il  s'assied  et  qu*il 
commence  le  fameux  discours  : 

Je  vous  épotLse,  Agnfts,  et  cent  fois  la  Journée 
Voai  defez  bénir  l'heur  de  votre  destinée... 

chargeant  jusqu'à  la  caricature,  ce  sont  des  gestes,  et  des  jeux  de  phy- 
sionomie, et  des  intonations  que  je  ne  puis  mieux  comparer  qu'à  celles 
qui  rendent  M.  Got  si  amusant  dans  la  consultation  du  Médecin  malgy^é 
lui.  Tandis  qu'au  contraire,  et  quand  pour  dire  ce  discours  au  sérieux 
il  n'y  aurait  d'autre  raison  que  celle^i,  savoir  qu'il  suscita  contre 
Molière  les  plus  sottes  calomnies  et  les  plus  véhémentes  colères,  c^ea 
serait  assez.  Précisons  encore  davantage  : 

Et  ce  que  le  soldat  dans  son  detoir  instmll  •  * 

Montre  d'obéissance  au  chef  qui  le  conduiii 

Le  valet  à  son  maître,  un  enfant  à  son  pore, 

A  son  supérieur  le  moindre  petit  frôre, 

N*approche  point  encor  de  la  dociUté, 

Et  de  Tobéissance,  et  de  rhumiiité, 

Et  du  profond  respect  où  la  femme  doit  être 

Pour  son  mari,  son  chef|  son  seignenr  et  son  maître. 

Il  ne  semble  pas  qu'il  y  ait  deux  manières  de  dire  ou  plutôt  de  lancer 
ces  vers  :  les  mots  mêmes  ici  portent  la  voix,  Tampleur  de  la  période  elle 
seule  suffirait  d'indication  :  cependant  M.  Got  désarticule  cette  période, 
il  hache  menu  tous  ces  grands  vers  et,  bien  loin  de  se  laisser  emporter 
au  crescendo  du  mouvement,  il  l'interrompt,  presque  à  chaque  hémi- 
stiche, de  l'air,  du  geste,  et  du  ton  d'un  homme  qui  chercherait 
des  comparaisons  et  qui  les  placerait  à  l'aventure  dans  son  dis* 
cours,  selon  que  le  hasard  et  la  fantaisie  les  lui  suggèrent.  Eh  bienl 
on  dira  cecii  on  dira  cela,  mais  je  ae  puis  pas  eacore  coadamner 


DE  L'iNTBRniTATION  DD  BÉPEBTOUUB  COMIQUE.  f27 

absolament  eette  manière.  Lecteur,  ]e  n'ai  pas  un  inâtant  de  doute 
et  }e  la  déclare  mauvaise;  acteur^  il  me  semble  que  je  me  déciderais 
pour  une  autre  manière,  mais  non  pas  sans  avoir  hésité.  C'est  qu'il  y 
a  dans  Pœuvre  de  Molière  tout  un  côté  burlesque  et  bouffon,  de  plai- 
santeries violentes  et  d'effets  outrés,  toute  cette  comédie  populaire,  en 
un  mot,  qui  chagrinait  la  si  sincère  amitié  de  Boileaui  qui  divisait  l'ad* 
miration  de  La  Bruyère,  qui  choquait  la  délicatesse  de  goût  de  Féne«* 
lOQ.  Bolleau,  La  Bruyère,  Fénelon,  avaient-ils  tort,  avaient^iis  raison? 
Ce  n*est  pas  le  lieu  ni  le  temps  de  Texaminer.  Toujours  ei^il  que 
Jfofisûtif  de  Pùureeaugnaci  et  le  Bourgeois  genHthemme,  et  le  Médecin 
maigri  (ut,  et  les  Fourberies  de  Scaptn  sont  là,  —  que  ces  bouffonneries, 
dont  qoelques->unes  sont  énormes,  font  partie  do  Pomvre  de  Molière, 
«-  qa'elles  ne  figurent  pas  toutes  parmi  ce  qu'on  en  admire  le  moins, 
—  que  personne  assurément  ne  les  voudrait  sacrifier  k  la  gloire  d'un 
Molière  plus  constamment  grand,  sévère  et  poétiqoe,-^qu'il  est  bien  dif- 
ficile paîfois  de  ne  pas  céder  à  la  tentation  de  s'en  autoriser,  ^  et  que 
Ton  peut  se  croire  enfin  permis  d'approcher  Aroolphe  loi*méme  non» 
seulement  des  Sganarelle  et  des  Diafolrus,  mais  encore  des  matassins 
du  Jfotoda  maginaire  et  des  Turcs  du  BoiUrgeois  gefUUhomme.  Je  citais 
tout  à  l'heure  la  tradition  de  Baron  dans  le  Misanthrope.  Cependant  si 
l'on  cherchait  bien  dans  l'histoire  du  Théfttre-Prançais,  on  trouverait 
peut-être  un  moment  du  xvin«  siècle  où  il  n'est  pas  jusqu^au  rftie  d'AK 
teste  que  l'on  n'ait  joué  de  façon  h  faire  d'abord  et  surtout  rire.  Car 
sans  cela  Fénelon,  et  Jean-Jacques  plus  tard,  anraient-^ils  pu  se  plaindre 
qu'en  créant  ce  personnage  d'Alceste,  Molière  eût  prétendu  rendre  la 
vertu  ridicule?  Nous,  hommes  du  xii*  siècle,  est-ce  que  nous  trouvons 
Akeste  ridicule  ? 

Que  faire  donc  parmi  cette  diversité  d'interprétattonsi  dont  11  n'est 
aucune,  comme  on  voit,  qu'on  ne  puisse  justifier? 

fiviter  d'abord  de  jouer,  comme  on  dit,  avec  son  «  tempérament  s  et 
se  bien  persuader  qu'on  ne  joue  pas  le  répertoire  tragique  ou  comique 
sans  de  longues,  patientes  et  difficiles  études.  Éviter  ensuite,  mais  éviter 
tomme  on  ferait  la  peste,  de  vouloir  créer  à  nouveau  ces  grands  r6le8. 
LMrigioalité?  je  serais  capable  de  dire  qu'ici  c'est  de  n'en  pas  avoir.  A 
tout  le  moiùB  s'est  de  savoir  qu'on  ne  peut  rien  de  plus  que  la  dégager 
insensiblement  de  limitation  fidèle  de  ses  devanciers,  et  qu'on  ne  les 
surpassera  qu'en  ayant  commencé  par  les  imiter.  Il  ne  faut  pas  vouloir 
imposer  son  originalité  propre  à  la  tradition,  mais  se  bien  mettre  en 
tête  qu'on  ne  devient  original  que  par  la  longue  pratique  de  la  tradi^ 
lion.  Ce  n'est  pas  une  preuve  de  bon  goût  seulement  que  nous  a  don- 
née W^  Croizette  en  déférant,  dans  le  rAIe  de  Célimène,  aui  exemples 
de  H"**  Amould-Plessy  :  c'est  une  preuve  de  bon  sens.  Car,  en  admets 
tant  mémo  qu'elle  n'atteignit  pas  à  l'originalité,  du  moins  elle  aurait 
maiatenu  dans  ce  grand  rèle  l'autorité  de  la  tradition.  C'est  tout  ce 


228  UTUB  DB8  mm  MOMDBS. 

que  l'on  peut  raisonnablement  demander,  mais  on  a  le  droit  de  Texi-* 
ger.  Et  peut-être  que  si  M.  Delaunay,  dans  son  rôle  d'Alceste,  M.  Delau» 
nay,  qui  connaît  et  qui  sait  la  tradition,  avait  bien  voulu  s'y  conformer^ 
il  nous  le  jouerait  mieux.  Que  n'y  met-il  seulement,  au  lieu  de  se  rou-> 
1er  en  boule,  comme  il  fait,  et  de  hérisser  ses  piquans  à  rapproche  de 
tout  le  monde,  un  peu  de  cette  désinvolture  et  de  cette  grâce  de  fad* 
lité  qu'il  sait  si  bien  mettre  dans  l'Horace  de  rÈcoU  des  femmes  ou  dans 
le  Gléonte  du  Bourgeois  gentilhomme! 

Il  faut  conclure.  Nous  ne  savons  ni  ne  voulons  prévoir  ce  que  la 
reprise,  depuis  si  longtemps  annoncée,  de  Ylfhigènie  de  Racine,  nous 
apportera  d'observations  à  joindre  aux  observations  que  nous  suggérait 
cet  hiver  une  assez  méchante  reprise  du  (M.  Hàtons-nous  donc  de  louer 
aujourd'hui,  par  provision,  ce  qu'il  est  permis  de  louer.  Médiocre  dans  le 
répertoire  tragique  et  insuffisante,  assez  bonne  dans  le  répertoire  contem- 
porain, — quoique  nous  nous  promettions  de  montrer  quelque  jour  que 
là  même  il  y  a  plus  i  dire  qu'on  ne  croit,  —  la  troupe  est  bonne  dans 
le  répertoire  comique,  et  s'il  est  possible  qu'en  d'autres  temps  tels  ou 
tels  rôles  aient  été  tenus  plus  brillamment,  de  manière  à  contenter  plus 
pleinement  les  spectateurs  les  plus  difficiles,  je  ne  pense  pas  que  l'en* 
semble  se  soit  montré  souvent  meilleur,  plus  remarquable  de  cohé- 
sion, j'ajouterai  :  d'émulation.  Il  y  a  là  nombre  de  jeunes  acteurs  qui 
cherchent,  et  c'est  déjà  beaucoup  que  de  chercher,  môme  quand  on  ne 
cherche  pas  tout  à  fait  dans  la  bonne  voie.  Nous  croyons  que,  pour  y 
rentrer,  deux  cboses  particulièrement  seraient  à  faire,  et  deux  choses 
qui  se  tiennent  :  l'une,  de  dire  plus  largement  et  de  ne  pas  détailler 
Molière  avec  autant  d^insistance,  en  y  mettant  force  intentions  et 
finesses  qui  ne  sont  pas  dans  Molière;  l'autre,  de  jouer  un  peu  plus 
rondement  et  de  n'avoir  pas  l'air  trop  souvent,  dans  presque  tous  les 
rôles  marqués,  d'offidersur  la  scène  :  quelques-uns  môme  y  pontifienc. 

Ce  n'est  pas  le  temps  d'appuyer.  A  la  vérité,  pour  célébrer  ce  deux- 
centième  anniversaire,  quelques-uns  auraient  désiré  que,  sans  faire 
la  part  plus  étroite  à  Molière,  on  trouvât  quelque  moyen  de  la  faire 
plus  large  à  tant  d'autres  et  que  Ton  convi&t  à  la  fête  quelques-uns 
de  ses  successeurs  et  de  ses  héritiers,  Regnard  ou  Reaumarchais.  Mais 
en  y  réfléchissant,  c*est  sans  doute  qu'en  la  circonstance  la  Comédie- 
Française  a  voulu,  pour  faire  plus  d'honneur  à  son  passé,  se  montrer 
à  son  plus  grand  avantage.  Elle  y  a  réussi.  Et  tant  qu'elle  ne  nous  don- 
nera que  des  représentations  comme  celles  de  cette  semaine  commémo- 
rative,  passant  condamnation  sur  les  omissions  ou  même  sur  les  tristes 
représentations  d'Horace  et  de  Britamnicus^  nous  pourrons  dire  que,  de 
ce  côté  du  moins,  la  maison  de  Molière  soutient  assez  bien  ses  glorieuses 
Uaditions.  Il  faudrait  qu'on  en  pût  dire  autant  de  la  maison  de  Corneille 
et  de  Radne* 

f.  !..       ...  F.  RBUNBukai. 


vm 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


91  octobre  18^0, 


avant  peu  le  rideaa  sera  relevé  sur  la  scène  parlementaire.  lyici  à 
dix  jours,  les  chambres  seront  de  nouveau  réunies  pour  cette  session 
extraordinaire,  qui  devient  une  nécessité  périodique  depuis  qu'il  est 
admis  qu'une  session  ordinaire  de  six  ou  sept  mois  ne  suflBt  plus  pour 
expédier  les  affaires  publiques,  pour  voter  un  budget.  Les  vacances 
auront  pris  fin,  et  malgré  tout,  à  voir  d*un  regard  calme  ce  qui  se  passe, 
ces  excitations  de  partis,  ces  fureurs  de  polémiques  et  de  dénigremens, 
ces  confusions  d'idées,  ces  incohérences  de  direction,  on  ne  peut  pas 
dire  que  la  saison  politique  recommence  dans  les  conditions  les  plus 
favorables.  On  ne  peut  pas  dire  que  ce  soient  là  des  préliminaires  heu- 
reux pour  une  session  où  le  parlement  aura  nécessairement  à  s'occuper 
des  intérêts  les  plus  sérieux,  où  la  chambre  des  députés,  quant  à  elle, 
aura  à  prononcer  sur  son  propre  sort,  sur  l'heure  de  sa  dissolution,  sur 
le  système  d'élection  qui  présidera  au  renouvellement  de  l'assemblée. 

n  ne  faut  rien  exagérer  sans  doute;  ces  excitations,  môme  quand  des 
ministres  en  sont  jusqu'à  un  certain  point  les  complices,  ne  sont  qu'une 
expression  très  infidèle  et  très  lointaine  de  Tétat  réel  de  la  France.  La 
France,  la  masse  française,  laborieuse  et  paisible,  vit  en  dehors  de  Fat» 
mosphère  des  partis.  Elle  est  le  plus  souvent  comme  une  spectatrice 
désmtéressée  de  conflits  d'opinions  et  d'agitations  où  tout  le  monde  invo- 
que son  nom.  Elle  reste  pendant  ce  temps  à  son  industrie,  à  ses  affaires,  à 
toute  cette  œuvre  multiple  qui  se  résout  en  définitive  dans  de  nouveaux 
progrès  de  richesse  nationale.  On  le  dit  assez,  on  le  disait  récemment 
encore,  les  recettes  publiques,  loin  de  diminuer,  ne  font  que  s'accroître. 
Les  droits  d'earegistrement  augmentent,  le  droit  sur  les  boissons  ang^ 


280  ivn»  DM  Dira  IIOIIDM. 

mente,  l'impôt  sur  les  valeurs  mobilières  augmente.  L^excédent  pour 
les  premiers  mois  de  l'année  dépasse  de  plus  de  soixante  millions  les 
prévisions  budgétaires  :  preuve  évidente  que  rien  n'est  interrompu  dans 
la  marche  des  affaires  matérielles!  Oui,  sans  doute,  la  France  ne  travaille 
pas  moins,  elle  ne  consomme  pas  moins,  elle  ne  porte  pas  moins  ses 
contributions  BU  trésor  pendant  qu'au-dessus  d'ellepassent  les  agitations 
inutiles  ou  dangereuses.  C'était  vrai  il  y  a  un  an,  c'est  vrai  encore  au« 
jourd'hui  :  ce  contraste  entre  la  réalité  de  la  vie  nationale  et  les  déchat- 
nemens  factices  des  partis  a  été  plus  d'une  fois  remarqué  même  par  des 
étrangers.  Sait -on  ce  que  cela  prouve?  C'est  que  la  masse  du  pays 
a  gardé  jusqu'ici  une  force  de  consistance  par  laquelle  elle  se  défend 
et  a  pu  réussir  à  rester  elle  -  même  sans  se  laisser  trop  sérieusement 
atteindre  dans  sa  saine  et  active  nature.  Elle  a  vécu  de  son  propre  fonds, 
en  un  mot,  elle  vit  sans  trouble  malgré  tout,  si  bien  qu'à  cette  heure 
même  où  l'on  niarche  vers  la  session  prochaine  à  travers  toute  sorte 
d'incidens  équivoques  et  d'irritantes  querelles,  le  calme  invariable  de 
cette  masse  nationale  est  encore  la  meilleure  des  garanties.  Ce  serait 
cependant  une  singulière  illusion  de  croire  que  les  désordres  d'idées, 
en  se  prolongeant,  soient  sans  péril,  qu'un  pays,  si  sage  qu'il  soit,  puisse 
résister  indéfiniment  à  ce  régime  de  réhabilitations  révolutionnaires, 
de  diffamations  violentes,  de  propagandes  démoralisatrices,  de  pou- 
voirs insufSsans  ou  complices.  Ce  serait  une  étrange  imprévoyance  de 
se  figurer  que  U  sagesse  et  la  confiance  puissent  être  toujours  ea  bas 
lorsqu'on  haut  il  n'y  a  que  trouble  et  confusion. 

Certes  s*il  y  a  jamais  eu  un  moment  favorable  pour  en  finir  avec 
toutes  les  incohérences,  pour  créer  un  gouvernement  sensé  et  libéral, 
assurant  à  la  France  oette  paix  intérieure  qu'elle  ne  cesse  de  désirer, 
qui  est  dans  ses  intérêts  comme  dans  ses  instincts,  c'est  le  momeot  où 
la  république  a  été  légalement  fondée.  Il  n'y  avait  plus  vraiment  de  dif- 
ficulté pour  l'instant.  L<es  oppositions  étaient  vaincues  et  dominées  par 
la  pui39ance  da  manifestations  publiques  réitérées.  S'il  y  avait  dans  les 
camps  hostiles  quelques-uns  de  ces  chefs  ou  de  ces  groupes  qui  ne  se 
réconcilient  jamais,  il  y  avait  aussi  dans  tous  les  partis  cette  masse  obs- 
cure et  désintéressée  toujours  prête  à  accepter  une  situation  régulière« 
1^$  circoostanoea  mêmes,  malheureuses  pour  le  pays,  pour  tout  le  rnoodOt 
EiemblaioDt  faites  pour  rapprocher  les  opinions  dans  une  œuvre  da 
sérieuse  et  large  transaction.  U  n'y  avait  qu'à  le  vouloir;  mais  il  est  bien 
clair  que,  chez  ceui:  qui  avaient  à  diriger  cette  sorte  de  mise  en  moa-< 
vement  4e  la  république,  il  fallait  un  grand  esprit  de  modération  et 
4'éqai(éi  la  «eiuiment  juste  des  conditions  essentielles  de  gouverne- 
moX^  l'intelligence  des  affaires,  la  résolution  de  tenir  tête  à  tous  les 
excAft*  Il  fallait  un  certain  nombre  da  qualités  qui  ne  se  rencontrent  pas 
QW^muniitaent»  noua  aa  convenons  «  et,  après  tout,  ai  cas  iioalités 


IBTCBt  —  CHBONIQUBf  281 

s'étaient  môme  trouvées  dans  une  mesure  modeste,  si  elles  avaient  été 
accompagnées  de  bonne  volonté,  l'œuvre  n*était  pas  encore  impossible. 
Le  malheur  de  ceux  qui  sont  bientôt  arrivés  au  pouvoir  a  été  de  se  con- 
sidérer comme  des  conquërans,  de  tout  confondre,  de  porter  dans  les 
affaires  l'esprit  d^exclusion  et  de  représaille,  les  passions  de  secte,  les 
resseadmens  révolutionnaires;  leur  malheur  a  été  de  se  figurer  qu'ils 
D'avaient  rien  de  plus  pressé,  rien  de  mieux  à  faire  que  de  mettre  au 
service  d'une  jalouse,  d'une  impatiente  domination  de  parti  toutes  les 
forces  de  gouvernement  et  d'administration  dont  ils  disposaient,  dont 
ils  trouvaient  maintenant  commode  d'user  à  leur  profit.  Us  ont  réussi  à 
se  créer  un  système  un  peu  singulier,  assez  original,  qui  est  tout  sim- 
plement un  composé  d'agitation  et  d'arbitraire,  un  mélange  de  tous  les 
préjugés  d'opposition  ou  de  radicalisme  et  des  plus  mauvaises  pratiques 
de  tous  les  régimes  qui  les  ont  précédés.  Au  fond,  c'est  cela  :  dans  leurs 
projets,  dans  leurs  combinaisons,  dans  leurs  actes,  ce  sont  de  semi- 
réyolutionnaires  maniant  sans  prévoyance  les  ressorts  les  plus  délicats 
OQ  les  plus  suspects  de  gouvernement.  Us  ont  voulu  faire  de  l'ordre 
avec  du  désordre,  et  ils  ont  fait  aussi  parfois  du  désordre  avec  l'ordre 
td  qu'ils  le  comprenaient.  Ils  n'en  sont  pas  arrivés  là  du  premier  coup, 
ils  y  arrivent.  Le  résultat  est  ce  qu'on  voit  aujourd'hui;  c'est  cette  triste 
campagne  qui  se  poursuit,  où,  pour  la  satisfaction  évidente  d'une  pas- 
sion de  secte,  on  déploie  toutes  les  ressources,  tous  les  raffinemens  de 
l'omnipotence  administrative  et  où  l'état  est  assurément  compromis 
dans  de  bizarres  aventures.  M.  le  ministre  de  l'intérieur,  pour  son  coup 
d'essai,  s*est  montré  un  heureux  imitateur  des  procédés  de  l'empire, c'est 
te  qu'on  peut  dire  de  plus  avantageux  pour  lui  ;  mais  enfin,  parlons  franche- 
ment, n'est-ce  pas  se  faire  une  singulière  idée  de  la  dignité  de  l'état  et 
(tSrir  un  étrange  spectacle  à  un  pays  que  de  déployer  la  force  publique, 
gendarmes  et  bataillons  de  ligne,  pour  protéger  l'effraction  de  quelques 
portes  de  couvens,  ou  d'envoyer  des  commissaires  de  çolice  qui  sont 
obligés  de  se  glisser  dans  une  chapelle,  pour  s'insinuer  dans  une  sacris- 
tie, pour  pénétrer  de  là  dans  une  maison  religieuse?  Qui  joue  ici  le 
rftle  le  plus  humiliant?  Quelle  figure  donne-t-on  à  la  république  qu'on 
prétend  servir?  Voilà  cependant  où  l'on  peut  être  conduit,  une  fois 
çu'on  est  entré  dans  cette  redoutable  voie  d'aventure! 

C'est  la  loi,  répète-t-on  sans  cesse,  il  faut  bien  faire  exécuter  la  loit 
On  ne  voit  pas  qu'on  tourne  toujours  dans  le  même  cercle  et  que  c'est 
là  justement  la  question.  Si  les  religieux  qu'on  pourchasse  ont  commis 
on  délit,  qui  a  le  droit  de  qualifier  le  délit  ?  S'ils  ont  encouru  une 
peine,  qui  a  le  droit  de  déterminer  et  d'infliger  la  peine?  Ce  n'est  pas 
apparemment  l'administration.  S'il  n'y  a  ni  délit  ni  peine,  s'il  n'y  a 
qu'une  question  douteuse,  que  ne  procédait-on  comme  un  vrai  gouverne- 
ment doit  procéder?  Que  ne  commençait-on  par  aller  demander  une  loi 


2S2  REYUE  DES  DEUX  MONDES» 

aux  chambres  ?  Alors  tout  eût  été  éclairci  ;  la  situation  aurait  été  nette. 
C'était  la  seule  solution  régulière.  Le  reste  n'est  qu'une  interprétation 
facultative  et  discrétionnaire  d'administration;  c'est  l'arbitraire,  dont 
on  se  réserve  de  régler  l'usage  dans  un  intérêt  d'état  dont  on  est  juge, 
et  en  invoquant  la  raison  d'état,  appuyée  de  mesures  de  haute  police, 
qu'il  s'agisse  de  moines  ou  d'autres  personnes,  sait-on  ce  qu'on  fait? 
Qu*on  le  veuille  ou  qu'on  ne  le  veuille  pas,  on  absout  tous  les  attentats, 
grands  ou  petits,  dont  l'essence  est  précisément  l'exécution  sommaire, 
non  par  mandat  de  jastice,  mais  par  voie  de  haute  police.  On  inno- 
cente le  dernier  empire  dans  son  origine  de  même  qu'on  l'imite  dans 
ses  procédés.  On  donne  pour  son  propre  compte^  pour  le  compte  de  la 
république,  un  exemple  de  plus  de  cet  arbitraire  administratif  qui  se 
produit  sous  toutes  les  formes,  même  sous  la  forme  comique,  qui  est 
si  bien  devenu  une  tradition  qu*on  s'en  sert  presque  naïvement  à 
toutes  fins,  à  tous  propos,  comme  si  rien  n'était  changé  dans  les  insti- 
tutions. Si  encore  il  y  avait  et  s'il  pouvait  y  avoir  un  résultat  sensible, 
sérieux,  proportionné  aux  efforts  qu'on  est  obligé  de  faire  et  aux  diffi- 
cultés qu'on  se  crée  !  Mais  quoi  t  on  aura  dispersé  quelques  capucins, 
quelques  prémontrés  ou  barnabites,  —  et  pour  cela  depuis  six  mois  un 
gouvernement  tout  entier  s'agite,  passe  par  des  crises  intérieures,  s'ex- 
cite lui-même,  provoquant  d'un  autre  c6té  une  agitation,  des  démon- 
strations qui  à  leur  tour  peuvent  être  exagérées,  qui  ne  sont  pas  moins 
dangereuses  parce  qu'elles  remuent  des  sentimens  profonds.  On  vit 
dans  un  état  de  crise  factice  sans  raison,  sans  profit  ;  et  qu'on  remarque 
la  dure  alternative  où  l'on  se  trouve  conduit  :  s'arrêter  tardivement,  ce 
serait  un  aveu  d'impuissance,  un  échec  qui  ne  serait  pas  aujourd'hui 
sans  gravité  et  sans  inconvéniens,  nous  en  convenons  ;  aller  plus  loin, 
aller  jusqu'au  bout,  c^est  s'exposer  à  prolonger  ce  spectacle  de  l'auto- 
rité compromise,  de  préfets  condamnés  à  un  triste  r61e«  de  portes 
enfoncées,  d'appareils  militaires  bizarrement  déployés  autour  de  quel- 
ques couvons,  de  scènes  qui  sont  d'un  autre  temps,  qu'on  croyait  ne 
plus  revoir.  M.  le  ministre  de  l'intérieur  s'est  peut-être  un  peu  hâté 
de  voir  dans  tout  cela  de  quoi  rédiger  des  bulletins  de  victoire  et  de  s§ 
laisser  complimenter  pour  son  habileté,  sa  fermeté  et  son  énergie,  — 
surtout  pour  le  secret  de  ses  manœuvres.  C'est  positivement  prodi- 
gieux :  ce  pauvre  M.  de  Persigny  n'eût  pas  mieux  fait  ! 

Non,  on  ne  réussira  pas  à  rehausser  cette  triste  campagne,  dût-on 
invoquer  des  nécessités  de  défense  et  essayer  de  tirer  parti  de  quelques 
manifestations-eompromettantes,  après  tout  plus  bruyantes  que  daoge- 
teigaeê.  On  âe*l[>éttS8irahpas  à  prouver  qu'on  était  obligé  de  s'engager 
dans  cette  aventure,  qu'on  porte  avec  soi  dans  ce  camp  de  guerre  où 
l'on  s'est  établi  les  droits  légitimes  de  l'état,  l'honneur  de  la  société 
civile,  les  principes  libéraux,  les  destinées  de  la  république.  Ce  qu'on 


BETCB*  —  CmOIlIQDB*  2St 


a  îastement  le  drdt  de  reprocher  aax  ministres  qui  ont  conduit  les 
affaires  du  pays  au  point  où  elles  sont»  c'est  de  n'fitre  ni  des  libéraux, 
ni  des  hommes  de  gouvernement,  ni  môme  des  républicains  éclairés, 
fidèles  à  l'esprit  de  la  constitution,  de  s'être  engagés  dans  une  aven* 
tore  par  passion  de  parti,  de  s*étre  avancés  sans  savoir  où  ils  allaient 
et  de  n'avoir  plus  osé  s'arrêter.  Ce  qu'on  a  le  droit  de  remarquer,  c'est 
qoe  depuis  quelque  temps,  par  inexpérience  ou  par  emportement,  on 
semble  tout  fausser  et  tout  altérer,  les  traditions  libérales  aussi  bien 
qae  les  plus  simples  notions  de  gouvernement,  aussi  bien  que  les  con- 
ditions les  plus  essentielles  du  régime  parlementaire.  Qu'on  voie  ce 
qui  se  passe  depuis  six  mois.  Un  ministère  existe;  il  a  été  heureux  ou 
malheureux  dans  ses  actes,  dans  ses  combinaisons,  peu  importe,  il  est 
sorti  à  peu  près  affermi  d'une  session  laborieuse.  Une  crise  éclate  tout 
à  coup  en  l'absence  du  parlement.  Qui  disparaît?  C'est  le  président  du 
conseil,  c'est  justement  celui  qui  est  censé  représenter  la  politique 
générale  du  cabinet,  celui  qui  a  reçu  les  votes  de  conGance  des  cham- 
bres. Le  ressort  du  régime  parlementaire  est  évidemment  faussé  sous 
nne  influence  invisible.  On  ouvre  une  guerre  d'opinion,  de  croyance, 
sous  an  drapeau  de  libéralisme  et  on  commence  par  porter  atteinte  au 
droit  commun,  aux  garanties  libérales  placées  jusqu'ici  sous  la  protec- 
tion de  la  justice  indépendante  ;  on  s'arme  de  la  raison  d'état,  qui  me- 
nace toutes  les  libertés.  On  veut,  dit*on,  maintenir  l'autorité,  l'honneur 
do  gouvernement,  et  ce  qu'on  place  sous  ce  nom  de  gouvernement, 
c'est  l'arbitraire  administratif  déployé  dans  tout  son  luxe.  On  se  flatte 
de  glorifier,  de  servir  la  république,  et  c'est  assurément  la  république 
qni  est  la  première  compromise  par  un  système  dont  la  conséquence 
est  de  la  rapetisser  aux  proportions  d*un  parti,  de  l'identifier  avec  les 
passions,  les  préventions  et  les  violences  de  secte.  On  est  parti  de  cette 
idée  simple,  juste  et  acceptée,  que,  pour  le  bien  et  le  repos  de  la 
France,  il  y  avait  à  faire  une  république  libérale,  régulière,  protectrice; 
on  arrive  à  une  république  exclusive,  agitatrice  et  querelleuse,  qui, 
telle  qu'on  la  pratique,  ne  donne  au  pays  ni  la  liberté  régulière  et  pai- 
sible, ni  un  gouvernement  protecteur. 

Voilà  la  vérité  I  on  s'est  exposé  à  tout  compromettre  en  confondant 
font,  et  de  cette  confusion  que  la  politique  ministérielle  a  oertame- 
ment  contribué  à  développer,  il  est  résulté  une  situation  dont  le  pre- 
mier signe  est  l'affaiblissement  de  toutes  les  garanties,  où  toutes  les 
discordances,  les  diffamations  et  les  excès  de  polémiques  se  produisent 
omtre  le  gouvernement  lui-môme,  contre  les  institutions  et  les  hom- 
mes. Le  mal  est  évident;  il  n'a  rien  d'irrémédiable  sans  doute  tant 
que  le  pays,  par  sa  tempérance,  reste  un  contre-poids,  un  point  d'appui 
poor  redresser  une  politique  égarée.  Rien  n'est  perdu  parce  qu'il  y  a 
one  de  ces  crises  comme  il  y  en  a  dans  tous  les  temps  et  sous  tous  les 


tM  UCfUI  DU  DBirK  MOTOM» 

fégini€6$  mais  tfettà  eoup  sûr  le  moment  où  tons  les  esprits  modârès, 
tous  les  républicains  éclairés  doivent  réunir  leurs  efforts  pour  replacer 
la  république  dans  des  conditions  où  elle  puisse  vivre  avec  sûreté  poar 
elle-même,  avec  proQt  pour  le  pays. 

Quelle  sera  maintenant  l'attitude  du  ministère  dans  la  session  qui  va 
s'ouvrir  et  quel  accueil  recevra-t*il  dans  le  parlement  T  II  n'est  point 
impossible  qu'il  ne  réujsisse  d'abord  à  se  créer  une  certaine  majorité 
à  la  faveur  des  satisfactions  qu'il  a  données  d'avance  à  la  fraction  la 
plus  impatiente  dé  la  cbambre.  Il  est  cependant  douteux  qu'il  puisse 
désarmer  ou  satisfaire  jusqu'au  bout  des  amis  qui  ressemblent  étran- 
gement à  des  ennemis*  Les  discours  qu'ont  récemment  prononcés  en 
province  M.  Clemenceau,  M.  Floquet,  sont  pour  lui  des  signes  assez 
inquiétans.  Sa  situation  sera  d'autant  plus  difficile  qu'il  va  se  trouver  en 
face  d'une  chambre  des  députés  préoccupée  de  sa  On  prochaine,  ayant 
à  décider  à  quel  moment  elle  se  dissoudra,  quel  programme  de  lois 
elle  réalisera  avant  de  disparaître.  A  vrai  dire,  la  question  de  l'heure 
de  la  dissolution  n^t  pu  bien  sérieuset  elle  est  résolue  en  termes 
précis  par  la  constitution  elle-même,  qui  fixe  une  durée  de  quatre 
années  pour  chaque  législature.  Ce  n'est  que  par  une  subtilité  qu'on 
peut  discuter  pour  savoir  s'il  s*agit  de  quatre  années  réelles,  —  ce  qui 
conduirait  la  chambre  d'aujourd'hui  au  1&  octobre  1881,  --^  ou  de  quatre 
budgets,  ce  qui  impliquerait  une  dissolution  plus  prochaine.  Il  n*y  a 
doute  que  là  où  le  texte  est  incertain,  et  ici  il  ne  Test  pas.  Il  fixe 
quatre  années.  Quant  aux  lois  que  la  chambre  aura  à  voter  avant 
de  disparettrot  elle  en  a  trop  pour  qu'il  n'en  reste  pas  beaucoup  en 
chemin,  et  le  meilleur  service  qu'elle  pourrait  rendre  au  pays  serait  de 
trouver  en  elle-même,  si  c'est  possible,  les  élémens  d'une  majorité 
décidée  à  soutenir  une  politique  de  modération  et  de  paix  intérieure. 

Le  monde  est  prompt  à  s'alarmer,  et  il  est  peut-être  aussi  un  peu 
prompt  à  s'apaiser,  comme  si  un  simple  incident  devait  suffire  pour 
tout  aggraver  ou  pour  tout  simplifier,  comme  si  la  vie  et  les  relations 
des  peuples  n'étaient  pas  une  succession  d'épreuves  auxquelles  les  gou- 
vernemens  doivent  s'accoutumer.  Toujours  est-il  que  l'Europe,  après 
avoir  été  un  moment  inquiétée  par  les  atfaires  d'Orient,  éprouve  depuis 
une  semaine  on  deux  un  certain  soulagement.  Elle  n'est  plus  du  moins 
exposée  à  toutes  les  chances  de  cette  démonstration  navale,  qui  n'était, 
il  faut  l'avouer,  qu'une  expression  peu  décisive  de  l'intime  accord  des 
puissances  et  qui,  pour  un  résultat  douteux,  pouvait  conduire  à  des  com« 
plioations  inutiles.  Cette  démonstration,  passablement  contrariée,  elle 
aura  eu  son  influence  si  l*on  veut,  si  Ton  tient  à  garder  cette  satisfac- 
tion. Dans  tous  les  cas,  les  Turcs,  mieux  inspirés  ou  mieux  conseillés,  se 
sont  décidés  à  épargner  aux  navires  européens  une  plus  longue  station 
sur  les  oMes  d'Albanie.  Ils  ont  eu  Talr  de  résister,  puis  ils  se  sont 


WMWÈ9  «»  fflionoDi*  lis 

eiientét  tn  offrant  ce  qu'ils  n'avaient  d'ailleon  îamais  absolument 
nfosé,  la  cession  de  DaIcigno«  —  et  cette  lois  c'était  sérieux.  On  n'en 
peut  douter,  le  baroo  Haymerlé  le  disait  ces  jours  derniers  encore  ayeo 
BOQ  autorité  officielle  devant  les  délégations  autrichiennes  1 1  II  n'est 
plus  dooteus  que  la  Porte  n'ait  sérieusement  l'intention  de  eéder  Dal« 
ôgoo.  Les  difficultés  ne  portent  plus  que  sur  des  détails,  comme  la  dat» 
de  rentrée  en  possession  des  Monténégrins  et  la  demande  de  ceux-ci 
que  Ottlcigno  leur  soit  remis  avec  les  formalités  d'une  capitulation  milî« 
taire...  a  Que  les  difficultés  de  détail  dont  parle  le  baron  Haymerlé 
tient  leur  gravité,  qu'elles  impliquent  quelques  délais,  c'est  vraisem* 
Uable,  si  on  veut  bien  ne  pas  oublier  que  les  Turcs  ont  leur  maniàr» 
de  procéder,  que  le  temps  compte  peu  pour  eux,  et  qu'après  tout,  ce 
qu*oc  leur  demande,  c'est  le  sacrifice  d'un  territoire  que  la  fortune  dei 
armes  a  laissé  entre  leurs  mains.  En  réalité,  la  question  essentielle 
c'est  pas  moios  tranchée  et,  d'après  toutes  les  apparences,  les  Turcs  se 
Kettraiect  en  mesure  de  faire  honneur  aux  veaux  de  l'Europe.  On  noiH 
ve&D  commandant  militaire  serait  déjà  envoyé,  l'armée  régulière  serait 
augmentée  en  Albanie  pour  dominer  les  résistances  ;  on  est  en  voie  de 
aégodatioD  pour  la  remise  définitive  de  Dulcigno.  L'opposition  des 
Albanais,  bien  qu'elle  semble  encore  vive,  devra  évidemment  céder 
devant  la  résolution  tonnelle  des  Turcs. 

Cette  alTaire  de  Dulcigno,  elle  peut  donc  être  considérée  comme  k 
pea  près  réglée.  Malheureusement,  ce  n'est  là  qu'une  partie  du  pnh 
gramme  de  la  dernière  conférence  de  Berlin,  et  tandis  qu'on  en  finit 
aar  les  côtes  d'Albanie,  la  queation  renaît  ou  plutôt  reste  tout  entière 
ea  Épire,  en  Thessalie  pour  la  délimitation  grecque.  Ici  on  se  trouva 
entre  l'Europe  qui  a  tracé  des  frontières  de  fantaisie,  la  Forte  qui  n'aô» 
capte  pas  du  tout  l'œuvre  de  la  diplomatie,  et  la  Grèce  qui,  àaon  tour^ 
antre  en  scène  sur  la  foi  d'une  délibération  européenne,  de  ce  qu'elle 
eooaidère  comme  une  promesse.  Quelles  seront  maintenant  lea  suitei 
de  cette  situation  où  lea  difficultés  ne  font  que  se  déplacer? 

fiiidemment  an  des  malheureux  résultats  de  la  politique  à  laquelle 
oa  a'est  laissé  aller  t  été  d'égarer  le  sentiment  hellénique  en  lui  prO" 
BMttant  ou  en  paraissant  lui  prometore  plus  qu'on  ne  pouvait  tenir,  et 
de  pbosr  la  Grèoe  dans  no  dangereux  état  de  aurexdiation.  Le  roi 
Gange  a  passé  ces  derniers  mois  à  parcourir  l'Europe.  Il  a  visité  les 
mra  et  les  capitales,  Paris  comme  Londres,  Berlin  et  Vienne.  Il  a  pris 
psQt-éure  pour  des  engagemens  des  tèmoignagea  de  aympathie  qu'on 
as  refuae  jamais  à  la  Grèce.  Il  est  rentrfr^récemment  à  Athènes,  et  dès 
son  retour  il  a  ouvert  le  parlement  hellénique.  Le  roi  George  a  tenu 
aatorellement  un  langage  asses  belliqueux.  Il  s'est  prévalu  des  décisions 
de  la  diplomatie  conférant  à  la  Grèce  la  nouvelle  frontière  qui  rattache 
sa  royaume  des  membres  épars  de  la  mère  patrie.  Il  a  fait  appel  à 


236  âSfm  DB8  DEUX  UOmfBM. 

tous  les  concoure  «  pour  accomplir  la  tâche  nationale  qui  lai  e6t  impo* 
sée.  »  Il  était  obligé  de  parler  ainsi,  ne  fût-ce  que  pour  justiGer  les 
mesures  adoptées  en  l'absence  des  chambres,  les  crédits  extraordi- 
naires,  les  emprunts,  la  mobilisation  de  l'armée^  qui,  a-t-il  ajouté, 
«  restera  sous  les  drapeaux  jusqu'à  ce  qu'elle  ait  accompli  son  devoir 
en  établissant  un  nouvel  ordre  de  choses  dans  les  provinces  qui  nous 
ont  été  concédées.  »  Le  discours  du  roi  George  n'est,  après  tout,  que 
l'expression  des  sentimens  de  son  peuple.  Par  une  complication  de  plus, 
le  lendemain  môme  de  l'ouverture  du  parlement,  le  ministère  de 
II.  Tricoupis,  qui  a  pris  l'initiative  des  premières  mesures  extraordi- 
naires, a  été  renversé,  et  M.  Tricoupis  a  été  remplacé  à  la  présidence  du 
conseil  par  M.  Comoundouros,  qui,  à  son  tour,  n'a  fait  qu'accentuer  le 
langage  belliqueux  du  roi.  Pressé  de  sTexpIiquer  sur  la  politique  qu'il 
piMTtait  au  pouvoir,  H.  Comoundouros  aurait  inàsté,  dit-on,  sur  la  néces- 
sité tt  de  ne  point  ajourner  les  préparatifs  nécessaires  pour  prendre 
possession  du  territoire  assigné  à  la  Grèce  jusqu'au  moment  où  l'Europe 
entreprendrait  d'assurer  l'exécution  de  ses  décisions.  »  Il  reste  à  savoir 
quel  est  le  sens  réel  de  ce  langage  et  de  ces  changemens  ministériels* 

C'est  assurément  une  situation  pénible  pour  un  petit  peuple  qui  a 
de  grandes  ambitions  nationales.  La  Grèce  se  trouve  en  face  de  ques- 
tions également  graves.  Entend-elle  se  charger  quand  même,  par  ses 
propres  forces,  de  la  conquête  des  territoires  qui  lui  out  été  attribués 
un  peu  légèrement?  Elle  risque  de  se  jeter  dans  une  lutte  in^le  et 
de  compromettre  pour  longtemps  son  avenir.  Restera*t-elle  sous  les 
armes  indéfiniment,  attendant  une  occasion  favorable?  Ses  finances 
n'y  suffiraient  pas,  et  le  pays  ne  pourrait  supporter  ce  régime  de  per^ 
pétuelle  excitation.  En  est-elle  encore  à  compter  sur  un  concours  effec- 
tif de  l'Europe?  Ce  serait  visiblement  désormais  la  plus  dangereuse 
des  illusions  après  ce  qui  vient  d'arriver  pour  Dulcigoo.  L'expérience 
de  la  démonstration  collective  est  faite  pour  apaiser  les  impatiences 
dlmagination  de  M.  Gladstone,  et  ce  n'est  pas  sans  doute  sérieuse- 
ment que  le  fils  du  premier  ministre  d'Angleterre  a  mêlé  le  nom  de  la 
France  à  des  projets  quelconques.  Le  baron  Haymerlé,  de  son  côté, 
déclare  que  l'Autriche  ne  se  prêtera  à  aucune  mesure  pouvant  amener 
la  guerre  avec  la  Turquie»  et  que  son  intervention  en  faveur  de  la  Grèce 
se  bornera  à  une  action  toute  diplomatique.  Quant  à  M.  de  Bismarck, 
il  va  plus  loin  :  il  aurait,  dit-on,  déclaré  tout  haut  récemment  qu'au- 
cune puissance  n'aurait  le  droit  de  poursuivre  seule  l'exécution  du 
traité  de  Berlin.  La  Grèce  n'a  donc  à  compter  que  sur  des  secours  tout 
diplomatiques,  sur  des  sympathies  qui  pourraient  même  se  refroidir  si, 
par  des  témérités  aventureuses,  par  des  coups  de  tête,  elle  contribuait 
à  raviver  des  crises  importunes  pour  tout  le  monde. 

Le  tait  est,  à  y  regarder  de  près,  que  toutes  ces  confusions  orientales 


v/ 


REVUE.  «•  CHRONIQUE»  2B7 

OQ  Von  se  perd  pourraient  bien  commeacer  à  fatiguer  i^Europe,  et  que 
m  en  Allemagne,  ni  en  Autriche  particulièrementt  on  ne  parait  disposé 
à  contiouer  ce  jeu  d'interventions  ou  de  démonstrations  sans  issue.  Ce 
n'est  point  assurément  que  M.  de  Bismarck,  quand  ii  le  veut,  quand  il 
le  croit  utile  à  sa  politique,  soit  homme  à  reculer  devant  les  complica- 
tions et  à  s'effrayer  d'avoir  à  conduire  à  la  fois  toute  sorte  de  questions 
brûlantes.  Pour  le  moment,  il  n'en  est  pas  là.  Est-ce  l'effet  d'une  direc* 
tzon  savamment  imprimée  à  Topinion  par  le  chancelier,  ou  bien  est-ce 
le  chancelier  qui  croit  habile  de  suivre  en  cela  le  mouvement  de  l'opi- 
nion? Toujours  es^il  qu'à  Berlin  on  a  Pair  de  ne  s'intéresser  aux  affaires 
d'Orient  que  dans  la  mesure  oii  ces  affaires  peuvent  réagir  sur  la  paix 
générale.  L'Allemagne  a  ses  préoccupations  intérieures,  ses  luttes  de 
partis,  ses  conflits  d'intérêts,  ses  incidens.  Hier,  c'était  la  fête  nationale 
de  rachëvement  du  dême  de  Cologne,  à  laquelle  Tempereur  Guillaume  est 
allé  assister.  Aujourd'hui  c'est  le  Landtag  prussien  qui  vient  de  s'ouvrir 
à  Berlin.  Bientôt  ce  sera  le  parlement  allemand  qui  entrera  en  session. 
M.  de  Bismarck,  quant  à  lui,  est  depuis  quelques  mois  tout  entier  à  sa 
politique  financière  et  économique,  à  des  projets  qu'il  prépare,  auxquels 
il  attache  assez  de  prix  pour  s'être  chargé  lui-même  du  ministère  du 
commerce.  H.  de  Bismarck,  en  homme  de  son  temps,  sent  l'importance 
des  questions  d'économie  publique,  et  il  paraît  être  en  train  d'attaquer 
les  révolutionnaires,  les  socialistes  de  l'Allemagne,  non  plus  seulement 
par  des  lois  répressives,  par  le  grand  ou  le  petit  état  de  siège,  mais 
par  des  réformes  conçues  à  sa  manière,  par  une  sorte  de  socialisme 
d'état  dont  l'opinion  commence  à  se  préoccuper.  Ce  que  sera  ce  sys- 
tème économique,  on  ne  le  voit  pas  bien  encore  ;  on  ne  voit  qu'une 
chose,  c'est  le  soin  jaloux  avec  lequel  le  chancelier,  après  avoir  fait 
l'Allemagne  par  la  diplomatie  et  par  les  armes,  s*occupe  à  lui  donner 
nne  constitution  financière  et  industrielle. 

n  est  certain,  comme  le  disait  ces  jours  derniers  M.  le  président  de 
la  république  en  recevant  les  délégua  étrangers  d'un  o^ngrès  postal 
réani  à  Paris,  il  est  certain  qu'au  temps  présent,  l'industrie,  le  com- 
merce, les  intérêts  matériels,  les  forces  économiques,  les  capitaux  ont 
an  grand  rftle  dans  la  vie  et  les  relations  des  peuples.  Ce  sont  des  élé^ 
niens  essentiels  de  la  politique  dans  tous  les  pays,  en  Autriche  comme 
en  Allemagne  ;  ils  entren  t  dans  toutes  les  combinaisons.  Cest  bien  au jour- 
d'hni,  à  ce  qu'il  semble,  la  pensée  du  cabinet  cisleithan  à  Vienne. 
Tandis  que  le  baron  Haymerlé  multiplie  au  nom  de  rempire,  devant  les 
délégations  autrichiennes  réunies  à  Pesth,  les  déclarations  les  plus  paci- 
fiques, le  chef  du  ministère  cisleithan,  le  comte  Taaffe,  suit  avec  [uce 
luÂile  constance  une  politique  qui  lui  suscite  sans  doute  beaucoup 
d'ennemis.  Il  a  contre  lui  les  Allemands,  les  centralistes,  qui  lui  ont 
dédaré  une  guerre  passionnée,  qui  ont  tenu  dans  ces  derniers  temps 


288  BBYCB  DBS  DEUX  MONDES* 

des  réunions  broyantes  à  Mœlding,  à  Bruant  à  Karlsbad,  qui  Taocuseut 
de  sacrifier»  de  subordonner  l'élément  allemand.  Il  n'est  pas  d'un  autre 
côté  à  Tabri  des  attaques  de  nombre  de  Slaves  exaltés  et  exigeans,  qui 
lui  reprochent  de  ne  pas  faire  assez  pour  les  nationalités.  Le  comte 
TaaiTe,  en  un  mot,  trouve  des  adversaires  dans  des  camps  opposés; 
cfeat  tout  simple  puisqu'il  est  arrivé  au  pouvoir  avec  un  système  de 
médiation  et  de  transaction,  non  pour  faire  prévaloir  le  centralisme  à 
outrance  ou  le  fédéralisme,  mais  pour  rapprocher  les  nationalités 
diverses  dans  une  équitable  égalité,  pour  les  amener  à  vivre  ensemble 
dans  l'unité  de  l'empire,  sous  la  garantie  de  la  constitution.  Le  comte 
Taaffe  est  un  constitutionnel  résolu  qui  s'emploie  à  négocier  la  paix 
entre  les  nationalités. 

Que  cette  politique  ait  des  adversaires  ardens,  cela  n'est  pas  douteux  i 
elle  est  aussi  sérieusement  soutenue,  elle  trouvera  selon  toute  appa- 
rence une  majorité  suffisante  dans  le  parlement.  Elle  a  sa  raison  d'être 
dans  la  situation  de  l'empire  autrichien,  et  c^est  précisément  pour  don- 
ner  plus  de  force  à  cette  politique  que  le  comte  Taaffe  se  préoccupe 
de  chercher  des  auxiliaires  dans  les  intérêts.  II  veut  aider  à  la  fusion 
politique,  toujours  difficile,  par  le  développement  et  le  rapprochenoient 
des  intérêts.  Le  ministre  des  finances,  le  docteur  Dunajewski,  est 
chargé  de  préparer  tout  un  ensemble  de  mesures  économiques,  et  une 
partie  du  système  est  déjà  visiblement  cette  création  récente  d'une 
«  banque  impériale-royale  des  pays  autrichiens.  »  Le  titre  môme  est 
significatif,  et  la  mission  donnée  à  l'institution  nouvelle  en  rehausse 
l'importance.  On  a  voulu  attribuer  une  origine  toute  politique  à  la 
banque  qui  vient  d'être  créée.  Elle  a  évidemment  ce  caractère  en  ce  sens 
qu'elle  est  faite  pour  être,  sous  la  garantie  du  gouvernement,  le  puis** 
sant  instrument  d'une  fusion  d'intérêts  entre  les  «  pays  autrichiens.  » 
Elle  a  aussi  ce  caractère  en  ce  sens  que,  placée  par  l'empereur  sous  la 
direction  d'un  Français,  H.  Bontoux,  qui  a  été  longtemps  à  la  tête  d'une 
partie  des  chemins  de  fer  de  l'empire,  elle  est  un  lien  de  plus  entre  l'Au- 
triche et  la  France.  Elle  peut  enfin  avoir  pour  objet  ou  pour  résultat 
d*affranchir  le  gouvernement  de  la  tutelle  des  banques  viennoises  en 
lui  donnant  le  moyen  de  dégager  sa  situation  financière.  C'est  par  tout 
cela  qu'elle  se  rattache  à  la  politique  et  qu'elle  est  comme  l'expression 
nouvelle  d'un  mouvement  économique  favorable  à  la  paix  aussi  bien 
qu'aux  intérêts  autrichiens. 

L'Italie  mène  laborieusement  et  un  peu  prossdquement  aujourd'hui 
une  vie  qui  a  commencé  autrefois  comme  un  roman,  11  y  a  eu  un  temps 
où,  pour  avoir  été  énergiquement  et  prudemment  conduite  pendant 
quelques  années»  elle  trouvait  tout  à  souhait;  elle  avait  des  hommes 
faits  pour  la  circonstance,  des  alliances  savamment  préparées  et  le  suo* 
cèS|  prix  de  la  discipline,  de  Thabileté  ou  de  Taudaco.  MaintenaQtj» 


's 


IIEVDE.  —  CHRONIQCB.  StO 

comme  presque  tous  les  pays,  plus  que  d'autres  paySi  elle  a  ses  dlffl- 
CQltès  qui  naissent  de  l'absence  d'une  forte  direction,  de  la  division  ou 
de  la  désorganisation  des  partis,  des  confusions  parlementaires,  et  c'est 
ce  qui  rend  plus  sensible  encore  peut-être  la  disparition  successive  des 
hommes  qui  ont  aidé  Tltalie  à  naître,  à  se  constituer  sous  sa  forme  non- 
yelJe  il  y  a  vingt  ans.  De  tous  ceux  qui  ont  présidé  à  cette  légendaire 
traDsformation,  en  effet,  il  n'en  reste  plus  beaucoup  ;  ils  sont  presque 
tous  morts,  roi,  ministres,  politiques,  soldats.  Un  des  derniers  de  ces 
grands  Italiens  de  1860  était  le  baron  Bettino  Ricasoli,  qui  vient  de 
s*éteindre  à  soixante-douze  ans  dans  son  château  de  Brolio,  prés  de 
Sienne.  Celui-là  était  certes  une  des  figures  les  plus  fiëres  et  les  plus 
originales  des  révolutions  d'où  est  sortie  l'Italie  nouvelle.  Il  était  resté 
imposant  et  respecté  dans  l'indépendance  sévère  et  silencieuse  où  il 
aimait  à  se  renfermer  sans  nulle  affectation  vulgaire. 

Vieux  Toscan  de  race,  patriote  d'&me  et  d'esprit,  alliant  dans  sa  nature 
patricienne  l'instinct  gibelin  au  libéralisme  de  l'homme  moderne,  le 
baron  Bettino  Ricasoli  n'a  paru  que  par  instans  dans  la  politique.  Il 
avait  été  un  des  chefs  du  parti  libéral  en  1848  ;  mais  il  était  bientftt 
rentré  dans  la  retraite,  dévorant  l'amertume  de  voir  tout  compro- 
mis par  des  démagogues,  et  le  grand-duc  restauré  par  les  Autrichiens. 
C*est  surtout  en  1859,  aux  premiers  mois  de  1860,  après  Villafranca, 
qu'il  prenait  un  rôle  décisif.  Plus  que  tout  autre  peut-être,  il  a  eu  le 
sort  de  Fltalie  en  ses  mains,  à  ce  moment  où  les  événemens  le  faisaient 
dictateur  à  Florence ,  où  tout  dépendait  d'un  faux  mouvement  entre 
fAutriche  et  la  France.  C'est  par  le  baron  Ricasoli,  aidé  de  ses  amis, 
que  l'annexion  de  la  Toscane,  des  duchés  au  Piémont  s'accomplissait  en 
dépit  de  tous  les  obstacles  intérieurs  ou  diplomatiques.  Impassible  au 
milieu  des  négociations  nouées  autour  de  lui,  inflexible  contre  les  fau- 
teurs d'agitations  révolutionnaires  aussi  bien  que  contre  ceux  qui  cher- 
cbaient  à  fonder  un  royaume  de  l'Italie  centrale,  dominant  par  le  seul 
ascendant  de  son  caractère,  de  son  désintéressement  et  de  son  énergie, 
la  population  florentine,  il  marchait  silencieusement  à  son  but  :  la  con« 
siitution  d'un  a  royaume  fort  »  en  face  de  l'Autriche,  que  le  traité  de 
Villafranca  ladssait  à  Venise.  Sans  lui  Tunité  de  l'Italie  ne  se  serait  pas 
réalisée  de  si  tôt,  parce  que  si  un  royaume  central  eût  été  dès  lors  con- 
Btitaé,  l'annexion  du  Midi  devenait  à  peu  près  impossible;  l'expédition 
de  Sicile  et  de  Naples  n'eût  été  qu'une  aventure  où  les  événemens 
Boraient  pris  un  autre  cours.  Ricasoli  a  eu  une  action  décisive  dans  une 
aatre  circonstance  :  c'est  ce  jour  de  1861,  où,  gonflé  de  la  conquête  de 
Naples,  Garibaldi,  avec  ses  allures  de  tribun  soldatesque,  menaçait  le  roi, 
le  parlement  de  Turin,  surtout  Cavour,  et  pouvait  encore  une  fois  tout 
mettre  en  doute.  Ce  jour-là  Ricasoli,  se  levant  dans  la  chambre  au 
milieu  de  l'émotion  universelle,  faisait  plier  sous  son  accent  impérieux 


2i0 


BETm  DBS  DEUX  XON0E8* 


Garibaldi  lui^môme  en  le  rappelant  au  respect  du  roi«  du  parlement  et 
de  l'œuvre  nationale.  L'assemblée  tout  entière  frémissait  en  entendant 
ce  justicier  à  la  mine  grave  et  flère  dire  d'une  voix  vibrante  :  a  Le  géné- 
ral Garibaldi  et  moi,  nous  nous  sommes  juré  à  Florence  de  faire  notre 
devoir...  ]*ai  fait  le  mienl..  Qui  donc  ici  pourrait  avoir  l'orgueil  de  récla- 
mer le  privilège  du  patriotisme  et  de  s'élever  au-dessus  des  autres?  » 

Depuis,  il  avait  été  plusieurs  fois  président  du  conseil,  il  l'avait  été 
particulièrement  pendant  quelques  mois  en  1866,  au  moment  de  la 
guerre  dont  le  dernier  mot  devait  être  la  récupération  de  Venise.  En 
réalité,  il  n'avait  pas  Tambition  du  pouvoir,  il  n'avait  surtout  rien  d'un 
coureur  de  fortunes  ministérielles.  Dans  une  heure  critique,  il  pouvait 
tout  dominer  par  la  yolonté,  par  l'ascendant  d'une  considération  uni- 
yerselle;  mais  il  l'avouait  lui-même  avec  un  mélange  de  finesse  et  de 
fierté  native,  il  ne  se  sentait  pas  fait  pour  être  un  ministre  des  temps 
ordinaires,  pour  se  mêler  aux  stratégies  parlementaires.  Il  n'en  avait 
pas  le  goût  et  il  n'avait  pas  la  flexibilité  nécessaire.  Il  restait  en  dehors 
des  brigues,  habituellement  silencieux.  Il  n'avait  pris  qu'une  seule  fois 
la  parole  dans  ces  derniers  temps.  C'était  à  l'occasion  des  affaires  de  la 
malheureuse  Florence  délaissée  et  ruinée.  Le  plus  souvent  il  se  plaisait 
à  vivre  dans  la  retraite.  Il  aimait  ce  manoir  féodal  de  Brolio,  où  tout 
respirait  l'austérité,  où  il  exerçait  un  bienfaisant  patronage  autour  de 
lui  et  où  il  vient  de  s'éteindre,  patriote  et  libéral  jusqu'à  la  dernière 
heure.  Le  baron  Bettino  Ricasoli  a  été  avant  tout  un  caractère  à  travers 
les  révolutions  dont  il  a  été  un  des  héros  sans  en  être  un  instant  ébloui, 
et  en  Italie  comme  partout,  aujourd'hui  plus  que  jamais,  ce  sont  les 
caractères  qui  peuvent  soutenir  ou  relever  une  nation. 


Gb.  db  Mazadb. 


£a  dirictmr'girant,  G.  Bolob. 


"j  ". 


NOIRS   ET   ROUGES 


PftBMIÈRB    PARTIS 


Fimc>-. 


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•(BODL:LIP-:r; 


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I. 

(Tétait  la  veille  de  Noël;  jamais  la  petite  chapelle  de  l'un  des 
coQYens  du  faubourg  Saint-Germain  n'avait  été  plus  ornée,  plus 
coquette,  plus  parfumée  d'encens.  Devant  la  crèche,  qui  brillait  de 
mille  feux,  se  tenaient  à  genoux,  sur  deux  rangs,  dix- huit  jeunes 
fiUes,  lesquelles  paraissaient  plongées  dans  un  profond  recueille- 
ment. C'étaient  les  élèves  qui  devaient  quitter  le  pensionnat  dans 
TaoDéeet  qui  avaient  obtenu  la  faveur  de  consoler  une  heure  durant 
l'Enfant  Jésus. 

La  crèche  ne  laissait  rien  à  désirer;  nous  vivons  dans  un  temps 
où  l'on  perfectionne  tout,  les  lycées  et  les  couvens,  les  poupées  et 
les  illuminations.  Le  divin  Enfant,  gras,  potelé,  était  en  belle  cire, 
et  il  dormait  sur  de  la  paille  qui  était  de  vraie  paille.  Sa  mère, 
Têtue  d'une  robe  blanche  et  parée  d'une  admirable  ceinture  bleu 
de  ciel,  dont  les  bouts  flottaient,  se  penchait  sur  lui  pour  le  regar- 
der souffler.  Saint. Joseph,  appuyé  sur  son  b&ton,  contemplait  ce 
mystère  d'un  air  pensif  et  mélancolique.  Trois  vaches  attachées  à 
leur  râtelier,  retournant  la  tète  avec  eflbrt,  fixaient  sur  le  neu- 
teau-né  des  yeux  béans  et  dévots.  On  apercevait  sous  une  char- 
mille une  bergère  qui  accourait  en  bftte»  chargée  de  provisions,  de 

i«n  XUL  —  i5  ROYmn  1880.  iO 


3A2  âSTOB  Ui  un  MOMUft. 

vrai  lait,  de  vrai  beurre,  de  vrais  œufs.  A  droite,  dans  une  verte 
prairie ,  on  voyait  s'acheminer  un  troupeau ,  que  précédaient  ses 
chiens  et  ses  bergers;  un  ange,  suspendu  par  un  fil  d'archal,  leur 
montrait  du  doigt  l'étable  et  semblait  leur  dire  :  «  Je  vous  annonce 
un  grand  sujet  de  joie,  »  Dans  le  fond  étincelait  une  petite  étoile, 
et  majestueusement  s'avançaient  les  trois  rois  mages,  habillés  de 
brocart,  couronne  en  tête.  Quoiqu'ils  vinssent  de  loin,  ils  n'étaient 
point  las;  on  ne  l'est  jamais  quand  on  apporte  au  Dieu  fait  chair 
de  l'or,  des  pierreries  et  de  la  myrrhe. 

Parmi  les  jeunes  filles  silencieusement  agenouillées  devant  la 
crèche,  il  y  en  avait  de  grandes  et  de  petites,  de  blondes  et  de 
brunes,  de  laides  et  de  jolies;  mais  toutes  s'acquittaient  ou 
essayaient  de  s'acquitter  de  la  tâche  délicate  qui  leur  avait  été 
confiée.  On  leur  avait  dit  :  «  Consolez  l'Enfant  Jésus.  »  —  Elles 
travaillaient  de  leur  mieux  à  le  consoler.  Deux  ou  trois,  qui  avaient 
l'imagination  vive,  prenaient  la  chose  au  grand  sérieux,  presque 
au  tragique.  L'enfant  qui  s'offrait  à  leurs  regards,  couché  sur  un 
lit  de  paille,  n'était  pas  pour  elles  une  poupée  de  cire,  mais  un 
véritable  enfant  en  chair  et  en  os,  qui  était  exposé  dans  une  étable 
ouverte  à  tous  les  vents;  sans  doute  il  avait  froid, il  grelottait,  sans 
compter  qu'il  avait  faim,  et  sa  triste  situation  leur  inspirait  une 
tendre  piiié.  Elles  lui  promettaient  de  chercher  dans  leur  garde- 
robe  un  vêtement  chaud  pour  l'habiller,  elles  s'engageaient  pieu- 
sement à  s'ôter  les  morceaux  de  la  bouche  pour  le  nouirir,  et  elles 
lui  disaient  en  elles-mêmes  tout  ce  qu'une  jeune  mère  peut  dire  à 
aon enfant  pour  le  distraire  ou  l'amuser;  elles  épuisaient  à  cet  effet 
ce  gasouillèment  de  la  maternité  que  les  femmes  savent  toutes  dès 
leur  première  Jeunesse,  car  pour  être  mères  les  femmes  n'atten- 
dent pas  d'avoir  des  enfans»  D'autres,  plus  avisées,  éprouvaient 
quelque  embarras;  le  respect  enchaînait  leur  langue  et  glaçait 
leurs  inspirations.  Elles  faisaient  la  réflexion  qu'on  ne  parte  pas  au 
Fils  de  Marie,  au  mattre  du  ciel  et  de  la  terre,  comm^3  au  premier 
venu,  qu'il  y  faut  plus  de  cérémonies;  elles  croyaient  lui  voir  une 
auréole  autour  du  front,  elles  songeaient  au  miracle  de  sa  naissance, 
au  mystère  de  sa  croix,  et  en  vain  cherchaient-elles  péniblement 
quelque  chose  à  lui  dire^  elles  ne  trouvaient  rien.  Il  est  permis  à 
des  filles  de  seise  ans  d'ignorer  les  paroles  qui  peuvent  consoler  un 
Dieu« 

D'autres  encore,  s'il  faut  ne  lien  céler^  avaient  d'assez  fortes 
distractions  ^  elles  laissaient  vaguer  leur  esprit»  elles  pensaient  à 
ceoii  à  œla.  Au  dehors,  le  vent,  t^i  soufBait  avec  rage^  menait 
grand  bruit;  il  leur  récitait  des  histoires  qu'elles  écoutaient  avec 
plaisir*  iye  vtnt  est  un  ématacipé  ({ni  fait  ce  qu'il  veut,  qui  s'en 


NOIM  R  BOWES.  24B 

n  où  boD  lui  semhle  ;  il  pnônait  k  ces*  pciimbinaito>Ies  joibs^  de  la 
fiberté,  le  bonheur  diallëcv  dei  courb  ài  perte  df'haleine,  etf  il  les 
persuadait  aisémemt.  U  ham^apriBortait  anssii  les*  confuses  rtnneux» 
delagrande  vilte^Qù  il  Teimiùd^se  promener;  il  leur  disait  oe  qu'il 
araitTU,  teur  racontait  t9  nrondev  ses  fêtes,.  a<in'  tourbillon;^  et  le 
tonrUllon.  les  aitimit;  Par  instans^  unej  iflipétuettse  rafale»  qui  me- 
Qiçaitde  tout  emporter  «  les  faisait  Ireasailifr  ;  il  leur  semblait  qu'un 
hardi  rarisseur  rôdait  autour  des  murs.du>  couvent  et  s'escrimaÂt 
à  y  pratiquer  une  brëchei  pour  Iihi  dérobée  ses  pFÎsonnièreSé  Tout 
à  coup  elles  rappelaient  k  elles  leur  esprit  envolé;  elles  se  souve* 
Baient  qu'elles  étaient  dans  une  chapelle  et  que  dans  cette  chapelle 
il  y  avait  quelque  diose  d'invisible  qui  les  regardait.  Alors,  comme 
des  hirondelles  qui  ont  longtemps  tournoyé  dans*  les  airs  et  qui 
soudain  se  rabattent  à.  tire-d'^ailë  sur  leur  nid,  leurs  pensées  retour- 
naient en  hâte  à  la  orèche  de  Bethléem,  et  leurs  lèvres  marmot- 
taient une  prière  dfoù.  leur  cœur  était  absent.  L'une  d'ellea  avait 
une  main  charmante;,  faite  au  tour,  très  blanche,  aux  ongles  roses. 
De  temps  à  autre  elle  contemplait  TEnfant  J^ésus,  mais  plus  souvent 
elle  contemplait  sa  maîui,  négligemment  posée  sur  l'un  dbs  mon* 
tans  de  sa  chaise;,  où  ses  ongles  roses  écrivaient  je  ne  sai9  quoi.. 

Tout  aa  bout  du  second  rang,  un^  peu  à  Kécavt,  k  demi  cachée 
dans  l'ombre  d'un  pilier^  se  tenait  imnkobile  conune  une  statue  une 
jeune  fille  qui  ne  ressemblait  pas  aux  autres  et  qui  faisait  un  autre 
emploi  de  son  temps.  Blie  s'occupait  peu  de<  la-  crèche,  elle  ne  eau»* 
sait  pas  avec  l'Enfant  JËsus  et  ne  s'appliquait  pas  à  le  consoler,  elle 
n'écoutait  pas  noa  plue  le<  vent,  qui  n'avait  rien  à.  lui  dire,  et  ella 
ne  songeait  pas.  k  regarder'  sa  maûié.  Eller  était  oonsunei  absorbée 
dans  une  rêveris^  elle,  se  recueillait  dans  une  pensée  qui'  la  possé*^ 
dait  tout  estière^ 

Cette>  jeune  fille,  qui  s'appelait  M"^  Xetta  Ma»1abvet,  était  plutôt 
jtdieque  belle;  sa  figure  n'était'  pas  irréprochable^,  mais  persoQue 
ne  s'avisait  de  la  discuter.  On  ne  pouvait  passer  près  d'elle  sans  la 
remarquer,  ni  la  remarquer  sans»  éprouver  le  désir  de  Im  parler, 
ni  lai  parler  sans  avoir  envie  deltri  plaire.  Elle  avait  le  charme,  le 
mystère,  ee'jenesais^quoid'inoubKiable  qui  n'appartient  pas  tou- 
jours à  Isi  beauté.  Sonnes  était  un  peu  court  et  sa  bouche  était  trop 
grande;  mais  sa*  I6te>,  d'un  ovale»  par(hit,  se  balançait  avec  grftœ 
snr  dfadmirabl'es  épaules,  elle  avaâ4'  une  fraîcheur  de  tein^^  délî^ 
cieuse,  son  front  étai«  pur  eomme  une  matinéede»  printemps,  comme 
une  fleur  qui  vien<;  de  s'ouTvin  A  l'ombre,  ses  yenn  paraissaient 
vnrs,  ils  écaient^JTvo Me»  foncé  à,  la»  lumière;  le  regaud  ^i  en  sov- 
t&t  semblât  venir  de  loil»  et  courah  drK)it  devant  luiv  ce  regard 
Toulait  du  bien  h  tout  ^univers. 


2Ai  lETUB  DIS  DKDX  MiOllDBS. 

M"*llaiilibret  était  Tenfant  gâtée  du  couvent.  Presqae  toutes  ses 
compagnes  Taimaient;  depuis  qu'elle  était  au  monde,  elle  n*avût 
pas  laissé  échapper  un  mot  qui  pût  chagriner  quelqu'un.  Elle  élût 
fort  estimée  de  ses  maltresses;  c'était  une  élève  modèle,  qui  n'avait 
jamais  eu  de  cachet.  Après  avoir  passé  par  l'association  de  la 
Sainte-Enrance,  elle  était  entrée  dans  la  société  des  Anges,  puis  elle 
était  devenue  enfant  de  Marie.  A  treize  ans,  elle  avait  eu  le  raban 
et  la  médaille  des  Saints-Anges  ;  dans  la  dernière  année,  elle  avait 
obtenu  douze  nominations,  tous  les  prix  des  cours,  le  prix  de 
sagesse,  le  prix  d'excellence,  le  premier  médaillon.  On  l'aimait 
parce  qu'elle  était  douce  et  bonne,  on  l'aimait  aussi  pour  sa  gatté, 
vraie  galté  d'alouette  qui  chante  au  soleil  les  gloires  du  blé  mûr  ;  sa 
voix  était  argentine,  son  rire  était  clair,  franc  et  contagieux. 

Cependant,  depuis  peu,  sa  galté  avait  reçu  une  atteinte,  elle 
était  plus  avare  de  son  rire.  Elle  commençait  à  réfléchir,  et  ses 
réflexions  n'étaient  pas  couleur  de  rose.  Il  7  a  un  âge  où  la  vie  nous 
porte,  il  y  en  a  un  autre  où,  par  un  juste  retour,  c'est  à  nous  de  la 
porter.  M"*  Maulabret  avait  traversé  cette  crise,  et,  par  momens, 
son  fardeau  lui  pesait.  Il  y  avait  du  moins  dans  sa  destinée  des 
obscurités  qui  l'inquiétaient.  Six  ans  s'étaient  écoulés,  elle  en  avait 
dix-sept,  et  on  ne  songeait  pas  à  la  retirer  du  couvent.  Elle  n'y 
était  point  malfaeiu'euse ,  mais  elle  n'entendait  pas  y  rester  tou- 
jours; on  avait  l'air  de  ne  plus  l'aimer  et  de  l'oublier,  ce  qui  lui 
causait  un  sérieux  souci.  Pendant  longtemps  elle  avait  passé  ses 
vacances  dans  la  maison  paternelle  ;  deux  fois  déjà  elle  avait  dû 
rester  avec  les  gardienne$.  Les  explications  qu'on  lui  avait  données 
lui  avaient  paru  un  peu  louches,  et  les  explications  louches 
irritent  la  curiosité.  Depuis  dix-huit  mois,  sa  mère,  qui  venait 
souvent  la  voir,  ne  venait  plus  ;  on  lui  avait  dit  que  sa  santé  l'obli- 
geait à  vivre  dans  le  Midi.  Son  père  continuait  de  venir,  mais  à  de 
longs  intervalles,  et  quand  elle  l'interrogeait,  il  rompait  brusque- 
ment les  chiens.  Elle  se  demandait  par  instans  s'il  n'était  pas 
arrivé  quelque  chose  qu'on  lui  cachait. 

Le  fait  est  qu'on  la  tenait  soigneusement  dans  l'ignorance  de  cer- 
tains inddens  fâcheux  qui  s'étaient  produits  dans  sa  famille.  Elle 
avait  pour  père  un  homme  à  lubies  ;  rien  n'égalait  l'incohérence  de 
ses  idées,  si  ce  n'est  le  décousu  de  sa  conduite.  Après  avoir  essayé 
de  tout,  il  avait  imaginé  de  se  faire  sculpteur.  Il  se  croyait  du  génie, 
il  n'avait  qu'un  tout  petit  talent,  accompagné  de  beaucoup  d'oi^eil 
et  d'une  immense  paresse.  Les  déceptions  avaient  assombri  et  aigri 
son  humeur  ;  il  était  devenu  hypocondre,  acariâtre,  brutal,  et  de 
plus  en  plus  il  avait  tourné  le  dos  au  succès.  U  s'en  était  pris  de 
sa  médiocrité  à  tout  le  monde,  mais  surtout  à  sa  femme,  qui  était 


k 


NOIRS  BT  BOUGES.  245 

fort  Jolie  et  fort  coquette.  Oa  avait  fini  par  se  séparer  à  Tamiable, 
sans  procès  et  sans  jugement.  Peu  après  elle  était  partie  avec  quel- 
qu'un pour  l'Italie,  d'où  elle  n'était  pas  revenue.  Le  sculpteur  était 
resté  seul,  maudissant  l'injustice  des  hommes  et  du  sort,  et  man- 
geant son  patrimoine,  dont  il  vit  bientôt  le  bout.  Il  aurait  pu 
gagner  quelque  argent  en  donnant  des  leçons,  mais  il  aurait  cru 
déroger.  Par  vanité  il  avait  placé  sa  fille  dans  un  couvent  très  aris- 
tocratique, par  vanité  aussi  il  acquittait  religieusement  les  frais  du 
pensionnat;  la  vanité  a  ses  vertus.  Il  serait  mort  plutôt  que  de  lui 
confesser  l'état  de  sa  fortune,  la  ruine  de  ses  espérances;  il  aurait 
mieux  aimé  se  poignarder  que  de  lui  dire  :  Je  suis  médiocre.  Il 
ayait  de  bonnes  raisons  pour  ne  pas  la  prendre  auprès  de  lui  peu* 
dant  les  vacances  du  couvent  ;  il  n'avait  plus  d'autre  logement  que 
son  atelier,  où  il  consumait  ses  journées  à  rêvasser,  et  une  grande 
alcôve,  où  il  employait  ses  nuits  à  ne  pas  dormir. 

n  n'y  avait  pas  quinze  jours  qu'il  s'était  présenté  inopinément 
an  parloir.  Jetta  accourut,  il  lui  témoigna  une  tendresse  inaccou- 
tumée, la  baisa  à  plusieurs  reprises  sur  le  front.  Il  ne  se  lassait 
pas  de  la  regarder,  comme  s'il  l'eût  vue  pour  la  première  fois. 
Elle  profita  d'un  moment  où  ils  étaient  seuls  pour  s'asseoir  sur 
ses  genoux,  pour  lui  jeter  ses  bras  autour  du  cou,  et  elle  lui  dit  : 

—  Ce  n'est  pas  tout  cela,  méchant  homme.  Quand  donc  vien- 
dras-tu me  chercher? 

U  ne  répondit  pas. 

—  Sera-ce  pour  l'an  prochain? 

—  Peut-être. 

Hle  s'avisa  qu'il  avait  l'air  singulier. 

—  Je  suis  sûre  que  tu  me  ménages  une  surprise.  Gageons  qu'à 
Noél  je  ne  serai  plus  ici. 

—  Peut-être. 

II  n'en  dit  guère  plus  long,  et  bientôt  il  se  retira  précipitamment. 
Mais,  arrivé  sur  le  seuil,  il  se  retourna,  contempla  pendant  quelques 
secondes  cette  jolie  tête,  ces  cheveux  couleur  noisette,  ces  joues 
aussi  fraîches  qu'un  beau  fruit;  on  eût  dit  qu'il  voulait  les  empor- 
ter dans  ses  yeux. 

Cest  à  cela  que  pensait  M''*  Maulabret;  elle  repassait  dans  son 
esprit  tous  les  détails  de  cette  visite,  les  moindres  propos  qu'avait 
tenus  son  père,  ses  gestes,  ses  sourires.  Elle  se  demandait  :  Yien- 
dra-t-il  demain?  Plus  d'une  fois  déjà  son  attente  avait  été  déçue; 
elle  avait  appris  à  connaître  les  paroles  trompeuses,  la  vanité  des 
promesses,  la  promptitude  des  oublis,  à  se  défier  des  pères  qui 
disent  :  Je  viendrai,  et  qui  ne  viennent  pas.  Et  les  filles  restent 

les  bras  ballans,  le  cœur  lourd  comme  du  plomb,  roulant  dans 


SI6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leur  tète  une  foule  de  questions  qui  les  tourmentent  et  auxquelles 
les  murs  d'un  couvent  ne  savent  que  répondre. 

Après  avoir  longtemps  rêvé,  elle  fenna  les  yeux,  joignit  les 
mains,  y  posa  son  front  et  pria.  Pour  les  croyans,  la  prière  n'est 
rien  ou  elle  est  un  miracle,  une  puissante  magie  qui  suspend  les 
lois  de  la  nature,  une  sainte  violence  faite  aux  lois  de  cet  univers. 
Sans  être  dévote,  M"»Maulabret  était  profondément  pieuse;  per- 
sonne n'eut  jamais  plus  qu'elle  le  don  de  croire.  Elle  avait  peu  de 
goût  pour  les  petites  pratiques,  pour  les  dévotions  puériles,  pour 
les  images,  pour  les  amulettes,  pour  la  bimbeloterie  religieuse; 
mais  elle  croyait  de  toute  son  âme  à  quelque  chose  d'éternel  qui  a 
des  yeux  et  des  oreilles,  à  quelque  chose  d'infini  qui  a  des  entrailles. 
Dne  comédienne  de  notre  connaissance,  quand  il  lui  arrivait  de 
prier  Dieu,  s'exprimait  en  ces  termes  :  «  0  mon  Dieu!  si  toutefois 
vous  existez,  écoutez-moi,  si  toutefois  vous  pouvez  m*  en  tendre,  et 
ayez  la  suprême  bonté,  si  toutefois  vous  êtes  bon,  de  m'accorder 
la  petite  faveur  que  je  vous  demande,  si  vraiment  vous  pouvez 
faire  tout  ce  que  vous  voulez.  »  M*^*  Maulabret  ne  logeait  point  de 
si  dans  ses  prières  ;  elle  avait  mis  toute  son  âme,  le  meilleur  de 
son  être,  dans  l'oraison  qu'elle  balbutiait  en  ce  moment.  Lorsqu'elle 
eut  fini,  elle  acquit  la  bienheureuse  certitude  que  le  miracle  s'était 
opéré,  que  sa  parole  avait  trouvé  des  ailes  pour  s'envoler  jusqu'à 
l'endroit  où  réside  celui  qui  peut  tout,  qu'elle  avait  gagné  à  son 
désir  cette  souveraine  volonté  qui  conduit  les  soleils  dans  la  pro- 
fondeur des  espaces,  qui  fait  germer  les  plantes  dans  le  sein  de  la 
terre  et  les  destinées  dans  le  fond  mystérieux  des  âmes. 

Elle  rouvrit  les  yeux,  elle  secoua  la  tête  pour  remettre  à  sa  place 
une  boucle  de  ses  cheveux  qui  lui  tombait  sur  les  sourcils.  Elle 
revit  la  crèche,  il  lui  parut  que  l'Enfant  Jésus  la  regardait  en  sou- 
riant, que  la  bergère  qui  accourait  vers  l'étable  lui  apportait  un 
peu  de  bonheur  dans  sa  corbeille,  et  que  les  rois  mages  pressaient 
le  pas  parce  qu'ils  avaient  une  bonne  nouvelle  à  lui  dire.  Elle 
admira  un  instant  l'étoile  qui  brillait  au-dessus  de  leur  tête;  c'é- 
tait l'étoile  qui  dissipe  les  nuages,  qui  conjure  les  tempêtes.  La  paix 
rentra  dans  son  âme;  elle  se  sentit  au  cœur  une  divine  légèreté. 
Elle  était  certaine,  absolument  certaine,  qu'il  ne  s'était  rien  passé 
de  fâcheux,  qu'aucun  malheur  ne  la  menaçait,  qu'en  ce  moment  sa 
naère  pensait  à  elle,  qu'elle  était  aimée  de  son  père  autant  qu'elle 
l'aimait.  Elle  poussa  un  soupir  de  soulagement  et  de  délîvrafnee.  Il 
lui  sembla  qu'on  étail  bien  dans  cette  chapelle,  que  c'était  un 
endroit  béni  entre  tous,  que  l'air  y  était  tiède,  qu'on  y  entendait 
bourdonner  des  espérances,  qui  par  instant  se  posaient  sur  le  front 
des>  jeunes  filles,  comme  un  papillon  se  pose  sur  une  fleur  sans 


NOIBS  ET  ROUGES.  Sâ7 

qa'dle  en  sente  le  poids.  Àters*  cédant  &  l'impérieux  désir  de 
répandre  antoor  d'elle  un  peu  de  sa  joie,  elle  se  pencha  vivenient 
Ters  une  de  ses  compagnes  et  l'embrassa  de  toutes  ses  forces,  ce 
qui  lui  valut  un  regard  de  réprimande  de  celle  qui  était  occupée  à 
contempler  sa  main  et  qui,  troublée  dans  sa  dévotion,  parut  lui 
reproclrer  le  scandale  d'une  telle  condoite  à  une  telle  heure  et 
dans  un  tel  lieu. 

Quelqu'un  l'appela  doucement  par  son  nom  ;  elle  se  retourna. 
Due  sœur  converse  lui  dit  tout  bas  : 

—  Yous  monterez  tout  à  Fheure  auprès  de  M"*  Thérèse,  qui 
désire  vous  parler. 

Elle  tressaillit,  son  visage  rayonna.  Qui  pouvait  se  permettre 
d'en  douter  encore?  sa  prière  avait  été  exaucée.  Dix  minutes  plus 
tard,  elle  gravissait  rapidement  nn  escalier,  arrivait  hors  d'haleine 
à  une  porte  entr'ouverte,  où  elle  frappa,  et  sans  attendre  qu'on  la 
jffiât  d'entrer,  elle  entra.  Puis  elle  s'élança  vers  M""  liïérôse,  la 
mtdtresse  générale,  et  lui  dit  : 

—  th  bien  I  madame?.. 

Ces  trois  mots  signifiaient  :  Ne  me  faîtes  pas  languir,  apprenez- 
moi  bien  vite  cette  heureuse  nouvelle  qu'on  vous  a  chargée  de 
m'aunoDcer. 

Mais  !"•  Thérèse,  au  lieu  de  lui  répondre,  l'attira  vers  elle,  lui 
prit  les  âeux  mains,  plongea  son  regard  dans  ces  beaux  yeux  dont 
il  était  impossible  dédire  s'ils  étaient  bleus  ou  noirs,  et  murmura  : 

—  Pauvre  petite! 

M"«  Maulabret  demeura  interdite,  déconcertée,  son  sourire  s'é- 

YiDouit. 

—  Vous  avez  Pair  de  me  plaindre,  madame?..  Me  serais-je  encore 

trompée? 

—  Non,  vous  ne  vous  êtes  pas  trompée,  mon  enfant.  Y«os  aUez 
nous  quitter,  sortir  à  jamais;  de  cecouvent. . .  Gela  vous  fait-il  plaisir  ? 

—  Ohl  madame,  répondit-elle  en  recouvrant  son  assurance,  ne 
méprenez  pas  pour  une  ingrate.  Je  ne  le  suis  pas.  Je  vous  aime 
Ken,  madame;  vwis  avez  toujours  été  si  bonne  pour  moi.  J'aime 
toutes  nos  excellentes  mères  ;  elles  sont  si  bonnes  pour  moi.  Tout 
le  monde  ici  est  bon  pour  moi.  J'ainae  cette  maison  ;  oh  !  soyez-en 
certaine,  je  l'aimerai  toujours.  J'y  suis  arrivée  bien  sotte,  j'ose 
dire  que  je  le  suis  un  peu  moins.  Mais  j'ai  un  souci  depuis  quelque 
temps.  Il  me  semblait  que  mes  parens  se  passaient  bien  facilement 
de  me  voir,  qu'ils  ne  tenaient  plus  à  moi,  qu'ils  m'avaient  oubliée, 
presque  abandonnée.  Vous  allez  me  dke  que  j'étais  folle,  et  vous 
auitz  raison,  car  voili  qu'ils  «e  souviennent  de  moi,  et  deoiain 
peut-être  fls  viendiwt  me  chercher.  Eh  bien!  je  trouve  que  c'est 


2A8  BETUE  DBS  DEUX  M01IDE8. 

mieux  ainsi...  N'est-ce  pas,  madame,  que  c'est  mieux  ainsi?..  Son* 
gez  que  je  n'ai  pas  vu  ma  mère  depuis  dix-huit  mois!..  Elle  n'est 
plus  dans  le  Midi,  je  le  lis  dans  vos  yeux. 
H*"*  Thérèse  murmura  de  nouveau  : 

—  Pauvre  petite  I 

M"*  Haulabret  fut  saisie  d'un  frisson;  l'inquiétude  la  mordit  au 

cœur. 

—  Âhl  madame,  s'écria-t-elle,  je  vous  en  supplie,  dites-moi... 

—  Ne  me  questionnez  pas,  mon  enfant,  interrompit  vivement 
H"**  Thérèse...  Connaissez-vous  mère  Amélie? 

—  Non,  madame,  je  ne  l'ai  jamais  vue. 

—  Elle  est  pourtant  votre  tante,  une  sœur  de  votre  mère.  Il  est 
vrai  qu'elle  est  en  religion  depuis  vingt  ans  et  qu'elle  appartient  à 
un  ordre  clottré.  On  vous  conduira  demain  à  son  hôpital.  C'est  elle 
qui  vous  dira  tout. 

-*-  Madame,  madame,  que  me  dira-t-elle  ? 

Mais  M°**  Thérèse,  qui  avait  ses  instructions,  ne  se  laissa  pas 
arracher  son  secret.  Elle  se  contenta  de  représenter  à  cette  sup- 
pliante que  dans  ce  monde  il  faut  ne  s'attendre  à  rien  ou  s'attencG:^ 
à  tout,  que  rien  n'arrive  comme  on  pensait,  que  le  bonheur  est  à 
la  merci  des  accidens,  que  la  vie  est  une  chose  sérieuse,  très 
sérieuse,  mais  qu'au  surplus  elle  est  courte  et  que  la  foi  surmonte 
toutes  les  épreuves.  Elle  finit  par  lui  annoncer  qu'on  l'autorisait  à 
recevoir  à  la  messe  de  minuit  le  véritable  Dieu  de  Bethléem,  qui 
lui  donnerait  la  force  dont  elle  avait  besoin  et  ce  courage  qui  réus- 
sit à  se  passer  de  l'espérance. 

M"'  Maulabret  l'écoutait  immobile,  sans  couleur  et  sans  voix; 
ses  lèvres  tremblaient.  Elle  fit  un  effort,  elle  parvint  à  dire  : 

—  Sans  doute  ma  mère  est  morte...  Mais  mon  père...  Il  me 
reste  mon  père. 

M""*  Thérèse  l'embrassa;  tristement  et  répéta  une  fois  de  plus  : 

—  Pauvre  petite  I 

En  traversant  la  chapelle  un  peu  avant  minuit  pour  recevoir  la 
sainte  communion.  M'**  Maulabret  jeta  un  regard  sur  la  crèche. 
L'Enfant  Jésus  ne  souriait  plus,  il  n'y  avait  rien  dans  la  corbeille 
de  la  bergère,  les  rois  mages  avaient  l'air  morne  et  sinistre,  l'étoile 
nejetait  plus  que  de  douteuses  clartés,  c'était  un  lumignon  fumeux 
prêt  à  s'éteindre.  En  proie  aux  plus  cruels  pressenti  mens,  la  pauvre 
enfant,  qui  semblait  condamnée  à  ne  plus  rire,  crut  s'apercevoir 
que  les  prières  ne  sont  pas  toujours  entendues,  que  le  ciel  est  avare 
de  ses  miracles,  que  ce  monde  est  une  grande  machine  où  tout  se 
meut  par  ressort  et  qui  broie  les  cœurs  avec  autant  d'indifférence 
que  la  meule  écrase  son  grain  et  le  fait  tomber  dans  le  blutoir. 


NOIBS   ET  AOUGES.  2&9 

Gepeadantelle  n'en  voulait  pas  à  son  Dieu:  les  ftmes  vraiment 
croyaotes  trouvent  toujours  des  excuses  à  leur  Dieu  quand  il  les 
trompe. 

II. 

Le  lendemain,  un  peu  avant  l'heure  fixée,  on  la  conduisit  à  Thô- 
pital  où  sa  tante,  en  religion  mère  Amélie,  attachée  à  un  service 
de  chirurgie  depuis  plus  de  douze  ans,  consacrait  ses  jours  et  quel- 
quefois ses  nuits  à  surveiller  une  salle  de  femmes  de  cinquante 
lits.  Le  concierge,  qui  avait  été  prévenu,  lui  fit  gravir  les  marches 
osées  d  un  escalier  dérobé  et  Tintroduisit  dans  une  petite  pièce  qui 
ne  renfermait  que  trois  chaises  de  bois  et  un  grabat.  Au-dessus  du 
grabat,  au  milieu  d'un  mur  blanchi  à  la  chaux,  régnait  un  béni- 
tier, surmonté  de  deux  branches  de  huis  et  d'un  crucifix  en  ivoire. 

M'**  Maulabret  avait  passé  la  nuit  à  pleurer.  Elle  avait  en  ce 
moment  les  yeux  secs,  et  il  lui  semblait  qu'elle  n'avait  plus  de 
larmes  à  verser,  que  la  source  en  était  tarie.  Elle  avait  promis  à 
M"*  Thérèse  qu'elle  ferait  bonne  contenance  devant  son  nialheur. 
Au  surplus,  que  lui  restait-il  à  apprendre?  Elle  pensait  avoir  tout 
demé;  mais  nous  avons  beau  deviner,  la  certitude  est  toujours 
une  surprise. 

Elle  était  arrivée  trop  tôt.  Au  bout  de  vingt  minutes  d'attente, 
elle  vit  entrer  une  petite  femme  ronde,  laide,  dont  la  robe  noire 
était  presque  entièrement  cachée  par  un  long  tablier  blanc,  noué 
i  sou  cou  et  autour  de  sa  taille.  On  observateur  distrait  l'aurait 
prise  pour  une  personne  insignifiante  et  de  peu  de  conséquence; 
en  l'étudiant  avec  quelque  attention,  on  s'apercevait  bien  vite  qu'il 
était  prudent  de  compter  avec  elle,  qu'elle  occupait  sa  place  dans 
le  monde,  qu'on  eût  été  mal  venu  à  la  lui  disputer.  Ses  joues  et  ses 
mains  semblaient  de  cire;  les  plantes  qui  poussent  à  l'ombre  et  ne 
Toieot  pas  le  soleil  sont  toujours  pâles.  Mais  elle  avait  de  l'embon- 
point, la  vie  d'hôpital  engraisse,  et  elle  était  vigoureuse,  alerte,  ne 
conoaissait  pas  la  fatigue.  Dans  le  fait,  elle  n'avait  ni  maladie  ni 
s^iéet  ne  s'était  jamais  avisée  de  se  demander  à  elle-même  com- 
ment elle  se  portait.  Dans  les  chairs  molles  de  ce  visage  incolore 
étaient  enfoncés  comme  deux  clous  de  petits  yeux  noirs  qui  expri- 
i&aient  l'habitude  et  le  goût  du  commandement,  l'intraitable  sévé- 
rité d'une  âdie  accoutum::e  à  exiger  beaucoup  des  autres  parce 
qu'elle  exigeait  beaucoup  de  soi.  Cette  petite  femme  se  tenait  tou- 
jours droite,  ue  perdait  pas  un  pouce  de  sa  taille  et  faisait  l'effet 
d'êire  grande. 

U  premier  mouvement  de  M'*'  Maulabret  fut  de  courir  à  elle,  de 


2b0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

se  jeter  dans  ses  bras.  £Ue  sentit  sur-le-champ  que  ce  n'était  pas 
une  chose  à  faire,  que  mère  Amélie  n'était  pas  M""*  ThérësCt  que 
les  familiarités  et  les  élans  n'étaient  pas  de  son  goût.  Elle  interro- 
geait avec  des  yeux  de  chevreuil  effarouché  cette  figure  pleine  et 
pâle,  qui  était  pour  elle  une  effrayante  nouveauté.  Mère  Amélie  loi 
montra  du  doigt  une  chaise,  puis  s'étant  assise  à  son  tour,  pendant 
quelques  minutes  elle  la  regarda  d'un  œil  perçant  et  dur.  Si  la  vie 
d'hôpital  engraisse,  il  n'est  pas  moins  vrai  qu'elle  endurcit,  et  c'est 
heureux  :  une  religieuse  qui  aurait  le  cœur  trop  sensible  et  qui  pas- 
serait son  temps  à  s'apitoyer  sur  ses  malades  s'acquitterait  mal 
des  soins  qu'elle  leur  doit.  II  est  bon  d'ajouter  que  mère  Amélie 
réservait  toute  sa  pitié  pour  les  laiderons.  II  reste  toujours  quelque 
chose  du  vieil  homme,  on  ne  meurt  jamais  entièrement  à  soi-mânie, 
la  grâce  corrige  la  nature  sans  la  supprimer.  Avant  de  se  faire 
religieuse,  cette  laide,  qui  avait  une  sœur  fort  jolie,  fort  admirée, 
avait  pris  la  beauté  en  horreur;  elle  la  détestait  comme  un  affront, 
conune  une  insulte  qui  lui  était  faite.  M"^  Maulabret  ressemblait 
beaucoup  à  sa  mère.  En  considérant  les  contours  de  ce  naïf  et  char- 
mant visage,  mère  Amélie  ne  put  s'empêcher  de  se  dire  avec  une 
joie  féroce  :  «  Ses  beaux  yeux  ne  lui  serviront  plus  qu'à  pleurer.  » 
Mais  elle  se  reprocha  aussitôt  ce  mouvement  de  la  nature,  elle  fit 
un  signe  de  croix  presque  imperceptible  comme  pour  chasser  le 
démon,  ne  songea  plus  qu'à  remplir  son  devoir,  à  s'acquitter  de 
la  tâche  que  lui  imposait  sa  conscience,  et  sa  conscience  lui  ordon- 
nait d'être  dure. 

—  Hélas  1  oui,  mademoiselle,  dit-elle  brusquement,  vous  êtes 
orpheline. 

M^^"  Maulabret  sentit  sa  chaise,  le  plancher  se  dérober  sous  elle 
et  crut  voir  s'ouvrir  à  ses  pieds  un  horrible  précipice  qui  la.  regar- 
dait ;  il  était  tout  noir,  il  n'avait  pas  de  fond. 

Mère  Amélie  reprit  d'une  voix  plus  douce,  mais  avec  un  peu 
d'ironie  dans  l'accent  : 

—  On  m'assure,  Jetta,..  c*est  bien  votre  nom,  n'est-ce  pas?., 
on  m'assure  que  vous  êtes  une  enfant  de  Marie.  Si  vous  avez  vrai- 
ment donné  votre  cœur  à  la  Vierge  immaculée,  elle  vous  aidera  à 
supporter  ce  coup. 

Jetta  rassembla  toutes  ses  forces. 

—  Je  vous  prie,  madame... 

—  On  m'appelle  ici  :  ma  mère,  interrompit  sèchement  la  reli- 
gieuse. 

—  Je  vous  prie,  ma  mère... 

En  prononçant  ce  nom  si  doux,  qui  n'était  plus  à  leur  usage,  les 
lèvres  de  la  pauvre  enfant  se  tordirent;  elle  ne  put  achever.  Mère 


NUlftS   ET  B0DG£8«  2M 

Amélie  TaTah  devinée,  elle  avaii  compiis  ipi'on  Toulait  tout  saroir, 
qu'on  demandait  des  explicati(H)8  et  des  détails;  mais  ellegofttait 
médiocrement  ies  détails  oiseax.  Elle  se  contesta  de  répondre  : 

—  Vo«8  êtes  entrée  dans  oe  BKUide  par  une  mauvaise  porte, 
mademoiselle.  Votre  mère  était  une  fort  jolie  femme;  vous  êtes 
tout  son  portrait.  EUe  avait  commencé  par  vivre  mal  avec  votre 
père,  puis  ils  se  sont  séparés.  U  y  a  plus  d'un  an,  elle  est  partie 
pour  Naples  avec  un  comte  îtaUen^  qui  pourrait  l»en  n'être  qu'un 
svatHrier.  Le  12  de  œ  mois,  elle  accouchait  d'un  enfant*  Les 
justices  de  Dieu  9oat  terribles  :  il  a  tué  l'enfant  et  la  mère...  Trois 
jours  pl«s  tard,  heure  pour  heure,  votre  père...  Il  ne  lui  restait  plus 
nm^  il  avait  tout  gaspillé,  tout  perdu,  jusqu'à  ses  illusions,  il  n'a 
pas  eu  la  force  de  leur  survivre.  Son  orgueil  était  son  Dieu,  et  son 
fiiea  l'a  abandonné.  «  Baal,  r^onds-nous  I  »  s'écriaient  les  faux 
prophètes,  et  Élie  leur  disait  :  a  Criez  plus  fort,  il  vous  entendra, 
puisqu'il  est  Dieu  ;  il  pense  à  quelque  chose,  ou  il  est  occupé,  ou 
il  est  en  voyage;  peut-être  qu'il  dort,  il  se  réveillera.  »  Baal  ne 
s'est  point  réveillé,  et  le  16  décembre,  à  dix  heures  du  soir,  votre 
père  s'est  brûlé  la  oervelle.  » 

Son  père  s'était  tué  le  16  au  soir,  et  le  15,  dans  l'après-midi^ 
il  était  venu  lui  faire  ses  adieux.  Elle  revit  toute  la  scène.  Il 
n'avait  plus  qu'un  pied  dans  la  vie  ;  peut-être,  avant  de  venir, 
avait-il  chargé  sou  pistolet.  Elle  lui  avait  trouvé  un  air  étrange, 
il  l'avait  embrassée  plus  tendrement  qu'à  l'ordinaire;  mais  elle 
n'avait  pas  compris^  elle  n'avait  pas  lu  dans  ses  yeux  la  fatale 
résolution,  elle  n'avait  pas  su  dire  à  ce  cœur  ulcéré  :  «  Ton 
chagrin  est  trop  lourd  pour  toi,  donne-m'en  bien  vite  la  moitié.  » 
Sans  doute,  il  eût  suffi  d'un  mot,  d'un  regard  pour  lui  faire  aban- 
donner  son  horrible  projet,  et  il  aurait  vécu.  A  cette  pensée,  elle 
fut  saisie  d'un  transport  de  désespoir;  elle  s'accusait,  elle  se  mau- 
dissait, elle  éclatait  en  sanglots  convulsifs.  Les  écluses  s'étaient 
rouvertes,  ses  larmes  inondaient  ses  foves^  ses  mains,  sa  robe  ; 
c'étaient  des  tornens,  un  déhige^  Et  toujours  elle  refaisait  U  scène 
dans  son  imagination.  Elle  croyait  voir  ce  mort,  elle  lui  parlait,  elle 
loi  disait  tout  ce  qu'un  impardonnable  aveuglement  l'avait  empê- 
chée de  lui  dire  ;  ellie  lui  criait  :  «  Mais  regardep-moi,  regarde-moi 
donc;  après  cela,  je  te  défie  bien  de  mouru*  I  » 

Cela  dura  près  d'un  quart  d'heure,  après  quoi  elle  reprit  posses- 
sion d'elle-même,  elle  eut  honte  de  s'être  sûnsi  abandonnée,  «Ile 
se  reprocha  l'emportement  de  sa  douleur,  elle  se  rappela  la  pro- 
messe qu'elle  avait  faite  à  M"'®  Thérèse.  Elle  essuya  ses  yeux,  elle 
releva  la  tète.  Mère  Amélie  avait  assisté  à  cette  sciène  de  désespoir 
sans  prononcer  une  paiole,  sans  faire  un  geste.  Tcanquille^  impas- 


252  BEYDB  DB8  DSUX  MONDES^ 

sible,  elle  avait  pris  machinalement  dans  sa  main  droite  les  longs 
ciseaux  qui  pendaient  à  sa  ceinture  avec  son  rosaire  ;  elle  les  exa- 
minait, les  yeux  à  demi  clos,  les  fermait,  les  rouvrait. 

—  C'est  assez  parler  du  passé,  dit-elle  tout  à  coup  ;  occupons- 
nous  de  l'avenir. 

Ce  mot  fit  frissonner  M"*  Maulabret.  Il  n'y  avait  donc  pas  seule- 
ment un  passé,  il  y  avait  un  avenir.  Elle  était  assise  en  face  de  la 
fenêtre;  à  travers  les  vitres  jaunies  elle  aperçut  le  vaste  jardin  de 
l'hôpital,  qui  dans  cette  froide  matinée  d'hiver  était  nu,  dépouillé, 
silencieux.  Des  arbres  sans  feuilles  allongeaient  tristement  leurs 
branches  décharnées,  qu'enveloppait  une  brume  épaisse;  par  inter- 
valles, le  vent  les  secouait,  et  alors  ils  faisaient  de  grands  gestes 
découragés;  ils  ne  croyaient  plus  au  printemps.  Et  Jetta  pensait 
comme  eux  qu'il  n'y  a  de  vrai  que  les  horreurs  de  l'hiver,  que  le 
printemps  est  un  mensonge. 

—  Il  est  certain,  reprit  mère  Amélie  en  laissant  retomber  ses 
ciseaux,  que  votre  avenir  ne  se  présente  pas  sous  des  couleurs 
fort  riantes.  Quand  vos  parens  se  sont  séparés,  votre  père,  qui 
croyait  que  son  génie  valait  une  fortune,  a  été  fort  généreux  i  vos 
dépens,  il  a  rendu  sa  dot  à  votre  mère.  Qu'est  devenue  cette  dot  î 
Il  faudrait  le  demander  au  comte  italien,  mais  il  se  pourrait  faire 
qu'il  ne  répondit  pas...  Quant  à  votre  père,  on  a  trouvé  dans  le 
tiroir  de  sa  table  quatre  cent  soixante-quinze  francs  et  cinquante 
centimes.  C'est  toute  votre  fortune. 

M"«  Maulabret  avait  recouvré  sa  voix.  Avec  une  fermeté  d'accent 
qui  étonna  sa  tante  : 

—  Mon  père,  demanda-t-elle,  a-t-il  laissé  des  dettes?  Je  voudrais 
le  savoir,  parce  qu'alors... 

—  Vous  vous  chargeriez  de  les  payer?..  Avec  quoi,  je  vous  prie  ? 

—  Je  travaillerais,  répondit-elle  tout  simplement. 
Mère  Amélie  haussa  les  épaules. 

—  Rassurez-vous,  mademoiselle.  Il  faut  lui  rendre  cette  justice 
qu'avant  de  se  tuer,  il  avait  mis  ses  affaires  en  ordre.  S'il  laisse 
quelques  dettes  criardes,  elles  seront  acquittées  sans  que  vous  vous 
en  mêliez...  Mais,  encore  un  coup,  ne  nous  occupons  que  de  vous  et 
de  votre  avenir.  Connaissez-vous  les  parens  qui  vous  restent? 

—  Non,  madame,.,  non,  ma  mère,  répondit-elle  en  se  reprenant 
vivement. 

—  Je  vous  connais  pour  ma  part,  du  côté  de  votre  mère,  deux 
grands-oncles,  qui  sont  mes  oncles,  MM.  Antonin  et  Louis  Cantarel. 
L'un  est  un  chirurgien  célèbre,  professeur  à  la  faculté,  chef  de 
service  dans  ma  salle.  Il  vient  ici  tous  les  jours,  et  si  vous  étiez 
arrivée  une  heure  plus  tôt,  j'aurais  pu  vous  présenter  à  lui.  L'autre 


NOiaS  ET  ROUGES.  .263 

est  moins  célèbre,  mais  avant  peu,  à  ce  qu'il  parait,  il  aura  l'hon- 
neur de  siéger  dans  le  conseil  municipal  de  Paris.  Je  comprends 
que  vous  ne  les  connaissiez  ni  l'un  ni  l'autre  ;  ils  étaient  brouillés 
depuis  longtemps  avec  votre  père,  qui  se  brouillait  avec  tout  le 
monde.  Je  tiens  à  ajouter  que  tous  les  deux  sont  très  riches  et  que 
tous  les  deux  sont  athées. 

—  Excusez-moi,  ma  mère  ;  avant  de  mourir,  mon  père  avait-il 
pris  quelques  dispositions  7  a-t-il  dit  ce  qu'il  entendait  faire  de 
moi? 

—  Veuillez  m'excuser  à  votre  tour,  j'oubliais  de  vous  donner  une 
lettre  que  votre  grand-oncle  Antonin  m'a  priée  de  vous  fairelire,.., 
je  ne  sais  pas  pourquoi,  par  exemple. 

A  ces  mot^,  elle  fouilla  dans  la  grande  poche  de  sa  robe  noire. 
C'est  tout  un  monde  que  la  poche  d'une  religieuse;  mère  Amélie 
tira  successivement  de  la  sienne  un  dé  à  coudre,  deux  ou  trois 
bobines,  un  carnet,  un  livre  d'heures,  la  moitié  d'une  bougie,  un 
trousseau  de  clés,  un  rouleau  de  ficelle,  et  enfin  elle  ramena  une 
leure,  qu'elle  présenta  à  M''®  Maulabret  et  qui  était  ainsi  conçue: 
tt  Monsieur,  vous  êtes  depuis  longtemps  brouillé  avec  moi  ;  dans 
le  temps  de  mes  querelles  domestiques,  vous  aviez  pris  parti  pour 
ma  femme,  et  vous  m'avez  condamné  avec  une  sévérité  peut-être 
excessive.  Mais  en  ce  moment  je  n'aurais  garde  de  réclamer  contre 
yosjugemens,  je  méjuge  moi-même  en  me  tuant.  Dans  une  heure 
j'aurai  vécu,  ne  laissant  rien  dans  ce  monde  qu'une  fille  que  je 
prends  la  liberté  de  recommander  à  genoux  et  en  pleurant  à  votre 
bienveillance.  Le  respect  que  j'ai  pour  votre  caractère  me  donne 
la  cniiviction  que  ce  dernier  vœu  d'un  mourant  sera  entendu  de 
TOUS.  Sans  doute  vous  oublierez  les  torts  que  vous  reprochiez  au 
père  pour  ne  penser  qu'à  l'innocence  de  cette  malheureuse  enfant, 
à  qui  je  n'ai  pu  prouver  cotnbien  elle  m'était  chère.  Je  vous  en 
conjure,  monsieur,  servez-lui  de  protecteur.  Je  vous  la .  confie,  je 
vous  la  donne,  et  je  meurs  tranquille,  avec  la  certitude  qu'elle 
trouvera  en  vous  un  autre  père.  » 

Ce  que  ressentait  M"*  Maulabret  ressemblait  presque  à  de  la 
joie:  elle  venait  de  se  convaincre  que  son  père  l'avait  aimée  jus- 
qu'à la  fin,  qu'(slle  avait  été  sa  dernière  pensée.  Elle  pressa  sur  ses 
lèvres  cette  lettre  qu'il  avait  écrite  et  qui  pour  elle  valait  un  tré- 
sor, avait  le  prix  infini  d'une  relique.  Puis,  tout  entière  à  son  idée, 
oubliant  pour  un  instant  l'avenir  et  le  passé,  elle  se  tourna  vers  sa 
taoïe  et  lui  dit  : 

—  Puis -je  la  garder? 

Mèrn  Amélie  haussa  de  nouveau  les  épaules. 

—  Votre  grand-oncle  Autonin,  reprit-elle,  ne   s'est  pas  laissé 


S5&  REVUE  JNUB  ODBDK  «lUNOES* 

UNicfaer  par  la  dernière  ipriëre  d'un  moumaBL  Sans  le  conseil  de 
lunilk,  iprésidé  pair  lej^ge  depaâx.iil  Aâllégué  qu'il  était  garçon^ 
que  *roii6  scortez  'jnal  chBz  iiii.  La  lyériné  sBt  que  les  athées  >aim€iit 
et  reobeFdMHit  leurs  «uses,  qu'ils  laissent  Tolontiers  à  d*atttres  les 
fardeaux  inGOinmodes,  ^^oond  on  ne  nroit  pas  'à  uae  autre  vie,  il 
est  tout  naturel  qu'on  se  rende  heureux  dans  celle-fci.  Je  dois  avouer 
cependant  qu'à  «on^refus,  son  frère  Louis  a  consenti  à  vous  prendre 
sous  sa  tutelle.  II  m'a  chargé  de  vous  dke  qu'il  ^tait  prêt  à  vous 
recevoir  sous  son  toit,  à  vous  donner  le  vivre  et  le  couvert,  mois 
qu'il  respectait  d'avance  la  liberté  de  votre  choix,  qu'il  entendait 
ne  point  contraindre  vos  désirs  et  vos  goûts. 

—  Ma  mère,  dit  Jetta,  conseillez^moL  Que  dois-je  faire  ? 
Ubre  AméUe  U  regarda  de  haut  en  bas  et  lui  répondit  avec  un 

sourire  amer  : 

>f  —  Vous  êtes  ynaiment  bien  bonne  de  me  consulter  I  Qui  vous 
gêne  ?  qui  vous  arrête  7  ÀUez^ousnen  bien  vite  chez  votre  grand- 
onde  Louis 'Ganta^ël.  C'est  une  maison  grasse  et  plantureuse,  pa~ 
ratt-il,  eu  l'on  vit  joyeusement.  Vous  y  serez  fort  bien  accueillie, 
vous  n'y  aurez  pas  une  heure  d'emmi,  on  ne  vous  y  parlera  jaioâûs 
de  Dieu.  Au  bout  de  quelques  jours,  vous  aurez  oublié  le  i^nssé  ;  il 
ne  vous  souviendra  plus  que  votre  mère  est  morte  dans  les  bras 
d'un  amant,  que  -votre  père  a  commis  le  crime  d'attenter  à  sa  vie. 
Vous  êtes  charmante,  il  n'y  a  rien  à  vous  reprocher  que  votre  pau- 
vreté, on  péussii'a  peut^re  i  vous  dénicher  un  mari,  et  si  vous 
êtes  malheureuse  en  ménage,  quelque  comte  italien  finira  sûrement 
par  avoir  pitié  de  vous. 

M^  lllaulabret  adressa  à  cette  terrible  femme  un  regard  sup- 
pliant. 

—  Ma  mère,  je  vous  en  sapplie,  conseillez-moi.  Que  fenez-vous 
si  vous  étiez  à  ma  place? 

—  Si  j'étais  à  votre  place^  répondii^elle  en  changeant  de  ton  et 
de  visage,  si  j'avais  l'aiireux  malheur  d'élxe  à  votre  place«  si  Je 
venais  d'apprendre  que  ceux  que  j'aimais  ont  mal  vécu  et  qu'ils 
ont  emporté  leur  crime  devant  ûieu,  je  me  dirais  sans  doute  que 
les  gens  du  monde  ont  quelque  considération  pour  le  fils  d'un  failli 
qui  consacre  sa  fortune  à  payer  les  dettes  de  son  père.  A  votre  place, 
je  me  rappellerais  sans  <:esse  i^ue  mon  père  et  ma  mère  sont  morts 
insolvables  et  que  le  créancier^  c'est  Dieu.  Je  sentirais  sur  moi  la 
souillure  de  leur  vie,  je  voudrais  laver  leur  mémoire  dans  le  sang 
de  l'Agneau  sans  tache,  obtenir  de  sa  miséricorde  par  mes  prières 
et  mes  larmes  le  rachat  de  leur  âme,  lui  oflnr  n>es  souifrances 
volontaires  en  expiadoa  de  leurs  péchés*..  Mais  vous  avez  un  con- 
ifesseVi  îaterF0gez4et  Que  volent  mes  conseils  ?  Je  suis  si  peu  de 


ROIM  BT  ROOGES*  951 

clUMei  II  fiB  est  d'une  rciligieusa  d'bèpital  omniDe  d'un  caireau  de 
i^tre:  quettd  il  se  casse,  m  en  met  un  auti^ 

H"'  Maulabret  resta  quelques  instans  muette.  Elle  pareonrsit  du 
Ttgaà  lee  murs  blancs  de  la  petite  salle  oA  elle  se  trouvait.  Gomme 
mère  ÂméUe,  ces  murs  parlaient  de  TAgneau  sans  tatbe,  mais  sur 
un  autre  ton.  Us  disaient  :  et  Nous  sommée  nus  et  tristes,  mais  il 
n'y  I  que  noua  qui  te  vonKons  du  bien,  tu  te  feras  à  notre  tisage, 
nous  sommes  tes  amis,  demeure  arec  nous.  »^Alors,  emportée  par 
un  irrésistible  élan,  elle  se  laissa  tomber  aux  genoux  de  sa  tante, 
ellereleva  et  baisa  dévotement  le  bord  desa  robe  noire,et  elles' écria; 

•—  Ha  mère,  je  veux  expier,  j'expirai...  Ma  mère,  je  veux  être 
06  que  voua  êtes. 

A  ce  propoa  malheureux,  celle  qui  était  si  peu  de  chose  ressentit 
un  frémissement  d*oirgneil.  Sea  narines  se  gonflèrent,  elle  redressa 
la  tète,  fronça  le  sourcil,  et  d'un  air  bautain,  d'une  voix  àproi  elle 
répliqua: 

^  A  quoi  pensez-vous,  mademoiselle  f. .  Où  donc  est  votre  dol  ? 

Hais  elle  sentit  aussitôt  qu'elle  venait  de  céder  à  un  entraînement 
de  lauauire.  Pour  la  secrade  fois  elle  se  signa,  et  d'un  ton  radouci» 
presque  bénin,  elle  daigna  expliquer  à  cette  jeune  ignorante  qu'il 
faut  des  circonstances  toutes  particulières,  une  grâce  toute  spé- 
ciale pour  devenir  angustine  quand  on  n'a  pas  de  dot,  que  peut- 
ètrecette  grâce,  cette  insigne  faveur  lui  serait  faite,  qu*au  surplus  on 
demeurait  sœur  ou  novice  pendant  quatre  ans,  que  ce  n'était  pas 
trop  de  quatre  années  d'épreuves  pour  conquérir  le  titre  de  mère 
et  le  droit  de  portfr  un  voile  nmr  sur  une  coilTe  blanche.  A  ses 
explications  elle  mêla  quelques  encourag^nens.  Elle  lui  tit  espérer 
qu'où  l'autoriserait  à  faire  son  noviciat  sous  &a  garde,  mais  elle 
FeilKMta  à  s'examiner  sévèrement,  elle  ne  put  lui  dissimuler  qu'elle 
avait  peine  à  croire  à  sa  vocation.  Elle  lui  parla  de  la  terrible  loi 
de  l'hérédité,  de  la  malédiction  divine  qui  retombe  des  pères  sur 
les  eufans,  et  tout  en  lui  retraçant  Ténormité  des  crimes  qu'elle 
devait  expier,  elle  la  regardait  d'un  air  farouche,  comme  si  elle  eût 
découvert  au  fond  de  ces  yeux  de  velours,  lesquels  dans  ce  moment 
étaient  Meus,  Torgueil  d'un  père  qui  se  tue  et  la  luxure  d*uae  m^ 
qti  cherche  le  bonheur  dans  les  bras  d'un  comte  italien.  La  pauvre 
Jatta  l'écoutait  en  treioblant,  le  visage  défait  et  contrit.  Les  crimes 
de  ses  parens  étaient  entrés  dans  sa  ebair,  dans  i^n  sai^,  elle 
seatait  leur  infamie  courir  dans  ses  veines,  elle  pliait  sou»  le  poids 
d'un  passé  sans  excuse  et  sous  la  terreur  dt^s  vengeances  célestes. 
Il  lui  semblait  qu'on  lui  aurait  rendu  justice  en  la  retranchant  de 
ce  monde,  qu'elle  n'avait  pas  le  droit  d'y  rester,  que  l'air  qu'elle 
respirait  était  du  bien  volé  ou  une  aumône  dont  elle  devait  remer* 


256  BBTUB  DIS  DBOX  HORDES. 

cier  à  genoux  l'étemelle  charité,  et  quoiqu'elle  se  fit  toute  petite, 
quoiqu'elle  osât  à  peine  souffler,  elle  s'accusait  de  tenir  encore  trop 
de  place  et  de  trop  respirer. 

Quand  mère  Amélie  jugea  que  sa  redoutable  éloquence  avait  porté 
ses  fruits,  elle  leva  brusquement  la  séance  pour  retourner  à  ses 
devoirs,  et  en  reconduisant  M^^*  Haulabret,  elle  lui  dit  : 

—  Faites  vos  réflexions*  On  va  vous  ramener  à  votre  couvent, 
on  ira  vous  y  chercher  dans  quelques  jours. 

Le  lendemain,  Jeita  écrivait  la  lettre  suivante  au  plus  jeune  de 
ses  deux  grands-oncles  : 

«  Monsieur,  vous  avez  consenti  à  devenir  mon  tuteur,  et  je  vous 
remercie  de  tout  mon  cœur  d'avoir  bien  voulu  vous  charger  de  la 
pauvre  orpheline.  Yous  m'offrez  une  place  à  votre  foyer;  c'est  une 
bonté  que  je  n'oublierai  pas.  Mais  après  l'affreux  malheur  qui  m'a 
frappée,  il  me  semble  que  ma  place  n'est  plus  dans  le  monde  et 
j'éprouve  un  pressant  désir  d'entrer  en  religion.  Mère  Amélie,  ma 
tante,  me  fait  espérer  qu'il  me  sera  permis  de  faire  mon  noviciat 
auprès  d'elle.  J'ose  le  croire,  monsieur,  vous  approuverez  ma 
décision,  que  je  supplie  Dieu  de  bénir.  Veuillez  agréer  l'expression 
de  ma  respectueuse  reconnaissance.  » 

bile  reçut  la  réponse  que  voici,  dont  les  caractères  étaient  énor- 
mes; elle  avait  été  écrite  d'une  main  guerroyante  et  flamboyante: 

a  Libre  à  vous,  mademoiselle,  et  à  votre  aise  !  Vous  voulez  être 
béguine,  soyez  béguine.  J'aurai  le  malheur  de  ne  pas  loger  sous 
mon  toit  une  petite  sotte  qui  croit  comme  parole  d'Évangile  tous 
les  contes  de  nourrice  que  lui  débite  sa  pécore  de  tante.  Je  tâche- 
rai de  m'en  consoler,.,  mais  tant  que  vous  serez  dans  ces  disposi- 
tions, ne  me  demandez  pas  un  sou.  La  fortune  que  Louis  Cantarel 
a  amassée  à  la  sueur  de  son  front  ne  servira  jamais  à  engraisser 
l'aimée  noire.  » 

111. 

Deux  semaines  plus  tard,  on  vit  paraître  à  l'hôpital,  vêtue  d'une 
robe  de  laine  blanche  et  cachant  sous  sa  coiffe  de  beaux  cheveux 
couleur  noisette,  dont  elle  avait  fait  d'avance  le  sacrifice  à  Dieu, 
une  novice  qui  n'avait  pas  dix-huit  ans  et  qui  portait  le  nom  de 
sœur  Marie.  On  l'avait  reçue  à  la  maison  mère  avec  un  méliocre 
empressement.  On  la  jugeait  peu  faite  pour  l'austère  profession 
qu'elle  brûlait  d'embrasser;  la  délicatesse  de  ses  traits,  la  finesse  de 
ses  mains,  l'élégance  de  ses  manières  et  deson  maintiea  la  rendaient 
suspecte,  on  craignait  qu'elle  ne  se  rebutât  bien  vite  de  la  rude 
Ji)esogae  qui  devait  lui  servir  à  tromper  les  amertumes  d'un  cœur 


NOMS  ET   «0UGB5.  257 

irfessé  par  la  vie.  Si  elle  avait  apporté  une  dot,  peut-ôtre  n'eût-on 
pas  fait  ces  réQexîons;  mais  elle  n'avait  pas  de  dot,  et  on  les  fai- 
laiL  Et  pourtant  si  on  l'avait  écoutée,  son  noviciat  n*eût  duré  qu'un 
jour,  tant  elle  avait  hâte  d'engager  l'avenir,  de  se  donner  sur 
l'heure,  sans  réserve,  d'aliéner  sa  liberté  par  des  vœux  solennels 
et  perpétuels. 

Toutefois  l'apprentissage  lui  sembla  dur.  L'hôpital  est  un  lieu 
sévère  où  l'on  n'envoie  pas  les  petites  filles  pour  qu'elles  y  soient 
heureuses.  M"'  Haulabret  avait  vécu  dans  son  pensionnat  avec  de 
jeunes  héritières,  qui  se  souvenaient  d'avoir  été  mises  au  monde 
par  des  marquises  et  qui  faisaient  gloire  de  se  connaître  à  toutes 
I«  élégances  de  la  vie.  Elle  s'était  plu  dans  leur  société,  et  leurs 
leçons  lui  avaient  profité;  cette  semence  tombait  sur  une  bonne 
terre,  toute  prête  à  la  recevoir.  Sœur  Marie  était  appelée  à  vivre 
ayec  des  infirmières  qui  n'étaient  pas  la  fleur  de  l'humanité  et  dont 
quelques-unes  étaient  d'assez  grossières  maritornes.  Mais  quoi  I 
pour  toucher  à  des  plaies  purulentes  ou  pour  laver  des  torchons, 
faut-il  avoir  un  cœur  et  des  mains  de  duchesse  7 

^u  couvent,  M'^*  Maulabret  avait  bien  vite  oublié  l'infériorité  de 
sa  situation.  Cette  petite  bourgeoise  avait  fait  en  peu  de  temps  la 
conquête  de  tout  le  monde,  de  ses  compagnes  et  de  ses  maltresses. 
On  la  traitait  en  enfant  gâtée,  on  lui  passait  et  on  lui  permettait 
beaucoup  de  choses;  ne  savait-on  pas  qu'elle  n'abusait  de  rien? 
Sœur  Marie  était  assujettie  à  une  règle  inflexible.  Une  femme  ter- 
rible la  tenait  de  court,  s'appliquait  sans  cesse  à  la  surprendre  en 
faute,  mettait  à  l'épreuve  son  zèle  et  sa  soumission  par  de  perpé- 
tuelles exigences,  lui  imposait  des  épreuves  surérogatoires  et  déci- 
dait, quoi  qu'elle  fît,  qu'elle  n'en  faisait  jamais  assez.  On  sait  que 
dans  les  hôpitaux  les  religieuses  surveillent,  dirigent,  ordonnent; 
les  infirmières  laïques  exécutent  et  sont  chargées  des  pansemens 
comme  des  gros  ouvrages.  Mère  Amélie  entendait  que  sa  nièce  en 
prit  sa  part.  Peu  de  jours  après  son  arrivée,  elle  reçut  l'ordre  de 
laver  et  de  blanchir  des  linges  souillés,  sanieux,  infects,  qu'à  peine 
osaiuelle  toucher.  Elle  les  lava,  elle  les  blanchit,  mais  pendant  une 
demi-journée,  elle  porta  sur  son  front  la  pâleur  de  son  écœure- 
ment. 

M"«  Maulabret  était  une  sensitive,  et  la  vivacité  de  ses  impres- 
sions n'était  tempérée  que  par  la  bonté  de  son  cœur.  Très  soi- 
gneuse de  sa  personne,  elle  avait  une  horreur  naturelle  pour  tout  ce 
qui  ofliensait  la  délicatesse  de  son  goftt,  un  amour  inné  pour  toutes 
les  belles  choses,  pour  les  beaux  visages,  pour  les  belles  étoflbs, 
surtout  pour  les  belles  fleurs.  Les  fleurs  qui  embellissaient  la  prison 
de  sœur  Marie  étaient  des  escarres,  des  phlyctènes,  des  bubons, 

iwn  iLO.  —  ISSO.  17 


âfi^pufitaleft  o«i  d'bombleys  blesaiures  qui  saignaient  et  qui  cri^u^t  ; 
elle  s!;  sM»oatucna  difficiiemeut,  la.  vue  du  sang  répowwtait,  le 
cri  des  obérée»  la  faisût  frissonner  des  pieds  à  la  tftte«»  Vais  ce  qui 
l'efirayût  encore  plus,  c'étaient  des  visages  de  femmes  ou  de.  jeunea 
fiUes  dont  elle  n'approchait  qu'avec  répugnance;  leurs  maladies 
racontaient  de  vilaines  histoires,  des  accidens  suspects,  des  aven-^ 
tures  de  ruisseau*  D'habitude  ces  jeunes  filles  et  ces,  femnaes 
s'imposaient  quelque  retenue^  mais  parfois  leur  passé  se  trahissait 
par  une  brusque  échappée,  ^u  un  sourire  égrillard*»  par  un  mot 
douteux,  et  il  sen^lait  &  sc^i  Mafia  que  la  souillure  rejaillissait 
sur  sa  robe  blanche.  Les  mystàres  (pi  l'environnaient  lui  causaient 
une  inquiétude  môléei  d' effarement;  elle  cherchait  à  coJ9»prendBre  et 
craignait  de  trop  comprendre,  elle  s' avançait  avec  précaution,  elle 
respirait  court,  elle  découvrait  malgré  elle  qu'il  se  passe  dans  ce 
monde  sublunaire  beaucoup  de  choses  monatrueuses,  iiMpo^sibles, 
inexplicables.  Mère  Amélie  se  chargeait  de  les  lui  expliquer  brutar> 
lement.  C'était  comme  un  roman  AOÂr»  qui  lui  faisait  venir  la  chair 
de  poule. 

Ce  qui  l'empêchait  de  faiblir,  ce  qui  lui  rendait  forces  et  courage, 
c'était  le  sourcil  froncé  de  n^re  Amélie,  c'était  le  pétillement  de 
son  regard,  où  la  colère  et  le  mépris  allumaient  des  étincelles  dévo- 
rantes. Quand  à  la  moindre  défaillance  mère  Amélie  disait  à  sœur 
Marie  :  «  Vous  ne  faites  guère  honneur  à  ma  parole,  vous  savez 
pourtant  que  j'ai  répondu  de  vous,  »  —  sœur  Marie  eût  traversé 
une  fournaise  ou  cheminé  pieds  nus  jusqu'au  bout  de  la  terre.  Elle 
vénérait  en  tremblant  cette  sainte  sana  onction  et  sans  auréole, 
mais  pleine  d'autorité»  On  prête  volontiers  au  despotbme  une 
figure  maigre  et  hâve,  les  tyrannies  grasses  ne  sont  pa:>  les  moins 
redoutables.  Mère  Amélie  était  uée  pour  le  commandement;  elle 
avait  l'esprit  net,  le  parler  bref  et  l'œil  partout,  fille  gouveinait  ses 
infirmières  à  la  baguette,  leur  ijnputant  èk  crime  ïm  péchés  les 
plus  véniels.  Pour  les  faire  rentrer  dana  le  devoir,  il  lui  suffisait  le 
plus  souvent  d'un  regard  impérieux  ou  d'un  sourire  amer.  Malheur 
à  qui  s'attirait  ses  reproches  I  comme  la  guôpe,  ils  laissaient  l'ai- 
guillon  dans  la  plaie.  Pourquoi  eût*^le  ménagé  les  autres  7  elle  se 
ménageait  si  peu.  Elle  était  sujette  à  de  violentes  mi.î2:raines;  elle 
aurait  cru  se  déshonorer  en  s'en  plaignant.  Sa  souiliranoe  ne  se 
trahissait  que  par  des  yeux  battus,  par  des  pj^iupièn^s  qui  dev^ 
naient  noires  ;  mais  ces  jours-là,  son  parler  était  encore  plus  bref 
que  d'habitude,  elle  n'admettait  pas  qu'on  l'obligeât  â  se  répéter. 

Sœur  Marie  était  loin  de  se  douter  que  sous  ces  airs  d'autorité 
résolue  et  despotique  se  cachait  une  âme  partagée,  combattue»  en 
proie  aux  anxiétés,  tourmentée  par  ses  scrupules.  Les  règles  de 
l'hôpital  interdisaient  toute  tentative  de  prosélytisme;  mère  Amélie 


msmS  BT  BM«E8.  269 

secoDfoTtnnt  en  frémisBantà  cette  défenae,  qui  Caiaaû  son  supplice. 
Qaand  ii  lui  arrivait  d*ayoir  des  g&teriies  pour  quelque  malade  qui 
captait  sa  bvenveillaBce  par  des  inarqUieB  plus  ou  nains  sincères  de 
dévotioa,  elle  se  repiroeiiait  aa  partialiiié  comme  un  manquement  à 
k  vëgle  ;  mais  voyait-^lle  sortir  de  rbdpital  une  hérétique  ou  une 
mécaréame,  sans  qu'elte  efût  essayé  de  la  convertir,  il  lui  semblait 
aTOÎr  pécbé  contre  Bliea.  Elle  se  isentait  perpétuellement  tiraillée 
entre  deux  >devovB  contraireB,  qui  la  eolUdlaient  avec  une  force 
égale  «t  dont  le  conflit  la  désolait.  Quoi  qa'eUe  fit,  elle  était 
toujours  en  goerre  ai/iec  sa  od&science,  dont  elle  s'^iforçait  d'ache- 
ter le  pardon  par  des  dévotions  quelquefois  enfantines  et  surtout 
eu  morUfiant  son  cœur  et  sa  ofaidr,  ÉUe  s'«n  vengeait  en  morti- 
âaot  soQ  prochain.  Tout  le  monde  la  <reapectait»  tout  le  monde 
Tendait  justice  à  son  incontestable  mérite  ;  on  savait  que,  grâce  à 
elle,  chaque  chose  était  à  sa  place  et  que  tout  se  faisait  en  son 
ttsmps.  Hais  personne  ne  Taimait,  et  elle  n'aimait  personne.  Con- 
damnée à  soigner  les  corps  sans  pouvoir  toucher  aux  âmes,  cet 
hôpH&l,  où  elle  avait  fttit  vœu  de  vivre  et  de  mourir,  lui  paraissait 
une  soKtude.  £lle  ne  se  dévouait  aux  créatures  que  pour  plaire  à 
Dieu.  Celte  sainte  portait  le  désert  sous  sa  robe  noire. 

L'habitude  est  une  grande  chose  et  une  merveilleuse  ouvrière, 
e/ie  accomplit  des  miracles.  Il  y  avait  à  l'hôpital  un  homme  qui 
avait  perdu  son  nez  dans  la  bataille  de  la  vie  ;  ce  nez  qui  lui  man- 
qaaât  et  des  paupières  bordées  de  rouge  et  à  demi  retroussées  lui 
deoBaient  rm  air  eflroyable.  Ayant  pris  en  ;goû.t  la  maison  où  il  avait 
été  loDgteiDps  soigné,  il  avait  demandé  à  y  rester  À  titre  d'auxi- 
liaire, et  <m  l'y  gardait.  Il  s'entendait  comme  personne  à  balayer 
sans  soulever  la  poussière.  C'était  lui  qui  chaque  matin  balayait  la 
salle  de  mère  Amélie,  et  sieur  Marie  avait  décidé  qu'elle  ne  s'habf- 
toeiaitjamais  à  son  visage;  elle  ne  pouvait  le  rencontrer  sans 
tressaillir,  saas  frissonner.  Aussi,  à  son  .approche»  détournait-elle  la 
fdte;  eUe  n'avait  jgarde  de  ^s'apercevoir  des  grands  empressemens 
qui]  loi  lèmoigtiaH.  On  jour,  en  passant  près  d'eUe,  il  laissa  tomber 
son  hoBoeu  Comme  il  avait  les  mains  embarrassées,  elle  se  baissa 
pour  le  ramasser;  il  se  baissa  aussi  et  leurs  joues  se  frôlèrent.  Elle 
ne  iressaillit  pas,  «Ue  ne  frissonna  pas*  Elle  rendit  son  bonnet  à 
l'homme  sans  nez  ;  elle  fit  mieux  encore,  elle  le  lui  remit  sur  la 
tète  et  contempla  ses  yeux  rouges  sans  émotion.  Le  conscrit  était 
en  train  de  devenir  le  brave  des  braves. 

D'ailleurs  on  éprouve  toujours  de  la  joie  à  exercer  ses  talens,  et  il 
Bs  trouva  que  soeur  Marie  avait  reçu  de  la  nature  tous  ceux  que 
réclame  le  soin  des  malades.  Les  gardes*malades  soot  tenues  de 
goufemer  leurs  nerls  et  d'avoir  de  grands  égards  pour  les  nerfs 


260  BEYUB  DES  DÎSOl  X01IDE8. 

des  autres  ;  elles  sont  tenues  aussi  de  deviner  beaucoup  de  choses. 
U  en  est  qui  ont  l'esprit  obtus  ou  l'humeur  tracassiëre;  elles  fati- 
guent de  leurs  questions  qui  ne  tarissent  pas  un  pauvre  homme 
qui  n'en  peut  plus  et  se  connaît  à  peine  ;  elles  lui  secouent  le  bras, 
en  lui  disant  :  a  Qu'avez-vous?  où  souOrez-vous  7  de  quoi  vous 
plaignez-vous?  »  Non-seulement  sœur  Marie  questionnait  peu  et 
devinait  beaucoup,  elle  avait  la  légèreté  de  la  main,  la  souplesse 
des  mouvemens,  la  douceur  de  la  voix,  des  pieds  agiles,  rapides, 
qui  ne  faisaient  jamais  de  bruit;  ils  ne  marchaient  pas,  ils  glissaient, 
on  ne  les  entendait  pas  venir,  on  eût  dit  qu'ils  étaient  partout  à 
la  fois.  En  peu  de  temps,  elle  devint  fort  habile  dans  l'art  si  délicat 
de  panser,  dont  les  préceptes  se  résument  dans  ces  trois  adverbes  : 
mollement,  promptement,  proprement.  Il  faut  croire  qu'employé 
par  elle,  le  cérat  préservait  mieux  des  gerçures  et  que  les  com- 
presses façonnées  par  ses  jolis  doigts  avaient  une  vertu  particu- 
liëre,  car  telle  malade  aimait  mieux  laisser  passer  son  tour  et 
attendre,  pour  avoir  l'avantage  d'être  pansée  par  elle. 

Sœur  Marie  s'entendait  aussi  à  panser  les  âmes,  elle  avait  le 
secret  de  consoler.  Elle  ressentut  une  profonde  pitié  pour  cette 
affection  morale,  pour  cette  sorte  de  mal  du  pays  qu'on  appelle  la 
nosocomie.  Nos  grands  hôpitaux  sont  les  magnifiques  palais  de  la 
misère.  Le  pauvre,  le  va-nu-pieds  y  est  traité  gratuitement  par  les 
premiers  praticiens  du  monde  que  le  riche  seul  peut  appeler  à  son 
chevet,  et  il  y  est  entouré  de  soins  qu'un  millionnaire  a  grand' peine 
à  se  procurer  chez  lui.  Us  ont  encore  cela  de  bon  que  toutes  les 
souffrances  humaines  s'y  tiennent  compagnie  et  y  vivent  en  famille; 
elles  s'interrogent  mutuellement,  elles  se  racontent  leur  histoire. 
De  lit  à  lit,  on  échange  des  regards,  des  propos  ;  on  a  la  joie  de  se 
plaindre  et  d'être  plaint.  Et  cependant  le  malheureux  qui  a  quitté 
son  grabat,  sa  mansarde  solitaire  pour  entrer  dans  une  de  ces 
grandes  maisons  où  l'attendent  tous  les  secours  et  toutes  les  sdii- 
citudes,  éprouve  tout  d'abord  une  morne  tristesse,  un  sombre  abat- 
tement; il  lui  semble  que  l'hôpital  est  l'antichambre  de  la  mort.  U 
regrette  son  lit,  son  oreiller,  son  plafond  ;  il  les  a  échangés  eontre 
un  lit  banal,  contre  un  oreiller  où  ont  reposé  d'autres  têtes  que  la 
sienne,  contre  un  plafond  qui  n'est  à  personne,  parce  qu'il  est  à 
tout  le  monde.  Rien  ne  coûte  plus  à  l'homme  que  de  devenir  un 
numéro. 

Sœur  Marie  réservait  aux  nouveaux  venus  ses  attentions  les  plus 
empressées.  Elle  cherchait  à  les  apprivoiser,  à  les  distraire.  Elle  ne 
trouvait  pas  grand'chose  à  leur  dire  pour  les  consoler;  elle  savait 
par  sa  propre  expérience  que  les  paroles  ne  consolent  guère;  mais 
elle  leur  montrait  la  grâce  mélancolique  de  son  sourire»  qui  disait: 


1I0IB8  ET  B006ES.  261 

•  Moi  aussi  j'ai  bien  souffert,  et  pourtant  je  vis.  »  Cette  fleur  sur- 
prise par  les  gelées  en  avait  appelé,  elle  fleurissût  encore.  Une 
pauvre  femme,  dont  on  devait  opérer  prochainement  le  cancer, 
trouvait  sans  cesse  des  prétextes  pour  faire  venir  sœur  Marie  ;  elle 
n'avait  rien  à  lui  demander,  elle  voulait  seulement  respirer  la 
douceur  de  son  haleine,  apercevoir  entre  ses  lèvres  vermeilles  le 
blaoc  émail  et  le  fin  bout  de  ses  dents,  qui  n'avaient  jamais  mordu 
personne.  Ce  sourire  était  devenu  célèbre  dans  tout  l'hôpital,  il  y 
faisait  l'effet  d'une  apparition  ;  on  le  regardait  passer  comme  un 
étranger  venu  d'une  terre  inconnue,  et  on  lui  demandait  des  nou- 
Telles  de  son  pays. 

'  A  l'habitude  succéda  l'amitié.  Sœur  Marie  finit  par  vouer  à  son 
hôpital  un  attachement  presque  passionné;  son  cœur  y  prit  racine. 
Elle  oubliait  qu'on  l'y  avait  emprisonnée  pour  expier  des  péchés 
qu'elle  n'avait  pas  commis  ;  elle  y  avait  trouvé  quelque  chose  qui 
ressemblait  au  bonheur,  mais  elle  n'avait  garde  d'en  rien  dire, 
mère  Amélie  se  serait  fâchée.  Il  est  vrai  que  son  hôpital  était  beau 
et  fort  bien  tenu.  11  se  composait  de  trois  corps  de  logis,  moitié 
pîenes,  moitié  briques,  qui  entouraient  un  vaste  jardin.  Le  prin- 
temps était  venu,  le  jardin  verdoyait,  on  entendait  par  instans  un 
piaillis  de  moineaux.  Le  matin,  quand  le  soleil  pénétrait  par  les 
larges  croisées  entr'ouvertes ,  sœur  Marie  contemplait  d'un  œil 
satisfait  la  grande  salle  voûtée  que  bordaient  à  droite  et  à  gauche 
deux  longues  rangées  de  lits  à  tringles  de  fer,  où  pendaient  quatre 
rideaux  blancs.  Du  haut  de  sa  console,  entre  deux  pots  de  jacin- 
thes, une  sainte  Vierge  en  plâtre  lui  envoyait  sa  bénédiction.  C'était 
le  meilleur  moment  de  la  journée.  Après  les  angoisses  de  la  nuit,  la 
plupart  des  malades  avaient  une  heure  de  répit  et  de  soulagement. 
Le  médecin  les  avait  vues  et  les  avaient  payées  de  belles  paroles  ; 
elles  sentaient  se  réveiller  au  fond  de  .leur  cœur  l'éternelle  espé- 
rance qui  ment  si  bien  qu'on  la  croit  toujours.  Les  convalescentes, 
assises  sur  leur  lit,  s'occupaient  à  se  coiffer  ;  quelques-unes  cou- 
saient ou  brodaient,  d'autres  caquetaient  et  riaient.  La  grande  salie 
avait  presque  un  air  de  fête,  et  suivie  d'une  infirmière  qui  portait 
un  bidon,  sœur  Marie  s'en  allait,  distribuant  la  soupe,  promenant 
de  côté  et  d'autre  le  flottement  de  sa  robe  blanche,  la  légèreté  de 
sa  démarche  et  la  fraîcheur  de  sa  joue.  L'interne,  les  externes,  les 
bénévoles  allaient  et  venaient  aussi,  et  s'il  faut  tout  dire,  ils  s'oc- 
cupaient un  peu  trop  de  sœur  Marie.  L'un  d'eux  se  permit  un  jour 
de  lui  dire  : 
—  Ma*  sœur,  me  donne:&-vous  ce  qui  sort  de  votre  béguin? 
Elle  s'avisa  qu'une  boucle  de  ses  cheveux  dépassait  le  bord  de 
sa  coille,  et  elle  la  cacha  bien  vite  en  rougissant. 


262  KEYVB  MBS  DEBL  ai»ND£St 

Qa.mtre  prit  la  liiiertë  «ks  iai  «ffnr  des  ifrâletles  de  Parme;  elle 
les  accepta  de  la  BraîUeupe  ^râce  dm  monde  et  looanit  les  doaaer  à 
une  ieunste,  à  qui  la  vue  d'vne  fleur  faisait  oublier  ses  jnafox. 
Mëffe  Amélie  la  tança  d'svoii-  aoaeptâ  oe  bouquet. 

—  Je  TOUS  avoue,  ma  mère,  que  ce  scrupule  ne  m'étant  pas 
yemi« 

-^  Des  sornpuleset  enooredes  Bcni|)nles{  Vous  n'en  aurez  jamais 
assez. 

£Ue  avait  r&me  beaucoup  moins  contente  quand  il  lui  anrivait 
d'être  de  garde  pendant  la  nuit.  D'heure  en  heure  un  cri  mal  étouffé 
ou  une  plainte  aiguë  qui  partait  d'un  lit  la  troublait  profondément. 
11  lui  venait  des  envies  de  pleurer.  Dans  certains  recoins  de  la 
salle  faiblement  éclairée  se  forauùent  des  lamas  d'ombre  noire  avec 
qui  elle  causait  et  qui  lui  faisaient  peur.  Mais,  à  la  pointe  du  jour, 
ses  appréhensions  et  sa  tristesse  se  dissipaient,  l'inquiétude  de  ses 
pensées  ise  changeait  en  une  douce  mélancolie.  £lle  se  souvenait 
des  rois  mages  qui  l'avaient  trompée,  depuis  longtemps  elle  leur 
avait  pardonné.  £Ue  se  disait  :  a  Ils  ne  me  tromperont  plu&,  j'ai 
trouvé  ce  que  je  cherchais,  je  n'ai  plus  rien  à  leur  demanda.  » 

Quand  ou  l'envoyait  à  la  buanderie,  dont  les  fenêtres  donnaient  sur 
une  grande  place,  elle  regardait  du  coin  de  l'œil  les  passans.  £lle 
voyait  cheminer  «des  femmes  et  des  jeunes  filles  qui  lui  semblaient 
inquiètes,  agitées.  Savaient-^lles  bien  oà  elles  allaient?  Sœur  Marie 
les  plaignait  de  tout  scm  cœur,  et  en  effet  elles  étaient  fort  à  plaindre. 
Elles  n'avaient  pas  encore  découvert  que  le  seul  bonheur  ici-bas 
est  d'ôtre  religieuse  d'hôipitaL 


lY. 


U  Y  avait  cependant  une  chose  qui  lui  gâtait  son  cher  hôpital, 
c'était  l'aîné  de  ses  grands*oncles«  Malheureusement  elle  était  con- 
danmée  à  le  voir  tous  les  jours.  Chaque  matin,  à  la  ntéme  heure, 
en  toute  saison  et  par  tous  <les  temps,  qu'il  neigeât,  qu'il  tonnât 
ou  qu'il  grêlât,  on  le  voyait  «arriver  en  frac  noir  et  en  cravate  blanche, 
et  l'instant  d'après  îl  commençait  sa  visite,  enveloppé  dans  son 
grand  tablier,  sa  calotte  de  velours  négligemment  posiée  sur  sa  tète. 

Autant  qu'elle  pouvait  haïr,  sœur  Marie  éprouvait  pour  lui  une 
insurmontable  aversion.  Elle  avait  plusieurs  raisons  de  ne  pas  l'ai- 
mer. Elle  ne  pouvait  lui  pardonner  d'être  demeuré  sourd  à  la  prière 
d'un  mourant  et  de  ne  lui  avoir  fait  lire  la  lettre  de  son  père  que 
pour  lui  témoigner  le  peu  de  cas  qu'il  en  faisait.  Elle  attribuait  sa 
conduite  à  une  dure  insensibilitéi  qui  prenait  plaisir  à  s'a&icher«  £t 


ifonis  EX  BOUGES.  298 

puis  mère  Amélie  lui  avait  révélé  qiie  ce  célèbre  chirurgien  était  un 
athée  impénitent  et  résolu.  Elle  n'avait  jamais  vu  d'athée,  elle  com- 
prenait difiBcilement  qu'on  pût  l'être.  11  lui  semblait  que  Dieu  est 
aossi  évident  que  le  soleil  et  que  Tathéisme  annonce  un  obscur- 
dssemeot  de  l'intelligence  qui  provient  d*un  monstrueux  orgueil 
et  de  la  dépravation  du  cœur.  Elle  en  avait  conclu  que  son  grand- 
onde  était  à  la  fois  le  plus  insensible  et  le  plus  orgueilleux  des 
hommes,  et  qu'il  avait  le  cœur  dépravé,  si  toutefois  il  avait  un 
cœur. 

Sa  figure  n'était  pas  faite  pour  la  réconcilier  avec  lui.  Puissant 
de  carrure  et  de  poitrine,  le  corps  robuste  et  osseux,  cet  homme  de 
haate  taille  portait  sur  ses  larges  épaules  une  tête  altière,  monu- 
mentale, qui  semblait  ne  s'être  jamais  inclinée  devant  personne, 
n'avoir  jamais  salué  ni  Dieu  ni  la  mort.  Vus  de  profil,  son  grand 
oez  crochu  et  son  crâne  chauve,  qui  ne   conservait  que  quelcjues 
touffes  de  cheveux  gris,   le  faisaient  ressembler  à  un  vautour 
déplumé.  Quand  on  le  considérait  de  face^rampleur  majestueuse  du 
front,  l'éclat  extraordinaire  des  yeux,   la  profondeur  du  regard, 
sauvaient  tout  ;  ce  regard  tombait  d'aplomb,  fouillait  les  visages, 
plongeait  au  fond  des  corps  et  des  âmes,  pour  leur  arracher  leurs 
secrets,  aussi  habile  à  disséquer  un  mensonge  que  la  main  pouvait 
l'être  à  opérer  la  résection  d'un  coude  ou  l'ablation  d'une  mâchoire. 
La  main  d'un  chirurgien  est  un  instrument  de  précision  infiniment 
délicat  et  encore  plus  sujet  à  se  détraquer  que  la  voix  d'un  ténoi  ; 
on  ne  la  préserve  des  accidens  qu^au  prix  d'un  régime  sévère.  A 
soixante  ans,  M.  Antonin  Gantarel  faisait  de  la  sienne  tout  ce  qu'il 
voulait;  elle  avait  gardé  toute  sa  sûreté  et  sa  promptitude.  On  disait 
de  lui  que  ce  qui  demandait  à  un  autre  trois  mouveoiens,  il  le  fai- 
sait en  deux.  Presque  toujours  impassible,  il  avait  le  parler  brusque 
et  n'était  pas  tendre  pour  les  malades.  H  en  avait  tant  vu  I  II  n'é- 
coutait pas  leurs  plaintes,  il  coupait  court  à  leurs  bavardages. 
Quand  on  lui  résistait,  quand  les  choses  n'allaient  pas  à  son  gré, 
il  entrait  dans  des  colères  terribles  ;  les  vitres  de  l'hôpital  s'en 
souvenaient  et  tremblaient  encore  en  y  pensant. 

Sœur  Marie  ne  pouvait  se  dissimuler  qu'il  exerçait  un  prodigieux 
ascendant  surtout  ce  qui  l'entourait.  Ses  élèves  Tavaient  surnommé 
le  grand-prêtre,  et  recueillaient  ses  moindres  paroles  comme  des 
oracles.  Us  parlaient  de  lui  comme  du  plus  habile  praticien  de  Paris. 
On  accordait  qu'il  était  en  général  pour  les  moyens  sommaires,  on 
lui  reprochait  quelques  amputations  inutiles  ;  mais  d'autres  affir- 
maient qu  il  voyait  plus  clair  que  tout  le  monde  et  que,  s'il  ampu- 
tait avec  plaisir,  il  ne  le  faisait  jamais  qu'à  bonnes  eusei^nes.  Un 
Qiatin,  sœur  Marie  le  rencontra  comme  il  sortait  de  rafnphithéâtre, 
l'air  dispos  et  gaillard  et  disant  d'un  ton  enjoué  à  son  interne  : 


26&  RBYUB  DES  DEUX  MONDES. 

«  Nous  avons  eu  aujourd'hui  une  belle  clinique.  »  Il  avait  ce  jour-là 
pratiqué  une  désarticulation  de  la  hanche,  extirpé  une  tumeur  can- 
céreuse d'un  genre  tout  particulier,  et  accompli  un  véritable  tour  de 
force  dans  un  cas  bizarre  de  trépanation.  Elle  l'entendit  plus  tard 
rabrouer  vertement  ce  môme  interne  pour  avoir  disposé  d'un  lit 
vacant  en  faveur  d'une  petite  lingëre  qui  s'était  cassé  la  jambe.  — 
«  Me  croit-on  fait,  s'écria-t-il  avec  humeur,  pour  réduire  des  frac- 
tures? »  —  Il  aurait  voulu  n'avoir  dans  son  service  que  des  mala- 
dies extraordinaires,  vraiment  dignes  d'exercer  son  génie.  Gela 
n'empêchait  pas  pourtant  que  chaque  jour  il  ne  vît  avec  soin  tout 
son  monde;  il  pardonnait  généreusement  à  ceux  dont  le  cas  n'était 
pas  intéressant  et  qui  s'étaient  contentés  de  se  démettre  quelque 
membre,  mais  il  ne  leur  cachait  pas  toujours  le  mépris  qu'il  avait 
pour  eux. 

Au  dire  de  mère  Amélie,  qui  le  tenait  dans  une  sainte  horreur,  il 
estimait  que  les  hôpitaux  étaient  faits  pour  les  médecins  et  non  pour 
les  malades.  Elle  prétendait  aussi,  dans  un  de  ses  rares  momens  de 
gatté,  que  les  opérations  faisaient  partie  de  l'hygiène  de  ce  bourreau 
et  que  sa  seule  raison  de  ne  pas*  croire  en  Dieu  éiait  que  les  hommes 
n'avaient  que  deux  jambes,  parce  qu'il  était  privé  ainsi  du  plaisir 
d'en  couper  trois  à  la  fois.  Elle  l'accusait  enfm  de  rapacité,  d'avarice  ; 
elle  disait  qu'ayant  commencé  avec  rien,  il  avait  acquis  une  immense 
fortune  en  ne  soignant  que  les  riches  qui  peuvent  payer  dix  mille 
francs  une  opération.  Toutefois  sœur  Marie,  qui  avait  des  oreilles, 
apprit  un  jour  de  bonne  source  qu'il  était  libéral,  généreux,  qu'il 
soignait  gratis  beaucoup  de  pauvres,  qu'au  surplus  il  ne  touchait 
pas  un  sou  du  traitement  auquel  il  avait  droit  comme  chef  de  ser- 
vice, qu'il  l'abandonnait  tout  entier  à  ceux  de  ses  patiens  qui,  au 
sortir  de  l'hôpital,  se  trouvaient  hors  d'état  de  payer  les  remèdes 
coûteux  qu'il  leur  ordonnait.  Sœur  Marie  ne  savait  qu'en  penser, 
mais  elle  se  gardait  de  contredire  sur  rien  son  irascible  tante.  Un 
matin,  mère  Amélie  eut  une  contestation  assez  vive  avec  M.  Gantarel. 
Quand  elle  se  retrouva  en  tète-à-tâte  avec  sœur  Marie,  elle  ne  put 
s'empêcher  de  lui  dire  avec  colère: 

—  L'hôpital  est  un  lieu  maudit,  où  le  diable  tient  Dieu  en  échec. 

Le  diable,  c'étaient  les  médecins  en  général  et  M.  Antonin  Gan- 
tarel en  particulier;  Dieu,  c'étaient  les  augustines  et  peut-être 
mère  Amélie.  Selon  son  habitude,  elle  s'aperçut  aussitôt  qu'elle 
venait  de  lâcher  un  propos  hasardeux  et  elle  fit  un  grand  signe  de 
croix.  Sœur  Marie  n'était  pas  fille  à  la  prendre  au  mot;  elle  se  gar- 
dait le  secret,  mais  elle  n'avait  jamais  pu  gagner  sur  elle  de 
croire  au  diable,  c'était  sa  seule  hérésie.  Cependant,  qu'il  eu  tînt 
ou  qu'il  n'en  tînt  pas,  l'antipathie  que  lui  inspirait  son  grand-oncle 
allait  croissant  de  jour  en  jour^ 


N0IB8   ET  BOUGES.  265 

II  n'avait  pas  l'air  de  s'en  apercevoir  ni  de  se  douter  qn'il  y  eût 
an  monde  une  sœur  Marie.  Six  mois  s'écoulèrent,  pendant  lesquels 
chaque  matin  elle  passait  plusieurs  fois  auprès  de  lui,  sans  qu'il 
p&rftt  la  r^arder  ni  même  la  voir  ;  du  moins  elle  le  croyait,  elle 
ne  savait  pas  qu'il  avait  des  yeux  derrière  la  tète. 

Un  jour  arriva  cependant  où,  tout  à  coup,  sans  préambule,  il  lui 
adressa  la  parole;  ce  fut  pour  elle  un  grand  événement,  qui  lui 
causa  beaucoup  de  trouble.  Il  se  disposait  à  faire  une  grave  opéra- 
tion, il  allait  ouvrir  une  malheureuse  femme  pour  lui  enlever  une 
tumeur  du  sein.  Son  interne  lui  présenta  un  couteau  tout  neuf;  il 
y  avait  au  manche  des  enjolivures,  il  les  regarda  en  souriant,  et 
dit: 

—  Eh!  vraiment,  mon  cher  Richard,  vous  faites  la  mariée  trop 
belle. 

Puis  il  s'avança  vers  la  patiente.  On  ne  l'avait  pas  prévenue,  elle 
promenait  autour  d'elle  des  yeux  effarés.  Quand  elle  sut  de  quoi  il 
s'agissait,  elle  se  récria,  protesta,  réclama  un  délai  qu'il  lui  refusa. 
Alors  elle  s'informa  si  on  n'allait  pas  la  chloroformer;  il  lui  répon- 
dit que  non,  qu'il  avait  ses  raisons  pour  cela.  Elle  ne  pouvait  se 
résigner  à  son  sort,  elle  commença  à  se  débattre.  On  s'était  mis 
six  pour  la  tenir,  qui  par  la  tète,  qui  par  les  bras,  qui  par  les 
jambes.  Mais  elle  était  vigoureuse  et  désespérée,  elle  remuait  tou- 
jours. M.  Cantarel  dit  à  l'externe  qui  s'était  chargé  de  lui  remettre 
au  fur  et  à  mesure  les  instrumens  dont  il  avait  besoin  : 

—  Nous  trouverons  quelqu'un  pour  vous  remplacer,  attelez-vous 
à  cette  jambe. 

En  ce  moment,  sœur  Marie  vint  à  passer.  Devinant  ce  qui  se  pré- 
parait et  d'avance  épouvantée  des  gémissemens  qu'elle  allait 
entendre,  elle  s'empressait  de  gagner  l'autre  bout  de  la  salle.  Une 
voix  lui  cria  : 

—  Kh!  petite  fille,  rendez -vous  utile;  venez  nous  aider. 
Elle  demeura  clouée  sur  la  place.  La  même  voix  ajouta  : 

—  M'entendez-vous,  sœur  Marie? 

Elle  n'en  pouvait  plus  douter;  la  petite  fille, c'était  elle.  Éperdue, 
le  front  rougissant,  elle  approcha.  M.  Cantarel  lui  dit  : 

—  Prenez  ces  outils  et  ouvrez  bien  vos  yeux. 

Elle  fit  ce  qu'on  lui  disait,  mais  elle  aurait  voulu  que  la  terre 
TeDgloutlt.  Quand  l'opérée,  qui  ne  pouvait  plus  bouger,  sentit  péné- 
trer dans  ses  chairs  le  froid  de  l'acier,  elle  poussa  un  cri  effroyable, 
et  d'une  voix  déchirante  : 

—  Ah  I  mon  Dieu  I  mon  Dieu  I  dit-elle,  vous  m'arrachez  le  cœur. 
M.  Cantarel  lui  répondit  vivement  :  —  Voici  votre  cœur,  je  n'y 

toudie  pas,  je  déteste  les  exagérations. 


266  BETUB  BBS  DEUX  MONDES. 

Plus  morte  que  vive,  sœur  Harie  avait  un  uusge  sur  les  yeux, 
elle  se  sentait  près  de  tomber  en  défaillance,  elle  se  raidissait 
pour  rester  debout.  Ne  sachant  où  elle  en  était,  elle  présenta  à 
H.  Gantarel  un  bistouri  au  lieu  des  pinces  qu'il  désirait.  Il  lui  dit 
d'un  ton  sec  : 

—  Prenez  donc  garde,  vous  ne  m'aidez  pas. 
Heureusement  la  patiente  ne  criait  plus,  elle  s'était  évanouie,  et 

sœur  Marie  ne  tomba  pas.  Quand  tout  fut  consommé,  elle  s'enfuit 
comme  un  voleur,  sans  demander  son  reste  et  sans  retourner  la 
tête. 

Une  heure  après,  l'interne,  qui  la  cherchait  du  regard,  vint  à  elle 
et  lui  dit  : 

—  Ma  sœur,  le  grand-prêtre  désire  vous  parler,  il  vous  attend 
dans  son  cabinet. 

Elle  crut  à  une  mystification. 

—  Mais  allez  donc,  r^rit-il  en  riant,  il  ne  vous  mangera  pas. 
Toute  confuse  et  interdite,  elle  courut  auprès  de  sa  tante  pour 

lui  soumettre  le  cas.  Mère  Amélie  lui  repartit  : 

—  Qui  vous  arrête?  Ne  comprenez-vous  pas  que  Dieu  vous  offre 
une  occasion  de  confesser  votre  foi? 

Elle  prit  son  courage  à  deux  mains,  se  mit  en  route.  Après  avoir 
traversé  un  petit  vestibule  obscur,  elle  s'arrêta  un  instant  pour 
souffler,  la  main  sur  le  loquet  de  la  porte.  Le  cœur  lui  battait 
bien  fort,  tant  l'athée  lui  faisait  peur.  Enfin  elle  entra.  Son  grand- 
oncle  était  assis  dans  un  fauteuil  et  il  tenait  sa  tête  dans  ses  mains» 
Quand  il  la  releva,  elle  fut  frappée  de  sa  pâleur. 

—  Seriez-vous  indisposé,  monsieur?  lui  demanda-t-elle.  Puis-je 
vous  être  de  quelque  secours? 

Il  parut  choqué  de  cette  question,  il  n'admettait  pas  qu'on  le 
crût  indisposé.  II  se  redressa  et  dit  : 

—  Me  ferez-vous  la  grâce  de  m'apprendre  ce  que  vous  faites  ici? 
Elle  se  trompa  sur  le  sens  de  ses  paroles  et  lui  répondit  en  fai- 
sant un  mouvement  pour  se  retirer  : 

—  On  m'avait  dit,  monsieur,  que  vous  désiriez  me  parler.  Cela 
me  paraissait  invraisemblable,  mais  je  crois  trop  facilement  ce 
qu'on  me  dit.  Veuillez  excuser  ma  méprise. 

n  la  retint  du  regard  et  du  geste. 

—  On  ne  vous  a  pas  trompée;  mais  ce  n'est  pas  à  sœur  Marie, 
c'est  fc  ma  petite-nièce,  M"«  Jetta  Maulabret,  que  je  désirais  parier, 
et  je  la  prie  de  vouloir  bien  m'expliquer  par  quelle  raison  elle  a  élu 
domicile  dans  un  hôpital. 

Elle  fut  un  peu  interloquée;  mais,  surmontant  sa  timidité,  elle 
répondit  d'une  voix  ferme  : 


—  Dontes-Yoas,  nomieur,  de  ikia  vocation? 

—  Oh  !  je  n'aurais  garde,  fit-i)  dfun  toni'  moitié  bienveillant,  moi- 
tié ironicpie,  entre  figoe^  et  raisin.  J'entends  partont  chanter  vos 
louanges,  et  moi-méme  je  vous  vois  à  l'œuvre..»  Je  n'en  dis  pas 
davantage  pour  ne  pas  désobliger  votre  modestie...  Au  surphis^  il 
suffit  de  regarder  votre  tablier  pour  s'assurer  que  vous  ne  vous 
épargnez  pas,  que  vous  mettez  la  main  à  la  pâte.  Celui  de  votre 
tante  est  d'une  blancbear  immaculée;  levAtre  est  d'une  propreté 
doBteoae  el  voos^  rend  témoignage.  Je  n'ai  qu'un  reproche  à  vovs 
faire,  mes  externes  vous  regardent  un  peu  trop,  vous  leur  causeB 
des  distiBCtiono».».  Et  puis  la  vue  dv  sang  vous  éineut  encore.  Tout 
à  Theareu. 

—  L'habitude  me  irendra  plu»  forte. 

--Eh!  parbleu^  oui,  l'habitude I««  Mais  en  dépit  des  apparences 
et  cfioi  qae  vous  en  disiei,  je  ne  vous  cnris  pas  faite  pour  vivre 
dans  un  hdphaJ.  Je  crains  qu"on  ne  vous  ait  fourré  dans  ia  tête  des 
idées  Tomaeesques..»  PeBsez*-vous  donc  comme  mère  Amélie  que  la 
religion  est  voie  société  d'assurance  contre  les  risques  de  l'enfer  ?.. 
Hais  je  tous  fais  de  la  peine. 

~  Beaucoup,  dit-elle  doucement. 

—  Je  suis  un  vikûn  homme...  Je  m'étais  pourtant  promis  de  ne 
pas  vous  diagriner.  La  tentation  était  trop  foirte,  j'y  ai  succombé, 
et  puisque  j'ai  commencé,  je  continue  en  vous  représentant  que  si 
vous  êtes  résolue  à  porter  votre  croix, «.  voua  voyez  que  je  parle 
votre  langage,.,  eh!  ma  pauvre  enfant,  il  n'est  pas  besoin  peur 
cela  de  venir  à  l'hôpital,  on  trouve  pavtoul  à  s'occuper,  à  batailler 
et  à  soaffirir.  Le  mariage  auasi  est  une  croix,  et  l'on  pourrait  vous 
procorer  tel  mari  qui  vous  donnerait  du  fil  à.retordre^..  J'en  con^ 
nais  UB.  Yonles-veiis  faire  sa.  oonnaàssance? 

Elle  le  regardait  avec  des  yeux  de  dépit  et  de  reproche: 

—  SéddémenÉ  vous  ne  voulez  pae?  C'est  fâcheux...  Mademoi- 
selle, je  vous  plaina  de  tout  men<  cœnr. 

Ble  lui  en  voulait  de  l'avonr  appelée  mademoiselle  ;  eQe  était 
indignée  de  sa  proposition,  qu'elle'  troumait  fort  inoiiivenante  et 
qn'elle  prenait  pour  une  mauvaise  pbisanterie;  enfin  son  accent 
inniqae  la  piquait  au  vif..  Elle  répliqua  en  s'anisoant  : 

—  Vous  me  pbdgufiB,  monaîeui  ?  Je  vous  croyais  incapable  de 
plaindre  personne. 

—  Qhl  oh!  dit-il  galeaent,  en  passant  sa.  nsaîn  sur  ses.  favoris 
blancs,  voilà  un  pavé  dans  mon  jardin...  Von»  me  trouvez  dur 
pour  mes  malades,  féroce,  iospitayabler 

—  Voilà  des  meits  ^foe  je  n'emploierai  janaiSf  dil*eHe.  Je  sais 
trop  bien  que  vous  détestez  toutes  les  exagérations. 

Il  comprit  l'allusion  et  dit  en  souriant  :  . 


268  REVUE  DE8  DEUX  MONDES* 

—  Je  suis  bien  aise  de  vous  avoir  fût  venir;  une  fois  dans  ma 
vie  on  m'aura  dit  mon  fait.  Que  voulez-vous?  il  y  a  deux  espèces 
de  chirurgiens»  les  bijoutiers  et  les  charcuteurs.  Je  n'ai  jamais  aimé 
le  bijou,  je  suis  né  charcuteur,  je  mourrai  en  charcutant. 

Puis,  d'un  ton  plus  sérieux  : 

—  Le  premier  des  devoirs  est  de  bien  faire  son  métier.  Connais* 
sez-vous  Celse,  sœur  Marie?  11  écrivait  sous  l'empereur  Tibère. 
Gelse  déclare  que  le  chirurgien  peut  être  l'homme  le  plus  doux  du 
monde  jusqu'au  moment  où  il  tient  son  scalpel,  mais  qu'une  fois 
qu'il  l'a  pris,  il  ne  doit  rien  voir,  rien  entendre,  qu'autrement  il 
ferait  mal  ce  qu'il  doit  faire.  Il  y  a  des  chirurgiens,  sœur  Marie,  que 
les  hémorragies  inquiètent  au  point  de  leur  faire  précipiter  une 
opération;  l'homme  qui  n'est  pas  maître  de  lui  en  face  d'une 
hémorragie  n'est  pas  un  chirurgien.  J'en  connais  d'autres  qui  se 
laissent  troubler  par  les  cris,  et  cependant  les  cris  sont  une  bonne 
chose,  puisqu'ils  soulagent  le  patient.  11  en  est  d'autres  qui,  par 
sensibilité  de  cœur,  abusent  du  chloroforme,  et  il  est  pourtant  des 
cas  où  le  chloroforme  n'agit  pas,  des  cas  aussi  où  il  est  dangereux 
et  nuisible.  C'est  un  poison  pour  les  poitrines  délicates,  et  la  mal- 
heureuse que  j'opérais  tantôt  est  poitrinaire. 

Elle  ne  répondût  rien,  elle  se  sentait  désarmée.  Mais  elle  pensa 
tout  à  coup  à  la  lettre  de  son  père,  et  ce  cœur  qui  était  sur  le 
point  de  se  laisser  prendre  se  raffermit  dans  ses  ressentimens.  Il 
eut  l'air  de  deviner  ce  qui  se  passait  en  elle,  et  il  lui  dit  : 

—  Yous  avez  bien  raison  de  me  trouver  dur.  J'ai  refusé  d'être 
votre  tuteur...  Décidément  je  suis  un  monstre. 

Il  se  tut  quelques  instans.  11  ne  la  quittait  pas  des  yeux,  il  pre- 
nait plaisir  à  contempler  cette  robe  blanche,  ce  front  pâle,  ces 
joues  vivement  colorées,  la  fraîcheur  de  cette  bouche  qu'il  n'avait 
pas  encore  vue  sourire . 

—  Yous  n'avez  rien  à  me  demander?  reprit-il  d'un  ton  débon- 
naire. Je  ne  puis  rien  faire  qui  vous  soit  agréable  ? 

—  Rien,  monsieur.  Je  ne  demande  qu'à  rester  demain  telle  que 
je  suis  aujourd'hui,  et  ainsi  de  suite  jusqu'à  la  fin. 

—  Là,  vous  ne  regrettez  rien  ? 

Elle  était  comme  un  enfant  à  qui  on  a  fait  peur  du  loup  et  qui 
découvre  que  le  loup  a  du  bon  et  lui  veut  du  bien.  Elle  se  décida 
cette  fois  à  sourire. 

—  La  seule  chose  que  je  regrette,  on  ne  peut  pas  me  la  rendre. 

—  Qu'est-ce  donc? 

—  Le  petit  jardin  que  j'avais  au  couvent. 

—  Ahl  vous  aviez  un  jardin?..  Yous  aimez  les  fleurs.  Laquelle 
préférez-vous? 

—  Le  chrysanthèmot 


NOIRS   ET  BOUGES.  269 

—  Drôle  de  goût  I  fit-il,  et  il  ajouta  :  Si  vous  vous  ravisiez,  si 
TOUS  aviez  quelque  requôte  à  me  présenter,  ne  perdez  pas  de  temps, 
car,  je  vous  le  dis  en  confidence,  je  suis  atteint  d'une  maladie  qui 
ne  pardonne  pas,  et  mes  jours  sont  comptés. 

—  D  n*y  a  pas  de  remède  7  s'écria-t-elle,  profondément  émue. 

—  Je  ne  crois  qu'à  la  médecine  opératoire.  Je  vous  ai  cité  Celse, 
je  veui  vous  citer  Galien.  Il  a  dit  que  le  plus  admirable  médecin 
est  la  nature,  parce  qu'elle  guérit  les  trois  quarts  des  maladies  et 
qu'elle  ne  dit  jamais  de  mal  de  ses  confrères.  ••  La  nature  ne  gué- 
rit pas  les  cancers  à  l'estomac,  et  dans  trois  mois  je  ne  serai  plus 
de  ce  monde...  C'est  peut-être  pour  cela  que  j'ai  refusé  d'être  votre 
tuteur. 

Elle  éprouva  un  saisissement,  il  se  faisait  une  révolution  dans 
son  esprit,  elle  reconnaissait  qu'elle  s'était  trompée  ;  mais  en  même 
temps  elle  se  souvenait  de  la  recommandation  que  lui  avait  faite 
mère  Amélie,  elle  se  sentait  obligée  de  parler  de  Dieu  à  cet  athée, 
qui  devait  mourir  dans  trois  mois.  Malheureusement  les  mots  ne 
lui  venaient  pas  et  sa  modestie  gênait  son  éloquence.  Qui  était-elle 
pour  donner  une  leçon  à  cet  homme  qui  savait  tant  de  choses  ? 

n  devina  encore  ce  qui  se  passait  en  elle,  et  il  lui  dit  en  riant  : 

—  Avouez  que  vous  mourez  d'envie  de  me  convertir  avant  ma 
mort.  Cest  un  peu  difficile...  Ce  n'est  que  dans  les  romans  anglais 
que  les  petites  filles  convertissent  les  vieux  médecins. 

—  Ah  I  monsieur,  dans  trois  mois  !.. 

—  Eh  I  oui,  dans  trois  mois...  Qu'est-ce  que  la  mort?  Un  procès 
chimique. 

—  Et  après  7  murmura-t-elle. 

Cn  éclair  passa  dans  les  yeux  du  grand-prêtre,  et  il  s'écria  d'une 
voix  stridente  : 

—  Après7..  Rien,  rien,  rien. 

Ce  mot  trois  fois  répété  glissa  sur  ses  lèvres  comme  le  couperet 
de  la  guillotine  dans  sa  rainure,  et  c'en  fut  fait,  tout  avait  disparu, 
il  n'y  avait  plus  rien,  plus  rien  du  tout. 

Elle  demeura  consternée,  atterrée. 

—  Allons,  reprit-il,  à  ce  que  je  vois,  nous  sommes  condamnés  à 
nous  étonner  l'un  l'autre,  à  nous  plaindre  mutuellement,  tout  cela 
peut-être  faute  de  nous  comprendre.  Mais,  j'en  suis  sur,  il  y  a  un 
point  sur  lequel  nous  nous  accordons.  Vous  pensez  comme  moi 
qu'une  belle  vie  est  celle  où  l'on  fait  son  devoir  jusqu'au  bout... 
Si  je  croyais  en  Dieu,  je  le  fatiguerais  de  mes  prières  et  je  ferais 
plus  d'une  neuvaine  pour  qu'il  m'octroyât  la  gr&ce  de  mourir  au 
champ  d'honneur. 

Puis  il  se  leva,  enfonça  son  chapeau  dans  sa  tête  ;  mais  avant  de 
partir: 


27&  BBYUB  MIS  DBn  ■ONBES. 

—  B  y  a  des  gew,  dit-U,  qui  en  mourant  éprouvent  le  besoin 
d'entendre  un  air  de  musique?  d'autres  demandent,  des.  fleurs; 
quand  vous  en  serez  là,veu»  vous  fere»  apporter  un  chrysamhème. 
Il  me  semble  qu'en  mouvant  j'aurai  beaucoup  de  plaisir  à  vous 
voir,  sœur  Marie.  ObliOTdrca-voufl?  de  votre  terrible  tajotc  une  dis- 
pense pour  me  rendre  visite  à  mo»  )it  de  mort? 

—  Je  la  lui  demandera*,  monsieur,  n'en  doutez  pas,  répondit- 
elle  en  s'inclinant,  les  bn»  croisés  sur  la  poitrine,  et  elle  se  retira. 

Elle  était  comme  éperdue,  cet  entretien  avait  bouleversé  towtes 
ses  idées,  toutes  ses  notions  de  la  vie  et  des  hommes.  Elle  en  fit 
part  à  mère  Amélie-  Celle-cî,  après  l'avoir  écoutée,  haussa  les 
épaules  et  murmura  : 

—  Grand  comédien  I 

Pendant  les  mois  qui  suivirent,  s«ur  Marie  vit  son  grand-oncle 
arriver  chaque  jour  à  l'heure  réglementaire  et  apporter  à  sa  visite 
autant  d'attention  et  de  scrupule  que  jamais.  Elle  n'eut  plus  l'oc- 
casion de  causer  avec  lui ,  il  se  contentait  de  la  regarder  quelqu^ 
fois  du  coin  de  l'œil.  Elle  était  souvent  frappée  de  sa  pâleur,  qui, 
malgré  lui,  trahissait  ses  souffrances.  11  ne  laissait  pas  d'avoir  l'es- 
prit parfaitement  libre,  de-  s'occuper  de  ses  malades  comité  s'il  ne 
Tavait  pas  été  lui-même,  de  se  passionner  pour  son  métier  comme 
s'il  avait  eu  devant  lui  vingt  ans  de  vie,  et  pourtant  il  devait  mou- 
rir dans  trois  mois,  et  il  ne  croyait  à  rien.  Son  grnnd-oncle  était 
pour  sœur  Marie  un  insondable  problème.  Sa  sérénité  lui  causait 
unétoanement  profond  et  une  sorte  d'épouvante;  maïs,  quoi  qu'elle 
en  eût,  en  dépit  de  toutes  les  objections  qu'elle  se  faisait,  eile  ne 
pouvait  s'empêcher  de  l'admirer  et  de  se  dire  que  dans  ce  comédien 
il  y  avait  un  héros* 


Y. 

Le  SO  novembre  1878,  quand  M.  Gantarel  arriva  à  l'bftpîtal,  il 
était  en  retard  de  dix  minutes,  ce  qui  étonna  tout  le  monde.  On 
fut  plu»  étonné  encore  de  bii  trouver  la  figure  bien  eèangée.  II 
avait  le  regard  fiévreux,  le  front  erispé.  Pour  ceux  qui  étaient  au 
fait,  tout  dans  sa  personne  annonçait  l'efiort  suprême  d'une  volonté 
qui  a  lutté  longtemps  et  reçu  le  coup  moirteK  mais  qui  veuit  mou- 
rir debout.  Au  moinentde  commencer  une  opération,  il  sentît  dans 
sa  main  droite  une  pesanteur  et  un  tremblement.  Il  dit  avec  un 
aceent  d'amète  tristesse  :  «  Non ,  je  ne  peux  plus.  »  Maia  il  sur- 
monta son  chagrin,  passa  le  couteau  à  son  interne,  en  lui  faisaat 
ses  recommuKiatîonsid'ua  Ioa  ti^apsquille.  Le  lendemain,  il  ne  revint 
pas ,  ni  les  jours  suivans.  Sœur  Marie  était  assaillie  de  sombres» 


pmseoflfiBms^  ellè'S^  ftftebiiiti  ^eMsniigiwU  le»  «amaMnes  de  sa 
ta«te. 

Le  7  décembre,  un  domestique  se  présenta  auprès  de  vièpe  Amé- 
lie «t  iti  animiiça  que  H.  A^ntODin  Ganterel  était  à  ia  dermère 
extréniiéi,  qu'avant  de  mourir  il  désfira&t  voir  «œur  Marie,  sa  petvle- 
oièœ.  Le^sas  éttarit  piPéyu,  la  dispense  éUit  so  règle.  Mère  Am;^ 
prit  st  fiîèce  4  part  et  lui  donna  tonguement  ses  instructions,  fse 
ttBor  Marie  écoute  v^ec  déseqMilr^  «}le  se  sentait  incapable  de  les 
exéotier. 

La  voitore,  4e  cookeor  et  le  «wilet  de  ^ied  qui  étaient  Tenus  la 
chercher  la  déposèrent  à  la  porte  d'un  joli  hôtel -entre  cetnr  et  jardin, 
situé  sur  les  hauteurs  de  Passy.  Elle  gravit  les  marches  d'un  perron. 
En  traversant  le  vestibule,  elle  entendit  de  grands  éclats  de  voix  dans 
un  salon  qui  précédait  la  chambre  a&  le  malade  agonisait.  Ce  saltm 
était  plein  de  monde;  à  droite,  à  gauche,  dans  l'embrasure  des 
grandes  lenétres  cintrées,  il  y  avait  des  groupes  d'amis,  d'élèves, 
qui  étaient  venus  prendre  des  nouvelles*  Les  figures  étaient  lon- 
gues, graves,  anxieuses;  on  sentait  que  le  mourant  laisserait  des 
regrets  dans  beaucoup  de  cœurs.  Il  n'était  pas  moins  facile  de  voir 
qu'en  ce  jofir  la  mort  s'attaquait  &  une  illustre  proie,  que  œia  ferait 
événement,  qn'il  en  -serait  parlé.  Des  indifférens  étaient  venus  pour 
poircoir  dire  :  J'étûs  là.  Pluslcnrrs  journaux  avaient  envoyé  leurs 
reporters. 

Près  de  la  dieminée,  un  sexagénaire  grisonnant,  doot  la  physio- 
noHÙe  agréable  était  gktée  par  des  yeux  qoi  tour  à  toar  loudhaimt 
ou  ne  touchaient  plus,  causait  tout  bas  avec  tin  beau  jeune  homme 
fane  rare  élégance,  admirablement  pris  dans  a»  taille,  la  tète  fine 
et  fière.  Parmi  tout  ce  monde,  ce  jeune  homne  et  ce  sexagénaire 
étaient  les  plus  affligés. 

ïn  peu  plus  loin,  un  gros  personnage  vetftru,  ^courtaud  «et  rou- 
geaud ,  adressait  à  demi-voix,  mais  d'un  ton  cocrrroucé ,  de  vives 
admonestations  au  curé  de  la  parusse,  qn'il  tenait  par  l'un  des 
boutons  de  sa  soutane  et  à  qui  il  isemblait  bairrer  le  passage.  Un 
superbe  angora,  d'une  blancheurimmatniée,  aux  longs  poils  soyeux 
et  tralnans,  as^stait  à  cette  scène,  blotti  sous  un  bufft^  complaisxnt, 
qui  lui  avait  offert  un  refuge.  Il  se  sentait  dérangé  dans  tontes 'ses 
habitude8,1l  ne  ssmit  oh  il  en  était*  Accroupi,  en  arrêt,  il  fixait  'des 
yeux  nmrs  et  effarés  svr  tous  les  assiatsM.  Chaque  motfvement  hn 
semblait  svspect;  mais  ce  qui  l'«iq«idtait  le  plus,  c'étaiit  r<agitalBon 
an.  personnage  venU^,  qui  gesitouilait  i>e8ucoup^  il  s'imaginait  que 
«es  grands  ges^s  étaient  fc  so»  adresse^  11  se  Tassoraiit  en  pensant 
à  la  muraille  qui  le  protégedt.  H  avait  rdiissi  à  couvrir  son  496, 
^  ponvaât  attendre  les  événemens.  Les  senfis  événemens  qu'atppré- 
hendent  les  chats  sont  ceux  qui  les  attaquent  p«r  4aenèn^ 


272  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

Toutefois  le  raminagrobis  se  crut  perdu  quand  il  entendit  le  gros 
homme,  qui  n'y  tenait  plus,  qui  éclatait  malgré  lui,  crier  d'une  voix 
tonnante  au  curé  : 

—  Non,  vous  n'entrerez  pas.  Nous  vous  connaissons,  vous  autres; 
vous  profitez  du  moment  où  les  gens  perdent  le  sens  pour  leur 
faire  dire  ce  qu'il  vous  plaît  et  les  réconcilier  avec  notre  sainte  mère 
l'église.  Vous  êtes  des  exploiteurs  d'évanouissemens,  des  captateurs 
de  confessions,  des  convertisseurs  de  cadavres.  L'homme  vivant  s'est 
refusé  à  vous;  en  vrais  corbeaux,  vous  prenez  le  mort.  Retirez- 
vous,  la  consigne  sera  exécutée,  on  ne  veut  pas  vous  voir...  Âllez- 
vous-en  bien  vite  soigner  votre  bon  Dieu,  il  est  plus  malade  que 
nous... 

Le  curé  répondait  à  peine,  rentrait  sa  tète  dans  ses  épaules  et 
ses  oreilles  dans  sa  tête,  s'obstinait,  se  butait,  comme  un  âne  qui 
reçoit  des  coups.  Le  beau  jeune  homme,  adossé  à  la  cheminée,  s'en 
détacha,  s'avança  vers  l'orateur,  lui  représenta  qu'il  parlait  trop 
haut,  que  les  éclats  de  sa  voix  devaient  se  faire  entendre  dans  la 
pièce  voisine.  Celui-ci  allait  se  fâcher,  le  rembarrer,  quand  la  porte 
s'ouvrit  â  deux  battans  et  une  sœur  blanche  entra. 

Aussitôt  il  se  fit  dans  tout  le  salon  un  grand  silence,  accompagné 
d'un  mouvement  de  vive  curiosité.  Les  affligés  oublièrent  pour  un 
instant  leur  chagrin;  le  beau  jeune  homme  tressaillit  et  attacha 
sur  Tapparition  un  long  regard.  Les  indiilérens  s'émurent,  ouvri- 
rent de  grands  yeux,  deux  reporters  prirent  des  notes.  Le  rou- 
geaud s'avança  de  quelques,  pas  â  la  rencontre  de  sœur  Marie,  la 
bouche  en  cœur,  la  tète  haute,  portant  beau;  mais  au  moment 
décisif,  il  ne  trouva  rien  â  dire  â  cette  novice  et  se  détourna  avec 
humeur.  Le  curé  profita  de  sa  retraite  pour  se  glisser  subtilement 
jusqu'à  elle  et  pour  lui  dire  à  l'oreille  : 

—  Ma  sœur.  Dieu  vous  confie  aujourd'hui  une  tâche  bien  redou- 
table; le  sort  étemel  d*une  âme  est  dans  vos  mains.  Puissent  vos 
prières  décider  le  mourant  â  me  recevoir  I 

Elle  s'inclina  modestement,  sans  répondre.  Le  valet  de  chambre 
qui  la  précédait  lui  fit  traverser  le  salon  au  milieu  des  groupes  qui 
s'écartaient  pour  lui  livrer  passage;  il  la  conduisit  à  la  porte  du 
fond,  qu'il  ouvrit.  Elle  aperçut  son  grand-oncle  couché  dans  un  lit 
sans  rideaux.  Il  n'avait  auprès  de  lui  que  sa  garde-malade,  qu'il 
se  hâta  de  congédier.  La  garde-malade  sortit,  et  sœur  Marie  se 
trouva  seule  avec  l'athée.  Il  avait  toute  sa  tête,  il  voyait  venir  la 
mort,  il  la  regardait  en  face;  sa  figure,  qui  ne  lui  était  pas  nou- 
velle, ne  l'effrayait  point,  il  la  traitait  en  vieille  connaissance,  qû 
lui  avait  dit  depuis  lon^emps  ses  secrets. 

—  Le  prêtre  est  là,  lui  dit  doucement  sœur  Marie.  Me  permettez- 
vous  de  le  faire  entrer? 


NOOS  ET  ROUGES.  27  S 

II  secoua  la  tète  de  droite  à  gauche,  en  fronçant  ses  épais  sour- 
cils. Puis  une  angoisse  le  prit,  il  ferma  les  yeux. 
Elle  s'agenouilla  auprès  du  lit  et  se  mit  à  prier. 

—  Seigneur  mon  Dieu,  disait-elle,  bénissez-le.  Il  a  passé  sa  vie 
à  faire  le  bien...  Yous  avei  dit  aux  justes  que  vous  mettiez  à  votre 
droite  :  <  Vous  êtes  les  bénis  de  mon  Père,  car  j'étais  pauvre  et 
TOUS  m'avez  secouru;  j'étais  malade  et  vous  m'avez  visité.  »  Ils  vous 
ont  répondu  :  «Quand  donc,  Seigneur,  t'avons-nous  secouru  et  visité?» 
Et  TOUS  leur  avez  dit  :  c  Toutes  les  fois  que  vous  avez  fait  du  bien 
aux  plus  petits  de  mes  frères,  vous  me  l'avez  fait  à  moi-même.. •  » 
Mon  Dieu,  bénissez-le.  II  a  passé  sa  vie  à  vous  secourir  et  à  vous 
?isiter  sans  vous  connaître...  Venez  ici,  touchez  ses  yeux,  parlez- 
loi,  afin  qu'il  vous  voie  et  qu'il  vous  entende. 

Il  l'interrompit  d'une  voix  défaillante  : 

—  Il  ne  faut  pas  me  surfaire,  je  n'ai  eu  que  les  vertus  profes- 
sionnelles. 

L'instant  d'après,  il  ajouta  d'un  ton  ferme  et  assuré  : 

—  Il  n'importe  guère  au  grand  fleuve  de  la  vie  quelles  sont  les 
roues  de  moulin  qu'il  fait  tourner. 

11  Im  fit  signe  de  se  relever.  Il  lui  montra  mélancoliquement  ses 
deux  mains  qui  avaient  scruté,  fouillé  tant  de  misères,  et  dont  jadis 
il  faisait  gloire  parce  qu'elles  étaient  blanches  et  potelées.  En  peu 
de  jours,  elles  étaient  devenues  jaunes^  maigres,  décharnées.  Il  mur- 
mura avec  un  demi-sourire  : 

—  Voilà  ce  qui  m'en  reste  I 

Après  quoi  il  les  posa  sur  le  front  de  sœur  Marie,  en  lui  disant  : 
^  C'est  un  pape  qui  a  dit  que  la  bénédiction  d'un  vieillard  ne 
fait  jamais  de  mal. 

lis  se  regardèrent  l'un  l'autre  pendant  quelques  minutes,  et  tous 
deux  avaient  des  laides  dans  les  yeux.  Il  lui  ordonna  de  prendre 
sous  son  oreiller  un  pli  cacheté,  de  le  serrer  dans  sa  poche.  Bien- 
tôt après  il  lui  vint  aux  lèvres  une  mousse  sanglante,  qu'elle  étan- 
cba  arec  son  mouchoir. 

—  Priez  encore,  soupira-t-il.  C'est  une  musique  qui  me  plaît. 
£lle  s'agenouilla  de  nouveau,  et  de  sa  voix  argentine  elle  récitait 

eu  latin  les  prières  des  agonisans.  Elle  sentit  une  main  qui  venait 
chercher  sous  sa  coiffe  une  boucle  de  ses  cheveux  et  qui  l'entortil- 
lait autour  de  son  doigt.  Ce  doigt  ne  tarda  pas  à  se  raidir,  elle 
entendit  un  suprême  gémissement.  Elle  eut  quelque  peine  à  déga- 
ger ses  cheveux,  elle  se  redressa.  Il  était  mort. 

Elle  se  pencha  sur  lui,  essuya  ses  tempes  inondées  de  sueur,  lui 
lissa  ses  favoris,  ses  sourcils,  remit  tout  en  ordre  sur  son  visage  et 
lui  ferma  les  yeux.  Elle  fut  longtemps  à  le  regarder  avec  une 

ima  XLD.  —  iSSO.  iS 


27A  AETVB  DBS  DEUX  MONDES. 

flttrprise  toujours  croissante*  Peu  à  peu  son  front  crispé  par  la 
souffrance  ne  respira  plus  que  Tétemel  repos  ;  sa  figure  se  refaisait 
d'instant  en  instant,  et  la  mort  la  revêtait  d'une  beauté  presque 
surhumaine.  Il  semblait  à  sœur  Marie  que  cette  &me  détachée  de 
son  corps  venût  d'y  rentrer  pour  une  heure  et  qu'elle  lui  appor- 
tait de  bonnes  nouvelles  de  son  voyage  dans  l'inconnu.  Il  lui  aem- 
Malt  qu'en  elle  aussi  s'était  faite  une  métamorphose.  Sa  foi  était 
demeurée  intacte,  et  pourtant  c'était  autre  chose.  Une  tendresse 
tombée  du  ciel  avait  élargi  ses  entrailles,  dilaté  son  cceur»  Elle  se 
disait  et  se  répétait  que  les  voies*de  Dieu  sont  insondables  et  qu'il 
y  a  beaucoup  de  demeures  dans  sa  maison. 

  deux  reprises  elle  baisa  pieusement  le  front  du  mort,  puis  elle 
se  retira. 

—  Dès  qu'on  la  vit  reparaître,  on  l'entoura  en  lui  disant  :  —  Eh 
bien? 

—  Hélas  I  dit-elle,  c'est  fini  I 

Alors  tout  le  monde  se  dirigea  vers  la  porte,  qu'elle  avait  laissée 
enti^ouverte,  pour  aller  contempler  ce  qui  restait  du  grand  homme , 
tout  le  monde,  à  l'exception  du  prêtre,  qui  s'écria  d'un  air  pénétré  : 

—  Mort  dans  l'impénitence  finale! 

Elle  répondit  par  un  signe  de  tète,  dont  le  sens  était  douteux, 
et  s'empressa  de  regagner  sa  voiture,  qu'on  n'avait  pas  dételée. 

A  peine  fut-elle  rentrée  à  l'hôpital,  mère  Amélie  réussit  à  se 
ménager  un  instant  de  liberté,  et  dès  qu'on  fut  tête  à  tête,  scEur 
Marie,  qui  ne  savait  pas  mentir,  fit  un  rapport  fidèle  de  tout  ce  qui 
s'était  passé.  A  mesure  qu'elle  avançait  dans  son  récit,  le  visage  de  la 
mère  s'assombrissait.  Il  fallut  essuyer  ses  ironies,  ses  haussemens 
i'épaule,  ses  sévérités,  ses  mercuriales.  Aussi  pourquoi  sœm  Marie 
n'avait-elle  pas  suivi  les  instructions  qu'on  lui  avait  données?  Pour- 
quoi n'avoh*  pas  pris  sur  elle  de  faire  entrer  le  prêtre,  coûte  que 
coûte?  Les  malades  ne  savent  pas  se  défendre,  et  le  royaume  des 
cidux  appartient  aux  violens.  Mais  elle  avait  manqué  de  foi,  de 
cette  foi  qui  fait  des  miracles  et  transporte  les  montagnes,  et  le 
scandale  s'était  accompli,  et  un  jour  peut-être  Dieu  lui  en  deman- 
derait compte.  La  pauvre  enfant  gardait  le  silence,  ne  sachant  que 
répondre.  Il  y  avait  dans  son  cœur  je  ne  sais  quoi  qu'elle  désespé- 
rait de  pouvoir  exprimer,  et  fût-elle  parvenue  à  s'exprimer,  elle 
n  aurait  pas  réussi  à  se  faire  comprendre. 

Heureusement,  elle  se  souvint  du  pli  cacheté  que  son  grand- 
oncle  l'avait  priée  de  serrer  dans  sa  poche,  et  à  tout  hasard,  elle  le 
présenta  à  la  mère,  espérant  par  cette  diversion  la  distraire  de 
son  courroux. 

Mère  Amélie  le  reçut  d'une  main  dédaigneuse,  le  décacheta,  mit 


NiHRS   ET   ROUGIS.  275 

ses  lanettes  sur  son  nez,  car  elle  était  presbyte,  et  s'a^rocba  de 
la  feafttie  pow  mieux  y  Toir.  Sœur  Marie  la  suivait  du  regard  et 
vit  tout  à  coup  sa  %ure  se  dérider,  son  front  s'éclairdr,  un  rayon 
de  joie  briller  dans  ses  yeux.  Ce  qui  Tétonna  daifOAJliage  encore, 
c'est  qu'elle  Teoteudit  s'écrier  : 

—  Oh  I  ma  chère  enfant  I  ma  cbère  enfant  I 
SUe  n'en  pouvait  croire  ses  oreiHes^ 

—  Oui,  ma  chère  enfant,  répéta  mère  Amélie  en  Lgt  caressant  de 
la  prunelle,  c'est  prodigieux  et  pourtant  c'est  vrai*..  iUjouissez- 
Tous...  Douze  cent  mille  francs! 

Incontinent,  elle  conunença  de  lire  k  haute  voix  le  papier  ful  lui 
causait  ces  violens  transports;  c'était  une  copie  du  testiunent 
de  H.  Antmûn  Gimtarel,  Elle  avait  eu  raison  de  dire  k  acmr  Karie 
qu*ï  avait  anàaasé  une  grosse  fortune  ;  un  grand  chirui|^en  qui 
reste  guv>^  et  qui  a  des  goûts  simples  est  une  bénédiction  pour 
ses  héritiers.  M»  Cantarel  avait  institué  pour  son  exécuteur  testa- 
mentaire le  plus  ûdèle  de  ses  amis,  H.  Vaugenis,  ancien  président 
de  chambre,  à  qui  il  laissait  sa  villa  de  Pasay.  U  lég;uait  sa 
bibbothèque  et  ses  instrumens  è  son  interne»  è  son  élève  préféré, 
un  simple  souvenir,  une  bague  au  doigt  h,  son  frère  Louis*  qui, 
grAce  au  services  qu'il  lui  avait  rendus,  était  devenu  encore  plus 
Biillionnaire  que  son  aîné»  U  avait  divisé  le  reste  de  la  succession 
en  trois  parts  à  peu  près  égales,  attribuait  l'une  aux  deux  fils  de 
ce  frère,  la  seconde  à  son  cher  hôpitaU  Is  troisième  à  sa  petite- 
nièce,  à  la  condition  très  expresse  qu'elle  passerait  deux  années  au 
moins  chez  son  tuteur,  lequel  se  déclarait  prêt  à  la  recevoir,  £sute 
de  quoi  son  héritage  lui  serait  retiré  et  servirait  à  fimder  une  mai- 
son da  santé  dont  il  avait  lui-môme  détaillé  le  plan  et  le9  de^îs, 

La  joie  de  mère  Amélie  débordait.  Elle  répétait  sans  cesse  :  -* 
Douse  cent  mille  francs I  quelle  dot! 

SG9ur  Marie  s'eiTorçait  de  s'expliquer  son  entboi|$iasme  et  sa  joie, 
elle  n'y  pouvait  parvenir,  tant  elle  savait  l'esprit  court. 

—  Mais,  ma  mère,  disait-elle,  à  quoi  me  serviront  les  libéralités 
de  mon  pauvre  grand-oncle,  dont  jd  suis  vivement  touchée? 

—  Que  dites-vous  là?  repartit  mère  Amélie  en  bondissant. 

—  Cette  condition  qui  m'est  imposée*.* 

—  Eh  bien  ? 

—  Je  ne  puis  l'exécuter. 

—  Pourquoi  donc?.,  mais  pourquoi  ? 

—  J'ai  dit  adieu  au  monde. 

—  Deux  ansl..  qu'est-ce  que  deux  ans? 

—  Quoil  ma  mère,  c'est  vous-même  qui  m'engagez?.. 

—  C'est  moi,  c'est  toute  la  communauté,  c'est  Dieu. 


276  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Mais  s'il  arrivait?.. 

—  11  n'arrivera  rien,  j'en  réponds.  Je  puis  vous  le  dire  aujour- 
d'hui, je  suis  absolument  certaine  de  votre  vocation. 

—  Il  me  semble  pourtant,  ma  mère,  que  mon  devoir... 

—  En  voilà  assez,  interrompit  mère  Amélie,  en  lui  jetant  un 
regard  de  tendre  reproche.  Je  le  connais,  votre  devoir.  Dieu  vient 
d'opérer  un  miracle,  il  a  fait  rendre  gorge  &  l'impiété,  et  vous  êtes 
l'instrument  de  cette  restitution.  Refuser  la  grftce  qui  vous  est  faite, 
ce  serait  voler  l'église,  voler  Dieu.  Gonsidérezrvous  comme  liée 
devant  lui,  comme  ayant  prononcé  d'avance  et  mentalement  vos 
vœux,  et  l'épreuve  à  laquelle  vous  êtes  soumise  vous  semblera  bien 
peu  de  chose.  Dieu  n'éprouve  que  ceux  qu'il  aime. 

C'est  ainsi  qu'elle  discourait.  Sœur  Marie  n'était  qu'à  moitié  con- 
vaincue; il  lui  semblait  si  simple  de  renoncer  à  douze  cent  mille 
francs  I  mais  elle  finit  par  se  taire,  son  tyran  la  gênait  plus  par 
ses  tendresses  inusitées  qu'il  n'eût  fait  par  ses  brusqueries  et  ses 
colères. 

Pendant  la  semaine  qui  suivit,  elle  se  demanda'plus  d'une  fois  si 
elle  rêvait,  tant  mère  Amélie  lui  témoignait  d'attentions,  d'égards,  de 
ménagemens,  adressant  de  vertes  semonces  à  celles  des  infirmières 
qui,  ignorantes  de  l'événement,  se  permettaient  comme  autrefois 
de  se  faire  assister  par  sœur  Marie  dans  quelque  travail  rebutant. 
Elle  eut  aussi  la  surprise  de  recevoir  de  son  tuteur  une  lettre  qui 
n'était  pas  écrite  de  la  même  encre  que  la  première  ;  en  lisant  cette 
épttre  presque  courtoise,  elle  ne  put  s'empêcher  de  faire  la  réflexion 
que,  dans  le  monde  et  à  Thôpital,  c'est  une  grande  chose  qu'une 
dot.  Ce  qui  coupa  court  à  ses  résistances,  ce  fut  un  petit  billet  que 
mère  Amélie  lui  montra  en  triomphe  et  qui  contenait  ces  mots  : 
«  Dites  à  notre  chère  sœur  Marie  que  toute  hésitation  de  sa  part 
serait  un  péché.  »  Il  fallut  bien  se  rendre.  On  fit  revenir  bien  vite 
une  malle  et  un  trousseau  assez  maigre  qui  restaient  quelque 
part  en  dépôt.  Sœur  Marie  y  trouva  une  robe  d'hiver  assez  pré- 
sentable; par  ordre  supérieur,  elle  employa  la  moitié  d'une  nuit  à 
la  mettre  en  état,  à  la  rafraîchir.  Ce  travail  lui  parut  ingrat.  Mère 
Amélie  la  réconfortait,  en  lui  disant  : 

—  Je  vous  écrirai  souvent  et  vous  viendrez  nous  voir  quel- 
quefois. 

—  Ah  I  ma  mère,  comme  je  vais  me  sentir  abandonnée  I 
Elle  lui  répondit  par  ces  mots  mystérieux  : 

—  Fille  de  peu  de  foi,  apprenez  que  nous  saurons  tout  ce  que 
vous  ferez  et  que,  sans  sortir  d'ici,  je  serai  sans  cesse  auprès  de 
vousl 

Le  15  décembre,  M"'  Jetta  Maulabret  se  leva  de  bonne  heure  pour 


NOIRS  ET  R0UGB8.  277 

reyétir  ses  nouveaux  atours  ;  sa  robe  de  mérinos  lui  fit  Teffet  d'un 
déguisement,  d'un  travesti.  Le  berger  qu'un  roi  mandait  à  sa  cour 
pour  le  faire  pasteur  de  gens  ne  tsurda  pas  à  regretter  sa  jupe,  sa 
panetière,  son  hoqueton,  sa  musette  : 


Donx  tréiora,  diiait-il,  chen  gagea  qui  jamais 
N'attiràtai  sur  tous  TenTie  et  le  mensonge! 


W^  Maulabret  disait  comme  lui  en  contempbmt,  le  cœur  serré, 
sa  robe  de  laine  blancbe,  tristement  pliée  au  pied  de  son  lit.  Il  lui 
semblait  que  sœur  Marie  était  morte,  qu'elle  ne  la  reverrait  pas,  et 
elle  la  pleurait.  On  lui  annonça  bientôt  qu'une  voiture  était  là  qui 
rattendait.  Elle  embrassa  sa  tante,  qui  l'embrassa.  Elle  descendit 
par  l'escalier  dérobé  pour  échapper  à  toutes  les  curiosités  mal- 
séantes. Personne  n'est  plus  curieux  qu'un  interne,  si  ce  n'est  un 
externe. 

Le  premier  accueil  que  lui  fit  le  monde  fut  sévère.  La  saison 
était  rigoureuse,  il  faisait  un  froid  de  loup,  il  était  tombé  la  veille 
et  pendant  la  nuit  une  neige  abondante,  qu'on  n'avait  pas  eu  le 
temps  de  déblayer.  Son  pied  s'y  enfonçait,  elle  eut  peine  à  atteindre 
la  grille.  Arrivée  là,  elle  se  retourna,  elle  enveloppa  d'un  long 
regard  cette  maison  où  elle  venait  de  passer  onze  mois,  ses  murailles 
briqae  et  pierre,  la  cime  une  de  ses  grands  arbres,  qu'elle  aimait 
dans  leur  dépouillement.  Elle  dit  adieu  à  ses  chères  malades  qu'elle 
abandonnait,  à  son  bonheur  qu'elle  laissait  derrière  elle.  Elle  s'avisa 
en  ce  moment  d'une  éclaircie  qui  s'était  faite  dans  la  brume;  un 
pan  de  ciel  bleu  lui  apparut.  Elle  crut  y  apercevoir  la  tête  chenue 
et  yénérable  d'un  vieil  athée,  lequel  n'avait  cru  toute  sa  vie  qu'au 
grand  rien  et  avait  eu  après  sa  mort  la  surprise  de  se  trouver  face 
à  face  avec  un  Dieu  de  miséricorde,  qui  lui  avait  fait  grâce,  elle  en 
était  sûre.  Toutefois  cet  athée  conservait  toute  sa  malice,  il^regar- 
dait  avec  joie  H^^  Maulabret  sortir  de  l'hôpital,  il  s'applaudissait 
de  la  réussite  de  son  invention. 

Elle  lui  jeta  du  bout  des  doigts  un  tendre  et  respectueux  baiser  ; 
puis,  secouant  la  tète,  elle  lui  dit  à  demi-voix  : 

—  Vous  perdrez  la  partie,  je  vais  passer  deux  ans  dans  le  monde, 
mais  je  n'y  emporte  pas  mon  cœur,  il  reste  ici. 


YiGTOB  GbSRBULIEZ. 


(La  iêconâê  parti$  au  prochain  ll^) 


LA 


SITUATION  DE  L'EGYPTE 


LA  REFOBME  JX7DICIAIRC,  SES  RÉSULTATS,  SON  AVENIR. 


I. 

Le  système  de  tribunaux  mternatiouaux,  inauguré  en  Égfpte 
SOQS  le  nom  de  Réforme  judiciaire,  est  sur  le  point  d'atteindre  le 
terme  de  la  période  quinquennale,  qui  devait  être  consacrée  k  en 
faire  l'essai.  C'est  le  1^  février  18Si  que  cette  période  expire. 
11  faut  donc  que  les  puissances  qui  ont  pris  part  à  la  réforme 
judiciaire,  ^  qui  ont  abandonné  la  juridiction  consulaire,  garan- 
tie par  les  capitulations  ^  par  les  usages,  pour  adopter  la  nou- 
velle juridiction,  se  prononcent  d'ici  là  sur  la  double  question  de 
savoir,  d'abord  s'il  est  opportun  de  continuer  l'expérience  entre- 
prise au  Caire,  et  secondement,  dans  le  cas  où  elles  seraient  d'avis 
de  la  continuer,  si  l'on  ne  doit  apporter  aucune  modification  à 
l'organisation  actuelle  des  tribunaux,  ou  si  l'on  doit,  au  contraire, 
la  .^modiGer  d'une  manière  plus  ou  moins  profonde.  Le  gouverne- 
ment égyptien  a  déjà  fait  des  démarches  auprès  d'elles  pour  con- 
naître leurs  intentions;  il  les  a  invitées  à  nommer  une  commission 
internationale  qui  se  réunirait  le  plus  vite  possible  au  Caire  pour 
déterminer  les  points  sur  lesquels  il  y  aurait  des  changemens  à 
adopter.  En  attendant,  il  a  nommé  lui-même  une  commission  char- 


»  ' 


th.  SITUATION  DE  L  EGYPTE.  279 

gée  de  préparer  ces  cbangemens.  Le  temps  presse,  car  si  Ton  arrire 
au  mms  de  février  prochain  sans  s'être  rendu  compte  des  avan- 
tages et  des  inconvéniens  du  régime  actuel,  il  n'y  aura  plus  que 
deux  partis  à  prendre,  également  dangereux  l'un  et  l'autre  :  le  pre- 
mier consisterait  tout  simplement  à  dénoncer  la  r^orme  en  reve^ 
nant  an  régime  consulaire  abandonné  depuis  cinq  ans;  il  aurait 
tous  les  défauts  d'une  solution  extrême;  le  second,  c'est-à-dire  une 
prorogation  plus  ou  moins  longue  de  la  période  d'essai,  ne  sentit 
pas  moins  fftcheux;  dans  l'état  présent  de  PÉgypte,  les  pouvoirs 
exorbitans  des  tribunaux  de  la  réforme  sont  devenus,  en  effet,  pour 
le  pays,  une  cause  d'irrémédiable  faiblesse,  un  empêchement  incon- 
testable à  tout  projet  de  réorganisation  administrative,  politique 
et  financière.  Par  malheur,  on  ne  se  rend  pas  bien  compte  en 
France  d'une  situation  qui  touche  à  l'intérêt  capital  de  notre  influence 
en  Orient.  Cela  n'est  point  étonnant  ;  car  la  France  n'a  adhéré  qu'a- 
vec mauvaise  humeur  à  la  réforme  judiciaire,  et,  après  y  avoir 
adbérë,  elle  a  renoncé,  non-seulement  à  s'en  servir  pour  conserver 
son  autorité  sur  l'Egypte,  mais  encore  à  en  surveiller  les  résultats 
d'une  manière  platonique  pour  savoir  ce  qu'ils  produiraiœt. 

Nous  n'avons  pas  à  raconter  à  la  suite  de  quels  incidens  diplo- 
matiqaes  les  tribunaux  mixtes  ont  été  établis  ;  nous  avons  encore 
moins  à  revenir  sur  l'anarchie  judiciaire  qui  en  a  rendu  l'établis- 
sement inévitable.  Toute  cette  partie  de  notre  sujet  a  été  traitée  ici 
même  avec  une  rare  compétence  par  M.  Charles  Lavollée  (1).  Plus 
tard,  H.  Paul  Merruau  et  M.  Bousquet  ont  également  fait  un  récit 
très  fidèle  des  débuts  orageux  de  la  nouvelle  magistrature  (2).  Nous 
nous  eontenterons  de  rappeler  combien  M.  Charles  Lavollée  avait 
raison  de  reprocher  au  gouvernement  français,  au  cours  même  des 
négociations,  la  lenteur  avec  laquelle  il  se  soumettait  à  la  réforme. 
Cette  lenteur  a  eu  pour  nous  les  plus  fâcheuses  conséquences. 
P^naqu'il  n'était  plus  possible,  de  l'aveu  de  tout  le  monde,  de  main- 
teniren  Egypte  la  juridiction  consulaire,  il  aurait  fallu  accepter  réso- 
lument, franchement,  la  nécessité,  se  placera  la  tête  du  mouvement 
de  réorganisation  judiciaire,  comme  on  s'était  placé  jadis  à  la  tête 
dn  mouvement  des  capitulations,  et  tâcher,  par  une  initiative  har- 
die et  généreuse,  de  faire  tourner  au  profit  de  notre  influence  une 
rérolutionque  nous  ne  pouvions  point  empêcher.  Après  tout,  l'unité 
de  juridiction  qu'on  allait  substituer  à  la  multiplicité  des  lois  et 
des  tribunaux  consulaires  n'était  pas  sans  avantages  pour  nous, 
pniApie  la  magistrature  nouvelle  qu'il  s'agissait  d'organiser  devait 
appliquer  nos  codes,  parler  notre  langue,  suivre  notre  jurisprudence. 


(1)  Voyez  la  Eeme  da  !•'  février  1S75. 

(3)  Voyes  la  Eevue  des  15  août  1876  et  !•'  mars  1878. 


280  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

Quelle  force  n'aurions-DOUS  pas  acquise  en  Egypte  si  nous  nous  étions 
moralement  emparés  de  cette  magistrature?  L'entreprise  n'offrait 
aucune  difficulté.  Pour  y  réussir  complètement,  il  aurait  suffi  de 
nous  décider  vite  à  accepter  la  réforme  judiciaire,  et,  cette  réforme 
acceptée,  d'envoyer  en  Egypte,  comme  défenseurs  de  nos  intérêts,  des 
magistrats  jeunes,  intelligens,  actifs,  qui  y  auraient  pris  tout  de  suite 
une^position  à  part,  puisqu'ils  y  auraient  connu  mieux  que  personne 
une  ;.législation  calquée  sur  la  nôtre,  des  codes  imités  des  nôtres, 
'  des  'principes]  de  [droit  et  de  justice  qu'on  était  venu  chercher 
dans  notre  pays.  Par  malheur,  cette  politique  n'était  du  goût  ni 
de  nos  diplomates  ni  de  rassemblée  nationale.  Dès  les  premiers 
mois  de  187A,  T Autriche-Hongrie  et  l'Allemagne,  jouant  le  rôle  que 
nous  laissions  échapper,  signaient  avec  l'Egypte  une  convention 
destinée  à^  suspendre  pendant  cinq  ans  la  juridiction  consulaire. 
Toutes  les  l  autres  puissances  imitaient  peu  à  peu  cet  exemple. 
Pendant'ce  temps  nous  négociions  toujours  I  L'année  1875  était  à 
moitié  écoulée.  Fatigué  de  nous  attendre,  le  gouvernement  ^yp- 
tien  organisait  activement  ses  tribunaux  ;  les  présidences,  les  vice- 
présidences,  les  greffes,  tous  les  postes  de  magistrats,  toutes  les 
places  de  fonctionnaires  de  l'ordre  judiciaire  et  d'officiers  attachés 
à  l'ordre  judiciaire  étaient  remplis,  et,  comme  nous  n'étions  pas 
là  pour  nous  défendre,  presque  aucun  Français  n'y  était  adnais. 
Des  hommes  étrangers  à  nos  lois  et  à  nos  pratiques  d'administra* 
tion  judiciaire  occupaient  les  positions  que  nous  aurions  dû  prendre 
à  tout  prix.  Inaugurant  l'omnipotence  qu'elle  allait  s'arroger  pen- 
dant cinq  ans,  la  cour  d'appel  d'Alexandrie  composait  et  imposait 
au  gouvernement  égyptien  un  règlement  général  judiciaire  qui 
mettait  entièrement  le  parquet,  les  tribunaux  de  première  instance 
et  l'ordre  des  avocats  sous  sa  dépendance  et  qui,  sur  plusieurs 
points  importans,  méconnaissait  la  convention  diplomatique  par 
laquelle  les  tribunaux  nouveaux  étaient  institués.  Enfin,  le  28  juin 
1875,  le  khédive  ouvrait  ces  tribunaux  dans  une  brillante 
solennité  où  le  consul  français  faisait  seul  défaut.  Pendant  que  les 
autres  puissances  s'empressaient  d'occuper  le  terrain  judiciaire 
où  allaient  se^livrer  toutes  les  luttes  futures  pour  la  prépondérance 
en  Egypte,  la  France  s'occupait  à  se  retracer  à  elle-même  les  sou- 
venirs glorieux  de  l'époque  lointaine  où  elle  obtenait,  au  moyen 
de  capitulations,  une  influence  sans  rivale  en  Orient  et  où  tout  le 
monde  était^obligé  de  se  couvrir  de  son  pavillon  pour  faire  le  com- 
merce dans  le  Levant.  Le  rapporteur  du  projet  de  loi  sur  la 
réforme  judiciaire,  M.  Bouvier,  retenait  longtemps  l'assemblée 
nationale  au  milieu  de  ces  vieux  souvenirs  qu'il  corroborait  de  tous 
les  vieux  textes  dont  il  avait  pu  faire  la  découverte.  Il  se  complai- 
sait dans  ces  recherches  archaïques,  où  brillait,  à  côté  d'une  érudi- 


Lk  SITOATION  DE  L'ÉGTPTB.  281 

don  de  seconde  main,  une  ignorance  absolue  du  présent.  Les  ora- 
teurs de  l'assemblée  nationale  suivaient  presque  unanimement  son 
exemple.  Toute  cette  science  historique  aboutissait  d'ailleurs  en  fin 
de  compte  à  l'acceptation  de  la  loi.  Qu'avions-nous  donc  gagné  à 
attendre?  Rien!  Qu'y  avions-nous  perdu?  La  direction  des  nouveaux 
tiibonaux,  dont  les  Autrichiens  et  les  Allemands  s'emparaient  pen- 
dant que  nous  nous  perdions  dans  une  admiration  rétrospective  et 
un  cuhe  tardif  des  grandes  œuvres  de  François  I'"  I 

Ce  n'est  pas  que  les  répugnances  de  la  France  à  accepter  la 
réforme  judiciaire,  telle  qu'on  l'avait  organisée,  fussent  dénuéeside 
motife  sérieux  ;  seulement,  on  se  trompait  sur  ces  motifs  :  on  s'at- 
tachait aux  plus  vains  et  aux  plus  factices;  on  n'apercevait  pas 
ceux  quf  auraient  dû  réellement  nous  inspirer  quelque  méfiance 
sur  les  suites  de  l'entreprise  qui  s'accomplissait  en  Egypte.  Dni- 
quement  préoccupé  de  la  protection  des  colonies  européennes 
en  Egypte, on  ne  songeait  pas  à  se  prémunir  contre  le  rôle  politique 
que  les  nouveaux  tribunaux  allaient  être  fatalement  tentés  de  jouer« 
On  craignait  le  gouvernement  du  khédive  ;  on  avait  peur  qu'il  ne 
s'emparât  de  la  magistrature,  qu'il  n'en  fit  l'instrument  docile  de 
ses  volontés  ;  on  cherchait  à  donner  de  grands  pouvoi.  o  aux  magis- 
trats pour  les  aider  à  résister  à  ces  tentatives  de  séduction  ou  d'in- 
timidation; et  l'on  ne  pensait  pas  qu'il  serait  peut-être  sage  de 
prendre  des  précautions,  non-seulement  contre  les  empiétemens  du 
khédive,  mais  encore  contre  l'abus  que  la  magistrature  pourrait 
faire  de  sa  puissance.  Il  eût  été  pourtant  assez  facile  de  deviner 
que,  dans  un  pays  où  il  n'y  avait  ni  clergé,  ni  aristocratie,  ni  classe 
(érigeante,  un  corps  de  magistrats  muni  d'attributions  presque  illi- 
mitées et  pouvant  juger  presque  tous  les  actes  de  la  puissance 
pubUque,  acquerrait  une  autorité  au  moins  égale  à  celle  du  vice-roi. 
L'effort  de  nos  négociateurs  avait  été  uniquement  concentré  sur  des 
questions  de  compétence  purenibnt  judiciaire.  N'aurait-il  pas  mieux 
valu  se  préoccuper  quQ|l(^e  p^  de  la  situation  exceptionnelle  que 
l'on  faisait  à  la  cour  d'appel  d'Alexandrie,  au-dessus  de  laquelle  on 
avait  renoncé  à  mettre  une  cour  de  cassation,  en  lui  donnant  des 
poQToh^  d'une  étendue  telle  qu'aucune  autre  cour  au  monde  n'en 
possède  de  pareils?  Juge  à  la  fois  du  fait  et  du  droit,  cour  d'appel 
et  cour  de  cassation,  chargée  en  outre  de  la  discipline  judiciaire, 
reconnue  compétente  dans  les  procès  où  le  gouvernement  et  les 
administrations  publiques  sont  en  jeu,  n'ayant  à  côté  d'elle,  pour 
tempérer  ses  empiétemens,  ni  tribunal  des  conflits,  ni  conseil  d'état, 
comment  n'aurait-elle  pas  abusé  d'avantages  si  exorbitans?  Mais 
si  l'on  était  inquiet  de  l'usage  qu'elle  pouvait  faire  de  son  auto- 
rité, c'était  uniquement  dans  la  crainte  qu'elle  ne  se  laissât  gagner 


232  BBTUB  DE8  DEUX  MORDESt 

par  le  khédive  et  qu'elle  ne  secondât  ses  plas  déplorables  entre- 
prises. On  ne  prévoyait  pas  l'hypothèse  où  elle  se  placerait  au  con- 
traire en  face  du  vice-roi  pour  essayer  de  s'emparer  d'une  partie 
du  gouvernement  et  pour  devenir  le  premier  corps  politique  de 
l'JÎgypte*  On  la  prévoyait  si  peu  qu'on  n'hésitait  pas  à  rendre  cette 
cour  maltresse  de  la  loi  elle-même.  Les  codes  égyptiens  avaient  été 
dressés  à  la  hâte  et  pour  ainsi  dire  bâclés  avec  une  précipitation 
qui  en  a  fait  un  monument  d'inconséquence«  Pour  suppléer  à  des 
lacunes  évidentes,  pour  affaiblir  des  contradictions  qui  sautaient 
aux  yeux,  il  fut  décidé  c  qu'en  cas  de  silence,  d*insufiisance  ou 
d'obscurité  de  la  loi,  le  juge  se  conformerait  aux  principes  du  droit 
naturel  et  aux  règles  de  l'équité.  »  Proclamation  élastique  qui  per- 
mettait à  la  magistrature  de  faire  subir  à  la  législation  tAites  les 
modifications  qui  lui  conviendraient!  On  alla  plus  loin.  L'art.  12  du 
code  civil  déclara  «  que  les  additions  et  modifications  aux  présentes 
lois  seraient  édictées  sur  l'avis  conforme  du  corps  de  la  magistra- 
ture, et  au  besoin  sur  sa  proposition,  »  ce  qui  était  confondre  le 
pouvoir  législatif  avec  le  pouvoir  judiciaire,  et  inviter  les  nouveaux 
tribunaux  à  s'ériger  en  parlement  de  l'ancien  régime,  enregistrant 
les  lois  et  pouvant  par  suite  s'opposer  à  leur  promulgation. 

Nous  le  répétons,  tout  l'effort  de  la  diplomatie  française  avait  eu 
plutôt  pour  but  d'étendre  que  de  contenir  dans  de  justes  bornes  la 
puissance  politique  des  nouveaux  tribunaux.  Leur  puissance  judi- 
ciaire seule  avait  été  restreinte.  D'importantes  concessions  ayant 
été  obtenues  sur  ce  dernier  point,  la  France  consentit  enfin  à  dési- 
gner des  magistrats  pour  la  représenter  dans  la  nouvelle  justice; 
mais  quand  ceux-ci  arrivèrent  au  Caire  et  k  Alexandrie,  cette  jus- 
tice fonctionnait  déjà  sans  eux  depuis  plusieurs  semaines,  et  il  leur 
fut  absolument  impossible  d'exercer  la  moindre  influence  sur  son 
organisation  et  ses  premiers  actes.  4?i'ivés  trop  tard  en  Egypte,  les 
magistrats  français  n'ont  jamais  ptf;'y  regagner  l'avance  que  les 
magistrats  des  autres  nations  avaient  prise,  sur  eux.  Sur  trois  tri- 
bunaux de  première  instance  et  une  cour  d'appel  où  l'on  applique 
la  loi  française,  où  la  langue  officielle  est  le  français,  il  n'y  a  pas 
aujourd'hui  un  seul  président  de  notre  nation  I  11  faut  dire  aussi 
que  la  situation  faite  par  leur  propre  gouvernement  à  nos  magis- 
trats a  puissamment  contribué  à  leur  imposer  un  rôle  précaire, 
étroit,  effacé.  Les  autres  gouvernemens,  et  en  particulier  ceux  d'Al- 
lemagne, de  Russie,  d'Autriche  et  d'Italie,  comprenant  l'intérêt 
d'envoyer  en  Egypte  des  hommes  qui  sussent  tirer  de  la  réforme 
judiciaire"^un  grand  parti  politique,  avaient  pris  soin  de  choisir  leurs 
magistrats  dans  l'élite  de  leur  corps  judiciaire.  Ils  ne  s'en  étaient  pas 
tenus  là  :  loin  de  considérer  ces  magistrats  comme  des  Égyptiens, 


LA  SITUATION  DE  l'ÉGYPTE.  283 

n'tyBBtptt»  aucun  commeree  a?ec  la  patrie,  ils  les  araient  très  inti- 
moment  liés  à  la  cause  nationale  en  leur  conservant,  non-seulement 
le  poste  et  les  appointemens  qu'ils  possédaient  dans  lenr  paye,  mais 
en  l^ir  promettant  à  leur  retour  d'Egypte  un  aTancement  considé- 
table.  Les  années  passées  sur  ks  borda  du  Nil  devaient  compter 
eommedes  années  de  campagne  ;  et  rien  n'était  plus  justifié.  On  ne 
poavait  pas,  ra  effet,  appliquer  aux  magistrats  de  la  ràbrme  le  prin- 
cipe, plus  ou  moins  digne  de  respect,  gui  consiste  à  regarder  tout 
iMctionnaire  prêté  à  un  gouvernement  étrange  comme  détaché  de 
90D  propre  gouvernement  et  n'ayant  plus  aucun  rapport  avec  lui. 
Ces  magistrats  n'étaient  pas  prêtés  au  gouvernement  égyptien  ;  ils 
étaient  délégués  auprès  de  lui  pour  exercer  un  droit  qui  appartenait 
MX  puissances  en  vertu  des  capitulations  et  des  usages,  droit  qu'elles 
anient  bien  voulu  modifier  dans  la  pratique  en  le  faisant  passer 
des  consulats  aux  tribunaux  mixtes,  mus  dont  elles  n'avaient  con- 
senti à  se  dessaisir  en  aucune  manière  et  qui  restait  parfaitement 
intact  entre  leurs  mains.  Gela  est  si  vrai  que  l'Autriche  et  l'Alle- 
magne, les  puissances  qui  ont  certainement  le  mieux  compris  et  le 
mieux  pratiqué  la  réforme,  avaient  fait  voter  par  leurs  parlemens 
respectifs  des  lois  transférant  pour  cinq  ans  la  juridiction  sommaire 
aox  tribunaux  mixtes,  ce  qui  était  une  manière  de  garantir  le  prin- 
dpe  de  cette  juridiction  et  de  conserver  aux  nouveaux  tribunaux 
le  caractère  d'exterritorialité  qu'avaient  eu  les  consulats.  Considérer 
les  magistrats  de  la  réforme  comme  des  fonctionnaires  égyptiens 
était  donc  une  faute  politique  en  même  temps  qu'une  erreur  juri- 
dique et  diplomatique.  C'est  une  expérience  d'ailleurs  qu'on' tentait 
en  %ypte,  puisqu'au  bout  de  cinq  ans  on  se  réservait  le  jdroft  de 
rerenirà  la  juridiction  consulaire  si  le  changement  essayé  n'avait  pas 
produit  de  bons  résultats.  Hais  comment  savoir  si  les  résultats  en 
étaient  bons  ou  mauvais  sans  consulter  sans  cesse  les  hommes  qu'on 
chargeait  d'appliquer  le  nouveau  système  judiciaire?  Et  comment 
fes  consulter  sans  cesse  si  on  commençait  par  les  traiter  en  étran- 
gers, par  les  séparer  de  la  magistrature  nationale,  par  leur  déclarer 
qu'en  allant  en  Egypte  ils  perdaient  tous  leurs  droits,  non-seule- 
ment à  Tavancement,  mais  à  la  retraite  dans  leur  propre  pays? 

Sans  son  rapport  à  rassemblée  nationale,  H.  Bouvier  avait  dit 
avec  raison  :  «  Si  l'on  veut  se  prémunir  contre  les  dangers  de  la 
réfonne,  il  ne  suffit  point  de  soumettre  à  l'agrément  des  gouveme- 
mens  européens  les  choix  faits  par  celui  du  Caire;  il  faudrait  que 
les  ministres  de  la  justice  n'autorisassent  que  des  magistrats  ayant 
déjà  fait  leurs  preuves,  et  que  ceux-ci,  considérés  comme  remplis- 
sant une  mission,  fussent  assurés  de  retrouver  leur  rang  et  leur 
grade  dans  la  mère  patrie  à  l'expiration  de  leurs  fonctions  judi- 
ciaires en  Egypte.  D  C'était  parler  avec  sagesse  et  prévoyance.  Hais 


28  A  BEVUB  DEtS  DEUX  XOSTDBS. 

ce  langage  n'a  eu  aucune  influence  sur  le  choix  et  sur  les  résolu- 
tions du  gouvf^raement  français.  Groirait-on  que  tous  les  magistrats 
envoyés  en  Egypte  ont  été  immédiatement  rayés  des  cadres  de 
notre  magistrature,  et  prévenus  qu'ils  n*y  auraient  plus  d'avenir? 
N'était-ce  pas  se  condamner  à  n'exercer  aucune  action  sur  eux? 
N'était-ce  pas  donner  raison  au  khédive,  qui  prétendait  consi- 
dérer les  nouveaux  magistrats  comme  de  purs  Égyptiens  placés 
sous  sa  direction  exclusive?  N'était-ce  pas,  quand  les  autres  gou- 
vememens  faisaient  luire  aux  yeux  de  leurs  magistrats  les  plus 
brillantes^ espérances,  vouer  d'avance  les  nôtres  à  la  froideur  ou  au 
découragement?  Chose  curieuse  I  la  France,  qui  avait  montré  le  plus 
de  répugnance  à  renoncer  aux  privilèges  consulaires,  est,  de  toutes 
les  nations,  celle  qui  a  le  moins  cherché  à  rétablir  ces  privilèges 
sous  une  forme  nouvelle  adaptée  aux  conditions  de  la  vie  moderne 
des  peuples  orientaux.  Inconséquence  grave  qui  lui  a  causé  un 
dommage  profond  ! 

II. 

Les  fautes  que  nous  venons  d'énumérer  ont  produit,  avec  une 
étonnante  rapidité,  leurs  inévitables  résultats.  Nous  avons  Jit  que 
les  nouveaux  tribunaux  avaient  été  installés  sans  nous,  tandis  (pie 
nous  hésitions  encore  adonner  notre  adhésion  au  projet  de  réforme. 
Le  corps  de  la  magistrature  avait  immédiatement  nommé  vice -pré- 
sident (le  président  d'honneur  est  indigène  dans  la  cour  et  dans 
les  tribunaux)  de  la  cour  d'appel  d'Alexandrie  l'homme  qui  allait 
s'emparer  des  tribunaux  mixtes,  les  soumettre  à  la  plus  sévère 
discipline  et  les  conduire,  coûte  que  codte,  au  but  qu'il  se  propo- 
sait d'atteindre  et  qui  n'était  autre  que  l'omnipotence  politique  : 
le  conseiller  autrichien,  M.  Lapenna.  Il  faut  rendre  justice  à 
M.  Lapenna  :  il  a  des  qualités  de  gouvernement  de  premier  ordre, 
et,  sans  sa  main  de  fer,  il  est  fort  possible  que  des  tribunaux  com- 
posés d'élémens  hétérogènes  et  disparates  se  fussent  bientôt  per- 
dus dans  l'anarchie.  Mais  à  peine  oi^ganisés,  ils  ont  été  saisis,  enré- 
gimentés, menés  à  la  baguette  avec  une  énergie  telle  que  toutes 
les  velléités  de  résistance  ont  disparu  comme  par  enchantement. 
Un  homme  indépendant,  le  conseiller  russe,  M.  Cumani,  irrité  de  la 
précipitation  avec  laquelle  on  brusquait  l'organisation  de  la  nouvelle 
justice,  voulait  qu'on  attendit,  pour  mettre  en  œuvre  la  machine  judi- 
ciaire, que  les  magistrats  fussent  au  complet  et  que  les  représen- 
tans  de  la  France  fussent  arrivés.  On  trouva  le  moyen  de  lui  rendre 
la  vie  tellement  dure  qu'il  fut  obligé  de  donner  sa  démission.  Plus 
tard,  un  juge  de  première  instance,  d*humeur  peu  souple,  essaya 
également  de  secouer  le  joug  de  la  cour  d'Alexandrie.  Il  fut  impi- 


LA  srruAnoN  de  l'Egypte.  285 

tofablemeût  brisé.  M.  Lapenna  avait  compris  tout  de  suite  que,  pour 
réussir  dans  ses  desseins,  il  fallait  non-seulement  gouverner  d'une 
manière  absolue  la  cour  d'appel  d'Alexandrie*  mais  encore  exercer 
le  même  pouvoir  siu:  les  trois  tribunaux  de  première  instance.  Par 
bonheur,  la  convention  internationale  donnait  à  la  cour  une  auto- 
rité disciplinaire  indéfinie  sur  ces  tribunaux.  II  suffisait  donc  d'é- 
tendre outre  mesure  cette  autorité,  sous  prétexte  de  la  déOnir, 
pour  dominer  entièrement  tout  le  corps  de  la  magistrature.  Or,  avec 
un  peu  de  hardiesse  et  de  dextérité,  rien  n'était  plus  aisé.  Il  était 
contenu  qu'un  règlement  judiciaire  général  et  détaillé  serait  dressé 
par  la  cour,  puis  soumis  à  l'examen  des  tribunaux  et  à  l'approbation 
du  ministre  de  la  justice.  Afin  d'aller  plus  vite  en  besogne,  on 
dressa  on  règlement  provisoire  pour  la  première  année.  Ce  règle- 
ment comprenait  2A8  articles  qui  touchaient  à  la  fois  à  toutes  les 
questions  administratives  et  jucUciaires.  On  le  présenta  au  ministre 
de  la  justice  la  veille  même  du  jour  où  le  khédive  devait  inau- 
gurer la  réforme  dans  une  cérémonie  solennelle.  Le  ministre  se 
récria,  demandant  quelques  jours  pour  examiner  une  oeuvre  aussi 
considérable.  —  Soit  I  lui  répondit-on  ;  mais  alors  les  tribunaux  ne 
s'ouYriront  pas  demain  ;  la  fête  commandée  par  le  khédive  n'aura 
pas  lieu  ;  la  manifestation  destinée  à  entraîner  l'adhésion  des  puis- 
sances qui  n'ont  pas  encore  accepté  la  réforme  sera  compromise  ; 
tous  les  effets  qu'on  en  attend  seront  perdus.  Et  pourquoi  cela? 
Pour  TOUS  permettre  de  discuter  quelques  points  de  détail  dans  un 
règlement  provisoire  que  vous  pourrez  modifier  de  fond  en  comble 
au  bout  d'un  an  !  —  Mis  ainsi  au  pied  du  mur,  le  ministre  dut 
signer  le  règlement  sans  le  lire.  Un  an  après ,  il  l'avait  lu  et  les 
tribunaux  aussi;  mais  il  était  trop  tard  pour  y  rien  changer  I  La  cour, 
devenue  maîtresse,  repoussa  toutes  les  observations  qu'on  lui  fit  de 
divers  côtés  sur  ses  innombrables  empiétemens  et  maintint  son 
règlement  intact  :  le  pli  était  pris,  il  n'y  avait  plus  à  y  revenir. 

Quand  on  examine  avec  quelque  attention  ce  règlement  judi- 
ciaire, on  reconnaît  sans  peine  qu'il  a  eu  pour  but  :  1®  de  suppri- 
mer toutes  les  autorités  rivales  de  celle  du  vice-président  de  la  cour 
d'appel  ;  2^  de  placer  entièrement  les  magistrats  de  première  instance 
sous  la  direction  de  ce  vice-président.  Dès  l'article  6,  le  règlement 
porte  que  a  les  juges  des  tribunaux  et  les  conseillers  de  la  cour 
d'appel  sont  magistrats;  que  les  greffiers,  commis  greffiers  et  inter- 
prètes sont  fonctionnaires  de  tordre  judiciaire  y  et  que  les  huis- 
ner$  sont  officiers  attofhis  à  l'ordre  judiciaire.  »  Des  membres  du 
parquet,  auxquels  la  convention  internationale  avait  voulu  jéserver 
une  autorité  considérable,  il  n'est  même  pas  fait  mention.  La  cour 
les  supprime  d'un  trait  de  plume.  On  est  frappé,  dans  la  suite  du 
règlement,  de  voir  combien  le  procureur-  général  et  le  ministre  de 


286  UBTtJB  DES  Dnt  K0KDE8. 

la  justice  y  apparaissent  peu.  Le  dernier  mfeme  n'y  apparaft  pus  du 
tout.  Cest  la  <x>\ir^  ou  plutôt  sron  vice-président,  qui  iMmime  tous 
les  foncticmnaires  de  Tordre  judiciaire,  tous  les  oUGbciers  attachés  à 
Tordre  judiciaire,  et  jusqu'aux  demies  garçon^  de  bureau  ;  c^est 
elle,  ou  plutôt  c'est  lui  qui  )Et  la  police  des  greffes;  c'est  encore  lui 
qui  surveille  Tadministration  des  finances  communes;  c^est  tou- 
jours lui  qui  concentre  dans  ses  mains  toutes-puissantes  Tadminis- 
tration de  la  nouvelle  justice.  L'article  S  de  la  convention  intertia- 
tionale  déclarait  «  que  les  greffiers,  huissiers  et  interprètes  servent 
nommés  par  le  gouvernement,  n  Qu'importe  1  L'article  11  du  règle- 
ment judiciaire,  sans  tenir  aucun  compte  du  texte  d'un  traité,  pro- 
dame «  que  les  fonctionnaires  de  Tordre  judiciaire  et  les  huissiers 
seront  nommés  par  la  cour  ou  par  le  tribunal  auquel  ils  seront 
attachés,  »  et  Tarticle  12  ajoute  a  qu'ils  pourront  6tre  révoqués,  à 
tout  moment,  par  TaUtorité  judiciaire  qui  les  aura  nommés.  »  Le$per^ 
Sonnes  de  bas  service  elles-mêmes,  concierges,  garçons  de  bureaux, 
échappent  à  la  nomination  du  ministre  pour  être  soumises  à  celle  du 
vice-président  de  la  cour  et  des  vice*présidens  des  tribunaux; 
«  toutefois,  ces  derniers  ne  pourront  nommer  des  personnes  de 
bas  service  ou  en  augmenter  le  nombre  qu'après  y  avoir  été  auto- 
risés par  le  vice-président  de  la  cour,  qui  fixera  le  montant  tfe  la 
rétribution  qui  leur  sera  allouée.  »  Tout  le  personnel  judidaire,  on 
le  voit,  est  placé  sous  la  même  autorité.  Dans  cette  forte  organisa- 
tion, le  parquet  ne  trouve  aucune  place,  n'obtient  aucun  droit. 
Néanmoins  son  existence  même  est  devenue  rapidement  une  cause 
d'inquiétude  et  de  malaise  pour  le  vice-président  de  la  cour 
d'appel.  Aussi  M.  Lapenna  s'est-il  empressé  de  s'en  débarrasser. 
Il  est  parvenu  sans  trop  de  peine  à  obtenir  la  démission  du  procu- 
reur-général, dont  la  conduite  imprudente  lui  a  fourni  des  armes 
pour  le  battre.  Mais,  le  procureur-général  disparu,  il  restait  encore 
des  substituts  européens.  Se  souvenant  que  plus  fait  douceur 
que  violence,  M.  Lapenna  n'a  pas  poursuivi  leur  révocation  ou 
leur  démission  ;  il  s'est  borné  à  les  transformer  en  juges,  ce  que  la 
plupart  d'entre  eux  ont  accepté  avec  reconnaissance.  Mais  la  France, 
bien  inspirée  cette  fois,  a  refusé  absolument  de  permettre  qu'on 
assit  son  substitut,  en  sorte  que  le  substitut  français  est  resté  à  son 
poste,  seul  débris  survivant  du  parquet  européen,  et  a  maintenu 
de  son  mieux,  à  Teticontre  des  empiétemens  successifs  de  la  cour, 
le  peu  d'autorité  qu'on  lui  avait  laissé. 

Pour  tenir  les  magistrats  de  première  instance  sous  sa  dépen- 
dance, les  moyens  ne  manquaient  pas  au  vice-président  de  la  eoor 
d'appel.  On  pouvait  les  prendre  à  la  fois  par  la  force  et  par  la  p^- 
suasion  :  par  la  force,  car  la  convention  intemationalef  complétée, 
comme  nous  venons  de  le  dire,  par  le  règlement  judiciaire^  tes 


•  Là  SITUATION  DE  L  EGYPTE.  2&7 

plaçait  directement  sous  la  discipline  de  la  cour  ;  par  la  p^auaaîaa, 
car  celte  même  convention  faisait  encore  dépejiidre  leur  avanomieiU 
du  jf^ement  de  la  cour.  Jusque  dans  les  plus  menus  détails  d'ad- 
mimstffitioo  intérieure,  celle-ci  leur  a  fait  sentir  son  autorité.  Nous 
affOBS  ra  qu'il  ne  leur  était  pas  permis  de  choisir  le  moindre  garfM 
de  bureau  sans  sa  permission.  Il  ne  leur  est  pas  permis  davantage 
de  fixer  leurs  audiences,  de  disposer  leur  travail,  de  le  régler  et  k 
r^artir  entre  leurs  membres  respectifs.  «  Les  tribunaux  de  pre- 
miiit  instance,  dit  l'article  49  du  règlement  judiciaire,  et  leurs 
noe^réûdens  pourront  proposer  en  tout  temps  à  la  cour  les  modi- 
ficalioii8  à  faire  dans  la  répartition  du  service,  sans  préjudice  du 
droit  de  la  cour  de  modifier  en  tout  temps  cette  répartition,  de  sa 
{NTopre  initiative.  »  Mais  c'est  surtout  au  moyei)  des  vacances  que 
le  vice*pré$ident  de  la  cour  d'appel  est  parvenu  à  établir  solide- 
ment 8on  influence  sur  les  juges  de  première  instance.  Dans  un 
pa]fs  comme  TÉgypte,  où  les  chaleurs  de  l'été  sont  intolérables,  Ids 
racaoces  deviennent  un  véritable  besoin  dont  on  ne  saurait  priver  les 
Soropéens  sans  altérer  profondément  leur  santé,  parfois  môme  saM 
compromettre  leur  vie.  Or,  la  cour  d'appel  s'est  réservé  le  droit  (ie. 
distribuer  souverainement  les  vacances  aux  juges  de  première 
instance,  et  son  vice-président  seul  a  conservé  la  faculté  de  leur 
donner  ou  de  leur  refuser,  en  cas  de  nécessité,  des  congés  extra- 
ordmaires.  Il  a  fallu  pour  cela  violer  manifestement  le  code  de  pro- 
cédure civile  et  commerciale.  En  effet,  la  cour  d'appel  s'est  ad- 
jugé à  elle-même  des  vacances  fixes  et  régulières  du  1"  juillet  au 
li^  octobre,  pendant  lesquelles  les  affaires  sont  nécessairement 
suspendues  devant  elle,  tandis  qu'elle  a  décidé  que  les  vacances 
des  juges  de  première  instance  seraient  réparties  dans  l'ordre  et 
suivant  les  délais  compatibles  avec  les  exigences  du  service,  afin  que 
les  aflaires  pénales  et  les  affaires  civiles  et  commerciales  urgentes 
ne  faaaPQt  jamais  suspendues  devant  les  tribunaux.  Mais  les  délais 
d'appel,  fixés  par  le  code  de  procédure,  sont  en  général  de  soixante 
jourset  de  quinze  jours  seulement  en  matière  de  référés,  de  faillite, 
de  distribution  par  voie  d'ordre  et  de  contribution;  a  le  tout 
ajoute  le  code,  sans  préjudice  des  délais  moindres  déterminés  par 
la  loi  dans  les  cas  spéciaux.  »  Que  deviennent  ces] délais  légaux 
pendant  les  trois  mois  et  defni  de  vacances  de  la  cour  d'appel,  qui 
ne  corre<!pondent  pas  à  des  vacances  des  autres  tribunaux?  Les 
tribunaux  de  première  instance  jugent;  l'appel  est  impossible  dans 
les  délais  réglementaires;  le  code  est  encore  une  fois  mis^en  oubli! 
L'artide  131  du  règlement  judiciaire  porte  «  que  le  vice-président 
delà  cour  d'appel  a  la  surveillance  des  juges  qui  la  composent  et 
des  juges  des  tribunaux.  »  Lies  peines  disciplinaires  contre  les  avo- 
cats sont  également  prononcées  par  la  cour;  les  simples  manda- 


288  REVUE  DES  DEUX  lfORlXB8« 

taires  dépendent  également  d'elle  ;  les  tribunaux  ne  peuvent  les 
exclure  de  leur  barre  sans  son  autorisation. 

Ainsi  la  cour  d'appel  d'Alexandrie,  juge  du  fait  et  du  droit, 
puisqu'elle  n'a  pas  au*dessus  d'elle  une  cour  de  cassation,  ne 
possède  pas  seulement  des  pouvoirs  judiciaires  supérieurs  à  ceux 
de  toutes  les  autres  cours  du  monde  ;  elle  s'est  arrogé  en  outre  les 
pouvoirs  disciplinaires  et  administratif!»  qui,  partout  ailleurs,  appar- 
tiennent concurremment  au  ministre  de  la  justice,  au  parquet  et 
aux  présidons  des  tribunaux.  Elle  a  été  plus  loin  encore.  Empiétant 
cette  fois  sur  les  attributions  du  ministre  des  finances,  elle  s'est 
emparée  de  l'administration  des  frais  de  justice,  qui  ont  dû  être  versés 
à  sa  caisse  et  dont  elle  a  conservé  la  libre  disposition.  Au  moment 
où  rÉgypte  traversait  une  crise  finandëre  terrible,  où  la  cour 
condamnait  le  khédive  à  payer  toutes  ses  dettes  avec  des  intérêts 
exorbitans,  au  moment  où  aucun  fonctionnaire  public  ne  recevait 
de  traitement,  où  la  disette  était  universelle,  la  cour  disposait  dans 
une  maison  de  banque  d'Alexandrie  des  sommes  importantes  desti^ 
nées  à  assurer  le  paiement  intégral  de  l'indemnité  des  magistrats  à 
l'expiration  de  la  période  quinquennale.  Il  ne  lui  suffisait  pas  d'as- 
surer le  présent;  elle  voulait,  de  plus,  garantir  l'avenir,  donnant 
ainsi,  au  milieu  de  la  détresse  universelle,  le  spectacle  d'une  édi- 
fiante prospérité.  Les  sacrifices  n'étaient  pas  faits  pour  elle,  et  lors- 
qu'on lui  disait  que  sa  conduite  pouvait  donner  lieu  à  des  interpré- 
tations fâcheuses,  elle  répondait  qu'au  contraire  la  dignité  de  la 
magistrature  était  intéressée  à  ce  que  les  magistrats  ne  perdissent 
pas  une  piastre  de  leurs  émolumens  actuels  et  futurs,  et  ne  fussent 
pas  exposés  à  subir  la  loi  commune.  Quelque  opinion  que  l'on  pro- 
fesse sur  cette  manière  de  comprendre  la  dignité  de  la  magistrature, 
il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  les  traités  ne  donnaient  pas  à  la  cour 
d'appel  le  droit  de  se  créer  un  budget  à  part,  administré  par  elle  en 
dehors  de  l'état  (1).  Si  le  gouvernement  avait  fait  saisir  dans  la  ban- 
que où  ils  étaient  déposés  les  fonds  des  magistrats,  il  n'aurait  certai- 
nement pas  dépassé  ses  pouvoirs.  Hais  son  action  aurait  été  jugée  par 
les  magistrats  eux-mêmes,  et  il  n'est  que  trop  dair  qu'elle  aurait  été 
sévèrement  condamnée. 

En  résumé,  si  nous  avons  réussi  à  exposer  nettement  la  situation 

(1)  Cette  opinion  n^est  pas  celle  de  la  cour.  IL  Lapenna  a  toojoan  soatena  qa'en 
?erta  des  capitalatlonsi  tous  les  frais  de  Justice  devaient  revenir  anx  tribonauz,  qa'au- 
cane  partie  ne  pouvait  en  être  employée  à  un  autre  usage  que  celui  du  service  Judi- 
ciaire. On  a  trouvé  dans  les  capitulations  des  choses  bien  étOiinantes,'mais  rien  à  coup 
sûr  d*au9si  extraordinaire  que  ce  que  le  vice-président  de  la  cour  d'Alexandrie  y  a 
rencontré!  Il  est  bon  d'ajouter  que,  si  les  frais  de  Justice  sont  insuffisans  pour  le  ser- 
vice judiciaire,  le  gouvernement  est  tenu  de  parfaire  la  différeaoe.  C'est  de  cette  ma- 
nière que  les  capitulations  lui  imposent,  paralt-il,  des  devoirs  et  le  privent  de  tout 
droit. 


LA  SITOAHON  DE  L'ÉGYRTE.  2S0 

judiciaire  de  TËgypte,  on  doit  reconnaître  qu'elle  est  absolument 
contraire  à  tous  les  principes,  à  toutes  les  règles,  suivis  dans  les 
autres  pays.  La  clé  de  voûte  du  système  est  la  cour  d'appel  d'Alexan- 
drie, puissance  omnipotente,  réunissant  en  elle  toutes  les  attribu- 
tions qm  sont  dispersées  ailleurs  entre  un  grand  nombre  de  corps 
etd'institutions.  Cette  centralisation  excessive  s'étend  à  tout,  L'Egypte 
n'a  pas,  comme  les  autres  nations,  autant  de  barreaux  que  de  tribu- 
naux ;  elle  n'a  qu'un  barreau  unique  dont  le  conseil  siège  à  Alexan- 
drie à  côté  de  la  cour  et  sous  sa  tutelle.  Les  avocats  n'ont  pas  plus 
de  liberté  que  les  juges.  L'un  d'eux  ayant  écrit  il  y  a  quelques  mois, 
non  comme  avocat,  mais  comme  simple  publiciste,  une  brochure  où 
il  se  permettait  des  observations  fort  modérées  sur  les  inconvéniens 
de  l'organisation  judiciaire,  a  été  menacé  immédiatement  d'être  rayé 
de  l'ordre  du  tableau  ;  il  a  fallu  qu'il  se  rétractât  comme  s'il  avait 
commis  une  faute  dans  l'exercice  de  ses  fonctions.  A  la  place  de  cette 
idée  de  la  justice,  ou  plutôt  de  cette  habitude  des  formes  modernes 
de  la  justice  qu'on  se  proposait  d'introduire  en  Egypte,  on  y  a  donc 
introduit  un  régime  qu'aucun  peuple  ne  pourrait  supporter  sans 
danger.  Ce  qui  manque  dans  tout  l'Orient,  ce  n'est  pas  le  sentiment 
de  l'équité  et  du  droit.  Le  Turc  et  l'Arabe  ont  le  respect  de  leur 
parole;  ud  instinct  secret  de  la  justice  les  anime.  Mais  ce  qu'ils  igno- 
rent absolument,  ce  sont  les  procédés  tutélaires  au  moyen  desquels 
les  nations  civilisées  font  passer  cet  instinct  dans  le  domaine  des  faits 
et  Tentoarent  de  solides  garanties.  Pour  eux,  on  le  sait,  la  religion, 
la  justice,  l'autorité  politique,  ne  sont  pas  des  choses  distinctes.  Le 
ponroir  judiciaire  se  confond  à  leurs  yeux  avec  le  pouvoir  politique. 
Ce  qu'il  faudrait  leur  apprendre,  c'est  à  séparer  dans  leur  esprit  et 
dans  la  pratique  ce  dont  ils  se  font  une  conception  unique.  Mais 
est-ce  bien  en  leur  donnant  le  spectacle  d'un  corps  judiciaire  où 
tous  les  pouvoirs  sont  confondus  dans  la  même  mt^in  qu'on  attein- 
dra ce  rteultat  7  Est-ce  bien  en  substituant  à  une  autorité  arbitraire 
une  autorité  non  moins  arbitraire  qu'on  leur  fera  comprendre  ce 
que  c'est  que  la  légalité?  Ceux  qui  ont  vu  de  près  les  effets  pro- 
duits en  quatre  ans  par  la  réforme  égyptienne  ne  peuvent  qu'être 
persuadés,  du  contraire.  Pour  peu  qu'ils  aient  interrogé  les  indi- 
gnes, ils  se  sont  aperçus  bien  vite  qu'elle  les  a  afiermis  dans  la 
croyance  que  la  force  était  la  maîtresse  du  monde,  et  que,  sous  des 
formes  changeantes,  c'était  toujours  elle  qui  décidait  des  destinées 
humaines. 

III. 

Aux  raisons  morales  qui  ont  empêché  les  indigènes  de  com- 
prendre autant  qu'ils  auraient  pu  le  faire  la  supériorité  de  la  jus- 
ion  XLn.  —  1880.  10 


290  ftSTUfi  DBS  WUX  MOHDBS. 

tice  européenae  sur  la  justice  oiientale,  soat  venues  se  joindre  des 
diiEcultés  matérielles  qui  les  ont  fortement  éloignés  des  nouveaux 
tribuasjux.  Nous  voulons  parler  de  l'élévation  tout  à  fait  exagérée 
des  frais  de  justice.  Dans  aucun  pays  du  monde,  la  justice  ne  coûte 
aussi  cher  qu'en  Egypte;  le  moindre  procès  y  devient  ruineux; 
bien  souvent  les  dépenses  sont  si  fortes,  qu'elles  égalent  ou  dé|>a6^ 
sent  même  les  avantages  qu'on  pourrait  retirer  du  gain  d'un  procès. 
Pour  donner  une  idée  de  ce  que  peut  coûter  un  procès  en  Egypie, 
il  nous  sufiira  de  dire  qu'un  jugement  par  défaut  y  entraîne  déjà 
une  dépense  de  928  piastres»  soit  2&5  fr.  60  environ.  Et  ce  n'est 
là  qu'un  début  I  Si  l'alTaire  se  poursuit,  les  frais  font  la  boule  de 
neige,  et  lorsqu'on  arrive  à  l'issue  du  procès,  on  a  dépensé  quatre 
ou  cinq  fois  plus  qu'on  ne  l'aurait  fait  en  France  ou  daos  tout  autre 
pays  européen.  Nous  ne  parlons  ici  que  des  frais  de  justice.  Hais 
les  honoraires  des  avocats  et  des  mandataires  doublent  ou  triplœt 
encore  cette  première  dépense.  Un  usage»  sévèrement  proscrit  chez 
nous,  permet  aux  avocats  égyptiens  de  prendre  pour  ainsi  dire  des 
procès  à  forfait  :  s'ils  gagnent  leur  cause,  ils  ont  une  part  déter- 
minée et  toujours  très  grande  des  profits.  On  ne  se  tourmente 
pas  de  savoir  si  cette  coutume,  en  faisant  des  avocats  de  véritables 
parties ,  ne  nuit  point  à  leur  dignité  et  à  leur  indépendance.  Ce 
genre  de  scrupules,  si  commun  dans  les  barreaux  d'Europe,  est 
tout  à  fait  inconnu  du  barreau  d*Ëgypte.  Quant  à  la  classe  nom- 
breuse des  mandataires,  on  peut  dire  qu'elle  est  un  véritable  fléau 
pour  les  plaideurs  indigènes. Gommecesderniersnecomprennent  rien 
aux  formes  de  notre  justice,  ils  sont  complètement  à  la  merci  d'une 
nuée  d'exploiteurs  qui  les  pillent  sans  miséricorde.  A  peine  arrivés 
k  la  gare  du  chemin  de  fer  de  la  ville  où  est  situé  le  tribunal  près 
duquel  ils  vont  se  présenter,  ils  sont  assaillis  par  des  hommes  pré- 
venans  qui  s'emparent  d'eux,  qui  s'offrent  à  les  diriger  dans  le 
dédale  des  greffes  et  des  tribunaux,  qui  se  chargent  de  leur  expli- 
quer leur  affaire  et  les  moyens  de  la  traiter  avec  succès.  Très 
souvent,  ces  hommes  prévenans  sont  de  véritables  escrocs  qui  aban- 
donnent subitement  les  malheureux  plaideurs  après  leur  avoir  arra- 
ché des  sommes  plus  ou  moins  importantes.  Quand  ce  ne  sont  pas 
des  escrocs,  ce  sont  en  général  des  gens  sans  compétence,  inc^ 
pables  de  soutenir  la  cause  dont  ils  se  chargent.  Leurs  services 
presque  nuls  doivent  être  pourtant  très  chèrement  rétribués.  Le 
règlement  judiciaire  avait  donné  aux  tribunaux  le  droit  d'exercer 
une  sévère  discipline  sur  ces  dangereux  mandataires;  mais,  par 
malheur,  la  cour  d'appel  s'étant  réservé  la  faculté  de  lever  les 
mesures  de  répression  prises  par  les  tribunaux,  cette  discipline  est 
devenue  presque  illusoire.  On  comprend,  en  effet,  que  des  magis- 
trats placés  sur  les  lieux  où  les  mandataires  exercent  leur  profes- 


LA  SrriJATION  DE  t^ÉGYPTB.  291 

sion  poissent  seuls  apprécier  leur  moralité  ou  leur  immoralité.  C'est 
de  mille  indices  particuliers  que  se  forme  sur  eux  une  opinion  coon- 
pétente.  La  cour,  qui  ne  les  voit  pas  agir,  qui  ne  les  juge  que  sur 
des  fûts  patens  (f  improbité,  est  portée  à  les  traiter  arec  une  indul- 
gence excessive.  Hieux  vaudrait  &  coup  sûr  supprimer  absolument 
les  mandataires  et  organiser  en  Egypte  un  corps  d'avoués  réguliè- 
rement constitué,  of&rant  aux  parties  des  garanties  d'intelligence  et 
d'honnêteté. 

Hais  ce  n'est  pas  seulement  de  la  ctierté  de  la  justice  que  les 
ii£gènes  ont  à  se  plaindre.  Nous  avons  exposé  ici  même,  l'année 
dernière  (1),  comment  l'introduction  en  Egypte  d'un  régime  d'hy- 
pofthèqoes  peu  appropié  aux  mœurs  locales  avait  eu  pour  résultat 
de  faire  passer  de  nombreuses  propriétés  entre  les  mains  d'usu- 
riers sans  scrupule.  Nous  ne  reviendrons  pas  sur  ce  sujet,  n'ayant 
pas  le  dessein  d'étudier  en  ce  moment  les  conséquences  de  la 
réforme  au  point  de  vue  indigène.  Le  point  de  vue  politique  et 
international  nous  occupe  uniquement.  Ce  n'est  pas  le  sol  de 
I*l£gypte  seul  qui  a  été  exproprié  depuis  quelques  années,  c'est 
encore  le  gouvernement  du  pays,  dont  les  attributions  les  plus 
essentielles  ont  été  transportées  en  des  mains  étrangères.  Aujour- 
d'bni,  l'Egypte  ne  s'appartient  plus  ;  elle  n'appartient  même  plus 
à  quelques  grandes  puissances  dont  les  intérêts  sur  les  bords  du 
Nil  autoriseraient  la  domination  morale  ;  elle  est  le  bien  commun 
des  quatorze  nations  qui  ont  adhéré  à  la  réforme  judiciaire  et  qui 
ont  tiré  injustement  de  cette  adhésion  le  droit  d'intervenir  sans 
cesse  dans  l'administration  et  la  législation  du  pays.  Il  est  à  remar- 
quer que,  dès  l'origine  des  négociations  pour  l'établissement  des 
tribunaux  mixtes,  la  Porte  ottomane  avait  prévu  le  danger  que 
ces  tribunaux  feraient  courir  à  la  législation  intérieure  de  l'Egypte 
et  qu'elle  avait  tenté  de  le  prévenir.  Ainsi  l'article  21  d'un  projet 
de  règlement  judiciaire  préparé  en  1870  par  le  gouvernement  fran- 
çais contenait  un  paragraphe  ainsi  conçu  :  a  Jusqu'à  ce  que  Tad- 
ministration  égyptienne  possède  un  conseil  consultatif  offrant  des 
gstranties  suffisantes  en  ce  qui  concerne  les  modifications  qui  pour- 
nuent  être  introduites  dans  les  nouveaux  codes,  tout  changement 
apporté  dans  les  lois  donnera  aux  cabinets  le  droit  d'examiner  si 
les  conditions  de  Parrangement  intervenu  ne  se  trouvent  pas  alté- 
rées. »  Ce  paragraphe,  comme  on  le  voit,  ne  portait  qu'une  atteinte 
indirecte  au  pouvoir  législatif  du  gouvernement  égyptien  :  d'abord 
îl  prévoyait  Pbypothèse  où  l'organisation  d'un  conseil  consultatif 
offrant  des  garanties  suffisantes  enlèverait  aux  puissances  tout  droit 
d'ingérence  dans  la  législation  intérieure  de  l'Egypte  :  et  seconde- 
Ci)  Voyei  U  R$vue  du  15  août  1879. 


292  ABYUB  DES  0£UX  MONDES. 

ment,  tant  que  cette  hypothèse  ne  se  serait  pas  réalisée,  il  ne  donnait 
pas  aux  puissances  un  droit  d'ingérence  immédiate,  il  ne  déclarait 
pas  qu'aucune  loi  n'aurait  un  caractère  obligatoire  sans  leur  autorisa- 
tion ;  il  se  bornait  à  leur  permettre  de  protester  par  la  voie  diploma* 
tique  contre  les  mesures  législatives  qui  leui  paraîtraient  contraires 
aux  traités.  Néanmoins,  la  Porte  ottomane  protesta  contre  ces  dispo- 
sitions qui  restreignaient,  à  son  avis,  d*une  manière  arbitraire  la 
puissance  du  gouvernement  égyptien.  On  ne  s'explique  pas,  en  effet, 
pourquoi  la  réforme  judiciaire,  qui  ne  doit  être,  qui  n'est  en  principe 
qu'une  application  nouvelle  des  capitulations,  qui  ne  saurait  par  con- 
séquent étendre  les  privilèges  accordés  par  les  capitulations  aux  na- 
tions européennes,  qui  ne  peut  qu'en  modifier  l'application,  leur  as- 
sure la  faculté  d'exercer  sur  la  législation, intérieure  de  l'Egypte  une 
action  directe,  constante,  absolue.  On  s'explique  encore  moins 
pourquoi  cette  faculté  n'existe  que  pour  l'Egypte,  alors  que  les 
capitulations  règlent  la  situation  des  étrangers  dans  tout  l'empire 
ottoman.  Personne  ne  s'avise  de  protester  au  nom  du  droit  lorsque 
la  Porte  fait  une  loi  d'administration  publique,  un  règlement  finan- 
cier ou  politique.  Les  puissances  ne  s'interposent  que  si  le  gouver- 
nement turc  essaie  de  soumettre  leurs  nationaux  à  l'une  des  taxes 
dont  les  capitulations  les  ont  exemptés.  Mais  elles  se  gardent  bien 
de  s'ériger  en  aréopage  jugeant  souverainement  .tous  les  actes 
législatifs  de  la  Porte,  approuvant  les  uns,  déclarant  les  autres  illé- 
gaux, frappant  ceux-ci  de  nullité,  laissant  ceux-là  suivre  librement 
leur  cours.  Dans  les  embarras  financiers  qu'a  entraînés  la  banque- 
route de  la  Turquie,  elles  n'ont  jamais  prétendu  se  faire  juges  des 
arrangemens  proposés  aux  créanciers;  elles  se  sont  uniquement 
réservé  le  droit  de  remontrance  diplomatique.  D'où  vient  qu'il  en  soit 
autrement  en  Egypte,  et  qu'une  seule  province  de  l'empire  ottoman 
se  trouve  soumise  à  une  sujétion  qu'aucune  des  autres  ne  suppor- 
terait 7 

La  question  de  savoir  quelle  serait  la  compétence  des  tribunaux 
mixtes  en  matière  politique,  et  particulièrement  eu  ce  qui  concer- 
nerait les  lois  d'impôt,  avait  été  posée  et  résolue  d'une  manière  très 
nette  par  le  gouvernement  français  dans  les  négociations  d'où  la 
réforme  est  sortie.  Le  point  de  vue  où  se  plaçaient  nos  négodateurs 
était,  il  est  vrai,  entièrement  opposé  à  celui  que  les  événemens  obli- 
gent d'adopter  aujourd'hui  ;  car  ce  qu'on  craignait  alors,  ce  n'était 
pas  de  voir  les  tribunaux  mixtes  contester  la  légalité  des  mesures 
adriiiniiitratives  et  politiques  prises  par  le  gouvernement  égyptien, 
c'était,  au  contraire,  de  voir  le  vice-roi  se  servir  de  ces  tribunaux 
pour  assujettir  les  étrangers  à  un  régime  de  fiscalité  oppressive. 
«  Les  questions  d'impôt,  écrivait  le  6  mars  1875  M.  le  duc  Decazes, 
doivent  demeurer  étrangères  à  la  compétence  de  la  juridiction 


LA   SITUATION  DE  L  EGYPTE.  29S 

noavelle;  les  termes  du  règlement  organique  accepté  par  nous 
ejcclueni  la  confusion  de  Vordre  judiciaire  et  de  Vordre  admi- 
nistratiff  et  nous  n'admettrions  pas  que  la  discussion  de  la  léga- 
lité des  taxes  auxquelles  le  gouvernement  égyptien  voudrait  sou- 
mettre nos  nationaux  pût  ressortir  de  plein  droit  à  un  pouvoir 
institué  pour  la  connaissance  de  contestations  purement  civiles.  » 
Pour  mettre  plus  complètement  sa  pensée  en  évidence,  le  gouver- 
nement français,  posant  des  espèces,  demandait,  par  exemple,  ce  qui 
arriverait  si  un  Européen  refusait  de  payer  une  taxe  au  gouverneur 
d'Alexandrie  :  celui-ci  pourrait-il  l'assigner  devant  les  nouveaux 
tribonaux?  Les  négociateurs  égyptiens  répondaient  par  l'affirma- 
tive, mais  les  négociateurs  français  soutenaient  la  négative  avec 
une  résolution  formelle  de  ne  pas  céder.  «  L'article  11  du  règlement 
organique,  disait  notre  consul  général  dans  une  note  adressée  au 
ministère  égyptien  sous  une  forme  vague  et  compliquée,  parait 
interdire  aux  tribunaux  mixtes  tout  empiétement  sur  le  domaine  du 
droit  administratifs  mais,  au  lieu  de  formuler  un  énoncé  de  prin- 
cipe et  de  décider  quUls  devront^  dans  tous  les  caSy  se  déclarer 
incompitenSy  ce  texte  se  borne  à  édicter  qu'ils  ne  pourront  inter- 
préter ni  arrêter  l'exécution  d'une  mesure  administrative.  ••  D'après 
nons,  et  certainement  aussi  d'après  le  gouvernement  égyptien,  les 
nouveaux  tribunaux  ne  sont  institués  que  pour  statuer  sur  les 
procès  civils  et  commerciaux  dont  la  compétence  leur  a  été  attribuée, 
le  gouvernement  égyptien  n'a  jamais  demandé  et  le  gouvernement 
français  n'a  jamais  entendu  que  les  questions  administratives  ou  les 
discussions,  de  quelque  nature  qu'elles  puissent  être,  sur  les  règle- 
meos  de  taxes  et  d'impôts  fussent  soumises  à  la  juridiction  nou- 
Telle.  »  Revenant  sur  ces  déclarations,  déjà  si  formelles,  le  gouver- 
nement français  les  précisait  davantage  dans  une  dépêche  en  date 
du  19  juin  1875  :  u  Nous  avions  jugé,  disait  cette  dépêche,  que 
l'article  11  du  règlement  organique,  malheureusement  assez  obscur 
dans  ses  termes,  avait  pour  objet  de  séparer  le  contentieux  admi- 
nistratif de  la  juridiction  civile  ou  commerciale  attribuée  seule ^ 
dans  notre  pensée^  aux  nouveaux  tribunaux.  »  L'Angleterre,  l'Au- 
triche, l'Italie  et  la  Russie,  partageant  la  manière  de  voir  du  gou- 
Teroement  français,  insistaient  comme  lui  pour  qu'il  fût  bien 
entendu  que  l'organisation  des  nouveaux  tribunaux  ne  changeait 
rien^à  la  situation  respective  de  l'Egypte  et  des  puissances  ;  que 
ces  dernières  n'acquéraient  par  elle  a  aucun  droit  d'intervention 
dans  l'administration  intérieure  de  l'Egypte,  aucun  pouvoir  de  léser 
l'autonomie  de  ce  pays  en  matière  financière  (1)  ;  »  qu'elles  conser- 
>'aient,  «  en  vertu  du  droit  conventionnel,  la  faculté  d'y  protéger 

(1)  Dépêche  dn  l**  JaiUet  1875. 


29&  8EVn  DBS  DBOX  MONDEB. 

leurs  natiouau  contre  fôtablisBemoit  de  certaines  Uses;  »  mais 
qae  cette  protection  s'exeroerait  à  l'avenir  comme  dans  le  passé, 
par  des  moyens  parement  diplomatiques,  «  tout  empiétement  des 
nouveaux  tribunaux  sur  le  domaine  administrait  »  devant  ê<re 
sévèrement  arrêté* 

Nous  le  répétons,  ces  déclarations  et  ces  réserves,  auxqueOes  le 
gouvernement  égyptiim  finit  par  adhérer  sans  réserve,  avaient  pour 
but  d'empêcher  les  nouveaux  tribunaux  de  se  faire  les  auxiliaires  de 
la  politique  du  vice-roi;  mais  la  justice  la  plus  élémentaire  n'obli- 
geait-elle pas  les  puissances  à  leur  donner  une  portée  plus  éteodae 
en  proscrivant  avec  la  même  énergie  les  empiétemens  de  pouvoirs 
de  la  magistrature  mixte,  soit  qu'ils  secondassent  les  projets  du 
vioe-roi,  soit  au  conU^iire  qu'ils  les  combattissent?  L'article  11  du 
projet  d'oi^anisation  judiciaire,  sur  lequel  roulent  tous  les  débats, 
est  ainsi  conçu  :  «  Les  tribunaux,  sans  pouvoir  statuer  sur  la  pro- 
priété du  domaine  public  ni  interpréter  ou  arrêter  l'exécution  d'une 
mesure  administrative,  pourront  juger,  dam  les  cas  prévus  par  le 
code  civil,  les  atteintes  portées  à  un  droit  acquis  d'un  étranger  par 
un  acte  d'administration.  »  Pour  tout  esprit  impartial,  rien  de  plus 
clair  que  cet  article.  Malgré  le  vi^e  et  l'obscurité  de  la  forme 
dont  se  plaignaient  les  dépêches  françaises,  il  ne  signifiait,  il  ne 
pouvait  signifier  qu'une  chose,  c'est  que  les  nouveaux  tribunaux 
seraient  juges  des  excès  de  pouvoir  commis  par  tel  ou  tel  agent  de 
l'administration  et  qui  porteraient  atteinte  au  droit  d'un  étranger. 
Si  un  moudir  (préfet)  par  exemple,  sous  prétexte  d'administration, 
voulait  pénétrer  sur  la  propriété  d'un  Européen,  en  modifier  les 
limites,  y  opérer  un  changement  quelconque,  les  nouveaux  tribu- 
naux étaient  compétens  pour  apprécier  la  légalité  ou  l'illégalité  de 
la  mesure.  Si  un  gouverneur  d'Alexandrie  ou  du  Caire,  sous  pré- 
texte de  règlement  de  vohie,  tentait  d'imposer  à  un  propriétaire  , 
européen  telle  ou  telle  obligation  nouvelle,  les  nouveaux  tribunaux 
étaient  également  compétens.  Le  moudir  ou  le  gouverneur  ne  pou- 
vaient invoquer,  pour  s'assurer  une  liberté  d'action  absolue,  nous 
ne  savons  quel  article  d'une  constitution  de  l'an  VIU  égyptienne; 
il  tombait  sous  le  coup  de  la  loi;  il  devait  répondre  devant  la  justice 
des  actes  arbitrahres  de  son  administration.  Mais  partir  de  là  pour 
octroyer  aux  tribunaux  le  droit  de  juger  les  décisions  souveraines 
de  la  puissance  publique,  pour  leur  permettre  de  déclarer  qu'une  loi 
de  finance  édictée  par  le  khédive  ne  serait  pas  appliquée,  n'était-ce 
pas  confondre,  contrairement  aux  réserves  formelles  de  la  France, le 
pouvoir  judiciaire  et  le  pouvoir  politique?  N'était-ce  pas,  contraire- 
ment au  texte  de  l'article  11  lui-^même  «  interpréter  »  et  surtout 
a  arrêter  l'exécution  d'une  mesure  administrative?  »  N'était-ce  pas 
enfin  détruire  cette  autonomie  législative  de  l'Egypte  que  les  gouver- 


LA   SITUATION   DE  L'ÉGTPTJS*  295 

nemens  avaient  prétendu  respecter  ?  C'est  pourtant,  comme  on  va  le 
voir  tout  à  l'heure,  ce  qu'a  fait  la  cour  d'appel  d'Alexandrie.  Mais, 
pour  achever  la  discussion  des  textes  sur  lesquels  elle  a  appuyé  ses 
em^temens,  il  nous  reste  à  montrer  le  parti  qu'elle  a  su  tirer  de  l'ar- 
ticle 12  du  code  civil.  Cet  article  est  ainsi  conçu  :  «  Les  additions  et 
modifications  aux  présentes  lois  seront  édictées  sur  l'avis  conforme 
du  corps  de  la  magistrature,  et  au  besoin  sur  sa  proposition.  Hais 
pendant  la  période  quinquennale  aucun  changement  ne  devra  avoir 
lieu  dans  le  nyatème  adopté.  »  Cet  article  n'est  pas  rédigé  plus  clai- 
rement que  l'article  11  du  règlement  judiciaire.  Ne  faut-il  pas 
néanmoins  en  forcer  les  termes  de  la  manière  la  plus  violente  pour 
en  conclure  que  le  gouvernement  égyptien  ne  saurait  faire  aucune 
loi  politique,   aucun  règlement  financier,  sans  l'assentiment  du 
corps  de  ta  magistrature  ou  des  quatorze  puissances  qui  ont  adhéré 
à  la  réforme?  Comme  nous  le  disions  il  y  a  un  moment,  cette  réforme 
ne  saurait  en  rien  étendre  les  privilèges  accordés  aux  Européens 
parles  capitulations;  or  où  a-t-on  vu  dans  les  capitulations  que 
les  puissances  étrangères  pussent  s'ingérer  dans  la  législation  des 
états  musulmans  pour  empêcher,  par  exemple,  ces  états  de  réduire 
l'intérêt  de  leur  dette,  d'en  opérer  l'uniUcation  ou  la  conversion? 
On  a  beaucoup  abusé  des  mots  «  système  adopté  »  introduits  dans 
l'article  i2  du  code  civil;  on  a  prétendu  qu'ils  interdisaient  au  gou- 
lemement  égyptien  de  faire  de  sa  propre  et  seule  autorité  une  loi 
quelconque,  attendu  que  toutes  les  lois  peuvent  modifier  plus  ou 
moins  directement  le  système  adopté.  Ici  l'élasticité  des  mots  a 
donné  naissance  aux  plus  étranges  abus.  S'érigeant  en  parlement 
de  l'ancien  régime,  la  cour  d'appel  d'Alexandrie  s'est  faite  la  mal* 
tresse  absolue,  le  juge  suprême  des  lois.  En  supposant  même  que 
l'article  11  du  règlement  d'organisation  judiciaire  et  l'article  12  du 
code  dvil  eussent  eu  dans  la  pensée  de  ceux  qui  les  avaient  rédigés 
toute  la  portée  qu'où  leur  a  attribuée,  la  conduite  de  la  cour  n'en 
eût  pas  moins  constitué  un  empiétement  déplorable.  D'après  tous 
les  textes  que  nous  venons  de  citer,  ce  n'est  pas  à  elle  qu'il  appar- 
tiendrait de  décider  si  telle  ou  telle  mesure  prise  par  le  gouverne- 
ment égyptien  blesse  ou  ne  blesse  pas  les  privilèges  que  le  droit 
conventionnel  assure  aux  étrangers    établis  en  Egypte.  Chaque 
fois  qu'une  mesure   de  ce  genre  lui  est  soumise,  elle  devrait, 
comme  l'expliquaient  les  dépêches  françaises,  se  déclarer  incom- 
pétente. La  diplomatie  s'emparerait  alors  de  TaiTaire  et  la  traiterait 
dans  des  négociations  suivies  avec  le  gouvernement  égyptien.  Il  est 
impossible  de  trouver,  soit  dans  les  conventions  internationales, 
soit  dans  le  co  le,  soit  dans  les  dépêches  diplomatiques  qui  servent 
de  commentaire  aux  conventions  et  au  code,  une  ligne,  un  mot 
justifiant  la  double  prétention  de  la  cour  :  premièrement  de  juger 


296  ASTUB  DES  DEUX  MONDES. 

la  légalité  ou  Tillégalité  d'un  acte  de  la  puissance  publique  égyp- 
tienne, et  secondement  de  ne  reconnaître  comme  légaux  que 
ceux  de  ces  actes  qui  sont  revêtus  de  l'adhésion  des  puissances. 
D'après  les  capitulations  et  les  traités,  les  puissances  ont  le  droit 
de  remontrance  diplomatique  [quand  une  loi  touche  à  leurs  natio- 
naux, mais  elles  n'ont  aucunement  le  droit  de  participer  à  la 
rédaction  de  cette  loi  en  lui  imprimant  par  leur  acceptation  un 
caractère  obligatoire  qu'elle  n'aurait  pas  sans  cela.  On  se  plaignait 
beaucoup  des  empiétemens  de  pouvoir  que  le  régime  consulaire 
avait  favorisés  en  Egypte.  Y  en  avait-il  pourtant  un  seul  qu'on  pût 
comparer  à  celui  qui  a  mis  la  puissance  législative  entre  les  mains 
de  quatorze  états,  dont  quatre  ou  cinq  à  peine  ont  des  intérêts 
réels  dans  le  pays,  qui  a  réduit  le  gouvernement  égyptien  à  un 
état  de  dépendance  tel  qu'il  ne  lui  est  plus  possible  de  régler  ses 
affaires  les  plus  urgentes  sans  consulter  le  bon  plaisir  de  la  Hol- 
lande, des  États-Unis  ou  de  la  Grèce  (1)  ? 

C'est  de  la  crise  financière  provoquée  par  la  faillite  de  l'Egypte 
en  1876  que  sont  sortis  tous  les  empiétemens  de  la  magistrature 
mixte.  Ciimprenant  le  parti  qu'elle  pourrait  tirer  de  la  faiblesse  où 
cette  faillite  plaçait  le  gouvernement  égyptien,  la  cour  d'appel 
d'Alexandrie  a  profité,  dès  le  premier  jour,  des  circonstances  favo- 
rables qui  lui  étaient  offertes  pour  s'emparer  d'une  fonction  de  la 
puissance  publique  en  refusant  de  reconnaître  un  caractère  légal  aux 
mesures  prises  pour  la  conversion  de  la  dette  (2).  Il  est  inutile  de 
raconter  en  détail  conmient  la  question  s'est  posée  devant  elle  et 
comment  elle  Ta  résolue  ;  le  seul  point  important  est  de  mettre  en 
évidence  les  principes  généraux  qu'elle  a  tirés  d'un  cas  particulier. 
Il  s'agissait  d'un  procès  «ntre  un  Italien,  M.  César  Carpi,  et  la  daîra 

(1)  Pour  éviter  toateéqul?oqae,  U  est  boa  de  pré?enir  le  lecteur  qa'aa  jugemeat  ré- 
cent da  tribomal  de  première  instance  d*Alexandrie,  confirmé  par  an  arrêt  de  la  coar 
d*appel.  Tient  de  modifier  da  tout  au  toat  ou  du  moins  de  transformer,  ea  Tezpliqaant, 
de  manière  k  la  rendre  méconnaissable,  la  Jurisprudence  des  tribunaux  mixtes.  La 
cour  reconnaît  aujourd'hui  qu'elle  est  incompétente  pour  Juger  une  loi  d'administra- 
tion publique  ùdte  par  le  gouvernement  égyptien,  et  par  conséquent  que  ce  gouyeme- 
ment  peut  faire  une  loi  de  ce  genre  sans  son  concours  et  sans  celui  des  quatorse  puis- 
sances qui  ont  adhéré  à  la  réforme.  Mais  cet  arrêt,  excellent  en  lui-môme,  est  renu 
trop  Urd  pour  changer  ou  modifier  la  situation  créée  par  les  arrèu  préoédens.  Gela 
est  si  vrai,  que  le  gouvernement  égyptien  a  été  obligé  de  recourir  à  uno  oommlsaion 
internationale  afin  de  faire  une  loi  de  liquidation  financière,  et  que  si  cette  loi,  une 
fois  faite,  avait  été  repoussée  par  une  seule  des  quatone  puissances  qui  ont  adhéré  à 
la  réforme,  elle  n'aurait  aujourd'hui  aucune  valeur  légale.  A  la  veille  do  l'expiration 
des  traités,  la  cour  a  Jugé  habile  et  sage  d'abandonner  l'attitude  qu'elle  avait  gardée 
quatre  ans,  mais  les  conséquences  de  cette  attitude  sont  irrémédiablement  aoqulaes  ;  un 
repentir  tardif  ne  les  a  nullement  détruites. 

(S)  Voir,  à  ce  sujet  l'article  de  M.  Paul  Merruau,  que  nous  avons  signalé  plus  haut 
dans  la  Rwue  du  15  août  1876. 


LA  SITUATION  DE  l'ÉGYPTE.  297 


sanieh  du  khédive,  dont  les  bons,  devant  être  convertis  avec  Ten- 
semble  de  la  dette,  avaient  été  prorogés  jusqu'à  la  conversion.  L'af- 
faire, portée  devant  le  tribunal  de  commerce,  avait  abouti  à  une 
déclaration  d'incompétence  de  la  part  de  celui-ci.  Interprétant  ses 
droits  avec  justesse  et  modération,  le  tribunal  de  commerce  avait 
reiiisé  d'apprécier  la  légalité  du  décret  qui  prorogeait  l'échéance 
des  bons  et  assignations  de  la  dette  publique;  il  avait  laissé  le 
demaDdeur  libre  de  s'adresser  à  son  consul  pour  protester  par  la 
voie  diplomatique  contre  une  mesure  qui  pouvait  être  en  contra- 
diaion  avec  les  traités,  mais  qui  rentrait  certainement,  par  sa 
nature  et  ses  conséquences,  dans  la  compétence  de  l'état  égyp- 
tien. La  cour  d'appel  d'Alexandrie  n'éprouva  pas  les  mêmes  scru- 
pules. Examinant  l'influence  que  les  lois  ou  les  ordonnances  admi- 
nistratives exerçaient  sur  l'action  des  tribunaux  mixtes,  elle  déclara 
que  le  décret  par  lequel  le  khédive  avait  prorogé  les  échéances  delà 
dette  publique  ne  devait  pas  être  «  appliqué  comme  loi  capable  de 
modifier  ou  d'atténuer  l'empire  des  codes,  par  cela  seul  qu'il  n'avait 
pas  été  émis  dans  les  conditions  stipulées  par  l'article  12  du  code 
civil  et  avec  le  concours  des  personnes  compétentes.  »  C'était, 
comme  on  le  voit,  exiger  que  la  magistrature  prit  directement  part 
à  la  confection  des  lois  et  devint  le  régulateur  même  de  la  puissance 
législative.  La  cour  d'appel  établissait  plus  complètement  encore, 
au  moyen  d'une  ingénieuse  théorie,  la  dépendance  dans  laquelle  elle 
voulait  placer  le  gouvernement  vis-à-vis  d'elle.  —  «  Considérant, 
disaitrelle,  que  le  décret  du  khédive  n'a  pas  respecté  le  double  attri- 
but que  l'on  peut  séparer  dans  toute  administration  publique,  et 
qui  comprend  le  jus  imperii^  en  vertu  duquel  un  gouvernement, 
ixù&Xh  ginéralité  tX  Y  impersonnalité  de  ce  droit,  établit  une  règle 
obligatoire  pour  tous  sans  blesser  exclusivement  les  rapports  qu'il 
peut  avoir  éventuellement  avec  une  personne  ou  une  classe  de  per- 
sonnes, et  le  yW  imperii  vel  gestioniSy  en  vertu  duquel  ce  même  gou- 
vernement, selon  la  locution  de  Grozio,  reproduite  par  les  plus  célè- 
bres publicistes,  n'est  pas  integrum^  c'est-à-dire  représentant  de  la 
société  tout  entière,  mais  sans  contredit /?arj  integri^  et  par  là  sou- 
mis, comme  tout  autre  citoyen  aux  dispositions  des  lois  générales 
qui  règlent  les  rapports  de  tous  les  individus  et  de  la  société  civile; 
qu'en  conséquence,  il  est  certain  que  le  gouvernement  égyptien, 
en  acceptant  le  22  avril  1875  les  traites  de  la  daïra  sanieh,  établis- 
sant l'obligation  d'en  payer  le   montant  au  porteur  à  l'échéance 
convenue,  et  en  décrétant  sans  autre  forme,  le  6  avril  dernier,  que 
cette  échéance  établie  par  engagement  devait  être  prorogée  de 
trois  mois,  n'a  pas  exercé  la  fonction  tout  objective  qui  caracté- 
rise l'administration  publique,  cet  élément  organique  de  l'état,  cet 
être  impersonnel  qui  coopère  au  grand  mouvement  social,  à  cette 


208  ftKVm  DES  DEUX  MONDES. 

réunion  de  faits,  d'ordres,  d'opérations,  de  charges  et  de  sacrifices 
qui  sont  imposés  par  Tintérét  général  et  doivent  être  supportés  dans 
de  justes  proportions  par  tous  les  sujets  de  Tétat;  mais  qu'il  a  plutôt 
exercé  l'autre  fonction  toute  subjective  dans  laquelle  l'administration 
doit  être  considérée  comme  une  personne  civile,  comme  un  être  mo- 
ral, juridique,  égal  à  tout  autre  particulier  devant  la  loi,  soit  pots*  ses 
droits,  soit  pour  ses  obligations,  et  par  suite  soumis,  en  vertu  de  la 
règle  universelle  de  tout  état  juste  et  civilisé  et  suivant  les  termes  de 
l'article  10,  titre  i"*  du  règlement  d'organisation  judiciaire,  à  l'instar 
de  tout  autre  particulier,  au  pouvoir  judiciaire  ordinaire,fetc.  »  — 
Ainsi,  d'après  la  cour  d'appel  d'Alexandrie,  lorsque  le  gouvernement 
égyptien,  constatant  lui-même  l'état  de  déconfiture  dans  lequel  il  était 
tombé,  prorogeait  les  échéances  de  ses  dettes  et  en  préparait  la  con- 
version générale,  il  n'i^ssait  pas  comme  représentant  intégral  de  la 
puissance  publique,  mais  comme  un  simple  particulier  justiciable  des 
tribunaux  ;  il  n'exerçait  pas  la  fonction  objective  de  l'état,  il  jouait 
tout  bonnement  le  rêle  subjectif  d'un  débiteur  obéré  qui  ne  peut 
pas  payer.  Il  est  étrange  qu'une  pareille  théorie  ait  été  solen- 
nellement proclamée  par  une  cour  que  préside  on  Autrichien  et  dont 
un  des  conseillers  les  plus  éminens  est  un  Italien.  Qu'aurait  dit 
l'Autriche,  qu'aurait  dit  l'Italie,  lorsqu'elles  ont  réduit  l'intérêt  de 
leurs  dettes,  s'il  s'était  trouvé  devant  elles  un  tribunal  pour  pré- 
tendre qu'en  agissant  ainsi,  elles  n'usaient  pas  d'un  droit  souve- 
rain, qu'elles  tombaient  sous  le  coup  des  apborismes  de  Grorio,  et 
qu'elles  devaient  être  condamnées  en  justice  comme  un  vulgaire 
débiteur  insolvable?  Il  n'y  avait  rien  dans  les  traités  sur  la  réfonne 
judiciadre,  rien  dans  le  code  civil  qui  justifiât  les  prétentions  de  la 
cour  d'Alexandrie  ;  car  on  n'avait  pas  prévu  en  les  rédigeant,  car 
aucune  législation  ne  prévoit  Thypothëse  de  la  faillite  d'un  gou- 
vernement. Quand,  à  des  époques  diverses,  presque  toutes  les  puis- 
sances de  l'Europe,  et  en  dernier  lieu  l'Autriche  et  l'Italie,  se  sont 
vues  acculées  à  la  nécessité  de  manquer  à  leurs  engagemens  finan- 
ciers et  d'imposer  à  leurs  créanciers  des  sacrifices  plus  ou  noins 
importans,  ce  n'est  pas  dans  les  lois  ordinaires  qu'elles  ont  cher- 
ché la  justification  de  pareilles  mesures  ;  elles  ont  invoqué  le  droit 
imprescriptible  et  supérieur  de  l'état,  lequel,  faisant  les  lois,  peut 
dans  les  cas  de  force  majeure,  suppléer  souverainement  à  Tinsuffi- 
sance  de  celles  qui  existent.  D'oà  vient  donc  que  les  magistrats 
internationaux  de  la  cour  d'appel  d'Alexandrie  aient  dénié  au  gou- 
vernement égyptien  un  droit  que  les  gouvememens  de  leurs  pays 
respectifs  n'ont  jamais  abdiqué?  D'oà  vient  qu'ils  aient   traité 
l'Egypte  comme  aucune  nation  du  monde  n'a  été  traitée,  si  ce  n'est 
après  une  conquête  à  main  armée? 
L'arrêt  de  la  cour  d'appel  d'Alexandrie  dans  l'affaire  Garpi  n'a- 


LA   SITUATION   M  I.  JEfiTPTE.  299 

yait  pas  été  rendu  sans  protestation*  Refusaot  de  venir  plaider  une 
cause  dans  laquelle  ses  droits  politiques  et  ada^nistratifs  étaient 
impliqués»  le  gouvernement  égyptkm  s'était  bora  à  faire  lire  au 
triboBal  une  déchuratioa  qu'il  est  ^uée  dû  reproduire,  car  eUe  est 
rexproasieu  même  de  la  vérité  et  du  ikiât. 
Eo  TQÎd  le  teite  complet  : 

MaflBÎeiin,  le  tribunal  a  certainemeoC  mesuré  toute  la  gravité  du  débat 
qae  Ton  vient  porter  devant  lui,  et  nul  ne  s'étonnera  de  l'attitude 
qae  les  ârconstaoces  imposent  au  gouvernemeut.  Ce  que  Ton  met  en 
queatioiu  œ  n'est  point  un  acte  de  son  administration  dont  les  atteintes 
froisstraieot  un  droit  acquis,  c'est  une  prérogative  souveraine  elle- 
môiae  dins  ce  qui  constitue  son  essence:  la  puissance  législative.  Le 
décret  du  16  avril  1876,  qui  a  prorogé  les  échésôces,  celui  du  7  mai  qui« 
dans  un  intérêt  général  de  premier  ordre,  transforme  en  une  dette 
aoique  et  aouveile  toutes  les  dettes  antérieures  du  pays,  sont  des  actes 
du  législateur,  l^  législateur  ne  peut  donc  ni  ne  doit  les  discuter  en 
cours  de  justice.  Plein  de  respect  pour  les  décisions  de  tribunaux 
qu'il  a  appelés  de  tous  ses  vœux  et  dont  il  a  voulu  être  le  premier  jus- 
tidabie  dans  toutes  ses  relations  d'ordre  privé  avec  les  étrangers  dont 
les  richesses,  l'activité  et  l'industrie  concourent  à  la  prospérité  de  ce 
P^ïs»  )e  gouvernement  se  rend  à  toutes  les  assignations  qui  l'appellent 
devant  les  juges  et  n'attend  d'eux  que  des  sentences  sur  le  terrain  où 
les  lois  internationales  constitutives  de  la  réforme  ont  permis  aux  tri- 
bonaoi  de  se  mouvoir  en  toute-puissance. 

Mais  ce  terrain  n'est  pas  sans  limites.  Vous  avez,  messieurs,  le  pou- 
voir judiciaire  tout  entier;  votre  intervention  va  jusqu'à  protéger  les 
droits  privés  contre  les  atteintes  accidentelles  que  leur  pourraient  por- 
ter les  actes  de  l'administration  permanente  du  pays  ;  mais  elles  s'ar- 
rêtent là  où  elles  se  trouveraient  en  conflit  avec  la  puissance  législative. 
En  se  liant  réciproquement  par  le  pacte  international  auquel  les  tribu- 
naux doivent  Texistence,  les  puissances  européennes  et  le  gouverne- 
ment ont  voulu  doter  le  pays  d'institutions  protectrices  des  droits  de 
tous,  et  rien  jusqu'à  ce  jour  n'a  pu  ébranler  les  grandes  espérances 
fondées  sur  cet  accord.  Mais  le  gouvernement  n'a  point  entendu  faire 
^andoa  de  sa  propre  puissance  en  subordonnant  les  mesures  législatives 
d'intérêt  général  au  contrôle  souverain  des  nouveaux  tribunaux, 
€t  les  puissances  amies  n'ont  point  abdiqué  aux  mains  de  ces  tribunaux 
les  droits  et  les  devoirs  généraux  de  la  protection  qu'elles  exercent  sur 
leois  {Ht^res  sujets.  Si  donc  ces  puissances  estimaient  qu'une  loi  nou- 
^^e  blessât  les  droits  de  leurs  nationaux^  elles  seules  pourraient  en- 
gager avec  le  gouvernement  de  Son  Altesse  des  négociations  dont  le  gou- 
vernement attendrait  avec  pleine  confiance  le  résultat;  jusque-là  les 
tribunaux  les  devraient  appliquer.  Tel  est  le  principe  de  la  séparation 


s  00  UTUE  DE8   DBUX  MONDES. 

des  pouvoirs,  essentiel  parce  qu'il  définit  leurs  attributions  et  assure 
leur  respective  indépendance. 

Le  tribunal  ne  saurait  fermer  les  yeux  sur  les  conséquences  d'une 
déclaration  contraire.  Le  gouvernement  considère  comme  engagés  les 
droits  de  sa  prérogative  souveraine;  et  d'ordre  de  Son  Altesse  le  khé- 
dive, nous  venons  déclarer  que  son  gouvernement  ne  peut,  sans  man- 
quer à  ses  devoirs  supérieurs  envers  lui-même  et  envers  son  peuple, 
discuter  en  justice  le  principe  même  des  lois  qu'il  croit  les  plus  pro- 
pres à  maintenir  et  à  développer  la  prospérité  publique.  La  sentence 
du  juge  a  droit  au  respect  de  tous;  dans  la  sphère  qui  est  sienne  tous 
lui  doivent  obéissance,  et  le  devoir  du  gouvernement  est  de  donner  à 
tous  l'exemple  de  cette  soumission;  mais  dans  la  sphère  législative  et 
souveraine,  le  devoir  du  gouvernement  est  de  revendiquer  en  sa  per- 
sonne l'indépendance  de  tous. 

Peut-être  la  déclaration  qu'on  vient  de  lire  était-elle  critiquable 
sur  un  point  :  les  nouveaux  tribunaux  ne  devaient  pas,  sans  se 
préoccuper  des  prescriptions  des  traités  et  du  code  civil,  appliquer 
purement  et  simplement  toutes  les  lois  qu'il  plaisait  au  gouverne- 
ment égyptien  d'édicter;  mais,  dans  les  cas  douteux,  ils  n'avaient 
qu'à  proclamer  leur  incompétence,  laissant  aux  puissances  le  soin 
d'établir  dans  des  négociations  diplomatiques  la  légalité  ou  l'illéga- 
lité de  ces  lois.  Agir  autrement,  se  faire  juge  de  la  loi,  c'était, 
comme  le  remarquait  fort  bien  la  déclaration,  non-seulement  mé- 
connaître le  principe  de  la  séparation  des  pouvoirs,  non-seulement 
porter  atteinte  à  la  puissance  législative  de  l'Egypte,  mais  encore 
empiéter  sur  l'autorité  des  puissances  et  sortir  résolument  du  ter- 
rain judiciaire  pour  se  placer  sur  le  terrain  politique,  dont  la  diplo- 
matie française,  on  l'a  vu,  avait  cherché  par  tous  les  moyens  à 
exclure  les  tribunaux.  Lorsque  l'arrêt  de  la  cour  d'Alexandrie  fut 
rendu,  le  ministre  des  affaires  étrangères  d'Egypte  adressa  aux 
agens  et  consuls  généraux  une  circulaire  dans  laquelle  il  précisait 
les  griefs  de  son  gouvernement  contre  cet  arrêt.  En  voici  le  passage 
principal  : 

Tout  en  ayant  confiance  que  les  tribunaux  reviendront  eux-mêmes  à 
une  détermination  plus  exacte  de  l'étendue  de  leurs  pouvoirs,  le  gou- 
vernement du  khédive,  dans  le  doute  que  son  silence  sur  cette  impor- 
tante question  ne  pût  être  interprété  comme  un  oubli  du  devoir  qui  lui 
incombe  de  maintenir  ses  attributions  telles  qu'elles  sont  définies  dans 
les  conventions  et  les  notes  échangées  avec  les  puissances  et  de  sau- 
vegarder intacts  l'exercice  des  prérogatives  gouvernementales  ainsi 
que  l'application  des  principes  du  droit  des  gens,  a  pris  le  parti  de 
faire  présenter  oralement  par  ses  conseils  à  l'audience  du  tribunal 


LA  SUDATION  DE  L  EGYPTE.  SOI 

d'Alexandrie  la  déclaration  dont,  par  ordre  du  khédive,  j'ai  l'honneur 
de  Yoas  transmettre  la  copie  ci-jointe.  Comme  vous  le  verrez  par  cette 
pièce,  si  les  tribunaux  continuaient  à  méconnaître,  au  point  de  vue  de 
quelques  intérêts,  le  caractère  obligatoire  d'une  mesure  législative,  ils 
pourraient,  dans  des  cas  d'utilité  ou  de  nécessité  publique,  comme  celui 
dont  il  s*agit,  empiéter  sur  le  domaine  des  représentans  des  gouveme- 
meos,  tuteurs  légitimes  des  intérêts  des  étrangers,  et  empêcher  que  le 
khédive,  exerçant  un  droit  et  un  devoir  inaliénables  de  son  gouverne- 
ment, ne  fût  à  même  de  pourvoir,  par  des  dispositions  opportunes,  aux 
nécessités  urgentes.  Dans  la  législation  de  la  réforme  on  ne  rencontre 
aucun  texte  qui  puisse  faire  présumer  que  le  gouvernement  du  khédive 
ou  les  puissances  aient  consenti  d'une  manière  quelconque  à  accorder 
aux  nouveaux  tribunaux  des  facilités  aussi  étendues.  En  effet,  Tarticle  11 
du  règlement  d'organisation  judiciaire  ayant  donné  lieu  à  des  notes 
explicatives  entre  l'Egypte  et  quelques-unes  des  puissances  intéressées, 
il  a  été  établi  d'une  manière  expresse  que  les  tribunaux  ne  pourraient 
s'arroger  le  droit  de  prononcer  sur  des  mesures  d'ordre  général  et  fiscal, 
ce  qui  est  évidemment  applicable  à  la  mesure  qui  nous  préoccupe 
aujourd'hui.  L'article  12  du  code  civil,  auquel  la  cour  fait  également 
allusioQ,  dispose  que  les  additions  et  modifications  aux  présentes  lois 
(c  est-à-dire  aux  codes  de  la  réforme)  seront  édictées  sur  l'avis  con- 
forme de  la  magistrature.  Mais  il  est  évident  que  cet  article  prévoit  un 
cas  spécial  et  exceptionnel.  Si,  quand  il  s'agit  d'ajouter  un  ou  plusieurs 
articles  aux  codes  ou  d^en  modiGer  quelques  autres,  le  pouvoir  légis- 
latif de  ilÊgypte  doit  s'exercer  suivant  le  mode  prescrit  dans  cet  article, 
il  s'ensuit  que  lorsqu'il  s'agit  de  tout  autre  cas,  celui,  par  exemple,  de 
pourvoir  k  une  nécessité  d'ordre  public  par  une  mesure  législative,  on 
ne  doit  pas  suivre  la  règle  fixée  par  l'article  12,  et  au  cas  où  cette  me- 
sure viendrait  à  froisser  les  droits  ou  les  intérêts  des  étrangers,  ce 
serait  naturellement  une  question  qui  ne  pourrait  être  traitée  et  déci- 
dée qu'avec  les  représentans  des  puissances. 

Le  gouvernement  égyptien  écrivait  mal,  mais  il  raisonnait  fort 
bien.  Par  malheur,  la  faillite  dans  laquelle  il  était  tombé  avait  indis- 
posé tout  le  monde  contre  lui  ;  la  cour  d'appel  d'Alexandrie  était 
soutenue  par  l'opinion  publique:  elle  était  sûre  de  n'être  pas  désa- 
Touée  par  les  gouvememens,  qui  s'opposaient  de  toutes  leurs  forces 
aux  mesures  financières  du  khédive  et  qui  songeaient  uniquement 
à  sauver  les  intérêts  menacés  des  créanciers.  Le  temps  n'était  plus 
où  X.  le  duc  Decazes  déclarait  que  la  nouvelle  justice  était  «  un 
pouvoir  institué  pour  la  connaissance  des  contestations  purement 
dviles,  »  et  qu'il  fallait  avoir  grand  soin  «  de  séparer  le  conten- 
tieux administratif  de  la  juridiction  civile  ou  commerciale  attribuée 
seule  aux  nouveaux  tribunaux.  »  Le  temps  n'était  plus  également 


i 


302  kETQB  DM  OeOX  MONDES. 

OÙ  le  mâme  duc  Oecazes  affirmait,  dans  une  déclaration  officielle, 
que  «  la  juridiction  des  nouveaux  tribunaux  ne  saurait  s'étendre 
jusqu'à  la  faculté  de  coii$acrer  la  légalité  (et  par  contre  Tilléga- 
lité)  de  toute  mesure  fiscale  qui  serait  contestée  par  la.  voie  diplo- 
matique, et  que  l'action  des  gouvememens  étrangers  ou  de  leurs 
agences  et  consulats  pourrait  toujours  s'interposer  pour  obtenir  la 
cassation  ou  la  réparation  d'actes  contraires,  soit  aux  stipulations 
des  traités,  soit  aux  prescariptions  du  droit  des  gens.  »  Cette  sage 
distinction  entre  les  droits  de  la  magistrature  et  ceux  de  la  diploma- 
tie avait  disparu.  Comme  la  conduite  financière  du  gouvernement 
égyptien  inspirait  une  méfiance  universelle^  tout  moyen  paraissait 
bra  pour  le  combattre.  La  cour  d'appel  d'Alexandrie  se  plaçait  à  la 
tète  de  la  campagne  entreiH-ise  contre  le  khédive.  Qu'importait 
qu'elle  se  servit  d'armes  prohibées  I  Pourvu  que  les  coups  atteignis- 
sent le  but,  on  ne  se  préoccupait  de  savoir  ni  de  quelle  main 
ils  étaient  partis  ni  par  quels  moyens  ils  avaient  été  portés.  Il  eût 
été  pourtant  bien  facile  de  prévoir  à  quels  dangers  on  se  heurterait, 
le  jour  où,  sortant  de  l'état  de  crise  violente  pour  rentrer  dans  un 
ordre  relatif,  on  chercherait  à  réorganiser  l'administration  et  les 
finances  du  pays,  à,  l'on  permettait  à.  une  cour,  possédant  déjà  des 
pouvoirs  judiciaires  exorbitans,  de  s'arroger  de  plus  des  pouvoirs 
politiques  presque  sans  limites.  Ce  qu'on  avait  voulu,  en  organisant 
la  réforme,  était-ce  donc  créer,  à  côté  du  vice-roi,  un  sorte  d'as- 
semblée législative  qui  lui  disputerait  ses  prérogatives  souveraines, 
qui  s'emparerait  d'une  partie  de  la  puissance  publique?  Était-ce 
opérer  une  mainmise  sur  la  législation  de  l'Egypte,,  au  profit 
de  la  cour  d'abord,  et  en  second  lieu  des  puissances  7  Si  quelques 
gouvememens,  l'Autriche  et  l'Allemagne  en  tète,  av^ent  eu  cette 
pensée,  ce  qui  est  assez  probable,  puisqu'elles  avaient  envoyé  à 
Alexandrie  des  hommes  politiques  plutôt  que  des  magistrats,  il  est 
clair  que  la  France  et  l'Angleterre  s'étaient  inspirées  de  tout  autres 
sentimens  en  donnant  leur  adhésion  à  la  réforme  et  en  envoyant  à 
Alexandrie  de  purs  jurisconsultes.  Hais  n'ayant  pas  jugé  à  propos 
de  soutenir  en  1876  les  protestations  du  khédive  contre  les  excès 
de  pouvoir  de  la  magistrature,  elles  ont  laissé  se  produire  une 
situation  dont  les  périls  se  sont  retournés  contre  elles  le  jour  où 
elles  ont  pris  en  main  les  affaires  de  l'Egypte  et  où  elles  ont  essayé 
de  les  résoudre  avec  équité  et  bonne  foi. 

A  partir  de  l'arrêt  Garpi,  il  a  été  convenu,  en  effet,  qu'aucune 
loi  financière  ne  pourrait  être  reconnue  valable  en  Egypte  sans 
l'adhésion  unanime  des  puissances  qui  ont  adhéré  à  la  réforme 
judiciaire,  et  que  toute  loi  faite  en  dehors  de  cette  condidon  essen- 
tielle serait  repoussée  par  les  tribunaux.  Ainsi  les  arrangemens 
proposées  par  UM.  Joubert  et  Goschen  n'ont  jamais  eu,  aux  yeux 


LA  SITUATION  DE   L  EGYPTE.  303 

de  lâ  magistrature,  de  caractère  légal  ;  Krat  au  plus  le  tribunal  de 
première  instance  du  Caire  a-t-il  consenti  à  leur  reconnaître  le 
cir&ctère  d'un  contrat  civil  passé  entre  le  gouvernement  égyptien 
et  ses  créanciers  (1),  ce  qui  est  à  coup  sûr  la  plus  étrange  con- 
ception juridique  qui  ait  jamais  été  imaginée  par  des  magistrats. 
Plus  tard,  lorsqu'il  est  devenu  incontestable  que  Tintérét  fixé 
par  MH.  Joubert  et  Goschen  était  trop  élevé,  lorsque  la  com- 
mission d'enquôte  en  a  réclamé  la  réduction,  lorsque  le  khé- 
dive a  essayé  de  TefTectuer,  Fobstacle  de  l'illégalité  a  surgi 
immédiatement  ;  toutes  les  tentatives  de  réorganisation  financière 
de  rÉgypte  sont  venues  jusqu'ici  s'y  briser.  C'est  surtout  le  règle- 
ment de  la  dette  flottante  que  la  jurisprudence  des  tribunaux  de  la 
îéhfme  a  rendu  tellement  inextricable  qu'il  a  fallu  des  années  et 
nn  immense  eflfort  diplomatique  pour  en  venir  &  bout.  On  sait  qu'à 
la  soite  du  premier  rapport  de  la  commission  d'enquête,  qui  décla- 
rait le  khédive  et  sa  famille  responsables  de  la  ruine  de  l'Egypte, 
tons  les  biens  du  vic^roi,  des  princes  et  princesses  ont  été  cédés 
à  l'état  comme  gage  d'un  emprunt  destiné  à  payer  cette  dette.  Rien 
n'était  plus  clair  que  les  termes  de  la  donation.  Il  était  évident 
qu'elle  était  faite  pour  un  but  déterminé  et  sous  une  condition  spé- 
ciale. Les  biens  cédés  à  l'état  passaient  dans  le  domaine  public, 
où  ils  devaient  recevoir  une  affectation  particulière  à  laquelle  on  ne 
pouvait  les  soustraire  sous  aucun  prétexte.  Propriété  commune  de 
tons  les  créanciers,  il  était  inadmissible  qu'ils  servissent  à  quel- 
ques-nns  d'entre  eux  aux  dépens  des  autres.  Cependant,  à  peine 
ces  biens  étaient-ils  livrés  qu'un  certain  nombre  de  créanciers  les 
frappaient  d'hypothèques.  Ces  hypothèques  étaient-elles  valables? 
le  tribunal  du  Caire  s'était  prononcé  pour  la  négative;  la  cour 
d'appel  d'Alexandrie  a  réformé  son  jugement.  Dans  un  arrêt,  non 
moins  célèbre  en  Egypte  que  l'arrêt  Carpi,  elle  a  soutenu  de  nou- 
veau que  la  puissance  publique  égyptienne  était  en  quelque  sorte 
une  fonction  des  gouvemcmens  étrangers,  et  que,  lorsqu'elle  vou- 
lait s'exercer  sans  eux,  elle  se  mettait  en  insurrection  contre  la  loi. 
—  «  Alors  même,  dit  cet  arrêt,  que  l'intention  attribuée  à  S.  A.  le 
khédive  eût  été  formellement  exprimée  dans  le  décret  (par  lequel 
les  biens  de  la  famille  khédiviale  avaient  été  cédés  pour  servir  de 
gage  à  l'emprunt  destiné  &  solder  l'ensemble  de  la  dette  flottante) 

(1)  Noos  avons  df]à  dH  que  la  coiir  d*appel  Tenait  de  proclamer  son  incompétence, 
<^e  qoi  fiiit  tomber  lUngéniettse  et  plus  qn^étrange  théorie  da  trlbnnal  du  Caire  consi- 
déiut  nn  dtat  comme  une  peraonne  civile  contractant  avec  des  particuliers.  Mais,  en 
pnttqne,  c'est  la  théorie  du  tribnnal  du  Caire  et  des  premiers  arrêts  de  la  cour  qui 
eoatiaae  à  triompher,  puisque  les  puissances,  k  défaut  d'une  entente  amiable  entre 
Pétat  égyptien  et  ses  créanciers,  ont  imposé  leur  intervention  directe  pour  modifier  la 
loi  financière  et  arriver  à  une  liquidation  des  dettes  publiques. 


soi  BBVUB  DES  DEUX  MONDES. 

et  qu'on  ne  pût  pas  douter  qu'il  ait  voulu  rendre  inaliénables  à 
l'égard  de  certains  créanciers  des  biens  qui,  par  leur  nature  et  les 
dispositions  de  la  loi,  étaient  le  gage  commun  de  tous,  il  n'était 
pas  loisible  au  chef  de  l'état  d'introduire,  sans  l'assentiment  des 
puissances  signataires  de  la  réforme,  une  modification  quelconque 
au  système  établi  par  les  nouveaux  codes,  que  cela  résuite  des 
dispositions  formelles  de  l'article  àO  du  titre  ii  du  règlement  d'or- 
ganisation judiciaire,  aux  termes  duquel,  «  pendant  la  période 
quinquennale,  aucun  changement  ne  peut  avoir  lieu  dans  le  sys- 
tème adopté,  etc.  »  —  Ainsi  le  khédive,  en  cédant  ses  biens  à  l'en- 
semble de  ses  créanciers,  ne  pouvait  pas,  sans  l'assentiment  des 
quatorze  puissances  qui  ont  adhéré  à  la  réforme,  empêcher  une 
partie  de  ces  créanciers  de  s'en  emparer  et  d'en  spolier  les  autres! 
De  là  des  complications  diplomatiques  et  financières  qui  ont  duré 
plus  d'une  année.  Pour  rendre  les  domaines  de  l'état  insaisissables, 
pour  les  laisser  à  la  communauté  des  créanciers  au  lieu  de  les 
abandonner  en  détail  aux  plus  pressés  ou  aux  plus  habiles  d'entre 
eux,  il  a  fallu  négocier  durant  de  longs  mois  avec  toutes  les  puis- 
sances, et,  pendant  qu'on  négociait,  une  partie  du  gage  de  tous  pas- 
sait entre  les  mains  de  quelques-uns.  Singulière  conséquence  d'un 
système  judiciaire  qui  devait,  dans  la  pensée  de  ses  auteurs,  impor- 
ter en  Egypte  l'égalité  devant  la  justice  I 

Il  serait  beaucoup  trop  long  de  raconter  en  détail  les  péripéties 
de  la  crise  qu'a  provoquée  le  respect  scrupuleux  de  ce  que  la  cour 
d'appel  d'Alexandrie  appelle  «  le  système  adopté.  »  La  première 
conséquence  en  a  été  de  faire  dépendre  le  règlement  d'intérêts 
purement  égyptiens,  anglais  et  français,  du  caprice  arbitraire  de 
nous  ne  savons  quel  état  minuscule,  instrument  docile  d'intrigues 
politiques  ou  financières  plus  ou  moins  avouables.  La  dette  égyp- 
tienne est  placée  tout  entière  en  France  et  en  Angleterre  ;  c'est  à 
peine  si  l'Autriche  et  l'Italie  en  possèdent  quelques  titres;  les  autres 
puissances  n'en  possèdent  pas  du  tout.  Le  dernier  emprunt  fait 
par  l'Egypte,  celui  dont  les  domaines  de  l'état  sont  le  gage,  est 
resté  complètement  en  France  et  en  Angleterre.  Eh  bien  !  quand  il 
s'est  agi  de  déclarer  que  les  domaines  de  l'état  seraient  insaisis- 
sables, ce  qui  était  absolument  nécessaire  pour  que  l'emprunt  eût 
quelque  solidité,  la  Grèce  a  entravé  longtemps  une  mesure  aussi 
simple,  aussi  légitime,  et  qui  la  regardait  aussi  peu  I  La  maison  Roth- 
schild, qui  a  fait  l'emprunt,  avait  entre  les  mains  les  sonmies 
nécessaires  pour  payer  deux  coupons  arriérés.  L'opposition  de  la 
Grèce  l'a  obligée  de  les  garder  plusieurs  semaines  en  résene! 
En  présence  de  faits  de  ce  genre,  n'est-on  pas  forcé  de  se  deman- 
der non-seulement  ce  qu'est  devenue  l'autonomie  de  l'Egypte,  mus 
ce  que  sont  devenus  aussi  les  droits  des  grandes  puissances  7  Grâce 


LA  SITUATION  DE  L*i6TPT£.  S05 

à  lâ  jorispradence  de  la  cour  d'appel  d'Alexandrie,  il  suffit  qu'un 
ministre  de  Hollande,  par  exemple,  soit  pris  d'une  fantaisie  d'op- 
position quelconque  ou  d'un  désir  peu  modeste  de  faire  parler  de 
loi  pour  qu'aucune  loi  ne  puisse  être  édictée  en  Egypte,  pour  que 
les  intérêts  vitaux  des  grandes  colonies  européennes  qui  habitent 
le  pays  ou  des  innombrables  créanciers  qui  détiennent  des  titres  de 
sa  dette  soient  blessés  de  la  manière  la  plus  grave.  Ainsi  le  veut 
I  le  système  adopté  (1).  »  L'autorité  législative  du  khédive,  qui  n'avait 
été  nullement  aliénée  par  les  traités,  a  disparu  par  cette  jurispru- 
dence. En  dépit  des  réserves  formelles  des  négociateurs  français, 
on  a  vu  la  cour  d'appel  d'Alexandrie  déclarer  que  tel  impôt  était 
illégal  et  obliger  le  gouvernement  qui  l'avait  perçu  à  payer  aux 
contribuables  soi-disant  lésés  des  dommages  et  intérêts.  On  a  vu 
le  tribunal  d'Alexandrie  condamner  également  le  gouvernement  à 
payer  des  dommages  et  intérêts  à  un  journaliste  européen  dont  le 
journal  avait  été  suspendu.  Le  tribunal  trouvait  cette  suspension  con- 
traire à  la  constitution  de  Midhat* Pacha,  qui,  d'après  lui,  était  appli- 
cable à  l'Egypte,  bien  qu'elle  ne  fût  appliquée  nulle  autre  part.  Le 
jour  même  où  U  rendait  son  jugement,  deux  journaux  étaient  sup- 
primés à  Gonstantinople  sans  que  la  constitution  de  Midhat-Pacha 
y  mit  le  moindre  obstacle  I  On  a  vu  encore  un  tribunal  de  la 
réforme  casser  des  jugemens  de  tribunaux  locaux,  se  faisant  arbitre 
des  conflits  entre  les  diJQTérentes  juridictions,  sans  autre  droit  pour 
cela  que  celui  du  plus  fort.  Nous  pourrions  multiplier  les  exemples 
à  l'infini  ;  mais  à  quoi  bon  7  N'en  avons-nous  pas  dit  assez  pour 
faire  comprendre  combien  il  serait  dangereux  de  laisser  subsister 
telle  queue  une  organisation  judiciaire  qui  peut  donner  lieu  à  de 
pareils  abus? 

Le  danger  serait  surtout  politique.  Lorsque  la  France  et  l'Angle- 
terre ont  adhéré  à  la  réforme,  ellel^  n'avaient  pas  prévu  que  les 
nouveaux  tribunaux  deviendraient  une  force  internationale  qui  do- 
minerait bientôt  celle  de  la  diplomatie.  Avant  la  réforme,  elles 
étaient  les  seules  puissances  dont  l'influence  se  fit  sentir  en  Egypte, 

(i)  n  est  à  remarquer  que  le  syêtème  fti  décrié  des  juridictions  consulaires  ne  don- 
Mit  pas  lieu  à  ce  genre  d'abus.  Quand  un  intérêt  ne  touchait  qu^à  une  puissance,  cette 
PUissDoen'aTaitpaa  besoin  du  concours  des  antres  pour  le  garantir.  Supposons  quels 
cHie  financière  égyptienne  se  fût  produite  sous  le  régime  consulaire  :  les  porteurs  de 
titrei  anglais  et  français,  autrichiens  et  italiens  auraient  fait  des  procès  au  gouverne- 
Bsm  du  khédive  dans  leurs  consulats  respectifo.  Ces  consulats  auraient  sans  doute  Jugé 
contre  le  gouTemement.  Celui-ci  aurait  donc  été  obligé  de  négocier  avec  la  France» 
l'Angleterre,  TAutriche  et  l'Italie,  pour  rendre  ses  arrangemens  financiers  légaux;  mais 
la  Grèce,  la  Hollande,  les  États-Unis,  la  Belgique,  etc.,  et  toutes  les  puissances  qui 
n'ont  pas  un  seul  titre  égyptiei^  entre  leurs  mains  seraient  restées  en  dehors  des 
négodationa. 

ma  lui,  —  1880*  20 


et  c'était  jastice»  car  elles  s^t  les  s^ulos  qui  passëdent  sur  les 
hodcds  du  Nil  des  intécéts  fiaaueiers,  industriels  et  diplomaiticiaes  de 
premier  ordre*  Personne  alors  n'avait  entendu  parler  au  Caire  ou  à 
Aloxandirie  de  l'infltteoce  autricbienBe  ou  de  Tinflaeoce  aUeoQiAnjde. 
PoiiiquQi  TAutricke,  pourquoi  TAHemagiM  se  aerfdent-^lles  oecu« 
pées  des  affaires  de  TÉgypte?  Pourquoi  y  auraient-elles  pi^is  une 
port  imp(»*tante?  Elles  n'ont  dans  le  pays  que  des  cobnies  iosigDi- 
fiantes  ;  jamais  elles  ne  sont  mêlées  à  sa  vie  morale  ou  matférielle, 
soit  pour  lui  rendre,  soit  pour  en  retirer  des  services.  Les  Ëgyp- 
tiens  ont  éprouvé  une  grande  surprise  lorsqu'ils  ont  appris  daaa 
ces  dernières  années  qu'ils  avaient  à  compter  avec  Vienne  autant 
qft'avec  Londres  ou  Paris  ;  que  dieons-noua?  que  Londres  et  Paris 
étaient  forcés  de  as  soumettre  aux  décisions  de  Vienne,  et  que 
désûrmais  c'étaient  les  eaux  du  Danube,  encore  plus  que  cdks  de 
la  Saine  et  de  la  Tamise,  qui  viendraient  se  mélanger  aux  eaux  du 
NiL.  A  coup  sâr,  un  pareil  dian^gesiient  était  tout  factice;  il  provenait 
uniquement  de  la  force  qu'on- avait  laissé  prendre  aux  Autrichiens  et 
aux  AUenuLuds  dans  lea  tribunaux  mixtes  ;  maie  il  n'en  exisftait  pas 
meîns,  et  ses  conséquences  ooi  été  si  nombreuses,  si  importantes 
qu'il  n'est  plus  possible  de  songer  i  les  détourner  complètement^ 
C'est  de  la  réforme  judiciaire  que  da^nt  en  Egypte  les  projets  de 
gouvernemmt  international,  spécialement  dirigés  contre  la  France  ei 
TAngleterre,  qui  amèneraie  nt,.  s'ils  venaient,  à  triompher,  une  anar* 
chie  politique  grosse  de  périls»  A  peine  le  dernier  coaûrôle  «iiglo-» 
finnçftis  étiit-il  organisé  qu'on  assiatait  à.la  coalition  du  vieux  parti 
turc,  évincé  du  pouvoir,  avec  les  coloiiies  italienoe,  autrichieane 
et  allemande  et  la.  cour  d'appel  d'Alexandrie.  G*est  Tappui  de  cette 
dernière  qui  donnait  quelque  consistance  à  cette  coalition  ;  car  le 
vieux  parti  turc*,  cooaposé  d'une  trentaine  d'individus  plus  impuis- 
sans  les  uns  que  les  autres»  et  tes  colonies  autrichienne»  italienne 
et  allemande  a'avaient  aucune  force  personnelle^  Mais  Terme  de  la 
loi  est  une  arme  terrible  lorsqu'elle!  est  mise  au  service  d'un  parti. 
On  en  a  fait  l'eipérienoe  en  Egypte,  et  si  la  commission  interna* 
tionale  qui  se  réunira  prochainement  au  Caire  ne  prend  pas  des 
mesures  efficaces  pour  ramener  et  renfermer  les  tribunaux  mixtes 
sur  le  terrain  purement  judiciaire  qu'ils  on!  déserté,  tous  les  efforts 
au  moyen  desquels  on  tentera  d'ailleurs  de  relever  ce  malheureux 
pays  seront  frappés  d'une  irrémédiable  stérilité. 

IV. 

Le  problème  des  modifications  k  introduire  dans  Torganisation 
des  tribunaux  de  la  réforme  pour  rendre  ces  tribunaux  inoi&naifs 
au  point  de  vue  politique,  tout  en  leur  conservant  une  autorité 


L4  Brro&nov  de  l'Egypte.  M7 

jodidaipe  éiendae,  est  usée  oMDpleKé  ija  pPemièDe  ^beatiott  à 
tésonAre  est  eelle  de  la  législalÎDiu  Gmameot  lesAtaér  au  goam- 
fiemeot  égyptien  Tasltonté  législative,  le  ditèt  do  lUre  des  lois,  Bnns 
eomppomettre  les  piivilëges  qae  las  {èfpsagecs  «at  aaqws  depuis 
qoatre  ans  et  dont  ils  ne  eMseotirMl  pas  à  ae  dé^pardr?  ComOMit 
kiMr  vue  part  légilime  aux  gouTeneneindaiiB  Ibl  ^toaieiàcoBL  de 
ees  lois,  tout  es  mettant  qb  tenue  à  l^oliva  triant  qui  place  l'É|gy|ae 
-saasla  taledle  des  puissantes  les  phi8>infimas,«t  permet  à^des  états 
qui  oBt  masqué  les  premiers  i  iears  «agagemenB  flaauBioîers  'de  l«i 
imposer  le  xespec^  de  prameases  deTenaesnaanifisstameiit  irrâifisa- 
blesf  Gominent  surtout  of ganiser  oette  aertB  d'intenreBtkm  de  aia- 
nèrei  éviter  qu'un  seul  gouveraetoest,  etipresque  toujeurs  témoins 
impovtaat  de  tous,  puisse  s'opposer  4  des  mesores  législatives 
adopites  par  les  autres,  à  des  mesures «qoi  ne  tOKhént  'en  Ecen  à  ses 
intététi  personnete  et  snr  lesquelles  en  Inmne  justioe  il  ne  deyrait 
iiètne  pas  avoir  à  donner  une  opinion  lAstoaîiqiie?  On  a  aouveot 
parlé  de  créer  au  Caire  une  sorte  do'conaeild'écat  international,  eu 
danoiiis  oomenantune  forte  «anoiité  d^étmngers,  qui  aarsûtientde 
autres  fonctions  celles  de  préparer  et  de  sanctionner  tes  lots*  Bans 
les  demiecs  mots  de  son  règne,  Ismai-Saotaa  avait  Même  ^Mcrélé 
la  créalioD  de  ce  coBseil*  Ba  réaJiié,  xme  insôtntion  de  ce  gieoire 
sitfait  beaucoup  ptus  d'imconvâiienB  «que  d'^avioitBgea,  Be  deux 
drnes  Tune  :  ou  les  membres  «étrangers  diu  codobîI  sendenl  aufr- 
nés  par  le  gouvememeiit  égyptien,  e^  on  pourrait  alois  avnr 
quelques  doutes  sarleur  indépMdance,  ou  ilsaenôent  désignés  par 
Inasgouvememens  re^)ectifs,  etf^n  pounAitcraindiie  alarsàs  les 
Tnr  porter  dans  F «ccomplissement  de  lenr  aïoidat  de  tticbenses 
préoôcnpations  politiqiues.  Il  ne^tp«BOUblîier>que  rÉgyptesoaffve 
en  ce  «Moment  d'une  maladie  qu'on  await  te  droit  de  dteigner  sous 
leiusm  é'iniemadonaliié.  Objèft  d'înuMibrables  compétitions,  titte 
est  tiraBiée  dans  tous  les  sens  par  des  puissances  qui  ne  iongeut 
qu'à  étendre  sur  elle  leur  influence  inditidoelle,  non  à  gKvaotrr  ses 
ûtéiéta  personnels  en  lui  assurant  les  Mnéicea  >d\me  bonne  admi- 
mstotîMi,  d'âme  justice  équitiàiiile,  4»  'finances  bien  équilibrées. 
Certalaes  ide  œs  puissances  «eraiént  môme  désolées  quiette  xéocga- 
oisit  ses  ^ees  et  tiMabât  son  prestige,  car  il  faudrait  renoncer 
«Bsuiie  à  l'exploiter  ou  à  l'asservir.  Toute  «astitution  qui^onnenât 
oae  fonce  permanente  à  fintemaitianadilé,  qui  permettrait  à  l'en- 
Beibble  des  «puissances  de  se  mMereaaa  cesse  «dasi  aiflaites  ^STP* 
tieaoet,  «orait  donc  pour  TéBultitt  «ne  anarefate  pcMiiqoe  dmt 
l'isme  faMe  serait  la  révolunSon  ^  9a  conquèie.  C'est,  contre 
«e  4mger  ^êptil  ÙM,  se  <p^éiÉu«âr  céûte  «que  •coûfoe,  en  laîssaot 
ftgyptesoua  la  tutelle  exclusive  des  deux  grandee  nMicrnsquioât 


SOS  hetub  des  deux  moiideb. 

un  intérêt  capital  à  ce  qu'elle  ne  tombe  pas  en  dissolution,  la 
France  et  FAngleterre,  et  en  n'accordant  aux  autres  que  les  droits 
restreints  dont  elles  ont  besoin  pour  assurer  la  protection  de  leurs 
nationaux.  Or,  l'organisation  d'un  conseil  d'état  donnerait,  au  con- 
traire, une  impulsion  nouvelle  aux  intrigues  et  aux  luttes  d'ambi- 
tion internationales.  Le  seul  moyen  d'arriver  à  une  solution  pratique 
serait  de  décider  que  chaque  fois  qu'il  serait  nécessaire  de  recourir 
à  l'adhésion  des  puissances  pour  imprimer  à  une  loi  le  caractère  obli- 
gatoire réclamé  par  les  tribunaux  de  la  réforme,  les  puissances  nom- 
meraient une  commission  spéciale  chargée  d'examiner  cette  loi  et 
d'en  proclamer  la  légalité  à  la  majorité  des  voix.  Il  serait  très 
important  que  cette  commission  ne  fût  nommée  que  pour  une  cir- 
constance et  avec  un  mandat  particulier  ;  car,  dans  un  pays  comme 
l'Egypte,  où  rien  ne  s'oppose  aux  empiëtemens  de  toute  institution 
qui  se  sent  assez  forte  pour  s'emparer  d'une  partie  de  la  puissance 
publique,  une  commission  permanente  attirerait  bientôt  à  elle  tous 
les  pouvoirs  et  deviendrait  le  véritable  gouvernement.  Au  reste, 
lorsque  la  liquidation  finanaiëre  actuelle  sera  terminée,  il  n'arrivera 
presque  jamais  d'avoir  besoin  de  soumettre  une  loi  nouvelle  à 
l'adhésion  des  puissances.  Rien  ne  sera  donc  plus  aisé  que  de  nom- 
mer à  chaque  occasion  une  commission  provisoire,  dont  chacun 
choisira  les  membres  à  son  gré  soit  dans  le  corps  consulaire,  soit 
dans  le  corps  de  la  magistrature,  soit  à  la  caisse  de  la  dette.  Il  serût 
sage  de  décider  que  les  grandes  puissances  seules  feront  par- 
tie de  cette  commission  ;  car  il  est  bien  clair  que  les  petites  ne 
sauraient  exiger  pour  leurs  nationaux  des  garanties  plus  complètes 
que  celles  dont  les  grandes  déclareraient  se  contenter.  C'est  ce  qui 
vient  d'être  fait  pour  la  commission  de  liquidation  financière, 
dont  le  mandat  a  été  soigneusement  limité  et  dont  les  membres 
n'appartenaient  qu'aux  grandes  puissances.  Le  résultat  a  été  excel- 
lent; l'épreuve  a  parfaitement  réussi.  L'exemple  est  trop  bon  à 
suivre  pour  qu'on  ne  le  suive  pas. 

Ainsi  réglée,  l'intervention  des  puissances  dans  la  législation  de 
l'Egypte  deviendrait  beaucoup  moins  dangereuse,  beaucoup  moins 
vexatoire  qu'elle  ne  Ta  été  jusqu'ici.  Mais  pour  détruire  les  effets 
funestes  de  la  réforme,  il  faudrait  encore  trouver  le  moyen  d'arrê- 
ter les  empiétemens  de  la  cour  d'appel  d'Alexandrie,  d'abord  sur 
le  pouvoir  politique  du  gouvernement  égyptien,  et  secondement  sur 
l'autorité  du  parquet  et  des  tribunaux  de  première  instance.  Nous 
répétons  qu'il  serait  tout  à  fait  imprudent  de  laisser  subsister  telle 
quelle,  dans  un  pays  comme  l'Egypte,  une  cour  qui  est  juge  du 
fait  et  du  droit,  qui  décide  des  contestations  administratives  aussi 
bien  que  des  contestations  civiles  et  commerciales,  qui  exerce 


LA  SITUATION  DE  I.  EGYPTE.  309 

enfin  sur  tout  le  corps  de  la  magistrature  un  véritable  despo- 
tisme. Tôt  ou  tard,  cette  cour  deviendrait  tellement  omnipotente, 
qu'il  ne  serait  plus  possible  de  la  contenir,  et,  comme  elle  est  com- 
posée d'élémens  internationaux,  la  justice  égyptienne,  en  dépit  de 
la  bonne  volonté  de  la  majorité  des  magistrats,  deviendrait 
le  champ  clos  des  compétitions  européennes,  la  lice  où  toutes 
les  puissances  se  disputeraient  le  droit  de  gouverner  TËgypte  ou 
d'y  faire  prévaloir  leur  autorité.  De  là  la  nécessité  de  diviser  les 
pouvoirs  que  Ton  a  eu  le  tort  de  concentrer  en  une  seule  assem* 
blée ,  et  d'arriver  à  une  sorte  d'équilibre  qui  mettrait  un  terme 
aux  tentatives  d'une  domination  unique  et  absolue.  En  France,  les 
cours  d'appel  ne  jugent  qu'en  fait;  la  cour  de  cassation  seule  est 
souyeraine  en  matière  de  droit;  l'autorité  disciplinaire  est  partagée 
entre  cette  dernière,  les  présidons  de  cour  d'appel  et  le  ministère 
de  la  justice  représenté  par  le  parquet;  quant  à  l'autorité  adminis- 
trative, elle  reste  à  des  tribunaux  spéciaux.  Cette  organisation  pru- 
dente, qui  ne  permet  à  personne  d'abuser  de  ses  droits  pour  oppri- 
mer ceux  du  voisin,  a  de  plus  l'avantage  judiciaire  de  fournir  aux 
plaideurs  la  ressource  d'une  troisième  instance.  Cette  ressource 
existait  en  Egypte  sous  le  régime  consulaire  ;  puisque  les  jugemens 
des  consulats  pouvaient  être  portés  d'abord  à  la  cour  d'Aix,  puis  à 
la  cour  de  cassation.  Il  n'en  est  plus  de  môme  aujourd'hui.  Une 
cause  perdue  en  seconde  instance  à  la  cour  d'appel  d'Alexandrie 
est  définitivement  jugée;  l'arrêt  est  décisif  sur  le  fait  et  sur  le  droit; 
fût-il  manifestement  entaché  d'injustice,  il  n'y  a  plus  à  y  revenir. 
Ce  n'est  point  faire  insulte  aux  conseillers  d'Alexandrie  que  de  les 
comparer  à  nos  conseillers  français.  Tout  le  monde  est  d'avis  que 
ceux-ci  peuvent  se  tromper;  ils  se  trompent  en  effet  fort  souvent, 
puisque  la  cour  de  cassation  réforme  un  grand  nombre  d'arrêts 
rendus  par  eux.  Pourquoi  la  cour  d'appel  d'Alexandrie  jouirait- 
elle  seule  de  ce  privilège  de  l'infaillibilité  que  l'on  ne  reconnaît 
à  aucune  cour  européenne?  Il  est  certainement  beaucoup  plus  dif- 
ficile à  une  assemblée  internationale,  qui  subit  mille  influences 
morales  et  matérielles,  qui  est  placée  d'ailleurs  dans  un  pays 
connu  depuis  des  milliers  des  siècles  pour  l'action  amollissante 
et  délétère  qu'il  exerce  sur  les  caractères  et  sur  les  esprits  ;  il 
est  beaucoup  plus  difficile  à  cette  assemblée  de  garder  toute  sa 
lucidité  et  toute  son  impartialité  de  jugement  qu'aux  assemblées 
du  même  genre  de  l'Europe.  Et  cependant,  on  lui  accorde  en  Egypte 
ce  qu'on  lui  refuserait  sans  hésiter  en  Europe.  Est-ce  logique? 
Est-ce  raisonnable?  Est-ce  prudent? 

Enlever  à  la  cour  d'appel  d'Alexandrie  le  jugement  des  causes 
administratives  serait  impossible  »  car  on  ne  trouverait  point  en 


SiO  UTU&  mas  DEUX  mdkdss* 

Egypte  les  démens  nécessuEes  à  la  formatian  de  tribunaux  adzai- 
nistcatifs  et  d'un^uniseil  d'état  d'iine  oompétence  et  d'une  impartia-* 
lUé  suflisaiilies. Mais  coaiQie il  est  urgeDt d'oflapâcherqu'à la  fa^ur 
de  l'article  11  du  ;?è)gleineat  d'prganiaatien  judieiAîré»  la  ciw  con- 
tinue às'empacer  del'admifiiatraliiandiApays,  la  création  d'un  tribu- 
nal des  conflits, capal^lede l'arrêter  kmsqu'eHe soi-^tirait  de  saiattri- 
butions  pour  s'empar^er  decsellBs  qoi  me  lui  s^ppartieuxteat^aa^est 
devenufi  iadispen&able«  £t  (ce:  n'e^t  pus  seulemcmt ^daa^  les  procès 
administratifs  que  l'utilité  d'un  tribunal  éûs  coBiUts  se  fail  se&tk 
chaque  jour.  On  sait  «que  la  néforme  judidaire  n!a  pas  détruit  ia 
juridiction  consulaûe,  qui  continue  k  subsisiier  à  côté  de  la  juri- 
diction mixte.  Qr  il  aitive  sans;  cesae  que  ees  dsax  juridictions  sont 
en  conflit;  un  graad  nombre  depr^cèe  sont  testés  et  restent  encore 
en  suspens  parce  <|u'ila  ont  été  tranchés  d'une  maoîère  par  les  con- 
sulats et  d'une  autre  manière  par  les  tribunaux  mixtes.  C'est  là  un 
des  gravres  incon;véniens  qui  résultent  >de  la  complication  des  juri- 
dictions en  %ypte  (1).  Four  mettre  un  peu  d'ordre  dans  ce  chaos 
judiciaire^  ne  faut-il  pas;  qu'une  autorité  supérieure  déducle  souve- 
rainement à  quedlç  juridictien  appartiennent  les  caaises  controver- 
sées? Un  tribunal  suprême  des  coinflits  est  dcmc  plus  nécessaire  en 
%;pte  que  partout  ailleurs.  Pour  domier  satisfaction  à  tous  les  inté« 
r^ietgarantir tous lesdroitsqœ  la situà^tioi aaueUe de l'ï^gypta a 
créés  ou  dételoppés,  le  tribunal  des  conflits  devrait  de  composer  de 
deux  membres  nommés  par  le  gouvernement  é^pti^^  de  deux 
membres  nommés  par'  le  corps  de  la  magistrature,  de  4ieux  .mem- 
bres nommés  par  les  consulats,  et  des  deux  cJontrAleurs-généraux 
de  la  dette  publique.  Pendant  la  uouiveUe  période  tjulnquemaale  qui 
va  s'ouvrir  l'année  .prochaine  pow  la  réforme  jjudiciaijre,  il  est  pro- 
bable que  i'JÉgypIe  restera  dacs  l'état  oà  >elle  est  aMJpuird'huii  et 
que  les  intérêts  dea  dréanoiera  conlinuieront  à  yiôtne  défendus  par 
deux  contrôleurs.;  Gomme  la  ptopatt  des  conflits  en.  matière  admi- 
nislrative  porteromt  sur  des  questions  fioanciëres,  il  est  naturel 
çie  tces  deux  oontrûleute  fassent  ipartie  du  tribiiBai  des  conflits, 
îe  gouvernement  égyptien  a  Ifei  droit:  d'être  représenté  dans  un 
corps  chargé  de  défeoidre  «cm  autorité  législative.  Quant  à  la 
magistrature  et  aux  CMsulats,,  il  eBt  trop  clair  qire  leur  part  ne 
doit  pas  y  être  inlérieuire  à  celle  du  >gûuvernemeot'ég]^tien  et.  des 
contrôleurs* 

La  question  Ae  Vim^9ms$Jtiaa  d'une  tour  de  ictassation  t^at  ]»oau^ 

(1;  NoTis  avons  dit  anssi  qu'il  était  arrfté  aTnttribtfmiai  ikiixtes  ^  éBMer-^es' «n^t» 
tetribman  k)dav3i,  sotia  iprélèxm  qti«  cetix^  a'awient  pas  et  la  a»m|léf«i9e  néoes- 
iMve  |Miv  les>  readra  €'«st  «9  troisîèoiQ  gÇBfd  d»  ccmflitii  4M  il  fant  tenir  colB(»to. 


LA  SITUiTIW  D&  &  E«TPTK.  iH 

Qoop  plus  compliquée  que  la  précédeote.  La  première  idée  qui  ae 
présence,  lorsqu'oa  examine  les  abus  qu'a  entraînée  l'cMiinipotence< 
de  la  ûour  d'Alexandrie,  c'est  de  placer,,  au*d^fl8us  de  cette  eovr, 
à  l'exemple  de  r£ttrq)e,  une  cour  suprême  qui  lui  enlèTerait  la 
jugement  définitif  du  droit.  Mais,  pour  créer  cette  cour  suprême,. 
il  faudrait  créer  en  outre  une  secotide  cour  d*appel,  car  il  ne  serait 
pas  peasible  de  renvoyer  une  cause  à  celle  qui  l'aurait  déjà  jugéft 
et  mal  jugéeu  One  seconde  cour  d'appel  entraînerait  la  formation 
de  nouveaux  tribunaux,  car  il  ne  serait  pas  possible  non  phis  de 
n'avoir  que  trois  tribunaux  de  première  instance  avec  deux  cours 
d'appel  La  cour  d'appel  d'Àleixandrie  n'a  en  somme  qu'un  nombre 
d'affaires  très  modéré  à  traiteo:,.  ^--  quaitre  Cents  par  an  environ  ;  —  il 
est  donc  tout  à  fait  superflu  de  lui  donner  tinaiixiliaire.  U  serait  plus 
JQSte  d'organiser  de  Nouveaux  tnbimaux  de  preinièreiiislBnce  ;  ceux 
da  Caire  et  d'Alexandrie  succombent  sous  la  besqgne  ;  ils  jugent 
ainq  ou  six  fois  plus  d'affaires  que  nos  tribunaux  français.  Slais^ 
dans  la  situation  financière  de  l'Egypte,  on  ne  peut  songer  à  grever 
le  budget  des  dépenses  qu'entraînerait  i'établissemait  d'une  cour 
de  cassation,  d'une  nouvelle  cour  d'ajppel  et  de  nouveaux  tribtt* 
naux  de  première  instance.  Les  màgiistnits  quj,  vont  en  Egypte 
exigent  des  traitemen»  considérables;  à  oôté  des  magiatraifi,  le  per- 
sonnel judiciaire,  greffiers,  cofkiaita,  huissiers,  coûte  des  sommes 
importantes.  Il  esi  évident  que  s'il  fallait,  pour  modifier  la  réforme 
judiciaire,  braver  toutes  les  règles  d'une  économie  qui  est  devenue 
la  premièro  loi  du  gouvernement  égyptien,  le  maintien  de  l'état 
actuel  serait  inévitable.  Mais  estr*il  nécessaire  de  fonder  en  Egypte 
même  de  nouvelles  institutions  judiciaires!  Pourquoi  ne  pas  repren- 
dre, en  les  adaptant  au  régime  actuel,  les  tmditions  du  système 
consulaire?  Pourquoi  ne  pas  placer  liors  de  l'Egypte  non  plus  la 
seconde,  mps  la  troisième  instance?  Jadis,  lorsqu'un  procès  était 
jugé  par  un  tribunal  consulaire,  on  en  appelait  devant  la  cour  d'appel, 
puis  devant  la  cour  de  cassation  du  pays  de  la  partie  perdante, 
^trafigen  et  indigènes  étaient  paiement  habitués  à  ces  longs 
voyages,  et  a'iln  s'en  plaignaient,  œ  n'était,  pias  à  cause  des  lenteurs 
qn'ila  enlralnaiettt  eit  que  la  facilité  des  communications  modemea 
avait  singulièreolent  restreintes,  c'était  à  c&ute  du  désordre  produit 
par  la  multiplicilé  des  juridictions  de  seconde  et  de  troisième 
iastaiHSeu  Un  indigène  en  contestation  »vec  un  Français  allait  aana 
peîneiAâa  et.à  Parie;  mais  lorsque  la  ccriteâÉatiDn  roulait  entra 
pbsieta»  personaesde  nationalités  diff^Htes,  il  fallait  s'adresser 
iaotaot  de  cours  qu'il  y  avait  de  nationaÛtés  (1).  De  plus,  une  simple 

(i>  Tout  teU  ■  «é  fon  bieaexpHqué  par  If.  UvoUéesdans  ieteiaiId0Bi  naoawM 
è|à  |Mié«  yoim  kBuRmme  da  i^  féniar  1975. 


812  UTUE  DES  DEUX  MONDES. 

substitution  de  personne  forçait  parfois  de  recommencer  dans 
un  pays  un  procès  gagné  dans  un  autre,  en  sorte  qu'on  n'en 
voyait  jamais  l'issue.  De  là  les  plaintes  provoquées  par  le  régioie 
consulaire.  Mais  ces  plaintes  pourraient- elles  se  reproduire  si  les 
puissances  signataires  de  la  réforme  s'entendaient  pour  choisir,  daos 
une  nation  neutre,  ayant  une  jurisprudence  conforme  au  droit  fran- 
çais, la  Belgique  par  exemple,  la  cour  de  cassation  qui  statuerait 
en  droit  sur  toutes  les  causes  jugées  par  la  cour  d'appel  d'Alexan- 
drie et  que  la  partie  perdante  voudrait  soumettre  à  une  troisième 
instance  ?  Puisque  le  nombre  des  simples  appels  est  de  quatre  cents 
environ  par  an,  le  nombre  des  appels  en  cassation  serait  tout  au 
plus  de  cent  cinquante  à  deux  cents.  Pour  un  si  petit  nombre  de 
causes,  vaut-il  la  peine  de  créer  une  cour  de  cassation  très  coû- 
teuse? Yaut-il  aussi  la  peine  de  se  préoccuper  des  difficultés  maté- 
rielles causées  par  la  distance  qui  existe  entre  Bruxelles  et  Alexan- 
drie? Sur  ces  cent  à  deux  cents  causes,  combien  peu  exigeraient 
le  déplacement  des  plaideurs?  En  général,  les  parties  n'assistent 
pas  aux  procès  en  cassation  ;  elles  se  contentent  d'envoyer  les  dos- 
siers à  des  avocats  et  à  des  hommes  d'affaires  spéciaux  dans  la  ville 
où  se  trouve  la  cqjjr.  Cette  habitude  s'établirait  d'autant  plus  aisé- 
ment en  Egypte  qu'elle  y  serait  conforme  aux  mœurs  d'il  y  a  dnq 
ans,  à  l'époque  où  le  régime  consulaire  était  dans  toute  sa  vigueur. 
Il  n'y  a  donc  point  d'objection  matérielle  sérieuse  à  faire  au  pro- 
jet que  nous  présentons. 

On  y  fait  en  Egypte  des  objections  morales  encore  moins  sérieuses. 
Le  gouvernement  égyptien,  qui  regarde  la  justice  mixte  comme 
une  institution  nationale,  répugne  à  l'idée  d'en  chercher  au  dehors 
le  couronnement  ;  il  lui  semble  que  son  autonomie  en  sera  atteinte, 
que  ce  sera  une  diminution  de  son  autorité  personnelle.  Le  con- 
traûre  est  la  vérité.  Comment  qu'on  s'y  prenne,  de  quelque  manière 
qu'en  cherche  à  limiter  son  mandat,  que  ce  soit  une  cour  de  cassa- 
tion ou  une  cour  d'appel,  la  cour  suprême  de  la  réforme  judiciaire 
deviendra,  si  elle  continue  à  siéger  en  Egypte  où  elle  sera  néces- 
sairement internationale,  une  assemblée  politique,  foyer  de  nom- 
breuses compétitions  diplomatiques,  centre  d'une  action  morale 
extérieure  avec  laquelle  le  gouvernement  aura  toujours  à  compter. 
Pour  que  cette  cour  reste  purement  judiciaire,  pour  qu'elle  s'en- 
ferme dans  ses  fonctions,  pour  qu'elle  ne  soit  pas  la  tète  ou  le  bras 
d'un  parti,  il  faut  qu'elle  soit  éloignée  d'une  terre  où  il  est  presque 
impossible  d'échapper  à  l'esprit  d'intrigue.  Si  elle  reste  à  Alexandrie, 
elle  cherchera  inévitablement  à  y  jouer  le  rôle  qu'y  joue  en  ce 
moment  la  cour  d'appel  ;  on  aura  déplacé  la  difficulté,  on  ne  l'aorm 
pas  résolue.  Le  seul  moyen  de  ménager  l'indépendance  du  gouver- 
nement égyptien,  d'atteindre  la  proie  au  lieu  de  rombre«  est  de 


Lk  SITUATION  DE  L*E&TPTB.  813 

s'arrêter  au  parti  que  nous  proposons.  Peut-être  blesse-t-il  cer- 
taines susœptibilités  peu  réfléchies,  mais  il  ne  porte  atteinte  à 
ancan  droit,  à  aucun  intérêt  ;  il  garantit  au  contraire  tous  les  droits, 
tous  les  intérêts  légitimes.  Qu'y  a-t-il  de  choquant  d'ailleurs  à 
prendre  dans  un  pays  étranger  la  cour  suprême  d'une  justice  étran- 
gère, internationale,  qui  n'est  égyptienne  que  de  nom  et  qui  dans  la 
réalité  a  toujours  été  jusqu'ici  une  force  anti-égyptienne?  On 
aurait  à  se  plaindre,  si  cette  cour  était  choisie  dans  une  des  grandes 
puissances  dont  l'influence  politique  sur  TËgypte  est  considérable 
et  donne  lieu  à  des  campagnes  d'ambition  indiyiduelle,  car  on  offiî- 
rait  par  là  à  cette  puissance  une  arme  dont  elle  se  servirait  uni- 
qnement  à  son  profit.  Mais  pense-t-on  que  la  Belgique  ait  la  moindre 
Telléité  de  s'emparer  de  l'Egypte  et  qu'elle  puisse  songer  à  faire 
des  arrêts  de  sa  cour  de  cassation  les  jalons  d'une  conquête  future? 
C'a  été  une  grande  imprudence  de  permettre  à  l'Allemagne  et  à 
l'Autriche,  qui  ont  sans  cesse  les  yeux  tournés  vers  la  Méditerranée, 
d'user  de  la  réforme  judiciaire  pour  conquérir  sur  l'Egypte  une 
autorité  à  laquelle  elles  n'avaient  aucun  droit.  Mais  l'influence  de 
la  Belgique  n'a  rien  de  redoutable  pour  personne  ;  tout  le  monde 
peut  s'y  exposer  d'un  cœur  rassuré. 

Après  avoir  été  chercher  au  dehors  une  cour  de  cassation,  il  ne 
serait  pas  indispensable  de  créer  en  Egypte  une  seconde  cour  d'appel 
pour  juger  de  nouveau  les  procès  réformés  par  cette  cour.  La  cour 
d'appel  actuelle  est  divisée  en  deux  chambres  ;  on  pourrait  tout 
simplement  séparer  nettement  ces  deux  chambres,  placer  le  siège 
de  l'une  au  Caire,  laisser  celui  de  l'autre  à  Alexandrie,  et  décider 
qu'une  affaire  jugée  par  une  chambre  serait  renvoyée  devant  l'autre. 
Cette  construction  hybride  surprendrait  au  premier  abord;  mais 
en  Egypte  ce  sont  les  constructions  logiques  qui  réussissent  le 
moins;  ce  qui  parait  le  plus  absurde  chez  nous  est  souvent  ce 
qu'il  y  a  de  plus  sage  et  de  plus  fécond  sur  les  bords  du  Nil. 
L'avantage  de  diviser  en  deux  sections  la  cour  d'appel  d'Alexandrie 
serait  d'enlever  à  son  vice-président  ou  à  son  successeur  l'autorité 
sans  bornes  que  M.  Lapenna  s'est  arrogée  et  dont  il  a  fait  un 
usage  si  habile,  si  utile  à  son  pays,  mais  si  peu  conforme  aux  règles 
suictes  de]  la  justice  ainsi  qu'aux  besoins  généraux.  C'est  un  très 
grand  danger  de  laisser  se  produire  en  Egypte  une  grande  per- 
aonnalité  judiciaire.  L'exemple  de  M.  Lapenna  le  prouve.  Depuis 
quatre  ans,  M.  Lapenna  est  l'homme  qui  a  exercé  sur  la  marche 
des  affaires  égyptiennes  la  plus  grande  influence  :  indépendamment 
de  la  cour  et  des  tribunaux  sur  lesquels  cependant  il  règne  en 
maître,  il  est  devenu  par  lui-même  une  force  politique  de  pre- 
mier ordre.  Supérieur  dans  l'action  administrative  et  dans  l'intrigue 
diplomatique,  U  a  joué  en  toutes  circonstances  un  rôle  décisif,  et 


su  .  umns  »ES  decx'  nomES. 

i^est  à'  loi  ^û'il  faut  principatement  attribuer  la  durée  âe  la  crise 
fiiNLodëre  dans  laquelle  l'Egypte  ee  débat  depuis  1876.  Pour  ceux 
ma  ont  vëea  à  âlèxandrie  ca  ra  Caire,  il  n'est  pas  douteux  que,  m 
on  ne  restreint  pas  son  autorité,  en  -modifiant  profondément  Torga- 
nisation  de  la  réforme,  la  magistrature  égyptienne  restera  pifttAl 
un  corps  politique  qu'un  corps  judiciaire.  Mais  il  n'en  serait  plus 
de  même  le  jour  où  la  oour  d'Alexandrie,  déjà  diminuée  par  la 
création  d'un  tribunal  idèa  conflits  et  d'une  oour  de  cassation,  serait 
dvvisée  en  deux  chambres  ayant  Tin^  et  l'autre  à  leur  idte  deui 
vice-présidens  égaux  en  poUToir.  On  sait  que  le  président  de  la 
ccmr  eat  indigène;  »soa  rôle  étant  tout  à  faât  faonorifique,  H  pour- 
rait sans  incoBTéhiéntdonitaiaer  aie  jouer;  la  présidence  indigène 
mainliendrait  même  l'unité  apparente  de  la  cour  d'appel.  Les  deux 
TÎoe^résidens  coBser^o'aieiTt,  dhacun  dans  sa  sphère,  une  grande 
autorité.  On  aurait  tort  néanmoins  ^e  leur  laisser  tous  les  pouvoir^ 
,  administratifs  et  disciplimà'es  qgxe  :M.  Lapenna  s'est  arrogés  aux 
dépens  du  parquet.  Reiulr&  au  minisàre  de  la  justice  et  auv  procu- 
itturs^généraux  une  part  d'influeoce  serait  une  mesure  équitable^ 
Les  puissances  aYaient  espéré  que  (*ongaDisation  d'un  pu*quet  muni 
de  fonctions  importantes  appor4ienait  un  tempérament  utile  ài.  t^omm^^ 
potence  des  tribunaux;  on  avait  beaucoup  insisté  sur  cette  garantie 
idapos  les  négociations  quiiiuit'précédé  la  réforme;  malbeureiisement 
le  parquet  (n'a  pas  pn  ou  n'a  pas  su  sf  défendre  contre  la  cour;  le 
nrèglement  judiciaire,  (jkii  a  été  fiuit  sans  lui  «et  contre  lui,  lui  a  enlevé 
ses  atf^ibutièns  les  plus  iégitinaes  ;  il  s'est  trouvé  désarmé  peur  eou^ 
tenir  la  lutte,  et  il  y  aurait  complètement  sruccorabé  si  la  France  ne 
.s'était  pas  opposée  À  sa  âemîëre' défaite.  Pour  se  débarrasser  d\iQe 
auÉorlté  rivale  de  la  sienne, 'M.  Lapenna,  nous  l'awns  dît,  n'afait 
rien  imaginé  de  miepx  <que  de  mansformer  en  tnagislrats  assis 
tous  les  membres  rdu  pailquet>qiH  «'étaient  point  des  indigènes. Un 
.seul,  en  éilét^  n'a  pas  été  assis  ^  e'^sl  4e  substitut  français,  auquel 
âon  gouvernement  a  interdit  de  w  prêter  aux  combinaisons  de  la 
oéur.  Il  serait  mdispmsabie  de  revenir  sur  la  déserganisation 
du  iparquet  et  de  idonDer  ^autant  ^iie  possible  à  cette  institution 
lûndaraentale  de  caractère  ^s'elle  a  en  Europe.  Pourquoi  ne  pas 
iwdiis  également  jqnelqué  astonomie  aux  tribunaux 'de  premîëie 
instance?  pourquoi  ne  paa^  lenr  laisser,  sinon  le  droit  absolu  de 
Mgfer  leursaffaires  intérîeiireiB,  ail  màînsoeJui  d'en  préparer  et  d'en 
<Esouter  le  rè^enent?  îvtiupcpm  «continuer  à  petmettre  que  les 
intérêts  matériels  mèmtB  desyoges  «oient  eon^ëtement  &  la  merd 
de  la  cour  et  qu'aucun  magnsliult  ne  paiase,  por  exemple,  ^absenter 
^elques  )ears  sans  l'afitorisation  foiweUe  du  vioe^résident  ée  la 
oouf?  A  Theure  aotueUe,  Jés  juges,  les  grefflere,  les  huissiers,  etc., 
sont  eniièrsntent  sousia  main  dé  H»  Lapenna,  qui  seul  a  Je  droit  de 


LA  SITUATION  DE  L  EGYPTE.  315 

leur  donner  des  congés,  d'élever  leurs  traitemens,  de  leur  distribuer 
des  faveurs  ou  des  peines.  Ce  système  détruit  jusqu'aux  moindres 
reliâtes  d^indépendance.  Il  n'est  que  temps  d*y  mettre  un  terme  afin 
de  laisser  à  chacun,  avec  la  i^sponsabilité  de  ses  actes,  une  cer- 
taine liberté  individuelle.  Nous  voudrions  également  que  le  barreau 
fût  en  quelque  sorte  décentralisé  ;  qu'au  lieu  d'être  soumis  à  une 
autorité  unique  siégeant  à  Alexandrie,  il  fût  divisé,  comme  en 
Eircjpe,  ei  barreaux  spéciaux  plaaés  aupràs  de  chaque  tribanad  et 
dsntk  SufveiHaftc&seraiti  d'autant  plus  facile  qu'dle  serait  moins 
étendue. 

Od  trouvera  peut-être  bien  nombreuses  et  bien  compliquées  le., 
modifications  que  nous  proposons  d'opérer  dans  la  réforme  judi- 
ciaire. Nous  avons  voulu  tracer  un  plan  d'ensemble  ;  mais  s'il  était 
impossible  de  l'exécuter  tout  entier,  on  obtiendrait  déjà  de  grands 
résultats  par  l'exécution  de  quelques-unes  de  ses  parties.  La  pre- 
mière chose  à  faire  serait  sans  nul  doute  d'organiser  un  tribunal 
des  conflits  qui  réprimerait  les  empiétemens  politiques  de  la  cour. 
Au  point  de  vue  purement  judiciaire,  si  l'on  ne  croyait  pas  pos- 
sible de  se  servir  pour  les  procès  égyptiens  d'une  cour  de  cassation 
étrangère,  et  si,  d'autre  part,  des  raisons  d'économie  interdisaient 
de  créer  une  cour  de  eassatâon  locale,  il  faudrait  du  moins  partager 
entre  la  cour,  les  tribunaux  et  le  parquet  les  pouvoirs  que  la  cour 
a  accaparés  pour  elle  seule.  La  reconstitution  du  parquet  est  le 
premier  article  âtiin  programme  de  réformes  efficaces.  H  est  indis- 
pensable qu'il  y  ait,  à  cdté  du  vice^président  de  la  cour,  un  procu- 
reor-géfiéra)  sufiisamment  armé  pour  défendre  ses  propres  droits 
et  eeox  de  l'état.  H  fem  également  que  les  jtiges  de  première 
instance  ne*  soient  plus  à  la  merci  d^lfl  seul  homme  :  ils  ont  fait 
leurs  preuves  de  capacité,' d^honnèteté,  dfindépendKnee;  les  main- 
tenir ph»  longtemps  sens  utie  tuteHe  rigidê^  serait  une  criante 
inînstke.  Le  pouvoir  absolu  produit  partout  les  mêmes  efibts;  on 
tt^a  pu  le  supporter  chez  le  khédive  !  il  ne  serait  gnère  logique  de 
k  Ûsaer  subsister  chez  lé'  chef  de  la  magistrature^  La  réforme 
générale  4e  l'Egypte^ est  en  foonner  voie;  la  prospérité  matérielle 
du  pays  fnt  chaque  jour  d'immenses  progrès^;  sa  prospérité  iliorade 
augmente  aussi  d'une  miuiière  seosiUe;  mais  elle  ne  sera  assurée 
que  si  ïm  commission  internationale  qui  se  réufiira  au  Caire,  afin 
d'y  étudier  l'organisation  de  ia  magistralore,  prend  des  moyens  eft- 
caces>  pour  faire  de  cette  magislratnire  un- corps  uniquement  jûdî- 
oaire,  et  non  plis,  ce  qu'il  n^a  <j9e  ttop  été  josqu'à  présent,  vn 
corps  politique  et  li^slatif . 


Gasbiei  Chahkes» 


LES 


RÉGIMENS    SUISSES 


DANS  LES  GUERRES  DE  RELIGION  DD  XVI»  SIÈCLE. 


Ludwig  Pfyffer  und  s$ine  Zeit,  par  A.-Ph.  de  Sogesier  ;  Berne,  I8M. 

M.  de  Segesser  a  rendu  un  véritable  service  à  la  science  histo- 
rique en  tirant  des  archives  de  son  pays  un  grand  nombre  de  docu- 
mens  concernant  les  réglmens  suisses  qui  ont  servi  en  France 
pendant  les  guerres  de  religion  du  xvr  siècle.  Ces  documens  con- 
stituent une  histoire  des  trois  premières  de  ces  guerres,  depuis 
1662  jusqu'à  1570,  vue  pour  ainsi  dire,  non  plus  par  le  côté  fran- 
çais, soit  catholique,  soit  protestant,  mais  par  le  côté  suisse,  plas 
militaire  que  politique  ou  même  que  religieux.  Les  archives  d'état 
de  Lucerne,  celles  de  Fribourg,  de  Soleure,  renferment  une  abon- 
dance de  rapports  faits  par  les  officiers  qui  étûent  au  service  da 
roi  de  France.  On  y  trouve  aussi  des  journaux  militaires,  très  pré- 
cieux, tenus  pour  ainsi  dire  jour  par  jour  et  de  nombreux  mémoires 
publiés  comme  pièces  à  l'appui  dans  des  procès  en  diffamation. 
M.  de  Segesser  s'est  enfin  servi  du  livre  de  famille  des  Pfyffer, 
Genealogia  familiœ  Pfyfferorum^  une  famille  d'épée,  illustrée  dans 
les  guerres  de  religion.  Il  a  même  donné  comme  titre  à  Touvrage 
qu'il  vient  de  publier  ;  Loui9  Pfyffer  et  son  Temps^  et  groupé 
autour  de  la  figure  de  ce  colonel  d'un  des  régimens  suisses  toute 
l'histoire  de  ops  premières  luttes  religieuses.  Louis  Pfyffer  est 
devenu  en  Suisse  un  personnage  presque  légendaire  :  on  l'y  nomme 
«  le  roi  des  Suisses.  »  La  première  partie  de  sa  vie  appartient  tout 


LIS  BÉGIMSN8  SUISSES.  817 

entière  à  la  France  :  il  y  arriva  comme  capitaine  d'une  enseigne 
d'infanterie;  devenu  colonel  sur  le  champ  de  bataille  de  Dreux,  il 
resta  dans  notre  pays  jusqu'après  la  bataille  de  Honcontour. 
Retourné  en  Suisse»  il  devint  le  chef  du  parti  catholique  dans  les 
vieux  cantons  et  déploya  comme  administrateur  et  comme  homme 
d'état  autant  de  qualités  qu'il  en  avait  montré  comme  militaire. 
C'est  surtout  comme  soldat  au  service  de  la  France  qu'il  nous  inté- 
resse. Il  a  raconté  les  actions  auxquelles  il  a  pris  part  depuis  1562 
jusqu'à  1570  dans  un  style  sobre  et  dénué  de  tout  ornement.  Parfois 
il  lui  échappe  un  mot  de  tristesse  à  l'aspe  t  des  misères  qu'entraîne 
pour  le  pauvre  peuple  la  fureur  des  deux  partis;  de  lui-même  il 
ne  parle  jamais,  a  II  n'y  a,  dit  H.  de  Segesser,  rien  de  plus  simple, 
de  plus  uni  que  ces  lettres,  froides  et  sensées,  dont  la  plupart 
sont  écrites  de  sa  propre  main.  Les  plus  grands  événemens  y  sont 
traités  comme  des  circonstances  tout  ordinaires.  »  On  n'y  voit  que 
le  conducteur  d'hommes,  méthodique,  toujours  occupé  de  la  santé 
du  soldat,  de  son  bien-être,  soigneux  des  plus  menus  détails  ;  pour 
lui,  comme  pour  ceux  qu'il  mène  à  la  bataille,  la  guerre  est  un 
métier  *,  il  met  son  honneur  à  le  bien  faire  et  semble  n'avoir  d'autre 
mobile.  U  y  a  sans  doute  au  fond  de  son  cœur  une  foi  sérieuse  et 
sincère, la  foi  catholique;  elle  échappe  parfois,  toute  naïve,  dans  un 
appel  à  Jésus,  àla  sainte  vierge  Marie  ;  on  sent  percer  aussi  çà  et  là 
quelque  colère,  quelque  indignation  contre  les  ambitions  politi- 
ques qui,  sous  le  couvert  de  la  religion,  déchirent  le  beau  pays  de 
France  et  le  privent  de  tout  repos.  Étranger,  il  semble  parfois 
plus  patriote  que  ceux  qu'il  sert  ou  que  ceux  qu'il  combat.  Ce  qui 
domine  pourtant  chez  lui,  c'est  l'orgueil  du  condottiere,  non  pas 
d'un  condottiere  qui  aurait  ramassé  des  mercenaires  de  tout  pays, 
mais  du  chef  d'armée  qui  connaît  tous  ses  soldats,  qui  en  est  le 
père,  qui  se  sent  attaché  à  eux  par  les  liens  les  plus  étroits,  qui 
est  sûr  d'eux  comme  ils  sont  sûrs  de  lui.  Les  Suisses  I  il  faut  qu'à 
ce  mot  les  peuples  sachent  qu'ils  n'ont  à  craindre  ni  désordre,  ni 
pillage;  il  faut  que  les  ennemis,  quels  qu'ils  soient,  soient  émus 
de  leur  approche,  que  la  plus  brave  cavalerie  du  monde  tressaille 
à  la  vue  de  leurs  piques  ;  il  faut  que  le  roi,  que  la  cour  ne  se  sen- 
tent tranquilles  et  à  l'abri  de  toute  surprise  que  quand  leurs  ensei- 
gnes font  la  garde. 

La  fidélité  des  Suisses  à  la  couronne  française  est  un  des  traits 
de  notre  histoire  qu'il  ne  nous  est  pas  permis  d'oublier.  Elle  date 
de  la  fameuse  a  paix  perpétuelle,»  signée,  après  la  bataille  de  Mari- 
gnan,en  1516.  Les  articles  dé  ce  traité  obligeaient  le  roi  de  France 
à  payer  aux  cantons  une  pension  annuelle  et  perpétuelle;  ils  lui 
permettaient  de  prendre  à  sa  solde,  toutes  les  fois  qu'il  le  demande- 


118  BKTUB  US  UOX  KOIIDES. 

rait,  des.  gens  4e  pied  suisses  :  huit  cantons  s'abligeaieat  h  fournir 
des  gjsnsi  de  pied  contre  tons  indifféremmeût  ;  cinq  cantons  ne  s'en* 
g^gpaieot  &.  fes  fournir  au  roi  de  )?rance  que  pour  U  défense  de  ses 
propres  états.  £n  l&i2&f  la  «  paix  perpétuelle  »  fut  oonaplétée  par 
un  traité  dont  les  articles  sont  devenus  la  base  de  tous  les  rap- 
ports entre  la  France  et  les  <:antons.  Ge  traité  permettait  au  roi  d« 
France*  quand  il  était  attaqué  par  un  enoenl  quelconque  dans  soia 
noqfaumei  dans  le  doché  de  MilaUt,  dans  la  principauté  de  Gtees  ou 
n'ijosporte  ailleurs,  d^uni  c6té  ou  de  Vautre  [des  Alpes,  de  lever  et 
prendre  à  sa  solde  des  honunes  de  pied  dans  les  cantons,  au 
nombre  d'au  moins  six  mille  et  de  seize  mille  au  plus.  Ces  hommes 
de  pied  devaient  servir  pendant  la  durée  de  la  guerre  ou  aussi 
longtemps  qfi'il  plairait  au  roi  et  ne  pouvaient  être  rappelés  par 
las  cantons^  à  moins  qpie  ceus-d  n'eussent  eux-mêmes  une  guerre 
à  soutenir.  Si  le  roi  entrait  lui-même  en  caiupagne«  il  pouvait  lever 
autant  d'hommes  qu'il  lui  plaisait^  à  la  condition  de  ne  choisir  lea 
chefs  que  dans  les  treize  caatons  de  la  ligue  et  de  ne  pas  séparer 
les  officiers  et  les  soUaJts  du  même  canton  pendant  la  durée  des 
hostilités,  (en  temps  de  paix^  cette  faculté  lui  était  laissée).  Les 
Suisses  ne  devaient  servir  que  sur  terre,  le  roi  ne  devait  prendre 
mcua  Suisse  dans  son  armée  propre,.et  ne  devait  £aire  entrer  aucun 
Français  dans  les  régimens  suisses^  Les  autres  articles  relaient 
les  détails  de  la  solde  et  élevaient,  d'un  tiers  la  somme  que  le  roi 
de  France  payait  perpétuellement,  aux  cantons. 

Le.  trailé  d'alliance  fut  renouvelé  en  15A9  avec  Henri  II  ;  en  156&', 
avec  Charles  IX.  Dans  le.  dernier  traité,  il  y  a  un  article  relatif  à 
la  solde  de  bataille  ou  solde  d'honnew.  l\  fut  entendu  qu'il  serait 
pftyé  aux  Suisses,  après  une  bataille  rangée,  un  supplément  de 
solde  qui  fut  convenu*  Outre  ces  traités  généraux  faits  avec  les 
ligues,  il  y  eut  des  conventions  particulières»  qui  portent  dans 
l'histoire  diplomatique  le  nom  de  capitulations  et  dont  les  plus 
importantes  furent  signées  en  1553^  en  155&  et  en  1556. 

L'alliance  militaire  contractée  par  les  cantons  avec  la  France 
n'avait  rien  qui  pûi  contrarier  les  sentimens  des  Suisses  :  on  araîc 
réservé  aux  régimens  des  cantons  une  sorte  d'individualité  dont 
ils  étaient  fort,  jaloux*  Disciplina,  règlemens,  hiérarchie,  armement», 
ordre  de  bataille,  tout  leur  appartenait  en  propre.  Us  constituaient 
um  sorte  de  petite  année  populaire,  démocratique,  destînéa  à 
lutter  contre  la  cavalerie;  mais  le  principe  aristocratique  dominait 
tonte  leur  organisation,  en  ce  sens  que  le  commandement  y  était 
r^rvé  à  des  familles  pour  qui  le.  métier  des  armes  était  devenu 
une  tradition  et  une  sorte  de  noblesse.  On  retrouve  toujours  les 
mêmes  noms  dans  les  cadres  supérieurs.  Sous  le  règne  de  Louis  X.U 


sk  lOiBe  Suisse»  ataient  déjà  servi  en  France  etleso&pitaitic^s  de* 
enseignes  avaient  été  désignés  par  les  canti>ns.  A  partir  de  Henif  II, 
tes  nominations  farent  faites  en  apparence  par  I^ambassadenr  de 
Pntnœ,  mais  en  réalité  celninn  nommait  des  bourgeois  on  propriS^ 
taires choisis  par  l'autorité  cantonale.  Ces  commandans  des  enseigner 
nommaient  eux-mêmes  leur  lieutenant  et  tout  le  cadre  des  sdus^ 
oflBciers.  L'enseigne,  qui  devait  avoir  trois  ceotits  combattans,  étaft 
l'unité  tactique  en  tfrême  temps  qtt'administratîve;  les  capitula^ 
tiens  étaient  directes  etitre  l'ambassadeur  et  cfaac^un  des  connnai!i(- 
dans  des  enseignes.  Le  régiment  formait  une  unité  tactique  et 
administrative  supérieure  :  c'étaient  les  capitaines  qui  choisissaient 
eux-mêmes  dans  leurs  rangs  le*  colonel  du  tégument.  €e  choix 
deYfflt  être  confirmé  par  1^  nominalion  royaïé.  Les"  régimens  étaient 
de  force  bien  inégale,  ils  pouvaient  avoir  depuis  treize  jusqu'à 
trrate-trois  enseignes.  Les  Suisses  ne  dëpassaient  pas  volontiers  le 
chiffre  de  six  nriile  hommes  ou  vingt  enseignes  par  régiment,  maiis 
les  rois  de  France  essayaient  toujours  de  l'augmenter  pour  diminuer 
IcuTS  frais,  car  les  dépenses  de  Tétat-major  régimentaire  étaient 
toïïjwirslcs  mêmes.  Outre  son  colonel  suisse,  le  régiment  avait  ut 
cdonel  français,  mais  ceîui-cï  ne  faisait  que  servir  d'intermédiaire 
entre  tes  Suisses  et  le  commandement  supérieur  de  l'armée.  Tous 
les  déiaiis  de  l'br  ganiSation  des  régimens  suisses  tendaient  en  somme 
à  créer  une  puissante  utfitê,  une  sTolîdarité  qui  se  reflétaient  bien 
dans  Tordre  de  bataille  ;  rïrfailteiîe  était  déjà  plus  nombreuse  au 
xvt»  siècle  dans  les  armées  royales  que  la  cavalerie,  mais  on  ne  la 
regardait  pas  encore  comme  la-  relrie  des  batailles.  Les  gros  batail- 
lons serrés  et  hérissés  dépiques  des  Suisses,  dédaigneux  de  couvrit 
leurs  flancs  par  la  cavalerie,  faisatientùn  étrange  contraste  avec  les 
compiles'  d'ordonnance,  les  homriïes  larmes  du  roi,  les  francs- 
«rchers,  les  arquebusiers  à  cbeval,  les  gentilshommes  qui  portaient 
encore  la  hnce  comme  lesi  anciens  chevaliers. 

T. 

Les  mouvemens  causés  par  la  réforme  en  France  avaient  eu 
<»nimedes  remeus  dans  les  catotons  suisses  et  avaient  jeté  quelque 
froaWe  dans  les  rehltioiis  iriîlltaîï'es'  des  deux  pays.  Les  réformés 
«réouvraient  du  nom  dû  roi,  et  se  croyaient  ainsi  le  droit  de  faire 
appel  aux  cenffedérés  strisses.  ta  Suisse  elle-même  était  divi- 
sée :  la  guerre  dite  des  clapelleis  f  avait  mis  aux  prises  en  15S2 
les  catholiques  et  les  protestans,  et  la  paix  qui  l'avait  suivie  n'avait 
pière  qu^  les  caractères  tf  une  trêve;  un  groupe  de  cantons  s'était 
fonïié,  qui  était  désormais  uni  par  la  solidarité  des  intérêts  reli- 


S20  BETUE  DES  DEUX  MONDEE* 

gieax  aux  princes  allemands  réformés,  à  Genève  et  aux  huguenots 
fiançais.  C'est  en  Suisse  que  s'était  nouée  la  conjuration  de  La 
Reoaudie,  qui  aboutit  au  massacre  d'Amboise.  Toutefois  Tinfluence 
catholique  était  encore  dominante,  d'autant  plus  que  les  deux  grands 
cantons  protestans,  Zurich  et  Berne, étaient  divisés  d'intérêts,  et  que 
la  lutte  entre  la  confession  d'Augsbourg  et  la  confession  de  Genève 
affaiblissait  beaucoup  le  parti  protestant.  La  France  travaillait  sans 
cesse  à  apaiser  les  querelles  intestines  des  Suisses,  parce  qu'elle 
voulait,  autant  que  possible,  user  à  son  bénéfice  de  leurs  forces 
militaires  et  les  empêcher  de  s'épuiser  en  luttes  sans  profit  pour 

elle-même. 

Au  commencement  de  l'année  1562,  le  prince  de  Gondé  demanda 
des  levées  aux  confédérés.  Il  parlait  à  ce  moment  au  nom  de  la 
reine  mère,  qui  s'appuyait  sur  lui  depuis  que  le  roi  de  Navarre 
était  devenu  l'instrument  de  la  faction  des  Guises.  Les  cantons  hési- 
tèrent, soulevèrent  des  difficultés  à  propos  de  paiemens  qui  étaient 
en  retard  (ces  paiemens,  au  terme  des  conventions,  devaient  se 
faire  à  Lyon).  Gondé  dut  coup  sur  coup  envoyer  deux  ambassadeurs 
extraordinaires  pour  appuyer  l'ambassadeur  de  France,  Goignet, 
suspect  de  pencher  vers  les  idées  nouvelles.  Ghacun  se  préparait 
à  la  guerre  civile  en  France,.et  bientôt  le  massacre  de  Yassy  la  fit 
éclater.  On  sait  comment  le  roi  et  sa  mère  furent  enlevés  par  les 
triumvirs  à  Fontainebleau  et  conduits  à  Paris,  comment  Gondé 
s'empara  d'Orléans  et  conmiença  la  guerre.  Goignet,  après  avoir 
d'abord  hâté  le  départ  des  enseignes  suisses,  avait  ensuite  cherché 
à  le  retarder,  après  que  Gondé  eut  quitté  le  parti  de  la  cour;  Gondé 
et  Goligny  écrivirent  aux  cantons  que  l'aigent  qu'on  leur  avait  pro- 
mis ne  partirait  point  de  Lyon.  Les  cantons  demandèrent  le  rappel 
de  Goignet  ;  ils  avaient  déjà  réuni  quinze  enseignes,  qui  partirent 
pour  la  France  le  22  juin.  En  allant  se  ranger  sous  les  drapeaux  du 
roi  de  France,  en  dépit  des  obstacles  opposés  par  l'ambassadeur, 
malgré  les  retards  de  la  solde,  les  cantons  catholiques  obéissaient 
à  leurs  passions  religieuses  ;  aussi  les  cantons  protestans  n'unirent- 
ils  point  leurs  enseignes  à  celles  de  leurs  confédérés;  la  ville  de 
Lyon  s'était  insurgée  et  avait  demandé  des  secours  au  Valais  et  k 
Berne  ;  et  l'on  vit  alors  en  Suisse  un  spectacle  tout  nouveau  :  des 
eirôlemens  faits  au  nom  des  deux  partis  qui  se  disputaient  le  gou- 
vernement de  la  France.  Pendant  que  le  régiment  catholique,  com- 
mandé par  Frôhlich,  prenait  le  chemin  de  la  Bourgogne,  les  ensei- 
gnes bernoises  et  valaisanes  partaient  pour  Lyon  sous  le  comman- 
dement de  Diesbach. 

Les  Suisses  ne  devaient  se  rencontrer  sur  aucun  champ  de 
bataille,  car  la  campagne  de  Diesbach  s'acheva  en  Bourgogne  et  ne 


LB8  BÉGIMEIIS  SUISSES.  S21 

fat  marquée  par  aucune  action  importante*  Le  baron  des  Adrets  avait 
sodeyé  le  Dauphiné  et  en  avait  pris  possession  au  nom  du  prince  de 
Condé.  Soubise,  qui  y  avait  ensuite  pris  le  commandement,  envoya 
Minbel  au-devant  des  Suisses  et  les  cantonna  à  Vimy-sur-Saône. 
lavannes,  qui  commandait  en  Bourgogne  pour  le  roi,  avait  pris  Ghftr 
loD;  et  les  Suisses  furent  occupés  à  défendre  les  approches  de 
Mâoon  et  prirent  part  à  Teipédition  de  Tournus,  d'où  Ton  chassa 
It  garnison  royale,  mais  pendant  que  les  protestane  perdaient  le 
tem|»  aux  environs  de  Tournus,  Tavannes  fit  une  marche  de  nuit 
et  surprit  Mâcon  le  10  août.  Les  protestans  essayèrent  en  vain  de 
reprendre  cette  ville  ;  les  Suisses  furent  entraînés  dans  leur  défaite 
et  perdirent  deux  canons.  L'indiscipline  semble  s'ôtre  mise  dans 
ces  enseignes  libres,  enrôlées  au  mépris  des  vieilles  conventions, 
mal  approvisionnées  et  mal  payées.  Les  huit  enseignes  bernoises 
et  iès  sept  enseignes  du  Yalais  furent  finalement  licenciées. 

Revenons  aux  enseignes  catholiques  qui  avaient  pris  le  chemin 
de  la  Bourgogne  pour  aller  prendre  le  service  du  roi.  Ces  quinze 
enseignes,  comptant  quatre  mOle  cinq  cents  hommes,  s'étaient 
mises  en  route  le  23  juin  1562  (elles  furent  rejointes  pendant  l'au- 
tomne par  huit  enseignes,  qui  portèrent  à  plus  de  six  mille  hommes 
l'effectif  du  régiment).  Le  colonel  se  nommait  Frûhlich  et  servait  la 
couronne  de  France  depuis  quarante  ans  ;  il  était  de  Soleure,  qui 
ayait  donné  trois  enseignes  ;  Luceme  en  avait  donné  trois,  Fri- 
bourg  deux;  le  reste  venait  d'Cri,  de  Schwyz,  d'Unterwalden, 
deZug,  d'Appenzell,  de  SaintrGall  et  de  l'Argovie.  Les  Suisses 
passèrent  par  Pontarlier,  Salins,  Dôle,  Saint -Jean- de -Lône,  où 
ils  arrivèrent  à  la  fin  de  juin  et  se  formèrent  en  régiment.  Ta* 
Tumes  était  à  ce  moment  occupé  de  son  entreprise  sur  Ghâlon- 
sor-Saôoe  et  sur  Hftcon.  Il  aurait  bien  voulu  garder  les  Suisses  ;  mais 
FrtUicb  reçut  une  lettre  du  connétable  de  Montmorency,  lui  de- 
luandantde  le  rejoindre  en  toute  diligence. Il  était  déjà  parti,  quand 
il  reçut  de  nouveaux  ordres  qui  l'arrêtèrent  un  peu  de  temps.  Il  se 
remit  toutefois  en  route  et  se  rendit  de  Dijon  à  Paris  en  seize  jours. 
Gn  rapport  écrit  de  Palaiseau  le  2à  juillet  nous  montre  ensuite  les 
Sûmes  sur  la  route  d'Orléans;  la  marche  depuis  la  Bourgogne 
s'était  faite  en  bon  ordre,  partout  les  populations  leur  avaient  Tait 
Ixm  accueil  et  leur  avûent  fourni  des  vivres  en  abondance.  Frôhlich 
annonçait  que  l'armée  royale  était  entrée  dans  Blois  le  h  juillet, 
que  toutes  les  places  entre  Paris  et  Orléans  étaient  au  pouvoir  des 
royaux  et  qu'on  se  préparait  à  assiéger  Orléans,  qui  était  la  place 
d'armes  du  prince  de  Condé  ;  douze  cents  cavaliers  allemands  avaient 
rejoint  l'armée  royale,  sous  le  comte  de  Roggendjrf  ;  on  attendait 
^us  peu  le  rhingrave  Philippe  de  Salm  avec  un  régiment  de  lans- 

nmi  xui.  ^  1880  ^t 


^ineaiels;  enfin  qfuatrenAlle  Sepagnèls  dtaient  partis  de  la  Naiwt^i 
f^uD  nombre  ég  ri  de  6tôcQii»4emt  biesMAtTenforoei'  i'arihée  royile^ 

Le  26  juillet,  1  es  Scrisi^eft  reDCMtrèreivt,  à^  peu  de  dîeCanoe  <de 
Gkaitpes,  le  roi  de  Navarre^  <I^i  ^11^  pqoindre  le  roi  de  France 
dans  cette  ville  :  le  leudemaîn,  ils  ji^gniiteiU  Guise  eit  d'EllMmlt, 
wet  un  grand  nomère  de  cavaliers  et  ils  arrivito^eiit  avec  eux  î 
Kois  le  dernier  jour  en-  mois.  Ils  y  fuirent  très  bien  reçue  par  te 
oonndtable,.  que  la  prise  du  ch&teaAi  de  Poitiers  svût  nue  de  fort 
belle  humeur,  et  l'on  sçprit  HbuM  (pie  Saint-André  «t  Yâbra 
liraient  pris  la  ville  «lènie  de  Poitiers,  et  s'étaietit  aînaif  assurés  de 
la  clé  de  tout  le  Midi.  Le  coandtable  raconta  à  Vrôblioh  les  excès 
commis  par  les  protestans  à  Slois  et  ailleurs,  le  taris  des  statues  et 
des  images»  des  crucifix,  lés  tombes  violées^  les  squelettes  mis  em 
pièces,  les  ossemens  brûlés.  Le&roacbe  soldat  pleurait  cm. pariant 
de  Touti'age  fi^it  aux  tombes  de  ses  pbis  proches  pavens. 

La  reine  mère  et  le  roi  Charles  IX  arrivëneat  au  «quartieir^^gébé- 
rai  de  Blois  le  12  aoùt^  afed  le  cascdinal  de  Bourbon  et  le  légat;  le 
même  jour  le  rUngrave,  aaena  son  régiment  de  lansquenets» 
Avant  d'iattaquer  Orléans,  Tainnée  royale  voulut  isoler  cette  ville  su 
sud  et  entreppit  le  siège  de  Boirgfes»  Sèi  enseîgiies  susses  resitèvent 
à-  Blois,  et  le  reste  du  régiment  se  nendit  devant  Bourges  avee  le 
coDsétable;  le  siè^  fttt  conduit  asses  iBoMeinent,etles  hugoenots^ 
commandés  par  Hangest  d'Ivoi,  m&  durent  owrir  les  portes  le  31 
août  que  parce  qu'iJe  n'avaient  plus  <de  poudre*  Ferait^oa  tout  de 
svate  le  siège  d'Orléans,  oit  mancberait-oii  d'abord  en  Nomictndk 
pour  séparer  les  h^ugveQOts  des  secours  qu'ils  atteddaient  de  l'Afi^ 
gieterre?  On  se  résolut  à  cé  dernier  parti,  ponr  des  raisons  piulôt 
politiques  que  militaires.  La  reine  mère  cherchait  à  isoler  le  prince 
de  Gondé,  elle  aimait  nfiienix  Faimen^  i  la  paix  que  l'aocabler  tont 
à  lait  et  redouiait  presque  auilawt  de  le  perdre  que  de  le  voir 
triompber. 

Le  ii  septembre,  1* armée  royale  Ifv&ie  camp^de  Bourges;  ¥r6lh 
licfa,  à  son  grand  regret,  fut  cowtraint  d&  laisser  ;six  de  isesf  enset*- 
gnes  en  détachement  h  Beaugeney;  av«c  le  reste  de  son  r^gnaenf, 
il  suivît  l'armée  royale  à  Montargis,  i  Étampesy  à  Ebudan  ût 
devant  Rouen  (29  soptembre)i  Après  un  siège  de  six  jours,  le 
lort  Sainte-Catherine  fut  pris  d'assaut  par  une  colonne  oonposéa  ék 
^ofèux  et  de  Suisses.  Le  10  octobre,  les  eneigties  denwui^es  à 
Beaugency  rejoignirent  le  ré^nment  :  VimestAssenseiit  de  Rouen  •àp- 
vient  assea  étnoi»,  «t  l'on  â)it  quarante  «canons  en  hatteriesur  la  vifle. 
L'anrmée  de  siège  comptait  environ  seiae  «nUIe  hommes  :  lés  Suisses 
•éliient  établis  sur  la  montagne  Sainte-Catherine*,:  ils  oe  perdineot 
que  fort  peu  de  monde  et  ne  prirent  point  de  part  k  l^assavt  find. 


K61HUS  anissM.  lat 

PBuhmt k  chuée  i% csetiaiedtut^ le  soi;  la  reiaeet le coanéUble  s^ 
iQuient.pr^  d'eux. FflâUkh  raconte  quîapcèB  deux  beuresd'effiocts, 
les  assiégeans  n'avaient  pas  enciflre  fait,  geands  progc^s.  Il  était 
cemraâui  qo^'iUi  tmmpetfee  dnnnftratli  iq  signal  dis  Keifort  suprâme. 
Haî9  on  trompette  de  Ik  lilis  vnt  sud  iesi  remparts  en  pade^ 
meataire  pouo  essayer  des  pourpaolers  enâce  lee-  aasi^eaas  et  la 
TÎUe.  Le&  8eldata> royaux,  prirent  le  stnh  de  la  trompette  pour,  le 
flgusl  de  la  gtande  attaque..  Us  se  jiitèneiit.suir  lea  remparia,  entrer 
lent  dans  la*  vilfe  et.  la  mirani  an  piUagB;  pendant  viog^H]iiatce 
heures.  C'éteit  le  èéaiir  de  l^reine  dfi:l''épargnerr  elle  voulait  mâmOf 
svÊraot  Bpdhlîjch^  loâ  accordée  une  ahapelle  proteslairte. 

las  Soiaaes  aédërent,  après,  la  prise  de  Bojteiv  à  la  réduction  de 
fiiepjpe^  db  Honflenr  et  dô  Harfieur^  qui  se  fit  sans  la  moindre  diffir 
vAfL  Le  Havre  aeui  restait  afox  maiosj  des.  Aillais.  Pendant  la 
Airée  de  cette  campagne,  Frâblidi  rédaaoudl)  tonjouua  le.  complé- 
moKd&saD  régimefit;.Qn:fimlpar  le  lui  envoyer,  et  ce  complément 
de  huit  enseigiies  était  destiné  à  prendre  uAe  part  trbs  active  à  la 
gnerre.  Le  chef  que  les  officiers,  enraient  ckoim  était  Loois  PfyfFer. 
lavannea  ks  ayût  dûrigéSt  ^  lev  enti^âe.  en  France»  sur  le  corps 
éi  maréchal  de  Saint-indré^  qui  gfuettait  les  renfoirts  allemands 
ameoés  par  d'Andelot,  ponr  tenter  de  ^'opposer  à  leur  passage. 
Les;  SaisKa  ne  furent  point  toannentés  pas  les  cavaliers^  allemands 
(pi  rempiÔBaienit  left  envicone  de  Langres;.  ils  traversèrent  Ghâtil- 
bavTraifeSrSenat  et  arrinrèarenti  à  Melun  lo  HO  noi^emlure..  Il  y  a  lien 
des^étonoer  qae  las.Siiisfiesjne  se  soicoat  point  heurtés  ooetrS'  Les 
AUamands,  que  d'Àndelot  eouduiait  par* la  Lorraine  et  par  Lang2:e8; 
la  marcbe  de  Pfyffer  était  presque  témérairav  car  U.  a'avaât  aucune 
eavalevie  pour  s'éclairer;  mais  d'Andekit  évitai!  Iw-méme  avec 
soin  toates  lea  rencontres,  pressé  qn.'!!  était  de  conduire  aes  ren^ 
forta  au  seoours  d'Orléans  et  de  permettre:  aux  hfliguenots  de 
reprendre  l'offensive* 

Gondé  prit  une  résolution  hardie  ;  il  mardin  suir  Paris  pour  faire 
le  d^  autour  de  la  capitale  et  y  jeter  la  terreur.  Il  avait  joint  les 
rettres  à  Pidnidecsw  A.yant  piorda  un  peu  de  temps  à  prendre  les 
petite  villes  placées  sur  sa  route,  quand  il  arriva  déviant  Gea:beil«U 
ttrova  la  vâUe  Cectement  oocupôSà  Tom  les  pouls  étaient  ooiipés 
eniie  Pars  et  Gorbdl,.  et  il  fallait  emporter  ce>  point  pour  passer  sw 
la  rive  droite  du  fleuve.  Saint-Andcé  s'y  éitait  jeté  avec  sept  en^ 
aeignes  de  la  Picardie^  et  les  huit  enseignes  suisses  de  Pfyffer  l'y 
^ent  rejoint.  Gondé  rencontra,  une  résistance  obstinée  et  dut  lever 
le  siège  le  2â<  novembre.  Ge  fut  la  .pr^xûèie  action  où  fut  engagé 
Pf^er;  elle  eut  pour  résultat  très  important  de  contraindre  Gondé 
à  rester  sur  la  rive  gauche  de  la.  Seine  et  de  l'empôcher  d'attaquer 


82&  RBTUE  DBS  DEOX  MONDES. 

Paris  par  le  côté  le  plus  vulnérable.  Quelques  jours  après,  toutes 
les  enseignes  suisses  étaient  réunies  à  Sahit-Gennaini  et  le  régi* 
ment  se  trouva  au  grand  complet. 

Condé  avait  continué  ses  opérations  sur  la  rive  gauche  du  fleuve  : 
les  huguenots  s'étaient  un  moment  avancés  à  Hontrouge^à  Arcaeil, 
et  menaçaient  déjà  les  faubourgs  de  la  capitale,  quand  la  mort 
du  roi  de  Navarre  vint  donner  un  tour  nouveau  aux  affaires. 
Gondé  était  désormais  le  premier  prince  du  sang.  La  reine  naëre 
lui  fit  de  nouvelles  ouvertures;  mais  les  conférences  n'eurent  aucun 
résultat;  Guise  voulait  seulement  gagner  du  temps  pour  rallier 
toutes  les  forces  royales,  Gondé  étût  obligé  de  compter  avec  Goligny 
et  avec  les  ministres,  et  la  trahison  de  Genlis,  un  des  siens  qui 
quitta  l'écharpe  blanche,  lui  rendit  la  modération  plus  difficile.  Les 
Parisiens,  un  moment  livrés  à  la  terreur,  s'étaient  vite  habitués  au 
siège,  et  leur  insolence  s'amusait  déjà  aux  dépens  de  Gondé  :  «  Il 
prend  Paris  pour  Gorbeil.  »  Déjà  Montpensier  avait  jeté  des  troupes 
gasconnes  dans  Paris,  et  Guise  s'apprêtait  à  faire  des  sorties. 

Le  10  décembre  au  matin,  Gondé  leva  le  siège  et  partit  à  petites 
journées  pour  la  Beauce.  Qu'allait-il  faire?  L'avis  de  Goligny  était 
qu'on  allât  en  Normandie  et  qu'on  cherchât  à  donner  la  main  aux 
Anglais.  Le  duc  d'Aumale,  dans  son  Histoire  des  princes  de  Condéy 
dit  que  Gondé  proposa  une  résolution  hardie.  Les  catholiques  étaient 
sortis  de  Paris  pour  poursuivre  les  protestans.  Us  étaient  déjà  à 
Étampes  quand  ceux-ci  s'étaient  arrêtés  un  moment  à  huit  lieues 
de  Ghartres,  à  Saint-Âmoult.  a  Le  prince  voulait  renforcer  la  gar- 
nison de  cette  place  dans  l'espoir  qu'ils  l'assiégeraient  et  qu'elle 
les  arrêterait  quelques  jours;  en  même  temps,  il  aurait  marché 
sur  Paris,  vide  de  troupes,  avec  les  siennes,  se  serait  emparé  des 
faubourgs  de  la  rive  gauche  et  s'y  serait  fortement  logé.  »  11  espé- 
rait forcer  ainsi  l'armée  royale  à  repasser  la  Seine,  et  il  pensait,  à 
la  faveur  de  la  terreur  inspirée  par  son  audace,  forcer  la  reine  à  lui 
accorder  une  bonne  pau. 

Ge  projet  qui,  suivant  le  duc  d'Aumale,  a  n'était  pas  sans  quel- 
ques chances  de  succès,  »  fut  combattu  par  l'amiral.  Gondé  consen- 
tit à  suivre  l'avis  de  GoUgny,  et  l'on  poussa  rapidement  vers  la 
rivière  d'Eure.  Dans  la  nuit  du  18  décembre,  Gondé  avait  son  camp 
sur  la  rive  droite  de  cette  rivière  à  Ormoy  ;  l'amiral  était  à  Néron. 
Le  connétable  de  Montmorency  n'avait  pas  deviné  d'abord  si  CônSé 
voulait  reprendre  le  chemin  d'Orléans  ou  s'en  aller  en  Normandie, 
mais  quand  le  mouvement  des  protestans  se  fut  dessiné,  il  se  pré- 
para à  leur  disputer  le  passage.  Les  rapports  suisses  nous  montrent 
le  connétable  en  route  le  13  décembre  avec  le  régiment  suisse , 
fort  en  ce  moment  de  vingt-deux  enseignes  (environ  six  mille  six 


I.B8   B£<iIIIENS  SUISSES.  825 

cents  hommes)  et  vingt-deux  pièces  de  canon;  dès  qu'il  eut  com- 
pris les  intentions  de  Gondé,  il  se  porta  viyement  dans  la  direction 
de  Dreux.  Le  soir  même  où  Condé  mettait  son  camp  sur  la  rite 
gauche  de  l'Eure,  Farmée  royale  occupait  les  villages  de  la  rive 
opposée. 

Le  duc  d'Aumale  a  donné  un  récit  très  complet  et  très  émouvant 
de  la  bataille  de  Dreux  :  les  documens  ne  manquent  pas  sur  cette 
terrible  journée,  la  plus  sanglante,  la  plus  acharnée  de  nos  guerres 
driles.  Les  acteurs  qu'elle  mettait  en  présence  sont  d'une  telle  im- 
portance dans  l'histoire  de  France  que  rien  de  ce  qui  les  concerne 
ne  saurait  nous  rester  indifférent.  Le  duc  de  Guise,  resté  à  la  tète 
de  l'armée  royale  à  la  fin  de  la  lutte,  dicta  son  a  Discours  de  la 
bataille  de  Dreux  ;  »  Coligny  fit,  de  son  c6té,  un  «  Brief  Discours 
de  ce  qui  est  advenu  en  la  bataille  donnée  près  la  ville  de  Dreux 
le  samedy  19  de  ce  mois  de  décembre  1562.  »  On  a  le  récit  de 
Théodore  de  Bèze  et  de  beaucoup  d'autres;  mais,  après  tant  de 
témoignages  intéressés  et  passionnés,  l'historien  doit  lire  encore 
les  rapports  de  Louis  Pfyffer  et  des  capitûnes  suisses  qui  survé- 
curent au  combat.  Ces  rapports  furent  écrits  trois  jours  seulement 
après  la  bataille. 

Pendant  la  nuit  du  18  au  10  décembre,  toute  l'armée  royale 
passa  l'Eure  en  grand  silence  sur  deux  ponts,  gravit  les  pentes 
crayeuses  de  la  vallée  et  s'établit  sur  le  grand  plateau  qui  est  au 
sud  de  Dreux;  à  onze  heures  du  matin, elle  était  en  ordre  de  bataille. 
Les  protestans  avaient  une  très  forte  cavalerie,  environ  5,000  che- 
yaux,  et  8,000  hommes  de  pied,  tant  Allemands  que  Français,  en 
tout  13,000  hommes;  le  connétable  n'avait  que  2,500  cavaliers, 
mais  son  armée,  avec  l'infanterie,  s'élevait  à  18,000  hommes.  Des 
deux  parts,  les  étrangers  étaient  en  majorité;  car  l'armée  royale 
avait,  outre  la  grosse  phalange  suisse  de  6,000  hommes,  â,000  lans- 
quenets  allemands  et  2,000  Espagnols  (lettre  du  capitaine  Juan  de 
Ayala,  écrite  du  camp  de  Dreux,  le  22  décembre  1562).  D'Ândelot 
avait  amené  à  Gondé  de  &,000  à  5,000  lansquenets  et  2,500  reltres, 
conduits  par  le  maréchal  de  Rolthausen.  Gomme  troupes  françaises, 
il  s'y  avait  du  côté  des  catholiques  que  36  compagnies  d'ordon- 
nance de  grosse  cavalerie  de  50  lances,  22  enseignes  d'hommes  de 
pied  gascons  et  17  enseignes  d'infanterie  bretonne  et  picarde;  du 
côté  des  huguenots,  800  cavaliers,  6  enseignes  d'arquebusiers  et 
U  enseignes  d'hommes  de  pied. 

A  cette  époque,  l'ordre  de  marche  et  Tordre  de  bataille  des 
années  était  en  quelque  sorte  le  même  ;  on  ne  distinguait  que  l'a- 
rant-garde  et  la  «  bataille  »  ;  au  moment  du  combat,  l'avant-garde 
formait  l'aile  droite,  la  «  bataille,  »  ce  que  l'on  nommerait  aujour-* 


aSS  BBV»  OB8  DIQX  MOIHIBS. 

d!hailf .  ceiitce  et  Ifàite  gauche.  La.grofia6  phalmiige  des  âiissestarma 
à  Dreut  le  contre  de.  r«Dinée  coyate;)  elle  «v4it  4  sa  droite  uasô  aile 
trte  iotX9y  cQoiposée  àà  gcandaEftMs;»)  d'Espagnols^  de  GascoBSi,  de 
toscpienets^;  à.gaucàe,  les  enseignes  picacdes  et  hreCènnes;  lioat- 
morency  se  tenait  avec  ses  gendarmes  à  la  gauche  des  Sdissss, 
§ntre  soa  centre  et  son  aile  gauche. 

Vingl.  enseigoes  attisses*  formûent.  deui^  ireetenig^g  qui  arvaieot 
chacun  q^tra-vingts  hommes  de  iitent  et  trents-sis  honuaes  é^ptor 
fondeur,  reliés  par  les  deux  aitlred  eoseigneSb.  L'armée  royale  6Diat 
en  batailla  marcha  comtrte  c^  de  Gimdô  qui  lui  montrait  le  flinc;. 
et  dajas  ce  mouvement géaéifali  il  arriva,  que  la  ^  bataiUe  »>  se  tcoaia 
très  'en  avant  de  l'aile  djroite.;  aussi  reçut^eUe  le  premier  choc  des 
huguenots.  La  bataille  de  Tamiée  huguenote  se  conàpoaâît  de 
&50  hommes  de  grosse  eavaterte,  de  6  oornettea  de  cavalî^s  alle- 
mands, de  6  enseignes  allemandes  et  12  enseignes:  françaises 
L'avant-garde*  commandée,  par  Celigny^  comprenait  3S0  «avalters 
français,,  à  cornettes  de^inal^rie  allemaoïde,  §  enseignes  aUemandes 
et  2  françaises.  Pour  le  cokabat,  on  avaît  séparé  rinfanterîe  hugoe- 
note  en  deux  masses*  l'une  allemande  à.la  gaw^he^  Tautse  française 
à  la  droite  ;  on  avait  fait  aussi  deux  grosses  masses:  de  cavideôe, 
l'une  au  centre  commandée  par  G<mdé,  Taatre  à  la  droite  eommao- 
dée  par  Golign;.  Il  était  une  heuire  qusAd  la  bataiUe  s'ei^gagea.  Les 
Suisses»,  cooune  de  icoutume,  se  mitent  à  geaoax  et  les  iMraa  éten* 
dos  appelèrent  à  haute  voix  te  secours  de  Jésus-Christ  et  de  k 
vierge  Marie  ;  leur  prière  était  courte  :  ils  iaploraient  le  ciel  «  de 
leur  (ionner  la  victoice  pour  leonserv^  l^s  vraies  églises  apostoU- 
quBS  et  aussi  pour  (|U6  quelque  honneur  put  en  r^ailUr  sur  teur 
chèrepatrie.  )>  A  peine  fdevés,  ils  aivancère&t  rapidement  coaitie 
les  hommes  de  pied  allemande  ;  en-  marchant  ils  se  trouvèrent  la 
droit»  en.  l'air,  sans  lien  avec  le  reste  de  l'armée  royale.  C'est  à  ce 
moment  qu'ils  récusent  L'aittaque  du  prince  de  Coudé,  qui  as  jeta 
sur  l'aile  déoeunrerte  des  Smsses  :  «  llouy  et  d'Avaray,  écrit  te 
duc  d'Aunule,  les  attaquent  de  front;  lui-môme  les  prend  à  severs. 
La  phalange  est  traversée,  Ja  prince  court  aiiora  à  ses  reitres  el  les 
divise  en  deux  corpa.  U  laœe  les  uns  sur  œHte  (rouée  vivante  où 
lui-même  vient  d'ouvrir  une  large  hrèdhe  ;  les  longs  pistolets  des 
Allemands  achèvent  rfi&uvre  de  de&tructioQ  commencée  par  la  fwria 
franeese.  II  oppose  les  autres  à  DamvUie  et  A  d'AumaLe,  qui  vien- 
nent au  secours  des  Suisses.  »  Peu  après  la  charge  de  Condé  sor 
les  Suisses»  Coligny  av^c  sa  grosse  cavalerie  chargea  les  gendarmes 
du  connétable  et  les  sépara  de  l'aile  gauche  des  Suisses.  La  Roche- 
foucauld avec  une  petite  réserve  attaqua  la  phalange  de  front.1  Les 
Suisses  étaient  seuls,  les  troupes  qui  devaient  les  flanquer  avaient 


lUP  iH^Gnns  9ÉIS6ES.  127 

été  répétées  en  amëre,  la  ligne  de  bataUle  des  royaux  était  trouée  t 
les  \vâk  eauoDS  qu'on  leur  avait  donnés  pour  se  couvrir  avaietft  été 
pnB;  le  connétable  avait  en  va»  esBoyé  de  rallier  ses  forces,  dH¥- 
fléeB  pftr  la  charge  de  €oligoy  ;  tombé  de  cheval,  il  avait  été  ftrcé 
de  fie  rendre.  La  bataille  semblait  perdue  pour  les  cathotiquess  et 
déjiles  reltres  commençaient  le  pillage.  Si,  à  cette  heure  suprême, 
les  SaiaeeB  s'étaient  débaiftdés,  la  oaMJse  de  Gondé  triompfhait  peut- 
Mre  pour  tongtemps,  peut^re  pour  toujours.  Des  étranugers  qui  ne 
compaenaient  pas  notre  langue',  de  rodes  montagnards  venus  des 
haut»  vallées  <^Uri,  de  Scbwyf,  d'Unterwiilden,  de  Zug,  noms 
m€omRis  aux  Français,  tinrent  ce  joùr-4à  dans  leurs  mains  le  sort 
de  la  France,  Lucerue  cotiobattit  pour  Paris.  Les  bannières  des  can- 
Kmsdeivinrent  des  oriflammesA 

Les  Suisses  s'étaient  reformés^  resBérrés  en  ordre:  quand  les 
hommes  de  pied  allemands  voulurent  !)es  Charger  &  leur  tour,  non^ 
serienent  ils  repoussèrent  Tattaqu^;  ils  reprirent  Tefifensive'  et 
firent  quelques  centaines  de  pas  en  avant,  assez  pour  reprendre 
les  huit  canons  qu'on  leur  avait  enlevés.  La  phalange  des  Suisses 
se  trouva  encore  phis  isofée  après  ces  avantages  obtenue  sm  les 
lansquenets,  et  la  cavalerie  huguenote  qui  Tavait  d*abord  brisée, 
pais  débenjée,  et  qui  s'était  dispersée  assez  loin,  s'était  de  nou- 
veau teformée  et  comfmençait  i  attaquer  seè  derrière».  D^uisdeux 
heores,  elle  portait  .tout  le  poids  de  la  bataille  :  elle  avait  déjà 
pepfa  énormément  de  monde,  quand  elle'  reçut  Tordre  de  raffier 
le  OMpB  le  plus  rapproc2yé  de  l'armée  royale.  A  ce  moment, 
Itenaon,  qvl  avait  le  commandement,  fut  l^appé  à  mort,  là  pha- 
lasge  se  forma  presque  spontanément  en  petits  carrés  qui  se  défenh 
£rent  même  à  coups  de  pierres  contre  la  cavalerie  qui  tourbinemsart 
•utmir  d'eux.  Ce  moment  fut  le  pfus  périlleux  de  la  journée  pour 
les  Suisses;  heureusement  que  lestroi^es  de  l'ûle  drohe,  sous  le 
doe  de  Guise  et  Saint-André  approchaient  et  préparaient  leut 
attaque. 

L'infanterie  française  qui  fermait  faile  gauche  de  Condé  n'av^ut 
pas  encore  derme,  mais  toutes  les  autres trotrpes  de  son  armée  avaient 
été  engagées.  Guise,  qui  avait  pris  le  commandement  après  la  capture 
de  Montmorency,  jugea  que  le  moment  décimf  était  venu.  Déjà  on 
ffiidtMti  Ckmdé  de  sa  victofre,  il  montra  l'aile  droite  cathoHque  : 
«  Tous  ne  faites  donc  pas  attention  à  ce  gros  nuage  qui  va  fondre 
sumous?  »  Le  corps  tout  entier  de  Guise  et  de  Saint- André  sfébran- 
lût,  il  changea  bientôt  la  face  des  affaires  et  convertit  la  défaite  des 
catholiques  en  victoire.  Nous  ne  raconterons  pas  cette  deuxième 
phase  de  la  bataille,  la  capture  de  Gondé,  la  déroute  des  troupes 
huguenotes  :  nous  ne  dirons  rien  non  phis  du  troisième  acte,  qui 


328  BETUB  DES  DEUX  MONDES. 

fut  le  terrible  retour  offensif  de  Goligny;  ces  rencontres  du  soir 
furent  les  plus  aciiamées,  et  la  bataille  ne  s'arrêta  qu'à  la  nuit. 
Goligny  avait  rendu  à  ce  qui  était  devenu  la  défaite  des  siens  quelque 
chose  des  apparences  de  la  victoire,  mais  aucune  des  deux  armées 
ne  resta  sur  le  champ  de  bataille.  Elles  semblaient  comme  épouvan- 
tées de  leurs  sanglans  efforts,  ainsi  que  des  résultats  de  la  lutte.  Cha- 
cune avait  perdu  son  chef  :  le  commandement  restait  des  deux  parts 
à  ceux  qui  personnifiaient  le  plus  vivement  les  passions  qui  avaient 
poussé  tant  de  mains  vaillantes,  à  Goligny  et  à  Guise.  Stratégique- 
ment,  la  bataille  de  Dreux  était  certainement  un  avantage  pour  les 
catholiques,  car  elle  empêcha  leurs  adversaires  d'exécuter  leur 
dessein  de  marcher  sur  la  basse  Seine;  on  peut  même  soutenir 
qu'elle  fut  pour  eux  une  victoire  tactique,  car,  dit  La  Noue,  «  celui 
qui  gaigne  le  camp  du  combat,  qui  prend  l'artillerie  et  les  enseignes 
d'infanterie,  a  assez  de  marques  de  sa  victoire.  » 

La  Noue,  parlant  de  cette  bataille,  vante  beaucoup  la  conduite 
des  Suisses  :  a  La  seconde  chose  très  remarquable  fut  la  générosité 
des  Suisses,  qu'on  peut  dire  qu'ils  firent  une  digne  épreuve  de  leur 
hardiesse.  Gar,  ayant  esté  le  gros  corps  de  bataille,  où  ils  étoient 
renversé  à  la  première  (charge)  et  leur  bataillon  mesme  fort  en- 
dommagé par  l'esquadron  de  M.  le  prince  de  Gondé,  pour  cela  ils  ne 
laissèrent  de  demeurer  fermes  en  la  place  où  ils  avoient  esté  rangés 
bien  qu'ils  fussent  seuls,  abandonnez  de  leur  cavalerie  et  assez 
loin  de  l'avant-garde.  Trois  ou  quatre  cents  arquebusiers  hugue- 
nots les  attaquèrent,  les  voyant  si  à  propos  et  en  tuèrent  beaucoup, 
mais  ils  ne  les  firent  déplacer.  Puis  un  bataillon  de  lansquenets 
les  alla  attaquer  qu'ils  renversèrent  tout  aussitôt  et  les  menèrent 
battant  plus  de  deux  cents  pas.  On  leur  fit  ensuite  une  recharge 
de  deux  cornettes  de  reltres  et  françois  ensemble,  qui  les  fit  retirer 
et  avec  un  peu  de  désordre,  vers  leurs  gens,  qui  avoient  esté  spec- 
tateurs de  leur  valeur.  Et  combien  que  leur  collonel  et  quasi  tous 
leurs  capitaines  demeurassent  morts  sur  la  place,  si  rapportèrent- 
ils  une  grande  gloire  d'une  telle  résistance.  » 

D'après  les  rapports  officiels  suisses,  vingt  et  un  officiers  et  trois 
cents  soldats  restèrent  morts  sur  la  place  ;  le  nombre  des  blessés 
qui  moururent  de  leurs  blessures  fut  si  grand  que  peu  de  temps 
après,  il  fut  nécessaire  d'envoyer  de  Suisse  au  régiment  un  com- 
plément de  deux  mille  hommes.  Gharles  IX  écrivit  aux  cantons  une 
lettre  pour  donner  témoignage  de  la  vaillance  et  des  bons  services 
des  Suisses,  a  il  ne  se  peult  dire  que  gens  de  guerre  ayant  jamais 
rien  faict  de  mieuU  (i).  » 

(1)  L'original  de  cette  lettre  est  aai  archires  de  Laceroc. 


LES  RÂGIMEMS  SUISSBS.  S29 

Le  troisième  jour  après  la  bataille,  les  Suisses,  suivant  leur  babi- 
tade,  se  rangèrent  sur  le  champ  de  bataille,  se  mirent  à  genoux 
et  adressèrent  une  prière  à  Dieu.  Puis  ils  formèrent  le  cercle,  et  les 
ofBciers  survivans  nommèrent  Ludwig  Pfyffer  colonel  du  régi- 
ment. 

Après  labataillede  Dreux,  Goligny  avait  pris  la  direction  d'Orléans, 
sans  être  poursuivi.  Le  duc  de  Guise  ne  bougea  pas  avant  le  26 
décembre;  il  était  le  9  jimvier  près  de  Beaugency,  où  il  laissa  les 
Suisses,  qui  y  demeurèrent  jusqu'au  3  février.  Mais  Orléans  ne  put 
être  investi  avant  que  Goligny,  laissant  d'Àndelot  dans  les  murs  de 
la  ville,  eût  avec  quatre  mille  cavaliers,  pu  se  rendre  à  marches 
forcées  en  Normandie  et  s'unir  aux  Anglaiis,  qui  lui  apportaient  au 
Havre  de  l'argent,  des  troupes  et  des  munitions.  Le  duc  de  Guise 
garda  les  Suisses  auprès  de  lui  pendant  le  siège  d'Orléans.  On  a 
sur  ce  siège  non-seulement  les  rapports  de  Pfyffer,  mais  les  dé- 
pêches de  Petermann  de  Gléry,  qui,  avec  le  bourgmestre  de  Fri- 
bourg,  Jacob  de  Praroman,  était  venu  en  France  pour  se  rendre 
compte  des  pertes  subies  par  le  régiment  suisse  à  Dreux  et 
pour  régler  avec  la  cour  de  France  les  questions  relatives  aux 
arriérés  de  solde  et  à  la  solde  de  bataille,  questions  qui  n'étaient 
jamais  résolues  à  la  satisfaction  des  cantons.  Gléry  se  rendit  de- 
vant Orléans,  il  trouva  le  régiment  suisse  fort  diminué  ;  la  cour 
demandait  des  renforts  avec  insistance,  car  elle  s'effrayait  des 
nouvelles  qu'elle  recevait  de  Goligny  et  des  Anglais,  et  le  duc  de 
Guise  écrivit  lui-même  aux  cantons  catholiques.  On  sait  com- 
ment il  tomba,  le  18  février,  sous  la  balle  de  Poltrot  de  Méré. 
Dans  une  lettre  écrite  le  28  février  (conservée  aux  archives  de 
Fribou]^),  Gléry  accuse  les  prédicans  huguenots  d'avoir  été  les 
instigateurs  du  meurtre.  Trois  jours  avant  de  mourir,  le  duc  de 
Guise  prit  congé  des  commandans  suisses  et  serra  encore  une  fois 
leur  main.  Il  était  l'idole  des  cantons  catholiques;  lui  mort,  la  guerre 
était  presque  terminée,  et  l'on  ne  chercha  plus  que  les  moyens  de 
n^cier.  Gondé,  raconte  Gléry,  avait  trois  fois  tenté  de  s'échapper 
de  sa  prison,  et  on  avait  dû  lui  donner  des  gardes  suisses,  en  qui 
Ton  avait  pleine  confiance. 

Dans  les  événemens  qui  suivirent,  le  rôle  des  Suisses  fut  assez 
effacé  :  protestans  et  catholiques  firent  ensemble  le  siège  du 
Havre  :  les  cantons  envoyèrent  à  Pfyffer  des  ordres  répétés  pour 
loi  enjoindre  de  ne  point  permettre  à  ses  troupes  de  servir  sur 
mer  ;  les  Suisses  ne  prirent  part  à  aucun  engagement  pendant  le 
siège  et  perdirent  seulement  quelques  hommes  par  les  maladies.  Le 
siège  fini,  on  renvoya  beaucoup  de  monde,  et  le  22  octobre,  le  roi 
licencia  la  plupart  des  enseignes  suisses.  Il  ne  garda  que  deux  mille 


S30  EEyHB  DS«  DBOX  M^llMS. 

hommes  environ,  «qui  esit  pUs  pour  la.  reciNigaoissaiice  du  boa  et 
fidelle  service  que  nous  avons  receu  d'eulx  et  pour  le  témoignage 
de  la  SjBureté  et  fiance,  que  nom  Avons  en  lour  fidélité,  que  pour 
bçfioing  que  nous  en  ayons.  » 

II. 

Le  traité  d'union  qui  avait  été  oonolu  entre  le  roi  de  Fnnce  et 
les  cantons  (à  l'exelusion  de  Zurich  et  Berne)  expirait  en  1M&  et 
fut  renouvelé  dans  cette  année  ;  les  négociations  ne  laisBërent  pas 
que  d'être  assee  difficiles^  à  cause  des  engagemens  des  cantoDs 
avec  TEspagne,  avec  la  Savoie  et  avec  le  saint-père,  qui  faisaient, 
si  le  mot  était  permis,  une  sorte  de  concurrence  à  la  France  pour 
a;voir  des  hommes  de  pied  bien  organisés.  La  France  toutefois  avait 
quelques  avantages  dans  les  cantons;  outre  que  les  Suisses  étaient 
attacl^s  à  la  couronne  fnmçaise  par  des*  services  déjà  anciens,  la 
diplomatie  Française  pouvait  toujours  obtenir  beaucoup  des  can- 
tons catholiques  en  les  menaçant  de  Êtvoriser  les  camtons  pro* 
testans  :  quand  les  cantons  cathoUques  iUsaient  mine  de  trop  se 
jeter  du  côté  de  l'Espagne,  la  France  appuyait  quelques  prétentioDS 
de  Zurich  et  de  Berne.  Les  divisions  rdi^uses  de  la  Suisse  ser- 
vaient ainsi  notre  politique  et  nous  ménageaient  les  moyens  d'as* 
surer  et  d'étendre  notre  influencé.  Le  19'  décembre  i566,  l'envoyé 
français,  M.  de  Bellièvre^  demanda  aux  cantons  une  levée  de  six  mille 
hommes.  Veut-on  savoir  quek  prétextes  il  invoquait?  U  pariait 
(odes  grandes  et  puissantes  armées  qui  se  dressent  tant  par  mer 
que  par  terre,  non-seulement  en  pais  et  royaumes  qui  sont  proches 
à  ceux  du  roi  très  chrétien,  mais  aussi  en  toutes  les  provinces  et 
dominations  du  Turcq.  »  Il  n'est  question,  dans  la  dépêche,  que 
des  intérêts  de  la  chrétienté  :  ce  qu'on  voulait  en  réalité,  c'était  se 
préparer  à  une  nouvelle  guerre  religieuse  ;  la  lutte  étaiit,  en  effet, 
imminente.  Après  la  mort  du  duc  de  Guise,  la  paix  avait  été  b&clée 
à  Amboise  ;  mais,  malgré  Tentreprise  patriotique  de  la  reprise  du 
Havre  Ja  paix  n'était  pas  rentrée  dans  les  cœurs,  et  Ton  s'adressait 
toujours  à  la  «  belliqueuse  nation  »  quand  on  sentait  venir  l'heure 
de  nouvewx  périls»  Goligny  aurait  voulu  tommer  sur  TEspagne  les 
armes  de  la  France,  pour  empêcher  le  retour  de  ki  guerre  ôvile; 
mais  Catherine  de  M^cis  penchait  pour  l'Espagne  et  redoutait  Ta- 
mitié  de  la  reine  Elisabeth  :  elle  se  laissa  conduire  par  les  GUises  à 
Bay^mne (juin  1565}  et  conféra  avec  le  duic  d'Albe^.Le  bruitse  répan- 
dit .dans  toutes  les  égtises  protes^tes  *  que  là  reine  de  France  et 
Fenvoyé  du  roi  d'Espagne  avaient  préfMiré  dans  cette  entrevue  là  com- 
plète extermination  de  tous,  les  hérétiques*  La  rdne  caneissait  pour* 


UM  BÉGDISEfB  «JIS8».  S31 

tnt  encore  Gcodé,  elle  loi  penrat  peu  mprès  de  se  narier  à  I»  cour 
sonant  le  rke  protestait  ;  elle^accorda  le  ppèclie  -k  tom  les  praiioes  et 
i  tmiteB  les  prinoesses  de  la  Teligicm,  dans  riatérieiir  de  lei^&HSliâr^ 
teàux.  On  sait  en  effet  depiûS  quelques' années^  <car ia  mérité  histo-* 
rique  est  tardive,  que  l'entreraie  de  Bilyonne  n'aisaît  aittiiiti  4  abôun 
résabat;  et  l'on  dût  ae  préparer  à  bt  guecre  en.  Ranoe  fpxnA  on 
ntledo&d'ÂUbe  sortir  d'Italie  ani«c  une  belle  avmée,.p«flaer  le  Mont- 
Genift^t  se  diiîger  parle  Baupbiné^la  Eranoiie^iikMnté  et  la  Lonrame 
Ternies  Pays-Bàft;  nos  frontières  étaîeiut'poaritmai^lfiie  insultéeist  on 
fitinine-de  caafieœbler  des  troupes,  et  ^ondéien  ^demanda  le  corn-* 
mandament  avec  l'épée  de  ^osétable  :  Gatberinè  lui  fit  d'abîird 
une  réponse  évasive  ;  il  était  difficile  dé^  ne  pas  donner  ime  armée 
tapiemieipriooe  âu>aang  quarid^eutf  sémblail  anaoncer  là  guerre. 
«  Le  Aie  (d'Anjou  prit  le  prince  à  paijl  et  lui  dmiànda  fdrt  haut  de 
qvel  droit  il  youkit  usurper  une  ;chaige  qui  ae  devait  appartenir 
qa'à  lui;  puis,  après  quelles  pbcases  débitées  sur  le  ton  de  la 
Dienaoe,  il  se  retira  sans  attendre  la  répUque.  Le  duc  d'Anjou  soc* 
tôt  àfeme  (te  reoCanoe,  et^  quoiqu'il  fût -déjà  l'objet  des  funestes 
prédilections  de  sa  mère,  rien  encore  n'avait  révélé  cbez  hii  une 
ambitk)!  si  ?ive  et  si  précoce.  Éviflemment  la. leçon  lui  avait  été 
fiiite»  Coudé,  surpris  et  irrité  de  cette  sortie  inattendue,  demanda 
(atteignes  espUcatîcHEiB  ;  mais  dég^  im  avait  jeté  le  masque  ;  il  n'était 
phn  question  de  guerre  conitre  l'Bspagbe,  ni  d'armée  à  ïonmer  s 
«  Qpe  ferez*TOUS  donc  dâs  Sniéses?  dëmanda*t-il..  —  Nous  trou- 
tarans  bien  à  les  eiiq)loyôr,  »  lui  TépoiMKt-4m«  Le  prince  ^itta 
itomédialemeat  ta  cour  (i).  » 

La  marobe  du  duc  d'Albé  lei  long  dé  -la  frbmtière  fratnçaîse 
mît-elle  été  un  acte  prémédité  d&oiaiit  settvti*  d^  prétexte  à  la 
cour  pour  rassembler  dés  forcés)  qdi  devaient  ensuite  être  touméea 
enoiB  les  pnoteatan»?  ¥out  semble  aujound'hui  prouver  le  con« 
traire;  la  cour  était  en  réalité  très  mal  prôpanée  pour  une  lutte, 
néme  très  mal  gardée.  Hais  les  bugoenots  crunent  à  un  oomplot, 
^t  preoaat  les  devans.  Ils  se  résirtnrent  &  en  empêcher  le  dévdop* 
pameoC  par  une  action  éBérgîqué. 

Les  Suisses,  dont  Condé  parlait  à  la  reine  dams  la  conversation 
qoe  nous'VraoB  itappôrtée  pkii  haat,  avaiem  été  lents  à  se  réunir  : 
les  six  iniile  «hommes  demandés  par  la  France  formaient  vingt 
ensôgnes  àe  trois  ceixts  hommes  et  Pfy£fer  en  était  le  coloneL  U 
traversa  ^nève  et  se  rendit  à  Châion-sur-Saôoe,  où  toutes  les 
aseigiies  âirent  renies  le  11  août  iPfyflfer  «sliimait  d'abord  que  sa 
tassim  oooaislerait  à  observer  les  Espagnols,  mais  il  comprit  bien 

(l)i  BUMtb  èa  princM  ti»  Conâé,  par  le  dUc  d'Aumale. 


8S2  «ETUB  DES  DEUX  MONDES. 

nie  qu'on  aurait  besoin  de  ses  services  contre  les  huguenots. 
Les  Suisses  furent  dirigés  sur  Ghaumont,  ils  passèrent  par  Beaune, 
Nuits,  Is-sur-Lisleprès  de  Dijon  et  Longeau.  Ils  reçurent  à  ce  moment 
l'ordre  de  se  rapprocher  du  roi  et  d'aller  à  Château-Thierry.  Ils 
arrivërent  dans  cette  ville  le  19  septembre. 

La  cour  était  à  Monceaux,  inquiète  des  mouvemens  des  huguenots. 
Coudé,  Coligny,  d'Andelot  avaient  été  mandés,  mais  n'avaient  pas 
reparu  à  la  cour,  La  marche  des  Suisses  précipita  leurs  résolutions. 
Le  plus  profond  secret  couvrait  encore  leurs  desseins;  tous  trois 
étaient  dans  leurs  terres,  et  la  reine  mère  ne  voulait  pas  encore 
croire  à  une  prise  d'armes;  les  conjurés  avaient  résolu  de  réunir 
secrètement  leurs  forces,  de  se  jeter  entre  la  cour  et  les  Suisses, 
de  livrer  bataille  s'il  le  fallait  à  ces  derniers,  de  s'emparer  du  jeune 
roi  et  de  chasser  les  Guises.  Rozay-en-Brie  était  le  lieu  du  rendez- 
vous.  Aux  premières  nouvelles  du  rassemblement  de  Rozay,  le  roi 
et  la  reine  mère  quittèrent  Monceaux  et  se  rendirent  à  Meaux,  ils 
appelèrent  les  Suisses  et  envoyèrent  François  de  Montmorency,  le 
fils  du  connétable,  auprès  des  huguenots  pour  les  amuser  de  quelque 
négociation. 

Le  25  septembre,  entre  9  et  10  heures  du  soir,  le  colonel  Pfyfier 
reçut  une  lettre  où  on  lui  enjoignait  de  se  rendre  rapidement  à  Heaux 
avec  toutes  ses  forces.  Les  Suisses  partirent  le  même  soir  à  minuit. 
Ils  arrivèrent  à  Meaux  le  lendemain  dans  la  matinée,  et  la  rapidité 
de  cette  marche,  faite  en  moins  de  douze  heures,  déjoua  les  projets 
des  huguenots.  Comme  une  partie  de  la  bourgeoisie  de  Meaux  avait 
adopté  la  nouvelle  foi,  dix  enseignes  prirent  la  garde  de  la  ville  et 
des  postes,  le  colonel  lui-même  fit  la  garde  avec  son  enseigoe 
auprès  du  roi  pendant  la  nuit  du  26  au  27  ;  les  dix  autres  enseignes 
campèrent  dans  un  faubourg.  On  répète  généralement,  d'après  de 
Thou  etLaPopelinière,  que  les  Suisses  ne  restèrent  que  trois  heures  l 
Meaux  ;  ils  y  passèrent  deux  jours. 

Le  connétable  et  le  chancelier  de  l'Hospital  étaient  d'avis  que  le 
roi  s'enfermât  à  Meaux,  sous  la  garde  des  Suisses  ;  ils  craignaient 
de  le  livrer  au  hasard  d'un  combat,  on  n'avait  point  de  cavalerie  et 
la  marche  sur  Paris  leur  semblait,  dans  ces  conditions,  trop  hasar- 
deuse. «M.  de  Nemoursdébatitfort  et  ferme  qu'il  faloit  gagner  Paris, 
pour  beaucoup  de  raisons  —  et  pour  ce  il  fut  crû,  disant  que  sur 
la  vie  il  mèneroit  le  roy  sain  et  sauf  dans  Paris.  »  (La  Popelinière.) 
Tous  les  Guises  s'étaient  retirés  de  la  cour,  pour  ôter  à  ceux  de  la 
religion  le  prétexte  de  se  servir  de  leur  nom  et  de  représenter  le 
roi  comme  leur  prisonnier.  La  marche  sur  Paris  ne  fut  donc  pas 
décidée  sur  leur  conseil,  mais  uniquement  sur  le  conseil  du  duc  de 
Nemours.  Davila  raconte  que  le  connétable  ne  se  résolut  au  départ 


us  BiGIMEirS  SUISSES.  333 

qu'après  qne  le  colonel  des  Suisses  eut  demandé  à  parler  au  roi  et 
lui  eut  dit  qu'il  se  faisait  fort  de  le  ramènera  Paris  avec  ses  piques. 
Les  relations  des  oifiders  suisses  ne  mentionnent  point  cet  épisode 
dramatique  ;  il  est  à  croire  cependant  que  l'on  prit  l'avis  de  Pfyffer 
avant  de  se  résoudre  au  départ.  Laissant  dix  enseignes,  la  moitié  du 
régiment,  à  Meaux  pour  couvrir  la  retraite,  le  colonel  partit  à 
minuit,  dans  la  nuit  du  27  au  28  septembre,  avec  les  dix  autres 
enseignes  et  avec  la  cour;  à  une  petite  distance  de  la  ville,  il  rangea 
la  phalange  en  bataille  et  se  mit  en  route  vers  l'aube.  A  ce  moment, 
les  dix  autres  enseignes  quittèrent  la  ville;  elles  le  joignirent,  et  se 
mirent  aussi  en  ordre  de  bataille.  Le  régiment  formait  ainsi  pendant 
la  marche  deux  grands  rectangles,  comme  à  Dreux.  Les  seigneurs 
atholiques,  à  cheval,  entouraient  le  roi.  On  avait  déjà  fait  la  moitié 
du  chemin,  quand  on  aperçut  un  gros  de  neuf  cents  ou  mille  cava- 
liers huguenots  dans  le  vallon  où  sont  Lagny  et  Ghelles.  Gondé  et 
d'Andelot,  suivant  les  rapports  suisses,  avaient  environ  deux  mille 
chevaux;  les  écrivains  protestans  ne  parlent  que  de  cinq  cents 
hommes.  Pfyffer  fit  arrêter  les  Suisses;  il  mit  le  roi  et  la  famille 
royale  au  centre  d'une  phalange  unique  et  plaça  les  arquebusiers 
aux  sommets  du  grand  rectangle.  Les  Suisses  mirent  genou  en  terre 
et  firent  leur  prière  pour  se  préparer  au  combat.  Ils  voulaient  mar- 
cher i  l'ennemi,  mais  Pfyffer  donna  l'ordre  d'attendre  l'attaque  et 
fit  défense  aux  arquebusiers  de  tirer  avant  d'être  très  sûrs  de  leur 
coup.  Cette  prudence  n'était  pas  dans  les  habitudes  des  Suisses, 
qui,  une  fois  formés  en  phalange,  marchaient  toujours  en  avant,  soit 
ODotre  l'infanterie,  soit  contre  la  cavalerie  ;  mais  le  connétable  avait 
un  dépôt  qu'il  ne  voulait  pas  exposer  inutilement  aux  risques  d'un 
combat.  La  fière  mine  et  le  grand  nombre  des  Suisses  en  imposè- 
rent peu  t-  être  moins  à  la  brave  cavalerie  huguenote  que  la  pré- 
sence du  jeune  roi  ;  ils  se  contentèrent  de  tourner  autour  de  la 
phalange ,  qui  se  remit  bientôt  en  marche.  À  Lagny,  on  crut  un 
moment  à  "une  attaque,  au  passage  d'un  ruisseau,  mais  les  arque- 
busiers couvrirent  les  Suisses  pendant  le  passage  ;  aussitôt  après, 
le  roi,  la  reine»  le  frère  aU  roi,  sa  sœur.  Madame  Marguerite,  le 
duc  de  Bouillon,  encore  enfant,  les  dames  et  les  seigneurs  de  la 
cour  prirent  le  chemin  le  plus  court  pour  aller  à  cheval  à  Paris.  Le 
comiétable  et  les  Suisses  les  couvrirent  et  leur  donnèrent  le  temps 
de  prendre  de  l'avance  ;  le  soir,  ils  firent  une  halte  au  Bourget,  et, 
aune  heure  du  matin,  ils  firent  leur  entrée  dans  Paris.  Les  esca- 
drons huguenots  n'avaient  fait  qu'insulter  l'escorte  du  roi,  sans  en 
Tenir  véritablement  aux  prises,  et  Charles  IX  n'oublia  jamais  cette 
journée  où  on  l'avait  fait  mardier  plus  vite  que  le  pas. 
La  retraite  de  Meaux  donna  un  grand  renom  aux  Suisses  et  leur 


.38i  HEWTB  DES  JDtUBL  lIOmES. 

fat  'Comptée  k  l'égal  d'one  victoire.  On  admira  'Oomm&oL  das 
enseignes  iiOfii¥elle«ient  levées  avaient  une  si  forte  Asapline,  et 
eémbien  eUes  étaient  promptes  dans  leurs  mouveAieos.  Paris  les 
coflDsidéra  oomme  les  sauveurs  du  jeune  roi,  et  ob  se  ih  ue  f6te 
d'aller  lesiroir  dans  leurs  quartiffli»  dn  fonbouiç  Saioft^Hen^-é.  ios 
conséquenoes  politiques  de  la  retraite  de  Meana:,  et  surtout  de  la 
muxhe  des  Suisses  de  'Chftteau-^Thâerrf  sur  Heoux,  étaient  de  la 
plus  haute  importance.  Si  le  réi  fût  «devenu  le  prisonnier  4a  prince 
de  <k»dé  »et  des  Ghâtilion,  toute  ndtoe  histoire  nationale  eftt  peut-- 
être dhangé  de  face.  La  monànchie  ne  courait  aucun  danger,  et 
ancttn  des  deux  parus  en  iutle  nâ  songeait  i  séparer  sàcause  de  la 
caiBse  royale;  mais  itous  deux  veùhdenl  Bvéir  Je  ixii»  ccuoppenaot 
que,  satts  iui,  ils  lie  pouvaient  conserver  ou  gagner  le  ccMtr  de 
peiBple* 

Le  lendemain  de  rairrivée  des  Suisses,  le  roi  alla  remercâsrltf  €elo- 
nel  Pfyffer  et  ses  iifBciers  pour  le  service  'qu'ils  avaient  rendu  à  sa 
eourDnne.'On  a  raooaté  que,  pendantiannrcfae  de  Meanx,  Gbaries  li 
passa  au  cou  de  Pfyifer  ircndre  de  Saint  Michel  et  lui  penut  de 
mettre  les  fleurs  de  lis  dans  ;Ses  arases.  Les  ra|){Mrrts  suisses,  qui 
«uraieot  loectainemênt  meniiormé  ce  Csit,  n'y  font  aucune  alhisioa 
La  (boiille  Pfyfier  possède^  il  est  v<rai,  un  foit  beau  cellier  ent)r  da 
temps  de  Henri  II,  ^ais  ce  coUier  .n'est  ipas  celui  de  Sainfr-Michel. 
BUë  conserve  aassi  le  Saint  Blichel  du  petit  onk e  (l'ima^  de  saint 
MuAiel  pendue  à  un  mban  inoîr),  naais  il  ne'  fut  apparemnent  donné 
à  fifyiffer  qu'après  la  hatailte  de  MonconUtttr. 

Le  roi  était  si  content  dies  Suasses  qne,  peu  de  jours  après  ses 
retour  à  Paris,  il  ifit  demander  par  son  aïK^assadeur  une  nouvelle 
kvée  de  quatre  mille  ihammes .:  ineuf  enseignes  furent  immédiate- 
ment envof  ées  à  Nantua  tOt  de  là  partirMt  de  suite  pour  Paris.  De 
graves  évteemens  uvaiient  lieu  pestdant  ne  temps;  Gondé  avail 
entrepris  le  blocus  de  Paris  et  en  loccupait  les  principaîes  approches. 
Il  7  avait  dans  la  capitale,  outre  les  Saisses,  les  trovqpM  de  £troai 
qu'on  avadft  fait  revenir  de  la  IVcardie,  €t  ocSles  de  firiasao^TSvenues 
de  Lyon.  Le  M  novembre,  le  camiétaMe  sortit  «vec  tontes  ses  forces, 
occupa  la  plaine  de  Saiot-Aenis  et  ofirLt  la  bataille  auK  àeguensrtSi 
qui.se  ienaient  eotre  AiiberviUiecsetSdintr-Onen. 

Pendant  la  èataiHe  dite  de  iSaint^Denis^  iès  Sttisses  aiaient  i 
leur  droite  quatoroe  pièoes  de  canon 'Ot  un  peu  plus  loin  la  cavs- 
lerie  de  Gosaé^  de  Bîlpon,  de  DamiviUe^t  d'Aumale;  à  leur  gauche, 
se  tenait  le  icohnétable,  iqui  avec  <un  'carps  de  càvatevie  onoÉpait  le 
centre  de  la  ligne  de  la  bataille.  La  bataille  de  Sasnt'^Dëaiis  fut  sur^ 
tout  une  affaire  de  cavalerie,  car  Itis  huguenots  n'avaient  presque 
pas* d'honnies  de  pied.  Lte  Suisses  n'eurent  dont  qu'on  râle  à 


psaprëB  passtf,  et  Pfyffer  écxmi  dans  «un  rapport  fu'H  n'avait  paa 
p^u  un  3eul  bomaie;  la  phalange  empôdia.  sans  d^ote  Isa 
hoguenots  d'user  dea  a-vanu^ea  qu'ils  avaient  obtenus  aa  débat  et 
pernût  à,  la  caivaierie  royale  de  se  nommer.  L'amhasaadenr  de 
Fraaoe  dit  aux  cantwa  <l  que  le  véffomii  de  la  nation  des  ligtteft 
n'a  riea  eobUé  de  sa  géa-érosit6  aceoalunoée,  «'estant  tues  vaifU- 
mcDt  présenter  en  bataille,  ai  que  les  ennemya  ne  les  Mâeront  atta- 
quer et  ne  s'eat  perdu  ung  seul  homme  des  leaxs*  n  Pfyffer  écrivit  : 
«  Si  le  jour  eûit  été  plualong,  ftooaen  enissions  fini  avec  eux.  » 

Les  huguenots  firent  encore  très  bonne  oontenance  le  le&dentaîn, 
mais  ils  levèrent  le  blocus  de  Paris*  Le  vieux  connétable  de  Mont** 
moreocy  était  mort  à  la  bataïUe  de  SaÎBt-Denia  :  en  le  tuaat,  écri- 
wt  Pfyffièr  dana  son  rapport,  les  huguenots  o  ont  tué  un  ennemi  qui 
leur  était  bon.  »  Le  coonétabie  aj^ait^  en  efiet,  toujours  cherché  à 
s'ÎDteqMser  ratre  les  deux  partis;  allié  aux  Châtillon,  il  était  l'eii- 
neni  de  la  maison  de  Lorraine.  Catherine  de  Médiois  fit  nosomer 
lieatenanVgénâ^al  du  royaume  le  duc  d'Anjou,  le  jour  oui  il  entrait 
daDs  sa  qiiinsiôme  année  ;  ce  jeune  prince  devenait  ainsi  le  comman- 
dant de  l'armée  royale,  et  le  19  décembre,  le  roi  écrivait  au  colonel 
Pfyffer  : 

tf  Sieur  colonel,  vous  scavez  assez  de  longue  main  lafyance  que 
j'ay  eu  vous  et  ceux  de  vostre  natyon,  dont  je  ne  pourvois  faire  plus 
aiDple  ny  meiUeur  tesmoynage  qu'en  vous  baillant  mon  frère  vous- 
camBUMider  en  mon  armée.  »  Il  lui  explique  ensuite  qu'une  n  cer-. 
taille  entreprise  doit  se  fere  avec  ung  bon  nombre  de  cavallecie, 
laissant  derryere  les  Suisses^  gens  de  pied  francoya  et  T artillerie,, 
âmployei  a  ung  autre  ellhct;  n  mais  que  le  duc  d'Ài^ou  ne  doit 
point  se  joindre  à  cette  cavalerie  et  doit  demeurer  avec  les  Suisses. 

Peadam  la  campt^e  qui  suivit,  l'armée  royale  fut  pour  ainsi 
dire  énervée  par  les  négociations  de  la  reine,  qui  ne  désespéra 
jamais  de  ramener  h  elle  le  prince  de  Gondé  ;  mais  celui-ci  ne  fit 
qu'amuser  la  reine  mère  et  opéra  sa  jonction  avec  Jean-Casimir,  qui 
loi  amenait  de  grands  renforts  demanda.  L'armée  de  Condé,  très 
bible  andébiit,  s'éleva  bienAôt  à  trente  mille  hommes  ;  cette  armée 
était  toatcfeÎB  fatiguée  de  la  guerre,  et  les  nobles  huguenots  auraient 
Toalu  en  finir  dans  une  bataille  rangée  qu'on  leur  refusait  toujours. 

Le  r^^eiâ  suiaso  s'était  accru  de  i^OOO  hommes  qu'on  avail 
tomvéa  k  Vitry  le  28  décembre  15674  11  resta  dix  joura  immobile 
dans  oette>  vaOe.  Qn  n'a  aucm  raptport  suisse  entre  le  eoanneniee^ 
ment  de  Uafinéë  lâA8.  et  le  mois  de  mars;  la  cavalerie  huguenote 
tenailla  oaoïpagne  et aerâlBst  toue  les. coucriiera.  Le  6  mars, Pfijfieir 
rqipone  que  l'ivmée  royale  était  repartie  poodr  Paris^  où  elle  était 
nntrée  le  iff  février.  Pendant  celte  mardie  d'hiver,  le  réglaient, 
iraifceu  httuiQO\ip<ie)nuilades  et  un  grandnombre  d'heaames avaient 


3Sd  EEVUE  I»8  DBDX  MONDES. 

déserté.  Le  séjour  à  Paris  n'avait  pas  arrêté  la  désertion,  et  les  ma- 
lades étaient  toujours  en  très  grand  nombre.  On  a  une  curieuse 
lettre  du  conseiller  de  Luceme,  où  il  se  plaint  que  les  officiers  de 
Luceme  n'aient  pas  encore  envoyé  d'argent  à  leurs  familles,  comme 
avaient  déjà  fait  ceux  de  Fribourg  et  de  Soleure.  Pfyffer  et  les  offi- 
ciers de  Lucerne  répondent  qu'on  n'a  rien  envoyé  parce  que  les 
routes  ne  sont  pas  sûres  et  que  l'argent  tomberait  aux  mains  des 
huguenots.  La  paix  de  Longjumeau  mit  fin  à  une  campagne  où  les 
Suisses  n'avaient  pu  recueillir  aucune  gloire.  Parmi  les  causes  qui 
déterminèrent  la  paix,  Pfyffer  fait  sonner  très  haut  la  conduite  des 
rettres  allemands  de  l'armée  royale.  Beaucoup  de  ces  reltres,  dit-il, 
étaient  de  la  nouvelle  religion,  et  toutes  sortes  d'intelligences  s'é- 
taient établies  entre  eux  et  les  soldats  du  palatin  qui  avaient  grossi 
l'armée  de  Gondé.  Reltres  royaux  et  reltres  de  Gondé  avaient  à  l'enyi 
saccagé  le  royaume,  et  si  la  guerre  eût  duré  plus  longtemps,  la 
famine  eût  été  universelle.  Le  régiment  suisse  cantonné  à  Ville- 
neuve-Saint-Georges  fut  décimé  par  les  maladies  jusqu'au  moment 
où  on  le  licencia.  Dix  enseignes  seulement  restèrent  en  France. 

III. 

La  paix  de  Longjumeau,  imposée  par  la  fatigue  et  le  dégoût,  ne 
pouvait  être  qu'une  courte  trêve  :  Gondé  et  la  reine  avaient  donné 
au  royaume  le  temps  de  respirer,  mais  les  meneurs  des  deux  partis 
étaient  mécontens.  Goligny  n'avait  pas  déguisé  sa  mauvaise  humeur. 
Le  roi  de  France  demanda  quatre  mille  hommes  aux  cantons  pour 
faire  un  gros  régiment;  un  peu  plus  tard  il  demanda  que  l'on  fit  non 
plus  un  seul  régiment  suisse  de  dix  mille  hommes,  mais  deux 
régimens  de  6,000  hommes  chacun.  On  se  contenta  cependant  de 
porter  à  ce  chiffre  le  régiment  Pfyffer,  et  avec  quatre  mille  hommes 
de  nouvelles  levées,  on  fit  un  second  régiment  qui  fut  conunandé 
par  Gléry,  de  Fribourg. 

Gondé  s'était  retiré  à  Noyers,  en  Bourgogne,  une  forteresse  pla- 
cée au  centre  de  quantité  de  maisons  huguenotes.  D'Andelot  était  i 
peu  de  distance,  dans  son  château  de  Tanlay.  Gondé  et  Goligny  par- 
tirent ensemble  de  Noyers,  le  23  août,  pour  recommencer  la  guerre; 
ils  se  dirigèrent  sur  la  Rochelle,  où  ils  arrivèrent  le  20  septembre. 
On  attendait  des  renforts  de  la  reine  Elisabeth  et  du  duc  des  Deux- 
Ponts.  La  reine  de  Navarre  s'était  jointe  aux  insurgés,  et  la  lutte 
devait  cette  fois  avoir  pour  théâtre  le  pays  au  sud  de  la  Loire.  Dès 
le  10  août,  trois  enseignes  du  régiment  suisse  avaient  été  en- 
voyées à  Orléans  ;  peu  de  jours  après,  le  reste  suivit,  et  l'année 
royale  se  concentra  autour  de  cette  ville.  Le  duc  d'Anjou,  qui  la 
conunandait,  passa  par  Blois  et  Amboise;  il  rencontra  à  ChftteUerault 


LES   REGmENS   SUISSES*  337 

Tarmée  de  Condé,  forte  d'environ  trente  mille  hommes;  l'armée 
royale  avait  vingt-sept  mille  hommes,  dont  vingt  mille  hommes  de 
pied. 

Gondé  voulait  s'assurer  un  passage  sur  la  Loire  et  aller  soulever  le 
nord  de  la  France,  tandis  que  le  duc  d'Anjou  cherchait  à  le  tenir  en- 
fennédans  la  Saintonge.  Une  bataille  eut  lieu  à  Jazeneuil  (près  de  Lusi- 
gDan},  bataille  hasardeuse  et  confuse,  sans  résultats  tactiques  :  l'a- 
yantage  stratégique  appartint  à  Condé,  car  pendant  que  l'armée  royale 
restait  sous  les  armes  et  rectifiait  ses  positions,  Coudé  prenait 
l'avance  sur  le  chemin  de  la  «  France;  »  c'est  ainsi  qu'on  appelait 
encore  le  pays  au  nord  de  la  Loire.  Les  Suisses,  avec  Tarmée  royale, 
quittèrent  les  environs  de  Poitiers  et  suivirent  Condé  à  Mirebeau  et 
Loadun.Un  froid  terrible  ayant  imposé  une  sorte  de  trêve  aux  deux 
armées,  Condé  prit  ses  cantonnemens  autour  de  Loudun  et  le  duc 
d'Anjou  à  Ghinon.  La  campagne  de  1568  était  finie;  celle  de  1569 
devait  être  une  des  plus  sanglantes  de  nos  guerres  civiles.  Condé 
tenait  les  villes  principales  du  Poitou  ;  les  royaux  gardaient  les 
afflaens  de  la  Loire  et  de  la  Vienne,  pour  empêcher  la  jonction  de 
Condé  avec  les  secours  allemands  qui  d'ordinaire  longeaient  les 
sources  de  la  Seine  et  de  ses  affiuens  pour  arriver  dans  la  vallée  de 
la  Loire.  On  reprit  la  campagne  dès  la  fin  du  mois  de  janvier,  on 
manœuvra  beaucoup  des  deux  parts,  et  les  deux  armées  ne  se  trou- 
vèrent en  présence  que  le  13  mars  à  Jamac.  Le  duc  d'Âumale  a 
donné  une  brillante  description  de  la  grande  bataille  qui  s'y  livra, 
et  les  rapports  suisses  permettent  seulement  d'ajouter  quelques  tou- 
ches au  tableau  qu'il  a  tracé. 

A  la  faveur  de  la  nuit  et  d'un  brouillard  épais,  l'armée  royale 
traversa  la  Charente  sans  être  aperçue.  Le  duc  d'Anjou,  qui  avait 
communié  de  bon  matin  avec  tous  les  princes,  la  rejoignit  sur  la 
rive  droite,  à  neuf  heures  du  matin.  L'avant-garde  était  comman- 
dée par  Guise,  Martigues  et  Hontpensier.  Elle  était  suivie  des 
Suisses,  avec  l'artillerie  et  la  cavalerie  allemande;  ensuite  venait  le 
duc  d'Aojou  avec  la  bataille  ;  l'armée  déboucha  ainsi  en  une  seule 
colonne.  Elle  ne  fut  aperçue  qu'à  ce  moment  par  les  patrouilles  hu- 
guenotes. On  sait  comment  Coligny  et  d'Andelot  furent  accablés, 
comment  les  appels  de  Coligny  empêchèrent  Condé  de  faire  la 
retraite  en  bon  ordre  qu'il  commençait  déjà  et  l'amenèrent  sur  le 
champ  de  bataille,  où  il  trouva  la  mort  d'un  héros. 

Les  Suisses  étaient,  comme  toujours,  à  peu  près  au  centre  de  la 
ligne  de  bataille  des  royaux  ;  PfyiTer  dit  positivement  dans  son  rap- 
port que  ses  hommes  n'en  vinrent  pas  aux  mains  pendant  les  prin- 
cipales attaques  ;  quand  la  bataille  était  déjà  perdue  pour  les  hugue- 
nots, ils  tombèrent  seulement  sur  les  hommes  de  pied  de  l'armée 

ton  luu  —  1880.  22 


3&8  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

de  Gondé  qui  cherchaient  à  passer  la  Charente  sur  des  ponts.  Quand 
Condé  fit  sa  charge  avec  la  noblesse  française,  il  se  jeta  sur  les 
gardes  rouges  de  Monsieur;  les  Suisses  ne  pouvaient  être  loin  du 
duc  d'Anjou.  Dans  la  lettre  que  le  roi  écrivit  au  colonel  après  la  ba- 
taille, il  dit  :  «  M'ayant  plus  particulièrement  mondict  frère  mandé 
le  bon  devoir  que  vous  y  avait  fait,  ayant  par  votre  moien  obtenu  la 
victoire,  que  Dieuluy  a  donnée.  »  Il  n'y  a  peut«-étre  là  qu'une  forme 
de  la  phraséologie  toujours  un  peu  emphatique  du  zvi*  siècle.  Voici 
ce  que  dit  Pfyfler  de  la  mort  de  Gondé  :  <c  Le  prince  de  Coudé  est 
arrivé  au  milieu  des  nôtres,  mais  ils  l'ont  tué.  l'ai  entendu  dire 
du  duc  Lui-même  qu'il  leur  avait  oiTert  12,000  couronnes  s'ils  vou- 
laient lui  garder  la  vie  sauve,  mais  ils  ne  l'ont  pas  voulu.  Aussi  le 
duc  se  montre-t-il  très  content  d'eux  ;  on  dit  qu'il  veut  leur  faire 
présent  de  10,000  couronnes.  » 

Un  officier  suisse,  Hoffner,  écrit  au  sujet  de  cette  mort  :  «  Qoe 
Dieu  tout  puissant  soit  miséricordieux  pour  le  pieux  prince  de 
Gondé,..  car  il  étoit  un  prince  pieux  et  droit,  mais  il  a  été  honteu- 
sement abusé  par  l'amiral  Gasper  de  Golony  (Coligny)....  »  Uû 
autre  officier  suisse  appelle  Gondé,  «  ce  grand  abimeur  de  pays  et 
de  gens  et  faiseur  de  malheurs  »  {jfros$en  land  und  lûivcréûrUr 
unglûkmacher). 

Les  protestans  ne  voulaient  pas,  ne  pouvaient  pas  séparer  leur 
cause  de  la  cause  royale  :  leur  ambition  était  de  mettre  leur  foi  sur  le 
trâne,  et  à  début  du  roi,  il  leur  falkit  du  moins  un  prince  du  sang. 
Gondé  mort,  ils  s'emj^essent  de  reconnaître  comme  leur  chef  Henri 
de  Navarre,  mais  pour  un  temps  Goligny  devient  le  véritable  maître 
du  parti. 

Pendant  qu'on  se  battait  sur  la  Charente  et  la  Vienne,  les  troupes 
allemandes  du  duc  des  Deux-Ponts  faisaient  une  puissante  diver- 
sion dans  Test  de  la  France.  Oo  leur  avidt  opposé  le  duc  d'AnowIe 
avec  mille  chevaux,  huit  mille  hommes  de  pied,  le  régiment  suisse 
de  Gléry  et  cinq  mille  Allemands  et  Wallons  envoyés  par  le  duc 
d'AIbe.  La  cour  crut  im  moment  que  le  prince  d'Orange  joindrait 
ses  efforts  à  ceux  du  duc  des  Deux-Ponts  et  se  tournerait  avec  te 
dernier  sur  Metz  pour  reprendre  cette  ville  à  la  France  ;  l'inquiétude 
avait  été  si  vive  que  le  roi  se  rendit  à  Metz  en  personne.  Le  duc  des 
Deux-Ponts  avait  réuni  ses  troupes  en  Alsace  ;  il  passa  en  reiue,  le 
15  mars,  près  de  Haguenau,  une  armée  composée  de  sept  mille 
cinq  cent  quatre-vingt-seize  cavaliers  et  six  mille  hommes  de  pied, 
outre  six  cents  seigneurs  français  et  allemands.  Le  prince  d'Orange 
et  ses  deux  frères  Louis  et  Henri  de  Nassau  étaient  dans  son  état- 
major.  Il  prit  à  peu  près  la  route  que  d'Andelot  avait  suivie  en 
1562,  il  entra  en  Bourgogne,  et  le  2A  mars  il  se  trouvait  à  Beaune. 
L'armée  allemande  manœuvra  avec  une  telle  rapidité  qu'dle  put 


LES  BTÉGUtfcKS   SUSSES.  339 

pisser  sans  obstacle,  du  bassin  de  la  Saône  dans  celai  de  la  Loire 
et  franctdr  ee  ienve  à  la  Charité  et  à  Pcmilly . 

Goliguy  poiiTait  reprendre  la  campagne  :  il  fit  sortir  son  armée 
dw  forteresses  et  s'unit,  le  12  juin,  aux  Allemands  sur  la  Tienne, 
près  4e  Limoges.  Le  duc  des  Deux-Ponts,  qui  avait  dû  être  trans- 
p(Hié  pendant  la  marche  de  son  armée,  était  mort  la  veille  et  le 
comma&denaent  des  Allemands  avait  été  pris  par  le  comte  de  Mans- 
feld  (les  Allemands  n'avaient  pas  voulu  reconnaître  le  prince 
d'Orange  pour  chef).  Le  colonel  Pfyflfer  se  lamente  dans  ses  lettres 
sm'les  finîtes  de  l'année  royale  de  l'est,  qui  avait  laissé  les  Alle- 
mands traverser  toute  la  France  sans  obstacle  et  permis  ainsi  à 
Goligoy  de  sortir  des  griffes  de  Tavannes,  le  conseiller  militaire  du 
duc  d'Anjou.  Le  champ  de  bataille  des  deux  partis  se  trouvait 
maintenant  en  Limousin,  u  pays  de  ch&taignes  et  de  monta- 
gnes, >  pauvre  et  sans  ressources.  Les  deux  armées  étaient  à  peu 
près  d'égale  force,  car  si  Coligny  avait  les  Allemands  de  Mans- 
feld,  l'armée  de  Tavannes  avait  été  renforcée  de  celle  du  duc 
d'Aumale.  On  combat  eut  lieu  le  25  juin,  à  Roche-Abeille  (près  de 
Saini-Yrîeix.  «  C'a  été  un  jour  sauvage,  écrit  Pfyffer,  avec  pluie  et 
brouUlard.  »  Il  se  plaint  que  la  nature  boisée  du  terrain  ait  em- 
pêché ses  hommes  de  bien  travailler,  comme  ils  en  avaient  envié. 
L'amirai  réussit  à  surprendre  à  l'aube  l'avant-garde  des  royaux  ; 
StrozzI,  qui  commandait  l'infanterie,  se  porta  à  l'aide  de  l'avant- 
garde  avec  les  hommes  de  pied,  mais  n*ayant  point  de  cavalerie, 
attaqué  par  des  forces  supérieures,  il  fut  repoussé  et  fait  prison- 
nier; ses  troupes  se  replièrent  sur  les  Suisses  et  ne  se  reformèrent 
qu'àfalHi  de  leur  phalange.  La  pluie  tombait  à  torrens,  et  l'amiral  ne 
continua  point  la  lutte.  Ne  pouvant  plus  vivre  en  Limousiû,  il  passa 
avec  le  gros  des  siens  daas  le  Périgord,  où  il  entreprit  divers  sièges. 

Les  Suisses  prirent  le  chemin  de  la  Touraine;  Pfyffer  tomba 
malade  en  route,  mais  nous  le  retrouvons  le  1*'  septembre  au 
camp  de  Gourcey,  près  de  Tours.  Les  maladies  causaient  de 
grands  ravages  dans  les  deux  armées  :  les  Allemands  mouraient 
en  grand  nombre,  les  Suisses  du  régiment  Gléry  étaient  décimés. 
Coligny  avait  fini  par  porter  tous  ses  efforts  contre  Poitiers,  où  s'é- 
tait jeté  le  jeune  duc  de  Guise,  &gé  seulement  de  dix-huit  ans.  Le 
siège  avait  déjà  duré  six  semaines,  quand  le  duc  d'Anjou  résolut  de 
quitter  son  camp  près  de  Tours  et  d'aller  au  secours  de  Poitiers.  Il 
se  mit  en  route  avec  environ  trente-deux  mille  hommes  (douze  mille 
hommes  de  pied,  quatre  mille  cinq  cents  cavaliers  noirs,  trois  mille 
Italiens,  quatre  mille  deux  cents  chevaux  français,  huit  mille 
Suisses).  Il  alla  mettre  le  siège  devant  Ghâtellerault,  où  Coligny  avait 
envoyé  ses  malades.  En  apprenant  cette  nouvelle,  l'amiral  leva  le 
siège  de  Poitiers  et  marcha  sur  Ghâtellerault.  Guise,  qui  avait  montré 


SiO  RBTUE  DES  DEUX  MONDES. 

pendant  les  épreuves  de  ce  siège  la  bravoure  de  sa  race»  sortit  de 
Poitiers  et  alla  rejoindre  le  duc  d'Anjou.  Celui-ci  avait  aussi  levé  le 
siège  de  Cbâtellerauh  ;  on  tournait  le  dos  aux  murailles  et  l'on 
allait  encore  une  fois  en  venir  aux  mains  en  bataille  rangée.  Les 
Suisses  disaient  tout  baut  qu'ils  ne  voulaient  pas  servir  pendant  un 
nouvel  biver  si  on  ne  leur  accordait  la  bataille  ;  les  Allemands  de 
Coligny,  qui  n'étaient  point  payés,  la  demandaient  aussi  ;  les  gen- 
tilshommes étaient  las.  Le  25  septembre  Pfyffer,  écrivait  de  Chinon  : 
«  Que  Dieu  et  sa  sainte  mère  Marie  fassent  cette  grâce  à  notre  jeune 
prince  et  à  nous,  que  nous  puissions  en  finir  d'une  fois,  car  cette 
guerre  coûte  cher  à  bien  des  pauvres  gens  de  toutes  nations,  et  il 
y  a  dans  ce  pays  de  tels  gémissemens  et  une  telle  misère  que  cela 
fait  mal  au  cœur.  »  Ce  même  jour,  le  duc  d'Anjou  passait  la  Yienne 
avec  son  armée  et  se  mettait  en  marche  sur  Loudun.  Les  Suisses 
partaient  en  tète  avec  l'artillerie  .et  six  mille  hommes  de  pied  ;  la 
cavalerie  suivit  le  lendemain.  Coligny  avait  fait  mine  de  prendre  la 
direction  deCbâtellerault,  puis  se  retournant  brusquement,  il  arriva 
le  30  septembre  de  bonne  heure  à  Saint^Clair,  près  de  Moncon- 
tour  avec  six  mille  cavaliers  français  et  allemands  et  douze  mille 
hommes  de  pied.  Il  commandait  lui-même  Tavant-garde,  Ludovic 
de  Nassau  était  avec  la  bataille. 

Le  3  octobre,  les  deux  armées  se  trouvèrent  en  présence,  ayant 
chacune  à  dos  un  pays  hostile,  dans  la  plaine  qui  sépare  Honcon- 
tour  de  Mirebeau.  L'armée  royale,  lit-on  dans  les  Mémoires  de 
Tavannes,  était  ainsi  formée  :«  Il  range  les  bataillons  et  escadrons  d'un 
front,  celui  des  Suysses  aucunement  advancé,  duquel  il  avoit  cou- 
vert les  flancs  d'arquebusiers  et  chariots,  entremeslé  les  nations  ; 
sur  le  flanc  droit  un  régiment  de  gens  de  guerre  françois,  un  de  reis- 
très  et  un  autre  d'Italiens;  sur  la  gauche  deux  de  cavalerie  fran- 
çaise et  au  milieu  un  de  reistres,  fait  un  ost  de  résene,  conduict 
par  M.  de  Cessé,  qu'il  met  derrière  les  Suisses,  l'artillerie  advancée 
sur  les  deux  coings,  proche  laquelle  étoit  l'infanterie,  Taisle  droite 
en  forme  d'avant-garde,  conduict  par  M.  de  Montpensier,  la  gauche, 
qui  étoit  la  bataille,  par  Monsieur...  L'armée  des  huguenots  étoit 
de  mesure  estendue,  les  lansquenets  et  les  arquebusiers  au  milieu, 
l'amiral  conduisoit  l'avant-garde  sur  le  flanc  droict,  et  le  comte 
Ludovic  commandoit  à  la  bataille  au  flanc  gauche.  » 

Le  régiment  de  Cléry,  réduit  à  deux  mille  hommes,  était  à  Vaile 
droite,  avec  deux  régimens  d'arquebusiers,  la  cavalerie  alle- 
mande et  un  peu  de  grosse  cavalerie  française  sous  Guise  et  Mar- 
tigues;  le  régiment  de  Piyffer,  au  grand  complet,  était  dans  la 
bataille  avec  le  duc  d'Anjou,  en  deux  phalanges  dont  l'une  servait 
de  réserve  à  l'autre.  La  première  phalange  était  renforcée  de  deux 
mille  chevaux  français,  de  deux  mille  chevaux  allemand*?  et  des 


LES  BÉGIIIEN6   SUISSES.  Sil 

hommes  de  pied  espagnols  et  flamands  ;  la  seconde  de  quatre  régi- 
mens  français  d'hommes  de  pied.  Le  duc  d'Anjou  était  entre  les  cava- 
liers du  margrave  de  Bade  et  les  Suisses  de  Pfyffer,  flanqués  de  deux 
régimens  d'arquebusiers  et  de  la  cavalerie  du  maréchal  de  Gossé. 
Au  moment  critique,  le  duc  d'Anjou  se  jeta  dans  la  mêlée  avec  le 
mai^grave  de  Bade,  qui  fut  tué  à  ses  côtés  ;  à  ce  moment,  Tavannes 
fit  avancer  le  régiment  Pfyffer  au  pas  de  course  et  fit  charger  la 
cayalerie  royale  pour  dégager  le  duc  d'Anjou  :  quinze  cents  cavaliers 
Tinrent  charger  les  Suisses  en  flanc  pendant  qu'ils  couraient  en 
avanu  Mais  ils  ne  purent  entamer  la  phalange,  même  en  marche,  et 
s'en  retournèrent  «  en  faisant  leur  limaçon  accoutumé.  »  Le  ri- 
ment suisse  tomba  sur  un  régiment  d'arquebusiers  français  de 
deux  mille  hommes,  abandonné  de  sa  cavalerie,  et  le  mit  en 
pièces.  Pendant  ce  temps,  le  régiment  Gléry  luttait  contre  ce  qui 
restait  de  la  cavalerie  huguenote,  rompue  par  le  duc  d'Anjou.  La 
bataille  fut  singulièrement  courte  et  cependant  très  meurtrière,  car 
tout  le  monde  avait  donné  ;  les  pertes  des  huguenots  s'élevèrent 
à  dix  mille,  quelques-uns  disent  même  quatorze  mille  tués  et  pri- 
sonniers; celles  des  royaux  furent  très  faibles.  Les  Suisses  ne  don- 
nèrent point  de  quartier  à  Honcontour  et  tournèrent  surtout  leur 
furie  snr  les  lansquenets  allemands  ;  le  régiment  Gléry  fut  seul 
engagé  avec  ces   derniers;  Pfyffer  n'eut  afiaire  qu'aux  rettres 
allemands  et  à  l'infanterie  française.  «  11  ne  faut  pas  oublier,  dit 
ï.  de  Segesser,  que  la  coutume  du  temps  était  de  ne  faire  pri-* 
sonniers  que  ceux  qui  pouvaient  payer  rançon  et  qu'on  ne  pouvait 
laisser  la  vie  sauve  à  l'ennemi  que  sur  ordre  supérieur.  »  Le  duc 
d'Anjou  fit  grftce  à  ce  qui  restait  des  lansquenets  et  à  mille 
arquebusiers  français,  qui  mirent  bas  les  armes  après  le  combat. 
Gléry  mourut  le  19  octobre  ;  Pfyffer  alla  en  Suisse  immédiatement 
après  la  bataille  et  ne  prit  point  de  part  aux  opérations  qui  la  sui- 
virent, notamment  au  siège  de  Saint-Jean-d' Angely,  pendant  lequel 
les  Suisses  eurent  à  repousser  une  sortie,  o  Gomme,  dit  La  Noue, 
l'assi^ment  de  Poitiers  fut  le  commencement  du  malheur  des 
huguenots,  aussi  fut  celui  de  Saint-Jean-d'Angely  l'arrest  de  la 
bonne  fortune  des  catholiques.  Et  s'ils  ne  se  fussent  amusez  là  et 
eussent  poursuivi  le  reliques  de  l'armée  rompue,  elles  eussent  été 
du  tout  anéanties.  » 

Les  deux  régimens  suisses  furent  ramenés  aux  environs  de  Tours, 
mais  le  duc  d'Anjou  ayant  quitté  l'armée,  ils  refusèrent  de  servh: 
plus  longtemps.  On  ne  leur  donnait  point  d'argent,  et  ils  récla- 
maient en  vain  leur  solde  de  bataille.  On  se  décida  à  les  licencier, 
et  le  19  mars  1570  ils  étaient  à  Dijon,  en  route  pour  la  Suisse. 

Auguste  Laugel. 


L'ÉCUREUIL 


h 

B  était  sept  keures  et  demie  da  soir.  En  dé|nt  du  proverbe 
qui.  dit  «  qu'à  la  Chandeleur,  les  jours  gi*andissent  d'une  heure,  » 
il  faisait  déjà  nuit  serrée.  Nous  nous  trouvions  réunis  dans  la  salle 
à  Hraoger,  attendant  le  souper»  qu'on  servait  chex  nous  à  huit 
heures.  Dû  joli  feu  de  souches  de  hêtres  clairait  dans  la  chemi- 
néer;  une  bonne  lampe  modérateur  mettait  sur  la  table  de  toile 
cirée  un  cercle  lumineux,  et  au  plafond  noir,  un  petit  rond  de 
darté  dorée  et  dansante.  Ma  mère  tricotait  un  bas  de  laine  ;  moû 
père,  —  il  était  juge  de  paix  à  Varennes,  —  relisait  la  feuille  d'au- 
dience que  le  greffier  venait  de  lui  apporter  ;  et  moi,  perché  sur 
un  haut  tabouret,  la  plume  entre  les  dents,  les  doigts  barbouillés 
d'mcre,  je  feuilletais  rapidement  mon  dictionnaire  latin,  afin  de 
me  débarrasser  d'une  version  de  VEpiiome  que  je  devais  soumettre 
le  lendemain  à  l'abbé  GerdoUe,  notre  vicaire.  Une  douce  tranquillité 
emplissait  la  salle,  une  tranquillité  oii  de  menas  bruits  se  fon- 
daient, augmentant  encore  le  sentiment  de  quiétude  et  de  sécu- 
rité qui  nous  possédait  tous  ;  —  bruits  intermittens  et  sembla- 
bles à  ceux  qu'on  entend  au  travers  d'un  rêve  :  —  froissemeos 
de  feuillets,  cliquetis  des  aiguilles,  pétillement  de  la  braise,  et  au 
hnn,  sur  la  route,  tintement  des  sonnailles  du  courrier  de  Verdun, 
qui  entrait  dans  le  bourg. 

J'en  étais  à  la  phrase  finale  de  ma  version  :  Septima  die  aaiem 
quievitf  et  je  m'apprêtais  à  me  reposer  à  mon  tour,  après  avoir 
mis  au  bas  de  ma  page  une  fioriture  compliquée,  en  guise  de  pa- 
rafe; ma  mère  roulait  déjà  son  bas  autour  de  la  pelote  de  laine 


l'éccreuil.  841 

et  y  piquait  ses  aiguilles,  tandis  que  mon  père,  ayant  achevé  sa 
rémon,  repliait  ses  lunettes  dans  leur  étui,  quand  un  i:oap  de 
sonnette  à  la  porte  de  la  rue  nous  fit  dresser  la  tête  à  tous. 

—  Qui  diantre  cela  peut-il  bien  être  7  dit  mon  père  en  Usonnaàu 
^  Dne  belle  h  eure  pour  venir  chez  le  monde  I  ajouta  ma  mère, 

qui  n'était  pas  endurante  et  n'admettait  pas  qa'<m  dérangeât  son 
mari  au  moment  du  souper. 

Noos  entendîmes  des  chuchotemens  et  un  piétinement  dans  le 
corridor,  puis  la  porte  de  la  salle  fut  vivement  poussée  par  notre 
seryinte  Scolastique  : 

—  Monsieur  Michel,  cria-t-elle  de  sa  voix  grognonne,  voilà  un 
voyageur  qui  demande  après  tous  I 

Et  derrière  le  dos  de  la  servante,  une  voix  d'homme,  une  voîx 
aux  notes  à  la  fois  sourdes  et  timides,  bredouilla  : 

—  C'est  moi,  Justin,  mon  camarade  !••  C'est  moi  qui  viens  te  faire 
une  petite  yisite... 

Mon  père,  qui  avait  empoigné  la  lampe  et  l'avait  soulevée  de 
façon  à  en  faire  tomber  à  plein  la  lumière  sur  le  visiteur,  la  reposa 
brusquement  sur  la  crédenoe,  en  poussant  une  exclamation  mélan- 
gée d'étonnement  et  de  joie  cordiale  ;  puis  il  alla  au-devant  du  nou- 
veau venu,  et  lui  sautant  au  cou  : 

—  C'est  le  cousin  Bastien  I  s'écria-t-il...  Ah  I  par  exemple,  voilà 
une  surprise  !• .  Entrez  donc  vite,  cousin  I..  Scolastique,  prenez  sa 
valise  et  dti>arrassez-le  de  son  manteau.  ^—  Il  se  tourna  ensuite 
vers  ma  mère,  et  prenant  le  bras  du  voyageur  : 

—  Eulalie,  ma  chère,  voici  le  cousin  Bastien,  un  vieil  ami  de  la 
famille...  Il  m'a  fait  sauter  sur  ses  genoux,  et  je  t'ai  souvent  parlé 
de  lui...  Cousin,  voici  ma  femme  et  mon  petit  Joseph,  qui  va  déjà 
sur  ses  dix  ans...  Allons,  qu'on  s'embrasse  et  qu'on  donne  le  fau- 
teuil au  cousin  I...  Il  doit  être  gelé...  Scolastique,  vous  allongerez 
votre  souper,  ma  fille!.. 

Pendant  ce  temps  j'examinais  avec  de  grands  yeux  ce  cousin 
inconnu.  Il  avait  posé  à  terre  sa  valise  ;  —  une  antique  valise  ronde 
et  oblongue,  en  cuir,  avec  deux  courroies  qui  la  bouclaient  sur  le 
côté;  —  il  avait  enlevé  sa  houppelande  brune,  serrée  à  la  taille 
et  ornée  de  cinq  ou  six  petits  collets;  je  vis  un  vieillard  d'une 
soixantaine  d'années,  long,  fluet,  courbé  comme  une  faucille,  et 
vêtu  d'une  redingote  de  lasting  couleur  noisette.  11  avait  le  cou 
serré  dans  un  col-cravate  d'où  surgissait  une  figure  maigre,  rasée, 
pâlotte,  avec  des  yeux  bleus  aux  paupières  rougies  et  des  cheveux 
déjà  blancs.  Il  s'excusait  timidement  d'arriver  à  une  heure  aussi 
avancée,  et  je  m'étonnais  fort  d'entendre  sa  grosse  voix  sourde  et 
triste  sortir  de  ce  long  corps  mince  et  incliné  comme  un  jonc. 


ihh  B£V13£   DES   DEUX  MONDES* 

Mon  père  Tayait  installé  commodément  dans  notre  fauteuil  Vol- 
taire, et  ma  mère  avait  jeté  une  charpagnée  de  souches  dans  le  bra- 
sier, qui  pétillait  galment.  Le  cousin,  assis  sur  l'extrême  bord 
du  siège,  souriait  d'un  sourire  craintif  et  présentait  à  la  flamme  ses 
mains  maigres  et  effilées  comme  toute  sa  personne. 

—  Je  suis  heureux,  ••  bien  heureux  de  te  voir,  bredouillait-il 
d'une  voix  encore  grelottante,  car  il  avait  voyagé  sur  la  banquette 
du  courrier,  et  l'air  du  dehors  était  morfondant. 

—  Vous  avez  eu  une  excellente  idée  de  penser  à  nous,  et  votre 
visite  nous  fait  grand  plaisir,  répondit  mon  père,  mais  pourquoi 
ne  nous  avoir  pas  prévenus? 

—  Tu  sais,  reprit  le  cousin,  je  ne  me  suis  décidé  qu'au  dernier 
moment,  et  je  suis  venu  en  passant. 

—  En  passant!..  Où  allez- vous  donc 7 

—  Ohl  nulle  part,  répliqua-t-il  naïvement;  puis  il  ajouta  avec 
son  sourire  triste  :  —  Quand  je  voyage,  moi,  ce  n'est  pas  pour 
arriver,  c'est  pour  changer  de  place...  Je  n'ai  jamais  de  but. 

—  Pourtant,  cousin  Bastien,  objecta  mon  père  en  riant,  vous 
avez  bien  un  domicile  quelque  part,  où  vous  retrouvez  vos  habitudes 
et  votre  chez-vous  ? 

—  Je  n'ai  plus  de  chez-moi,  mon  ami,  je  vis  comme  un  camp 
volant. 

—  Eh  bien  I  et  votre  maison  du  Val-des-Écoliers,  où  j'ai  fait  de 
si  bonnes  parties  quand  j'étais  collégien  et  que  vous  étiez  mon 
correspondant? 

—  Je  ne  l'habite  plus  depuis  longtemps,  tu  sais,  depuis...  Ne 
parlons  pas  de  ça,  soupira  le  bonhomme  en  se  passant  les  mains 
sur  le  front;  parlons  de  toi,  mon  brave  Michel...  Quand  j'ai  reçu 
ta  lettre  de  bonne  année,  j'étais  à  Bourmont.  Tout  d'un  coup,  je  me 
suis  rappelé  le  bon  temps  jadis  et  je  me  suis  dit  :  Si  j'allais  voir  ce 
qu'est  devenu  ce  grand  garçon-là?..  Alors  j'ai  bouclé  ma  valise... 
Mes  déménagemens  ne  sont  pas  longs  à  faire  ;  tout  mon  mobilier 
tient  dans  une  grosse  malle  que  je  mets  en  pension  dans  un  gre- 
nier d'auberge...  Je  prends  mon  manteau  et  me  voilà  parti. 

Ma  mère  le  regardait  d'un  air  ébahi. 

—  Sapristi!  s'exclama  mon  père,  mais  c'est  une  existence  de 
Juif  errant  !..  Voilà  une  vie  à  laquelle  je  ne  m'habituerais  pas 
volontiers,  ni  toi  non  plus,  n'est-ce  pas,  Eulalie? 

— Je  comprends,.,  je  comprends,..  murmuraM.  Bastien  en  hochant 
la  tête.  Toi,  mon  brave,  tu  as  femme  et  enfant;  ce  sont  des  liens 
qui  attachent  au  sol,  ce  sont  des  points  d'appui  autour  desquels  les 
habitudes  poussent  comme  des  plantes  grimpantes  qui  vous  enla- 
cent... Moi,jen'aiplu8d'habitudes,  je  suis  une  plante  sans  racines... 
Sans  racines  !  répéta-t-il  de  sa  grosse  voix. 


LEGUBEUIL.  Si  5 

GTétait  comme  la  résonnance  d'un  écho  profondément  triste,  et 
cela  me  donna  un  frisson  d'angoisse,  rapidement  calmé  par  la 
rédezion  qui  vint  ensuite,  à  savoir  que  j'avais  un  chez-moi,  un  bon 
feu  clair  poar  me  réchauffer  chaque  soir,  et  un  bon  souper  qui 
m'&tteodait.  Ce  retour  ^oîste  sur  moi-môme  et  la  comparaison  de 
ma  facile  existence  avec  la  vie  nomade  du  cousin  Bastien  me  pro- 
cara  une  douce  sensation,  analogue  à  celle  qu'on  éprouve  lorsque, 
enfoncé  dans  un  lit  bien  clos  et  bien  douillet,  on  entend  la  pluie 
et  le  veut  faire  rage  au  dehors.  En  écoutant  la  plaintive  parole  du 
cousin,  je  fermais  à  demi  les  yeux,  et  n'apercevant  plus  que  vague- 
ment la  réchauffante  lueur  du  brasier,  je  me  blottissais  plus  volup- 
tneusement  entre  les  genoux  de  mon  père. 

Ma  mère  s'était  esquivée  du  oAté  de  la  cuisine  pour  presser  le 
souper  et  veiller  à  la  confection  de  quelque  plat  de  supplément. 
Nous  entendions  le  pas  pesant  de  la  grosse  Scolastique,  qui  allait 
et  venait,  ouvrant  et  refermant  les  armoires.  On  remuait  des  assiettes, 
on  soulevait  des  couvercles  de  casserole,  et  le  son  mat  d'une  four- 
chette battant  des  œufs  en  neige  m'entr'ouvrait  une  perspective 
d'entremets  sucré  qui  me  faisait  sourire  intérieurement  à  la  visite 
inattendue  du  cousin  Bastien. 

Celoi-ci,  les  coudes  appuyés  aux  bras  rembourrés  du  fauteuil, 
les  jambes  étendues  vers  les  chenets,  les  yeux  clignotans,  semblait 
également  gagné  par  l'atmosphère  de  bien-être  répandue  dans  la 
sâlIe  à  manger.  De  temps  en  temps,  la  porte  de  communication 
s'ouvrait,  Scolastique,  encore  alerte  malgré  son  embonpoint  enva- 
hissant, couvrait  la  table  d'une  nappe  à  liteaux  rouges,  disposait 
les  assiettes,  coupait  le  pain,  façonnait  les  serviettes  en  bonnet 
d'évéque,  et  une  friande  odeur  de  caramel  nous  arrivait  de  la  cui- 
sine par  bouffées. 

Le  cousin  Bastien  ramena  sous  le  fauteuil  ses  jambes  maigres 
queVardeur  de  la  braise  rôtissait  à  travers  la  trame  mince  du  pan- 
talon, et  relevant  la  tête  me  regarda  d'un  air  bonhomme  : 

*-  H  a  bonne  mine,  ton  garçon,  cousin  Michel  ;  je  suis  sûr  que 
c'est  un  brave  enfant...  Il  est  grand  et  fort  pour  un  gamin  de  dix 
ans. 

—  Kauvaise  herbe  pousse  toujours  vite,  répondit  mon  père;  c'est 
un  diable  qui  nous  fait  endêver  du  matin  au  soir. 

—  Tiens  un  peu  me  voir,  petit,  me  dit  le  cousin  en  m' attirant  à 
lui;  j'aime  les  enfans...  Tu  n'as  pas  peur  de  moi,  n'est-ce  pas? 

^  Non,  monsieur,  répliquai-je  en  le  dévisageant  avec  la  curio- 
sité impertinente  du  premier  ftge.  —  Je  le  trouvais  tout  de  même 
un  peu  grotesque,  notre  cousin  I  Son  corps  long  et  maigre,  son 
Tétement  râpé,  sa  figure  blême  aux  paupières  rougiea  ne  m'impo- 


116  R£yiJE   0fi8   OEUX  MONDES* 

stîent  pad  le  moins  du  monde,  et  dans  mon  irrévérencienx  juge- 
aient de  gamin,  je  ne  le  prisais  pas  à  une  haute  valeur.  Les  enfans 
oDt  cela  de  conmiun  arec  les  chiens  et  les  domestiques  qu'ils 
jugent  les  gens  sur  la  mfaie  et  qu'ils  ont  une  instinctive  répugnance 
pour  les  visiteurs  pauvrement  vêtus.  Cependant  je  condescendis 
i  ce  que  le  cousin  me  prit  sur  ses  genoux.  Il  m'enleva  comme  une 
plume,  me  maintint  d'un  bras  sur  ses  cuisses  étiques  dont  les  os 
sailtans  me  causaient  une  impression  désagréable,  et  effleura  légè- 
rement d'une  main  mes  cheveux,  qui  boudaient  naturellement. 

-^  Quels  beaux  cheveux  blonds I  soupira-t-^il,  c'est  de  la  soie... 
Taime  à  caresser  les  cheveux  d'enfans...  Gela  nie  rappelle  l'ancien 
temps...  J'ai  connu  un  garçon  qui  avait  des  cheveux  bouclés  comme 
les  tiens,  petit...  Te  souviens-tu  de  Iui,f Michel f 

A  cette  question,  mon  përe  av^it  pris  une  contenance  à  la  fois 
compatissante  et  embarrassée,  un  de  ces  airs  qu'on  prend  en  entrant 
dans  une  maison  où  l'on  va  faire  une  visite  de  condoléance. 

—  Oui,  dit-il  en  baissant  la  voix,  je  me  rappelle  le  temps  où  nous 
fêtions  ensemble  le  réveillon  de  Noël,  chez  vous... 

Le  cousin,  sans  s'arrêter  à  sa  réponse,  continuait  déjà  en  fixant 
sur  le  brasier  ses  yeux  songeurs  :  —  Quand  il  était  petit,  je  le 
tenais  sur  mes  genoux  comme  je  tiens  ton  garçon,  il  regardait  le 
feu  de  notre  cuisine,  où  des  châtaignes  grillaient  sous  la  cendre,  et 
quand  l'une  d'elles,  mal  fendue,  éclatait  tout  d'un  coup  dans  la 
braise,  comme  un  pétard,  c'étaient  des  eiFaremens  et  des  rires... 
J'ai  encore  le  son  clair  de  ce  rire-là  dans  mes  oreilles.  Ah  I  le  sou- 
venir, une  chose  douce  et  navrante  tout  à  la  foisl*.  Quel  espiègle 
c'était,  Michel!  vif  comme  la  poudre  !.. 

—  Oui,  reprit  mon  père  en  s'animant,  et  leste  comme  un  écu- 
reuil... 

La  figure  de  M.  Bastien  eut  soudain  une  expression  presque  tra- 
gique, et  mon  père  se  mordit  les  lèvres  comme  s'il  avait  lâché  une 
sottise. 

Il  se  fit  un  si  profond  silence  que  le  son  du  balancier  de  la  pen- 
dule me  parut  tout  à  coup  avoir  décuplé  de  volume.  En  même 
temps,  il  me  sembla  que  M.  Bastien  était  pris  d'un  hoquet  subit, 
tandis  qu'une  goutte  tiède  me  tombait  sur  la  joue.  Je  relevai  la  tête 
et  vis  avec  étonnement  deux  gouttes  pareilles  suspendues  aux  cils 
du  bonhomme.. • 

—  Voilà  la  soupe,  s'écria  au  même  moment  Scolastique  en 
entrant  et  en  posant  sur  la  nappe  une  soupière  fumante  d'où  s'exha- 
lait une  savoureuse  odeur  de  choux  et  de  poireaux. 

—  Monsieur  Bastien,  dit  ma  mère  en  arrivant  à>on  tour,  nous 
avons  justement  oe  soir  mm  potée...  Quand  on  a  voyagé  à  l'kumi- 


Ii*BC0BE0IL.  3)7 

dite,  OD  est  bien  ùbq  de  preadre  ^elqae  dioee  de  ohind,  et  U 
potéeyomnppeUen  laHaate-MiarAe...  C'est  le  plat  da  pafs. 

n. 

Le  coisin  Bastien  était  Tenu  peur  huit  jours  ;  il  se  plat  si  bien 
chez  nous  que  le  carnaval  l'y  trouva  encore.  Il  ne  parlait  plus  de 
partir.  Au  commencement  de  mars,  il  prit  mes  parons  en  particu- 
lier, et  après  forcé  façons  cérémonienses,  il  leur  demanda  comme 
une  grâce  la  permission  de  demeurer  avec  nous  moyennant  le  paie- 
ment d'une  petite  pension*  Pour  lui  enlever  tout  scrupule  et  le 
mettre  à  l'aise,  mon  père  consentit  à  cet  arrangement,  et  on  l'ùi- 
stalla  au  premier  étage  dans  une  chambre  qui  donnait  sur  le  jaidia. 
C'était  une  pièce  très  modestement  meublée  de  quelques  chaises^ 
d'un  lit  de  noyer,  d'un  bureau  massif  en  chêne  noirci,  et  tapissée 
d'un  pq>ier  bleu  commun,  d'autres  l'auraient  trouvée  trop  nue; 
elle  plabait  précisément  au  cousin  par  son  extrême  simplicité* 
Même  il  avait  obtenu  de  ma  mère  que  Soolastique  enlev&t  les 
rideaux  de  la  fenêtre* 

—  J'aime,  disait- il,  à  voir  en  m'éveillant  le  ciel  à  travers  les 
Titres;  do  reste,  il  y  a  là  un  grand  acada  dont  les  branches  frôfent 
ma  fenêtre  et  dont  le  feuillage  en  été  sera  un  rideau  sufiteanL 

Bien  qu'il  payât  très  exactement  cette  penaon  mensuelle  dont 
l'ai  parlé,  il  se  croyait  encore  notre  obligé  et  s'ingéniait  à  recon- 
natlre  notre  hospitalité  en  nous  rendant  quantité  de  petits  services. 
U  écQssonnait  des  rosiers,  dévidait  les  édieveaux  de  ma  mère,  ser- 
vait de  secrétaire  à  mon  père  et  me  faisait  répéter  mes  leçons*  Très 
timide,  d'une  discrétion  excessive,  il  marchait  comme  sur  des  œiifs^ 
écartait  les  pans  de  sa  redingote  lorsqu'il  passait  près  d'un  meuble 
et  ne  disait  jamais  un  mot  plus  haut  que  l'autre*  Ses  journées 
étaient  réglées  comme  par  une  horloge  :  dès  le  matin,  après  avoir 
anlé  une  tasse  de  lait  chaud,  il  allait  entendre  la  première  messe 
i  r^giise  Saint-Nicolas,  et,  au  retour,  il  s'enfermait  dans  sa  chambre 
jusqu'au  repas  du  midi;  après  dîner,  il  fumait  lentement  une  pipe 
de  terre,  et  pour  cela  il  se  cachait  comme  s'il  eût  commis  un  péché. 
Cette  fumerie  de  midi  était  son  seul  plaisir,  et  œcore  nous  rentar- 
qo&iBes  qu'à  partir  du  mercredi  des  Gendres  jusqu'à  Pâques^  il  se 
priva  de  cette  innocente  volupté,  par  esprit  de  pénitence. 

Nous  l'aimions  tous,  même  Scolastique,  qui  cependant  n'avait 
pas  l'engouement  fadle,  et  il  nous  rendait  amplement  notre  affec- 

tlOQ. 

^  Je  suis  «i  heureux,  répétait*il  un  jour  à  ma  mère,  si  heureui 
d'amr  retrouvé  une  famille  !•• 


SAS  RETUB  DBS  DBDX  MONDES. 

En  môme  temps  il  posait  amicalement  sa  main  sur  ma  tète. 

—  Ahl  les  enfans,  soupira-t-il,  j'en  étais  fou  autrefois I..  Je  les 
aime  encore»  malgré  tout... 

Puis  il  s'éloigna  brusquement,  comme  pour  prévenir  une  ques- 
tion. 

—  Le  pauvre  homme  ne  se  consolera  jamais,  murmura  ma  mère 
quand  la  porte  se  fut  refermée  sur  le  cousin.  Quel  malheur  I  perdre 
un  fils  tout  élevé I*. 

—  Oui,  reprit  mon  père,  un  garçon  de  dix-sept  ans,  et  le  perdre 
de  cette  façon  !.. 

De  quelle  façon  le  cousin  avait-il  donc  perdu  son  fils?  Je  me  le 
demandais  souvent  en  regardant  à  la  dérobée  la  figure  maigre  et 
les  yeux  rougis  de  M.  Bastien,  et  j'aurais  bien  voulu  questionner 
là- dessus  mon  père  ou  ma  mère;  mais  ils  éludaient  l'un  et  l'autre 
mes  questions  et  se  renfermaient  dans  une  mystérieuse  réserve. 
Scolastique  elle-même,  bien  qu'elle  eût  l'habitude  d'écouter  aux 
portes,  n'en  savait  pas  plus  long  que  moi.  Le  cousin,  du  reste,  n'ai- 
mait pas  à  parler  de  l'époque  de  sa  vie  où  cet  événement  avait  eu 
lieu.  Dès  qu'à  certains  tours  de  la  conversation  il  pressentait  qu'il 
pourrait  être  amené  à  toucher  ce  sujet  pénible,  il  rompait  les  chiens 
et  ne  soufflait  plus  mot.  Alors,  pendant  des  heures,  il  restait  dis- 
trait et  taciturne.  On  avait  peine  à  lui  arracher  une  parole,  et  ce 
morne  silence  causait]^ une] impression  douloureuse;  on  devinait 
que  les  tristes  souvenirs  d'autrefois  le  hantaient  comme  des  fan- 
tômes, et  que  s'il  redoutait  de  les  voir  évoqués  par  d'autres,  ce 
n'était  point  pour  y^échapper,  mais  par  une  sorte  de  religieux 
respect,  par  crainte  de  les]^voir  profanés  dans  une  conversation 
banale. 

Ge  qui  me  confirmait  dans  cette  opinion,  c'est  qu'à  certains 
jours  de  l'année,  surtout  aux  veilles  des  fêtes,  l'humeur  de  M.  Bas- 
tien  se  modifiait  visiblement;  son  caractère,  si  égal  d'ordinaire, 
devenait  bizarre  et  irritable.*Il^]demeurait  des  après-midi  entières 
confiné  dans  sa  chambre,  qu'il  fermait  à  double  tour.  Ces  jour9-là, 
quand  on  passait  sur  le  palier  du  premier  étage,  on  était  tout 
étonné  d'entendre  dans  la  chambre  bleue  des  fragmens  de  conver- 
sation et  des  éclats  de  voix,  comme  si  M.  Bastien  se  fût  entretenu 
avec  quelqu'un  ;  parfois  môme  à  ces  propos  murmurés  d'une  voix 
enfantine  et  caressante  succédaient  de  longs  soupirs  et  des  sanglots 
étouffés. 

—  Allons,  grognait  la  grosse  Scolastique  en  descendant  les  mar- 
ches sur  la  pointe  des  pieds,  voilà  M.  Bastien  qui  est  dans  ses  lunes... 
Oh  I  bien,  je  n'ai  pas  besoin  de  me  casser  la  tôle  pour  chercher  ce 
que  je  lui  donnerai  ce  soir  à  souper...  Dans  ces  momens-là,  on 


lai  servirait  des  coque  sigrues  qu'il  ne  s'en  apercevrait  tant  seule- 
ment pas! 

C'était  sans  doute  à  ce  culte  persistant  pour  Tenfant  qu'il  avait 
perdu  que  je  devais  ralTection  toute  spéciale  que  me  prodiguait  le 
coufliD.  Mes  espiègleries  d'écolier  curieux  et  indiscipliné,  mes  cen- 
tinnelles  gambades  à  travers  la  maison  et  le  jardin  lui  rappelaient 
évidemment  les  choses  d'autrefois.  Ce  n'était  pas  moi  qu'il  voyait, 
c'était  l'enfant  toujours  pleuré  en  secret,  que  mes  sauteries,  mes 
jeux,  mes  bavardages  lui  remettaient  djevant  les  yeux.  Il  me  savait 
gré  de  le  ramener  sans  m'en  douter  aux  jours  heureux  de  sa  vie, 
àTépoque  lointaine  dont  il  n'aimait  pas  à  parler  et  à  laquelle  il 
peosait  toujours. 

Il  me  passait  toutes  mes  fantaisies  et  je  l'avais  insensiblement 
amené  à  faire  avec  moi  d'interminables  parties  de  billes,  où  je  tri- 
chais d'une  façon  éhontée  sans  qu'il  eût  l'air  de  s'en  apercevoir. 
Qoand  la  belle  saison  revint  et  que  les  merles  recommencèrent  à 
dffler  au  fond  de  nos  charmilles,  le  cousin  me  prit  pour  compa- 
gnon de  ses  longues  promenades  dans  la  campagne.  Après  midSi, 
8it6t  ma  version  ou  mon  thème  bâclé,  M.  Bastien  mettait  en  poche 
un  gros  couteau  à  manche  de  corne  et  un  solide  chanteau  de  pain 
de  ménage,  puis  nous  partions.  Quelles  bonnes  courses  nous  fai- 
sions alors  à  travers  boisl  Notre  forêt  d'Argonne  commence  à  une 
demi-lieue  de  Yarennes.  Elle  est  accidentée  à  souhait  et  pleine  de 
surprises.  Partout  des  sentiers  taillés  en  escalier  dans  le  roc;  des 
gorges  étroites  aux  talus  sablonneux,  où  croissent  des  houx  et  des 
genêts,  et  au  fond  desquelles  bourdonnent  de  rapides  ruisseaux 
que  les  pluies  d'hiver  changent  en  torrens;  puis,  sur  les  hauteurs, 
parfois  les  chênes  et  les  charmes,  plus  clair-semés,  s'écartent  pour 
laisser  voir  entre  leurs  massifs  une  longue  perspective  de  c6tes 
grises,  à  l'extrémité  desquelles  le  bourg  de  Montfaucon  apparaît, 
perché  à  la  cime  de  sa  montagne  pelée. 

Pendant  ces  tièdes  après-midi  de  printemps,  tout  semblait  se 
mettre  de  la  partie  pour  nous  faire  fête«  Les  primevères  et  les 
anémones  sylvies  revêtaient  d'un  tapis  blanc  et  jaune  les  flancs  des 
ravins  ;  les  pommiers  sauvages  éparpillaient  sur  nos  têtes  les  fleu- 
rons roses  de  leurs  branches  épanouies  ;  une  balsamique  odeur  de 
pin  emplissait  l'air  et  tous  les  petits  oiseaux  des  grands  couverts, 
mésanges,  sitelles  et  pouliots,  nous  réjouissaient  avec  les  notes 
répétées  de  leur  musique  ténue  et  rapide.  Bien  qu'il  marchât  le 
dos  voûté  et  le  nez  penché  vers  le  sol,  le  cousin  ne  perdait  rien 
des  détails  intimes  de  la  vie  forestière  et  il  me  faisait  tout  remar- 
quer. 

—  liens,  me  disait-il,   regarde  cet  arbuste  tout  couvert  de 


3160  BEYCE  0B&  DBQ  MONDES. 

grappes  couleur  de  carmki,  c'est  le  daphné-^afou,  une  deerarotés 
de  la  flore  de  rArgonne...  Et  à  rextrémité  de  cette  bn^cbe,  cette 
excroissance  qui  semble  faila  a^c  des  feuUlea  de  papier  gris,  c'est 
ua  nid  de  guêpes,^.  Admire  comme  ces  insectes^à  tcavaiUdat.I  Et 
ce  n'est  rien  encose  auprès  des  grandes  fourmilières,  comme  celle 
que  tu  vois  là-has«  avec  son  cône  formé  par  d£S  nailiiierâ  d'aiguilles 
de  pin...  Le  monde  des  bois  est  plein  de  surprises^  mon  camairade, 
plein  de  merveilles  1 

Parfois  nous  nous  asseyions^  jambes  pendantes,  au-dessus  d'un 
ruisseau.  M.  Bastien  prenait  son  couteau,  taillait  une  branche  de 
saule»  en  battait  l'écorce  juteuae  avec  précaution  peur  la  faire  glis- 
ser sur  le  bois  et  fabriquait  adroitement  une  sorte  de  rustique 
pipeau  qu'il  posait  sur  ses  lèvres.  Il  en  tirait  des  sons  égaux,  très 
doux  et  mélancoliques;  c'était  avec  un  plaisir  toujours  nouveau  qae 
j'écoutais  cette  plaintive  mélodie  montant  lentement  rers  les  tiautes 
branches  de  la  forêt  silencieuse.  Je  regiardais  la  singulière  figure 
que  faisait  le  cousin, <  enilant  et  rentrant  alternativement  ses  joues 
pâles  soigneusement  rasées;  j'éprouvsua  une  joie  tranquille  ensui- 
vant les  modulations  peu  variées  de  cette  musiq^ue  primitive. 

Une  des  nombreuses  manies  de  M.  Bastien  consistait,  lorsque 
nous  étions  dans  un  senlier,  à  le  suivre  infatigablement  «  pour  m 
voir  le  bout,  »  disait-il.  Cela,  nous  entraînait  parfois  fort  loin.  Un 
soir  de  juin,  nous  étions  allés  ainsi  presque  en  vue  du  village  de  La 
Gbalade,  quand^  au  carrefour  de  La  Grande  Chevauchée,  noua  aper- 
çûmes au  pied  d'un  bétre  deux  petits  paysans  très  aflklrés  à  regar- 
der nous  ne  savions  quoL  En  nous  approchant,  nous  vUnea  trois 
écureuils  encore  tout  jeunets,  que  l'un  des  enfans  avait  été  déni- 
cher dans  un  creux  formé  à  l'une  des  fourches  du  hêtre.  Us  avaient 
à  peine  huit  jours;  deux  étaient  complètement  roux,  le  troisième 
légèrement  moucheté  de  noir. 

—  Oh  !  cousin  Bastien,  m'écriai-je  émerveillé,  des  écureuils  I  Venez 
voir  ! 

Le  cousin  tressaillit  tout  d'abord,  puis  interpellant  les  deux  gamins 
d'une  voix  sévère  ; 

—  Drôles,  dit-il,  pourquoi  ave^vous  déniché  ces  malheurenaes 
bêtes? 

Les  enfans  surpris  se  bornaient  à  nous  regarder  et  à  se  gratter  la 
tète  sans  répondre. 

—  Vous  serez  bien  avancés,  continua  le  cousin,  quand  ils  seront 
morts  de  faim,  car  vous  ne  saurez  pas  les  nourrir. 

—  Veulé-v'les  acheti?  répondit  en  patois  le  plus  [effiroaté  des 
deux  garnemens  en  clignant  de  l'œil  d'une  façon  peu  respectueuse 
pour  M.  Bastien. 


LEGOBBUUU  3  SI 

Cette  prq^MÎtioii  m'avait  toat  allomé.  Je  tâtai  le  fond  de  ma  podie 
oA  86  tPOOYaieBt  cinq  sous  mâles  àjmes  billes,  et  tournant  rert  mon 
ooiB^agaon  des  yeux  pleins  de  convoitise  : 

^Ohl  cousin,  m'écrtai-je,  sychetons-les,  je  les  apprivoiserai... 
TeiMi,  j'ai  des  sousl 

Hds  M.  Bastion  hochait  la  <èle  en  signe  de  dénégation  : 

—  A  qaoi  l)on7inunniira-t4l,  tu  ne  pourras  non  plus  les  nourrir  ; 
ils  tetlent  encope,  et  une  fois  dans  ta  chambre,  ils  crèveront  de  faim 
et  de  froid. 

"^  Ncnd,  j'en  aurai  grand  soin,  vous  verrez...  Je  leur  ferai  boire 
du  l«t  moi-*0)âme. 

A  force  d'obstination  et  de  prières,  je  triomphai  de  Toppositlon 
du  coarin,  qui  se  laissa  fléchir.  Il  songea  sans  doute  qu'entre  les 
mains  des  deux  drôles  le  sort  des  écureuils  serait  encore  pire  qu'entre 
les  miennes,  et  ce  motif  d'humanité  l'emporta  sur  ses  répugnances. 
Le  marcihé  fut  conclu.  M.  Bastien  donna  en  rechignant  dix  sous  aux 
petits  paysans,  qui  s'éloignèrent  enchantés,  le  me  décoiffai  et  je 
déposai  les  trois  jeunes  écureuils  au  fcHid  de  ma  casquette,  après 
lear  vfwt  dressé  préalablement  un  douillet  lit  de  mousse. 

Mens  revînmes  sur  nos  pas,  M.  Bastien  cheminant  lentement  et 
poussant  de  bruyans  soupirs;  moi  lui  emboîtant  le  pas  et  tenant 
avec  foroe  précautions  ma  casquette  dans  mes  deux  mains.  Je  me 
sentais  si  beureux  de  ma  trouvaille  que  j'étais  presque  choqué  du 
motisine  du  cousin.  Il  ne  partageait  nullement  mon  enthousiasme  ; 
au  emtraire,  il  paraissait  soudeux,  et,  vingt  pas  plus  loin,  il  s'ar- 
rêta indécis  en  murmurant  : 

—  J'ai  eu  tort  de  te  laissa  prendre  ces  bétes,  et  si  j'étais  assez 
leste  pour  grimper  à  l'arbre,  j'y  retournerais  volontiers  pour  repla- 
cer les  écureuils  dans  leur  trou. 

— Ohl  cousin,  m'exclamai-je,  suffoqué  et  indigné. 

--  le  n'aime  pas  qu'on  enferme  les  animaux  sous  prétexte  de  les 
apprivoiser...  Oui,  je  me  repens  d'avoir  pris  ces  écureuils,  il  ne 
noos  en  arrivera  rien  de  bon,  tu  verras...  L'écureuil  est  une  béte 
qui  ne  porte  pas  chance  aux  gens. 

—  Pourquoi  î 

n  ne  répondait  pas  et  s'était  remis  à  marcher,  les  mains  sous  les 
basques  de  sa  redingote  noisette,  le  dos  voûté,  le  nex  penché  vers 
le  sol  Ses  m&choires  s'agitaient  avec  une  grimace  pareille  à  celle 
d'un  lapin  qui  rumine  ;  il  poussa  un  nouveau  soupir  et  marmotta, 
conome  s'il  se  parlait  à  lui-môme  : 

—  J'ai  connuquelqu'un  qui  a  cruellement  p&ti  d'avoir  gardé  chez 
lui  un  écureuil. 

Le  son  de  sa  voix  était  devenu  plaintif.  Je  m'étais  rapproché. 


362  R£YUE  DES  DEUX  MONDES. 

flairant  une  histoire,  et  je  marchûs  muntenant  de  niveau  avec  lui 
dans  Tétroit  sentier  bordé  de  fraisiers  sauvages.  —  J'aimais  les 
histoires  du  cousin  Bastien  ;  elles  étaient  toujours  amusantes  ;  il  les 
disait  avec  un  tel  accent  de  bonhomie  nidve  qu'on  sentait  bien 
qu'elles  avaient  dû  arriver,  et  cela  en  doublait  l'intérêt.  Seule- 
ment, lorsqu'il  était  en  humeur  de  conter,  il  fallait  se  garder  de  le 
presser  en  lui  adressant  des  questions  indiscrètes,  car  alors  il  s'ar- 
rêtait net  et  retombait  dans  son  mutisme.  On  n'avait  qu'à  demeu- 
rer coi  et  à  l'écouter  rêver  tout  haut. 

—  Oui,  poursuivit-il,  celui  dont  je  parle  avait  eu  longtemps  un 
écureuil,  puis,  l'animal  étant  mort,  on  l'avait  fait  empailler  et  il 
ornait  une  des  consoles  de  la  salle  à  manger.  Le  maître  de  la  maison 
avait  un  fils,  un  beau  garçon  de  dix-sept  ans,  remuant  et  espiègle 
comme  toi,  Joseph... 

—  Gomment  s'appelait-il,  cousin? 

—  Il  s'appelait  la  Bise...  C'était  un  surnom  qu'on  lui  avait  donné 
à  cause  de  sa  pétulance...  Aux  vacances,  lorsqu'il  rentrait  du  col- 
lège, la  maison  devenait  joyeuse  et  très  vivante.  Les  camarades  de 
la  Bise  venaient  le  visiter  et  on  faisait  des  parties  de  chasse.  Le 
père  accompagnait  les  jeunes  gens  et  chassait  avec  eux.  La  chasse 
était  sa  passion ,  à  cet  homme ,  une  passion  malheureuse ,  car  il 
était  fort  mauvais  tireur,  manquait  les  plus  belles  pièces  et  reve- 
nait bredouille,  ce  qui  amusait  fort  cette  jeunesse,  toujours  dispo- 
sée à  rire  des  vieux.  —  Un  jour  qu'on  partait  pour  une  chasse  au 
bois,  après  avoir  bien  déjeuné,  la  Bise,  en  quittant  la  salle  à  man- 
ger, avisa  l'écureuil  sur  la  console;  une  idée  de  gamin  lui  traversa 
le  cerveau  :  il  détacha  de  son  perchoir  l'animal  empaillé,  le  mit  dans 
son  camier  et,  tandis  que  les  chasseurs  avaient  le  dos  tourné,  il 
grimpa  jusqu'à  l'une  des  maltresses  branches  d'un  hêtre  qui  se 
dressait  à  la  corne  du  taillis  et  y  fixa  l'écureuil  à  l'aide  d'un  fil  de 
fer...  On  battit  le  bois  pendant  toute  l'aprè^midi,  chacun  tua  son 
lièvre,  sauf  le  père,  qui  fit  buisson  creux,  selon  son  habitude.  Ils 
s'en  revenaient  tous  au  logis,  le  soir,  eux  très  joyeux,  lui  l'oreille 
basse,  quand,  à  la  lisière  de  la  forêt,  la  Bise  tira  doucement  le  pan 
de  la  veste  du  père. 

—  Papa,  disait-il  à  mi-voix,  un  écureuil,  là,  sur  ce  fuyard! 

—  Oui,  je  le  vois,  murmura  l'autre,  enchanté  de  pouvoir,  avant 
de  rentrer,  décharger  son  fusil  sur  un  gibier  quelconque;  laissei- 
moi,  mes  camarades,  je  vais  lui  régler  son  compte. 

En  même  temps,  pendant  que  les  jeunes  gens  faisaient  cercle 
autour  de  lui,  il  épaula,  visa  lentement  et  tira  ses^deux  coups  sur 
l'écureuil,  qui  reçut  la  volée  de  plomb  et  pirouetta. 

—  TouohéJ  jp'i6er»*t-il  triomphant. 


l'égoreuil.  363 

Quand  la  fumée  se  fut  dissipée,  il  vit  que  la  bête  avait  glissé 
aatour  de  la  branche  et  s'y  maintenait  pendue,  la  tête  en  bas. 

—  Ah  1  tu  te  raccroches  I  grommela-t-il,  attends  I.. 

II  mit  fiévreusement  double  charge  dans  les  deux  canons  du  fusil 
et  tka  l'un  des  deux  coups  qui  fit  voler  le  poil  de  la  bête,  —  mais 
elle  ne  tombait  toujours  pas.  —  C'était  étrange.  —  Alors,  s'adres- 
sant  à  an  gamin  qui  avait  servi  de  rabatteur ^  il  lui  ordonna  de 
monter  à  l'arbre  et  de  rapporter  l'écureuil.  Celui-ci  obéit  ;  il  y  eut 
un  moment  de  silence,  puis  d'en  haut  l'enfant  cria  d'une  voix 
goguenarde  : 

—  H'sieu,  l'écureuil  est  attaché. 

—  Gomment I  attaché? 

—  Ma  parole,  m'sieu,  il  est  empaillé...  Tenez,  le  v'iàl 

Et  la  béte  tomba  aux  pieds  du  père,  qui  reconnut  l'écureuil  de  la 
salle  à  manger. 

A  ce  moment,  la  chose  me  parut  si  drôle  que  je  ne  pus  retenir 
un  éclat  de  rire.  M.  Bastion  me  lança  un  regard  attristé. 

—  Tu  trouves  cela  plaisant,  n'estn^e  pas?  reprit-il.  Les  autres 
aussi  riaient,  ils  se  tenaient  les  côtes...  Mais  celui  qu'on  mystifiait 
ne  riait  pas,  lui.  —  11  avait  mauvais  caractère  et  s'emportait  faci- 
lement. Furieux  d'être  ainsi  joué  en  public,  il  fut  pris  d'un  de  ses 
accès  de  mauvaise  colère,  et  voyant  son  fils  qui  riait  plus  haut  que 
les  autres  : 

—  Ab!  garnement,  lui  cria-t-il,  je  t'apprendrai  à  te  moquer  de 
moi! 

Ne  se  possédant  plus,  il  courait  vers  la  Bise,  mais  celui-ci,  plus 
leste,  l'esquivait  tout  en  le  narguant  de  ses  mines  espiègles,  et 
tournait  autour  des  buissons.  Le  père,  aveuglé  par  l'irritation, 
brandissait  nerveusement  son  fusil,  dont  l'un  des  canons  était  encore 
cbargé.Ilsejeta  à  travers  deux  cépées  de  noisetiers  pour  essayer 
de  joindre  le  mauvais  plaisant;  soudainement  le  fusil  s'accrocha, 
le  coup  partit,  et  la  Bise  poussa  un  cri  déchirant... 

—  Ah!  mon  Dieu!  m'écriai-je  à  mon  tour,  est-ce  qu'il  était 
blessé?.. 

—  n  avait  reçu  la  charge  en  plein  poumon,  et  si  violemment 
qu'il  en  mourut  le  lendemain,  reprit  M.  Bastion  d'un  air  sombre. 

11  s'était  redressé  ;  sa  figure  avait  de  nouveau  cette  expression 
^ftgique  que  j'avais  remarquée  le  soir  de  son  arrivée  chez  nous. 
Eotre  les  arbres  le  soleil  se  couchait,  et  sur  le  ciel  rougi  le  maigre 
profil  du  bonhomme  se  découpait  nettement.  Il  leva  un  moment 
^  deux  longs  bras,  puis  les  laissa  retomber  contre  son  corps.  Le 
silence  était  devenu  profond.  L'attitude  navrée  du  cousin,  les  cou- 
leurs sanglantes  du  ciel,  le  lugubre  dénoûment  de  cette  histoire  à 

MK  iLii.  —  18S0.  S3 


35é  RETUE  DBf  DEUX  MONDES. 

la  fois  terrible  et  burlesque,  tout  cela  joint  à  l'impanesaion  anxieuse 
produite  sur  les  enfaos  par  la  venue  du  crépuscule  dans  les  bois» 
m'avait  fait  passer  un  frisson  dans  le  dos«  Je  aerrais  avec  inquié- 
tude contre  ma  poitrine  la  casquette'où  dormaient  les  trois  jeunes 
écureuils,  et,  devinant  que  M.  Bastien  était  sous  le  coup  de  quelque 
mystérieuse  émotion,  je  n'osais  plus  articuler  une  parole. 

Et  ainsi,  à  travers  la  nuit  tombante,  nous  regagnâmes  silencieu- 
sement la  maison. 

III. 

—  Sainte  Mère  de  Dieu  I  monsieur  Joseph,  quel  gibier  nous  rap- 
portez-vous là?  s'écria  Scolastique  lorsque  nous  entr&mes  dans  la 
cuisine,  et  qu'à  la  lueur  de  sa  petite  lampe  elle  distingua  le  grouil- 
lement fauve  des  trois  animaux  au  fond  de  ma  casquette. 

Je  répliquai  de  ma  voix  la  plus  cajoleuse  : 

—  Ce  sont  des  écureuils,  Scolastique;  n'ayez  pas  peur,  c'est 
moi  qui  les  élèverai*. •  Seulement,  si  vous  étiez  bien  gentille,  vous 
nous  donneriez  un  peu  de  lait  cband. 

—  Du  lait  chaud  I  vraiment,  pour  ces  bètes*là7..  Ça  n'a  pas  de 
bon  sens!..  Est-il  Dieu  possible,  monsiwr  Bastien,  vous  qui  êtes 
un  homme  raisonnable,  que  vous  ayez  laissé  cet  enfant  rapporter 
de  pareilles  vilenies  dans  sa  casquette  ?..  Ce  sont  des  bétes  qui  sen- 
tent mauvais  et  qui  rongent  liout...  Patience!  quand  M.  Michel  ren- 
trera, il  aura  tôt  fait  de  les  jeter  dehors...  Des  écureuils?  il  ne 
nous  manquait  plus  que  ça  I 

Le  cousin  dut  intervenir  pour  calmer  l'exaspération  de  notre 
grondeuse  Scolastique.  Malgré  ses  préventions  contre  les  écureuils, 
le  brave  homme  pensait  sans  doute  que,  lorsqu'on  a  commis  une 
sottise,  il  faut  avoir  le  courage  d'en  subir  les  conséquences.  Je  ne 
sais  comment  il  s'y  prit  pour  amadouer  noire  servante,  mais  il  finit 
par  obtenir  d'elle  une  tasse  de  lait.  Nous  portâmes  notre  trouvaille 
dans  ma  chambre  et  il  me  BMMitra  comment  il  fallait  procéderpour 
sustenter  ces   trois  malheureuses  bêtes  qui,  jusque-là,  n'avaient 
pris  de  nourriture  qu'au  sein  de  leur  mère.  Il  imbiba  de  lait  une 
petite  éponge,  et  avec  force  précautions,  il  la  présenta  successive- 
ment à  chacun  des  écureuils;  ils  avaient  faim,  et  peu  à  peu  ils  se 
décidèrent  à  sucer  l'éponge  ;  quand  ils  eurent  avalé  tant  bien  que 
mal  lé  contenu  de  la  tasse,  ils  se  roulèrent  en  boule  au  fond  de  ma 
casquette  et  s'endormirent. 

—  11  ne  faudra  pas  les  brosquer,  me  recommanda  le  cousin  ; 
jusqu'à  ce  que  les  dents  leur  soient  poussées,  tu  seras  obligé  de 
les  nourrir  ainsi  au  biberon.  Gela  demandera  de  la  patience  et  du 


soin»  mais  du  mome&t  que  tu  tea  as  Mtovés  k  lm&r9  p«reo9,  tu  t'es 
moralement  engagé  i  les  laûre  vivre.  «•  Tu  as  miaiateDaDt  ^ehai^ge 
d'âmes,  mon  garçon,  contiAua-^t-îl  e»  riant,  ^  tu  verras  que  ce 
n'est  pas  une  petite  «Caire  I 

Le  brave  cousin  poussa  Théroîsme  jusqu'au  bout,  et  de  mtsme 
qu'il  avait  calmé  Tinritation  de  Soolastique,  il  amena  mon  père  à 
autoriser  rintroductioft  des  trois  écureiuils  dans  la  maison. 

Le  lendemain,  notre  voisin  Radel,  le  ferblantier,  qui  avait  eu 
daas  le  temps  un  écureuil,  me  prêta  aa  cage,  que  j'installai  dans 
ma  chambre.  Cette  cage  était  un  véritable  édifice  dont  la  vue  aeule 
m'enchanta.  Elle  avait  deux  étages!  ^—  la  partie  inférieure  conte- 
nait on  tambour  cylindrique  en  grillage,  qui  tournait  sur  son  axe 
et  anqael  le  moindre  effort  de  l'animal  imprimait  un  mouvement 
de  lotation  :  une  échelle  de  bois  faisait  communiquer  la  roue  avec 
Tétige  si^^ieur,  où  on  avait  pratiqué  une  niche  en  forme  de 
maisonnette,  d<Mit  le  toit  s'ouvrait  et  se  fermait  à  l'aide  d'un  oro- 
cbet.  Cette  niche  fui  garnie  d'étoupes  de  laine,  et  j'y  déposai  mes 
trois  noorrissons.  L'éducation  des  écureuils  devint  alors  ma  grande 
préoccupation.  J'y  pensais  k  toute  heure  et  je  n'osais  presque  plus 
qintter  le  legis,  de  peur  qu'œ  mon  absence  il  n'arrivât  quelque 
malheur  à  la  nichée.  Dès  le  petit  matin,  je  sautais  à  bas  du  lit, 
j'aHais  quérir  la  tasse  de  lait  et  l'éponge,  et,  tirant  successivement 
les  écureuils  de  leur  niche,  je  leur  donnais  le  biberon.  L'slné, 
cdai  q;9i  avait  des  mouchetures  noires  sur  La  tète  et  sur  la  queue, 
—  et  qoe  poim*  cette  raison  on  nomma  le  charbonnier ,  ^-  i'atné 
était  le  plus  fort  et  aussi  le  plus  goulu.  Il  absorbait  sa  portion 
de  lait  avec  une  voracité  réjouissante  et  croissait  à  vue  d^mil.  Les 
Jeux  autres  ne  goûtaient  que  médiocrement  cet  allaitement  artifi- 
(^iel  et  ne  suçaient  l'éponge  qu'en  rechignant,  aussi  restaient-ils 
<i^ingres,  tristes  et  endormis,  ce  qui  ne  laissait  pas  de  me  donner 
despiéoccupations  que  je  confiais  au  cousîa. 

—  Que  veux^tu?  me  r^ondait^il,  je  te  l'avais  prédit.  Ils  auraient 
été  bien  plus  heureux  si  tu  les  avais  laissés  dans  le  trou  du  hêtre  ; 
on  ne  change  pas  impnnément  l'ordre  des  choses,  et  tu  verras,  tu 
Tems  qae  tu  n*en  tireras  rien  de  bon* 

La  prédiction  de  M.  Bastien  se  réalisa,  ->^  en  partie  du  moins. 
Un  matin  que  j'arriviBS  avec  mon  lait  et  mM  éponge,  en  Ofiivirant 
la  nkhe  je  trouvai  les  deux  écureuils  roux  immobiles  et  à^k  tout 
'roids  à  côté  de  leur  frère  le  charbonnier ^  q\à  seul  était  resté  vivant. 
U  dressait  sa  tôte  inquiète  au-dessus  des  deux  petits  cadavres 
^t  dirigeait  vers  moi  -ses  yeux  ndrs  déjà  vifs.  Cette  découverte 
090  booleversa  ;  pour  h  première  fois  j'avais  une  idée  nette  de  ce 
^ue  pouvait  être  la  mcnrt.  J'appelai  àmoa  aide  M.  Bastîen,  dont  la 


356  UTUE  DU   DEUX  MONDES, 

chambre  n'était  séparée  de  la  mienne  que  par  un  palier.  Je  n'osais 
toucher  aux  deux  maigres  corps,  dont  les  pattes  .s'étaient  raidies  et 
dont  les  poils  roux  s'étaient  ébouriffés.  11  fallut  que  le  cousin  les 
tirât  de  la  botte,  et  nous  allâmes  ensemble  les  jeter  dans  la  rivière 
qui  coulait  au  bout  de  notre  pré. 

A  partir  de  ce  moment,  le  charbonnier ^  débarrassé  du  voisinage 
gênant  de  ses  deux  frères  souffreteux  et  resté  seul  possesseur  de  la 
niche,  se  développa  et  devint  promptement  très  vigoureux.  Il  buvait 
toute  la  jatte  de  lait  sans  le  secours  de  Téponge  et  croissait  en 
gentillesse  et  en  santé. 

J'étais  même  choqué  de  son  indifférente  gatté  et  je  lui  en  vou- 
lais un  peu  de  porter  si  gaillardement  le  deuil  de  ses  cadets. 

—  C'est  la  loi  naturelle,  soupirait  M.  Bastien  en  hochant  la  tète, 
les  forts  grimpent  sur  le  dos  des  faibles  et  finissent  par  les  étouffer. 
Là  où  il  n'y  a  de  place  et  de  subsistance  que  pour  un,  c'est  celui  qui 
est  le  mieux  résistant  et  le  mieux  râblé  qui  seul  prend  le  dessus  ; 
les  autres  disparaissent...  Tu  verras  comme  le  camarade  va  pro- 
fiter! 

Il  profitait  en  effet.  Au  bout  de  trois  semaines,  il  commençait  à 
grignoter  du  pain  et  des  noix  sèches.  Lorsque  nous  atteignîmes  la 
Sainte-Madeleine,  époque  oà,  comme  chacun  sait,  a  noix  et  noi- 
settes sont  pleines,  »  il  était  devenu  grand  comme  père  et  mère,  et 
je  priai  le  cousin  de  m'aider  à  lui  trouver  un  nom.  Il  me  semblait 
qu'une  fois  que  j'aurais  baptisé  l'écureuil,;  il  serait  plus  complète- 
ment à  moi.  Je  voulais  un  joli  nom,  ayant  de  la  physionomie,  facile 
à  retenir,  peu  compliqué,  afin  qu'il  devint  rapidement  familier  à 
l'animal  et  qu'il  s'habituât  à  répondre  à  ma  voix. 

—  Appelle-le  Sotret,  dit  M.  Bastien;  ce  nom-là  lui  ira  comme  un 
gant. 

11  faut  vous  dire  que  nos  paysans  lorrains  nomment  Sotret  une  sorte 
de  lutin  habillé  de  rouge,  un  esprit  familier  très  alerte  et  trèsfarceur, 
qui,  selon  la  tradition,  vit  dans  le  voisinage  des  habitations  et  joue 
souvent  de  malins  tours  aux  ménagères.  On  prétend  qu'on  le  voit 
parfois  à  la  brune,  dans  les  vergers,  sautant  de  branche  en  branche 
comme  un  feu  follet  et  faisant  cent  sortes  de  grimaces.  De  là  est 
venue  l'épithète  de  Sotret^  que  les  bonnes  femmes  de  chez  nous 
appliquent  souvent  aussi  aux  enfans  remuans  et  malicieux. 

Je  suivis  le  conseil  de  M.  Bastien  et  il  fut  convenu  que  l'écureuil 
s'appellerait  désormais  le  Sotret. 

Jamais  nom  ne  s'adapta  mieux  au  caractère  et  aux  mœurs  d'un 
personnage.  Le  petit  animal  était  un  maître  espiègle  et  il  semblait 
avoir  du  feu  dans  les  veines.  Il  ne  tenait  pas  en  place.  Dès  les  pre- 
mières blancheurs  de  l'aube,  il  descendait  de  sa  niche  et  se  mettait  à 


L'ÉGUaBUIL.  357 

tourner  dans  la  roue  avec  une  vivacité  fiévreuse,  si  bien  que  j'avais 
pitié  de  lui,  et,  trouvant  ce  manège  aussi  fastidieux  pour  lui  que 
pour  moi,  je  finissais  par  ouvrir  la  porte  de  la  cage.  Alors  il 
gambadait  follement  dans  ma  chambre,  sautant  sur  la  commode, 
coonot  le  long  de  la  corniche  de  l'armoire,  grimpant  aux  rideaux. 
Rien  ne  pouvait  le  fixer.  A  peine  l'avait-on  aperçu  sur  le  rebord 
d'une  table  qu'on  voyait  tout  d'un  coup  passer  un  tourbillon  noir 
et  fauve  :  c'était  le  Sotret  qui  prenait  son  élan  et  d'un  bond  s'élan- 
çait sur  la  flèche  du  lit. 

Sa  nourriture  consistait  principalement  en  noix  et  en  amandes; 
mais  dès  qu'il  eut  goûté  à  ces  dernières,  il  leur  trouva  sans  doute 
une  sayeur  plus  délicate,  car  il  rechigna  aux  noix  et  ne  voulut  plus 
d'autre  pitance.  Toutes  mes  économies  passèrent  chez  l'épicier  en 
achat  d'amandes  à  la  coque,  Scolastique  ayant  déclaré  qu'elle  met- 
trait les  nôtres  sous  clé,  et  que  c'était  offenser  Dieu  que  de  prodi- 
guer à  une  maligne  béte  une  denrée  dont  tant  de  chrétiens  faisaient 
leur  dessert.  Les  fantaisies  gourmandes  du  Sotret  me  coûtaient  gros, 
mais  j'avais  du  plaisir  pour  mon  argent.  Rien  d'amusant  comme 
de  lui  voir  croquer  une  amande.  Assis  sur  son  train  de  derrière, 
sa  queue  touffue  relevée  en  panache  au-dessus  de  sa  tète  fine,  il 
se  servait  de  ses  pattes  de  devant  comme  de  deux  mains  pour 
porter  la  dure  coquille  jusqu'à  ses  incisives,  qui  faisaient  l'office 
de  lime  et  de  tarière.  En  deux  jtours,  la  coquille  limée  et  percée 
volait  en  éclats.  H.  le  Sotret,  qui  était  un  délicat,  enlevait  ensuite 
soipeusement  la  peau  sèche  de  l'amande  et  ne  commençait  à  la 
manger  que  lorsqu'elle  était  bien  nettoyée.  Alors  il  la  dégustait 
arec  des  mines  friandes,  promenant  de  ci  et  de  là  ses  yeux  noirs 
fureteurs.  Quand  il  s'était  bien  régalé  et  qu'il  lui  restait  encore  des 
protisions^  il  les  épluchait  tranquillement  et  allait  en  tapinois  les 
porter  dans  un  coin  de  mon  lit,  entre  la  couverture  et  le  sommier. 
11  s'était  méDagé  là  une  cachette  où  il  se  blottissait  lui-même  dans 
Taprès-midi  pour  faire  la  méridienne,  et,  lorsque  étonné  de  ne  le 
voir  nulle  part,  j'appelais  :  —  Sotret  !  Sotret  !  —  il  tirait  d'entre 
les  draps  sa  tète  futée  à  oreilles  de  souris,  me  lançait  un  diabo- 
b'gue  regard  d'espiègle, puis  s'enfouissait  de  nouveau  dans  son  trou. 

Halheureusement,  il  n'essayait  pas  seulement  ses  dents  sur  les 
amandes  à  la  coque  ;  sa  manie  de  grignoter  s'exerçait  sur  tous  les 
objets  résistans  qui  tombaient  entre  ses  griffes.  Il  n'épargnait  rien  : 
porte-plumes,  encrier,  toupies,  dos  de  livres  reliés.  Les  livres  sur- 
tout l'attiraient.  L'odeur  de  la  basane  et  du  papier  imprimé  l'exci- 
tait et  redoublait  sa  frénésie.  Un  matin,  je  le  surpris  faisant  de  la 
charpie  avec  mon  Epitome.  La  perte  en  soi  n'était  pas  considérable, 
j'en  aurais  ri  tout  le  premier,  si  la  maligne  béte  n'avait  précisé- 


353  BBVDE   DBS  dBQl  MONDES. 

ment  déchiré  la  page  que  Tabbé  GerdoUe  m'avait  iodiquée  pour 
UJQ6  version,  h  ne  pus  foire  mon  devoir  et  je  rapportai  ine  mau- 
vaise «ote  qui  xne  valut  le  pain  aec  et  la  reteaue  pour  le  lende- 
main. 

Bail  I  qu'étaient'Ce  que  ces  légera  déboires  auprès  des  compensa- 
tions que  me  donnait  la  gentillesse  du  Sotret?  Je  Taviôs  complète- 
ment apprivoisé  et  nous  vivions  de  pair  à  compagnon.  Il  me  suivait 
comme  un  chien»  trottant  par  derrière,  silencieusement  et  à  pas  de 
velours.  Il  ne  connaissait  que  moi,  et  lorsque  je  le  portais  sur  mon 
épaule,  il  me  mordillait  doucement  l'oreille  en  signe  d'amitié  ;  mais,  si 
quelque  étranger  voulait  le  prendre,  il  s'enfuyait,  la  queue  bodzon- 
tale,  en  poussant  de  sourds  grognemeos  gutturaux  par  lesquels  il 
marquait  son  effroi  et  son  irritatieoi.  Malheur  à  qui  eût  tenté  de  le 
poursuivre  et  de  l'arracher  à  son  refuge  I  le  Sotret,  dont  les  dents 
étaient  aigués  comme  des  aiguilles,  l'aurait  mordu  jusqu'au  sang, 
comme  la  chose  arriva  un  jour  à  Scolastique« 

U  avait  perdu  l'babitude  de  sa  cage  et  n'y  prétendait  rentrer 
qu'à  la  nuit  tombante.  Parfois  même  il  ne  se  contentait  plus  de 
gambader  dans  l'intérieur  de  ma  chambre,  il  sautait  sur  le  rebord 
de  la  fenêtre,  s'y  promenait  d'un  air  songeur,  penchait  sa  téta  poin- 
tue, agitait  sa  queue  et  dardait  des  yeux  pleins  de  convoitise  vers 
les  allées  vertes  et  les  arbres  du  jardin.  —  Hélas  I  ainsi  que  le 
disait  sentencieusement  M.  Bastien,  la  liberté  est  comme  le  tabac, 
quand  on  en  a  tâté,  on  ne  peut  plus  s'en  déshabituer  et  on  veut  tou- 
jours doubler  la  dose... 

Un  jour,  en  revenant  de  chez  M.  le  vicaire,  je  cherche  mon 
camarade  l'écureuil  et  je  ne  l'aperçois  nulle  part.  Je  cours  à  la 
cachette  où  il  avait  coutume  de  dormir  dans  les  couvertures  ;  point 
de  Sotret.  J'appelle,  et  je  ne  vois  rien  venii:.  Tout  à  coup,  en  pas- 
sant près  de  la  croisée  ouverte,  je  crois  ouïr  un  gloussement  signi- 
ficatif qui  semble  descendre  du  faîte  du  toit  ;  je  lève  la  tôte  et  je 
découvre  enfin  au  milieu  des  feuillées  de  l'acacia  voisin  la  queue 
empanachée  de  mon  vagabond  de  Sotret. 

Le  plein  air  paraissait  l'avoir  grisé;  11  sautait  ou  plutôt  il  volait 
de  branche  en  branche,  se  servant  de  sa  queue  largement  étsiée, 
comme  d'une  aile  ;  avide  de  faire  connaissance  avec  le  moods  nou- 
veau du  jardin,  il  montait  toujours  plus  haut,  jusqu'aux  dernières 
ramures  de  l'arbre,  —  grignotant  çà  et  là  les  gausses  mûres  de 
l'acacia  et  poussant  de  minute  en  minute  de  petits  gtoussemens  de 
satisfaction. 

Bn  un  clin  d'œil  je  fus  dans  le  jardin,  au  pied  de  l'arbre.  D'une 
voix  tantôt  caressante,  tantôt  impérative,  j'appelais  :  a  Sotret! 
Sotret!  »  Point  d'affaires;  il  se  moquait  de  moi,  tournant  autour 


I 

1 


L  EGDBIUIL*  d5v 

des  branches,  montuit,  redescendant,  et  toujours  mettant  mali- 
cieuaemettt  entre  lai  et  moi  le  tronc  de  l'arbre  comme  un  écran, 
d'oè  surgissait  parfois  sa  fine  léte  d'espiègle.  J'avais  apporté 
ime  poignée  d'amandes  princesses  et  Je  les  lui  montrais  dans  le 
cieui  de  ma  main  pour  l'engager  à  revenir;  mais  il  préférait 
déodément  fes  frnks  saavages  de  h  liberté  aux  grasses  lippées  de 
laiervitnde,  et,  en  façon  ds  brarade  ironique,  il  laissait  tcnnber 
da  haut  de  son  peixlioir  les  débris  des  gousses  brunes  qu'il  éplu- 
chait à  bdles  dents. 

Je  se  fis  ni  une  ni  deui,  j'empoignai  l'acacia  rugueux  à  bras-le- 
corps  et  j'y  grimpai,  résolu  à  poursuivre  le  Sotret  jusque  dans  ses 
derniers  retranchemens.  Lui,  se  doutant  de  mes  intentions,  bondit 
jusqu'au  fin  bout  des  branches  flexibles  de  la  cime,  et  s'y  balançant 
comme  dans  un  hamac,  il  me  darda  une  nouvelle  œillade  diabo- 
lique, comme  pour  me  dire  :  «  Viens  m'y  prendre  I  » 

J'avais  déjà  atteint  la  naissance  des  grosses  branches  et  je  me 
trouvais  au  niveau  de  la  fenêtre  sans  rideaux  de  M.  Bastion,  lors- 
qa'eo  jetant  par  hasard  un  coup.d  œil  dans  l'intérieur  de  la  cham- 
bre, je  fus  brusquement  détourné  de  l'objet  de  ma  poursuite  par 
un  curieux  i^ectacle  qui  absorba  toute  mon  attention. 

De  la  branche  fourchue  où  j'étais  juché,  le  regard  plongeait  de 
haut  en  bas  dans  la  pièce  nue  et  daire,  et,  à  travers  les  vitres  soi- 
gneusement lavées,  j'aperçus  très  distinctement  le  cousin  assis 
dans  son  fauteuil  de  cuir,  devant  le  bureau  dont  l'entablement 
supportait  un  vieux  et  massif  pupitre  en  bois  noir.  M.  Bastien, 
tète  nue,  le  front  penché  et  une  main  en  abat-jour  sur  ses  yeux, 
feuilletait  lentement  un  volume  in-octavo,  dont  je  distinguais  alter- 
nativement les  pages  imprimées  et  les  estampes  coloriées.  Le  cousin 
avait  Taîr  d'un  homme  qui  est  en  extase  ou  qui  rêve.  Son  rêve 
était  tantôt  joyeux  et  tantôt  pénible,  car  parfois  il  souriait,  parfois 
il  essuyait  une  larme  sur  sa  joiie^  avant  de  tourner  un  feuil- 
let; ou  bien,  s'arrétant  à  considérer  une  gravure,  il  s'anirnait 
et  parlait  tout  haut.  Quelquefois  même  il  posait  précipitamment 
ses  lèvres  sur  la  marge  du  livre  et  la  baisait  violenunent.  C'était 
uoeaeèoe  étrange.  On  aurait  dit  que  le  volume  était  devenu  un 
être  vivant  et  que  le  cousin  dialoguait  avec  lui  comme  avec  une 
gnode  personne.  A  épier  tout  ce  manège,  j'avais  complètement 
OQUié  mom  écureuil.  Le  fantasqiiQ  animal,  voyant  qu'on  ne  s'oc- 
capail  plus  de  lui,  avait  changé  d'humeur.  Sautant  de  branche  en 
braodie,  il  s'était  rapproché  lentement  ;  finalement  il  avait  sauté  sur 
Qvm  épaule,  et  maintenant,  aussi  intrigué  que  moi,  il  semblait 
fort  â&iré  à  regarder  ce  qui  se  passait  dans  la  chambre  bleue. 

*-^  Voilà  donc,  peosais-je,  pourquoi  M.  Bastien  se  claquenmre 


MO  RSTOB  DBS  DEUX  MONDES. 

à  certains  jours  dans  sa  chambre I.«  C'est  pour  lire  un  livre  à 
images.  Ce  volame  doit  contenir  de  bien  intéressantes  histoires, 
puisqu'elles  l'émeuvent  au  point  de  le  faire  pleurer.  ••  Les  enlumi- 
nures ont  l'air  d'être  amusantes. ••  Je  donnerais  bien  quelque 
chose  pour  les  voir  de  près  !.. 

Tout  en  ruminant  ces  choses  dans  mon  cerveau,  je  me  penchais 
le  plus  que  je  pouvais  pour  mieux  distinguer  ce  qui  se  passait  dans 
la  chambre.  Je  ne  sais  si  le  cousin  se  douta  qu'il  était  épié,  ou  si 
quelque  bruit  du  dehors  vint  le  distraire,  mais  tout  à  coup  il 
referma  le  volume,  en  baisa  de  nouveau  le  plat  de  la  reliure  avec 
ferveur,  comme  on  baise  une  relique,  puis  brusquement  le  livre 
disparut  sous  le  couvercle  du  pupitre. 


IV. 

A  partir  de  cette  station  sur  l'acacia,  je  fus  possédé  d'une  idée 
fixe  :  —  voir  de  près  et  feuilleter  le  livre  à  images.  —  Je  me  figu- 
rais que  ce  précieux  volume  devait  contenir  des  histoires  merveil- 
leuses. Les  gravures  coloriées  qui  l'illustraient  et  que  j'avais  vague- 
ment entrevues  me  donnaient  une  haute  idée  de  la  valeur  du  livre. 
Et  puis  l'émotion  inexplicable  de  M.  Bastien,  ses  rires  et  ses  larmeSt 
son  culte  pour  l'in-octavo,  me  faisaient  soupçonner  quelque  mystère 
dont  la  lecture  du  volume  m'aiderait  probablement  à  soulever  le 
voile.  Je  supposais  que  ce  livre,  dont  le  cousin  prenait  tant  de  soin, 
devait  avoir  un  rapport  secret  avec  l'événement  tragique  qui  avait 
bouleversé  la  vie  de  notre  parent.  A  mesure  que  je  tournais  autour 
de  cette  idée,  je  me  sentais  empoigné  par  une  curiosité  croissante, 
par  un  désir  enragé  de  me  mettre  en  possession  de  la  relique  du 
cousin. 

Rien  n'égale  la  force  d'expansion  d'un  désir  non  satisfait.  On  a 
beau  chercher  à  se  soustraire  à  cette  préoccupation  dominante,  on 
y  est  toujours  ramené  par  un  aimant  irrésistible.  Déjà  une  fois  j'a- 
vais été  pris  par  un  de  ces  désirs  qui  entrent  en  maîtres  dans  notre 
cerveau  et  qu'on  ne  peut  plus  déloger.  Il  s'agissait  d'un  volume 
aperçu  à  la  vitrine  du  libraire  de  Yarennes,  et  sur  la  couverture 
bariolée  duquel  il  y  avait  ce  titre  affriolant  :  Livre  magique.  Mon 
imagination  allumée  par  ces  deux  mots  avait  immédiatement  pris 
feu,  et  je  passais  des  heures  devant  l'étalage  du  marchand,  dévo- 
rant la  couverture  des  yeux  et  me  demandant  quelles  merveilles 
elle  pouvait  bien  cacher.  Ce  livre,  j'en  révais.  11  coûtait  deux  francs, 
—  une  grosse  somme  pour  moi  qui  ne  possédais  jamais  à  la  fois 
que  quelques  sous.  —  Cependant  les  efforts  de  ma  volonté  concen- 


l'écdrecil.  361 

trée  sur  cet  unique  désir  finirent  par  triompher  des  obstacles  qui 
s'âevaient  entre  moi  et  la  possession  de  ce  volume  attirant.  A  force 
d'amener  Scolastique  devant  l'étalage  du  libraire,  j'arrivai  à  obtenir 
de  la  parcimonieuse  servante  qu'elle  m'avançât  deux  francs  pour 
acheter  le  Livre  magique.  Je  dois  avouer,  du  reste,  qu'une  fois 
possesseur  de  l'objet  de  mes  convoitises,  j'éprouvai  une  désillusion. 
Le  livre  n'avait  de  magique  que  son  titre,  et  deux  jours  après,  je 
le  troquai  à  un  dé  mes  camarades  pour  une  bille  d'agate.  —  Néan- 
moios  cette  première  expérience  de  ce  que  peut  une  volonté  tenace 
pour  transformer  une  fantaisie  en  réalité  m'avait  logé  dans  la  tôte 
une  certaine  foi  superstitieuse.  J'étais  persuadé  qu'on  finit  par 
attirer  à  soi  par  une  sorte  de  charme  les  choses  qu'on  veut  forte- 
ment. C'est  pourquoi  je  ne  désespérais  pas  d'arriver  à  mettre  la 
main  sur  le  livre  du  cousin  Bastien. 

Eo  proie  à  cette  dangereuse  illusion  et  éperonné  par  mon  désir, 
je  De  quittais  plus  guère  le  palier  de  la  chambre  bleue,  guettant 
les  nHNudres  absences  du  cousin  pour  m'y  faufiler.  Le  bonhomme 
était  matineux  ;  il  faisait  son  lit  lui-même,  brossait  ses  habits  et  se 
rendait  ponctuellement  chaque  jour  à  la  messe  de  sept  heures. 
C'était  à  ce  moment-là  que  je  comptais  m'emparer  du  livre. 
M.  Bastien,  comme  s'il  se  fût  méfié  de  mes  intentions,  avait  la  pré- 
caution, en  s'en  allant,  de  fermer  sa  porte  à  double  tour  et  d'en 
emporter  la  clé;  mais  il  était  fort  distrait,  et  il  lui  arrivait  parfois 
d'oublier  son  passe-partout  dans  la  aerrure,  si  bien  qu'un  matin 
j'en  profitai  pour  pénétrer  dans  son  sanctuaire  et  tâter  le  terrain. 

Je  furetai  dans  tous  les  coins  sans  rien  découvrir.  Il  était 
évident  que  le  livre  devait  être  serré  dans  le  coiTre  du  pupitre.  J'exa- 
minai ce  meuble  et  j'essayai  vainement  d'en  soulever  le  couvercle. 
Hélas!  il  était  solidement  rivé  au  caisson  par  une  targette  de  fer 
qui  s'eofonçait  dans  un  piton  et  qu'un  vieux  cadenas  rouillé  défen- 
dait contre  les  curiosités  indiscrètes.  La  clé  de  ce  cadenas  étant  dans 
la  poche  de  l'unique  gilet  du  cousin,  j'essayai  d'abord  d'introduire 
dans  la  serrure  plusieurs  petites  clés  dont  j'avais  eu  la  précaution 
de  me  munir,  mais  aucune  d'elles  n'allait,  et  je  restais  fort  penaud 
devant  le  pupitre  fermé... 

Toilà  à  quelles  extrémités  conduit  la  dangereuse  illusion  dont  je 
parlais  tout  à  l'heure.  J'étais  en  train  de  devenir  un  crocheteur  de 
serrures,  et  le  pis,  c'est  que  je  ne  rougissais  pas  du  vilain  métier 
auquel  me  poussait  mon  idée  fixe;  au  contraire,  je  m'endurcissais 
dans  le  crime  et,  les  yeux  fixés  sur  les  ferremens  du  caisson,  je 
cherchais  une  combinaison  ingénieuse  pour  triompher  de  l'obstacle 
que  m'opposait  le  cadenas. 

A  force  de  palper  le  pupitre,  je  remarquai  que  le  piton  était 
vissé  dans  le  bois,  et  je  me  dis  que  c'était  de  ce  côté  qu'il  fallait 


302  BET0B  DES  DBUZ  MONDES* 

diriger  l'attaque.  Si  je  parvena»  à  arracher  ce  piton,  le  cadesas 
viendrait  naturellement  avec  lui.  Je  me  mis  à  Tœuvre  siin*le-ctkaaip, 
mais  le  bois  de  chêne  était  solide,  le  pas  de  vis  j  était  enfoncé  pro- 
fondément, et  je  ne  réussis  qu'à  m'écorcher  les  doigts.  —  U  fao- 
drait  un  tourne-vis  1  m'écriai*-jo  mentalement.  —  Et  renonçant  poar 
le  quart  d'heure  6  de  nouvelles  tentatives,  je  quittai  Im  chambre, 
afin  de  me  mettre  en  quête  de  l'engin  qui  jouerait  pour  moi  le  rftle 
du  fameux  :  «  Sésame,  ouvre-toi  I  »  dans  la  caverne  des  quarante 
voleurs. 

Ma  première  visite  fut  pour  notre  Renier,  où  il  y  avait  de  tMt 
et  oà  un  certain  flair  m'indiquait  que  je  devais  trouver  rindispen- 
sable  tourne-vis.  —  Oh  I  ces  vastes  greniers  de  campagne,  si  pleins 
de  vieilles  choses;  ces  greniers  haut  perchés,  aux  fenêtres  sans 
croisées  où  nichent  les  hirondelles,  où  l'air  joue  librement  à  travers 
l'antique  charpente,  je  plains  ceux  qui  n'en  ont  pas  connu  un  dans 
leur  enfance  I  —  Le  nôtre  était  très  profond,  percé  de  lucarnes  cin- 
trées par  lesquelles  on  voyait  le  ciel  où  couraient  les  nuages,  les 
prés  où  serpentait  la  rivière,  et  au  loin  les  verdures  moutonnantes 
de  la  forêt  d'Argonne.  Le  peu  de  largeur  de  ces  lucarnes  y  entrete- 
nait une  ombre  mystérieuse,  encore  accrue  par  un  luxe  de  poutres 
et  de  chevrons  soutenant  la  toiture  de  tuiles.  Sons  cette  charpente 
touffue  dont  les  madriers  brunis  gardaient  la  trace  des  coups  de 
hache  de  l'ouvrier  qui  les  avait  équarris  en  plein  bois,  il  y  avait 
tout  un  fouillis  de  vieilleries,  tout  un  musée  de  meubles  invalides 
et  centenaires.  A  côté  d'une  longue  table  où  séchaient  des  oignons, 
un  coffre  de  chêne  contenait  le  linge  qui  attendait  la  lessive.  Une 
tapisserie  de  Flandre,  mangée  aux  vers,  où  l'on  distinguait  encore 
une  colonnade  grise  dans  un  massif  d'arbres  bleuâtres,  pendût  le 
long  d'une  lourde  armoire  d'où  s'exhalait  une  bonne  odeur  de 
pommes  mûrissantes.  II  y  avait  encore  une  huche  remplie  d'avoine; 
une  caisse  bourrée  de  musique  du  xvni*  siècle  ;  sur  les  partitions 
manuscrites  on  lisait  en  bâtarde  les  noms  d'Armide^  du  Devin  de 
village  et  des  Indes  galantes.  Un  paravent  aux  chinoiseries  à  demi 
effacées  abritait  derrière  ses  châssis  toute  une  défroque  do  temps 
passé  :  mules  de  satin  à  hauts  talons,  fichus  à  fleurs  de  soie  bro- 
chée, jupes  de  lampas  k  ramage,  dont  les  couleurs  éteintes  faisaient 
rêver  aux  grand'mères  qui  s'en  étaient  parées.  Plus  l'encombre- 
ment des  vieux  meubles  augmentait  sous  les  franges  des  toiles  d'a- 
raignée, dans  l'angle  étroit  formé  par  la  muraille  et  la  toiture,  plus 
l'obscurité  s'épaississait,  et  je  n'avançais  à  travers  ce  poudreux 
fouillis  qu'avec  une  religieuse  terreur,  me  demandant  si  tout  à 
l'heure  je  n'allais  pas  voir  sortir  de  quelque  armoire  entrebâillée 
le  fantôme  de  l'un  des  possesseurs  défunts  de  ces  meubles  hors 
d'âge. 


L  ECtJMtJIL»  303 

Ce  jour-là,  le  désir  qui  m'aiguillonnait  dominait  tout  autre  sen- 
timent et  je  furetais  partout  sans  me  préoccuper  des  revenans,  sans 
ayoir  le  moindre  respect  pour  ces  vénérables  débris  pleins  de  cra- 
qMBeos  mystérieux.  A  1»  fin,  je  tombai  sur  tine  boite  où  gisaient 
pèle«i0èle  dies  ferrailka  et  des  ootlte  de  menutaier,  et  au  milieu  des 
doos,  des  Tiillea  tt  des  rabota  «  je  mis  la  main  u\»  de  petites 
testtUcB  très  «Aides  qui  me  parurent  tout  à  fait  propres  à  la  besogne 
qoe  je  méditais.  En  pinçaat  le  phoB  entre  les  tenaiUes  et  enmaiiœu- 
yrant  adroitement,  je  devais  arriver  sans  peine  à  le  faire  sortir  du 
pupitre.  J'empocbai  donc  ma  trouvaille,  je  la  cachai  dans  ma 
chambre  derrière  une  pile  de  livres,  et  j'attendis  une  occasion  favo- 
rable. 

Le  cousin  resta  six  mortels  jours  sana  omettre  de  fermer  sa  porte  ; 
mais  un  matin  que  le  temps  était  beau  et  qu'il  avait  prémédité  de 
pousser  jusqu'au  bois,  après  la  messe,  il  retomba  dans  ses  distrac- 
tions ordinaires  et  oublia  sa  clé  dans  la  serrure. 

11  n'avait  pas  fait  vingt  pas  hors  de  la  maison  que  j'étais  déjà  dans 
sa  chambre,  avec  mes  tenailles  dans  la  poche  de  mon  pantalon.  Le 
iDoment  tant  attendu  était  arrivé  ei^n  1  Le  cousin  en  avait  bien 
pour  deux  heures  ;  Scolastique  et  ma  mère  étendaient  du  linge  au 
jardio^et  mon  père  siégeait  à  la  justice  de  paix«  J'allais  pouvoir  satis- 
faire ma  curiosité;  j'étais  seul  et  je  ne  craignais  pas  d'être  dérangé 
pendant  l'opération...  Quand  je  dis  seul,  pas  tout  à  fait.  Le  Sotret, 
qui  me  suivait  comme  une  ombre,  s'était  glissé  traîtreusement  der- 
rière moi  dans  la  chambre  bleue,  où  il  rôdait  sans  bruit.  Maïs 
j'étais  tellement  préoccupé  de  noon  affaire,  que  je  ne  pris  pas  même 
le  temps  de  le  réintégrer  dans  sa  cage* 

Me  vdlà  donc  m' approchant  du  bureau  sur  la  pointe  des  pieds, 
retenant  mon  halaine  et  sentant  dans  ma  poitrine  un  asses  fort  bat- 
tement de  omur.  J'enfonce  une  main  dans  ma  poche,  j'en  retire  les 
teAttUes;  de  l'autre,  je  maintiens  le  cadenas  en  l'air  et  je  serre  la 
tête  du  piton  dans  les  pinces,  puis  lentement,  en  douceur,  j'ébranle 
peu  â  peu  ht  tige  vissée  dans  le  bois.  Je  la  sens  remuer  faible- 
ment... Je  serre  les  tenailles,  et  les  maniant  de  toutes  mes  forces, 
Après  plusieurs  essais  infructueux,  je  parviens  à  faire  tourner  le 
piton...  Victoire!  le  voilà  dévissé.  Je  le  mets  précipitamment  en 
poche  «vec  le  cadenas,  je  soulève  le  couvercle  et  je  regarde  :  —  le 
iivre  est  là ,  à  côté  d'une  tabatière  ornée  du  portrait  du  duc  de 
Beny.  —  Je  le  prends  d'une  main  tremblante;  je  suis  si  ému  que 
j'en  ai  la  chair  de  poule  par  tout  le  corps.  Je  rabaisse  le  couvercle 
avec  de  minutieuses  précautions  et  j'étale  le  précieux  volume  sur 
le  pupitre,  tandis  que  je  m'installe  dans  le  fauteuil  de  cuir  avec  un 
frémissement  de  joie. 


86i  RETUB  DES  DEUX  MONDES. 


V. 

Le  liyre  tant  convoité  était  tout  simplement  un  in-octavo  relié 
en  basane  marbrée,  et  &  peu  près  pareil  à  ceux  qu'on  donnût  encore 
de  mon  temps  en  prix  dans  les  écoles*  Il  contenait  un  choix  des 
Contes  du  chanoine  Schmid  avec  une  estampe  en  tète  de  chaque 
histoire.  Sur  la  feuille  de  garde  je  vis  d'abord  rinscription  suivante 
écrite  en  gros  caractères  d'écolier  : 

Ce  livre  est  à  moi 
Gomme  Paris  est  tu  roi. 
Je  tiens  à  mon  livre 
Gomme  le  roi  à  sa  ville; 
Si  vous  voulez  savoir  mon  nom. 
Regardez  dans  le  petit  rond; 
Si  vous  voulez  savoir  ranaée, 
Regardez  dans  le  petit  carré. 

En  effet,  dans  «  le  petit  rond  »  on  lisait  :  Désiré  Bastieriy  moulé 
en  belle  ronde,  et  dans  «  le  petit  carré  n  :  i828,  —  Gomme  c'était 
déjà  loin  de  nous  I 

Les  estampes  avaient  été  enluminées  après  coup,  probablement 
par  la  main  de  l'écolier  lui-même  ;  cela  se  voyait  aux  couleurs 
crues,  débordant  les  unes  sur  les  autres,  et  peu  variées  :  —  du 
bleu,  du  jaune  et  du  rouge,  avec  un  peu  de  vert  pour  les  arbres, 
et  de  rose  pour  les  figures.  —  Cette  coloration  naïve  et  violente 
produisait  des  effets  très  amusans  ;  mais  ce  qui  me  paraissait  encore 
plus  récréatif,  c'étaient  les  illustrations  et  les  annotations  burles- 
ques dont  les  marges  du  livre  avaient  été  enjolivées,  Désiré  Bastien 
ne  devait  pas  être  up  écolier  fort  soigneux, — les  oreilles  des  feuil- 
lets et  les  pâtés  d'encre,  semés  çà  et  là,  le  proclamaient  assez  haut, 

—  mais  à  coup  sûr  c'était  un  esprit  ingénieux,  fécond  en  inventions 
drôles.  Quelle  étonnante  collection  de  dessins  au  crayon  ou  à  la  plume! 

—  vaisseaux  voguant  à  pleines  voiles  sur  une  mer  houleuse;  sol- 
dats à  pied  et  à  cheval  ;  caricatures  de  professeurs  ;  paysages  repré- 
sentant un  arbre,  un  bonhomme  bâton  en  main  et  une  maison  dont 
la  cheminée  lance  une  fumée  en  tire- bouchon...  Çà  et  là  des  vers 
baroques  comme  ceux-ci,  qui  résumaient  sans  doute  l'opinion  de 
Désiré  sur  l'emploi  du  temps  : 

Lundi,  mardi,  fôte; 
Mercredi,  peut-être; 
Jeudi,  la  Saint-Nicolas. 
Vendredi,  Je  n*y  serai  pas  ; 
Samedi,  je  reviendrai; 
Et  voilà  la  semaine  passée. 


LECORBUn..  S65 

Ou  bien  une  plaisanterie  qui  consistait  à  inscrire  au  haut  d'une 
page  :  «  Si  vous  Toulez  connaître  mon  secret,  cherchez  à  la  page 
17.  »  La  page  17  renvoyait  à  la  page  6A,  et  ainsi  de  suite  jusqu'à 
la  page  39,  où  on  trouvait  le  profil  d'un  monsieur  faisant  un  pied 
de  nez  au  lecteur... 

—  Ha  foi  !  me  disais-je,  Désiré  Bastion  ne  devait  pas  engendrer 
la  mélancolie  ;  quel  gai  compagnon  1  Si  j'avais  vécu  de  sod  temps, 
j'aurais  aimé  l'avoir  pour  ami...  C'était  probablement  ce  fils  que  le 
conan  regrette  tant...  Pauvre  hommel  et  comme  c'est  grand  dom- 
mage tout  de  même  que  ce  garçon  soit  mort  si  jeune  I  —  Et  je 
regardais  avec  attendrissement  ces  pages  où  l'écolier  avait  posé  sa 
main,  ces  coups  de  crayon  qu'il  avait  donnés  si  hardiment,  ces  taches 
d'eocre  qui  gardaient  encore  l'empreinte  d'un  doigt  d'enfant...  On 
voyait  sur  le  papier  noirci  les  petites  lignes  concentriques  qu'y 
avait  marquées  la  peau  de  Tépiderme,  —  et  le  doigt  qui  s'était 
appuyé  là,  où  était-il  maintenant?.. 

Comme  je  réfléchissais  à  toutes  ces  choses,  j'entendis  tout  à  coup 
au  bas  de  l'escalier  la  grosse  voix  de  M.  Bastion. 

—  Ole!  oie  I  pensai- je,  il  se  sera  aperçu  de  son  oubli  et  il  vient 
chercher  sa  clé. 

Je  o'ens  que  le  temps  de  jeter  le  volume  sous  le  fauteuil  et  de 
me  réfugier  dans  ma  chambre. 

Les  choses  s'étaient  passées  comme  je  le  supposais.  Arrivé  à 
Tëglise,  le  cousin  avait  tâté  sa  poche  et  constaté  l'absence  de  la 
clé,  et  la  messe  une  fois  dite,  il  était  accouru  pour  réparer  son 
oubli.  Il  monta  l'escalier,  vit  la  clé  dans  la  serrure,  et,  sans  pous- 
ser plus  loin  ses  investigations,  il  se  contenta  de  clore  la  porte  à 
double  tour,  mit  son  passe-partout  en  poche,  puis  redescendit  d'un 
bon  pas  afin  de  rattraper  le  temps  perdu. 

le  respirai  un  peu.  L'orage  s'éloignait;  malheureusement  ce 
n'était  que  partie  remise.  Que  dirait  M.  Bastion  lorsqu'à  son  retour, 
il  trouverait  son  pupitre  sans  cadenas,  et  son  cher  livre  à  images 
sous  le  fauteuil?..  Je  n'osais  pas  y  penser  et  je  me  consolais  en 
songeant  que  j'avais  une  bonne  heure  au  moins  devant  moi.  N'im- 
porte, j'étais  fort  penaud  et  je  me  mordais  les  doigts  en  cherchant 
un  biais  pour  raccommoder  les  choses.  Tout  à  coup  mes  yeux  étant 
tombés  machinalement  sur  la  cage  de  l'écureuil,  ma  respiration 
s'arrêta  net.  — Je  venais  de  songer  que  j'avais  laissé  le  Sotretdans 
la  chambre  bleue,  et  que  M.  Bastion  l'y  avait  enfermé. 

A  cette  pensée,  une  chaleur  me  passa  par  tout  le  corps.  —  He 
Toilà  bien,  me  dis-je,  et  cela  m'achève  !..  Cet  animal  est  capable 
de  tout.  Dieu  sait  quel  dégât  il  va  commettre  dans  la  chambre  du 
cousin  !  —  Et  instantanément  je  me  représentai  M.  Bastion  rentrant 


306  R£VUE   DfiS  n&UX  Jf ONDES, 

chez  luit  appelant  Soolastiqae  et  ma  mère  pour  leur  mcÉtre  soqb  les 
yenx  les  preuves  <ie  mon  'Crime;  j'entendis  ma  intre  racontant  mes 
méfaitfi  à  mon  pèm,  à  son  retour  de  l'audience,  et  j'entrevis  aussi 
le  edàtâment  :  une  >désa;gréable  perepecAve  de  pain  sec,  de  retenues 
et  de  leçons  à  apprenc^e.  Je  ne  pouvais  rester  en  piace  et  je  réso- 
lus de  descendre  au  jiardin  ;  j'avais  encore  Tespoir,  eot  grânpant  sur 
l'acada^  d'établir  une  communication «vw  l'intérieur  de  la  chambre 
bleue  et  d'empèoher  le  Sotcet  d'y  mettre  tout  à  sac*  Je  me  glissai 
d'abord  en  tremblant  sur  le  palier,  je  collaî  un  œil  à  la  serrure«». 
Impossible  de  rien  voirU.  J'entendais  seulement  le  trottinement 
menu  de  l'éc^ireail.  Je  dégringolai  l'escalcer  quatre  à  quatre,  et  je 
me  hâtai  d'e9cakd€!r  l'acacia, 

Me  voici  au  milieu  des  branches,  d'où  l'on  plonge  dans  la  chambre 
bleue.  Un  petit  ^ent  d'est  agite  la  cime  et  fût  frissonner  les  souples 
ramiores,  dont  les  folioles  se  retroussent  et  palpitent  comme  de 
petites  ailes.  Je  me  penche  et,  tout  pâle,  je  jette  un  regard  anxieux 
vers  la  fenêtre  entr'ouverte.  A  travers  l'entrebâillement,  je  vois 
l'intérieur  de  la  chand)re  comme  si  j'y  étais.  Le  livre  &  images  est 
toujours  gis«tnt«ntre  les  pieds  du  fauteuil  de  cuir;  l'écureuil  gam- 
bade sur  le  lit,  la  queue  en  l'air,  la  mine  éveillée.  Je  l'appelle  dou- 
cement et  d'une  voix  insinuante  :  —  Sotret  1  petit  !  petit  I  —  En 
même  temps,  je  lui  montre  une  provision  d'amandes.  Il  lève  la 
tête,  m'aperçoit,  pousse  deux  ou  trois  gloussemens,  comme  pour 
me  dire  :  —  C'est  bien,  je  suis  là,  mais  rien  ne  presse  et  ce  n'est 
pas  mon  heure  de  déjeuner.  —  Puis  il  saute  sur  l'un  des  montans 
du  lit,  et  là,  en  équilibre,  sans  plus  s'inquiéter  de  moi  que  si  je 
n'existais  pas,  il  procède  minutieusement  à  sa  toilette,  passe  une 
patte  sur  ses  joues ,  gratte  son  dos ,  lisse  ses  poils ,  épluche  sa 
tête... 

—  Auras-tu  bientftt  fini,  vilaine  bête?  —  Je  lui  fais  des  signes 
énergiques,  mais  il  n*ea  a  cure  et  continue  à  se  pourlécher.  —  Dans 
le  jardin  plein  de  soleil,  le  vent  balance  mollement  les  linges  qui 
sèchent  sur  des  cordes  tendues  d'un  arbre  à  Fautre;  la  rosée  du 
matin  fume  dans  les  prés  semés  de  colchiques  violets,  et  la  rivière 
bleuit  entre  les  saules.  Une  mésange  chante  d'une  voix  fine  au 
milieu  des  sureaux  et  la  brise  d'autonme  m'apporte  les  rumeurs 
lointaines  du  bourg  :  —  bruits  de  chaînes  dans  les  tonneaux  qu'on 
rince  pour  la  ven(knge,  martellemens  sur  l'enclume  du  marfebal- 
ferrant,  cris  d'enfans  qui  jouent  à  l'entrée  diu  pont.  —  Et  je  songe 
à  une  partie  de  billes  que  je  devais  faire  ce  matin  avec  le  fils  du 
greffier.  —  Il  s'agit  bien  de  billes  à  présent  !..  Après  mon  équi- 
pée et  l'orage  qui  va  éclater  tout  à  l'heure ,  Dieu  sait  ce  qui  me 
pend  à  l'oreille  !••  La  prison  peut-être;  n'est-ce  pas  là  où  l'on  met 


L  £COR£UIC.  367 

ceux  (joi  crochètent  les  serrures?..  Je  suis  pris  tout  à  coup  d'un 
frisson  en  pensant  au  mur  maussade  du  violon  vœsm  de  Tbôlel 
de  TiUe,  où  Ton  enferme  les  vagabonds  et  les  ivrognes.  Je  reivois 
la  porte  massive  avec  son  revâtement  de  gros  clous ,  la  muraille 
crevassée  et  le  noir  soupirail  où  des  barreaux  noueux  s'entre^iroi- 
sai'ent  (f  une  façon  rébarbative. 

Je  jette  un  nouveau  coup  d'oeil  dans  la  chambre.  Sur  le  ch&lit, 
le  Sotret  se  lèche  et  se  relèche  toujours,  comme  s'il  préparait  sa 
toilette  pour  aller  à  la  fête.  Il  se  nettoie  à  fond,  sans  se  taftter,  et 
cependant,  miséricorde  I  comme  les  minutes  filent  !  Tout  à  l'heure 
le  coasin  va  rentrer,  Taudience  va  finir  et  ce  sera  mon  toor.  Oh  l  si 
les  secondes  pouvaient  durer  des  heures  I  si  toutes  les  horloges 
pouvaient  s'arrêter!..  Mus  le  temps  ne  chôme  pas,  les  minutes 
s'enflent,  et  voici  justement  rhorloge  de  Saint-Nicolas  qui  sonne 
dii  heures.  En  bas ,  dans  la  cuisine ,  dont  la  croisée  est  ouverte, 
j'eatends  un  bruit  de  vaisselle.  C'est  Soolastique  qui  s'occupe  du 
dîner.  Elle  remonte  la  crémailltoe  et  y  pend  la  marmite.  C'est 
tujoar(f  hui  le  jour  tie  la  soupe  aux  choux,  et  un  pressentiment  me 
dit  que  je  n'y  toucherai  pas...  Le  pain  sec,  un  pain  arrosé  de  laormes, 
voilà  ce  qui  m'attend.  Les  voix  de  ma  mère  et  de  la  servante  mon- 
tent jusque  dans  les  ramures  de  l'acacia  : 

—  Scolastique,  savez-vous  où  est  Joseph? 

—  Ma  fi  !  non,  je  ne  l'ai  pas  vu  depuis  ce  matin...  Il  court  sur  la 
place,  bien  sûr,  avec  ses  petits  camarades. 

—  Quel  vif- argent  que  ce  Joseph!  On  n'a  pas  plus  t6t  le  dos 
tourné  que  le  voilà  dans  la  rue  à  polissonner. 

—  Bah  I  il  est  comme  les  autres,  n'est-ce  pas?..  Cest  de  son  âge  ; 
il  fait  le  diable  à  quatre,  mais  il  n'a  pas  pour  deux  liards  de  méchan- 
ceté. 

—  (Mil  pour  cela  oui,  c'est  un  bon  enfant... 

Gela  me  serre  le  cœur  d'entendre  faire  mon  éloge  dans  un  pareil 
moment,  quand  je  sens  le  cadenas  et  le  piton  qui  me  rabotent  la 
peau  i  travers  la  doublure  de  mon  pantalon.  Mes  yeux  sondent  avec 
inquiétude  la  profondeur  de  la  chambre  bleue  ;  ils  vont  du  pupitre 
au  livre  à  images  et  du  livre  à  l'écureuil. 

Bon  !  il  a  fini  sa  toilette.  Il  est  posé  maintenant  sur  ses  quatre 
pattes  et  a  l'air  de  se  demander  ce  qu'il  pourrait  bien  imaginer 
pour  passer  le  temps.  Voilà  le  moment  d'essayer  derechef  de  l'atti- 
rer sur  la  fenêtre.  —  Sotret!  psst!  psst!  —  Il  m'a  entendu,  il 
saute  à  bas  du  lit  et  tourne  sa  tête  vers  la  croisée...  Ahl  enfin,  il 
vient!..  Il  vient  lentement,  sans  se  hâter,  le  nez  au  vent,  la  queue 
horizontale,  conmie  quelqu^un  qui  flâne,  mais  enfin  il  arrive.  Je  le 
s^  du  regard,  aussi  avidement  qu'un  joueur  de  quilles  suit  sa 


3ô8  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

boule.  Toute  ma  force  de  volonté,  tout  mon  désir  de  Tattirer  vers 
moi  doivent  être  concentrés  dans  mes  yeux...  HeinI  le  voilà  qui 
s'arrête  à  mi- chemin,  au  niveau  du  fauteuil...  Mon  Dieu,  ayez 
pitié  de  nous  :  l'animal  a  vu  le  livre  à  images  I.. 

Je  me  souviens  de  son  goût  dépravé  pour  les  reliures  et  le  papier 
imprimé,  je  songe  avec  épouvante  au  sort  de  mon  Epitomey  et  j'ac- 
centue plus  encore  ma  pantomime,  je  redouble  mes  appels.  Mais 
c'est  fini...  Toute  l'attention  du  Sotret  est  maintenant  absorbée  par 
l'in-octavo  relié  en  basane.  Il  s'en  approche,  le  flaire  un  moment, 
le  pousse  hors  du  fauteuil,  et,  accroupi  sur  ses  pattes  de  derrière, 
donne  un  premier  coup  de  dent  à  la  couverture.  Cela  le  met  en 
appétit;  il  tourne  autour  du  volume  et  commence  maintenante 
attaquer  la  tranche.  — Gomme  je  lui  lancerai3  volontiers  le  cadenas 
et  le  piton  avec,  si  je  ne  craignais  de  casser  les  vitres  !..  le  n'ai 
plus  une  goutte  de  sang  dans  les  veines.  —  Sotret  I  animal  I  mau- 
vais drôle!  —  Je  lui  prodigue  toutes  les  injures  de  mon  répertoire. 
Pas  trop  haut  encore,  car  j'ai  peur  que  le  bruit  n'amène  quelqu'un 
dans  le  jardin...  Je  m'agite  sur  mon  arbre,  je  me  hisse  jusqu'à 
l'extrémité  de  la  branche  la  plus  voisine  de  la  muraille,  ei  je 
cherche  s'il  y  aurait  moyen  de  sauter  de  là  jusque  sur  le  rebord  de 
la  fenêtre,  afin  d'empêcher  un  pareil  forfait  de  s'accomplir;  mais, 
arrivé  à  l'endroit  où  la  branche  commence  à  plier,  je  m'aperçois 
qu'un  bon  pied  me  sépare  de  la  corniche  extérieure  du  mur.  Si  je 
m'élance,  je  manquerai  mon  coup  et  je  tomberai  piteusement  sur 
le  pavé;  voilà  tout.  Je  mesure  la  distance,  je  sonde  le  vide  qui  est 
au-dessous,  et  ce  calcul  peu  rassurant  me  démontre  l'impossibilité 
de  tenter  l'aventure.  —  He  voilà  donc  forcé  d'assister,  sans  bou- 
ger, au  massacre  du  livre  de  M.  Bastien. 

Massacre  est  le  mot.  Grisé  par  l'odeur  de  la  colle  et  du  papier, 
le  maudit  Sotret  déchirait  le  livre  à  belles  dents.  Entre  ses 
griffes,  les  gravures  enluminées,  les  dessins  et  les  annotations  de 
Désiré  Bastien  s'en  allaient  en  charpie;  le  parquet,  tout  autour, 
était  jonché  comme  d'une  neige  de  papier  réduite  en  miettes.  Par- 
fois le  Sotret,  s'arrêtant  au  milieu  de  son  infernale  besogne,  rele- 
vait la  tête,  dardait  de  mon  côté  ses  yeux  noirs  malicieux,  comme 
pour  me  narguer,  puis  recommençait  avec  plus  d'acharnement. 
J'en  pleurais  de  rage,  de  terreur  et  de  pitié;  je  n'avais  plus  même 
la  force  d'essayer  de  mettre  le  holà.  J'étais  atterré,  je  serrais  con- 
vulsivement la  branche^d'acacia  pour  ne  pas  tomber.  •• 

Tout  d'un  coup  lé  Sotret  lève  la  tête  et  dresse  deux  oreilles 
inquiètes;  la  porte  s'ouvre,  et  j'aperçois  M.  Bastien  qui  entre...  Ah  ! 
saints  du  paradis  I  ses  yeux  tombent  tout  d'abord  sur  le  corps  du 
délit  et  j'entends  un  épouvantable  juron  I  Je  n'ai  plus  le  courage 


l'écureuil.  369 

de  regarder  ce  gui  va  se  passer,  je  ferme  les  yeux..*  Mais  qaelques 
secondes  après,  on  cri  saga  me  les  fait  rouvrir.  —  H.  Bastien  a 
saisi  l'écnreiii),  qui  se  débat.— Je  saute  à  bas  de  Tarbre,  je  cours 
comme  un  fou  dans  Tescalier  et  je  me  précipite  dans  la  chambre 
Ueue. 


/••• 


VI. 

— •  Cousin,  m'écriai-je  en  entrant,  ne  faites  pas  de  mal  au  Sotret  I 
c'est  moi  qui  suis  coupable...  Ne  lui  faites  pas  de  mal,  je  vous  en 
priel 

Mais  le  cousin  ne  m*écoutait  pas.  Il  était  secoué  par  un  accès  de 
colère  qui  donnait  à  sa  figure,  blanche  comme  un  linge,  une 
effirayante  expression  de  sauvagerie  ;  dans  sa  main  crispée  il  serrait 
l'infortané  Sotret  et  bredouillait  d'une  voix  rauque  : 

—  Béte  de  malheur  I  bête  possédée  du  diable  I 

L'écureuil  se  démenait  en  effet  comme  un  possédé  et,  pour  se 
débarrasser  de  l'étreinte  de  M.  Bastien,  il  se  servait  des  seules 
armes  qu'il  eût  à  sa  disposition  :  ses  griffes  et  ses  dents.  Il  les 
enfonçait  profondément  dans  la  main  du  cousin,  et  le  sang  coulait 
jusque  sur  les  lambeaux  de  papier  qui  jonchaient  le  parquet. 

—  Grâce!  grâce!  criai-je  de  nouveau  en  me  pendant  à  la  redin- 
gote de  H.  Bastien. 

le  ne  sais  si  la  douleur  ou  la  vue  du  sang  redoubla  la  rage  du 
cousin,  mais  il  serra  plus  fort.  Le  Sotret  me  regarda  une  dernière 
fois,  comme  pour  m'appeler  à  son  secours,  puis  ses  beaux  yeux 
noirs  se  troublèrent,  il  lâcha  prise,  et  M.  Bastien  le  lança  violem- 
ment sur  le  parquet. 

C'était  fmi.  Le  pauvre  Sotret  ne  bougeait  plus,  sa  bouche  entr'ou- 
Terte  montrait  encore  ses  dents  aiguës  ;  ses  paupières  étaient  retom- 
bées sur  ses  yeux  ternis;  sa  queue,  qu'il  étalait  si  orgueilleusement, 
s'allongeait  flasque  et  ébouriffée  sur  les  débris  du  livre  à  images.  Je 
poussai  un  gémissement  et  je  me  jetai  à  genoux  près  de  l'écureuil 
mort,  en  essayant  de  le  réchauffer  dans  mes  mains.  Les  émotions 
par  lesquellesje  venais  de  passer  m'avaient  mis  dans  un  étrange  état 
nerreux  ;  les  sanglots  m'étouffaient,  et,  tout  en  caressant  le  corps 
tiède  de  mon  malheureux  écureuil,  je  criais  convulsivement  à 
M.  Bastien  : 

~  Bourreau I  bourreau!.,  assassin! 

Soudain,  à  ma  grande  stupéfaction,  je  vis  le  cousin  s'agenouiller 
i  c6té  de  moi.  L'expression  sauvage  de  sa  figure  avait  disparu, 
fês  traits  s'étaient  détendus,  et  de  grosses  larmes  tombaient  de  ses 
yeux  rougis  sur  ses  joues  creuses.  En  même  temps,  joignant  ses 

m  zuu  '  1880^  24 


S70  BEYUE  DBS  UBIIX  MONDES. 

mains  encore  tremblaotes»  il  manmiraîi  des  parotos  décaouo» 
Vfec  un  accent  na?raot  : 

—  Je  suis  un  fou  l  un  fou  !•«  Pardon,  petit! ••  Ha  mauvaise  colère 
m'avait  rendu  déjà  une  fois  si  malheureux...  J'aurais  dû  m'en  sou- 
venir. ••  Maudit  tempérament  !..  J'avais  juré  de  ne  plus  m'emporter. 
Cet  animal  ne  savait  ce  qu'il  faisait  ;  c'éuit  son  instinct  de  ronger, 
il  rongeait*. •  Et  je  l'ai  tué,  comme  autrefois  j'ai  tué  mon  pauvre  la 
Bisel..  La  colère  est  un  mauvais  ange,  Joseph;  quand  nous  lui 
avons  obéi  une  fois,  noua  ne  nous  appartenons  plus...  Oui^  petit, 
si  j'avais  su  me  contenir,  la  Bise  serait  encore  près  de  moi,«.  grand, 
fort,  la  joie  et  la  compagnie  de  ma  vieillesse...  Je  n'irais  pas  comne 
un  vagabond  sur  les  routes,  n'osant  plus  rentrer  dans  cette  mai- 
son où  on  l'a  rapporté  tout  sanglant  et  où  il  a  expiré  c(Hnme  cette 
béte  vient  de  passer  entre  wm  mains. . .  Il  était  si  beau,  si  aimantt 
si  vivant,  et  je  l'ai  tué  comme  j'ai  tué  l'écureuil  1. .  Tiens,  voici  font 
ce  qui  me  reste  de  lui... 

En  même  temps  ses  migres  doigts  rassemblaient  les  débm  du 
livre  à  images. 

—  C'était  son  livre  favori,  eoBtinuût  IML  Bastien,  en  regardant  les 
lambeaux  de  papier  épars  sur  ses  genoux;  —  il  l'avait  eu  es  prix 
à  son  école  et  il  l'emportait  partout...  Quand  je  feuilletais  le  livre, 
il  me  seniblait  que  j'y  retrouvais  encore  le  soufQe  de  mon  ^ifant; 
je  lisais  les  lignes  crayonnées  sur  les  marges,  je  regardais  les 
estampes,  les  dessins^  et  je  croyais  l'entendre  lui-même  rire  aux 
éclats...  Je  le  revoyais  penché  près  de  la  fenêtre,  à  sa  petite  tabte, 
avec  le  verre  d'eau  et  les  godets  où  il  trempait  ses  pinceaux,  et  tout 
mon  bon  temps  ressuscitait...  A  présent,  je  n'ai  plus  rien...  qu'un 
nouveau  crime  sur  la  conscience  I.. 

La  grosse  voix  plaintive  de  H.  Bastien  me  résonnait  jusqu'au 
fond  de  la  poitrine.  En  voyant  ce  vieux  visage  mouillé  de  larooes, 
en  écoutant  les  confidences  poignantes  de  ce  vieillard»  qoi  me 
demandait  paidon,  à  moi»  si  coupable  dans  la  circonstance»  je  sen- 
tais la  rancune  causée  par  la  fin  tragique  du  Sotret  s'évattoair 
pour  faire  place  à  un  r^entir  m^  de  compassion.  Je  me  ^tat 
brusquement  au  cou  du  bonhomme,  et  l'embrassant  de  tout  moa 
arar  : 

~^  Je  vooa  aâme  Inès,  moi,  cousIb»  kii  dis-je,  je  vous  aimerai 
toujours,  je  resterai  près  de  vous,  et,  si  vous  voulez,  j'essatarai.*' 
de  remplacer  la  Bise  I 

Il  M'enpoigna  dans  ses  bras,  m'emporta  vers  le  fautesil,  oà  il 
s'assit  en  me  posant  sur  ses  gweux  ;  pvns  il  eois^t  mes  cherveux 
de  baisen  : 

~  Tu  es  ua  honeaSmtt  sMpinM-it.  fkâ,  reste  avec  mcif.  nous 
BOUS  aimerons  bien  I     ••••••.•    t    •••#    . 


L*ÊGUREUIL.  371 

La  paix  ane  fois  conclue,  il  fut  convenu  que  nous  ne  sou£Qerions 
mot  à  personne  des  circonstances  qui  avaient  précédé  et  amené  la 
mort  du  Sotret.  Le  cousin  voulut  assumer  complètement  la  respon- 
sabilité du  meurtre  :  après  avoir  enfoui  dans  son  pupitre  les  restes 
do  volume  du  chanoine  Schmid ,  il  revissa  stoïquement  le  piton 
qne  je  lui  avais  rendu,  puis  comme  Scolastique  criait  d'en  bas  que 
le  dîner  était  prêt  : 

—  Lai«se-Bioi  fi&ire,  loieph,  ajouta-t-D,  je  dirai  que  j'ai  taé  le 
Sotret  dans  un  accès  de  colère,  et  ton  père,  qui  connaît  déjà  mes 
emportemens,  n'en  demandera  pas  davantage*. • 

Après  dîner,  nous  nous  occup&mes  tous  deux  des  obsèques  de 
mon  cher  écureuH.  Je  l'enveloppai  dans  un  vieux  foulard  et  le 
portai  tendrement  au  fond  du  jardin,  où  le  cousin  le  déposa  dans 
im  trou  creusé  au  pied  d'un  tilleul.  Puis  M.  Bastien,  qui  était  très 
industrieux,  tailla  une  pierre  en  forme  de  tombe;  il  y  encastra 
adroitement  une  vieille  ardoise  sur  laquelle  il  grava  cette  épitaphe 
de  sa  composition  : 

0-g!t  le  Sotret, 
Né  en  avril,  mort  en  septembre. 
Anaché  prématnrément  à  son  nidt 
Il  â  été  arraché  plus  fita  encore 

A  la  vie. 
Ses  asutfs,  en  çtearant. 
Ont  élmé  ce  tembevi 

A  Ms  nftnes  vegrettés. 

Qoafid  la  èonabe  fut  plantée  sur  la  fosse^  le  cousin  y  jeta  tm 
ffptd  mélancolique  et  se  retira.  Je  le  vis  s'éloigner  au  fond  4e 
faliée  deB  framboisiers,  relevant  soigneusement  les  iMisques  de  sa 
««àingoie  pour  les  préserver  <ie  Thumidité,  et  courbant  peusiveaiant 
H  tAie.  Resté  seul  près  de  la  pierre,  il  me  sembla  que  je  n'avais 
PM  atses  fait  pour  honorer  la  dépouille  du  malheureux  écureuil 
et  que  men  pauvre  camarade  ne  devait  pas  être  content.  J'aHai 
lider  des  larâfaes  de  réaine  au  tronc  de  aos  sapiss.  Je  les  déposai 
diDs  les  ^edets  de  ma  botte  à  couleurs  et  je  les  ûs  teûler  «n  gaise 
d'encens  a«x  quatre  angles  da  la  tombe  ;  puis,  ayant  été  acheter  un 
iHK{iiet  de  pétards  chez  l'épicier,  je  les  braquai  ea  face  du  tillaul 
tt  je  ârai  des  salves  en  rhanneur  du  défunt. 

De  catte  façon,  le  pauvre  petit  Sotcet  eut  de  l^llas  et  digaes 
fim^aiUes. 

AmKk  T«Bi»f8Tt 


LE 


TARIF    DES    DOUANES 


DEVANT    LE    SÉNAT 


Le  tarif  général  des  douanes,  voté  par  la  chambre  des  députés, 
est  en  ce  moment  soumis  à  Texamen  du  sénat;  la  présente  session 
verra  s'achever  cette  œuvre  législative!  dont  l'étude,  poursuivie 
durant  plusieurs  années,  a  suscité  de  *  vives  controverses  et  tenu 
en  suspens  les  plus  graves  intérêts.  Il  s'agit  de  décider  si  le 
régime  économique  qui  a  été  inauguré  en  1860  par  la  suppression 
des  prohibitions  douanières,  par  l'abaissement  des  taxes  et  par  la 
conclusion  des  traités  de  commerce,  doit  être  maintenu  ou  modifié, 
—  s'il  convient  d'aller  plus  avant  dans  la  voie  de  la  liberté  des 
échanges  ou  de  revenir  aux  anciennes  doctrines,  aux  anciens  pro- 
cédés de  la  protection,  —  s'il  y  a  lieu  de  négocier  de  nouveaux 
traités  de  commerce.  Bien  que  la  chambre  des  députés  ait  consacré 
à  ces  trois  questions  de  très  longs  débats,  le  tarif  général,  tel  qu'il 
est  sorti  de  ses  délibérations,  ne  donne  qu'une  solution  très  incom- 
plète du  problème.  Dans  l'ensemble,  ce  tarif  ne  s'inspire  d'aucun 
système  économique;  dans  les  détails,  il  est  tantôt  libéral,  tantôt 
restrictif  à  l'extrême,  de  telle  sorte  que  beaucoup  d'intérêts  se  pré- 
tendent lésés  et  font  appel  au  sénat.  Tous  les  argumens  qui  ont  été 
développés  au  Palais-Bourbon  vont  se  produire  de  nouveau  dans 
les  délibérations  du  Luxembourg,  avec  d'autant  plus  d'ardeur  et 
d'âpreté  que  l'on  approche  de  la  décision  finale.  Nous  entendrons  les 
mêmes  doléances  exprimées  au  nom  de  l'agriculture  et  de  l'indus- 
trie, les  mêmes  chiffres  que  la  statistique  complaisante  prête  à  l'ap- 
pui de  toutes  les  causes,  les  mômes  argumens  invoqués  soit  par  les 


LE  TABIF  DES  DOUANES  DEFAUT  LE  Sl&NfAT.  87S 

défenseurs  de  la  liberté  des  échanges,  soit  par  les  champions  de 
la  protection.  Serait-ce  qu'après  une  si  longue  période  de  contra- 
dictions et  de  luttes,  Topinion  publique  est  encore  incertaine  et 
réclame  un  supplément  de  lumières?  L'expérience  qui  date  des 
réformes  de  1860  parait-elle  incomplète?  Les  protectionnistes  ont- 
ils  espéré  que  la  crise  passagère  dont  souffre  l'agriculture  facilite- 
rait leur  retour  offensif,  ou  que  le  gouvernement  républicain  serait 
disposé  à  détruire  ce  qui  a  été  fait  sous  le  régime  impérial  ?  Quels 
que  soient  les  motifs,  la  discussion,  que  l'on  pouvait  croire  termi- 
Dée,  recommence  comme  au  premier  jour,  en  attendant  la  décision 
du  sénat. 

La  majorité  de  cette  assemblée  inclinerait,  dit-on,  vers  les  doc- 
trines protectionnistes,  et  si  elle  doit  modifier  le  tarif  adopté  par  la 
chambre  des  députés,  elle  se  prononcerait  pour  l'augmentation  de 
certaines  catégories  de  taxes.  La  composition  de  la  commission  et 
ce  que  Ton  connaît  de  ses  votes  préparatoires  encouragent  cette  sup- 
position. Il  n'est  donc  pas  inutile  de  résumer,  à  la  dernière  heure, 
l'état  de  la  question  et  d'examiner  brièvement,  non  plus  les  argu- 
mens  de  doctrine  qui  sont  depuis  longtemps  connus  et  qui  se  refu- 
sent à  toute  transaction,  mais  les  argumens  de  fait  et  d'opportunité 
qui  paraissent  devoir  influer  le  plus  sérieusement  sur  la  délibéra- 
tion parlementaire. 

I. 

11  convient  de  rappeler  les  circonstances  qui  ont  précédé  la  rédac- 
tion du  nouveau  tarif.  Lorsque  l'assemblée  nationale  autorisa,  en 
1872,  le  gouvernement  à  dénoncer  successivement  les  traités  de 
commerce  afin  de  recouvrer  sa  liberté  d'action  pour  la  révision 
complète  de  la  législation  douanière,  il  fut  entendu  que  le  tarif 
conrentionnel,  appliqué  depuis  vingt  ans  à  nos  relations  d'échange 
a?ec  les  principaux  pays  servirait  de  modèle  au  tarif  général,  quant 
au  degré  de  protection  qu'il  paraissait  encore  nécessaire  d'accorder 
à  l'agriculture  et  à  l'industrie.  On  prévoyait  seulement  qu'il  y  aurait 
lieu  d'amender  certains  détails  secondaires  et  de  tenir  compte  du 
surcroît  de  frais  dont  l'industrie  devait  être  grevée  par  l'impôt, 
alors  projeté,  sur  les  matières  premières.  Peut-être  M.  Thiers  et 
les  adversaires  obstinés  de  la  réforme  espéraient-ils  que  la  révi- 
sion du  tarif,  rendue  nécessaire  par  l'aggravation  du  régime  fiscal, 
leur  ouvrirait  plus  facilement  les  voies  pour  la  restauration  du 
régime  protectionniste  et  leur  fournirait  l'occasion  d'une  revanche. 
La  tactique  ne  manquait  pas  d'habileté  ;  mais  il  est  certain  que  la 
majorité  de  l'assemblée  nationale ,  en  se  résignant  comme  con-* 
traiate  et  forcée  à  la  dénonciation  des  traités  et  à  l'étude  d'un 


iBip6t  sur  169  matières  preraitees ,  n'aviit  point  la  pensée  d'al- 
térer, dans  ses  traits  généraux,  le  caractère  de  la  législation  éco- 
nomiqtie  inaugurée  en  1860;  la  nation  ne  le  demandait  pas,  et 
les  industriels  semblaient  plutôt  émus  de  la  menace  d'un  impât 
nouveau,  dont  le  chiffre  et  les  conséquences  étaient  iBOOsnos,  que 
désireux  de  voir  modifier  la  situation  qui  leur  avait  été  faite  par  les 
tarifs  conventionnels. 

Le  projet  tfîmpôt  sur  les  matières  premières  eut  le  sort  qu'il 
méritait.  Il  fut  repoussé,  et  par  cet  échec  fut  détruite  du  même 
coup  la  combinaison  protectionniste  dont  il  était  en  quelque  sorte 
l'instrument.  Toutefois,  les  traités  n'ayant  plus  qu'une  existence 
provisoire  et  une  durée  limitée  par  des  prorogations  successives, 
il  fallait  absolument  entreprendre  Tétuie  immédiate  d'un  tarif 
général  destiné  à  remplacer  le  tarif  de  1791,  reconnu  inapplicable, 
et  à  permettre  le  renouvellement  des  conventions  douanières  avec 
les  cabinets  étrangers. 

L'administration  se  mit  sans  retard  à  Toeuvre,  et  le  conseil  supé- 
rieur du  commerce,  de  l'agriculture  et  de  l'industrie  fut  chaï^ 
de  préparer  le  tarif,  à  la  suite  d'une  première  enquête  ouverte 
auprès  des  chambres  de  commerce.  Gela  se  passait  pendant  le 
premier  semestre  de  1876,  A  cette  date,  l'opinion  presque  générale 
se  prononçait  pour  l'adoption  des  droits  établis  depuis  1860  en 
vertu  des  conventions,  sauf  à  substituer  des  droits  spécifiques  aux 
droits  à  la  valeur,  qui  n'étaient  pas  exactement  perçus,  et  la  grande 
majorité  des  industriels  demandait  que  les  conditions  des  échanges 
avec  l'étranger  fussent  garanties,  comme  par  le  passé,  au  moyen 
de  traités  de  commerce.  Le  projet  de  tarif,  proposé  par  le  consefl 
supérieur,  fut  rédigé  conformément  à  ces  vœux.  Il  demeurait  libé- 
rai,  en  ce  sens  qu'il  maintenait  les  dispositions  essentielles  de  la 
réforme  de  1860;  mais  il  relevait  plusieurs  taxes,  il  admettait  des 
classifications  nouvelles  qui  équivalaient  à  des  augmentations  de 
droits,  et,  partout  où  la  perception  à  la  valeur  était  remplacée  par 
la  perception  au  poids,  il  y  avait  aggravation  évidente.  Bref,  le 
travail  du  conseil  supérieur  marquait  une  halte,  avec  une  certaine 
tendance  à  revenir  en  arrière.  S'il  avait  été  présenté  siff  Theure  à 
l'examen  du  pouvoir  l^islatif,  il  n'eût  probablement  pas  rencontré 
<f  opposition  sérieuse  :  les  protectionnistes  s'en  seraient  contentés, 
les  libre-échangistes  s'y  seraient  résignés. 

Au  commencement  de  la  session  de  1877,  le  gouvernement  pré* 
senta  à  la  chambre  des  députés  un  projet  de  tarif,  qui  tout  en  s'iv- 
spirant  des  conclusions  du  conseil  supérieur,  y  apportait  quelques 
lunendemens,  plutôt  restrictifs  que  libéraux.  La  dissolution  de  h 
chambre  ayant  été  {prononcée,  ce  projet  fut  remplacé,  devant  la  non* 
velle  change  fséance  du  £1  janvier  1878),  par  une  seconde 


lE  TARIF  DBS  DOUANES  DBVANT  LG  SENAT.  275 

dui8  laquelle  les  droits  relatifs  aux  principaux  produits  manu- 
bcturte  étaient  aog;inentés  de  près  d'un  quart;  en  outre,  l'expœé 
des  motifs,  signé  par  M.  Teisserenc  de  Bort,  ministre  da  coaiinerce, 
contenait  des  déclarations  empruntées  directement  à  la  doctrine 
protectionniste.  En  proposant  de  taxer,  contrairement  à  l'avis  du 
conseil  supérieur,  les  produits  dérivés  du  goudron  de  houille,  le 
ministre  du  ccmunerce  s'exprimait  ainsi  :  «  Alors  que  la  f<éDéralité, 
à  ce  n'est  la  totalité  des  produits  falnriqués  en  France^  reçoit  une 
pirotection  plus  ou  moins  élevée,  on  n'aperçoit  pas  pourquoi  et  en 
verta  de  quel  principe  une  exception  serait  faite  à  Tégard  d'une 
industrie  qui  n'a  pas  encore  pris  racine  dans  notre  pays  et  qui  lutte 
péniblement  avec  la  production  allemande.  »  Le  droit  à  la  protec- 
tion douanière  était  donc  formellement  reconnu  et  proclamé  en 
fayear  de  toutes  les  industries,  et  le  langage  du  minisue  du  corn- 
ante, bien  qu'il  exprimât  plutôt  une  opinion  personnelle  que  IV 
pinioo  du  cabinet  tout  entier,  devait  autoriser  les  efforts  tentés 
pour  la  restauratic»  de  l'ancien  régime  économique. 

Voè  venait  ce  revirement?  11  était  impossible  de  l'attribuer  à  une 
pression  de  l'opimon  publique.  En  1875  et  en  1877,  la  question 
des  tarifs  avait  tenu  peu  de  place  dans  les  programmes  électoraux. 
Satisfaite  de  la  législation  qui  d^uis  près  de  vingt  ans  rt^glait  les 
eonditions  du  travail  et  des  échanges,  la  nation  ne  désirait  point 
qu'elle  fut  modifiée;,  et,  comme  la  plupart  des  traités  de  commerce, 
<pioique  dénoncés,  continuaient  à  recevoir  leur  exécuiion  pu*  suite 
de  prorogations  amiables,  elle  ne  s'apercevait  pas  du  trouble  que 
la  rupture  définitive  de  ces  traités  pouvait  jeter  dans  ses  relations 
avec  l'étranger.  Les  préoccupations  du  pays  étaient  ailleurs.  Le 
futur  tarif  n'agitait  pas  les  esprits;  on  le  considérait  généralement 
comme  élant  destiné  à  régulariser,  à  continuer  le  régime  existanti 
à  faciliter  l'œuvre  de  la  dipIcMnatie  pour  la  conclusion  de  nouveaux 
traités  de  commerce,  et  non  pas  à  détruire,  par  le  relèvement  des 
droits,  ce  qui  avait  été  fait  en  1860. 

il  est  très  important,  pour  le  débat  qui  se  prépare  au  sénat,  de 
remonter  au  point  de  départ  et  de  rappeler  quels  étaient,  à  l'ori- 
gine, les  projets  du  gouvernement,  les  sentimens  des  industriels 
et  les  vcBux  du  pays.  Le  gouvernement  prétendait  consacrer  le 
régime  libéral,  en  ajournant,  à  raison  des  circonstances  politique», 
une  nouvelle  étape  dans  la  voie  des  réfoijnes  ;  les  industriels  dési- 
nûent  conserver  la  mesure  de  protection  dont  ils  jouissaient,  et  ils 
ne  redoutaient  que  l'extension  du  libre-échange  :  le  pays,  à  vrai 
dire,  ne  damandait  rien.  La  question  était  alors  des  plus  faciles  à 
résoudre.  11  eût  suflSi  de  décider  que  le  tarif  de  1791  serait  abrogé 
et  que  les  droits  inscrits  dans  les  traités  oonstitueraient  le  nou- 
veau tarif  général,  applicable  à  toutes  les  importatiims  étrangères. 


S76  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cette  procédure,  réalisant  le  statu  quo,  aurait  tout  concilié,  en 
laissant  ouverte,  pour  l'avenir,  la  perspective  des  réformes  libé- 
rales. Au  lieu  de  cela,  on  s'est  livré  à  des  études,  qui  ont  embrouillé 
le  problème,  et  ces  études  ont  entraîné  des  délais  qui  ont  facilité 
l'organisation  d'une  opposition  redoutable.  Ce  qui  était  simple  est 
devenu  compliqué;  ce  qui  paraissait  clair  est  rendu  obscur;  ce  qui 
semblait  avoir  été  décidé  il  y  a  vingt  ans  est  remis  en  question.  Le 
meilleur  moyen  pour  le  sénat  de  sortir  de  ces  difficultés  et  de  ces 
obscurités,  ce  serait  de  replacer  la  discussion  au  point  où  elle  était 
posée  à  l'origine,  sans  s'arrêter  ni  aux  argumens  contradictoires  que 
les  délais  ont  fait  naître,  ni  à  l'agitation  factice  qu'ont  suscitée  les 
enquêtes,  ni  aux  considérations  d'ordre  politique,  qui  doivent  être 
sans  influence  sur  la  rédaction  d'un  tarif  de  douanes.  Il  n'est  peut- 
être  point  permis  d'espérer  que  le  sénat  s'arrête  à  ce  parti.  Les 
partisans  du  régime  libéral  en  sont  réduits  à  souhaiter  que  le  sénat 
ne  se  laisse  pas  entraîner,  par  voie  d'amendement,  à  de  nouvelles 
augmentations  de  taxes  qui  prolongeraient  indéfiniment  le  débat. 

On  a  vu  comment  les  protectionnistes  ont  su  mettre  à  profit  les 
délais  qui  ont  retardé  la  présentation  du  projet  de  loi.  Dès  que  le  gou- 
vernement leur  a  paru  hésitant  sur  la  politique  commerciale,  dès  que 
le  rejet  de  quelques-unes  des  propositions  libérales  du  conseil  supé- 
rieur leur  a  révélé  les  tendances  ministérielles,  ils  se  sont  groupés 
de  nouveau,  ils  se  sont  reconstitués  comme  parti,  et  ils  ont  relevé 
l'ancien  drapeau  de  la  «  Défense  du  travail  national.  »  Les  circon- 
stances leur  étaient  d'ailleurs  favorables.  En  1876  et  en  1877,  l'in- 
dustrie, en  France  comme  en  Europe,  avait  subi  un  temps  d'arrêt; 
partout  la  production,  très  active  depuis  1 871 ,  en  était  venue  à  dépas- 
ser les  besoins  de  la  consommation;  de  là  une  crise,  d'autant  plus 
douloureuse  que  les  marchandises  européennes  n'obtenaient  plus 
qu'un  accès  très  limité  aux  États-Unis,  fermés  par  un  tarif  presque 
prohibitif.  Les  industriels  saisirent  habilement  cette  occasion  pour 
invoquer  l'assistance  des  pouvoirs  publics,  ils  s'adressèrent  au  sénat, 
qui,  en  novembre  1877,  ordonna  une  enquête  à  l'efietde  «recher- 
cher les  causes  de  souffrances  de  l'industrie  et  du  commerce  et  les 
moyens  d'y  porter  remède.  »  En  même  temps,  la  crise,  qui  ne  frap- 
pait d'abord  que  la  grande  industrie,  s'étendit  à  l'agriculture;  i'in- 
suffisance  des  récoltes  dut  être  comblée,  dans  des  proportions  excep- 
tionnelles, par  les  importations  de  l'étranger,  et  les  pertes  éprouvées 
par  le  travail  agricole  amenèrent  une  dépréciation  sensible  de  la 
propriété  foncière.  Les  industriels  surent  convaincre  les  agriculteurs 
que  la  concurrence  était  la  principale  cause  de  leur  détresse  com- 
mune et  que  l'unique  remède  consistait  dans  le  relèvement  des 
tarifs.  L'alliance  fut  ainsi  conclue.  Enfin,  vers  cette  période,  plu- 
sieurs gouvernemens  étrangers,  obligés  de  se  créer  des  ressources 


LE  TARIF  DES   DOUANES  DEVANT  LE   SENAT.  377 

fiscales,  eurent  recours  à  Timpôt  des  douanes  et  augmentèrent  les 
taxes  à  Tentrée  de  leurs  frontières.  Ce  concours  de  circonstances 
était  bien  fait  pour  relever  la  confiance  du  parti  protectionniste, 
qui  se  présenta  devant  le  gouvernement  et  devant  les  chambres, 
fortifié  par  de  nouveaux  alliés. 

Nous  avons  dans  une  précédente  étude  (1)  résumé  les  enquêtes 
aiuquelles  il  a  été  procédé  au  sénat  et  à  la  chambre  des  députés. 
Comme  on  devait  s'y  attendre,  dans  ce  concert  de  déposans  accou- 
rus avec  empressement  de  toutes  les  régions  agricoles  et  manu- 
facturières, c'est  la  note  protectionniste  qui  domine.  Les  grandes 
industries,  même  celles  qui  sont  réputées  le  plus  prospères,  décla- 
rent qu'elles  ne  peuvent  pas  lutter  contre  la  concurrence,  que  leur 
situation  n'est  plus  tenable  et  que,  si  le  nouveau  tarif  ne  relève 
pas  les  droits  protecteurs,  elles  se  verront  obligées  d'abaisser  les 
salaires  ou  de  licencier  leurs  nombreux  ouvriers.  A  leur  suite,  se 
préseatent  les  industries  secondaires,  habilement  groupées  pour 
iaire  Dombre,  et  venant  demander  leur  part  de  tarif,  comme  on 
réclame  une  part  de  butin.  Voici  les  représentans  de  l'agriculture  : 
à  les  entendre,  Tagriculture  se  meurt,  l'agriculture  est  morte  ;  elle 
succombe  sous  la  concurrence  des  États-Unis.  Les  blés  d'Amé- 
rique, les  bœufs,  les  cuirs  d'Amérique  et  les  porcs,  ruinent  le  cul- 
tivateur français.  La  conclusion  de  tout  cela,  c'est  que  le  législateur 
doit  accorder,  sinon  la  prohibition,  du  moins  un  régime  de  taxes 
et  de  surtaxes  qui  rétablisse  l'équilibre. 

Il  se  rencontra  cependant  de  nombreuses  contradictions.  Parmi 
les  iodustriels  qui  réclament  ou  acceptent  la  protection  pour  leur 
propre  compte,  il  en  est  beaucoup  qui  se  trouvent  lésés  par  la 
protection  accordée  à  d'autres  et  par  le  maintien  des  droits  qui 
élèvent  le  prix  des  matières  ou  produits  qu'ils  mettent  m  œuvre. 
Ainsi  le  tissage  veut  bien  être  protégé,  mais  il  voudrait  que  la 
filature  fiit  protégée  le  moins  possible,  et  que  la  modération  du 
tarif  lui  permit  de  se  procurer  ses  approvisionnemens  à  l'étranger 
comme  en  France,  et  au  plus  bas  prix.  L'impression  sur  étoffes, 
qui  sollicite  la  protection,  proteste  contre  l'exagération  des  droits 
bordés  aux  tissus  dont  elle  a  besoin.  Il  n'est  pas  d'industrie  qui 
n'emploie  le  fer,  la  houille,  les  produits  chimiques  et  qui  ne  désire 
r&baissement  des  tarifs  qui  les  concernent.  La  division  du  travail  a 
créé  la  division  des  intérêts,  et  bien  que  les  chefs  de  la  ligue  pro- 
tectionniste eussent  très  habilement  combiné  leurs  efforts  pour  main- 
tenir la  discipline  parmi  leurs  associés,  il  y  eut  des  dissidens.  L'al- 
Uance  conclue  avec  les  agriculteurs  ne  fut  pas  non  plus  approuvée  par 

C^)  Voyes,  dans  la  Rwuê  du  15  février  1879,  le  Tarif  dn  douanes  €t  lês  Enquétêi 
P^l^moUakês. 


878  BEVUE  DES  DEUX  M^lDBft. 

tous  les  industriels,  le  renchérissement  des  denrées  alinftentaîres  ds* 
vant  avoir  pour  conséquence  Taugmentatien  des  prk  de  main-d'œu- 
vre. Eiifio,  le  commerce,  qui  ne  vit  que  par  l'échange,  le  commerce 
de  Paris  surtout,  qui  se  livre  très  activement  à  l'exportation,  s*émut 
des  manifestations  qui  se  succédaient  devant  la  commission  d'en- 
quête et  du  péril  qui  paraissait  menacer  le  régime  économique 
auquel  il  devait  le  développement  de  sa  prospérité.  Il  encouragea 
une  association  fondée  pour  la  défense  de  la  liberté  commerciale 
et  pour  le  maintien  des  traités  de  commerce,  association  qui,  par 
ses  publications,  par  des  conférences  organisées  à  Paris,  à  Lyon, 
à  Bordeaux,  à  SaintrÉtienne,  menait  vivement  la  campagne  contre 
l'armée  protectionniste. 

Quelles  furent,  en  présence  de  ces  dispositions  contradictoires, 
les  conclusions  de  la  commission  7  Gelle-ci ,  composée  de  trente- 
trois  membres,  était  partagée,  quant  aux  doctrines,  en  deux  frac- 
tions presque  égales  :  peut-ètire  les  protectionnistes  avaient-ils  une 
majorité  de  trois  ou  quatre  voix;  ils  étaient,  en  outre,  très  exacts 
aux  séances,  de  telle  sorte  qu'ils  réussirent  à  faire  prévaloir  leur 
opinion  dans  les  délibérations  les  plus  importantes;  la  plupart  des 
rapports  furent  rédigés  par  eux;  le  président  de  la  commission, 
chargé  de  résumer  dans  ua  rapport  général  l'ensemble  des  résolu- 
tions, était  de  leur  bord.  Gela  explique  comment  la  commission  en 
vint  à  proposer  un  tarif  dans  lequel  un  grand  nombre  des  droits 
inscrits  dans  le  projet  du  gouvernement  se  trouvaient  augmentés. 
C'était,  selon  le  dire  du  rapporteur  général,  un  tarif  «  opportu- 
niste, )>  approprié  aux  drconstances  et  se  prêtant  aux  modifica- 
tions, aux  tempéramens  que  pourrait  exiger  l'intérêt  diplomatiquje 
lors  des  négociations  prévues  pour  la  conclusion  de  nouveaux  trai- 
tés. La  commission  espérait  que  la  majorité  de  la  chambre  ne  résisr 
terait  pas  à  ce  tarif  paré  des  couleurs  de  n  l'opportunisme.  » 

Ainsi  depuis  1872,  à  chaque  étape,  c'était  la  protection  qui 
gagnait  du  terraia,  et  la  réforme  se  voyait  distancée.  Le  cabinet 
lui-même,  craignant  d'essuyer  de  trop  nombreux  édiecs,  jugea 
prudent  de  présenter^  avant  le  débat  public,  un  tarif  modifié,  un 
tarif  de  conciliation,  moins  libéral  que  ne  l'était  son  projet  primitif 
et  se  rapprochant,  |>our  certains  articles,  des  propositions  de  la 
commission  d'enquête.  Il  était,  lui  aussi,  gagné  par  l'opportanisme. 
Pourquoi  ne  pas  le  dire?  la  plus  grande  difficulté  de  cette  discus- 
sion, ce  fut  depuis  la  première  heure  l'indécision  du  gouvernement^ 
soit  que  les  ministres  fussent  divisés  d'opinion ,  soit  qu'ils  crai- 
gnissent de  heurter  trop  directement  des  influences  considérables, 
des  intérêts  bruyans  ou  des  préjugés  populaires.  Sans  principes 
fermes,  sans  conduite  arrêtée,  il  est  impossible  d'aboutir  à  une 
bonne  loi  économique;  dans  ces  matières,  le  gouvernement  est 


^ 


LE  TARIF  DES  DOUAlttS  OdEVAJNX  LE  SÉNAT.  S79 

êmk  c^able  de  préparer  arec  impartialité  les  décisions  législatives 
et  il  doit  tenir  à  honneur  de  les  conduire  à  ses  fins.  Lui  seul  est 
o^le,  quand  il  se  montre  résolu,  de  faire  prévaloir  l'intérêt 
gteiral  sur  les  intérêts  locaux  et  sur  les  compétitions  industrielles, 
ia  fond,  le  gouv^nemeot  voulait  être  libéral;  mais  il  avait  com- 
piomis  80B  opinion  par  un  excès  de  timidité  et  par  des  concessions 
iKf  promptes^  11  lui  fallait  maintenant  beaucoup  plus  d'efiorts  pour 
nmeoer  la  dîacussion  au  point  juste  d'où  les  exagérations  proteo- 
tionnistea  l'avaient  écartée.  L'attitude  et  les  votes  de  la  chambi^ 
allaient  montrer  qne^  si  le  cabinet  avait  tenu  bon  dès  l'origine^  la 
majorité  aurait  été  facilement  acquise  à  une  législation  libérale. 

Au  cours  de  la  discussion  générale,  la  faveur  avec  laquelle  furent 
accueillis  les  discours  successivement  prononcés  par  MM.  Pascal 
fiuprat,  ik)ovier  et  Rouher,  dans  l'intérêt  de  la  réforme  économique, 
fit  pressentir  que  la  chambre  ne  se  laisserait  pas  dominer  par  les 
doûrines  (M^otectionnistea  de  la  commission.  L'urgence  fut  votée,  et 
Too  décida  que  chacune  des  sections  du  tarif  formerait  un  projet 
de  M  distinct  qui ,  iq>rès  le  vote ,  serait  transmis  au  sénat.  Cette 
procédure  inusitée  devait  avoir  pour  conséquence  de  rendre  indé- 
pendans  les  uns  des  autres  les  intérêts  agricoles  traités  dans  les 
articles  des  deux  premières  sections  et  les  intérêts  manufacturiers 
compris  dans  la  section  dernière.  EUe  était,  il  faut  bien  le  dire, 
contraire  à  tous  les  principes  ;  car,  dans  un  tarif,  toutes  les  par- 
ties se  tiemi^it  et  un  vote  d'ensemble  est  nécessaire  pour  consa- 
crer la  logique  et  rbarmonie  entre  les  diverses  dispositions  de  la 
loi  douanîtee.  La  dérogation  aux  principes  et  aux  usages  fut  moti- 
vée par  la  nécessité  de  mener  riqfiklement  ce  grand  travail,  en  per- 
mettant au  sénat  de  coomiencer  l'étude  de  chaque  section  au  fur 
et  à  mesure  des  renvois  qui  lui  seraient  faits  ioamédiatement  après 
le  vote  de  la  chambre  des  députés.  Mais  les  protectionnistes  ne  s'y 
trompèrent  pas;  ils  prévoyaient  que  la  procédui-e  adoptée  allait 
délruire  la  ligue  formée  entre  les  agriculteurs  et  les  industriels.  Si, 
sa  effet,  la  majorité  se  déclarait  contre  les  taxes  proposées  en  faveur 
des  produits  agricoles,  il  était  évident  que  les  défenseurs  de  l'agri- 
coltore  n'auraient  plus  aucun  intârêt  à  soutenir  l'augmentation  des 
droite  pour  les  produits  manufacturés;  ils  voudraient  au  contraire 
qoe  l'industrie  ne  fût  pas  abusivement  protégée  au  détriment  et 
aox  frais  de  l'agriculture. 

Le  vote  sur  les  deux  premières  sections  était  donc,  pour  les  par- 
tis en  présence,  d'une  importance  capitale.  11  s'agissait  du  tarif 
des  bestiaux  et  des  céréales.  Le  débat  se  prolongea  pendant  plu- 
sieurs séances  avec  un  véritable  acharnement.  L'avantage  demeura 
au  tarif  le  plus  modéré ,  qui  avait  été  proposé  par  le  gouverne- 
moit,  et  ce  vote  décida  du  reste.  Quand  on  en  vint  plus  tard  aux 


380  BETUB  DES  DEUX  MONDES. 

produits  fabriqués,  la  discussion,  un  moment  ranimée  par  les  inter- 
minables querelles  de  la  filature  et  du  tissage,  se  poursuivit  devant 
une  assemblée  clairsemée,  distraite,  fatiguée  et  presque  dégoû- 
tée, qui  avait  à  subir  les  plaintes  et  les  prières  des  quémandeurs 
de  protection.  Les  orateurs  se  succédaient  à  la  tribune  pour  plai- 
der, avec  les  argumens  connus,  la  cause  de  telle  ou  telle  indus- 
trie, ou  plutôt  celle  de  leur  circonscription  électorale.  Chacun 
voulait  la  protection  pour  lui  et  la  contestait  à  son  voisin.  Les 
récriminations  les  plus  amëres  se  joignaient  aux  exigences  les  moins 
justifiables;  la  guerre  était  au  camp  des  intérêts.  Un  jour,  le 
22  août,  la  patience  échappa  au  ministre  du  commerce,  M.  Tirard, 
dont  nous  n'avons  qu'à  reproduire  les  paroles  pour  rendre  plus 
exactement  la  physionomie  du  combat  et  des  combattans. 

u  Je  ne  connais  rien  de  plus  pénible,  de  plus  douloureux  que 
cette  discussion,  qui  à  chaque  instant  s'agite  entre  les  représentans 
des  diverses  industries,  qui  ont  l'air  véritablement  de  se  traiter  de 
Turc  à  More;.,  les  uns,  venant  dire  que  ceux  qui  se  plaignent 
sont  excessivement  heureux  et  qu'ils  ont  tort  de  se  plaindre,  les 
autres,  au  contraire,  demandant,  soit  des  relëvemens,  soit  des 
abaissemens,  n'ont  qu'une  pensée  :  leur  propre  intérêt,  sans  s'oc- 
cuper le  moins  du  monde  des  intérêts  des  autres.  Eh  bien  I  mes- 
sieurs, c'est  là,  permettez-moi  de  le  répéter,  la  démonstration  la 
plus  frappante  du  vice  capital  de  ce  système  de  protection,  sysiëme 
pénible,  système  impossible,  qui  porte  en  lui-même  la  condamuatioa 
de  cette  théorie  économique.  Oui,  véritablement,  c'est  une  discas- 
sion  lamentable  que  celle  qui  s'agite  entre  les  représentans  des 
diverses  industries.  Le  gouvernement  s'est  placé  au-dessus  de  a^s 
considérations;  il  a  examiné  toutes  les  branches  de  production  dans 
leur  ensemble  et  il  a  pensé  qu'il  fallait  les  maintenir  dans  la  situa- 
tion où  elles  sont  placées  depuis  un  certain  nombre  d'années,  parce 
qu'il  a  la  certitude  que  ces  industries  n'ont  pas  péri,  qu'elles  ont 
au  contraire  prospéré...  »  Tel  était  le  sentiment  du  ministre,  sen- 
timent partagé  par  la  majorité  qui,  après  avoir  repoussé  les  amen- 
demens  des  protectionnistes,  se  rangea  presque  toujours  du  côté  du 
gouvernement,  lorsque  celui-ci  crut  devoir  combattre,  comme 
excessives  ou  inutil^js,  les  aggravations  de  taxes  proposées  par  la 
commission.  Il  arriva  même  que,  pour  certains  articles,  la  chambre 
diminua  les  droits  appuyés  par  le  ministre,  et  il  est  probable 
qu'elle  eût  sensiblement  réduit  les  tarifs  des  houilles  et  du  pétrole, 
si  l'intérêt  fiscal  n'avait  pas  été  invoqué. 

La  commission  subit  une  dernière  défaite  en  voyant  rejeter,  par 
un  simple  vote  d'assis  et  levé,  la  majoration  de  20  pour  100  qu  elle 
aurait  voulu  imposer,  par  voie  de  représailles  et  à  titre  éventuel, 
aux  [ruàuits  des  pays  qui  frapperaient  les  produits  français  de 


LE  TARIF  DES  DOUANES  DEVANT  U  SilfAT.  881 

taxes  supérieures  à  20  pour  100  de  la  valeur.  Cette  disposition 
reproduisait,  en  d'autres  termes,  la  pensée  d'un  article  du  projet 
primitif,  présenté  par  M.  Teisserenc  de  Bort.  Elle  était  d'une  appli- 
cation très  difficile,  elle  aurait  ouvert  la  porte  à  des  réclamations 
incessantes,  et  elle  aurait  pu  donner  lieu  à  de  graves  conflits  inter- 
nationaux. Le  ministre  du  commerce,  M.  Tirard,  refusa  nettement 
cette  obligation  d'exercer  un  contrôle  sur  les  tarifs  des  pays  étran- 
gers ainsi  que  la  faculté,  pour  le  gouvernement,  de  relever  dans 
certains  cas  et  contre  des  provenances  déterminées,  le  tarif  français, 
et  la  majorité  lui  donna  pleinement  raison,  malgré  les  efforts  con- 
traires du  président  de  la  commission. 

Ainsi  se  termina  cette  longue  discussion,  qui  aboutit  à  un  tarif 
a  fait  de  pièces  et  de  morceaux,  »  selon  l'expression  de  l'un  des 
orateurs,  à  une  loi  indécise  qui,  tout  en  repoussant  les  retours 
offensifs  de  l'anden  régime,  a  prononcé  l'ajournement  des  réformes 
nouvelles  que  souhaitaient  les  partisans  de  la  liberté  des  échanges. 
On  a  dû  remarquer,  cependant,  qu'après  une  première  période 
d'hésitation,  la  chambre  des  députés  aurait  cédé  volontiers  à  l'in- 
spiration des  doctrines  libérales.  Il  lui  a  manqué,  dans  le  gouver- 
nement, un  Robert  Peel  ou  un  Gavour.  Sachons-lui  gré  d'avoir 
résisté  aux  sollicitations  du  parti  rétrograde.  Il  y  a  là  une  mani- 
festation dont  le  sénat  ne  saurait  manquer  de  tenir  compte  dans 
le  débat  qui  va  s'ouvrir.  Le  sénat  est  averti  que,  s'il  veut  amender 
le  projet  de  loi,  il  n'obtiendra  que  pour  des  abaissemens  de  taxes 
le  concours  du  gouvernement  et  l' assentiment  de  la  chambre,  de 
nouveau  consultée. 

II. 

Le  premier  tarif  qui  sera  examiné  par  le  sénat,  ce  sera,  comme 
à  la  diambre  des  députés,  le  tarif  des  produits  agricoles,  et  la  com- 
mission doit,  assure-t-on,  proposer  des  augmentations  des  droits 
sur  les  céréales,  sur  les  bestiaux  et  sur  les  viandes.  On  invoquera 
l'ëtat  de  crise  dans  lequel  se  trouve  l'agriculture,  les  pertes  subies 
par  la  propriété  foncière,  l'afflux  croissant  des  importations  de 
l'étranger  et  la  nécessité  de  défendre  le  sol  national  contre  des  con- 
currens  qui  n'ont  pas  à  supporter  les  mêmes  charges;  c'est  la 
théorie  des  droits  compemateursy  euphémisme  sous  lequel  se  déguise 
adroitement  la  doctrine  de  la  protection  en  matière  agricole. 

n  est  impossible  de  contester  les  soufirances  de  l'agriculture.  A 
la  suite  d'une  série  de  mauvaises  récoltes,  la  valeur  des  produits  a 
cesaé  de  couvrir  les  frais  de  production.  Les  terres  sont  dépréciées. 
Les  fermages  stipulés  dans  les  baux  qui  remontent  à  plusieurs 
années  ne  se  paient  plus,  et  les  baux  qui  arrivent  à  terme  ne 


S82  UTUE  DIB  DSia  MOHDUv 

peuvent  être  renouvelés  qu'à  des  eonditions  très  inférieures.  L% 
petite  propriété  est  atteintet  comme  la  grande^  dans  son  capital  et 
dans  8(m  revenu»  Les  plaintes  qui  arrif^nt  des  pays  à  céréales 
comme  des  contrées  d'élevage  sont  universelles.  Quant  aux  régions 
viticoles,  le  phylloxéra  y  poursuit  ses  ravages,  et  l'on  cite  des 
départemens  où  la  vigne  a  complètement  disparu  :  la  production 
de  nos  vins  a  diminué  de  moitié*  La  crise  est  donc  très  sérieuse; 
mais  ici  la  question  est  de  savoir  si  c'est  à  coups  de  tarifs  que  l'on 
peut  la  combattre  efficacement  dans  le  présent  et  pour  l'avenir. 

Ck>mme  toute  autre  branche  de  travail,  l'industrie  agricole  est 
soumise  aux  mouvemens  de  la  bonne  et  de  la  mauvaise  fortune, 
La  période  des  vaches  maigres  alterne  plus  ou  moins  régulièrement 
avec  celle  des  vaches  grasses.  Faut-il  donc,  à  chacune  de  ces 
périodes,  soit  élever,  soit  abaisser  les  droits  de  douane,  pour  garan- 
tir en  quelque  sorte  un  prix  de  vente  ?  Ce  système  a  été  pratiqué, 
quant  aux  céréales,  par  l'échelle  mobile,  et  l'expérience  l'a  défini- 
tivenoent  condanmé»  Les  protectionnistes  eux-mêmes  le  repoussent 
ou  du  moins  ils  ne  demandent  pas  qu'il  soit  rétabli.  Ce  qu'ils 
réclament  aujourd'hui,  c'est  un  droit  fixe  inscrit  dans  le  tarif  géné- 
ral, c'est-à-dire  iq)plicable  d'une  façon  permanente,  quelle  que  soit 
l'abondance  ou  l'insuffisance  de  la  production  annuelle  et  assez 
élevé  pour  compenser  les  charges  du  sol,  par  exemple  2  ou  3  franca 
par  hectolitre  de  blé,  20  firancs  par  tête  de  gros  bétail,  et  le  reste 
à  l'avenant, 

A  une  époque  peu  éloignée,  les  représentans  de  l'agriculture, 
profitant  des  échanges  que  facilitaient  les  traités  de  commercer 
s'étaient  ralliés  avec  empressement  aux  doctrines  libérales  et  ils  pro- 
testaient contre  les  taxes  maintenues  pour  la  protection  de  l'indus- 
trie manufacturière.  On  pourrait  ajouter  que  la  hausse  ou  la  baisse 
des  fermages,  que  les  variations  dans  la  valeur  de  la  propriété  fon- 
cière sont  conformes  à  l'ordre  naturel  des  choses,  tout  comme  la 
hausse  ou  la  baisse  des  rentes  et  les  variations  dans  le  prix  des 
immeubles,  la  loi  n'ayant  pas  pour  mission  de  maintenir  ou  de 
relever  les  cours  qui  fléchissent.  Quant  à  la  crainte  de  voir  l'agri- 
culture en  grève  et  le  sol  en  friche,  on  ne  saurait  s'y  arrêter  :  les 
capitaux  anciens,  s'ils  venaient  à  se  retirer,  seraient  remplacés  par 
un  capital  nouveau  qui  se  contenterait  d'un  revenu  moindre,  et  le 
travail  manuel  ne  serait  pas  interrompu. 

Ce  ne  sont  point  cependant  ces  argumens,  cruels  peut-être,  mais 
trop  fondés  en  fait  et  en  droit,  que  nous  voudrions  opposer,  en  les 
développant,  aux  partisans  de  la  protection  agricole,  qui  appellent 
le  secours  des  tarifs.  Il  vaut  mieux  dire  simplement  que,  sous  un 
régime  démocratique,  aucun  gouvernement,  aucune  assemblée  ne 
prendra  la  responsabilité  d'une  mesure  qui  aurait  pour  conséquence 


LE  TABIF  ms  DOUiiras  DETAIIT  LE  SÉNAT.  Jg]) 

te  raichérissentent  certain,  visible  des  denrées  alimentftires,  la 
«berté  du  psân.  Malgré  les  démonstratioiis  des  avocats  de  l'agrî- 
dritnre,  la  chambre  des  députés  a  résolument  écarté  toutes  les 
propositions  qui  tendaient  à  augmenter  les  droits  sur  la  subsistance 
du  peuple.  Celles  des  taxes  qui  ont  été  maintenues,  si  faibles 
^'dles  soient,  disparaîtront  à  un  jour  prochain.  La  franchise 
complète  est  commandée  par  des  raisons  d'ordre  politique  et  social 
qd  s'imposeront  au  législateur.  Pas  plus  que  la  chambre  des  dépu- 
tés, le  sénat  n'y  pourra  résister. 

La  consommation  annuelle  de  la  France  est  d'environ  cent  mil- 
lions d'hectolitres  de  blé,  cbifire  à  peu  près  égal  à  celui  de  la  pro- 
doction  dans  les  années  normales.  Un  droit  de  2  francs  par  hecto- 
litre représenterait  une  dépense  de  200  millions  imposée  à  l'ensemble 
de  la  population  et  grevant,  pour  la  plus  forte  part,  le  budget  des 
familles  pauvres.  Quant  à  la  viande  de  bœuf,  de  mouton  et  de 
porc,  les  prix  n'ont  point  cessé  de  s'élever,  et  la  surtaxe  rendrait 
pins  coûteuse  encore  Talimentation  populaire.  Les  importations 
considérables  dont  se  plaignent  les  agriculteurs  fournissent  le  meil- 
lenr  argument  que  Ton  puisse  opposer  i  leurs  prétentions.  Nous 
avons  eu  besoin,  en  1878  et  en  1879,  d'un  supplément  de  80  mil- 
lions d'hectolitres.  Que  serions-nous  devenus  si  rAmérique  et  la 
Russie  n'avaient  pas  comblé  le  déficit  de  nos  récoltes?  La  France 
eût  été  Kvrée  à  la  famine.  Plus  l'importation  a  été  considérable, 
plus  elle  a  dû  être  accueillie  comme  un  bienfait;  elle  a  été  le  salut! 
Si  le  blé  avait  été  frappé  d'une  lourde  taxe,  celle-ci  aurait  été  sus^ 
pendue  pei»dant  la  période  calamiteuse  ;  le  simple  droit  de  balance 
qni  est  appliqué  aujourd'hui,  a  hii-4nême  été  sur  le  point  d'être 
tboli. 

Que  les  agrieuheuns  ne  se  ftssent  point  d'illusion  :  dans  les  con- 
ditions actuelles  de  notre  état  politique,  ils  ne  sauraient  compter 
sur  l'assistance  d'un  tarif.  Ils  se  sont  fourvoyés,  lorsque  dans  la 
récente  campagne  ils  ont  conclu  l'alliance  avec  les  protectionnistes 
de  l'industrie,  sur  la  foi  de  promesses  vaines.  L'échange  libre  est 
désormais  la  loi  de  l'agriculture,  loi  proclamée  non  plus  seulement 
ptr  les  économistes,  mais  aussi  par  les  hommes  d*éiat,  par  les 
oïlganes  chaque  jour  plus  nombreux  des  intérêts  populaires,  par  le 
suffrage  universel.  Contre  cet  arrêt  depuis  longtemps  préparé  et 
devenu  aujourd'hui  définitif,  aucun  raisonnement  ne  prévaudra  :  la 
ruson  d'état  restera  la  plus  forte.  Il  faut  que  l'agriculture  cherche 
ailleurs  un  remède  aux  sonlFrances  qu'elle  éprouve,  une  défense 
contre  les  périls  qu'elle  redoute  dans  l'avenir,  et,  puisque  les  tarife 
promis  lui  font  défaut,  elle  reprend  le  droit  de  discuter,  au  point 
de  vue  de  son  propre  intérêt,  les  taxes  et  surtaxes  que  I  on  vou- 
drait réserver  à  la  protection  industrielle. 


38&  BETITE  DES  DEUX  KOIXDES. 


I  môme  que  Tagriculture,  Tindustrie  a  traversé  une  période 
'ise,  et  c'est  précisément  au  cours  de  cette  crise  qu'il  a  été  pro- 


De 
de  crisoi 

cédé  aux  enquêtes  du  sénat  et  de  la  chambre  des  députés.  Il  con- 
yient  donc  tout  d'abord  de  ne  point  accorder  une  confiance  absolue 
à  des  renseignemens  qui  s'appliquent  à  une  situation  anormale, 
ou,  du  moins,  ce  n'est  pas  sur  de  telles  données  qu'il  y  a  lieu  de 
rédiger  le  tarif.  Gomme  il  serait  impossible  de  réviser  chaque 
année  la  loi  des  douanes,  les  taxes  doivent  être  calculées  de  ma- 
nière à  représenter  la  moyenne  de  protection  que  le  législateur  a 
jugé  nécessaire  ou  utile  de  concéder  au  profit  de  l'industrie.  Or  il 
est  incontestable  que  l'ensemble  des  tarifis  adoptés  par  la  chambre 
des  députés  pour  les  produits  manufacturés  dépasse  cette  moyenne, 
parce  que  les  propositions  du  gouvernement,  les  études  de  la  com- 
mission et  les  décisions  de  la  chambre  ont  subi  l'influence  de  la 
crise  prolongée  qui  a  fourni  tant  d'argumens  et  de  chifires  à  l'appui 
de  la  cause  protectionniste.  Par  conséquent,  le  sénat  est  assuré  que 
le  tarif  qui  lui  est  présenté  réalise  le  maximum  de  protection  qui 
puisse  être  accordé.  Il  serait  vraiment  déraisonnable  d'aller  au-delà. 

On  ne  saurait  pourtant  espérer  que  les  protectionnistes  feront 
grâce  au  sénat  de  leurs  doléances  habituelles.  Ils  répéteront  que 
les  traités  de  1860  ont  compromis  la  prospérité  de  l'industrie  fran* 
çaise,  que  la  concurrence  étrangère  tend  à  s'emparer  de  nos  mar- 
chés, que  les  prix  de  revient,  dont  ils  donneront  tous  les  détails, 
ne  leur  permettent  pas  de  soutenir  la  lutte,  par  suite  dQ  l'excès  des 
charges  fiscales,  enfin,  que  le  déclin  et  l'appauvrissement  du  tra- 
vail national  produiront  fatalement  la  baisse  des  salaires.  Le  sénat 
sera  peut-être  condamné  à  entendre  les  argumens  tirés  de  la  balance 
du  commerce,  argumens  vieillis  qui  représentent  l'excédent  des 
importations  conune  un  fléau  et  conune  un  signe  de  ruine.  Ce 
plaidoyer,  monotone  redite  d'allégations  et  de  craintes  chimériques, 
ne  mérite  plus  d'être  écouté.  Gomment  ose-t-on  prétendre  que  la 
réforme  de  1860  a  été  funeste,  alors  que,  depuis  cette  date,  l'acti- 
vité industrielle  et  commerciale  a  augmenté  dans  de  si  grandes 
proportions  la  richesse  publique?  Pourquoi  s'effrayer  à  ce  point  de 
la  concurrence  étrangère,  quand  la  plupart  de  nos  produits  con- 
tinuent à  être  recherchés  au  dehors?  Quel  renseignement  peut-on 
tirer  de  ces  prix  de  revient  qui,  pour  la  même  industrie,  varieut 
chaque  année,  d'une  région  à  l'autre,  d'une  usine  à  l'autre,  et  qui, 
séparés  des  prix  de  vente,  des  profits  ou  des  pertes  de  la  spécula- 
tion, ne  prouvent  absolument  rien?  Quant  au  salaure,  il  est  depuis 
1860  en  hausse  continue  :  la  réforme  n'a  point  cessé  de  lui  6tre 
favorable.  Pour  l'opinion  publique  comme  pour  le  législateur,  la 
question  est  définitivement  jugée.  Les  sophismes  qui  avalent  cours 
autrefois  sont  usés,  les  accumulations  de  chiifi:^  ne  produisent 


LE  TABIF  DES  DOUANES  DEVANT  LE  SÉNAT.         385 

plos  d'efiét»  II  soflSt  de  se  souvenir,  d'observer  et  de  comparer. 
Non,  rindustrie  n'est  pas  déchue,  elle  n'est  point  menacée  de  la 
ruine;  les  souffrances  d'une  période  de  crise,  si  douloureuses 
qu'elles  soient,  ne  comportent  pas  la  modification  du  régime  légal 
sous  lequel  nous  l'avons  vue  grandir  et  prospérer» 

Il  n'est  donc  point  nécessaire  d'insister  sur  cette  partie  de  la 
discussion,  qui  n'aboutirait,  d'ailleurs,  qu'à  des  répétitions  inu- 
tiles, tous  les  argumens  ayant  été  épuisés  à  la  tribune  et  dans  la 
presse.  On  peut  invoquer  d'autres  considérations,  tirées  de  la  situa-^ 
tioo  nouvelle  qui  est  faite  à  de  nombreuses  industries,  et  du  mou- 
vement d'idées  qui,  sous  une  démocratie,  entraine  le  législateur  à 
réaliser  le  plus  rigoureusement  possible  l'égalité  et  la  liberté  dans 
les  lois. 

Les  enquêtes  ont  révélé  l'antagonisme  qui  existe  entre  certaines 
branches  d'industrie.  Au  temps  de  la  prohibition,  tous  les  indus- 
triels étaient  protectionnistes  ;  ils  avaient  tous  intérêt  à  être  pro- 
t^és.  Dès  que  les  barrières  de  douanes  ont  été  abaissées  et  que 
les  produits  étrangers  ont  obtenu  un  accès  plus  facile,  les  industries 
qui  mettent  ces  produits  en  œuvre  se  sont  particulièrement  déve- 
loppées, et  elles  n'admettent  pas  aujourd'hui  qu'un  relèvement 
des  droits  rende  leurs  approvisionnemens  plus  coûteux  et  moins 
abondaos.  C'est  ainsi  que  bon  nombre  de  manufacturiers  sont 
devenus  libéraux  en  matière  de  tarifs  et  que  certaines  régions 
industrielles,  naguère  acquises  au  parti  de  la  protection,  se  sont 
converties  à  la  liberté  des  échanges.  Sans  parler  du  consommateur, 
qui  est  évidemment  intéressé  à  la  suppression  de  toutes  les  taxes, 
beaucoup  de  producteurs  seraient  lésés  si,  pour  complaire  à  d'au- 
tres, l'on  augmentait  les  droits  sur  les  articles  dont  ils  font  emploi. 
La  loi  ne  peut  pas  favoriser  celui-ci  sans  sacrifier  celui-là.  Chaque 
coup  de  tarif  porte,  et  plus  nous  allons,  plus  nombreux  sont  les 
bleȎs.  La  multiplication  des  industries  et,  dans  chaque  industrie, 
la  division  du  travail,  ont  créé  des  intérêts  nouveaux,  des  intérêts 
opposés,  qui  ont  mis  le  désarroi  dans  l'ancienne  armée  protection- 
niste et  qui  ont  singulièrement  compliqué  le  devoir  du  législateur. 
De  quel  côté,  en  effet,  doit  pencher  la  balance?  D'après  quoi  se 
r%Ieni-t-on  pour  décider  si  l'un  de  ces  intérêts  opposés  l'empor- 
tera sur  l'autre?  Tiendra-t-on  compte  de  l'ancienneté  de  l'in- 
dustrie, ou  de  l'importance  des  capitaux,  ou  du  chiffre  des  ouvriers? 
On  a  bien  essayé  jusqu'ici  de  résoudre  le  problème,  en  se  livrant 
à  de  minutieux  calculs,  en  s'appliquant  à  maintenir  une  sorte  d'é- 
quilibre, en  plaçant  la  décision  sous  l'abri  de  l'intérêt  général. 
Mais,  à  mesure  que  l'industrie  grandit  et  s'épanouit,  ce  problème 
devient  insoluble,  l'équilibre  est  de  plus  en  plus  instable  et  l'in- 

Toin  iLu.  —  isse.  ^ 


S88  BEVUE  DBS   DEOX  MSRBlBft. 

térèt  généra],  invoqué  4  tort  ou  à  raiscxi,  ne  couvre  plus  fu'mia 
série  de  sacrifices  individuels  et  d'injnstkes. 

C'est  id  qu'apparaiesent,  même  à  {loropos  d'«ne  ûmple  question 
de  tarifs,  les  exigences  irrésistibles  d'une  légiâlation  démocriuique. 
Notre  société  n'admet  plus  de  privilèges.  Tout  ce  qui  a  r«|>parence 
seulement  d'un  privilège  ou  d'une  excepti(m  est  strictement  mesuré 
et  contrôlé.  Or,  la  protection  d'un  droit  de  douane,  accordée  à  cer- 
taines industries,  refusée  à  d'autres,  équivaut  A  une  faveur  de  la 
loL  En  outre,  comme  il  est  impossible  de  calculer  eiactement  la 
quotité  du  droit  qui  e^  destinée  à  défendre  l'industrie  nationale 
contre  la  concurrence  étrangère  ;  comme  une  portion  de  ce  droit 
constitue  d'ordinaire  pour  l'industriel  protégé  un  bénéfice  ajouté 
aux  profits  légitimes  de  fabrication,  il  en  résulte  que  le  privilège 
aboutit  à  la  création  d'un  impôt  qui  est  payé  par  tous  les  consom- 
mateurs à  des  cat^ories  déterminées  de  citoyens. 

Admettons  un  instant,  avec  lés  protectionnistes,  que  le  privilège 
soit  justifié  par  des  oonsidârations  supérieures  d'intérêt  national  ; 
l'application  du  système  entraîne  des  conséquences  qui,  peu  aper- 
çues ou  acceptées  en  d'autres  temps,  sont  aujourd*bui  mises  en 
pleine  lumière  et  repoussées  par  l'esprit  général  de  notre  législa- 
tion. Il  est  certain  que,  si  elles  frappent  également  tous  les  con- 
sommateurs, les  taxes  ne  protègent  pas  également  tous  les  produc- 
teurs, et  que,  parmi  ces  demfBrs,  les  uns  en  profitent  largement, 
les  autres  y  gagnent  à  peine.  Cette  inégalité  va  toujours  croissant, 
par  suite  des  ti*ansformations  de  notre  mécanisme  industriel.  Par- 
tout où  cela  est  praticable,  les  grandes  entreprises  formées  par 
l'association  se  substituent  aux  modestes  ateliers  de  l'ancien 
temps.  Rien  de  plus  dissemblable  que  les  conditions  dans  lesquelles 
s'exerce  chaque  branche  de  travail.  Pour  être  équitablement  répar- 
tie, il  faudrait  donc  que  la  protection  fût  graduée  eu  quelque  sorte 
pour  les  différentes  classes  d'induBtriek  selon  l'importance  du  capi- 
tal, selon  le  chiffre  des  produits,  selon  l'eiectif  des  ouvriers,  selon 
les  bénéfices  et  selon  les  pertes.  Les  écarts  sont  tellement  énormes 
qu'une  moyenne  serait  tout  à  fait  insaisissable.  Or,  comme  il  est 
^solument  impossible  d'organiser  par  la  loi  cette  protection  gra- 
duée, les  droits  établis  à  titre  général  et  fixés  d'une  façon  plus  ou 
moins  arbitraire,  font  la  fortune  des  uns,  sans  empocher  toujours 
la  ruine  des  autres.  De  là  des  inégalités  de  plus  en  plus  choquantes 
et  les  ressentimens  jaloux  que  fait  naître  l'apparente  résurrection 
d'un  privilège. 

Il  est  vrai  que,  même  avec  leurs  ressources  puissantes,  les  g^rands 
manufacturiers  ont  montré  pour  certaines  années  leurs  bilans  se 
soldant  par  des  pertes,  et  ils  en  ont  tiré  argument  pour  réclamer  des 
droits  plus  élevés.  Personne  ne  conteste  la  gravité  de  la  crise  qui 


LE  TARIF  DS8  DOUANES  OKTANT  LE  SENAT.  3S7 

reiDODte  à  1876;  mais  en  résulte-t-il  la  nécessité  de  relever  les 
tarifs?  Les  crises  qui  se  produisent  accidentellement  ne  doivent 
poÎBt  servir  de  règle  pour  la  rédaction  d'une  loi.  Â  ce  compte,  il 
serait  équitable  de  mettre  dans  la  balance  les  résultats  des  années 
prospères  et  de  dire  aux  métallurgistes,  aux  propriétaires  des  mines 
de  houille»  aux  filateurs,  etc.,  que,  s'ils  veulent  faire  couvrir  par  le 
tarif  les  pertes  de  1876  à  1879,  ils  doivent  verser  au  trésor  la  por- 
tion des  profits  de  1872  à  1875,  qui  représente  le  montant  des 
droits  par  lesquels  ils  n'avaient  pas  alors  besoin  d'être  protégés* 
Pareille  procédure  serait  adoptée  pour  l'avenir.  Le  trésor  ouvrirait 
à  chaque  industrie,  à  chaque  industriel,  un  compte-courant  de  pro- 
tedi(m.  Nous  convenons  que  l'hypothèse  est  absurde  autant  qu'im- 
praticable; mais  c'est  là  qu'aboutit  forcément  la  prétention  de  cer- 
tains protectionnistes;  car,  encore  une  fois,  au  temps  où  nous 
sommes,  la  législation  ne  supporterait  pas  qu'un  groupe  de  citoyens, 
qa'an  citoyen  quelconque  s'enrichit  par  l'eflet  du  tarif,  c'est-à-dire 
au  moyen  d'un  impôt  dont  le  produit  ne  serait  pas  exclusivement 
perça  au  profit  de  l'état. 

Dn  dernier  argument,  que  Ton  croit  décisif,  est  invoqué.  Il  s*a- 
git  de  l'intérêt  des  ouvriers.  En  réclamant  des  augmentations  de 
tarifs,  les  industriels  annoncent  qu'il  leur  sera  plus  facile  de  main- 
tenir  le  taux  des  salaires,  en  temps  de  crise,  et  de  l'élever  pendant 
les  périodes  de  prospérité.  L'argument  n'est  pas  nouveau.  Est-il 
JQste?  Quand  on  observe  que,  dans  l'Angleterre  libre-échangiste  et 
m  France,  depuis  1860,  la  rémunération  de  la  main-d'œuvre  est 
toujours  en  progrès ,  il  est  permis  d'affirmer  que  le  régime  de  la 
libôlé  est  favorable  aux  intérêts  de  la  main-d'œuvre  et  de  ne  point 
trop  se  confier  aux  promesses  du  régime  contraire.  Quoi  qu'il  en 
soit,  il  importe  que  les  industriels  se  rendent  bien  compte  de  la 
situation  qui  leur  serait  faite,  et  devant  la  loi  et  surtout  devant  les 
ouvriers,  si  l'argument  du  salaire  était  accepté. 

La  chambre  des  députés  a  récemment  adopté  une  proposition  de 
ki  relative  à  la  protection  de  la  marine  marchande.  D'après  ce 
projet,  qui  n'a  pas  encore  été  examiné  par  le  sénat,  les  armateurs 
receiraîent  une  prime  en  argent,  calculée  d'après  le  tonnage  des 
narires  et  d'après  le  nombre  de  milles  parcourus  ;  mais  la  chambre 
a  Toulu  que  cette  prime  profitât  au  personnel  du  navire  en  même 
temps  qu'à  l'armateur,  et,  pour  plus  de  sûreté,  elle  a  introduit  dans 
laJoi  (în  paragraphe  ainsi  conçu  :  «  Il  sera  prélevé  sur  la  prime  une 
somme  de  20  pour  100  qui  sera  distribuée  à  l'équipage  proportion- 
nellement aux  appointemens,  de  façon  à  majorer  les  appointemens 
ctuels.  9 Cette  ^sposition,  introduite  pour  la  première  lois  dans  une 
^i  de  cette  nature,  n'aura  probablement  pas,  si  elle  est  maintenue, 
l'Het  que  Ton  suppose.  Aucune  loi  ne  pouvant  rendre  fixes  les  gages 


388  RBTUB  DBS  DEUX  MONDES. 

du  matelot  ni  empêcher  l'armateur  de  les  diminuer  d'une  somme 
égale  aux  20  pour  100  de  prime,  les  gages  demeureront,  comme  par  le 
passé,  réglés  par  l'état  du  marché,  c'est-à-dire  par  l'offre  et  la  de- 
mande. Cependant  ne  voit-on  pas  les  difficultés,  les  discussions 
qu'elle  pourrait  susciter  entre  l'armateur  restant  libre  de  modifier 
le  taux  des  salaires,  et  l'équipage  prétendant  que  sa  part  légale 
de  prime  doit  venir  en  augmentation  de  ses  gages  actuels  ?  Tel  est 
en  effet  le  sens,  le  vœu  de  l'article  qui  a  été  voté. 

Eh  bien  I  appliquons  cet  exemple  aux  salaires  industriels.  Dans 
le  système  de  la  protection,  le  droit  de  douane  est  l'équivalent  de 
la  prime  allouée  à  l'armateur;  c'est  bien  une  prime  que  reçoit  l'in- 
dustrie nationale,  lorsque  le  tarif  grève  les  produits  étrangers  qui 
lui  font  concurrence.  S'il  est  entendu,  dans  une  discussion  légis- 
lative, que  l'augmentation  d'une  taxe  douanière  a  spécialement  pour 
objet  de  maintenir  ou  d'augmenter  les  salaires  de  la  main-d'œuvre, 
aussitôt  nattra  pour  les  ouvriers  le  droit  de  pénétrer  dans  les  aflOures 
de  l'usine,  d'exiger  des  comptes  et  de  vérifier  si  les  bilans  ne  les 
autorisent  pas  à  obtenir  une  rémunération  supplémentaire,  à  titre 
de  prélèvement  légitime,  prévu  et  promis,  sur  les  bénéfices  qui 
pourront  être  attribués  à  l'action  du  tarif.  Chaque  jour,  il  devient 
plus  difficile  de  conserver  Tharmonie  dans  le  champ  du  travail;  les 
rapports  entre  les  patrons  et  les  ouvriers  sont  des  plus  tendas;  il 
souffle  partout  un  vent  de  grève,  et,  alors  que  le  conflit  est  déjà 
si  violent,  on  imagine  un  nouvel  élément  de  discussion  et  de  dis- 
corde I  Plus  le  tarif  sera  élevé,  plus  la  compétition  sera  vive  entre 
les  deux  parties  pour  en  recueillir  le  bénéfice.  Si  les  patrons  veu- 
lent élargir  la  marge  de  leurs  profits,  les  ouvriers  voudront  légiti- 
mement hausser  le  taux  de  leurs  salaires.  Où  sera  l'arbitre  7  Quel 
Salomon  coupera  le  tarif  en  deux  pour  en  attribuer  la  moitié  à  cha- 
cun des  plaideurs  ?  Les  protectionnistes  n'ont  pas  réfléchi  aux 
périls  d'un  pareil  procès,  à  une  époque  où  tout  se  discute  avec 
acharnement  et  sous  un  régime  qui  serait  tenté  d'encourager  plutôt 
que  de  contenir  les  prétentions  exagérées  de  la  main-d'œuvre. 

Avec  des  taxes  modérées  et  sous  un  régime  plus  ou  moins  auto- 
ritaire, l'inconvénient  que  nous  signalons  pouvait  être  peu  sensible 
et  passer  inaperçu;  il  en  sera  désormais  tout  autrement.  La  pro- 
tection, même  au  plus  faible  degré,  ne  constitue  pas  seulement  des 
privilèges  ;  elle  provoque  l'incessante  revendication  de  privilèges 
en  quelque  sorte  parallèles  et  elle  entretient  dans  le  monde  du  tra- 
vail l'inégalité  des  conditions.  Si  elle  accorde  à  l'industriel,  par 
l'expédient  d'un  tarif,  la  garantie  espérée  d'un  minimum  de  profit, 
comment  refuserait-elle  à  l'ouvrier  la  garantie  d'un  minimum  de 
salaire?  Si  elle  favorise  ainsi  l'industriel  et  l'ouvrier  et  s'il  lui  e& 
impossible  d'avantager  pareillement  l'agriculture,  que  répondr»- 


a 
1 


LE  TABIF  DES  DOUAMES  DEVANT  LE  SÉNAT.         389 

t-elle  aux  intérêts  lésés  qui  crieront  à  Tinjustice  7  Ces  rivalités  et 
ces  antagonismes,  résultats  naturels  de  la  protection,  ainsi  que  les 
bruyantes  réclamations  de  la  masse  des  consommateurs,  devien* 
dreient  particulièrement  redoutables  dans  un  état  démocratique,  où 
les  droits  et  l3S  intérêts  populaires  sont  défendus  avec  tant  d'éner- 
gie; aussi  le  législateur  sera-t-il  forcé,  dans  un  délai  plus  ou  moins 
rapproché,  de  supprimer  pour  Tindustrie,  comme  il  Ta  fait  déjà 
pour  l'agriculture,  les  taxes  de  la  protection  et  de  réaliser  l'égalité 
par  la  suppression  de  toutes  les  faveurs  douanières. 

n  est  vrai  que  les  protectionnistes  se  vantent  d'obtenir  la  prospé- 
rité générale  et  la  pacification  universelle  i)ar  le  procédé  contraire* 
c'est-à-dire  par  le  rétablissement  de  raoclen  régime  douanier.  La 
coDcurrence  du  dehors  étant  écartée  ou  rendue  inoffensive  par  l'effet 
du  droit  protecteur,  les  capitaux  engagés  dans  l'agriculture  et  dans 
l'industrie  reçoivent  leur  rémunération  convenable  et  régulière; 
les  crises  provenant  de  l'inondation  des  produits  étrangers  et  de 
l'aviUssement  ruineux  des  prix  de  vente  ne  sont  plus  à  craindre  ; 
la  régularité  du  capital   fait  la  sécurité  de  la  main-d'œuvre, 
et  maintient  les  salaires.  Peut-être  les  consommateurs  français 
auront-ils  à  payer  un  peu  plus  cher  les  produits  dont  ils  ont 
besoin,  mais  le  consommateur  n'est-il  pas  en  même  temps  pro- 
ducteur? dès  lors  la  compensation  s'établit  naturellement  au  moyen 
de  la  protection  mutuelle.  Le  renchérissement  ne  saurait  d'ail- 
leurs prendre  des  proportions  exagérées,  car  il  serait  contenu 
et  modéré  par  la  concurrence  intérieure,  et,  dans  un  grand  pays 
tel  que  la  France,  la  concurrence  intérieure  suffit  pour  stimu- 
ler tous  les  progrès,  pour  ramener  à  un  taux   raisonnable  les 
bénéfices  de  la  production  et  pour  défendre  ainsi  les  intérêts  des 
consommateurs.  Il  y  a  donc  tout  profit,  disent  les  protectionnistes, 
à  replacer  l'agriculture  et  l'industrie  dans  les  conditions  dé  sécu- 
rité où  elles  se  trouvaient  avant  1860.  À  cet  effet,  un  bon  tarif  est 
nécessaire,  et  les  traités  de  commerce  sont  inutiles,  nuisibles 
même,  parce  qu'ils  viennent  changer  à  Timproviste  les  taxes  éta- 
blies et  parce  que,  dans  certains  cas,  ils  peuvent  sacrifier  à  des 
combinaisons  politiques  les  intérêts  agricoles  et  industriels.  Selon 
ce  système,  qui  nous  promet  l'eldorado  économique,  la  France  vivra 
par  elle-même,  satisfaite  de  son  autonomie,  n'ayant  recours  à  l'é- 
tranger que  pour  y  puiser  les  produits  qui  manquent  à  son  sol  et 
pour  y  écouler  l'excédent  de  sa  production.  Avec  ces  deux  alimens, 
les  opérations  du  commerce  extérieur,  les  échanges  conserveront 
^e  importance  considérable,  sans  qu'il  y  ait  lieu  de  les  soumettre 
«ux  stipulations  variables  des  traités  internationaux. 

Il  n'est  vraiment  plus  utile,  au  temps  où  nous  sommes,  de  recom- 
mencer la  discussion  sur  ce  thème  épuisé.  Si  les  argumens  que 


MO  um  111»  nm  noniMi. 

Ton  réédite  aujourd'hui  étaient  justes,  il  faudrait  Télablir,  non  pu 
la  protection,  mais  la  prohibition  pore  et  sinple;  car  ce  aérait  It 
plus  sûr  moyen  de  pratiquer  le  système.  Or,  dès  ayant  1860,  l'opi- 
nion puMiqne,  les  chambres  et  le  gouvernement  s'étaient  détachés 
de  la  prohibition  ;  Kexpérience  avait  démontré  que  la  probibitioa 
ne  garantit  pas  nécessairement  la  continuité,  la  régularité  du  te»- 
▼ail,  qu'elle  ne  préserre  pas  des  crises  qui  atteignent  le  capital  et 
la  main-d'œuvre,  qu'elle  ne  protège  ni  le  bénéfice  m  le  salaire.  Pas 
plus  que  la  prohibition,  un  tarif  élevé  ne  réaliserait  l'idéal.  C'est 
ainsi  que  le  législateur  a  été  peu  à  peu  amené  à  modérer  les  taxes, 
La  protection  absolue,  accordée  indistinctement  à  tous,  a  été  res* 
placée  par  la  protection  partielle,  mesurée,  dosée  en  quelque  sorte 
selon  les  prétendus  besoins,  selon  les  circonstances,  et  surtout  selon 
le  degré  d'influence  que  pouvaient  avoir,  dans  l'état,  les  intérêts 
qui  en  réclamaient  le  maintien.  Pendant  quelque  temps  encore,  cette 
protection  plus  ou  moins  savante  peut  se  soutenir  ;  mais  ses  jours 
sont  comptés.  On  a  vu  avec  quelle  viv^ueur  elle  a  été  contestée  dans 
ces  débats  de  la  chambre  des  députés.  Quelque  discernement  que 
Ton  mette  à  la  répaftir,  elle  laisse  subsister  des  inégalités  contre  les- 
quelles proteste  le  sentiment  démocratique;  par  ses  conséquences, 
rien  que  par  son  nom,  elle  est  contraire  aux  idées  de  liberté,  qui 
sont  proclamées,  sans  être  toujours  pratiquées  il  est  vrai,  sous  le 
régime  républicain  ;  par  son  mécanisme,  elle  fonctionne  an  rebours 
de  tous  les  progrès  modernes,  car  elle  maintient  entre  les  peuples 
des  barrières  artificielles,  alors  que  l'art,  la  science,  la  civilisation 
s'ingénient  à  supprimer  les  obstacles  naturels  qui  séparent  les  riions 
et  les  peuples,  et  à  faciliter  dans  toutes  les  directions  l'échange  des 
produits.  Le  résultat  final  de  la  lutte  engagée  ne  paraît  pas  dou- 
teux ;  les  tendances  de  la  législation  sont  certaines  ;  c'est  par  l'abo- 
lition des  tarifs  réputés  protecteurs  que  l'on  établira  définitive- 
ment l'égalité  dans  les  conditions  du  travail ,  la  liberté  dans  la 
consommation  et  dans  le  mouvement  des  échanges. 

Si  la  loi  douanière  qui  est  en  ce  moment  soumise  aux  délibéra- 
tions du  sénat  retarde  le  complet  affranchissement,  si  la  majorité 
de  la  chambre  des  députés  n'a  point  cédé  davantage,  comme  l'y 
portait  son  instinct,  à  la  pression  des  id<^es  libérales,  il  faut  s'en 
prendre  non-seulement,  ainsi  que  nous  l'avons  répété,  aux  circon- 
stances exceptionnelles  dans  lesquelles  a  été  élaboré  et  présenté  le 
projet  de  loi  et  à  l'indécision  du  gouvernement,  mais  encore  à  l'ia- 
fluence  que  la  question  des  traités  de  commerce  a  exercée  sur  les 
votes.  Les  protectionnistes,  tout  en  sollicitant  les  tarifs  les  plus 
élevés,  ont  prétendu  obtenir  du  gouvernement  l'assurance  que,  dans 
aucun  cas,  ces  tarifs  ne  pourraient  être  modifiés  par  des  stipula- 
tions insérées  dans  les  traités  de  commerce.  Autant  valait  interdire 


LE  TARIF  DBS  DOUAMBS  DSVilfX  LE  SENAT.  Mi 

M  gMveroemeQt  de  négocier  des  traités*  Le  cabinet  s'est  refusé 
i  prendre  un  l^el  engagement,  ce  qui  eftt  été,  tant  pour  lui  que 
ftwt  ses  successeurs,  Tabandon  d'une  prérogative  essentielle;  mais, 
réservant  son  droit,  il  s'est  montré  d'autant  plus  conciliant  sur  le 
tsmia  parlementaire  que  ces  concessions  devaient  lui  rendre  plus 
Iicile  le  terrain  diplomatique.  En  effet,  les  droits  élevés  se  préte^ 
nmtplus  aisément  à  l'échange  des  réductions  internationales.  Par 
le  même  motif,  un  grand  nombre  de  députés  ont  voté  des  taxes 
qu'Os  jugeùent  excessives,  convaincus  que  ces  exagérations  ne 
larderant  pas  à  disparaître  au  moyen  des  traités.  Cela  explique, 
acase  même  les  anomalies  que  présente  la  rédaction  de  plusieurs 
articles  du  nouveau  projet  de  tarif,  notamment  en  ce  qui  con*^ 
cerne  les  produits  fabriqués.  Les  traités  de  commerce,  cauchemar 
des  uns,  espoir  des  autres,  ont  pesé  sur  toute  la  discussion. 

C'est  &  la  combinaison  des  traités  de  commerce  que  nous  devons 
les  premières  réformes  sérieuses  dans  notre  législation  commer«- 
dale  ;  c'est  par  le  même  procédé  que  nous  conserverons  les  pro- 
grès obtenus  et  que  nous  verrons  se  développer  nos  relations  au 
dehors.  La  France  compte  parmi  les  pays  qui,  grâce  à  la  supério* 
rite  du  travail,  exportent  la  plus  grande  quantité  de  produits  ;  elle 
est  donc  plus  intéressée  qu'aucun  autre  à  ne  point  rencontrer  aux 
frontières  des  autres  nations  des  droits  prohibitifs,  et  il  lui  importe 
d'être  garantie  contre  les  changemens  que  ces  nations  pourraient 
être  tentées  d'apporter  à  leur  législation.  Les  conventions  four* 
oâneot  l'unique  moyen  de  parer  à  ce  périU  On  ne  doit  pas  oublier 
que  les  anciens  traités  ont  été  dénoncés;  ils  ne  demeureront  en 
îiguexur  que  pendant  six  mois  après  la  promulgation  de  notre  tarif; 
à  cette  date,  ils  cesseront  d'avoir  leur  effet,  ou  ils  seront  remplacés 
psr  des  conventions  nouvelles.  Or,  il  ne  faut  point  se  dissimuler 
que  les  négociations  seront  plus  difficiles  qu'elles  ne  l'ont  été  dans 
le  passé,  soit  parce  que  les  nxanufactures  étrangères  veulent,  à 
l'exemple  de  notre  industrie,  être  protégées  par  le  tarif,  soit 
parce  que  les  gouvememens  obérés  voudraient  augmenter  le  chiffre 
des  recettes  qu'ils  tirent  de  l'impôt  des  douanes.  Notre  diplomatie 
n'obtiendra  le  maintien  du  régime  existant  ou  la  faveur  de  conces- 
sions nouvelles  qu'en  oflrant  des  avantages  équivalons,  c'est-à-dire 
la  réduction  des  droits  inscrits  dans  le  tarif  général.  Pour  les  parti- 
sans de  la  liberté  du  commerce,  cette  nécessité  n'est  point  à  déplo- 
rer; Les  protectionnistes  auront  à  la  subir,  assurés  toutefois  que 
les  concessions  ainsi  faites  seront  soumises,  selon  la  constitution,  à 
l'approbation  législative.  Le  parlement,  en  appréciant  les  nouvelles 
conventions,  se  laissera  d'autant  plus  facilement  amener  à  consacrer 
des  réductions  que  celles-ci  seront  le  prix  d'avsjxtages  réciproques, 


SOS  RBYUE  DES  DEUX  MONDESt 

et  il  est  probable  que,  par  la  force  des  choses,  le  gouvernement 
rétablira  de  la  sorte  le  régime  conventionnel  de  1860. 

Ainsi  se  terminera,  selon  toute  apparence,  la  crise  que  vient  de 
traverser  notre  législation  douanière,  en  attendant  que  l'évolution 
vers  la  liberté  reprenne  son  cours.  Dans  la  discussion  qui  se  pré- 
pare au  sénat,  on  verra  se  reproduire  ce  qui  s'est  passé  à  la  chambre 
des  députés.  Les  propositions  de 'la  commission,  où  dominent  les 
protectionnistes,  seront  combattues  en  séance  publique  par  une 
majorité  qui  n'a  point  de  parti-pris,  qui  écoutera  volontiers  l'avis 
désintéressé  du  gouvernement  et  qui  ne  saurait  méconnaître,  en 
cette  matière,  l'autorité  des  décisions  émanant  de  la  chambre  élec- 
tive. Gomment,  après  ces  longues  études,  après  ces  manifestations 
de  l'opinion,  le  sénat  craindrait-il  de  commettre  une  imprudence, 
de  ruiner  l'industrie  et  l'agriculture,  de  porter  atteinte  aux  capi- 
taux et  aux  salaires,  en  accordant  à  ces  intérêts  la  continuation  du 
régime,  de  la  protection  (puisque  c'est  le  mot  consacré)  dont  ils  ont 
joui  depuis  vingt  ans?  Et  combien  il  serait  digne  du  sénat,  où 
l'esprit  traditionnel  de  modération  s'allie  au  sentiment  du  progrès, 
de  reconnaître  que  l'ancien  système  de  tarifs  à  outrance  ne  con- 
vient plus  à  notre  temps,  que  la  réforme  accomplie  doit  être  tenue 
pour  définitivement  acquise  et  que  dans  une  démocratie,  la  meil- 
leure loi  économique  est  celle  qui  apparaît  à  tous  les  citoyens,  à 
tous  les  contribuables  le  plus  franchement  dégagée  d'inégalités  et 
de  privilèges  7 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  le  législateur  ait  rempli  sa  tâche  et  mis 
à  couvert  sa  responsabilité  lorsque,  rectifiant  les  vieilles  lois  et  les 
appropriant  à  des  principes  nouveaux,  il  réforme  une  loi  de  douanes. 
En  même  temps  qu'il  ouvre  le  pays  à  la  concurrence  étrangère,  il 
a  le  devoir  de  perfectionner,  en  tant  que  cela  dépend  de  lui,  l'ou- 
tillage national  et  de  diminuer  autant  que  possible  les  charges  qui 
pèsent  sur  la  production.  Les  protectionnistes  n'ont  point  cessé 
d'employer  cette  objectiop,  d'abord,  en  prétendant  que  les  grands 
travaux  promis  en  1860  n'ont  pas  été  exécutés,  puis,  que  les  sup- 
plémens  d'impôts  établis  à  la  suite  des  désastres  de  1870  ont 
augmenté  dans  une  proportion  énorme  les  prix  de  revient,  enfin 
que, pendant  le  même  temps,  les  impôts  ont  diminué  dans  certains 
pays  étrangers.  Il  y  a  dans  ces  allégations  une  part  de  vérité.  On  a 
exagéré  les  faits,  les  calculs  et  leurs  conséquences  :  mais  ce  qui 
demeure  exact  suflit  pour  fournir  à  l'opinion  protectionniste  tonte 
une  série  d'argumens  qui  s'imposent  à  l'attention  des  pouvoirs 
publics. 

Le  prix  de  revient  est  l'écueil  de  la  statistique.  S'il  est  bien  diffi- 
cile d'établir  un  compte  exact  pour  des  produits  similaires  qui  se 
fabriquent  dans  le  même  pays,  sous  le  même  régime  d'impôts,  il 


LB  TABIF  DBS  l>OrAWES   DBVANT  LE   SÉNAT.  898 

est  absolument  impraticable  de  calculer  sûrement  et  de  comparer 
les  facteurs  de  la  production  dans  des  pays  diiTérens.  Chaque  nation 
présente  d  avantages  ou  des  inconvéniens,  absolus  ou  relatifs, 
que  l'on  essaierait  en  vain  de  traduire  en  chiffres  pour  établir  la 
balance.  Indépendamment  de  l'outillage  national,  qui  consiste  prin- 
palement  en  voies  de  transport,  et  des  charges  nationales,  qui  résul- 
tent des  impôts,  il  y  a  mille  conditions  physiques,  intellectuelles, 
morales  même,  qui  ont  leur  part  d'action  sur  le  prix  de  rnvient* 
Est-il  vrai  que  présentement  le  proc'ucteur  français  soit  dans  la 
âtoation  la  plus  désavantageuse  et  que  ses  concurrens  étrangers 
se  trouvent  en  mesure  de  travailler,  de  produire  et  de  vendre  avec 
plus  de  profit?  On  pourrait  longtemps  discuter  là-dessus,  et  de  la 
meilleure  foi  du  monde,  sans  parvenir  à  s'entendre.  Le  problème 
est  vraiment  insoluble.  Ce  qui  permet  cependant  de  supposer  que, 
dans  les  grands  pays,  les  conditions  s'équilibrent  à  peu  près,  c'est 
que  les  produits  de  même  nature  s'échangent  couramment  entre 
ces  pays,  et  que,  sur  les  marchés  lointains  de  l'Amérique  et  de 
l'Australie,  ils  se  présentent  simultanément.  Il  faut  donc  ne  point 
se  préoccuper  outre  mesure  de  l'objection  des  protectionnistes; 
mais  il  ne  s'ensuit  pas  qu'ils  aient  tort  de  demander  que  Ton  amé- 
liore l'outillage  national  et  que  l'on  diminue  les  charges. 

Là  au  contraire  est  la  vraie  question,  et  les  discussions  doua- 
Dières  rendraient  à  la  France  et  à  tous  les  pays  un  immense  ser- 
yice  si  elles  venaient  à  démontrer  que  la  protection,  sous  la  forme 
d'un  tarif  variable,  contesté,  inefficace  souvent,  serait  utilement 
remplacée  par  la  protection  se  présentant  sous  la  forme  d'un  gou- 
Temeraent  intelligent  et  économe,  qui  s'applique  à  ménager  les 
ressources  des  contribuables  et  à  ne  faire  de  l'impôt  qu'un  usage 
nécessaire  et  fécond.  La  concurrence  universelle  est  la  loi  de  l'ave- 
nir. Chaque  nation  en  profitera  dans  la  mesure  de  l'augmentation 
de  ses  forces  productives  et  de  la  diminution  relative  de  ses  frais 
généraux.  Les  gouvernemens  ont,  à  cet  égard,  une  responsabilité 
qu'il  ne  leur  est  pas  permis  de  décliner  et  qu'il  n'est  jamais  inop- 
portun de  leur  rappeler.  À  nous,  particulièrement,  la  génération 
qui  nous  suit  demandera  compte  de  ce  qui  aura  été  fait  pour  la 
liberté  et  pour  la  prospérité  du  travail  national,  pour  la  répartition 
plus  équitable  et  pour  l'emploi  justifié  de  l'impôt,  sous  un  régime 
politique  qui  se  proclame  plus  capable  qu'aucun  autre  de  sup- 
primer les  prodigalités,  les  dépenses  fastueuses,  les  taxes  iniques 
et  les  sinécures.  En  un  mot,  ce  n'est  point  à  une  commission  du 
tarif  que,  soit  à  la  chambre  des  députés,  soit  au  sénat,  l'agricul- 
ture, le  commerce  et  l'industrie  doivent  aujourd'hui  demander  pro- 
tection ;  c'est  à  la  commission  du  budget. 

G,  Lavollés. 


im 


LE 


DRAME    MACÉDONIEN 


iir. 

LE    SIÈGE    DE     TTR 


1. 

La  monarchie  des  Perses  était  fort  ébranlée  déjà  quand  Alexandre 
traversa  THellespont.  On  y  comptait  des  rois  à  demi  indépendaos 
et  des  satrapes  qui  aspiraient  à  le  devenir  tout  à  fait.  La  bataille 
d'Issus  porta  le  dernier  coup  aux  fidélités  douteuses  ;  les  merce- 
naires  grecs  eux-mêmes  songèrent  à  se  tailler  des  royaumes  dans 
cet  empire  qu'ils  n'avaient  pu  défendre.  Amyntas,  fils  d'Antiochos, 
Thymodès,  fils  de  Mentor,  Aristodëme  de  Phëres,  Bianor  d'Acarna- 
nie,  échappés  au  massacre  avec  8,000  hommes,  se  réunissent  au 
port  de  Tripoli  sur  la  côte  phénicienne.  Là  se  trouvait  à  sec  one 
partie  de  la  flotte  revenue  de  Lesbos.  On  met  à  flot  le  nombre  de 
Mtimens  dont  on  a  besoin,  on  brûle  le  reste,  et  les  8,000  hommes 
passent  dans  Tlle  de  Chypre.  Ce  n'est  qu'un  canal  de  30  lieues  à 
traverser.  De  Chypre  la  troupe  d'aventuriers  reprend  bientôt  la 
flfter;  elle  franchit  cette  fois  la  distance  qui  sépare  la  rade  d'Ami- 
thonte  du  delta  égyptien,  — 190  milles.  —  En  quelques  jours,  elle 
s'est  rendue  maltresse  de  la  terre  des  Pharaons.  Les  conquêtes  trop 
faciles  sont  souvent  des  conquêtes  ^bémères;  pour  conserver 

(1)  Voyes  ht  Kww  da  !•'  septembre  et  du  15  octobre. 


CE  BBAMB  XAGÉMNIBI.  Mfe 

rÉgypte,  il  eftt  falla  ne  pas  commeneer  par  la  piller.  Les  désordres 
wxqaels  se  liTrërent  les  soldats  d'Amyntas,  —  c'était  Amyotas  qcm 
les  mercenaires  avaient  choisi  pour  chef,  — -  irritèrent  les  babi-» 
lu».  Battus  sons  les  murs  de  Memphis,  les  Égyptiens  ne  se  timreai 
pas  poor  soumis  ;  ils  se  réfugièrent  dans  l'enceinte  fortifiée  de  la 
Tflle.  A  Tabrî  de  ces  hantes  mnraiUes,  ils  purent  attendre  patiem*- 
méat  une  occasion  propice  de  prendre  leur  revanche.  L'occasion  ne 
iear  manqua  pas.  Les  mercenaires,  au  lieu  de  presser  par  tous  les 
■oyens  possibles  le  siège  de  Memidûa,  préféraient  dévaster  et  rui- 
ner la  campagne.  Une  sortie  sondakie  les  surprit  dispersés.  La  mort 
retrouva  ce  jour-là  ceux  qpi'eUe  avait  épargnés  à  Issus.  Amyntas 
hinnéme,  qu'une  population  créchile  avait  accepté  dès  l'idiord 
comme  le  remplaçant  de  l'andea  gouverMur  de  Sabacès,  tombé  la 
20  novembre  sous  les  coups  des  Macédoniens  en  protégeant  la 
retraite  de  Darius,  Amyntas  périt  avec  la  majeure  partie  de  ses 
compilons  :  bande  avide  et  féroce  que  le  moyen  âge  était  destiné 
avoir  revivre  dans  les  soldats  de  la  grande  compagnie  catalane. 

La  lentatîve  d'Amyates  eftt  snflS  pour  faire  comprendre  an  roi 
de  Macèdome  le  danger  de  laisser  l'empire  de  Darius  s'en  aller  est 
landieanx.  11  importait  surtout  de  se  saisir  promptement  du  pou- 
TQîr  dans  ces  provinces  où  Pautorité  des  Perses  n'avait  jamais  été 
bien  assise,  car  les  difficultés  de  la  omquète  ne  pouvaient  que  s'ag^ 
gnversion  laissait  à  quelque  domination  étrangère  le  temps  d'y 
organiser  la  résistance.  Déjà  Parménion,  détaché  en  avant,  s'était 
emparé  des  trésors  que  Darius  avait  dirigés  sur  Damas;  Méaon 
Gerdimas,  un  antre  lieutenant,  s* apprêtait,  avec  la  cavalerie  des 
afliés,  à  occuper  la  Gœlé-Syrie,  —  la  Syrie  crense,  celle  qui  se 
pndonge  entre  les  chaînes  du  Liban  et  de  l'AjAli^UlDan;  —  Alexandre 
se  réserva  les  opérations  du  littoral.  C'était  là  que  se  trouvaient 
édieloonés,  sur  un  espace  de  iS  lieues  marioai,  les  petits  rois 
de  la  plage,  gouvernant,  à  la  façon  des  doges,  autant  de  repu- 
Uiques  marchandes:  ^ados,  Byblos  et  Sidoo,  Tyr  enfin,  bien 
dédnie  de  sa  grandeur  passée,  mais  puissante  encore.  Tous  ces 
princes,  suivant  l'exemple  qui  leur  était  donné  par  les  rcHS  de 
Chypre,  avaient  rallié  la  flotte  d' Autophradatès  avec  leurs  vaisseaux; 
pendant  qu'ils  tenaient  la  mer  dans  l'archipel  grec,  la  côte  de  Phé- 
oicie  restait  idwndoBnée  à  des  régens.  Straton,  le  fils  dn  roi  dea 
Aradieos,  sans  attendre  les  ordres  de  son  père,  se  soumet  le  pre« 
Biier;  il  vient  poser  sur  la  tête  d'Alexandre  une  couronne  d'or.  Ge 
9enîtenr  empressé  de  la  fortune  ne  livre  pas  seulement  au  vain- 
Tienr  d'Issus  l'Ile  d'Arados,  les  villes  de  Marathes  et  de  Mariamn6 
su*  le  continent;  il  lui  remet  en  outre  les  vaisseaux  qu'Autopbra- 
dstès  a  envoyés  prendre  leurs  quartiers  d'hiver  en  Asie.  Byblos 
et  Sidon  ne  se  montrent  pas  de  compositîon  moins  facile. 


896  RETUB  DBS  mVl  MONDES. 

C'est  à  SidoD,  s'il  en  faut  croire  Quinte-Gorce,  qu'Alexandre  eut 
la  singulière  fantaisie  de  faire  monter  sur  le  trône  un  jardinier  :  il 
recommanda  seulement  qu'avant  de  l'investir  du  pouvoir  suprftme, 
on  le  conduisit  au  bain  :  Ablue  corpus  illuvie  cBtemisque  sordibm 
squalidian.  Ce  jardinier  était,  il  est  vrai,  de  sang  royal;  on  ne  l'en 
trouva  pas  moins  occupé  à  sarcler  les  mauvaises  herbes  de  son  jar- 
din. «  Je  pardonne  à  tous  mes  ennemis,  mais  pas  au  liseron.  »  11 
n'y  a  pas  d'horticulteur  sérieux  qui,  à  son  lit  de  mort,  n'en  dise 
autant.  «  Supportais-tu  patiemment  l'indigence?  »  demanda  au 
souverain  improvisé  le  jeune  conquérant.  «  Plaise  aux  dieux,  répon- 
dit Abdolonyme,  —  je  n'ai  pas  eu  besoin  de  le  nommer  :  qui  pour- 
rait ignorer  cette  histoire  de  collège?  —  plaise  aux  dieux  que  je 
sache  supporter  aussi  bien  la  royauté  I  »  Qu'eût  pu  dire  de  mieux 
Aristote?  Il  faut  s'entendre  cependant:  si  Abdolonyme  a  voulu 
exprimer  la  crainte  de  demeurer  au-dessous  de  sa  tâche,  je  l'ap- 
prouve ;  il  ne  messied  pas  aux  pasteurs  de  peuples  de  s'exagérer 
la  gravité  des  obligations  qu'ils  contractent.  Si  le  jardinier,  au  con- 
traire, n'a  fait  que  laisser  percer  l'appréhension  secrète  de  trouver 
le  fardeau  trop  lourd  et  l'oreiller  trop  dur,  qu'on  le  renvoie  bien 
vite  à.  sa  bêche  I  Ne  nous  y  trompons  point  du  reste;  nous  nous 
trouvons  ici  en  présence  d'un  étrange  abus  de  mots.  Entre  Abdo- 
lonyme et  les  oints  du  Seigneur  il  existe  un  abîme.  Il  n'y  avait  pas 
de  rois,  à  proprement  parler,  sur  la  côte  phénicienne  ;  on  y  ren- 
contrait tout  au  plus  des  gouverneurs,  des  commissaires  des  classes 
ou  des  syndics  des  gens  de  mer.  Les  beys  de  Tripoli,  de  Tunis,  de 
Bougie,  de  Tlemcen  ont  eu,  au  xvi*  siècle,  dans  l'empire  des  sul- 
tans, une  bien  autre  importance,  et  ce  n'est  certes  pas  dans  les 
jardins  d'Alger  que  Soliman  eût  jamais  songé  à  chercher  un  suc- 
cesseur à  l'héroïque  Barberousse. 

Suivant  toujours  la  côte,  Alexandre  arrive  sous  les  murs  de  Tyr. 
Les  Tyriens  ne  sont  pas  moins  disposés  que  leurs  voisins  de  Sidon 
à  se  ranger  sous  la  loi  du  vainqueur  ;  ils  ne  demandent  qu'une 
chose  :  c'est  qu'aucun  Macédonien  n'entre  dans  leur  ville.  Gom- 
ment I  paA  même  le  roi  de  Macédoine,  pas  même  le  descendant  de 
l'Hercule  Argien,  impatient  d'aller  sacrifier  à  l'Hercule  de  Tyr!  Si 
le  roi  Azelmicus  ne  faisait  pas  voile,  en  ce  moment,  avec  Autopbra- 
datès,  on  pourrait  discuter,  accueillir  peut-être  ce  pieux  désir;  une 
ville  dont  le  souverain  bat  la  mer  est  tenue  de  fermer  ses  portes 
au  soldat  étranger,  car  ce  soldat  serait  bien  capable  de  ne  pas  les 
rouvrir  à  la  première  sommation  du  prince.  Le  refus  des  Tyriens 
constitue  une  offense  ;  le  siège  de  Tyr  est  à  l'instant  résolu.  Assiéger 
une  place  et  la  prendre  sont  deux  choses  ;  en  pareil  cas,  il  y  a  sou- 
vent loin  de  la  coupe  aux  lèvres.  Le  siège  de  Milet  et  le  siège 
d'Halicamasse  avaient  été  déjà  deux  opérations  de  longue  haleine  ; 


LE  DRAHB  MACÉDONIEN.  397 

nous  verrons  bienlAt  Alexandre  montrer  que  sa  ténacité  pouvait  au 
besoin  le  servir  aussi  bien  que  son  courage.  Le  siège  de  Tyr  rap- 
pelle, à  s'y  méprendre,  celui  de  Hotye.  Le  cardinal  de  Richelieu 
suivit,  prétend-on,  les  opérations  dirigées  contre  la  Rochelle,  un 
QmQtéA]urce  à  la  main  ;  Alexandre  doit  avoir  eu  à  sa  disposition  le 
journal  de  siège  du  vieux  Denys. 

Il  n'est  rien  que  les  hommes  respectent  à  l'égal  de  la  durée.  La 
fragilité  de  leur  existence,  la  rapidité  de  leur  passage  sur  cette 
terre,  les  a,  de  tout  temps,  portés  à  s'incliner  devant  les  lointaines 
origines.  Al  ce  titre,  les  cités  n'ont-elles  pas  leur  noblesse  comme 
les  vieilles  familles?  Tyr  était  une  ville  noble  s'il  en  fut  au  monde, 
car  elle  existût  déjà,  riche  et  florissante,  que  les  habitans  de  la 
Grèce  se  nourrissaient  encore  de  glands  doux.  Quinze  siècles  avant 
JéSQS-Ghrist,  les  Tyriens  possédaient  :  sur  le  contioent,  une  place 
forte,  sur  l'Ilot  voisin,  un  arsenal  maritime,  sur  un  second  Ilot,  un 
temple  justement  célèbre,  le  temple  d'Hercule  ou  de  Melkartb.  En 
Tannée  1209  avant  notre  ère,  les  fugitifs  de  Sidon  vinrent  doubler 
la  population  de  Tyr.  Si  le  prophète  Ézéchiel,  annonçant  à  la  cité 
arrogante  et  superbe  ses  malheurs  futurs,  n'y  eût  joint  le  tableau 
de  la  grandeur  dont  elle  allait  déchoir,  nous  n'aurions  aujourd'hui 
qu'une  idée  imparfaite  du  degré  d'opulence  auquel  pouvait  atteindre, 
dans  l'antiquité,  une  place  de  commerce.  Tyr  s'était  réjouie  du 
sac  de  Jérusalem  ;  le  prophète  lui  prédit  que  ses  murs  aussi  tom- 
beront bientôt,  a  assaillis  par  les  tours  de  bois  et  par  les  chaussées 
de  terre,  ébranlés  à  la  base  par  les  béliers.  »  Ge  rocher,  «  où  les 
pêcheurs  font,  de  nos  jours,  sécher  leurs  filets,  »  a  été  jadis  le 
marché  du  monde.  Les  flottes  y  rapportaient  des  contrées  les  plus 
recalées  des  richesses  immenses  :  des  ports  de  la  Libye,  du  fer,  de 
l'étain  et  du  plomb;  de  la  Grèce,  des  esclaves  et  des  chevaux. 
L'Ethiopie  fournissait  l'ébèoe  et  l'ivoire,  la  Syrie  les  pierres  pré- 
cieuses, la  pourpre,  les  étoffes  de  lin  et  de  soie,  la  Judée  le  fro- 
ment, le  baume,  le  miel,  l'huile  et  les  résines.  Du  territoire  de 
Damas  venaient  les  laines  et  les  vins,  de  l'Arabie  les  bestiaux,  de 
Saba  l'or  et  les  parfums.  L'Afrique,  l'Asie  et  l'Europe  contribuaient 
à  l'envi  au  luxe  d'une  cité  assez  riche  pour  garnir  d'ivoire  les  bancs 
de  ses  rameurs  et  doat  chaque  armateur  vivait  entouré  de  la  splen- 
deur d'un  prince.  Pendant  près  de  six  siècles  cette  prospérité  mer- 
veilleuse connut  à  peine  quelques  passagères  éclipses.  En  l'année  716, 
le  roi  d'Assyrie  vint  frapper  sans  succès  aux  portes  de  Tyr  ;  cent 
quarante  et  un  ans  plus  tard,  le  roi  de  Babylone,  Nabuchodonosor, 
les  enfonça.  Le  siège  dura  cependant  quatorze  ans.  «  Plus  d'un 
guerrier  y  perdit  les  cheveux  et  revint  les  épaules  courbées,  b 
Alexandre  mena  les  choses  plus  rondement;  l'art  d'attaquer  les 


898  RETUB  DES  DEUX  MONDES* 

places  avait  fait  en  Sicile  et,  par  contre-coup,  en  Grèce,  (fincoii- 
testables  progrès. 

De  Sidon  à  Tyr  on  compte  environ  sept  lienes.  Tyr  était  située 
dans  une  plaine  bornée,  d'un  côté  par  la  mer,  de  l'autre  par  l'Anti- 
Liban.  Les  anciens  ont  représenté  cette  ville  sous  la  forme  d'une 
jeune  fille  portée  par  les  flots.  Les  pieds  touchent  le  rivage  ;  la  tête 
et  les  bras  s'étendent  sur  la  mer.  Les  débris  qui  nous  restent 
répondent  encore  à  la  gracieuse  image*  Sur  une  péninsule  trian- 
gulaire qui  se  détache  de  la  côte,  s'élevait  la  cité  continentale,  — 
la  vieille  Tyr  ;  —  sur  les  deux  Ilots  qu'Hiram,  au  xi*  siècle  avant 
notre  ère,  réunit  par  une  chaussée,  était  bâtie  la  ville  mariâme, 
qui  embrassa  dès  lors  l'emplacement  consacré  au  culte  de  M^lkarth. 
L'écroulement  des  grands  empires  est  généralement  un  soulagement 
pour  les  petits  états  ;  Tyr  se  serait  peut-être  difficilement  retevée 
de  sa  ruine,  si  la  domination  des  Perses  n'eût  succédé  à  celle  des 
Ghaldéens.  Cyrus  fut  pour  la  communauté  marchande  qu'avait 
asservie  Nabuchodonosor  un  libérateur  suscité  par  la  Providence. 
La  constitution  autonome  qu'elle  conservait  au  temps  d'Alexandre, 
Tyr  la  devait  au  petit-fils  d'Astyage.  Tyr  demeurait,  il  est  vrai, 
vassale,  mais  on  sait  quel  relâchement  les  troubles  et  la  faiblesse 
de  l'empire  avaient  peu  &  peu  apporté  dans  ce  lien.  Avec  un  con- 
tingent de  vaisseaux,  et  probablement  aussi  avec  un  tribut,  toutes 
les  obligations  de  la  cité  phénicienne  envers  le  monarque  qui  la 
couvrait  en  retour  de  sa  protection  se  trouvaient  remplies. 

II. 

Quand  les  troupes  d'Alexandre,  venant  de  Sidon,  déboucbèrent 
dans  la  plaine,  la  vieille  ville,  la  ville  du  continent,  était  abandon* 
née  ;  la  ville  maritime  elle-même  ne  renfermait  plus  que  la  popu- 
lation valide.  Les  Temmes,  les  enfans,  les  vieillards,  avaient  été  trans- 
portés à  Garthage.  Défendue  par  une  garnison  de  30,000  hommes, 
séparée  de  la  terre  ferme  par  un  canal  de  800  m^res,  Tyr  avait 
bien  sujet  de  se  croire  en  état  d'opposer  à  Teonemi  une  longue 
résistance.  Si  le  siège  se  prolongeait,  la  situation  des  assiégeans 
deviendrait  critique;  la  Grèce  dans  l'intervalle  se  pouvait  soulever, 
et  la  flotte  d'Autophradatès  aurait  une  merveilleuse  occasion  d'ac- 
courir. Alexandre  reconnut  la  nécessité  de  pousser  les  travaux 
d'approche  avec  une  extrême  vigueur.  Sa  première  pensée  fat  de 
jeter  la  vieille  ville  dans  le  canal  pour  le  combler.  Les  Tyrieiv 
virent,  avec  autant  d'étonnemeot  que  d'eflfroi,  £^avancer  vers  leur 
lie  une  digue  dont  le  talus  ne  présentait  pas  au  sommet  moins  de 
60  mètres  de  large.  Tous  les  babitans  des  villes  voinnes,  appeUf 
sur  les  lieux,  concouraient,  de  gré  ou  de  force,  à  ce  travaÎL 


La  mer  est  sujette  à  de  soudains  transports  sur  la  côle  de  Syrie, 
et  la  Tague  y  acquiert  alors  une  force  irrésistible.  Une  tempête  du 
nontouest  bouleversa  tout  à  coup  Timmense  chaussée.  Alexandre 
n'ayaât  encore  jeté  qu'une  ville  dans  les  flot),  il  y  transporta  une 
brèt.  Kq  même  temps  qu'on  précipitait  des  masses  énormes  de 
débris  dans  le  canal,  ou  enfonçait  des  deux  côtés,  pour  les  con- 
tenir, de  longs  pilotis  dans  la  vase.  Protégées  par  ces  estacadtes, 
les  larges  crevasses  peu  à  peu  se  comblèrent,  la  digue  se  tassa  et 
finit  par  s'asseoir  solidement  sur  le  fond.  La  tâche,  dans  le  com- 
nencement,  fut  facile  ;  on  n'opérait  que  dans  les  eaux  basses,  et 
la  soldats,  rangés  sur  le  rivage,  défendaient  suffisamment  les  tra» 
Tailleurs.  Le  profondeur  cependant  peu  à  peu  augmentait;  aux 
abords  de  la  place,  elle  dépassa  5  mètres.  Du  haut  des  remparts, 
Tennemi  faisait  pleuvoir  une  grêle  de  traits  ;  il  fallut  se  mettre 
sur  la  défensive.  Deux  tours  de  bois,  armées  de  catapultes,  sont 
roulées  à  l'extrémité  du  mêle  ;  on  les  couvre  de  cuirs  verts  pour 
les  garantir  des  brandons  enflammés.  Les  Tyriens  useraient  toutes 
leurs  torches  avant  de  réussir  à  communiquer  Tincendie  à  ces 
peaux  saignantes  qui  résisteront  un  jour  au  feu  grégeois.  Pourquoi 
n'essaieraient-ils  pas  des  brûlots?  Un  b&timentde  charge  destiné 
à  transporter  des  chevaux,  —  uto  hippagoge,  —  est  rempli  jus- 
qu'au bord  de  sarmens  secs  et  de  matières  inflammables  ;  à  l'avant, 
autour  de  deux  mâtereaux  qui  surplombent  la  proue,  se  dresse  en 
outre  un  immense  bûcher.  Sur  cet  amas  de  branches  et  de  fascines 
on  verse  de  la  poix,  on  répand  du  soufre  en  poudre.  Mais  les  mâ- 
tereaux, qu'en  prétend-on  faire?  Soyez  tranquilles!  les  mâtereaux 
aussi  auront  leur  rôle.  On  les  a  garnis  de  deux  antennes  et,  au 
bout  de  chacune  de  ces  vergues,  on  a  suspendu  une  vaste  chaudière 
destinée  à  épancher,  au  moment  voulu,  sur  la  flamme  ce  que  les 
artificiers  de  Tyr  jugent  le  plus  propre  à  l'alimenter.  Tout  le  lest 
est  passé  à  la  poupe  pour  élever  la  proue  autant  que  possible  ;  la 
machioe  infernale  ainsi  disposée,  on  l'attache  solidement  entre  deux 
trières.  Maintenant  il  faut  attendre  un  vent  favorable,  un  vent  qui 
souffle  directement  vers  la  digue.  La  brise  s'élève,  les  trières 
accouplées  se  mettent  en  marche  ;  en  un  clin  d'œil  le  groupe  arrive 
sur  la  tète  du  môle.  Dès  que  le  feu  a  été  mis  au  brûlot,  les  équi- 
pages  se  précipitent  â  la  mer  et  gagnent  â  la  nage  les  embarcations 
de  secours  qui  les  attendent.  Ah  !  soldats  de  la  Macédoine,  vous 
vous  attaques  â  des  matelots  I  vous  verrez,  —  nous  l'avons  bien 
vu  Dous-mpëmes  devant  Stii)astopol,  —  tout  ce  qu'un  matelot  a  de 
nues  dans  son  sae«  La  flamme  a  enveloppé  rapidement  les  tours, 
les  deux  mâtereaux  consumés  par  le  pied  s'abattent,  le  torrent  que 
déversent  subitement  les  chaudières  vient  donner  à  cet  embrase- 
ment une  activité  incroyable.  La  flotte  des  Tyriens  se  tenait  prAte; 


iOO  REVUS  DES  DECX  MONDES. 

elle  sort  du  port  et  environne  le  môle  ;  une  grôle  de  flèches  em- 
pêche les  Macédoniens  d'approcher.  Pendant  ce  temps,  des  barques 
accostent  la  digue,  bouleversent  les  travaux  de  l'ennemi,  br&lent 
ses  machines  et  démolissent  le  mur  que,  pour  se  couvrir,  les  Macé- 
doniens avaient  établi  en  travers  sur  le  musoir  même  de  la  jetée. 
On  ne  prend  pas  une  ville  maritime,  une  Ue,  quand  on  est  inca- 
pable de  mettre  une  flotte  en  mer.  Alexandre  s'en  aperçoit  un  peu 
tard;  mais  puisqu'il  lui  faut  des  vaisseaux,  il  en  aura.  Les  soldats 
reprendront  le  môle  à  son  origine,  le  feront  plus  large  encore,  en 
état  de  supporter  un  plus  grand  nombre  de  tours,  les  architectes 
construiront  de  nouvelles  machines;  lui,  Alexandre,  il  va  s'occuper 
de  rassembler  tout  ce  que  le  littoral  déjà  soumis  peut  lui  procurer 
de  navires.  Sans  plus  tarder,  il  part  avec  les  hypaspistes  et  les 
Agriens,  —  des  soldats  pesamment  armés  et  des  archers,  —  pour 
concentrer  à  Sidon  ses  forces  navales, 

La  bataille  d'Issus  n'avait  pas  été  sans  retentissement  en  Grèce. 
Les  rois  de  Byblos  et  d'Arados  n'ont  pas  plus  tôt  appris  le  grave  échec 
infligé  à  Darius  qu'ils  n'hésitent  pas  à  déserter  sa  cause  et  à  se 
séparer  de  la  flotte  d'Autophradatës  pour  ramener  leurs  escadres  en 
Syrie.  Alexandre  les  accueille,  comme  on  peut  aisément  le  suppo- 
ser, à  bras  ouverts,  et  bientôt  ce  conquérant  sans  vaisseaux  se  voit 
à  la  tête  de  80  voiles  phéniciennes.  Le  branle  est  donné  :  ce  sont 
d'abord  les  trières  de  Rhodes  qui  rallient,  puis  celles  de  Soli  et  de 
Hallus;  il  en  vient  10  de  Lycie,  1  de  Macédoine,  120  amenées  par 
les  rois  de  Chypre.  Que  tout  devient  facile  à  certaines  heures  pour 
les  hommes  que  le  ciel  suscite  et  que  la  fortune,  par  conséquent, 
seconde  I  Défendons-nous  cependant  soigneusement  de  ces  ten- 
dances fatalistes!  Si  Alexandre  n'eût  déjà  fait,  en  plus  d'une  occa- 
sion, éclater  sa  clémence,  s'il  n'eût  poussé  l'impartialité  jusqu'à 
se  faire  soupçonner  d'un  penchant  secret  pour  les  vaincus,  il  n'au- 
rait jamais  eu  le  bénéfice  de  tant  de  défections.  Dans  cet  abandon 
général  de  la  cause  compromise,  une  seule  exception  fut  à  noter  : 
le  roi  de  Tyr,  Azelmicus,  voulut  partager  le  sort  de  ses  sujets.  11 
prend,  lui  aussi,  la  route  de  la  Syrie,  mais  ce  n'est  pas  pour  tdler  se 
jeter  aux  pieds  du  vainqueur.  Il  entre  à  Tyr  à  pleines  voiles  et  vient 
communiquer  une  énergie  nouvelle  à  la  défense.  La  flotte  d'Alexandre 
cependant  était  prête  :  par  une  coïncidence  heureuse,  arrivent  en 
ce  moment  même  du  Péloponèse  A,000  mercenaires  sous  les  ordres 
de  Gléandre,  fils  de  Polémocrate.  Voilà  des  hoplites  tout  trouvés  pour 
les  vaisseaux  I  Alexandre  ne  se  soucie  guère  de  livrer  aux  Tyriens 
un  combat  naval  qui  se  décide  uniquement  à  coups  d'éperons;  il 
sent  que  dans  un  pareil  conflit  l'avantage  pourrait  bien  demeurer  à 
la  flotte  d'AzeboDicus.  Mieux  vaudra  en  venir  sur-le-champ  à  l'abor- 
dage ;  il  importe  donc  que  les  ponts  soient  fortement  armés.  Sidon» 


LE   DRAME  HACÉDONIEN.  AOl 

nous  l'avons  dît,  est  à  20  milles  marins,  sept  lieues  environ,  de  Tyr. 
Alexandre,  en  partant  de  Sidon,  se  forme  sans  plus  tarder  en  ligne 
de  bataille;  il  se  place  à  l'aile  droite.  —  Les  rois  de  Chypre 
et  de  Phénicie  prennent  également  peste  à  cette  aile;  un  seul 
roi,  Pnytagore,  va  se  ranger  à  l'aile  gauche,  prêt  à  soutenir  Cra- 
tère. Jusqu'ici  Alexandre  n'a  combattu  les  flottes  qui  lui  ont  été 
opposées  qu'avec  sa  cavalerie;  c'est  avec  sa  cavalerie  qu'à  Milet  il 
empêchait  les  Perses  de  prendre  terre  pour  faire  de  l'eau,  du  bois, 
et  qu'il  les  obligeait  à  se  retirer,  faute  de  vivres,  à  Samos.  L'em- 
pereor  Napoléon  se  servit  avec  un  égal  succès  de  son  artillerie  à 
cheval.  On  vit  en  1 805  le  maréchal  Davout  appuyer  de  ses  projec- 
tiles la  flottille  batave  quand  cette  flottille,  sortie  de  l'Escaut,  dou- 
bla le  cap  Gris-Nez  sous  le  feu  de  la  croisière  anglaise.  Singulier 
combat,  qui  nous  ramenait  aux  jours  où  Philotas  chassait  les  vais- 
seaux perses  du  seul  mouillage  qui  leur  restât  au  pied  du  mont 
Hycalel 

La  cavalerie  et  l'artillerie  à  cheval  sont  les  deux  grandes  enne- 
mies des  descentes;  les  chemins  de  fer  contribuent  aussi  à  les 
rendre  périlleuses  ;  si  nous  tentons  jamais  quelque  débarquement, 
nous  aurons  soin  de  ne  pas  oublier  les  escortes.  Yerrons-nous  alors 
les  conmimandans  d'armée  s'embarquer  à  leur  tour  et  venir  à 
DOtre  rencontre?  Ce  n'est  pas  impossible  :  on  sait  que,  devant  Bou- 
logne, l'empereur,  accompagné  de  l'amiral  Decrès,  voulut  voir  de 
ses  propres  yeux  de  quelle  façon  ses  chaloupes  canonnières  sou- 
tiendraient les  volées  des  frégates  anglaises.  Son  ardeur  l'emporta 
si  loin  que  le  canot  sur  lequel  il  était  monté  faillit  être  coulé  par 
le  feu  de  bordée  qui  l'accueillit.  Un  empereur  n'est  pas  à  sa  place 
dans  ces  escarmouches  ;  passe  encore  pour  des  généraux  !  Mais  si 
la  grandeur  de  Napoléon  ne  l'attachait  pas  toujours  au  rivage,  on 
peut  dire  qu'elle  n'y  a  jamais  enchaîné  Alexandre.  Ce  qu'Alexandre 
arait  interdit  sous  Milet  à  Parménion,  il  allait  le  tenter  lui-même. 
Ajoutons  que  les  circonstances  étaient  bien  changées  et  que  le 
résultat  à  obtenir  en  valait  la  peine. 

Les  Tyriens,  rangés  devant  leurs  ports,  attendaient  Alexandre. 
Leur  première  pensée  avait  été  d'accepter  le  combat;  ils  ne  soup- 
çonnaient pas  que  le  roi  de  Macédoine  pût  amener  de  Sidon  autant 
de  vaisseaux.  Le  vaste  développement  de  la  flotte  ennemie  a  sou- 
dain glacé  leur  courage.  Les  Macédoniens  cependant  ne  s'avancent 
pas  avec  l'impétuosité  de  gens  sûrs  du  succès  et  qui  jugent  inutile 
de  se  prémunir  contre  une  résistance  sérieuse  ;  ils  ont  suspendu 
la  marche  de  leur  flotte ,  comme  à  Issus,  ils  ralentirent  le  pas  de  la 
phalange.  Alexandre,  avant  de  se  précipiter  sur  les  vûsseaux  qu'il 
a  devant  lui,  rectifie  sa  ligne,  où  la  confusion  s'est  glissée  pendant 

Ton  zLii.  *  1880.  ^ 


i02  EET0£  DiS  D£UX  ICOND£S. 

la  traversée. —  Il  est  si  difficile  de  marcher  longtemps  en  bataille! 
—  Taile  droite  lève  rames,  et  Taile  gauche  se  hâte;  le  front  peu  à 
peu  se  rétablit.  Les  Tyriens  hésitans  sont  restés  immobiles  ;  Alexandre 
contemple  d'un  œil  satisfait  la  longue  ligne  de  vaisseaux  qui  se  ba- 
laace  sur  ses  rames  horizontalement  étendues.  Il  ne  faut  pas  souf- 
frir que  cette  ligne  si  péniblement  rectifiée  se  déforme  de  nouveau 
par  une  trop  longue  attente.  Que  reste*t-il  à  faire  7  Ce  qu'on  fît  à 
Issus,  ce  qu'on  fera  bientôt  dans  les  champs  d'Arbèles.  En  avant  I 
Le  signal  est  donné;  toute  la  flotte  part  d'un  trait.  Les  Tyriens 
ébranlés  se  replient  précipitamment  vers  leurs  ports.  Us  en  ont 
deux  :  l'un  qui  regarde  Sidon,  l'autre  dont  l'ouverture  est  tournée 
vers  l'Egypte.  Leur  flotte,  ils  le  savent  maintenant,  n'est  plus  en 
mesure  de  livrer  bataille  ;  elle  peut  servir  du  moins  à  fermer  l'en- 
trée des  deux  darses.  La  retraite,  après  tout,  s'est  opérée  en  bon 
ocàxe\  Alexandre  a  dû  s'arrêter  devant  les  proues  rangées  à  la 
bouche  étroite  du  port  du  nord.  Trois  galères  seulement  ont  som- 
bré sous  les  éperons  des  vaisseaux  macédoniens,  et  encore  un 
rivage  ami  se  trouvait-il,  à  faible  distance,  prêt  à  recevoir  et  à  pro- 
téger les  équipages. 

Où  en  sont  les  travaux  du  môle?  Ces  travaux,  pendant  l'absence 
d'Alexandre,  ont  beaucoup  avancé;  ils  ne  permettent  pas  encore 
aux  machines  d'approcher  des  murs  ;  ils  offrent  du  moins  aux  vais- 
seaux un  abri  sûr  contre  la  tempête.  Il  suffit,  sitôt  que  le  vent 
change,  de  se  porter  du  côté  que  la  chaussée  abrite.  G*est  ainsi 
qu'aujourd'hui  Tyr,  —  Sour  est  son  nouveau  nom,  —  possède 
encore  deux  rades.  La  flotte  va  jeter  l'ancre  sous  la  protection  du 
rempart  que  lui  ont  préparé  les  soldats.  Le  lendemain  elle  se  par- 
tage. Les  vaisseaux  de  Chypre,  conduits  par  Andromaque,  sont  des- 
tinés à  rester  du  côté  de  Sidon,  les  bâtimens  phéniciens  surveille- 
ront le  port  situé  à  l'autre  extrémité  de  l'Ile.  Pour  mieux  nous 
entendre,  appelons  désormais  avec  Arrien  le  premier  de  ces  ports 
le  port  intérieur;  donnons  au  second  que  bat  la  mer  du  large,  le 
nom  de  port  égyptien.  C'est  du  côté  de  la  darse  égyptienne  qu'A- 
lexandre fait  dresser  sa  tente. 

Les  places,  de  nos  jours,  se  dérobent  aux  coups  de  l'artillerie; 
elles  s'enroncent,  pour  ainsi  dire,  sous  terre,  ne  montrant  au-des- 
sus de  la  crête  des  glacis  qu'une  longue  ligne  de  parapets  gazon- 
nés.  Dans  l'antiquité,  plus  les  murailles  étaient  hautes,  plus  on 
les  jugeait  imprenables.  Les  Tyriens  avaient  entouré  leur  ville  de 
remparts  épais  formés  de  larges  blocs  qu'unissait  le  solide  ciment 
dont  nous  n'avons  pas  tout  à  fait  retrouvé  le  secret  ;  à  ces  remparts 
ils  donnèrent  une  élévation  de  60  mètres.  On  n'enlève  pas  de  sem- 
blables boulevards  avec  des  échelles;  il  faut  les  renverser.  Quel 


LE  DRAME  MACÉDONIEN.  403 

labeur  pour  un  conquérant  habitué  à  dissiper  des  armées  en  un 
jour,  à  subjuguer  des  provinces  entières  en  moins  d'une  semaine  ! 
Songeons  maintenant  à  ce  peuple  qu'on  assiège  :  il  y  ya  pour  lui 
de  la  vie  ou  tout  au  moins  de  la  liberté.  Par  liberté,  nos  générations 
heureuses  entendent  une  somme  plus  ou  moins  grande  de  droits 
politiques;  la  liberté  signifiait  jadis  la  seule  condition  qui  pût 
rendre  la  vie  préférable  à  la  mort.  Voyez  dans  Athènes  même, 
dans  cette  Athènes  si  douce  généralement  à  tout  ce  qui  ne  pro- 
voquait pas  son  envie,  quel  était,  sans  que  les  plus  grandes  âmes 
songeassent  à  s'en  indigner,  le  sort  de  l'homme  réduit  à  la 
servitude  !  Dès  que  les  juges,  dans  un  procès  obscur,  éprouvaient 
le  besoin  d'éclairer  leur  conscience,  ce  n'était  pas  l'homme  libre, 
c'était  son  esclave  qu'ils  faisaient  comparaître  pour  l'étendre  sur 
le  chevalet,  a  Méthode  judicieuse  I  s'écrie  dans  un  de  ses  élufê 
d'éloquence  Démosthène.  Plus  d'un  témoin  a  été  condamné  pour 
imposture  ;  jamais  esclave  soumis  à  la  question  n'a  été  convaincu 
d'avoir  déguisé  la  vérité.  »  Aussi  l'innocence  du  maître  mettait- 
elle  un  certain  orgueil  à  s'affirmer  par  ce  témoignage  irréfragable  : 
«  Nous  produisons  nos  esclaves  et  nous  les  livrons  à  la  ques- 
lioDl  »  Que  répondre  à  un  argument  qui  montrait  si  bien  la  con- 
fiance de  l'orateur  dans  la  bonté  de  sa  cause?  L'esclave  n'était 
plus  un  homme  ;  il  avait  perdu  sa  personnalité,  comme  les  mal- 
heureux vendus  à  Satan,  perdaient  au  moyen  âge,  leur  ombre. 
11  ne  faudrait  pas  se  laisser  abuser  par  quelques  dispositions  légis- 
latives :  quand  la  loi  protégeait  l'esclave,  elle  éprouvait  le  besoin 
de  s'en  excuser,  a  Non  I  disait-elle,  le  législateur  ne  s'intéresse 
pas  à  l'esclave,  mais  le  respect  dû  à  la  liberté  eût  été  moins  bien 
assuré  s'il  ne  se  fût  étendu  jusqu'à  la  servitude.  »  Que  l'on  com- 
prend bien,  après  ces  nufs  aveux,  la  rage  frémissante  de  Spartacus 
et  la  défense  énergique  de  Tyr  I  La  guerre  est  presque  devenue  un 
passe-temps  depuis  que  les  prisonniers  ne  servent  plus  qu'à  faire 
éclater  la  courtoisie  du  vainqueur.  Ne  pourrait-on  dès  lors  chercher 
et  découvrir  des  divertissemens  moins  sanglans  7 

IIL 

Les  Tyriens  se  sentaient'condamnés  ;  les  diversions  sur  lesquelles 
ils  avaient  compté  leur  faisaient  défaut  ;  le  désespoir  seul  pouvait 
prolonger  la  résistance.  Le  désespoir  est  encore  une  ressource 
pour  des  assiégés.  Le  môle  d'Alexandre  avançait  moins  vite  qu'on 
n'eût  pu  le  supposer;  depuis  qu'on  était  arrivé  à  portée  de  trait 
des  remparts,  la  tête  de  la  digue  devenait  un  poste  périlleux.  Les 
Tyriens  s'étaient  empressés  d'accumuler  de  ce  côté  leurs  machines, 


&0&  RETUE  DES   DEUX  MONDES. 

il  n'y  avait  pas  une  pierre  jetée  à  Teau  qui  ne  coûtât  la  vie  à  quel- 
que soldat.  La  chaussée  de  Richelieu  n'a  pas  exigé,  pendant  les 
treize  mois  qu'employa  le  siège  de  la  Rochelle,  de  moindres  sacri- 
fices, et  n'avons-nous  pas  vu  nous-mêmes,  devant  Sébastopol, 
des  tètes  de  sape  emportées  deux  ou  trois  fois  de  suite  avec  les 
intrépides  travailleurs  qui  essayaient  d'y  assujettir  leur  gabion? 
Le  dernier  mot  n'en  restait  pas  moins  aux  martyrs  du  devoir 
professionnel;  il  se  rencontrait  toujours  quelque  sapeur  dévoué 
pour  venir  prendre  la  place  du  héros  sans  nom  que  le  boulet 
venait  d'enlever.  Le  jour  où  l'on  cesserait  d'avoir  de  tels  hommes, 
il  faudrait  se  résigner  à  obéir  aux  peuples  qui  en  auraient  con- 
servé, car  il  ne  serait  plus  possible  de  lutter  contre  eux.  Voilà  ce 
que  les  plus  fervens  amis  de  la  paix  doivent  se  répéter  tous  les 
jours,  si  l'amour  de  la  paix  n'a  pas  diminué  leur  horreur  de  la  ser- 
vitude. Les  soldats  macédoniens  ne  montraient  pas  moins  de  persé- 
vérance que  leur  roi.  Ni  les  ouvriers,  ni  le  bois,  d'ailleurs,  ne  man- 
quaient. On  avait  non-seulement  dressé  des  machines  sur  le  môle  ; 
m  en  avait  aussi  placé  sur  les  navires  de  charge  amenés  de  Sidon,sar 
les  trières  mêmes  que  leur  marche  inférieure  rendait  impropres  à 
figurer  en  ligne.  Les  batteries  du  môle  rencontraient  prêtes  à  leur 
répondre  d'autres  batteries  qui  les  dominaient,  les  béliers  flottans 
étaient  tenus  à  l'écart  des  murailles  par  les  enrochemens  qui  proté- 
geaient le  pied  des  remparts  :  Alexandre  donna  l'ordre  de  nettoyer  le 
fond  et  l'on  vit  bientôt  les  trières  occupées  à  draguer  ces  énormes 
blocs  que  les  efforts  réunis  de  deux  chiourmes  réussissaient  à  peine 
à  ébranler.  Qui  se  résout  à  faire  un  siège  doit  s'armer  de  patience; 
la  patience  même  ici  ne  suffisait  pas,  il  fallait,  en  outre,  faire 
une  singulière  dépense  d'industrie.  Les  assiégeans  en  déployaient 
beaucoup,  la  ville  assiégée  ne  leur  en  opposait  pas  moins.  Les 
Tyriens  disposaient  d'une  multitude  de  barques  ;  ils  couvraient  ces 
bateaux  d'un  pont  volant,  incliné  des  deux  côtés  comme  un  toit;  se 
mettant  ainsi  à  l'abri  des  traits,  ils  se  laissaient  tomber  à  l'impro- 
vlste  sur  les  câbles  des  batteries  flottantes.  D'un  coup  de  faux 
les  amarres  se  trouvaient  tranchées,  et  les  galères,  avec  leurs  ma- 
chines, s'en  allaient  en  dérive  ;  avant  que  d'autres  galères  pussent 
les  prendre  à  la  remorque,  le  vent  les  avait  jetées  à  la  côte.  Alexandre 
eut  l'ingénieuse  idée  de  défendre  ses  câbles^par  des  triacontères 
également  pontées  et  placées  en  avant  des  batteries  en  guise  de 
chevaux  de  frise.  Les  Tyriens  ne  se  donnèrent  pas  pour  battus;  ils 
envoyèrent  des  plongeurs  couper  les  amarres  sous  l'eau.  N'oublions 
pas  que  nous  sommes  dans  le  pays  des  pêcheurs  d'épongés  :  quand 
on  a  pris  dès  l'enfance  l'habitude  de  retenir  son  haleine  pour  aller 
toucher  le  fond  à  plus  de  quarante  brasses  au-dessous  de  la  sur- 


LE  drâmb  magedomien.  A 05 

face,  c'est  un  jeu  que  de  nager,  pendant  quelques  minutes,  entre 
deoz  eaux.  Les  Macédoniens  prirent  &  la  fin  le  meilleur  parti;  ils 
amarrèrent  leurs  vaisseaux  avec  des  câbles-chalnes.  Que  de  temps 
il  nous  a  fallu  à  nous-mêmes  pour  en  venir  là  1  Et  pourtant,  nos 
ancêtres  les  Vénëtes  ne  mouillaient  jamais  autrement.  On  serait 
quelquefois  tenté  de  croire  que  si,  depuis  deox  mille  ans,  nous 
avons  beaucoup  appris,  nous  avions  beaucoup  oublié. 

Grâce  à  cette  précaution  et  à  l'activité  des  dragages,  l'approche 
de  la  muraille  de  mer  allait  devenir  facile;  les  Tyriens  jugèrent  le 
moment  venu  de  tenter  une  sortie.  Les  sorties  tardives,  ce  sont  les 
premières  convulsions  d'une  place  qui  se  noie.  Ce  q«i  inquiétait  le 
pljis  les  assiégés,  c'était  la  crainte  de  voir,  au  moment  de  l'as- 
saut, les  vaisseaux  de  Chypre  se  ruer  sur  le  port  intérieur,  La 
longue  impunité  avec  laquelle  cette  portion  de  la  flotte  ennemie 
maintenait  son  blocus  devait  heureusement  avoir  apporté  un  cer- 
tain relâchement  dans  sa  surveillance;  il  était  donc  permis  de 
compter,  le  jour  où  l'on  voudrait  la  surprendre  par  une  attaque 
soudaine,  sur  la  somnolence  qui  finit  toujours  par  gagner  une 
escadre  mouillée  sur  ses  ancres.  La  même  ruse  a  réussi  tant  de 
fois  qu'en  la  mentionnant  de  nouveau,  je  ne  sais  trop  si  je  donne 
vraiment  un  exemple  à  suivre  ;  peut-être  conviendrait-il  à  cet  égard 
d'innover  un  peu.  N'importe,  j'enregistre  scrupuleusement  cette 
répétition  du  stratagème  dont  Gonon  fit,  dans  les  eaux  de  Lesbos, 
un  si  heureux  usage.  A  Tyr,  comme  à  Mitylène,  on  tend  des  voiles 
devant  les  galères  pour  dissimuler  l'embarquement  des  troupes; 
comme  à  MalakofT,  comme  à  Syracuse,  on  choisit  pour  donner  le 
signal  de  l'attaque,  l'heure  de  midi,  c'est-à-dire  l'heure  où,  de 
temps  immémorial,  le  soldat  et  le  matelot  dînent.  Les  Tyriens  n'é- 
quipent, pom:  cette  entreprise,  qu'un  petit  nombre  de  vaisseaux, 
mais  ils  les  choisissent  parmi  les  plus  forts  qu'ils  possèdent  :  — 
trois  quinquérèmes,  trois  quadrirèmes,  sept  trières  ;  ils  mettent  à  bord 
leurs  meilleurs  rameurs.  Sur  le  pont  se  tient  prête  une  troupe  d'é- 
lite, aguerrie  et  familiarisée  avec  les  combats  de  mer.  Les  rameurs 
voguent  doucement  et  sans  bruit;  le  céleuste  lui-même  fait  silence. 
Les  Cypriotes  n'ont  encore  donné  aucun  signe  d'alarme  :  l'escadre 
continue  de  se  glisser  hors  du  port  :  tout  à  coup  les  rameurs  se 
lèvent  et  poussent  tous  à  la  fois  un  grand  cri  ;  le  moment  est  venu  : 
chacun  s'est  courbé  sur  sa  rame,  chacun  accompagne  la  voix  du 
céleuste  et  marque  la  cadence  en  faisant  ployer  sous  ses  bras  ner- 
veux l'aviron.  Les  galères  volent  sur  l'eau  ;  la  flotte  de  Chypre  est 
prise  à  l'improviste.  Certains  vaisseaux  ont  à  peine  quelques  hommes 
d'équipage;  ceux  qui  ont  leur  équipage  au  complet  n'ont  pas  eu  le 
temps  de  se  mettre  en  défense.  La  galère  de  Pnytagore,  —  vous 


1 


kOÔ  BETUS  DES  DSmL  MONDES. 

rappeleE-vom  ce  roi  qai  commandait  aui  cOtés  de  Cratère?  —  les 
yaisseftux  d'ÀDdroclës,  de  Pasiorate,  sont  coulés  au  premier  choc; 
le  reste,  poussé  à  la  côte,  se  défend  de  son  mieux,  mais  n'en  parait 
pas  moins  destiné  à  joncher  de  ses  débris  le  rivage. 

Où  était  Alexandre  pendant  cette  alerte?  Les  Tyriens  le  croyaient 
jMMs  sa  tente;  la  sieste  du  roi,  aussi  bien  que  le  repas  des  mate- 
lots, entrait  dans  leurs  calculs.  Le  hasard  voulut  qu'Alexandre,  ce 
jour-là,  sortit  de  sa  tente  plus  tôt  que  de  coutume.  Il  aperçoit  les 
galères  tyriennes,  au  moment  môme  où  ces  galères  débouchaient 
de  l'entrée  do  port  intérieur.  Le  port  égyptien  va-t-il  vomir  une 
seconde  flotte  de  sa  darse?  Si  cette  nouvelle  sortie  vient  appuyer 
l'autre,  la  mer  peut,  en  quelques  heures,  retomber  au  pouvoir^es 
Tyriens.  Telle  est  la  première  pensée  d'Alexandre  :  il  court  à  ses 
vaisseaux.  Ceux  qui  se  rencontrent  sous  sa  main,  équipés  au  com- 
plet ou  à  demi-armés,  il  les  expédie  à  la  bouche  de  la  darse  égyp- 
tienne. Avant  tout  il  importe  de  garder  l'entrée  de  ce  port,  de 
ne  pas  laisser  s'en  échapper  un  navire.  L'ordre  est  rapidement  exé- 
cuté. Dès  qu'Alexandre  se  sent  assuré  sur  ses  derrières,  il  se  porte 
avec  le  reste  de  la  flotte,  quinquérèmes  et  trières,  du  côté  où  le 
combat  rugit.  Il  a  comblé  le  bras  de  mer  qui  lui  eût  offert,  vers  la 
plage  sur  laquelle  les  vaisseaux  de  Chypre  sont  échoués,  un  prompt 
et  Tacile  chemin  ;  il  lui  faut,  pour  venir  au  secours  de  ses  bâtimens 
assaillis,  prendre  la  route  du  large  et  faire  le  tour  de  Tlle.  Les 
combattans  ne  soupçonnent  pas  encore  ce  mouvement;  les  assié- 
gés, du  haut  de  leurs  remparts,  l'aperçoivent.  Lès  vaisseaux  com- 
promis peuvent  encore  être  sauvés  ;  il  leur  reste  le  temps  d^opérer 
leur  retraite.  Gomment  les  avertir?  Est-il  quelque  clameur  qui 
puisse  être  assez  forte  pour  dominer  le  tumulte  de  la  mêlée?  Des 
signaux!  se  trouvera-t-il,  parmi  tous  ces  champions  acharnés  à  leur 
tâche,  un  seul  soldat  qui  porte  ses  regards  en  arrière?  Tous  les 
bras  sur  les  murailles  s'agitent  et  tous  les  cœurs  se  serrent;  l'émo- 
tion croit  de  mmute  en  minute,  car  les  vaisseaux  d'Alexandre  dévo- 
rent la  distance.  Yit-on  jamais  spectacle  plus  navrant?  Une  escadre 
qui  portait  dans  ses  flancs  le  salut  de  la  ville  va  être  détruite,  faute 
d'un  simple  avis  qui  lui  parvienne.  Eh  I  quoi,  n'entendez-vous  pas 
ce  long  hurlement  de  douleur,  ces  cris  de  femmes  et  d'enfans,  cet 
appel  désespéré  de  la  cité  qui  se  sent  mourir?  Il  est  maintenant 
trop  tard  :  quand  bien  même  l'avertissement  qu'un  peuple  entier 
vous  envoie  arriverait  jusqu'à  vous,  la  fuite  ne  vous  sauverait  plus 
de  l'épée  d'Alexandre.  La  flotte  vengeresse  déborde  en  ce  mo- 
ment de  l'extrémité  de  l'Ilot  qui  vous  a  dérobé  son  approche.  En 
arrière  I  en  arrière  I  si  vous  tenez  à  la  vie.  Des  chacals,  surpris 
par  un  lion  ne  se  disperseraient  pas  avec  plus  d'épouvante  ;  c'est 


LE  DRAME  MàCÉDONUN.  A07 

à  qui  tournera  le  plus  vite  sa  proue  vers  le  port.  Il  est  malheureu- 
sement trop  tard;  peu  de  vaisseaux  échappent  par  la  fuite^  les 
antres  sont  coulés  ou  mis  hors  de  service;  les  Macédoniens  captu- 
rent une  quinquérëme  et  une  quadrirëme  à  l'entrée  môme  du  port. 

Four  la  première  fois,  depuis  son  départ  d' Amphipotis,  Alexandre 
se  Toit  le  maître  incontesté  de  la  mer.  C'est  une  phase  nouvelle 
dans  sa  fortune;  il  n'en  doit  le  bénéfice  qu'à  lui-même.  Sans  sa 
résolution,  sans  sa  promptitude  à  voler  au  péril,  les  Tyriens  repre- 
naient l'ascendant  qu'ils  avaient  perdu.  A  dater  de  ce  jour,  la  ma- 
rine de  Chypre,  d'Arados,  de  Byblos  et  de  Sidon  ne  doit  plus  s'ap- 
peler que  la  marine  d'Alexandre.  Je  lui  donne  ce  nom,  et  Néarque 
me  justifiera. 

Puisque  la  mer  est  fermée  pour  toujours  aux  Tyriens,  on  peut, 
sans  plus  tarder,  faire  approcher  les  machines  des  murs.  A  quelle 
partie  des  remparts  va-t-on  s'attaquer?  Discerner  le  point  faible  et 
frapper  résolument  à  la  clé  de  voûte,  tout  le  succès  d'un  siège 
est  là.  La  prise  de  Sébastopol  cessa  d'être  douteuse,  quand  nous 
eflmes  découvert  que  l'écroulement  devait  commencer  par  Hala- 
kof.  Alexandre  fait  d'abord  avancer  ses  béliers  sur  le  môle;  ^la 
solidité  des  murailles  lui  montre  bientôt  que,  de  ce  côté,  ses  ma- 
chines demeureront,  quoi  qu'il  fasse,  impuissantes.  Il  se  décide 
alors  à  faire  assaillir  par  ses  batteries  flottantes  la  partie  de  la  ville 
qui  regarde  Sidon.  Là  encore  les  béliers  font  peu  de  progrès.  Res- 
tait le  front  de  mer.  Les  Tyriens  ne  s'étaient  jamais  attendus  à  le 
Toir  battu  par  des  machines  ;  ils  ne  l'avaient,  en  conséquence,  cou- 
vert que  par  des  murailles  peu  épaisses  et  peu  élevées.  Alexandre 
assemble  un  certain  nombre  de  trières  deux  à  deux  et,  sur  la  plate- 
forme que  portent  ces  pirogues  doubles,  semblables  à  l'appareil 
dont  je  rêve  l'emploi,  il  établit  des  béliers  et  des  tours.  Un  pan  de 
mur  s'écroule;  s'aidant  des  ponts  volans  que  chaque  navire  a  pris 
soin  d'embarquer,  les  Macédoniens  s'élancent  sur  la  brèche.  La 
lutte  n'y  tourne  pas  à  leur  avantage  ;  ce  n'est  point  par  cette  ouver- 
ture étroite  que  les  assiégeans  réussiront  à  pénétrer  dans  la  ville. 
A  l'approche  de  la  nuit,  Alexandre  fait  sonner  la  retraite.  On  assure 
que,  découragé,  il  songea  un  instant  à  lever  le  siège  et  à  continuer 
sa  marche  vers  1  Egypte.  En  s'attaquant  à  Tyr,  il  avait  imprudem- 
ment joué  le  jeu  de  l'ennemi.  Si  Memnon  eût  vécu,  le  vainqueur 
d'Issus  trouvait  dans  cette  ville  réduite  au  désespoir  et  qu'un 
secours  maritime  eût  rendue  imprenable,  son  Saint-Jean-d'Acre. 
Cesser  de  vaincre  est  déjà  pour  un  conquérant  un  premier  pas  vers 
la  défaite.  Du  moment  qu'Alexandre  avait  annoncé  à  ses  soldats 
qn'il  entrerait  dans  Tyr,  du  moment  qu'il  avait  mis  par  sa  persis- 
tance même  l'attention  des  peuples  récemment  soumis  en  éveil,  il 
était  indispensable  que  Tyr  tombât.  Alexandre  refoula  au  fond  de 


i08  flfifOE  DBê  DEUX  MONDES» 

son  cœur  les  impatiens  désirs,  les  inquiétudes  mêmes  qui  l'appe- 
laient en  Egypte  ;  il  se  promit  de  tout  risquer,  de  ne  ménager  ni  sa 
personne  ni  ses  troupes,  pour  mieux  venir  à  bout  d'une  résistance 
qui  devait  toucher  à  son  terme. 

Trois  jours  après  Tassant  resté  sans  résultat,  une  circonstance 
favorable  se  présente  :  la  mer  était  calme  et  plate  comme  un  lac. 
Alexandre  fait  de  nouveau  approcher  les  vaisseaux  munis  de  ma- 
chines. Du^premier  choc  les  murailles,  déjà  ébranlées,  chancellent; 
quelques^  coups  de  bélier  encore,  elles  s'abattent.  Les  remparts, 
comme  un'  rideau  fendu  de  haut  en  bas,  se  déchirent  et  à  ira- 
vers  la  large  fissure  apparaît  la  ville.  Les  navires  s'écartent  pour 
faire  place  aux  colonnes  d'assaut.  Ces  colonnes  ont  été  embarquées 
sur  deux  vaisseaux  de  combat.  Sur  l'un  de  ces  vaisseaux  vous  trou- 
verez, avec^ Alexandre,  les  hypaspistes  commandés  par  Admète  ;  sur 
l'autre,  les  hétaires  à  pied  conduits  par  Gœnus.  Il  n'est  point  d'assaut 
sérieux  qui  j  ne  soit  accompagné  d'une  diversion  ;  l'assiégeant  a 
trop*'  d'intérêt  à  diviser  l'attention  de  l'ennemi.  La  flotte  a  reçu 
l'ordre  d'attaquer  à  la  fois  les  deux  ports,  d'inquiéter  même,  si  elle 
en  trouve  l'occasion,  les  autres  parties  de  l'enceinte.  La  flotte 
d'Alexandre  n'est  pas,  comme  la  nOtre  devant  Sébastopol,  condam- 
née par^son  tirant  d'eau  à  se  tenir  à  1,800  mètres  des  remparts; 
elle  peut]  accoster  les  murs  et  y  appliquer  les  échelles.  Le  port 
égyptien  [était  fermé  par  une  estacade  ;  les  vaisseaux  de  l'aile 
droite  y  pénètrent  après  en  avoir  rompu  la  barrière.  Ils  brisent  à 
coups  d'éperon  les  navires  mouillés  au  milieu  de  la  darse,  écra- 
sent contre  les  quais  les  bâtimens  amarrés  à  terre.  L'escadre  de 
Chypre,  pendant  ce  temps,  attaquait  le  port  intérieur.  Ni  chaîne 
ni  drome  flottante  n'en  barraient  l'entrée  ;  la  précaution  avait  été 
jugée  superflue,  puisque  le  port,  veuf  de  ses  bâtimens  détruits  par 
Alexandre,  restait  vide.  Hais  ce  port,  dont  on  laissait  l'ouverture 
sans  défense,  donnait  accès  aux  murailles;  les  Tyriens  auraient  dOt 
y  songer.  La  lassitude,  le  découragement  produit  par  de  longues 
soufiiances  et  par  l'ombre  sinistre  que  projettent  devant  eux  les 
dénoûmens  funestes,  n'ont-ils  pas  engendré  de  pareils  oublis  dans 
tous  les  sièges?  Si  l'on  eût  placé  à  la  gorge  de  Malakof  les  deux 
canons  qui  devaient,  suivant  les  ordres  du  général  Totleben,  battre 
l'intérieur  de  l'ouvrage,  Malakof  eût  été,  comme  le  bastion  cen- 
tral, le  tombeau  des  Français. 

La  seule  pensée  d'emporter  une  place  telle  que  Tyr  par  escalade 
cause  le  vertige;  cette  audace  cependant  n'est  rien  si  on  la  com- 
pare aux  choses  que  nous  avons  vues  :  des  soldats  courant  pen- 
dant 200  mètres  sous  la  mitraille,  se  jetant,  au  bout  de  cette  course 
folle,  dans  un  fossé  profond  de  18  pieds,  y  rencontrant  des  mines^ 
des  fougasses,  perdant  par  l'explosion  des  compagnies  entières  et 


L£  DaAMB  MACioONIBN.  ^09 

parvenant  néanmoins,  bien  que  fusillés  du  haut  des  merlons,  à 
gravir  une  escarpe  aussi  raide  qu'un  mur,  pour  aller  tomber,  de 
Taatre  côté  du  parapet,  sur  une  double  haie  de  baïonnettes  I  La 
tour  Malakof  a  été  surprise  ;  le  bastion  central  a  été  envahi  quand 
l'ennemi  était  sur  ses  gardes.  Beaucoup  ont  péri  en  route,  un  plus 
grand  nombre  est  resté  au  fond  du  fossé,  quelques-uns  ont  trouvé 
la  mort  là  où  c'était  déjà  une  surprenante  victoire  d'avoir  pu  arri- 
ver. J'ai  eu  entre  les  mains  une  lettre  du  chef  d'état-major  de  l'ar- 
mée russe,  de  l'adjudant  général  Kotzebue  :  après  avoir  pris  la 
peine  de  faire  rechercher  dans  les  hôpitaux  un  prisonnier  dont  le 
sort  m'intéressait  vivement,  le  général  m'annonçait,  avec  une  émo- 
tion dont  je  lui  sais  encore  gré,  de  quelle  façon  ce  jeune  et  vaillant 
soldat  avait  perdu  la  vie.  On  se  rappelait  l'avoir  vu  pénétrer  dans 
le  bastion  central,  y  lutter  corps  à  corps,  se  débattre  au  milieu  des 
ennemis  qui  voulaient  le  saisir  et  succomber  enfin,  atteint  en  pleine 
poitrine  d'un  coup  de  buonnette.  Arrien  et  Quinte-Gurce  peuvent 
maintenant  se  donner  carrière,  nous  ne  suspecterons  plus  la  véra- 
cité de  leurs  récits.  Les  soldats  qui  nous  rendirent  témoins  de 
pareilles  prouesses  nous  ont  ôté  le  droit  de  nous  montrer  incré- 
dules en  fait  d'héroïsme. 

Nous  avons  laissé  les  vaisseaux  macédoniens  maîtres  des  deux 
ports.  Ceux  qui  ont  pénétré  dans  le  port  intérieur  ne  perdent  pas 
de  temps  ;  les  échelles  sont  à  l'instant  dressées  contre  le  mur,  et  un 
flot  de  soldats  se  déverse  tout  à  coup  de  ce  côté  dans  la  ville,  k 
l'autre  extrémité,  la  lutte  était  des  plus  vives;  Alexandre  avait 
à  combattre  la  majeure  partie  et  probablement  la  partie  la  plus 
énergique  de  la  garnison.  En  dépit  du  grand  effondrement  qui  s'é- 
tait produit,  la  brèche  présentait  encore  un  talus  difficile  à  gravir. 
Admëte  est  monté  le  premier  sur  les  décombres  ;  tenu  en  échec 
par  les  nombreux  ennemis  qui  se  sont  précipités  à  sa  rencontre, 
il  appelle  sas  soldats,  les  exhorte  à  le  suivre  ;  un  coup  de  pique  le 
renverse,  mortellement  atteint,  aux  pieds  de  ses  compagnons. 
A  cette  vue,  la  colonne  hésite  ;  Alexandre  se  précipité  à  la  tète  des 
hétaires.  Geux-là  ne  reculeront  pas.  En  quelques  bonds  le  héros  a 
gagné  le  haut  de  la  brèche.  Ce  sera  déjà  beaucoup  de  s'y  main- 
tenir. La  brèche  de  Tyr,  c'est  la  brèche  de  ^Saragosse;  les  assiégés 
y  combattent  pour  la  vie.  Indifférens  aux  traits  qui  les  menacent, 
les  hétûres  ne  songent  qu'à  couvrir  le  roi  defleurs  boucliers.  Gom- 
ment couvrir  un  homme  qui  attaque  toujours?  Le  dieu  Mars  en  per- 
sonne ne  porterait  pas  des  coups  plus  terribles.  Les  ennemis,  à  son 
intrépidité  plus  encore  qu'à  ses  armes,  ont  reconnu  Alexandre  ;  ils 
û'en  veulent  qu'à  lui,  ne  pressent  que  lui  seul  :  la  mort  d'Alexandre, 
—  tous  le  savent,  —  serait  le  salut  de  Tyr.  Fondez  donc  sur  le 
hhI  accablez-le  de  vos  traits,  essayez  de  le  terrasser!  mais  malheur 


AlO  aETUB  DES  OEDX  MOMDB8. 

à  ceux  d'œtre  vous  qui  se  trouveront  à  portée  de  sou  bras  :  las  uns 
sont  atteints  par  sa  lance,  les  autres  tombent  fauchés  par  son 
épée;  de  son  bouclier  même  le  héros  se  fait  une  arme;  les  assail- 
lans  qui  le  serrent  de  ti*op  près  sont  précipités  du  haut  du  rem- 
part; ils  roulent  sur  eux-mèmest  comme  s'ils  venaient  d'être  frap* 
pés  par  le  ceste  d'Ëryx.  La  brèche,  pendant  ce  temps,  peu  à  peu 
se  garnit  ;  Gœnus  a  remplacé  Admète,  les  hypaspistes  ont  rejoint 
les  hétaires.  Quel  groupe  plus  vaillant  couronna  jamais  une  mu- 
raille conquise?  Soldats  de  Malakof,  voilà  vos  modèles  I  Vous  nous 
avez  appris  qu'on  pouvait  les  dépasser.  Quand  je  songe  à  ce  que 
vous  avez  fait  le  S  septembre  185&,  je  m'étonne  que  la  fortune,  à 
quelques  années  de  là,  ait  pu  vous  trahir,  et  l'espoir,  malgré  moi, 
rentre  dans  mon  cœur.  Voilà  pourquoi  votre  grande  image  con- 
stamment me  poursuit  et  vient  si  souvent  faire  tort  dans  ma  pensée 
aux  soldats  d'Alexandre. 

La  dernière  heure  de  Tyr  a  sonné*  Les  Tyriens  peu  à  peu  recu- 
lent ;  les  plus  courageux  se  laissent  forger  sur  place,  les  autres 
s'enfuient  à  travers  les  rues  ;  ils  vont  donner  sur  les  troupes  qui 
accourent  du  port  intérieur*  Le  combat  a  cessé,  le  carnage  com- 
mence. Les  Macédoniens  avaient  à  se  venger  de  la  longueur  du 
siège;  Tyr  les  retenait  sous  ses  murs  depuis  sept  mois.  Aucun 
fuyard  ne  fut  épargné  ;  8,000  Tyriens  périrent  dans  cette  journée 
sans  merci*  a  Tout  était  juste  alors,  »  s'il  en  faut  croire  le  poète  ; 
l'ivresse  du  sang  enlève,  en  eflfet,  le  soldat  au  plus  sévère  con- 
trôle ;  Alexandre  ne  put  exercer  sa  clémence  que  sur  les  assiégés 
qui  s'étaient  réfugiés  avec  Azelmicus  dans  le  temple   d'Hercule. 
Et  quelle  clémence  encore  I  30,000  hommes,  les  seuls  échappés  au 
massacre,  furent  vendus  sur  le  marché  de  Tyr  comme  esclaves.  Il 
parut  sans  doute  nécessaire  de  frapper  de  terreur  tout  ce  qui  eût 
été  tenté  d'imiter  l'exemple  de  la  cité  altière.  La  mesure,  recon- 
naissons-le, était  dans  les  mœurs  du  temps.  Elle  provoque  notre 
indignation.  Si  Alexandre  eût  un  seul  instant  hésité  à  la  prendre, 
les  murmures  de  l'armée  lui  auraient  certainement  reproché  sa  fai- 
blesse. Les  masses  n'ont  jamais  été  magnanimes,  et,  si  nous  vou- 
lons nous  montrer  équitables  envers  les  anciens,  il  faut  nous  rap- 
peler les  sanglantes  horreurs  devant  lesquelles  n'ont  pas  reculé  à 
diverses  reprises  des  nations  chrétiennes*  L'homme  de  guerre,  si 
humain  que  puisse  être  son  tempérament,  n'est  que  trop  sou- 
vent forcé  de  se  faire  une  conscience  à  la  Richelieu*  Il  frappe  et 
s'endort  tranquille.  Je  comprends  fort  bien  que,  pour  peu  qu'on 
oublie  que  cet  homme  accomplit  un  rigoureux  devoir,  son  cahne, 
sans  qu'on  ose  pourtant  le  blâmer,  épouvante* 

Une  place  enlevée  par  surprise  ne  procure  qu'un  succès  sacs 
portée.;  une  ville  gagnée  pied  à  pied,  avec  des  alternatives  de 


LE  DIAMB  MACÉDOiaBll.  Ail 

craintes  et  d'ospéraBces,  devient  te  yéritable  couroniiement  d'une 
campagne.  Si  nous  étiœis  entrés  dans  Sébastopol,  te  jour  où  nos 
tnmpes  desœndirent  des  hauteurs  da  Ifackeosie,  la  paix  ne  ftt  pas 
sortie  de  cette  raj^de  conquête;  il  a  fallu  tes  onre  mois  de  âège, 
les  A8  kilomètres  de  tranchées,  pour  que,  Sébastopol  tombé,  la 
Russie  se  trouvât  réduite.  Il  en  fut  de  môme  en  Tan  332  avaat 
notre  ère  ;  la  prise  de  Tyr  frappa  la  Syrie  et  la  Palestine  de  stn- 
peor.  Une  seule  ville  eut  l'audace  de  résister  encore.  Ce  fut  Gasa 
dtfendue  par  l'eunuque  Bétis.  Gaza  était  considérée  comme  la 
clé  de  l'Egypte  ;  Alexandre  mit  deux  mois  à  la  prendre.  Sans  la 
flotte  qui  vint  apporter  à  l'armée  Tappui  de  ses  machines,  Gaaa 
eût  probablement  arrêté  plus  tongtemps  les  vainqueurs  de  Tyr. 
Alexandre  voulut  présider  lui-même  aux  travaux  d'approche  ;  un 
trait  lancé  par  une  baliste  perça  son  bouclier,  déchira  sa  cuirasse 
et  lui  traversa  le  bras  près  de  l'épaule.  C'était  la  plus  grave  bles- 
sure que  le  roi  eût  encore  reçue  ;  la  guérison  en  fut  aussi  lente 
que  douloureuse.  Gaza  ne  céda  qu'au  quatrième  assaut.  Plus  qu'à 
Tyr  peut-être,  Alexandre  avait  ici  sujet  d'être  impitoyable  ;  il  n'eût 
pu  sans  danger  laisser  à  Gaza  une  population  secrètement  hostite. 
En  revenant  d'Egypte,  il  n'était  pas  nécessaire  qu'il  passât  par  Tyr; 
il  eAt  vainement  cherché  un  autre  chemin  que  celui  de  Gaza.  Les 
clés  de  cette  forteresse  devaient  donc  être  remises  en  mains  sûres. 
Tout  ce  qui  dans  la  ville  s'était  trouvé  en  état  de  porter  les  armes  avait 
disparu,  soit  pendant  les  assauts,  soit  durant  le  massacre;  le  reste, 
y  compris  les  femmes  et  les  enfans,  fit  partie  du  butin.  Une  colonie 
fat  recrutée  dans  la  région  voisine  et  vint  prendre  la  place  des 
anciens  habitans.  La  transplantation  fut  jadis  un  des  droits  de  la 
guerre  ;  ce  droit  excessif  et  barbare,  tes  Turcs  en  avaient  hérité 
comme  ils  héritèrent  de  tout,  sans  rten  tirer  de  leur  propre  fonds. 
Il  y  a  quelques  années  à  peine,  ils  le  mettaient  encore  en  pratique. 
Cette  race,  il  faut  en  convenir,  possédait  au  plus  haut  degré  l'esprit 
de  conservation ,  ce  qui  tendrait  peut-être  à  prouver  que  les  meil- 
leures choses  doivent  avoir  leurs  limites.  Quand  les  historiens  de 
l'antiquité  nous  affirment  quelque  abus  devant  lequel  la  conscience 
humaine  se  soulève,  on  n'a  qu'à  regarder  en  Turquie,  —  la  vieille 
Turquie,  bien  entendu,  —  on  est  certain  de  revenir  de  cet  examen 
moins  sceptique.  Ce  qui  nous  parait  odieux  jusqu'au  point  de  res- 
ter incompréhensible  florissait,  il  y  a  moins  d'un  demi-siècle,  dans 
le  vaste  empire  des  sultans. 

le  ne  suivrai  point  Alexandre  en  Egypte  si  ce  n'est  pour  rappeler 
<iu'il  y  fonda  la  ville  d'Alexandrie.  Que  peuvent  bien  signifier  ces 
niots  qui  reviennent  si  souvent  dans  les  récits  des  historiens  d'A- 
lexandre? Fonder  une  ville,  est-ce  simplement  en  choisir  et  en  dési- 
gner l'emplacement?  Ou  faut-il  de  plus,  après  avoir  tracé  les  rues 


A 12  BSTDE  0B8  DEUX  MONDES. 

et  Fenceinte,  après  avoir  marqué  Tendroit  où  s'élèveront  les  mona- 
mens  publics,  faire  affluer  au  lieu  jadis  désert  la  population  qai  lui 
donnera  la  vie?  S'il  faut  tout  cela  pour  mériter  le  nom  de  fonda- 
teur, avouons  que  les  treize  années  pendant  lesquelles  régna  le  fils 
de  Philippe  auraient  dû  posséder  une  fécondité  qui  tiendrait  da 
prodige.  Alexandrie  ne  fut  réellement  fondée  que  quatre  années 
après  le  passage  d'Alexandre  en  Egypte  ;  elle  fut  fondée  le  jour  où 
l'on  y  amena  l'eau  du  Nil.  Deux  siècles  plus  tard,  elle  comptait 
1,500,000  habitans.  Alexandre  passa  l'hiver  à  Merophis.  Ce  qu'il 
fit  de  plus  sage  pendant  ce  séjour,  ce  fut  de  laisser  le  gouvernement 
civil  tout  entier  aux  mains  des  Égyptiens  et  de  se  contenter  d'occu- 
per militairement  le  pays.  Les  Mantchoux,  quand  ils  ont  envalu  la 
Chine,  bien  qu'ils  n'eussent  jamais  lu  ni  Arrien,  ni  Quinte-Curce, 
ont  imité  d'instinct  cet  exemple.  Ils  s'en  sont  bien  trouvés.  La  sou- 
mission est  toujours  facile  à  un  peuple  dont  on  respecte  la  reli- 
gion, la  langue  et  les  usages.  Il  est  vrû  que,  dans  ce  cas,  ce  sont 
les  vaincus  qui,  la  plupart  du  temps,  absorbent  les  vainqueurs  et 
finissent  par  les  transformer  à  leur  image. 

Dans  les  historiens  qui  nous  ont  raconté  la  vie  d'Alexandre,  je 
me  permettrai  de  constater,  à  ce  sujet,  une  lacune.  Ces  historiens 
nous  montrent  volontiers  leur  héros  sur  le  champ  de  bataille;  ils 
ne  nous  font  pas  assister  à  ses  conseils.  Nous  voyons  Alexandre 
entouré  de  généraux,  de  lieutenans  intrépides  ;  nous  ignorons  quels 
ont  été  ses  ministres.  Le  roi  de  Macédoine  n'&urait-il  pas  eu  de 
grand  chancelier?  Le  Thrace  Eumène  fut  peut-être  investi  de  ce  rôle. 
Il  avait  été,  pendant  sept  ans,  le  secrétaire  de  Philippe  ;  il  conserva 
durant  treize  années  encore  les  mômes  fonctions  auprès  d'Alexandre, 
et  Cornélius  Nepos  nous  apprend  que  les  Grecs  tenaient  leurs  secré- 
taires en  bien  plus  grande  estime  que  ne  l'ont  fait  plus  tard  les 
généraux  romains.  Il  me  semble  impossible  que  tant  de  dispositions 
sages,  que  tant  d'ingénieux  édita  soient  sortis  d'un  cerveau  unique, 
alors  même  que  nous  supposerions  ce  cerveau  surhumain  toujours  en 
travail.  Gharlemagne  lui-même  eût-il  pu  se  passer  du  concours 
d'Éginhard?  m  Moi  seul  et  Bucéphalel  »  cela  peut  suffire  pour  con- 
quérir l'Asie,  non  pour  la  pacifier.  Quand  le  conquérant  avait  exposa 
ses  vues  générales,  il  devait  y  avoir  sous  quelque  tente  voisine 
un  modeste  et  patient  labeur.  J'entrevois  d'ici,  outre  Eumène,  toute 
une  phalange  de  scribes  courbés  sur  le  papyrus;  j'aurais  aimé  à 
connaître  les  noms  de  ces  obscurs  ouvriers,  de  ces  notaires  royaux 
étrangers  au  métier  des  armes,  qui  passaient  le  rouleau  là  où  avait 
appuyé  la  charrue.  Ni  le  roi  Ptolémée,  ni  Aristobule  n'ont  pris  souci 
de  nous  entretenir  de  cette  utile  besogne.  Je  ne  serai  probablement 
pas  le  seul  &  le  regretter. 

JURIEN  Dfi  LA  G&AVIERE. 


^ 


UN 


HOMME  D'ÉTAT  RUSSE 


D'APRÈS    SA    CORRESPONDANCE    INÉDITE. 


ir. 

LA  MISSION    DE    NICOLAS    MILUTINE    EN    POLOGNE. 


La  Russie  avait  à  certains  égards  singulièrement  changé  durant 
les  deux  années  d'absence  de  Nicolas  Uilutine.  L'insurrection  polo- 
Jiaise  a  eu  en  effet  par  contre-coup  une  influence  considérable  sur  la 
situation  intérieure  de  l'empire.  Gomme  l'annonçait,  dans  le  cours  de 
Tété,  George  Samarine  à  Nicolas  Âlexëiévitch  (2),  la  secousse  soudaine 
imprimée  à  la  nation  et  à  la  société  par  l'intempestive  rébellion 
lithuano-polonaise  et  les  platoniques  menaces  de  la  diplomatie 
européenne  avaient  violemment  soulevé  le  sentiment  national,  et 
la  surexcitation  de  ce  dernier  avait  temporûrement  mis  fin  à  la 
stérile  agitation  du  dedans  et  enlevé  toute  force  aux  velléités  révo- 
lutionnaires naissantes^  Par  un  de  ces  prompts  reviremens,  plus 
ftiniliers  au  peuple  russe  qu'à  tout  autre,  et  comme  par  une  brusque 
saute  de  vent  de  Londres  &  Moscou,  la  direction  de  l'esprit  public, 

(1)  Toyez  U  Rêvue  des  t*'  octobre,  15  octobre  et  1*'  noYembre. 

(2)  PÛsage  d*uDe  lettre  de  Samarine  de  Juio  i  863,  cité  dane^a  Revue  da  i**  noyembre. 


m  h  BEVUE  BE8  DEUX  MOin>ES« 

qui  peu  de  mois  plus  tôt  semblait  dévolue  à  Herzen  et  à  2a  Cloche 
(Kolokol)  de  l'émigration  révolutionnaire,  était  inopinément  passée 
à  la  Gazette  de  Moscou  et  à  M.  Katkof  (1). 

Deux  causes  au  fond  bien  distinctes,  quoique  aux  yeux  des  Russes 
plus  ou  moins  solidaires,  celle  de  la  Pologne  insurgée  et  celle  des 
révolutionnaires  russes,  s'étaient  trouvé.es  atteintes  en  même  temps 
par  cette  rapide  volte-face  de  l'opinion.  C'était  sur  la  Pologne 
naturellement,  qui  en  était  la  cause  et  l'objet,  que  devaient  retomber 
les  premières  conséquences  de  ce  revirement  de  l'esprit  pubfic. 
Avant  l'insurrection,  les  Polonais  pouvaient  compter  sur  la  bien- 
veillance d'une  grande  partie  de  la  société  russe,  aux  deux  extré- 
mités surtout  et  comme  aux  deux  pôles  de  l'opinion,  ainsi  du 
reste  que  cela  se  voyait  au  même  moment  à  l'étranger  et  en  France 
même.  Les  conservateurs  à  tendances  aristocratiques  et  les  néo- 
phytes révolutionnaires  de  l'Occident  nourrissaient  également,  pour 
des  raisons  diverses,  à  l'égard  de  la  malheureuse  Pologne,  des  sen- 
timens  de  commisération,  voire  môme  de  sympathie,  dont  avec  plus 
de  patience  et  d'esprit  politique,  les  Polonais  eussent  pu,  i  la 
longue,  tirer  un  bénéfice  sérieux.  Ces  sympathies  polonaises,  l'in- 
surrection de  1863  les  étouffa  dans  l'immense  majorité  de  la  nation, 
qui  ne  pardonna  pas  aux  Polonais  ses  inquiétudes  pour  son  intégrité 
et  sa  sécurité.  Déjà  suspecte  par  d'imprudentes  revendications,  la 
Pologne  redevint  l'objet  des  colères  et  des  haines  nationales,  elle 
redevint  l'ennemi  héréditaire  contre  lequel  les  patriotes  moscovites 
prononcèrent  leur  Delenda  Carthago,  Ses  anciens  amis  l'abandon- 
nèrent ou  se  turent.  Les  révolutionnaires  furent  seuls  à  oser  se 
dire  encore  amis  de  la  Pologne  et  des  Polonais. 

«  Le  public  est  en  général  infiniment  mieux  disposé  aujourd'hui 
que  par  le  passé,  »  écrivait  de  Pétersbourg  l'un  des  conseillers 
du  tsar  à  Nicolas  Alexèiévitch,  quelques  mois  avant  son  retour  de 
l'étranger.  «  Il  n'y  a  plus  que  d'enragés  nihilistes  qui  croient 
de  leur  devoir  de  manifester  leur  impartialité  ou  môme  leur  sym- 
pathie à  l'égard  de  la  Pologne  ;  toute  la  masse  des  gens  sensés 
montre  un  incontestable  élan  de  patriotisme  qui  dément  beaucoup 
des  idées  répandues  à  l'étranger  par  nos  émigrés  révolutionnaires 
et  nos  stupides  touristes  (2).  » 

En  prêtant  à  la  révolution  polonaise  le  stérile  concours  de  leurs 
encouragemens  publics  ou  de  leurs  vœux  secrets,  les  révolution- 
Ci)  Sar  cette  pddode,  Toyez,  dans  la  Aetnie  de  1863-1864,  les  remarquables  étndes 
dan.  Gh.  de  Uaïade.  H  est  juste  de  dire  que  rinfluence  de  Henea  et  de  rfoigr»- 
tioB  avait  déjà  été  singnUèrement  ébranlée  par  la  façon  dont  avait  été  effoctaée 
réraattcipatioB.  ^ 

(2)  Uttre  da  9  mai  1863,' 


UN  HOMME  DETAT  KU88E.  àlb 

oaires  rasses  du  dehors  oa  da  dedans  (1)  toumërent  eontre  eux 
le  sentiment  national,  se  compromirent  aux  yeux  des  masses  atec 
la  Pologne,  et  partagèrent  son  impopularité.  Cette  attitude  porta 
aux  idées  anarchiques  et  à  Tascendant  de  Témigration  de  Herxen 
et  de  Bakounine  un  coup  dont  la  propagande  révolutionnaire  ne 
s'est  relevée  que  dans  les  dernières  années.  A  cet  égard,  on  peut 
dire  que,  par  leur  folle  prise  d'armes,  les  Polonais  ont  à  leur  insu 
reiidu  un  service  signalé  au  gouvernement  contre  lequel  ils  se  sou- 
levaient ;  ils  ont  retardé  de  dix  ou  quinze  ans  l'éclosion  des  germes 
révolutionnaires  déjà  semés  dans  les  écoles  et  les  universités. 

Les  révolutionnaires  et  les  anarchistes  ne  furent  pas  seuls  affai- 
blis et  vuncus  avec  la  Pologne  ;  la  défaite  de  cette  dernière,  ou 
odeux  Téchec  de  toute  tentative  de  conciliation  avec  elle ,  rejaillit 
en  partie  sur  les  libéraux  à  Teuropérane,  sur  ce  qu'on  appelait  en 
Rossie  les  Occidentaux  {Zapadniki)  pour  tourner  au  profit  tem- 
poraire du  parti  qui  se  vantait  plus  spécialement  du  titre  de  aatî^ 
nal.  Pour  la  Pologne,  si  ce  n'est  pour  la  Russie  elle-même,  c'étaient 
les  vues  de  ce  dernier  qui  devaient  triompher. 

Après  l'insuccès  du  grand-duc  Constantin  et  du  marquis  Wi61#- 
polski,  il  était  diflScile  que  le  gouvernement  revint  envers  les  pro- 
vinces de  la  Yistule  à  une  politique  de  libéralisme  et  de  concession, 
qu'à  Pétersbourg  et  à  Moscou  l'on  rendait  responsable  de  tout  le 
mal.  Wiélopolski,  malgré  les  gages  qu'il  avait  donnés  à  la  Russie, 
malgré  sa  conscription  de  1863  qui,  selon  le  mot  de  lord  John  Rus- 
sell,  était  plutôt  une  proscription,  Wiélopolski  passait  dans  la  foule 
pour  un  traître  et  était  suspect  au  gouvernement  qui  l'employait.  Le 
grand-duc  Constantin  lui-même,  le  prince  le  plus  libéral  et  le  pl«s 
édairé  de  l'empire,  n'était  pas  à  l'abri  des  soupçons  ou  des  attaques  ; 
pour  le  malheur  de  la  Russie,  il  avait  perdu  à  cette  loyale  tenta- 
tive la  meilleure  part  de  son  influence  et  de  sa  popularité. 

An  moment  du  retour  de  Nicolas  Blilutine,  la  Pologne,  encore 
en  insurrection,  était  la  grande  préoccupation  du  pays  et  du  gou- 
vernement. Que  va^t-^n  faire  de  la  Pologne?  allait  bientôt  deman- 
der, dans  une  célèbre  brochure  française,  un  spirituel  publiciste 
des  provinces  Raltiques  (2).  C'était  la  question  que  du  golfe  de 
Finlande  à  la  mer  Caspienne  se  posait  tout  l'empire,  et  d'ordinaire 
on  y  répondait  d'une  tout  autre  manière  que  le  baron  russe-alle- 
mand. La  Pologne  était  aux  flancs  de  la  Russie  une  plaie  toujours 
ouverte  qu'il  était  manifestement  périlleux  de  laisser  s'envenimer. 
Par  malheur,  il  ne  se  présœtait  pas,  parmi  tous  les  hauts  fonction^ 

(1)  D*ftprèt  la  GazetU  de  Moscou  de  M.  Katkof,  le  groape  réTolatioDMiFe,  rallté 
<iè9 1861.1863,  Boas  U  deriie  de  Terre  et  Liberté  [ZeffUia  i  Volia),  était  dans  les  pro- 
'vinces  occidentales  composé  à  la  fois  de  Rosses  et  de  Polonais. 

(3)  Schedo-Ferroti,  psendonyae  on  anagramme  du  baron  flrks. 


il6  EETCS  DB8  DEIH  MONDES. 

naires  nisseSt  de  médecin  de  bonne  volonté  pour  en  tenter  la  gaé- 
rison.  L'entreprise  semblait  trop  hasardeuse.  Nicolas  Alexèiévitch 
revint  juste  à  point  pour  en  être  chargé. 

J. 

Nicolas  Milutine  rentra  en  Russie  à  la  fin  de  Tété  de  1863.  Le 
jour  môme  de  son  arrivée  à  Saint-Pétersbourg,  le  25  août  (1),  il 
apprenait  que,  le  grand-duc  Constantin  étant  rappelé  de  Pologne, 
on  devait  mettre  à  la  tète  de  l'administration  du  royaume  Un  nou- 
veau personnage.  Dès  le  lendemain,  26  août,  Nicolas  Alexèiévitch 
recevait  de  Tsarskoé-Sélo  la  visite  de  son  frère,  le  général  Dmitri 
Milutine,  alors  comme  aujourd'hui  ministre  de  la  guerre.  Le  géné- 
ral lui  confirmait  le  bruit  d'un  changement  à  Varsovie  et  l'informait 
en  même  temps  que  c'était  sur  lui,  Nicolas  Alexèiévitch,  que  s'était 
définitivement  fixé  le  choix  de  l'empereur  pour  la  direction  des 
afiaires  de  Pologne. 

Plusieurs  fois  dans  le  cours  de  l'année,  aux  mauvaises  nouvelles 
qu'il  recevait  du  royaume,  Alexandre  II  avait  paru  regretter  d'avoir 
cédé  aux  instances  du  grand^luc  Constantin  et  des  partisans  de 
Tautonomie  polonaise.  «  Si  j'avais  tenu  bon  et  nommé  Nicolas 
Milutine,  comme  c'était  mon  désir,  disait-il  parfois,  tout  cela  ne 
serait  pas  arrivé.  »  L'explosion  et  la  diffusion  de  l'insurrection, 
l'impuissance  du  gouvernement  de  Varsovie,  l'isolement  moral  du 
grand-duc  et  du  marquis  Wiélopolski  avaient  peu  à  peu  confirmé 
l'empereur  dans  ses  vues  sur  la  nécessité  d'un  changement  de 
rég^e  et  d'un  changement  de  personnes.  Durant  le  mois  d'août,  il 
s'était  plusieurs  fois  informé  avec  impatience  du  retour  de  Nicolas 
Milutine.  D'après  ses  instructions,  le  chef  de  la  m«  section, 
le  prince  V.  Dolgorouky,  tenait  tout  prêt  un  ordre  de  rappel  pour 
le  cas  où  Nicolas  Milutine  aurait  trop  tardé  à  rentrer  dans  sa  patrie. 

Cette  nouvelle  fut  pour  Nicolas  Alexèiévitch  comme  un  coup  de 
foudre.  Les  raisons  qui  luiavaient  fait  repousser  tout  poste  en  Pologne 
l'année  précédente  n'avaient  rien  perdu  de  leur  force,  l'insurrec- 
tion n'avait  fait  qu'accroître  les  difficultés  de  la  situation.  Milutine, 
encore  sous  le  coup  des  fatigues  du  voyage,  refusait  de  croire  qu'il 
pût  être  chargé  d'une  pareille  tâche  ;  mais  cette  fois  il  ne  devait 
pas  réussir  à  l'éviter.  En  vain  cherchait-il  à  s'endormir  dans  une 
fausse  sécurité  et  faisait-il  effort  pour  se  livrer  à  la  joie  du  retour 
au  milieu  de  ses  amis.  Le  bruit  de  sa  nomination  à  Varsovie  cou- 
rait dès  le  lendemain  de  son  arrivée  de  bouche  en  bouche  dans  la 

(1)  Les  dates  données  id  sont  naturellement  ceUes  du  calendrier  rosse,  en  rettrd, 
comme  on  le  sait,  de  douze  Jours  sur  le  nôtre. 


UN  OOMIfE  d'bTAT  RUS8B«  &17 

\ilie.  Le  géDéral  Dmitri  Milutine  lui  apprenait  qu'ayant  vu  l'em- 
perenr  dans  la  matinée,  il  avait  en  yain  supplié  sa  majesté  d'épar- 
gner à  Nicolas  Alexèiévitcb  le  poste  de  Pologne.  La  résolution 
d'Alexandre  II  était  prise,  et  rien  ne  devait  plus  l'ébranler.  «  Quel 
retour,  grand  Dieu  I  s'écriait  Milutine.  On  s'obstine  à  me  creuser 
une  fosse.  »  Et,  revenant  sur  cette  première  impression,  il  ajoutait 
avec  tristesse  :  «  Ha  position  est  vraiment  tragique  ;  l'heure  est 
solennelle,  l'horizon  est  chargé  d'orage,  et  il  y  aurait  lâcheté  à  mar- 
chander ses  services,  si  on  sentait  pouvoir  être  utile.  »  Ge  qui  l'ar- 
rêtait, c'est  qu'il  ne  croy*ait  point  pouvoir  l'être. 

Les  événemens  appelaient  trop  impérieusement  une  décision 
pour  que  le  souverain  laissât  longtemps  Milutine  aux  angoisses  de 
hncertitude.  Il  lui  avait  fait  immédiatement  assigner  une  audience  à 
Tsarakoé-Sélo,  la  résidence  impériale  d'été.  C'était  pour  le  31  août, 
moins  de  huit  jours  après  le  retour  de  Milutine  et  le  lendemain 
même  de  la  Saint-Alexandre,  c'est-à-dire  de  la  fête  du  tsar,  qui,  en 
Russie,  se  célèbre  avec  une  grande  solennité. 

L'entrevue  dura  près  de  deux  heures.  L'empereur  accueillit 
l'homme  contre  lequel  il  avait  été  si  longtemps  prévenu  avec  une 
cordiale  affabilité.  Milutine  garda  toujours  de  cette  audience  un  vit 
souvenir  avec  une  sincère  reconnaissance.  Alexandre  II  s'ouvrit  à 
Nicolas  Alexèiévitch  avec  une  entière  franchise  et  une  noble  sim« 
plicité,  lui  confessant  avec  abandon  ses  soucis  et  ses  inquiétudes; 
lui  exposant  en  politique  et  en  prince  les  raisons  qui,  malgré  sa 
numsuétude  naturelle  et  son  désir  de  conciliation,  le  contraignaient, 
dans  le  royaume  de  Pologne,  à  un  changement  de  politique  radicale  ; 
examinant  avec  une  singulière  netteté  de  vues  et  une  rare  sagacité 
les  différentes  attitudes  que  pouvait  prendre  l'empire  vis-à-vis  de 
ce  satellite  polonais  que  les  fatalités  de  l'histoire  ont  attaché  aux 
flancs  de  la  Russie. 

On  «'explique  d'ordinaire  fort  mal  à  l'étranger  les  causes  réelles 
de  l'irréconciliable  antagonisme  de  la  Russie  et  de  la  Pologne.  Bien 
des  Russes,  et  l'empereur  tout  le  premier,  sentaient  que  la  Pologne 
était  pour  leur  patrie  plutôt  une  source  d'embarras  qu'un  principe 
deiorce.  Beaucoup,  encore  aujourd'hui,  comme  Alexandre  II  le 
disait  à  Milutine,  abandonneraient  volontiers  les  Polonais  à  eux- 
mimes,  leur  accorderaient  sans  peine  une  large  autonomie  ou 
mieux  une  pleine  indépendance,  s'ils  croydent  le  petit  royaume  de 
Pologne  assez  fort  pour  vivre  tout  seul,  ou  assez  sage  pour  ne  pas 
revendiquer,  avec  les  anciennes  limites  de  la  république  polonaise, 
des  provinces  intermédiaires  qui,  aux  yeux  des  Russes,  sont  russes 
et  non  polonaises  de  nationalité. 

Dans  un  faubourg  de  Varsovie,  à  côté  d'une  église  élevée  à  saint 

Ton  SLU.  —  iSSO.  S7 


A 18  BBTDI  DES  DEUX  WUrDES. 

Alexandre  en  Thonneur  de  l'empereur  Alexandre  P%  restaurateur 
du  royaume  de  Pologne,  il  y  a  deux  arbres,  deux  cyprès,  si  ma 
mémoire  ne  me  trompe,  qui,  d'après  la  légende  populaire,  mar- 
quent remplacement  de  la  tombe  de  deux  frères,  tombés  l'un  et 
l'autre  dans  un  duel  impie  pour  l'amour  de  leur  sœur.  Cette 
païenne  légende,  d'origine  sans  doute  mythique,  pourrait,  on  l'a 
remarqué  avant  nous  (1),  servir  de  symbole  à  la  lutte  fratricide  des 
deux  peuples  slaves,  se  disputant  à  main  armée  leur  commune 
sœur,  la  Lithuanie. 

Entre  les  Russes  et  les  Polonais,  en  effet,  le  principe  de  dis- 
corde, c'est  cette  vaste  zone  intermédiaire,  peuplée  de  diverses  tri- 
bus slavo-lithuaniennes  qui,  entre  la  Duna  et  le  Dnieper,  formait 
l'ancien  grand-duché  de  Lithuanie,  jadis  réuni  à  la  Pologne  sans 
y  avoir  jamais  été  entièrement  incorporé,  et,  depuis  les  trois  par- 
tages du  dernier  siècle,  passé  aux  mains  des  Russes,  qui,  sur  ces 
terres  en  grande  partie  petites-russiennes  ou  albo-mssiennes,  pré- 
tendaient à  leur  tour  faire  valoir  de  vieux  titres  de  propriété.  La 
Volhynie,  la  Podolie  et  Kief,  les  provinces  que  les  Russes  appellent 
petites-russiennes  et  les  Polonais  ruthènes,  et  plus  encore  peut- 
être  la  Lithuanie,  avec  les  parties  voisines  de  la  Russie-Blanche, 
telle  a  été  la  pomme  de  discorde  entre  les  deux  pays,  qui,  appuyés 
l'un  et  l'autre  sur  l'histoire  et  l'ethnographie,  réclamaient  égale- 
ment ces  régions  mitoyennes  comme  une  terre  nationale,  une 
légitime  et  inaliénable  propriété. 

Dans  les  trois  partages  de  la  Pologne,  conduits  de  1772  à  1795 
par  Frédéric  II  et  Catherine  II,  les  Russes  prétendent  n'avoir  fait 
que  reprendre  leur  bien,  usurpé  par  leurs  voisins  à  la  faveur  du 
démembrement  de  l'ancienne  Russie  et  de  la  domination  tatare.  Ils 
prétendent  ne  s'être  annexé  aucune  terre  polonaise  avant  que  les 
traités  de  1815  aient  réuni  à  l'empire  le  noyau  de  l'éphémère 
grand-duché  de  Varsovie,  constitué  par  le  tsar  Alexandre  I*""  en 
royaume  de  Pologne  (2).  Quand  les  Russes  parlent  de  la  Pologne, 
ce  qu'ils  désignent  de  ce  nom,  c'est  toujours  le  pays  de  la  Vistule 
annexé  en  1815,  c'est  la  petite  contrée  circulaire  dont  Varsovie  est 
le  centre  et  la  capitale  et  que  les  traités  de  Vienne  ont  érigée 
en  royaume.  Aux  yeux  de  leurs  hommes  d'état  comme  de  leurs  his- 
toriens, il  n'existe  pas  d'autre  Pologne,  si  ce  n'est  dans  les  états  de 
l'Autriche  et  de  la  Prusse. 

Les  Polonais,  on  le  comprend,  ont  peine  à  accepter  ce  point  de 

(1)  Voyei  Mamy,  Handbook  for  Ruuia^  Poland  and  Finland. 

(2)  Pour  Texactitude  historique,  U  faut  mentionner  de  1795  à  1815  rannexlon  dn 
district  de  Bialyatok,  que  Napoléon  concéda  à  Alexandra  l^,  à  TiUitt  en  1807. 


ON  HQHME  d'État  bii86b«  a  19 

rue.  Après  coimne  ayant  1816^  ils  persistaient  k  regarder  comme 
polonaises  et,  à  ce  titre,  comme  destinées  à  rentrer  dans  le  giron 
da  nooTeau  royaume,  la  plus  grande  partie  de  ces  provinces  qvi 
pendant  des  siècles  étaient  demeurées  unies  à  la  Pologne  et  oà 
raristocratie  reste  encore  aujourd'hui  polcmaise  ou  polonisée*  Cette 
réunion  qu'avant  et  après  1816  beaucoup  d'entre  eux  avaient 
eqtérée  de  l'empereur  Alexandre  I*%  vers  laquelle  le  petit-fils  de 
Catherine  II  semble  lui-même  avmr  plus  d'une  fois  sincèrement 
iûcliné  (1),  les  Polonais  qui  avaient  cru  y  toucher  en  1815,  qui  pour 
cette  raison  s'étaient  en  grand  nombre  franchement  raHiés  à  la  Rus- 
sie, n'en  voulaient  pas  encore  désespérer  en  186S.  Pour  les  peuples 
comme  pour  les  individus,  alors  même  que  la  raison  et  l'intérêt 
semblent  l'exiger,  il  est  dur  de  se  résigner  à  une  sorte  de  déchéance 
qui  parait  imméritée.  En  dépit  de  leur  faiblesse  vis-à-vis  de  leurs 
concurrens  de  Pétersbourg  et  de  Moscou,  les  Polonais  n'ont  pas 
su,  pour  sauver  leur  nationalité  dans  la  Pologne  prc^rement  dite, 
renoncer  à  la  Lithuanie  et  à  la  Ruthénie  du  Dnieper  et  du  Boug. 
Le  fantôme  de  l'union  de  Lublin,  dont  leurs  frères  de  Galicie  ont, 
en  1860,  célébré  le  troisième  anniversaire  séculaire,  les  a  toujours 
hantés,  et  cette  obsession  leur  a  été  fatale.  Au  lieu  de  reprendre 
la  Lithuanie,  ils  ont  perdu  la  Pologne.  J'ai  entendu  raconter  qu'au 
commencement  de  l'année  1863,  avant  l'insurrection,  l'empereur 
Alexandre  II,  recevant  un  des  chefs  de  l'aristocratie  polonaise,  lui 
avait  demandé  ce  que  pour  la  satisfaire  il  faudrait  à  la  Pologne  : 
«  Sire,  répondit  le  Polonais  avec  l'intrépidité  ou  l'imprudence 
fatale  à  ses  compatriotes,  la  Pologne  ne  peut  oublier  ses  frères  de 
Litkuanie.  —  Monsieur,  répliqua  l'empereur,  vous  savez  que  ce 
n'est  pas  moi  qui  ai  fait  les  partages  de  la  Pologne,  mais  vous  ne 
pouvez  me  demander  le  démembrement  de  la  Russie.  »  L'empereur 
tint  un  langage  fort  analc^ue  à  Milutine. 

Aux  yeux  de  tous  les  Russes,  comme  aux  yeux  du  souverain, 
les  Polonais,  en  réclamant  la  Lithuanie,  en  insurgeant  les  provinces 
occidentales  jusqu'à  la  Dvina  et  presque  jusqu'aux  portes  de  Saint- 
Pétersbourg,  exigeaient  le  démembrement  de  la  Russie  et  appe- 
laient l'étranger  à  les  aider  à  l'effectuer.  C'est  ce  qui  explique  le 
rapide  soulèvement  de  l'opinion  contre  la  Pologne  en  1863,  et  la 
violence  du  courant  national  qui,  à  l'époque  même  où  la  Russie 

(i)  Vofei,  iiar  emmple  la  correipoadanQe  d'Alesandra  I**  et  da  prince  Adam  Csarto- 
'yvki  (leUre  du  31  Janyier  1811  entre  autres},  et  dans  la  Russie  9t  les  Russes  de  Nicolas 
Tonrgaénef  (tome  i^,  appendice),  un  mémoire  du  dipbmate  Pozzo  di  Borgo  et  une  lettre 
^  rhistorien  Karamdne  adressés  également  à  rempereur  Alexandre  II,  le  mémoire 
en  1814,  la  lettre  en  1S19,  poar  le  dissuader  de  réunir  à  la  Pologne  les  provinces 
vuiAées  à  U  Xuflsia  par  Galheriae  U. 


A20  BETUB  DES  DEUX  1C0NDB8. 

et  son  gouvernement  semblaient  le  mieux  disposés  pour  les  Polo- 
nais, amena  contre  eux  un  brusque  revirement  et  une  sorte  de 
déchaînement  passionné.  C'est  ce  qui  explique  comment  le  gouver- 
nement et  le  pays  en  vinrent  à  méconnaître  la  nationalité  polonaise 
là  où  précédemment  ils  ne  Tavaient  jamais  contestée,  et  s'éudent 
toujours  piqués  de  la  respecter.  C'est  ce  qui  fait  comprendre,  eofin, 
et  les  rigueurs  d'un  prince  naturellement  doux  et  humain  comme 
l'émancipateur  des  serfs,  et  la  politique  de  russification  entreprise 
par  Milutine  et  ses  amis.  Dès  lors  qu'ils  furent  convaincus  que  les 
Polonais  ne  se  contenteraient  pas  du  petit  royaume  où  le  patrio- 
tisme russe  voulait  enfermer  leur  nationalité,  qu*à  Varsovie,  on 
ne  regarderait  le  pays  de  la  Vistule  que  comme  une  base  d'opéra- 
tions pour  détacher  de  la  Russie  ses  provinces  occidentales,  le 
tsar  et  le  peuple  russes  ne  devaient  voir  de  solution  que  dans 
l'assimilation  de  la  Pologne,  dans  la  destruction  de  ses  privilèges, 
dans  l'abolition  de  sa  constitution  spéciale.  On  devait  la  dépouiller 
du  titre  de  royaume  et  lui  arracher  jusqu'à  son  nom  pour  lui  enle- 
ver ses  espérances  et  ses  illusions  ;  on  devait,  à  l'exemple  de  la 
Prusse  dans  la  Posnanie,  l'incorporer  au  reste  de  l'empire  et  cher- 
cher à  effacer  jusqu'au  cœur  du  vieil  état  lékite  toute  trace  d*in- 
dividualité  nationale.  Reste  à  savoir  si  cette  politique,  suggérée 
par  les  nécessités  et  les  colères  du  moment,  était  en  réalité  plus 
pratique  et  plus  sûre.  C'était  à  l'avenir  de  montrer  si  elle  n'avait 
pas,  elle  aussi,  ses  dangers  et  ses  difiScuItés,  pour  ne  pas  dire  ses 
impossibilités. 

Une  autre  raison  décidait  l'empereur  Alexandre  II  à  substituer 
en  Pologue  à  la  politique  relativement  libérale  une  politique  dic- 
tatoriale radicalement  différente.  Pour  que  la  Pologne  se  résignât 
à  demeurer  unie  à  la  Russie,  il  ne  pouvait  suffire  de  lui  rendre 
une  administration  autonome.  Le  récent  insuccès  de  Wiélopolslû  en 
était  la  preuve;  il  lui  fallait  avec  ^autonomie  un  gouvernement  à  la 
fois  national  et  constitutionnel.  C'est  ce  qu'avait  tenté  Alexandre  1". 
L'empereur  Alexandre  II  n'avait  pas  plus  de  répugnance  que  son 
oncle  pour  le  rôle  de  monarque  constitutionnel  ;  il  le  déclarait  dans 
cette  audience  à  Milutine,  et  au  même  moment  il  le  montrait  publi- 
quement en  convoquant  à  Helsingfors  la  diète  de  Finlande,  suspendue 
sous  le  règne  de  Nicolas  ;  mais  aux  yeux  du  tsar  une  diète  polo- 
naise ne  pouvait  être  à  Varsovie  qu'une  cause  de  désordre  et  d'il- 
lusion de  plus.  Pour  lui,  l'expérience  de  1830  montrait  l'erreur 
d'Alexandre  V\ 

Puis,  entre  le  souverain  de  la  Russie  et  les  naturelles  prétentions 
des  libéraux  polonais,  se  dressait  une  fatale  et  insurmontable  bar- 
rière qui  a  été  l'une  des  raisons  de  l'irréparable  malentendu  défi 


ON   HOMIU  0  2TAT  RUSfiE.  £21 

deux  pays.  La  Pologne  avait  beau  sembler  politiquement  plus  avan- 
cée que  la  Russie,  il  était  malaisé  au  tsar  d'accorder  à  ses  sujets 
polonais  des  droits  et  libertés  qu'il  refusait  à  ses  sujets  russes.  Aux 
yeux  de  Ces  derniers,  c'eût  été  faire  au  pays  conquis  une  situation 
privilégiée  au  milieu  du  pays  conquérant.  Le  patriotisme  ou  l' amour- 
propre  de  Pétersbourg  et  de  Moscou  eussent  difficilement  toléré 
QDe  anomalie  pareille.  Désormais  la  Pologne  russe  ne  peut  plus 
espérer  de  libertés  et  de  constitution  sans  que  la  Russie  soit 
tout  entière  appelée  aux  mêmes  biens.  «  Comment,  disait  dans  cet 
eutretien  l'empereur  à  Milutine,  comment  donner  une  constitution 
à  des  sujets  en  révolte  et  n'en  pas  accorder  aux  sujets  sou- 
mis? >  Comme  tsar  russe,  Alexandre  II  ne  pouvait  parler  autre- 
ment. Pour  avoir  le  droit  de  restituer  aux  Polonais  une  diète  et 
une  charte,  il  lui  eût  fallu  convoquer  le  Zemskii  sobor  (1)  à  Saint- 
Pétersbourg  ou  à  Moscou.  Or,  tout  en  faisant  personnellement  bon 
marché  du  pouvoir  autocratique  dont  en  ces  dures  années  il  sen- 
tait lourdement  le  poids,  le  tsar  libérateur  ne  croyait  pas  le  peuple 
russe,  ce  peuple  en  grande  partie  affranchi  de  la  veille,  mûr  pour 
un  tel  changement  de  régime,  et  cela,  il  ne  le  disait  pas  seulement 
du  peuple  qu'il  regardait,  non  sans  raison,  a  comme  le  plus  sûr 
élément  d'ordre  en  Russie,  »  mais  aussi  des  classes  supérieures,  qui 
ne  lui  paraissaient  pas  «  avoir  encore  acquis  le  degré  de  culture 
nécessaire  à  un  gouvernement  représentatif.  »  Sur  ce  point  encore, 
Nicolas  Aleièiévitch  n'avait  pas  de  peine  à  s'entendre  avec  son 
maître.  A  l'inverse  de  beaucoup  de  ses  contemporains  et  de  ses 
amis,  contrairement  à  l'avis  alors  hautement  exprimé  dans  certains 
cercles  et  jusque  dans  les  assemblées  de  la  noblesse,  N.  Milutine 
regardait,  en  1863,  toute  demande  de  constitution  comme  préma- 
turée. Il  pensait  qu'avant  d'aborder  les  réformes  politiques,  il  fal- 
lait achever  les  réformes  administratives,  et  pour  dresser  le  pays 
à  se  régir  lui-même,  le  mettre  à  l'apprentissage  par  le  self-govern" 
ment  local. 

En  examinant  ainsi  la  question  à  Tsarsko,  le  maître  et  le  sujet 
ne  trouvaient  aucun  moyen  de  conciliation  avec  l'infortunée  Pologne. 
Après  l'insuccès  du  grand-duc  Constantin  et  du  marquis  Wiélo- 
polski,  l'empereur,  à  la  fois  las  et  irrité  des  embarras  et  des  périls 
qu'au  dedans  et  au  dehors  lui  suscitaient  les  provinces  polonaises, 
en  était  naturellement  revenu  à  la  politique  opposée,  à  la  politique 
d'assimilation  et  d'absorption  qui,  jusque-là,  sous  Nicolas  même, 
n'avait  jamais  été  sérieusement  essayée,  du  moins  aux  bords  de  la 
fistule.  Et  pourquoi  le  tsar  s'adressait-il  à  Nicolas  Milutine  pour 

(1)  Atsemblée  plus  ou  moins  analogue  à  nos  anciens  itats^gènéraax* 


A  22  RBTOB  DB8  MCX  M<MII>E8« 

une  pareille  tâche?  Alexandre  II  ne  lui  dissimula  pas  les  raisons  de 
son  choix,  et  si  inattendues  qu'elles  fussent  dans  la  bouche  impé- 
riale, ces  raisons  étaient  plausibles  et  aisées  à  comprendre.  Ge 
n'était  pu  seulement  le  manque  d'hommes  capables,  le  défaut  de 
d'hommes  intègres  qui,  au  dire  même  de  l'empereur,  ne  s'ét^t 
nulle  part  plus  fait  sentir  que  dans  l'administration  du  royaume 
de  Pologne,  où  tout  contrôle  était  plus  difficile  qu'ailleurs;  ce  qui 
avait  fixé  le  choix  du  souverain  sur  Nicolas  Alexéièvitch,  c'était 
précisément  sa  réputation  d'ami  du  peuple  et  de  démocrate.  Les 
aspirations  démocratiques  que  la  cour  reprochait  à  Milutine,  les 
instincts  niveleurs  que  lui  attribuaient  ses  ennemis  et  qui  pour  lui 
avaient  été  une  cause  de  méfiance  et  un  motif  d'exclusion  en 
Russie,  devenaient  subitement  un  titre  de  recommandation  en 
Pologne. 

Et  comment  cela?  Pourquoi  ce  qui  semblait  un  défaut  ou  on 
vice  sur  la  Neva  devenait-il  une  qualité  sur  la  Vistule?  Parce  qu'en 
Pologne  comme  en  Lithuanie,  l'oppoûtion  au  gouvernement  du 
tsar  venait  surtout  des  hautes  classes,  de  l'aristocratie,  ou  mieux 
de  la  schUachia,  de  la  nombreuse  et  parfois  indigente  noblesse 
polimaise  des  campagnes  et  des  villes  ;  parce  que,  aux  yeux  des 
Russes,  en  cela  du  reste  fort  sincères  dans  leur  exagération  même, 
la  Pologne  est  essentiellement  un  pays  aristocraUque  n'ayant  jamais 
eu  d'autre  force  ni  d'autre  raison  d'être  que  son  aristocratie,  et  que* 
pour  triompher  de  sa  résistance,  c'était  à  la  noblesse  et  i  ses  droits 
à  demi  féodaux  qu'il  fallait  s'attaquer.  La  question  ainsi  posée, 
l'homme  longtemps  dénoncé  à  Pétersbourg  comme  l'ennemi  sys- 
tématique de  la  noblesse  devait  sembler  à  sa  place  à  Varsovie.  Il 
était  pour  ainsi  dire  désigné  par  la  haine  et  les  rancunes  mêmes 
des  gentilshommes  moscovites  ou  des  courtisans  du  Palais  d'hiver. 

Alexandre  II  ne  le  cacha  pas  à  Hilutine.  L'empereur  savait  ce 
qu'il  faisait  en  l'appelant  à  ce  poste  inattendu  ;  il  n'y  avait  là,  de  la 
part  du  souverain,  aucune  contradiction.  Ce  choix,  en  appareoce 
singulier,  lui  était  en  partie  dicté  par  ses  anciennes  préventioDS 
mêmes.  Alexandre  II  le  confessa  à  Nicolas  Alexéièvitch  :  ce  qui  avait 
attiré  sur  lui  le  choix  impérial,  c'étaient  bien  a  ses  principes  démo- 
cratiques, ou  s'il  aimait  mieux  antiaristocratiques  »  qu'on  lui  avait 
tant  reprochés  à  la  cour.  Aux  yeux  du  tsar,  tout  était  fini  entre 
l'aristocratie  polonaise  et  le  trône.  Il  croyait  avoir  en  vain  épuisé 
tous  les  moyens  de  la  rallier,  il  se  sentait  obligé  de  rompre  défini- 
tivement avec  elle  et  de  renoncer  au  système  de  concession  inau- 
guré  par  Alexandre  I^  et  repris  en  pure  perte  par  le  grand-dac 
Constantin  et  le  marquis  Wiéiopolski.  La  Russie  n'ayant  en  Pologne 
rien  à  espérer  de  la  noblesse,  c'était  vers  le  peuple,  vers  le  paysan 


I7N  HOMHB  d'État  rosse.  A2S 

des  canpagaes,  d'ordinaire  resté  soavd  aux  appels  des  insurgés»  que 
le  tsar  voulait  se  tourner;  c'était,  selon  lui,  au  fond  de  la  plèbe 
rurale  que  le  gouyernement  russe  devait  chercher  l'appui  qu'il  ne 
pouvait  rencontrer  ailleurs,  et  qui,  mieux  que  l'ancien  adjoint  de 
Lansko!,  rennemi  du  évoriansivo  et  l'ami  du  moujik,  était  fait  pour 
Qoe  pareille  besogne  7 

Dès  lors  qu'il  entrait  dans  cette  nouvelle  voie  et  embrassait  ce 
Qoaveau  système,  l'empereur  ne  pouvaU  en  effet  mieux  s'adresser. 
Bn  revenant  ainsi  dans  un  intérêt  défini  et  purement  politique  sur 
ses  anciennes  préventions,  en  puisant  même  dans  ces  préventions 
Tun  des  principaux  motiCa  de  son  choix,  Alexandre  II  agissait  en 
prince  libre  de  préjugés,  en  politique  pratique  et  réaliste  pour 
ainsi  dire;  il  donnait  en  tout  cas  une  rare  preuve  de  sagadté  et  de 
tact  gouvernemental. 

Tout  n'était  pas  satisfaction  pour  Hilutine  dans  cette  marque  de 
confiance  du  souverain.  Il  lui  répugnait  justement  d'être  toujours 
regardé  comme  un  démagogue,  de  devoir  à  cette  réputation 
même  cet  appel  à  une  mission  qui  lui  était  si  antipathique.  Aussi 
se  pennit-il  de  représenter  à  l'empereur  qu'on  l'avait  dépeint  à  sa 
majesté  sous  d'assez  fausses  couleurs,  que  pour  être  dévoué  au 
bien  da  peuple  et  à  l'égalité  de  tous  devant  la  loi,  il  était  fort 
loin  de  penser  qu'on  pût  jamais  gouverner  sans  le  concours  des 
classes  éclairées,  et  en  Russie  notamment,  sans  le  concours  de  la 
noblesse,  aujourd'hui  encore  la  seule  classe  cultivée. 

Quant  à  la  Pologne,  N.  Hilutine  partageait  entièrement  les  nou- 
Telles  vues  de  son  maître.  Gomme  lui,  il  croyait  la  noblesse  polo- 
naise irréconciliable  et  il  rappelait  que,  dans  les  cours  et  les  capi- 
tales de  l'étranger,  il  venait  de  la  vpir  lui-môme  dénoncer  sans 
trêve,  par  la  parole  et  par  la  presse,  le  gouvernement  et  le  peuple 
russes  et  leur  chercher  partout  des  ennemis,  a  En  dehors  de  l'aris- 
tocrade  et  de  la  noblesse,  sur  quoi,  disait-il,  nous  pouvons-nous 
sppuyer?  Sur  le  clergé?  Mais  il  nous  est  encore  plus  hostile  que  la 
9chliackta  et  il  prêche  des  croisades  contre  le  schismatique  Mos- 
covite. Sur  la  classe  commerçante  et  les  juifs?  Mais  la  Russie  n'a 
jamais  été  bien  libérale  envers  les  Israélites,  et  nous  ne  saurions, 
sans  illusions  prétendre  à  leur  reconnaissance  et  à  leurs  sympa- 
thies. Sur  l'administration  et  les  employés  du  gouvernement  ?  Mais 
1&  plupart  de  ces  derniers  appartiennent  à  la  petite  noblesse  polo- 
naise; beaucoup  ont  pris  à  l'insurrection  une  part  ouverte  ou  clan- 
destine, et  l'on  ne  saurait  se  fier  à  eux  pour  l'exécution  de  lois 
^'ils  sont  intéressés  à  décrier  et  à  voir  échouer.  Reste  le  peuple, 
reste  le  paysan  ;  mais  comment  et  par  quelle  voie  arriver  j  usqu'à 
loi?  Et  ea  admettant  qu'il  ne  nous  soit  pas  hostile,  qu'on  puisse  le 


A2&  BEfUE  DE8  DEUX  MONDES. 

gagner  à  l'aide  de  quelque  allégement  de  ses  charges  ou  de  quelques 
lois  agraires,  était-ce  à  un  homme  entièrement  étranger  aux  afiaires 
polonaises  d'être  chargé  d'une  aussi  délicate  mission?» 

Et  Milutine  exposait  avec  feu  au  souverain  qu'il  manquait  per- 
sonnellement de  toutes  les  connaissances  indispensables  à  une 
pareille  tâche.  Ignorant  du  pays  et  de  la  langue,  ignorant  des 
mœurs,  des  coutumes,  des  traditions  du  peuple  polonais  dans  le 
passé,  il  ne  pouvait,  disait-il,  en  comprendre  ni  les  besoins  pré- 
sens ni  les  aspirations  pour  l'avenir.  Il  ajoutait,  que  pour  s'occuper 
du  paysan  polonais  avec  sûreté,  il  lui  faudrait  autant  de  temps  et 
de  travail  qu'il  en  avait  consacré  au  paysan  russe.  Ne  pouvant  se 
mettre  en  relations  directes  avec  le  peuple,  il  serait  toujours  dans 
la  dépendance  d'intermédiaires,  pour  la  plupart  hostiles  ou  cor- 
rompus, il  serait  fatalement  la  dupe  des  Polonais  qu'il  devait  admi- 
nistrer., a  Je  serais  aveugle,  sourd  et  muet,  »  s'écriait-il  avec  dou- 
leur, et  pour  le  bien  même  de  la  Russie,  il  suppliait  Fempereur  de 
lui  épargner  cette  tâche,  le  conjurant  de  ne  pas  renouveler  les 
fautes  si  souvent  commises,  en  envoyant  à  Varsovie  un  fonction- 
naire incapable  de  diriger  les  affaires  polonaises  et  condamné  d'a- 
vance à  n'être  qu'un  automate,  couvrant  les  fautes  de  ses  subal- 
ternes ou  un  jouet  aux  mains  des  intrigues  locales. 

Toutes  ses  supplications  furent  vaines.  Les  résolutions  de  l'em- 
pereur étaient  prises,  et  les  instances  de  Nicolas  Âlexèié?itch  ne 
faisaient  que  l'y  confirmer  en  montrant  au  souverain  la  sincérité, la 
droiture,  la  modestie  avec  la  raison  et  le  sens  pratique  de  l'homme 
qu'il  avait  choisi.  Milutine  eut  beau  représenter  qu'il  avait  passé 
sa  vie  à  des  travaux  de  bureau,  qu'il  était  incapable  d'un  pareil 
service,  que  les  mesures  répressives  inévitables  dans  un  pays  in- 
surgé, étaient  contraires  à  son  caractère  comme  à  ses  convictions,  à 
son  tempérament,  à  sa  santé  même,  encore  nerveuse  et  ébranlée; 
aucune  de  ses  objections  ne  demeura  sans  réponse.  Il  fut  assuré 
qu'on  lui  donnerait  tous  les  moyens  de  s'instruire  de  la  question 
et  que  les  mesures  de  rigueur,  confiées  aux  autorités  militaires, 
seraient  entièrement  étrangères  à  l'administration  dont  il  devait 
être  chargé. 

En  parlant  des  fonctionnaires  de  Pologne,  l'empereur  se  pliûgnit 
amèrement  de  la  corruption  de  certains  employés  russes  dans  le 
royaume  et  en  Lithaanie,  et  il  dit  avec  émotion  à  Milutine  :  «  Au 
moins  avec  toi,  cette  honte  me  sera  épargnée.  »  En  le  congédiant, 
le  souverain  lui  remit  les  mémoires  et  les  correspondances  de 
Pologne,  entassés  sur  son  bureau,  et  lui  donna  huit  jours  pour  en 
prendre  connaissance.  Ce  délai  passé,  Nicolas  Alexèiévitch  reçut 
l'ordre  de  venir  rapporter  à  Tsarsko  sa  réponse  définitive. 


m  HOmiB  DETAT  RUSSB.  426 

Milutine  sortit  da  cabinet  impérial,  ayant  entendu  bien  des 
choses  flatteuses  pour  son  amour-propre,  mais  plus  triste  et  décou- 
ragé qu'il  n'y  était  entré,  n'ayant  pas  donné  son  consentement  à 
l'empereur,  mais  sentant  qu'il  ne  pourrait  le  lui  refuser  jusqu'au 
bout.  , 

IL 

Les  huit  jours  qui  suivirent  furent  pour  Nicolas  Alexëiévitch 
one  semaine  d'angoisses.  Ses  amis  assurent  qu'au  temps  même 
des  lattes  les  plus  acharnées  de  l'émancipation,  ils  ne  l'ont  jamais 
vu  si  abattu.  Conformément  aux  ordres  du  souverain,  il  se  plon- 
gea dans  l'étude  des  documens  qui  lui  avaient  été  remis  à  Tsarkoé- 
Sélo  et  en  outre  dans  les  dossiers  relatifs  à  la  Pologne  des  divers 
ministères.  Cette  lecture  n'était  pas  faite  pour  vaincre  sa  répu- 
gnance et  dissiper  ses  perplexités.  Dans  ces  dossiers,  il  rencontrait 
tour  à  tour  des  intentions  généreuses,  transformées  par  la  fatalité  de 
la  situation  ou  par  les  fautes  des  hommes  en  utopies  stériles,  et 
des  sévérités  intempestives  ou  mal  réglées,  procédant  par  accès  et 
rendues  inutiles  par  le  défaut  d'esprit  de  suite.  Partout  la  confu- 
sion, la  contradiction,  l'absence  de  tout  programme,  de  tout  sys- 
tème défini.  Souvent,  aux  momens  les  plus  graves,  un  échange 
oiseux  de  vides  et  formalistes  correspondances  bureaucratiques,  en 
Pologne  comme  ailleurs,  une  des  plaies  de  l'administration  russe. 
A  ses  yeux,  il  n'y  avait  dans  tout  cela  qu'illusions  et  aveuglement  à 
Saint-Pétersbourg,  illusions  et  mensonges  à  Varsovie.  Ce  qui  le 
firappa  surtout,  c'est  que,  dans  ces  paperasses  officielles  ou  ces  rap- 
ports confidentiels,  il  crut  découvrir  les  traces  d'une  secrète  con- 
nivence et  comme  d'une  entente  ténébreuse  entre  le  comité  révo- 
lutionnaire de  Varsovie  et  certains  bureaux  du  ministère  de  Pologne 
à  Saint-Pétersbourg,  où  se  trouvaient  des  employés  polonais. 

Les  nouvelles  de  Varsovie  étaient  peu  encourageantes.  Dans  les 
campagnes  du  royaume  sévissait  toujours  l'insurrection;  dans  la 
capitale,  c'étaient  des  bombes  Orsini,  l'incendie  de  l'hôtel  de  ville 
et  des  archives ,  des  assassinats  en  pleine  rue,  un  attentat  sur  la 
personne  même  du  gouverneur  général,  le  comte  Berg.  L'occulte 
gouvernement  révolutionnaire  semblait  maître  du  pays.  Ce  qui  fai- 
sait reculer  N.  Milutine,  ce  n'étaient  cependant  pas  tous  ces  périls, 
c'était  sa  répugnance  à  participer  à  une  tâche  répressive  pour 
laquelle  il  ne  se  sentait  aucune  vocation;  c'était  également  la 
crainte  d'user,  sans  profit  pour  le  pays,  des  forces  dont  il  eût  pu 
faire  un  meilleur  usage  en  Russie,  où  il  voyait  tant  de  choses  à 
entreprendre. 


ik26  RBTUB  DES  DEUX  MONDES. 

Ge  qae  Milutine  entendait  dire  autour  de  lui  était  également  peu 
fait  pour  le  décider.  Ses  amis  et  ropinion  publique  elle-même 
étaient  fort  partagés  à  cet  égard.  Parmi  ses  amis  ou  ses  partisans, 
le  plus  grand  nombre  était  au  désespoir;  ils  craignaient  pour  son 
avenir,  pour  ses  jours  même.  Beaucoup  ne  voulaient  voir  daas 
toute  cette  affaire  qu'une  intrigue  de  cour,  une  combinaison  machia- 
vélique pour  éloigner  Milutine  de  la  capitale  et  du  centre  des 
affaires  :  à  leurs  yeux,  on  ne  voulait  l'envoyer  en  Pologne  que 
pour  se  débarrasser  de  lui  en  Russie,  pour  le  ccmi promettre 
vis*à-vis  des  libéraux  et  rensevelir  dans  un  pays  où  tous  les  fonc- 
tionnaires russes  laissaient  fatalement  leur  réputation»  leur  popu- 
larité ou  leur  vie.  D'après  eux,  Milutine  devait  à  tout  prix  se  réser- 
ver pour  la  Russie,  où  tant  de  réformes  étdent  en  suspens,  où 
ses  connaissances  et  son  énergie  devaient  trouver  un  champ  plus 
vaste  et  plus  sûr« 

Il  y  avait  dans  ces  vues  une  part  de  vérité,  et  tel  semble  avoir  été 
au  fond  le  sentiment  personnel  de  Milutine.  A  tout  prendre,  La 
Russie  aurait  gagné  à  garder  pour  elle-même,  pour  ses  réformes 
intérieures,  l'infatigable  travailleur  qui  allait  s'user  et  se  tuer  pour 
elle  en  Pologne.  En  général  cepmdant,  Topinioa  publique  se  mon- 
trait favorable  au  choix  du  souverain.  On  y  trouvait  une  profonde 
sagesse  et  le  gage  d'une  pacification  prochaine,  La  gravité  des 
ai&ires  de  Pologne,  les  périls  qu'elle  suscitait  au  dehors  frappaient 
tous  les  yeux  et  les  détournaient  momentanément  des  grands  pro* 
blêmes  du  dedans.  La  Pologne  était  le  principal  souci,  la  principale 
difficulté  de  l'empire  :  il  senoblait  naturel  d'y  employer  les  talens  et 
l'énergie  d'un  homme  dont  personne  ne  contestait  la  valeur.  Telles 
étaient  les  vues  du  plus  grand  nombre,  et  dans  ce  mouvement  la 
société  était  sincère  comme  l'empereur,  tandis  que  certains  hommes 
politiques  trouvaient  peut-être  leur  compte  personnel  à  expédier  au 
poste  le  plus  périlleux  un  ancien  rivai  et  un  compétiteur  redouté 
pour  l'avenir.  Amis  et  adversaires  de  Milutine  pouvaient  ainsi, 
pour  des  raisons  opposées,  se  trouver  un  moment  réunis  dans  la 
même  opinion. 

Dn  jour  de  cette  triste  semaine  où  il  devait  définitivement  faire 
son  choix,  Milutine  avait  à  dîner  chez  lui  le  prince  Dmitri  0.,  l'ami 
qui,  en  1861,  avait  refusé  de  lui  enlever  le  poste  d'adjoint  du 
ministre  de  l'intérieur.  Le  prince  cherchait  à  remonter  Nicolas 
Alexèiévitch  et  lui  assurait  que,  s'il  était  nommé  en  Pologne,  il  y 
serait  soutenu  par  l'opinion  et  secondé  par  les  meilleurs  patriotes. 
Milutine  en  doutait,  la  besogne  lui  paraissait  trop  ingrate.  «  Et  qui 
donc,  demandai t-il,  consentirait  à  me  suivre?  —  En  premier  lieu, 
répondit  le  prince,  Samarine  et  Tcherkasski.  »  A  ces  deux  noms,  la 


Vn  HOMME  D  ETAT  E088E.  A27 

fignre  sombre  de  Milutine  s'illumiDa  pour  se  rembranir  bientôt.  Il 
ne  se  sentait  pas  le  coarage  d'inviter  ses  amis  à  une  pareille  œuvre, 
surtout  après  Tespëce  de  désaveu  qui  leur  avait  été  infligée  pour 
rémancipation  des  serfs»  Puis,  il  savût  Samarine  au  moins  décidé  à 
repousser  toute  fonction  officielle  ;  il  se  rappelait  que  Tété  précé- 
dent encore,  Samarine  lui  écrivait  qu'à  ses  yeux  le  rôte  le  plus  utile 
était  en  province  et  qu'il  ne  l'échangerait  contre  nul  autre  (1).  Ifilu- 
tine  avait  cru  deviner  là  un  avis  discret  de  ne  songer  à  son  ami 
pour  aucun  poste  d'aucune  sorte.  Le  prince  Dmitri  0.  était  proche 
parent  de  Samarine  ;  il  crut  pouvoir  se  porter  garant  de  la  bonne 
ToIoDté  de  son  cousin  et  fit  si  bien  qu'il  partit  emportant  pour  lui 
une  lettre  de  Milutine,  lettre  qu'il  se  chargea  de  lui  faire  remettre 
sans  l'intermédiaire  toujours  suspect  des  employés  de  la  poste 
impériale. 


iV.  Milutine  à  G.  Smnarine. 

«  SainV-Pétertbourg,  4/10  septombre  1863. 

«  Après  bien  des  pérégrinations,  nous  sommes  enfin  rratrés  au 
pays,  très  hoix)ré  lourii  Fédorovitch.  Yous  avez  promis  de  venir 
nous  voir  à  Pétersbourg  aussitôt  que  vous  auriez  appris  notre 
retour.  Cette  pensée  me  souriait  (oulybalas)  tout  le  temps  de  notre 
loi^,  pénible  et  ennuyeux  voyage.  A  peine  arrivé  id,  je  me  suis 
trooTé  en  présence  de  circonstances  qui  me  font  désirer  encore  plus 
«rdemment  une  très  prompte  entrevue  avec  vous.  Je  ne  puis  en 
dire  davantage.  Sachez  seulement  qu'il  s'agit  encwe  de  la  question 
<te  paysans,  poar  laquelle  nous  avons,  ou  plutôt  vom  avez  déjà  fait 
^t  de  sacrifices.  Si  vous  en  avez  la  moindre  possibilité,  hâtez  votre 
vrrvée  id,  je  vous  le  demande  avec  instance.  Il  se  peut  que  j'aie 
nHH-méme  bientôt  à  repartir  et  il  serait  extrêmement  fâcheux  de 
nous  manquer.  J'espère  qu'on  va  me  lusser  une  dizaine  de  jours 
AU  moins  de  tranquillité.  Pouvez-vous  dans  ce  délai  venir  id?  Je 
^ota  dirai  seulement  que  cela  est  extrêmement  urgent. 

«  Ne  sachant  pas  l'adresse  de  Tcherkasski  en  ce  moment,  je  me 
<^d6  à  vous  prier  de  lui  communiquer  cette  lettre  ;  elle  est  pour 

(i)  Lettre  da  mois  de  jain  1863.  C'était  là  du  reste  chez  Samarine  nae  idée  fixe, 
i^s  ane  lettre  non  datée,  mais  de  la  môme  époque,  il  disait  encore  à  Milutine,  avec 
■on  style  imagé  habituel  :  c  Les  deux  années  que  Je  yiena  de  passer  à  IMolérieur  du 
ptys  m'ont  profondément  conyainea  que  c'est  là,  en  profince,  qu'est  aujourd'hui  la 
sphère  d*aetiTité  la  plus  utile...  Pour  ce  qui  me  concerne.  Je  ne  l'échangerais  pat 
ccBtre  aucune  autre.  En  élaborant  les  plus  beau  plans  d'édifice  législatif^  il  ne  faut 
PM  oublier  les  matériaux  de  construction  qui  nous  font  souvent  défaut  Ce  sont  les 
briques  qui  nous  manquent,  et  les  briques  se  frappent  pièce  à  pièce.  » 


A28  UTUE  DBS  DEUX   MONDES. 

lui  comme  pour  vous.  Exécutez-vous  et  arrivez  de  grâce  tous  deux 
ici,  car  il  est  indispensable  de  nous  concerter.  La  question  le  mérite 
pleinement...  Si  vous  vous  décidez,  informez-m'en  au  plus  vite, 
soit  directement,  soit  par  Dmitri  0.,  qui  se  charge  de  vous  faire 
parvenir  cette  lettre. 

«  Je  ne  vous  écris  rien  de  notre  voyage  et  de  notre  rentrée  dans 
cette  «  ville  florissante,  »  parce  que  j'espère  vous  voir  bientôt  vous 
et  Tcberkasski  et  en  parler  avec  vous  de  vive  voix.  » 

On  remarquera  le  ton  énigmatique  de  cet  appel.  Nicolas  Alexèié- 
vitch  semblait  craindre  d'effrayer  ses  amis  en  prononçant  le  nom  de 
Pologne;  il  leur  parlait  seulement  de  la  question  des  paysans, 
sachant  qu'avec  eux  c'était  la  meilleure  amorce.  II  se  réservait  de 
leur  dire  de  vive  voix  le  mot  de  l'énigme.  L'occasion  ne  se  fit  pas 
attendre.  Dès  le  lendemain,  George  Samarine  était  à  Pétersbourg 
chez  N.  Milutine.  Fidèle  à  sa  promesse,  il  n'avait  pas  attendu,  pour 
lui  faire  visite,  d'être  informé  du  retour  de  son  ancien  collègue 
des  commissions  de  rédaction.  La  lettre  confiée  au  prince  Dmi- 
tri 0.  l'avait  croisé  en  route.  La  Pologne  fut  naturellement  le 
sujet  de  l'entretien  des  deux  amis.  Toujours  réfléchi,  calme,  retenu 
dans  ses  paroles  ^1),  Samarine  semblait  plus  soucieux  et  plus  préoc- 
cupé que  de  coutume.  Sans  prétendre  imposer  à  son  ami  une  accep- 
tation qui  lui  répugnait  tant,  Samarine,  avant  tout  désireux  de  don- 
ner un  autre  tour  aux  affaires  de  Pologne,  l'engagea  à  ne  pas  se 
refuser  entièrement  à  une  pareille  mission.  Il  examina  longtemps 
avec  Milutine  la  question  polonaise,  la  retournant  sous  toutes  les 
faces  avec  sa  rare  faculté  d'analyse  et  indiquant  les  solutions  avec 
son  implacable  logique.  Gomme  naguère  dans  la  solitude  de  Raîki 
pour  les  paysans  russes,  le  fonctionnaire  et  l'écrivain  esquissaient 
ensemble,  dans  une  obscure  rue  de  Saint-Pétersbourg,  le  plan  des 
réformes  à  accomplir  au  profit  du  paysan  polonais.  Ces  deux  hommes, 
partis  de  points  de  vue  si  divers,  si  différons  de  tempérament, 
comme  d'allures  et  d'éducation ,  tous  deux  également  bien  doués, 
avaient  l'un  sur  l'autre  un  ascendant  singulier.  Ces  deux  esprits, 
toujours  si  indépendans,  ou,  comme  disaient  leurs  adversaires,  si 
entiers  et  tranchans,  étaient  pleins  d'une  déférence  respectueuse 
pour  leurs  mutuelles  convictions.  Dans  leurs  entretiens,  mêlés  de 
graves  et  calmes  discussions,  ils  se  corrigeaient  et  s'équilibraient 
pour  ainsi  dire  l'un  l'autre,  et  malgré  la  divergence  fréquente  de 
leurs  vues ,  Milutine  ne  s'étant  jamais  inféodé  à  aucune  école,  ils 

(1)  Le  portrait  de  riUostre  écrivain,  rdcemmeDt  tracé  par  une  planae  allemande  dégui- 
sée en  rosse,  est  à  cet  égard  comme  à  plasieurs  autres  asses  pea  fidèle  (RutsUuid  vor 
und  nach  dêtn  Kriege^  auch  aus  der  PêUrsburgT  Getellchaft;  Leipsig,  1879J  Sama- 
rine était  du  reste  de  tous  les  écrlyains  russes  le  moins  bien  tu  des  Allemands  poor 
son  célèbre  onrrage  sur  les  provinces  Baltiques  de  la  Russie. 


UN  HOMMS  0*iTAT  RUaSE.  A29 

faisaient  tous  les  deux  si  grand  cas  de  leur  opinion  réciproque  qu'ils 
semblaient  presque  se  croire  incomplets  isolément. 

6.  Samarine  et  N.  Milutine  demeurèrent  trois  jours  ensemble  et» 
durant  trois  fois  yingt-quatre  heures,  ils  ne  se  quittèrent  presque 
point,  examinant  et  discutant  ensemble  toutes  les  données  du 
redoutable  problème  imposé  à  leur  pays.  Samarine  était  obligé  de 
retourner  dans  sa  famille  à  Moscou.  Les  deux  amis  se  séparèrent 
sans  avoir  pris  d'engagement  l'un  envers  l'autre.  Nicolas  Alexèiévitch 
espérait  encore  éluder  le  fardeau  tombé  inopinément  sur  ses  épaules; 
n^nmaios  après  cette  entrevue  qui  lui  rappelait  les  anxiétés  et  les 
consolations  de  l'époque  la  plus  féconde  de  sa  vie,  il  se  sentit  plus 
conGant,  plus  calme;  il  envisagea  les  événemens  d'un  œil  plus 
ferme  et  retrouva  un  peu  de  la  quiétude  morale  qui  lui  faisait 
défaut  depuis  son  arrivée  à  Saint-Pétersbourg. 

L'empereur  venait  de  rentrer  dans  sa  capitale.  Il  était  allé  à 
Helsingfors  ouvrir  la  diète  de  Finlande  suspendue  sous  le  règne  de 
son  père,  comme  si,  par  le  contraste  de  sa  conduite  envers  le  grand- 
duché  et  envers  le  royaume  de  Pologne,  il  eût  voulu  rendre  plus 
sensible  et  plus  amère  aux  sujets  rebelles  dont  il  s'apprêtait  à  sup- 
primer toute  l'autonomie,  l'impolitique  folie  de  leur  insurrection. 
Milutine  fut  appelé  en  audience  le  second  ou  troisième  jour  du 
retour  impérial.  Sa  résolution  était  prise;  il  étût  inébranlablement 
décidé  à  refuser  tout  poste  qui  l'attachât  d'une  numière  définitive 
à  la  Pologne  ;  mais  s'il  ne  pouvait  se  dégager  autrement,  il  se  rési- 
gnait à  accepter  une  commission  temporaire  dans  le  royaume. 

Cette  fois,  l'empereur  ne  parut  pas  aussi  pressé  de  le  recevoir  ; 
il  remit  à  trois  heures  Taudience  indiquée  pour  midi.  C'était  encore 
à  Tsarskoé-Sélo,  le  Saint-Cloud  ou  le  Versailles  russe,  par  une  belle 
journée  du  précoce  autonme  du  Nord.  Nicolas  Alexèiévitch  mit  ce 
retard  à  profit  en  fusant  quelques  visites  aux  hauts  fonctionnaires 
eo  villégiature  autour  de  la  résidence  impériale,  puis,  ses  visites 
faites,  il  erra  le  long  du  lac  sous  les  ombreuses  allées  du  grand  parc 
à  l'anglaise.  C'était  précisément  l'heure  ou  les  brillans  papillons  du 
high'life  y  viennent  voltiger.  Quoique  le  beau  monde  de  Tsarsko 
fût  fort  réduit  à  cette  fin  de  saison,  les  élégantes  promenaient  dans 
les  allées  indiquées  par  la  mode  leur  oisiveté  et  leurs  toilettes  aux 
t^sgards  des  aides  de  camp  et  des  jeunes  officiers  de  la  maison  mili- 
taire, tandis  que  de  hauts  dignitaires  civils  se  délassaient  des  sou- 
cis de  leurs  graves  fonctions  en  courtisant  ou  raillant  les  dames. 
Ily  avait  dans  tout  ce  cadre  de  vie  de  ceur,  dans  cette  atmosphère 
mondaine  qui  enveloppe  les  abords  des  palais  aux  heures  mômes 
ks  plus  graves  de  l'histoire  des  peuples,  une  futilité  extérieure 
^autant  plus  sensible  et  plus  attristante,  pour  un  homme  comme 


ASO  nrm  bes  deux  xondbs. 

Hilutioe,  qu'à  ce  moment  elle  contrastait  davantage  avec  ses 
préoccupations  personnelles  et  ses  angoisses  intérieures. 

Dans  sa  promenade  comme  dans  ses  visites  officielles,  il  recueillit 
des  encouragemens  et  des  félicitations  dont  la  banale  politesse  ou 
l'équivoque  sincérité  lui  étaient  pénibles*  On  l'assurait  que,  pour 
la  Pologne,  il  était  l'homme  de  la  situation,  qu'il  saurait  réussir  là 
où  tous  avaient  échoué  ;  on  se  montrait  surpris  de  ses  hésitations. 
Le  chef  de  la  m*  section  par  exemple,  le  prince  D.,Im  reprochait 
en  vrai  ministre  de  la  police  et  directeur  des  consciences  a  de 
faire  trop  peu  de  cas  de  l'insigne  confiance  que  lui  témoignait  sa 
majesté  et  de  l'opportunité  de  prouver  au  souverain  son  dévoû- 
ment.  »  On  n'épargnait  rien  pour  vaincre  ses  répugnances;  après 
les  considérations  politiques,  on  faisait  valoir  des  considérations 
d'un  ordre  privé  qui,  en  Russie,  n'ont  pas  moins  de  poids  qu'ail- 
leurs. On  lui  représentait  qu'il  ne  savais  pas  servir  ses  propres 
intérêts,  qu'au  poste  du  marquis  Wiélopolski,  il  recevrait  un  traite- 
ment de  3S,000  roubles,  soit  une  centûne  de  mille  francs,  au  lieu 
de  ses  maigres  appointemens  de  sénateur  à  8,000  roubles  (1). 

Le  prince  Gortchakof,  alors  encore  vice-chancelier  et  à  l'apogée 
de  sa  popularité  pour  ses  notes  aux  puissances  sur  les  affaires  polo- 
naises, accudllit  Milutine  avec  des  argumens  plus  capables  de 
faire  impression  sur  un  patriote.  Après  lui  avoir  vivement  repré- 
senté les  périls  qui  entouraient  la  Russie,  l'habile  diplomate  lui 
demandait  comment,  à  une  heure  où  chacun  devait  payer  de  sa 
personne,  il  aurait  le  courage  de  refuser  ses  services,  là  où  le 
souverain  les  jugeait  utiles.  «  Et  moi  qui  comptais  sur  vous,  lui 
répétait  le  prince  avec  insistance.  Voilà  un  an  que  nous  tenons  TEa- 
rope  en  bride,  et  vous  refuseriez  de  venu:  à  notre  aide  !  Vous  nous 
abandonneriez  à  une  pareille  heure I  Gela  n'est  pas  possible!  > 
Milutine,  on  le  comprend,  avait  peine  à  repousser  de  tels  assauts. 
En  vain  persistait-il  à  se  retrancher  derrière  son  ignorance  de  la 
Pologne,  à  opposer  son  désir  de  ne  pas  se  lancer  au  hasard  dans 
une  impasse  où  il  pouvait  compromettre  les  intérêts  de  l'eut.  Ses 
interlocuteurs  ne  se  rebutaient  point  et  revenaient  à  la  chaige. 

Fidèle  à  la  résolution  qui  lui  paraissait  concilier  ses  devoirs  de 
sujet  avec  les  droits  de  sa  conscience,  Nicolas  Alexèiévitch  finit  par 
répondre  au  prince  chancelier  qu'il  se  laisserait  poster  en  senti- 
nelle à  la  porte  du  namiestnik  (vice-roi)  plutôt  que  de  se  laisser 
investir  de  pleins  pouvoirs  dont  il  n'était  pas  sâr  d'user  à  la  gloire 


(1)  Mllatiao  tjiBt  déeUné  tonte  fonction  officieUe  an  Pologne,  n'7  toncha,  m'assure- 
tron,  pas  pins  de  10,800  roubles  par  an,  y  compris  les  indemnités  de  Toyagey  si  bieo 
qu*il  deyait  s'y  endetter. 


UN  HOMME  D  8TAT  RDSS£.  ASl 

de  son  pays,  a  Après  cela»  ajouta*t-iU  si  on  a  besoin  d'un  simple 
ouvrier,  je  ne  refuse  pas  mon  travail.  Qu'on  m'envoie,  si  Ton  veut, 
en  commission  dans  le  royaume,  et  ensuite,  si  l'on  a  confiance 
dans  l'efficacité  du  traitement  que  j'indiquerai ,  qu'on  chai^  de 
plus  compétens  de  l'appliquer.  —  Eh  bien,  répliqua  vivement  le 
prince  Gortchakof ,  c'est  tout  ce  qu'on  vous  demande.  Allez  en 
Pologne  au  titre  que  vous  voudrez,  mais  alles-y  ;  aidez-nous  de  vos 
idées,  de  vos  conseils.  » 

Et,  en  effet,  c'était  tout  ce  qu'on  exigeait  de  lui.  Sans  qu'il  s'en 
rendit  encore  bien  compte,  Milutine  venait  de  déposer  les  armes  ; 
les  conditions  mises  par  lui  à  sa  capitulation  lui  étaient  en  réalité 
peu  favorables  et  ne  pouvaient  longtemps  être  respectées.  En 
acceptant  une  pareille  mission,  Nicolas  Alezèiévitch  ne  prévoyait 
pas  encore  qu'une  fois  la  main  dans  les  aflaires  polonaises,  il  ne 
l'en  pourrait  plus  retirer  et  qu'il  y  serait  bientôt  pris  tout  entier. 
Ses  réserves  devaient  être  vaines  ;  il  allait  malgré  lui  être  absorbé 
par  ces  poignantes  affaires  auxquelles  il  eiit  voulu  seulement 
se  prêter.  A  ses  restrictions  et  précautions,  il  n'avait  personnelle- 
ment qu'à  perdre.  Bn  refusant  les  titres  et  les  emplois  qu'on  lui 
proposait  pour  être  obligé  de  les  accepter  en  grande  partie  plus  tard, 
il  allait  seulement,  à  l'inverse  de  œ  que  lui  conseillaient  les  tchi-- 
novniks  pratiques,  sacrifier  sa  fortune  et  ses  intérêts  domestiques;  il 
allait  prendre  tous  les  embarras  tout  le  labeur  et  la  responsabi- 
lité des  hautes  fonctions,  dont  il  déclinait  l'éclat  et  les  avantages 
matériels.  Les  vieux  courtisans  se  demandaient  si  ce  désintéresse- 
ment inusité,  si  cette  fière  modestie  de  Milutine  venaient  de  niais 
scrupules  ou  de  raffinemens  d'ambition. 

L'heure  de  l'audience  impériale  était  arrivée.  Dès  les  premières 
paroles,  Nicolas  Alexèiévitch  s'aperçut  que  l'empereur  était  déjà  au 
courant  de  sa  conversation  avec  le  prince  Gortchakof.  Sa  Majesté 
semblait  satisfaite  que  Milutine  consentit  à  se  rendre  à  Varsovie, 
tût-ce  sans  poste  défini.  Nicolas  Alexèiévitch  se  sentait  condamné; 
il  fit  néanmoins  un  dernier  effort  pour  se  dérober  aux  offres, 
ou  mieux  aux  ordres  qui  allaient  jusqu'à  la  fm  de  ses  jours  l'en- 
chaîner  à  ce  cadavre  vivant  de  la  Pologne.  A  toutes  les  raisons 
données  à  l'audience  précédente  il  ajouta  en  vain  que  les  docu- 
mens  remis  par  l'empereur  et  tous  les  dossiers  consultés  depuis 
huit  jours  n'avaient  fait  que  le  pénétrer  davantage  de  son  incompé- 
tence pour  une  pareille  œuvre.  Alexandre  II  ne  se  laissa  pas  con- 
Taincre,  il  avait  réponse  à  tout,  interrompant  Milutine,  lui  répli- 
quant avec  son  habituelle  bonté,  le  priant,  l'encourageant,  tout 
cela  à  bâtons  rompus,  en  prince  dont  la  résolution  est  prise,  en 
homme  pressé  et  distrait. 


&32  BEVUE  DES   DEUX  MONDES. 

La  famille  impériale  allait  quitter  Tsarsko ,  sa  résidence  d'été, 
pour  les  chaudes  montagnes  de  la  côte  de  &imée  et  Livadia,  sa 
résidence  d'automne.  Les  souverains,  comme  les  simples  mortels, 
ont,  au  milieu  même  des  plus  graves  circonstances  politiques,  leurs 
préoccupations  personnelles  et  domestiques,  leurs  soucis  ou  leurs 
affaires  de  famille,  de  ménage  même.  L'empereur,  alors  comme 
aujourd'hui,  d'un  tempérament  nerveux  et  impressionnable,  ennuyé 
de  la  vie  d'apparat  de  Pétersbourg  et  de  Tsarsko,  las  surtout  mora- 
lement et  physiquement  des  inquiétudes  de  l'hiver  et  du  prin- 
temps précédons,  altéré  de  repos  et  de  liberté,  était  impa- 
tient d'aller  sur  les  rivages  embaumés  de  la  Tauride  oublier  les 
âpres  soucis  de  la  politique.  Au  moment  où  il  reçut  Milutine,  il  était 
en  train  de  faire  ses  préparatifs  de  départ.  Durant  l'audience,  don- 
née à  la  h&te,  entre  deux  voyages,  les  jeunes  grands-ducs  et  la  prin- 
cesse Marie  (1)  entraient  et  sortaient,  apportant  des  messages  de 
l'impératrice,  interrompant  de  leurs  questions  ou  de  leurs  réponses 
indifférentes  l'entretien  du  souverain  et  de  l'homme  d'état. 

Il  y  avait  dans  ce  contraste,  partout  si  fréquent,  entre  la  gran- 
deur des  intérêts  publics  en  jeu  et  les  minutieuses  préoccupations 
de  la  vie  quotidienne,  entre  l'anxiété  intérieure  du  fonctionnaire, 
dont  toute  la  vie  et  la  réputation  dépendaient  de  cet  instant  fugitif, 
et  la  hâte  naturelle  du  souverain,  jaloux  d'en  finir  avec  les  affaires, 
quelque  chose  de  plus  décourageant  et  de  plus  pénible  pour  Nico- 
las Alexëiévitch  que  dans  les  ordres  les  plus  catégoriques.  Pour 
Milutine,  c'était  la  plus  inflexible  condamnation.  Il  sentit,  non  sans 
un  serrement  de  cœur,  qu'il  devait  se  résigner  et  il  en  prit  virile- 
ment son  parti. 

Avant  de  se  retirer,  il  fit  de  tains  efforts  pour  obtenir  de  l'em- 
pereur un  programme  défini.  Alexandre  II  semblait  s'en  remettre 
à  lui  et  lui  laisser  carte  blanche.  Nicolas  Alexëiévitch  se  borna  à 
répéter  qu'en  allant  en  Pologne,  il  ne  faisait  que  se  soumettre  à  la 
volonté  de  son  maître,  qu'il  ne  pouvait  accepter  aucun  poste  officiel, 
aucune  nomination  effective,  qu'en  tout  cas,  il  ne  saurait  rien  faire 
immédiatement,  qu'avant  tout  il  lui  faudrait  s'instruire  lui-même, 
étudier  et  sonder  le  terrain  pour  voir  ce  qui  pourrait  être  entrepris. 
Il  eut  soin  d'ajouter  qu'il  demandait  à  s'occuper  spécialement  de  la 
population  rurale  et  de  la  question  des  paysans,  la  plus  uigente  à 
ses  yeux  en  Pologne  et  la  seule  où,  sur  ce  sol  nouveau,  son  expé- 
rience du  passé  pût  lui  être  de  quelque  utilité.  «  C'est  ainsi  que  je 
l'entends,  répliqua  l'empereur,  mais  je  ne  voudrais  pas  te  voir  te 
borner  à  cela;  toute  l'admmistration  de  Pologne  est  en  mauvais 
• 

(1)  Ai^onrdnitti  dachesse  d'Êdinbom^. 


m  HOMMS  D  ETAT  BUMB.  438 

état,  il  faut  t'occnper  de  tout  (1).  »  Hilutine  eut  beaa  protester 
contre  cette  trop  grande  marque  de  confiance,  l'empereur  ayait  une 
résolution  arrêtée,  et  il  le  congédia  à  la  hâte  après  lui  avoir  permis 
de  prendre  pour  collaborateurs  qui  bon  lui  semblerait,  même  en 
dehors  du  personnel  administratif,  des  hommes  comme  George 
Samarine,  dont  le  nom  prononcé  par  Hilutine  avec  hésitation  pa- 
rut d'abord  étonner  le  souverain.  Il  y  avait  à  peine  dix-huit  mois, 
en  effet,  que  Samarine  avait  fait  scandale  en  renvoyant  au  comte 
Panine  la  décoration  dont  il  avait  été  gratifié  à  propos  de  l'éman- 
cipation des  paysans.  Après  un  instant  de  silence ,  Alexandre  II 
consentit  à  George  Samarine,  si  ce  dernier  agréait  la  proposition, 
puis  il  donna  congé  à  Milutine  avec  son  affabilité  accoutumée  en 
daignant  le  remercier  et  lui  recommander  de  prendre  soin  de  sa 
santé  et  de  sa  sécurité  personnelle,  en  l'assurant  qu'à  Varsovie  et 
dans  le  royaume  tous  les  ordres  seraient  donnés  pour  le  préserver 
de  tout  péril. 

C'est  ainsi  dans  cette  entrevue  précipitée  et  cette  conversation 
à  bâtons  rompus,  au  milieu  des  préparatifs  d'un  voyage,  que  l'an- 
cien adjoint  de  Lanskoî  reçut,  sans  pouvoirs  définis  et  sans  instruc- 
tions précises,  une  mission  qui  pour  le  royaume  de  Pologne  devait 
être  le  point  de  départ  d'une  révolution  radicale.  Désormais  le  nom 
de  Milutine  allait  être  indissolublement  lié  au  nom  de  la  Pologne. 
Nicolas  Alexèiévitch  en  eut  le  sentiment,  et  de  cette  seconde 
audience  de  Tsarsko,  il  revint  à  Pétersbourg  plus  triste  encore 
que  de  la  première  (2). 

(1)  QoÎDxe  Jonra  plus  ttrd,  dans  une  lettre  datée  de  Livadia,  le  chel  de  la  m*  aection, 
prince  V.  DolgoroaUy  répétait  la  même  injonction  au  nom  de  son  maître  :  «  L*empe- 
feor  Teat  espérer  qae  Totre  commission  dans  le  royaume  de  Pologne  sera  féconde  en 
réfoliats  et  que  yoe  considérant  (projets  de  réforme),  loin  de  se  borner  à  la  question 
<iei  paysansy  s'étendront  aux  autres  branches  de  Tadministration  polonaise.  »  (Lettre 
da  98  septembre  1863.) 

{?)  Quelques  Jours  plus  tard,  dans  une  lettre  adressée  au  prince  V.  DolgoroukI,che( 
de  la  m*  section,  dont  U  réclamait  l'intercession  auprès  de  Tempereur  à  Liradia, 
R.  MUmine,  cherchant  à  bien  déterminer  le  caractère  de  sa  mission  en  Pologne^  s'ex- 
primait ainsi  :  «  .  .  .  Profondément  pénétré  de  la  graTité  de  raffaire  d'état  qui  m'est 
oonflée.  Je  ne  l*kborde  que  par  soumission  à  la  Tolonté  de  l'empereur.  Cet  essai  prou- 
vera s'il  m*est  ou  non  possible  d'être  utile  à  Tadministration  polonaise.  Après  aroir 
eiSBuiaé  mes  propres  doutes  et  sondé  ma  conscience,  après  m'ètre  eonTaincn  sur  les 
lieux  de  Topportunité  de  conUnuer  ce  travail  d'un  noureau  genre  pour  moi,  J'exprime- 
ni  mon  opinion  sur  ce  point  loyalement  et  franchement,  n'ayant  ea  vue  que  l'empe- 
rsDr  et  le  bien  de  l'état  ...» 

Et  plus  loin,  dans  la  même  lettre,  il  aj  outalt  en  protestant  contre  toute  nomination 
an  conseil  da  royaume  de  Pologne  s  «  Mon  séjour  en  Pologne  ne  saurait  être  long  et 
il  aura  en  entre  un  but  spécial,  la  question  des  paysans.  Je  ne  pourrais  assirter  au  con« 
leil  que  pour  me  donner  une  idée  de  la  marche  des  aflàires,  non  pour  prendre  une 
part  directe  à  l'administration  locale,  que  Je  ne  connais  pas  et  que  Je  pourrai  à  peine 

MB  xuu  -  1881.  2S 


kik  Mmm  DB  DKJX  maa>wB4 


Le  sort  en  était  jeté  ;  malgré  sa  répugnance  et  ses  efforts,  Nico- 
las Alexëiévitch  restait  seul  à  Fimproviste  en  face  de  Hnsoluble 
problème  polonais.  Dès  (ju'îl  ne  irit  plus  d'issue  par  où.  se  dérober, 
Hilutine  regarda  avec  fermeté  autour  de  lui  et  envisagea  la  situa- 
tion avec  un  m&le  sang-froid.  Pour  grandes  qu'elles  fussent,  un 
homme  de  sa  trempe  ne  pouvait  longtemps  rester  affaissé  en  pré- 
sence des  difficultés.  Incertitude,  découragement,  défaillance,  se 
dissipèrent  comme  par  enchantement.  Il  recouvra  le  calme,  mus 
avec  une  ombre  de  mélancolie  que  rien  ne  devait  plus  effacer  de 
son  front. 

Une  fois  résigné  à  se  mettre  à  Fœuvre,  il  se  plongea  tout  entier 
dans  Tétude  des  affaires  polonaises.  Il  commença  par  s'entourer 
de  tous  les  livres,  brochures,  traités,  mémoires,  de  tous  les  docu- 
mens  imprimés  ou  manuscrits,  publics  ou  secrets,  touchant  cette 
terre  pour  lui  inconnue,  où  il  était  jeté  subitement  sans  guide  et 
dont  le  sort  semblait  remis  entre  ses  mains.  Son  cabinet  se  remplit 
de  polonica  de  tout  genre,  de  toute  tendance,  de  toute  langae. 
Ouvrages  risses,  français,  allemands,  sur  l'histoire,  la  législation, 
l'économie  politique,  Tadministration,  les  finances,  la  religion, 
spécialement  sur  les  classes  rurales,  il  ramassa  tout  ce  qu'il  put 
découvrir  de  livres  concernant  la  Pologne,  la  Galicie,  la  Posnanie, 
s'adressant  à  Samarine  et  à  ses  amis  pour  rc  cevoir  d^eux  des  listes 
d'ouvrages,  lisant  et  annotant  le  jour  et  la  nuit.  On  représente 
d'ordinaire  N.  Milutîne  comme  partant  en  Pologne  à  l'improviste, 
avec  un  programme  préconçu  et  un  système  entièrement  arrêté  d'à- 
Tance,  sans  souci  des  usages  et  des  coutumes  du  pays,  décidé  à  le 
pétrir  et  à  le  modeler  à  la  russe,  comme  une  terre  inerte  et  informe. 
G*est  là  une  opinion,  en  pcrtie  au  moins,  erronée.  Les  lettres  de 
Ifihitine  en  font  foi  (l)r  Loin  d'ewisag'er  la  Pologne  coHime  une 

connaître-  dans  on  ai  conrt  espaee  de  tempa.  J\ntfie-H(  mafeonscienoe  s'oppoM  décida 
ment  à  ce  que  J'accepte  an  poste  dans  le  rojranme^  où,  ra.  les  troabtea  actnela,  il  fM 
des  fôoctionnaires  éaergiqaes  aniqaela  la  connaissance  de  la  langae  et  des  ombv* 
da  pays  puliaent  donner  la  fèrmetd  et  l'autorité  nécessaires.  Ge  nr*est  qa^rds  OM 
resté  quelque  temps  à  Tanovle  et  sroir  ra  les  dioses  snr  place  qae  je  poonai  déeidsr 
il  Je  suis  à  même  de  continuer  ce  genre  d'occupation,  et  c'est  sealement  l^eepérance  de 
pouTOlr  m'expliqaer  linlessas  franchement  à  mon  retour,  qui  axe  donne  mi^svf^^ 
même  le  courage  d'entreprendre  un  travail  qiU  m*Wt  si  étranger  et  dont  les  coos^ 
(uences  sont  st  graves  pour  Tayenir.  »  (Lettre  du  i6  septembre  it^,  tradmte  sur  a> 
krouiSon  de  Miluttne.) 

(f)  Void  par  exemple  ce  qnil  écrirait,  en  i953,  dans  sa  lettre  au  chef  de  la  n^  ms* 
tîon,  prince  Y.  Bolgoronld,  qui  lui  serrait  d'intermédiaire  près  de  Pempenor  à  Un^ 
4iA  i  «  Gtartméflaent  à  l'ordro  ù»  Sa  Majesté,  Jo  me  tais  livré  «u  \tvmu.  jÊSim- 


€11  HOKHE  lÊfiTkT  R09SB.  ISK 

tiMerase  on  une  carte  Uanche  sur  laquelle  il  pouTait  imputtémenl 
8e  permettre  toutes  les  expériences  et  légif^er  dans  le  vide,  à  la 
manière  d'un  réformateur  de  cabinet,  il  n'épargna  rien  pour  con- 
Datti*e  le  passé  et  les  traditions  du  pays  et  du  peuple,  pour  se 
rendre  compte  de  ce  qu'il  était  possible  d' j  tenter  ou  d'y  impro- 
viser. Ge  n'est  passa  faute  si  le  manque  de  temps  et  le  besoin  pres- 
sant de  faire  quelque  chose,  si  l'urgence  des  éyénemens  ou  l'im- 
patience des  hommes  ne  lui  ont  pas  permis  d'approfondir  ces 
études  préliminaires. 

Hilutine,  en  cette  circonstance,  semble  mériter  moins  encore  le 
reproche  d'infatuation  bureaucratique  qui,  en  Russie  comme  au 
dehors,  lui  a  été  tant  de  fois  adressé.  Sa  répugnance  à  entrer  dans 
les  affaires  polonaises  montre  que  sur  ce  terrain  glissant,  il  était 
moins  que  jamids  enclin  à  la  présomption.  Loin  de  s'en  fier  à  ses 
propres  lumières,  il  appela  immédiatement  à  son  aide  des  collabo- 
rateurs qui  avaient  la  triple  indépendance  de  l'esprit,  de  la  position 
et  de  la  fortune,  des  hommes  fiers  qui  n'eurent  jamais  rien  de 
«civile  ni  dans  rintellîgence  ni  dans  le  caractère,  qui  avaient  en 
toute  chose  leur  propre  point  de  vue  et  tenaient  à  leurs  idées,  en 
un  mot  des  hommes  qui,  pour  la  docilité,  étaient  assurément  les 
plus  mauvais  instrumens  qu'on  pût  trouver  dans  tout  l'empire. 

La  première  invitation  de  Nicolas  Milutine  fut  naturellement 
pour  George  Samarine  et,  par  Samarine,  pour  le  prince  Vladimir 
Tcherkasski,  qui,  grâce  à  sa  répugnance  pour  la  correspondance 
et  les  lettres,  était  en  rapports  moins  fréquens  avec  Nicolas  Alexëié- 
Yitch. 


N.  Milutine  à  G.  Samarine, 

«  Saint-Pétenbourg,  13/25  septembre  1SI3. 

<t  Mon  sort  est  décidé,  très  cher  lourii  Fédorovîtcb,  Les  motifs 
pour  lesquels  je  regardais  comme  impossible  d'acc^er  aucune 
foDctien  executive  en  Pologne  (et  à  plus  forte  raison  l'administra- 
tioD  du  royaume)  ont  pour  cette  fois  été  pris  en  considération. 

ntireB  pour  ma  commiision  dans  le  royaume  de  Pologne.  La  position  des  classes 
rurales  y  est  si  différente  de  ce  qu'elle  est  en  Russie  que  l'examen  de  la  législation 
actuelle,  dans  ses  liens  avecflliistoire  et  la  situation  politique  du  moment,  présente  A 
Mi  seul  de  grandes  difficaités.  •  .  Ayant  de  partir^  il  m*a  donc  paru  indispensable  de 
donner  quelque  temps  à  l'étude  des  matériaux  et  docomens  qui  sont  à  ma  portée  ici 
(au  ministère  de  Pologne  et  aUleura),  de  me  Ikire  une  idée  nette, en  «béeirie  du  moins, 
de  ce  que  doit  être  la  position  du  paysan  polonais  de  jure^  pour  esanriMer  ensuite  sur 
place  ce  qu'elle  est  de  facto,  au  point  de  rue  économique  et  administratir.  »  (Lettre  d« 
16  septembre  1863»  traduite  sur  le  brovillOD.) 


AS6  BETUE  DES  DEUX  MONDES* 

Mais  l'empereur  a  exigé  que  je  me  rendisse  à  Varsovie  pour  Texamen 
des  questions  soulevées  en  Pologne,  et  en  particulier  de  la  question 
des  paysans. 

((  Il  a  été  décidé  que  je  partirai  vers  le  1'^  octobre  par  exemple, 
et  qu'aussitôt  les  considérans  (l)  rédigés,  je  les  apporterai  à  Péters- 
bourg.  Ce  qu'il  adviendra  de  moi  ensuite  sera  décidé  par  la  nature 
même  de  l'aQaire.  Si  la  question  villageoise  (2),  en  Pologne,  peut 
réellement  être  tranchée  d'une  manière  satisfaisante,  je  suis  prêt 
à  lui  consacrer  mon  travail  et  mes  forces.  Telle  est  manifestement 
la  volonté  de  la  Providence,  et  je  m'y  soumets  sans  murmure. 
Votre  opinion  et  vos  conseils  ont  plus  que  tout  contribué  à  cette 
décision. 

«  Je  ne  puis  pas  ne  pas  reconnaître  que  je  suis  soutenu  par  l'es- 
pérance de  votre  concours  actif.  Je  n'aurais  jamais  osé  réclamer  de 
vous  un  aussi  pénible  sacrifice  si  votre  sympathie  ne  s'était  expri- 
mée d'elle-même.  Je  vous  avouerai  que  je  n*ai  point  caché  cet  espoir 
à  l'empereur  et  que  j*ai  obtenu  de  lui  une  autorisation  catégorique. 
Maintenant  le  sort  de  l'affaire  est  en  partie  entre  vos  mains.  Yu 
mes  connaissances  purement  théoriques  dans  les  questions  d'éco- 
nomie rurale  (S),  je  ne  puis  me  passer  de  votre  coopération.  Eu 
Pologne,  je  ne  trouverai  aucun  aide,  cela  est  hors  de  doate.  Peut- 
être  mes  vues  personnelles  n'embrasseraient-elles  involontairement 
qu'un  c-ôté  des  choses  (&)  et  les  chances  de  succès  en  seraient  à 
mes  propres  yeux  considérablement  diminuées. 

a  Réfléchissez  à  tout  cela  avec  la  sympathie  que  vous  m'avez 
témoignée  ici.  J'attends  votre  décision  avec  angoisse. 

tt  Vous  resterez  absolument  maître  de  participer  à  cette  affaire 
dans  la  mesure  qui  vous  conviendra.  Quant  à  la  forme  officielle  de 
votre  collaboration,  on  me  laisse  pour  cela  pleins  pouvoirs. 

«  Je  voudrais  bien  aussi  avoir  le  concours  ou  les  conseils  du 
prince  Tcherkasski  pour  les  affaires  de  Pologne.  Ne  ferait-il  pas 
quelque  chose  sur  notre  commune  prière? 

Il  me  faut  avoir  sous  la  main  des  renseignemens  sur  la  Posnanie 
et  la  Galicie*  N'en  auriez-vous  point?  Ma  bibliothèque  est  dans  no 
tel  désordre  que  je  n'y  puis  rien  trouver. 
• ..» 

La  réponse  de  son  ami  afiligea  vivement  Nicolas  Alexèiévitch. 
^amarine  lui  donnait  peu  d'espohr.  Une  chose  surtout  l'arrêtait,  la 

(1}  Soobragémia^  cooiidénns,  oa  peat-6lre  mieu  ici  :  projets  4e  loi. 

(2)  Sekkii  voprot. 

(3  y  Mot  à  mot  :  de  vie  TiUageoise,  s^Ukago  hyta. 

(A)  Odnostoronnymi,  unilatéral^  itmeitio,  onnidêd. 


m  HOMHE  d'État  busse*  it7 

crainte  d'effrayer  sa  mère  en  partant  pour  un  pays  en  pleine  insur- 
rection et,  au  su  de  tous,  terrorisé  par  un  comité  révolutionnaire 
occulte.  La  situation  des  agens  du  gouvernement  dans  le  royaume 
était  en  effet  peu  rassurante,  ils  y  étaient  chaque  jour  victimes  du 
poignard,  du  revolver  ou  des  bombes.  Varsovie  était  naturellement 
Teffroi  des  mères  ou  des  sœurs,  des  femmes  ou  des  filles  de  fonc- 
tionnabres  russes.  Samarine,  il  est  vrai,  n'avait  un  moment  reculé 
devant  les  appréhensions  de  sa  famille  qu'avec  le  dessein  d'en 
triompher.  Deux  jours  plus  tard,  il  écrivait  que  sa  mère  consentait 
à  le  laisser  partir  et  qu'il  était  aux  ordres  de  Milutine.  La  joie  de 
ce  dernier  éclate  dans  sa  réponse. 


A'.  Milutine  à  G.  Samarine. 

«Sdnt-Pétenboarg,  22  leptembn  1863. 

A  Je  ne  saurais  vous  exprimer,  très  cher  ami,  lourii  Fédorovitch, 
la  joie  que  me  cause  votre  lettre.  L'espoir  de  votre  concours  dans 
le  difficile  travail  qui  m'attend  m'a  donné  une  force  et  une  confiance 
dont  j'avais  bien  besoin  (surtout  dans  ces  derniers  temps).  Je  dois 
vous  avouer  que  plus  j'avance  dans  l'étude  du  problème  posé 
devant  nous  et  moins  je  suis  disposé  à  m'en  remettre  à  mes  propres 
forces.  Yotre  collaboration  m'est  particulièrement  précieuse.  Invo- 
lontairement, en  se  souvenant  du  passé,  on  envisage  plus  brave- 
ment l'avenir.  Merci  à  vous,  très  cher  lourii  Fédorovitch  I  Vous  me 
soutenez  dans  un  des  plus  cruels  momens  de  ma  vie. 

t  J'attendrai  très  volontiers  votre  arrivée  ici.  Je  partirai  pour  Yar« 
sovieversle  6  du  mois  prochain;  le  retard  sur  mon  premier  projet 
ne  sera  pas  considérable.  En  tout  cas,  ce  temps  ne  sera  pas  perdu, 
car  je  pourrai  dans  l'intervalle  mieux  me  préparer  aux  investiga- 
tions locales  postérieures.  J'ai  encore  ici  une  masse  de  lectures  à 
faire  sans  lesquelles  le  travail  sur  les  lieux  serait  ensuite  moins 
efficace. 

«  Je  vous  avais  d'abord  parlé  d'un  mois  pour  la  durée  de  notre 
séjour  en  Pologne  ;  c'est  là  naturellement  une  évaluation  approxi- 
mative. En  vertu  de  l'autorisation  qui  m'en  a  été  donnée,  nous 
pourrons  raccourcir  ou  allonger  le  temps  de  ce  séjour  selon  ce  qui 
sera  réellement  nécessaire.  Il  va  sans  dire  qu'une  fois  mis  au  tra- 
vail, il  faudra  l'achever  consciencieusement,  aussi  bien  que  nous 
le  permettront  les  circonstances,  par  cette  époque  de  troubles.  Mal- 
heureusement ces  circonstances  mêmes  nous  obligeront  à  aller  au 
plus  vite  au  dénoûment. 

«  On  a  perdu  tant  de  temps  que  nous  serons  contraints  de  mar« 


ijSS  BFFim  DES  MUZ  KâMDEflt 

char  du  pas  le  plus  aocéléré  <i).  C'est  pour  cela  que  je  vous  ai  parlé 

d'ua  mois  de  séjour.  Bu  reste,  nous  eu  jugerons  mieux  sur  plaoe. 

«  La  nécessité  de  procéder  d'une  manière  dictatoriale  {diktéUih 

riâlnos)  esEt  également  évidente.  Par  bonheuri  personne  ici  ae  le  met 

en  doute. 

«  Pour  les  livres,  je  m'arrange  le  mieux  possible.  Quant  aux 
traducteurs,  j'en  ai  beaucoup  en  vue;  mais  je  n'en  profiterai  pas 
moins  de  vos  indications,  quoique  je  ne  sacbe  comment  entrer  en 
rapports  avec  L.,  que  je  ne  connais  pas  personnellement. 

«  Ne  faudrait- il  pas  donner  à  votre  voyage  une  forme  officielle 
quelconque  (indépendamment  du  rapport  verbal  dont  je  vous  ai 
parlé)?  Est-ce  qu'à  tous  les  sacrifices  que  vous  faites  déjà  vous  vou- 
lez encore  ajouter  toute  la  charge  des  dépenses  matérielles?  Je  suis 
honteux  de  vous  parler  de  pareille  chose,  mais  je  n'aimerais  pas 
vous  imposer  des  frais  inutiles.  Indiquez-moi  ce  que  je  dois  faire  à 
cet  égard  (2).  n 

«  P.  S.  —  On  nous  promet  de  nous  installer  au  ch&teau  (à  Var- 
sovie) et  de  veiller  de  toute  façon  sur  nous  et  notre  sécurité.  Je 
vous  écris  cela  dans  l'espoir  de  calmer  les  inquiétudes  de  votre 
mère.  » 

La  coopération  de  Samarine  n'était  pas  la  seule  consoladon  de 
Milutine.  11  était  en  môme  temps  assuré  du  concours  da  prince 
Tcberkasski,  dont  il  avait  également  réclamé  l'aide  dès  la  première 
heure.  Tcherkasski  arrivait  de  la  campagne  à  Moscou  au  moment 
oà  Samarine  revenait  dans  cette  ville  après  son  entrevue  avec  Milu* 
tine  à  Saint-Pétersbourg.  À  peine  eut-il  appris  la  mission  inatteiH 
due  dont  était  chargé  Nicolas  Alexëiévitch  et  les  transes  de  oe  der- 
nier, qu'avec  sa  décision  habituelle  il  prit  un  parti  soudain  :  sans 
balancer  un  instant,  le  prince  quitta  toutes  ses  affiaôres  et  se  mit 
en  route  pour  Péteorabourg.  De  la  gare  du  chemin  de  fer  Nicolas, 
il  se  fit  immédiatement  conduire  chez  Milutine  et  lui  déclara  qu'il 
était  tout  oitier  à  sa  disposition*  On  comprend  la  satisfaction  de 
Nicolas  Âlexèiévitch,  qui,  non  sans  raison,  considérait  Tcber*- 
kasski  comme  un  des  hommes  les  mieux  doués  de  l'empire.  Le 
jour  même,  une  dépêche  était  envoyée  au  souverain,  à  Livadia,  et 
le  lendemain,  le  chef  de  k  m*  section,  prince  Dolgorouki,  répon* 
dait  par  le  consentement  de  l'empereur  à  l'enrôlement  du  prince. 

(1)  Idti  tamym  miskonnnvm  ctepom. 

(2)  G.  Samarine,  qui  a^t  i>enoiiii«llaiaent  40  la  fortaiM,  nefoia  d^Hdbofd  ttaU 
espèce  dMndemnité.  Eosnlte,  pour  ne  pas  se  djgtip|pipf  des  autres  membres  àt  la 
commission,  il  consentit  à  recevoir  quelques  centaines  de  roubles  (900  roubles,  si  Je  sois 
bien  informé)  pour  frais  de  voyage.  Voilà  les  hommes  dont  ou  devait  dire  à  Péters* 
bovy  «  fullB  rainaient  las  fiaanees  àa  royanmode  1Pologne.i 


UV  HûlfHfi  D  ETAT  IDSH.  A89 

L'exemple  de  Tcberkasski  et  de  Samerine  é»vA  âtue  oonta^ 
gieiiK.  Plus  d'un  compatriote  allait  se  joindre  à  MiliOisie,  plnalearB 
hommes  distingués,  les  uns  déjà  vétérans,  les  autres  nouveUes 
lecrues^allaient  s'engager  en  volontairea  à  servir  sous  sa  bannièra 
Parmi  ses  anciens  compagnons  du  ministère  et  des  eommimêm 
de  rédaction^  Milutine  devait  entre  autres  retrouver,  un  peu  plus 
tard,  Jacques  Solovief,  al(urs  renvoyé  du  ministère  de  l'intérienr  où 
il  s'était  maintenu  depuis  le  départ  de  Lanskol  (1). 

La  Russie  était  à  une  de  ces  heures  solennelles  où,  éveillé  par  la 
conscience  du  péril,  le  patriotisme  est  prêt  à  tous  les  sacrifices,  àtous 
les  dévoûmens.  Le  sentiment  national,  imprudemment  provoqué 
[Mir  les  téméraires  revendications  de  la  Pologne  et  surexcité  par  les 
intempestives  et  coupables  manifestations  de  la  diplomatie,  animait 
subitement  tout  le  pays  d'un  ardent  enthousiasme  et  d'une  sombre 
résolution.  A  la  voix  stridente  de  M.  Katkof  et  de  la  Gazette  de 
MoscoUy  la  Russie  oubliait  les  dii&cultés,  les  illusions,  les  pr éoccu-> 
pations  et  les  déceptions  de  la  veille*  Toute  l'attention  à  Moscou, 
et  en  province  surtout,  s'était  reportée  vers  la  Pologne,  et  une  fois 
qu'on  crut  voir  à  la  tête  des  affaires  polonaises  un  homme  dévoué 
et  énergique,  l'opinion  et  le  pays  ne  lui  marchandèrent  pas  leur 
appui.  Le  caractère  russe  allait  dans  la  malheureuse  Pologne  don«- 
'ner  carrière  à  ses  élans  d'enthousiasme  et  à  ses  engouemens  pas- 
sionnés, comme  douze  ou  quinze  ans  plus  tard  en  Serbie  et  en  Bul-^ 
garie.  Aux  yeux  des  patriotes  de  Moscou,  c'est  au  fond  la  même 
caose  que  soutenait  la  Russie  dans  les  provinces  insurgées  de  la 
Tistule  et  dans  les  contrées  du  Danube  révoltées  contre  le  joug 
ottoman.  A  leurs  yeux,  en  1SÔ3  et  186A  comme  en  1877  et  1878, 
chez  les  Polonais  comme  chez  les  Bulgares  et  les  Serbes,  ce  qui 
était  en  jeu,  c'était  toujours,  sous  des  aspects  différons,  la  cause 
slave ,  non  moins  menacée  aux  bords  de  la  Yistule  par  les  traditions 
latines  et  occidentales  de  la  Pologne  que  sur  les  versans  des  Bal- 
kans par  l'inepte  et  stérile  domination  ottomane.  Aussi  nesaurait*on 
s'étouoer  de  rencontrer  les  mêmes  sentimens  et  les  mêmes  dévoû*- 
mens,  les  mêmes  ioi^>irations  et  souvent  les  mêmes  acteurs  à  ces 
deux  époques  voisines,  dans  ces  deux  œuvres  à  nos  yeux  si  diffé* 
renies  et  disparates.  Quand  éclatait  la  guerre  serbo-turque  et  bien* 

(1)11.  MHntine  écrivait  à  cet  ^ard  à  6.  Samarine,  dans  sa  lettre  da  13/25  septembre 
1861  :  ft  Vous  n'ignarex  pa»  lana  doate  Péloignemeiit  de  Solevief  da  départvment  ico- 
■omtoaitf  (memsku  oteWj.  Gela  s'est  fait  d*ooe  maoidre  abeolumeot  iaatteodoa  po«ir  kii 
lou  prétttte  de  diversité  de  tendances,  N'eat^il  pas  étrange  qa'aprè»  ètie  neté  àtmx 
int  en  place,  tant  qa*il  y  a  en  du  travail  et  de  la  responsabilité,  il  soit  maintenant 
dédaré  nuisible?  .  .  •  II  y  a  apparemment  an  ministère  surabondance  d'hommes 
opablen  I  Autrement  comment  expliquer,  dans  les  circonstances  actuelles,  Féloigne- 
ment  d'un  homme  qui  avait  donné  tant  de  preuves  d*expérienoe  et  dlntelligeace  des 


AAO  RBfUB  BE8  DEUX  MONDES. 

tôt  après  la  guerre  de  Bulgarie,  Nicolas  Milutine  et  Geoi^e  Sama- 
rine  étaient  tous  deux  morts  ;  mais  leur  ami,  le  prince  Vladimir 
Tcherkasski,  leur  avait  survécu  ;  il  fut  naturellement  au  premier 
rang  des  missionnaires  militaires  ou  civils  envoyés  par  Moscou  au 
Slaves  du  Sud,  Quand  il  acceptait  la  tâche  ingrate  de  gouverner 
et  d'organiser  les  contrées  bulgares  que  venaient  émanciper  les 
armes  du  tsar  russe,  Tcherkasski  croyait  bien  continuer  l'œuvre 
commencée  à  Varsovie  avec  Milutine. 

Grâce  à  cette  exaltation  du  sentiment  national,  Theure  tant 
redoutée  de  Nicolas  Alexëiévitch  allait  devenir  pour  lui  le  sigaal 
d'une  sorte  de  triomphe  plus  flatteur  que  toutes  les  vaines  récom- 
penses ou  distinctions  officielles.  Il  allait  voir  se  grouper  subite- 
ment autour  de  lui  des  hommes  qui,  par  leur  caractère,  leurs 
talens,  leurs  services  passés,  pouvaient  être  regardés  comme  l'élite 
de  la  nation,  dont,  en  tout  autre  pays,  plusieurs  eussent  aisément 
conquis  une  renommée  européenne  et  qui  sous  ses  ordres  venaient 
servir  en  libres  volontaires.  Il  semblait  que  la  vieille  Russie  s'ap- 
prêtât à  marcher  sous  sa  direction  à  une  sorte  de  croisade  contre 
le  polonisme  et  le  latinisme,  contre  l'aristocratie  et  la  révolution, 
liguées  ensemble  contre  la  sainte  Russie.  A  Pétersbourg,  où  l'on 
est  d'ordinaire  moins  enclin  à  l'enthousiasme  qu'à  Moscou,  les  adver- 
saires de  Nicolas  Âlexèiévitch  allaient  bientôt  dire  qu'il  avait  ras- 
semblé autour  de  lui  une  sorte  de  garde  prétorienne,  pour  aller  & 
la  conquête  du  pouvoir  et  revenir  avec  elle  en  vainqueur  dans  la 
capitale  de  l'empire. 

L'esprit  sobre  et  le  calme  jugement  de  N.  Milutine  avaient  le 
droit  de  trouver  à  un  pareil  moment  une  satisfaction  dans  les  sym- 
pathies et  la  confiance  de  l'opinion,  et  plus  encore  peut-être  dans 
cet  empressement  des  plus  brillans  de  ses  compatriotes  à  répondre 
à  son  appel.  Ainsi  appuyé  sur  le  sentiment  national,  ainsi  entouré 
des  mêmes  athlètes  et  secondé  par  les  mêmes  dévoùmens,  ne  pou- 
vait-il pas  compter  sur  les  mêmes  succès  que  dans  la  grande 
lutte  de  l'émancipation?  Par  malheur,  les  difficultés  étaient  tout 
autres;  elles  étûent  de  celles  dont  ni  l'intelligence,  ni  l'énergie,  ni 
la  force  ne  suffisent  à  venir  à  bout.  Aussi,  malgré  l'enthousiasme 
de  ses  compatriotes  et  là  confiance  de  ses  collaborateurs,  Milutine 
semblait-il  peu  disposé  à  se  laisser  aller  à  la  présomption.  Aujour- 
d'hui encore,  chaque  page  de  sa  correspondance  polonaise  porte  la 
trace  indélébile  de  sa  tristesse.  Nous  en  verrons  les  marques  et 
les  causes  en  accompagnant  prochainement  les  trois  amis,  Milutine, 
Tcherkasski  et  Samarine,  dans  leur  odyssée  à  travers  la  Pologne 
insurgée. 

Anatole  Leroy-Beacubit* 


REVUE    LITTÉRAIRE 


LES  THÉÂTRES 


hhigimê,  aa  Théâtre-Français.  —  Charlotte  Corday,  à  l'Odéoa.  —  La  Moabite, 

par  M.  Panl  Déroulède  (1). 


£st-il  besoin  de  déclarer  d* abord,  avec  beaucoup  de  circonlocutions, 
qu'on  n'aura  ni  la  déloyauté  ni  le  mauvais  goftt  d'établir,  entre  les 
trois  œuvres  dont  on  vient  de  transcrire  les  titres,  aucune  espèce  de 
comparaison  ?  Le  hasard  seul  a  toit  fait.  Laissons  nous,  pour  une  fois 
ODodoire  à  son  caprice. 

I. 

Après  bien  du  travail,  la  Comédie-Française  vient  de  nous  rendre 
Iphigènie.  De  ce  chef-d'œuvre  parmi  les  chefs-d'œuvre  de  Racine,  il  n'y 
a  rien  à  dire,  ou  presque  rien,  qui  n'ait  été  dit,  vingt  fois  dit,  et  bien 
dit.  Entre  toutes  les  tragédies  du  poète,  il  n'en  est  aucune,  sauf  Andr<h 
ïïtaque  peut-être,  qu'on  ait  accueillie  dans  sa  première  nouveauté  par  de 
plus  vifs  applaodissemens.  Le  xvm*  siècle,  d'une  voix  unanime,  l'a  mise, 
au-dessus  môme  de  Phèdre,  sur  le  même  rang  qa'Athalie.  Je  ne  sache 
guère  que  Sophie,  —la  Sophie  de  Diderot,—  qui  semble  s'être  un  jour 
avisée  de  vouloir  se  soustraire  à  l'admiration  commune  :  mais  le  philo- 
sophe ne  le  lui  permit  pas  et  la  ramena  très  éloquemment  à  l'opinion 
consacrée.  Peut  être  avait-il  tort  de  voir  en  Racine  a  le  plus  grand  poète 

(i)  La  Moabite,  1  yoI.  iQ-32;  Calmann  Léry. 


A&2  RETUB  DES  DEUX  MONDES. 

qui  ait  jamais  existé  :  »  je  ne  serais  pas  éloigné  de  croire  qu'il  eut 
raison  de  voir  dans  Iphigènie  le  chef-d'œuvre  de  notre  théâtre  tragique. 
Nous  avons  pu  constater,  l'autre  soir,  quelle  singulière  vivacité  d'intérêt 
soutenait  à  la  scène  la  tragédie  de  Racine,  et  portait  touîours  l'altention, 
en  dépit  d«  jeu,,  très  faible  et  tràs  mal  réglé,  des  interprètes. 

Ce  qui  leur  manque,  hommes  et  femmes,  ce  n'est  pas  la  bonne  volonté, 
ce  ne  sont  pas  les  qualités  individuelles,  ce  n'est  pas  le  talent,  ce  n'est 
pas  même  enfin  le  respect  de  ce  qu'ils  jouent  :  c'en  est  décidément  Tin- 
telligence.  Ils  admirent  peut-être  Racine:  je  ne  crois  pas  qu'ils  le  com- 
prennent, car  s'ils  le  comprenaient,  évidemment  ils  ne  joueraient  pas 
Iphigènie  comme  ils  la  jouent,  chacun  en  quelque  sorte  pour  son  compte, 
avec  ses  intonations  et  ses  gesteB  à  U,  fans  lonci  de  Tensemble  et  sans 
préoccupation  du  caractère  de  l'œuvre.  L'œuvre  !  qui  n'est  peut-être  plas 
admirable  par  aucune  de  ses  autres  beautés  que  par  l'art  prodigieux 
avec  lequel  tous  les  personnages,  —  Agàmemnon,  Achille,  Ulvsse, 
Clytemnestre,  Eriphile,  Iphigènie,  —  sont  liés  entre  eux,  et  par  chacune 
de  leurs  paroles  ou  de  leurs  impressions  réagissent  aussitôt  chacun 
sur  les  impressions  et  les  paroles  de  tous  les  autres.  «  Vous  n'avez  pas 
vu  le  secret  de  cette  botte-là,  »  disait  Diderot  à  Sophie.  Le  mot  est 
vulgaire,  mais  l'idée  profonde.  Allez  entendre,  et  relisez,  cette  incom- 
parable scène  du  troisième  acte,  où  le  vers  d'Arcas  : 

Il  l'attend  à  l'autel  pour  la  sacrifier, 

soulevant  à  U  foôs  la  colère  d'Achille,  fixant  les  soupçons  <le  Clytemnestre, 
dépassant  soudain  toutes  las  inquiétudes  et  les  terreurs  d*IpfaJ9éme,com« 
blant  enûn  les  vœux  et  le  secret  espoir  d'Ériphile,  frappe  l'ua  des  plus 
beaux  coups  qu'il  y  ait  au  théâtre,  et  vous  comprendrez  ce  que  Diderot 
voulait  dire.  Ainsi  de  la  tragédie  tout  entière.  Nul  n'y  prononce  un  vers, 
ou  seulement  un  hémistiche,  qui  ne  retentisse  dans  tous  les  cœurs 
et  qui  ne  tasse  avaacer  l'iiUrigue  vers  son  dénoùment,  non  point,  comme 
trop  souvent,  par  des  «doyens  ext^emrs  et  des  interventions  du  éehors, 
mm  par  une  modifieation  pAycboIogîfue  des  aentimeas  en  iatt«  et  des 
intérêts  coai  conflit,  ils  sont  \k,  tous  e06eaable,eaBiine  enferaués  dans  un 
cercle  magique.  iBopoesible  d'y  rester,  impossiible  d'en  -aortir»  U  fait 
une  victime  aux  dieux.  El  pour  qu'ils  l'aient,  ~tl  fa«t  que  b  neaaee 
suspendue  par  les  oraeles-sur  la  lAte  d'Iphigénie  passe  sur  la  MtodÉ* 
riphile.  £t  pour  ^u'dley  passew — il  faut  qnece  soitÉripUIe^  Qlla*Bâme 
qui  l'attire.  Et  pour  qu'elle  fosse  les  m(mvemeDs  qui  ratftireiit,-**-iI{aiit 
^'elle  aime  A(Mle,  maisqu^Aobilto  time  Iphtgéoie.  Et  pour  qu'lchUift 
au  nom  de  cet  amour,  soit  ,prôit  à  défendre  et  sauver  Iphigènie  par  le 
glaive,  —  il  faut  que  Clytemnestre  elle-même,  à  genoux,  Ton  ait  supplié. 
Et  pour  que  Clytemnestre  Tait  oséfafare, —  il  faut  qu'Agamemnoa  soit 
inébranlable  dans  la  cruelle  résolution  d'immoler  sa  fille.  Et  poor 


B2V0E  UTTÉKMM.  &M 


qn'eiln  îl  adl  pris  cette' réseiuliOD,  —8  faut  que  toitrle  la  Grôca,  par*  là 
^  d'(A}S8e,  lui  ait  rappeiè  tous-  les  aaonfoes  cpi'elle  a  faits  et  qu'elle 
est  prête  à  faire  pour  lui.  Voltaire  a  raison.  Dans  le  théâtre  de  Racine, 
B  n'y  a  rien  de  plus  eompkt,  ni  de  pbis  procbe  d&  kr  perfection  de  Tart 
fp^I^^igènU  en  AtMde.  Il  7  a  certes  d'adiBÎmbles  paries  dans  Àndnh 
fMKptBf  et  dans  Phèdte  on  ne  se  lassera  jamais  d'étudier  le  plus  beau 
rMe  qu'aie  ^acé  Racine.  Mais  IphiginUf,  saoïs  contredit,  s'^ccommede, 
se  oomporte»  se  soutient  mieux  à  la  scène.  Bt  ta  hngue  s&ns  doute  n^en 
estai  moins  pure,  oimeies  harmoaienseï  ni  moins  ferme. 

Oa  a  cru  peuvosr  cependant,  plus  d^Em«  fois,  dans  IphigèÊiw  oemme 
amsi  bieiif  dans  les  autres  tragédies  de  Raeine,  irefever  telle?  et  telles 
ifflpra^étés,  singnkrités,  oa  même  saîvetés  de-  diciRm;  Ou  a,  par 
exempte,  cBttiqvâ  ces  deux  irars  ? 

n  Catlttt  (/aireier,  et*  le  rane  iaatfle 
Fttdffoa  fftiaemint.  une  mer  imnobUe.» 

comme  si  œ  n^était  pas,  dH-on,  quand  le  imit  tombe  que  kr  rame*  d^ent 
«  utile,  »  et  comme  si  ce  n'était  pas  justement  quand  la  mer  est 
n  immobile  »  qu*on  la  fatigue  avec  succès!  Rien  de  mieux  observé,  sauf 
9Q'iJ  eût  été  bon  de  lire  avec  un  peu  plus  d^attention  les  vers  qui  pré- 
cèdent et  les  vers  qui  suivent  : 

Un  prodl§»  ékmnani  fit  tike  cetmitpert, 

La  rdntf  qaï  Bons  flattait,  nous  teiist  ^ni  la  paet» 

U  fallut  s'arrôter,  et  la  rame  Inotila 

Fatigua  vainement  une  mer  immobile. 

Ce  miracle  inota  me  fit  tourner  les  yeaz... 

Te»  la  dhiaité  qu'un  adore  en  œs  lieux... 

te  ne  vois  pas  trop  où  serait  «  le  prodige  étonnant  »  et  le  «  miracle 
inoal  B  si  c'étaient  des  causes  naturelles  qui,  seules,  eussent  arrêté 
la  flotte.  Il  me  semble  au  contraire  que  le  prodige  étonnant,  c'était 
que  le  vent  les  flattait  et  qu'il  les  laissait  oepcodant  d)ms  le  port, 
comme  le  miracle  iaooi,  c'était  qu'oa  avait  beau  faire  usage  de  la 
famé,  la  rame  était  a  iautile,  »  et  la  mer  demeurait  c  imoiobile,  )>  et 
on  la  faiigoait  vainement,  i'avoue  maintenant  sans  diflîcuUé  qu'il  vaui- 
ânît  mieux  que  Racine  ici  n'eût  pas  mis  les  deux  épitfiètes  à  la  riivic. 
HeureuseoieQt  que  ce  n'est  guère  son  habitude.  L'abus  des  adjecttfs 
fie  date  que  des  beaux  jours  du  ronantisme.  Il  ne  serait  pas  mau- 
vais d^examiner  un  jour  de  très  près  ks  critiques  de  toute  sorte  que 
Ton  a  dirigées  de  notre  temps  contre  le  style  de  Racine.  On  trouverait 
tous  ha  élémens  de  la  discussion  dans  le  Lmqm  de  la  langue  de  Racine^ 
de  M.  Martj-Xuavewar  ^  dans  TezceUente  intcoduction  dont  IL  P.  Mes* 


hià  REYUB  DES  DEUX  MONDES. 

nard  a  fait  précéder  cet  excellent  travail.  11  nous  suffira,  pour  nous,  de 
remarquer  qu'on  se  trompe  en  général  sur  le  principe  même  d'où  par- 
tent les  critiques* 

Les  uns  cherchent  dans  la  langue  de  Racine  une  prétendue  richesse 
de  vocabulaire  qu'il  n'est  pas  étonnant  qu'on  n'y  trouve  pas,  puisqu'il  se 
l'est  volontairement  interdite,  et  ne  l'y  trouvant  pas,  ils  lui  imputent  à 
pauvreté  Tinutilité  niêmede  leur  recherche.  C'est  pure  injustice.  Comme 
le  dit  une  vieille  comparaison,  quelque  grosse  somme  que  ron  ait 
dans  son  coffre-fort,  on  n'est  pas  moins  riche  pour  Tavoir  en  louis 
d'or  que  pour  l'avoir  en  pièces  de  cent  sous  :  et  c'est  bien  moins 
embarrassant.  D'autres  encore  veulent  étudier  le  style  de  Racine  comme 
si  c'était  un  style  extérieur  à  la  pensée  qu'il  traduirait,  une  forme  indé^ 
pendante  du  fond  qu'elle  recouvrirait,  une  enveloppe  superficielle  i 
la  chose  qu'elle  envelopperait.  C'est  une  autre  injustice.  On  peut  se 
proposer  d'étudier  ainsi  le  style  de  Corneille,  mais  non  pas  celui  de 
Racine.  La  forme  ici  fait  corps  avec  le  fond.  L'adhérence  est  entière, 
et,  —  sauf  quelques  rares  faiblesses,  —  quiconque  s'en  prend  au  style 
de  Racine,  c'est  à  la  psychologie  de  Racine  qu'il  b'en  prend. 

Heureux  qui  satisfait  de  son  humble  toi  tune, 

Libre  du  joug  superbe  où  Je  suis  attaché, 

Vit  dans  Tétat  obscur  où  les  dieiAX  rorU  caché! 

Cette  épithète  elle  seule  de  «  superbe  »  est  un  trait  de  caractère.  \ga- 
memnon  subit  le  joug,  mais  ce  joug  est  superbe,  c'est  le  joug  des  gran- 
deurs  et  de  la  royauté  :  son  ambition  le  subira  doue  encore,  et  le 
subira  toujours,  au  prix  même  du  sacrifice  et  de  l'immolation  de  sa 
fille.  Tout  de  même,  au  lieu  de  dire  :  a  vit  dans  un  état  obscur  :  »  pour- 
quoi dire  pompeusement,  à  ce  qu'il  semble. 

Vit  dans  Tétat  obscur  où  les  dieux  l'ont  caché? 

Pour  la  rime,  répondrez-vous?  Non,  c'est  le  pic  de  Ténériffe  ou  le 
manoir  d'Heppenhefif  que  l'on  met  à  la  rime  ainsi.  Mais  l'Agamemnon 
de  Racine  s'empresse  de  prévenir  la  réponse  ou  les  objections  d*uû 
confident  maladroit.  En  effet,  s'il  recule  d'horreur  à  la  pensée  de  sacri- 
fier sa  fille,  que  n'abandonne-t-il  cette  grandeur  qui  lui  coûte  si  cher? 
Mais  la  place  où  naissent  les  hommes,  c'est  par  un  décret  des  dieux 
qu'ils  y  naissent,  et  ce  serait  une  tentation  sacrilège  que  de  vouloir  en 
changer.  On  est  homme,  et  comme  tel  soumis  aux  coups  du  sort,  mais 
on  ne  se  démet  pas  du  titre  de  roi  des  rois,  parce  que  ce  serait  insulter 
à  la  volonté  des  dieux.  On  pourrait  commenter  ainsi,  mais  plus  aisément 
encore  que  celles  d'Agamemnon,  les  moindres  paroles  de  Clytemnesire, 


EETDB  LITTÉBAIBB.  AA5 

d'Iphigéûie,  d'Eriphile»  On  verrait  alors  que  le  style  de  Racine  consiste 
surtout  en  un  choix  et  un  arrangement  de  mots  qui  suivent  la  disposi- 
tion intérieure  des  personnages,  et  qui  viennent  dessiner,  pour  ainsi 
dire,  au  dehors,  ce  qu'il  y  a  de  plus  noble,  de  plus  délicat,  de  plus  fin, 
et  quelquefois  aussi  de  plus  précieux,  dans  le  sentiment. 

Ajoutons  une  observation.  Quand  on  voit  jouer  Iphigénie  ou  quand 
OQ  la  relit,  seulement  pour  le  plaisir  de  la  relire,  on  passe  condamna- 
tion, sans  presque  s'en  apercevoir,  sur  ce  que  j'appellerai  la  singularité 
toute  grecque  de  la  donnée.  Mais  aussitôt  qu'on  se  reprend,  c*est  autre 
chose,  et  l'on  accepte  difficilement  que  ce  soit  un  sacrifice  humain  qui 
forme  le  point  de  départ  et  qui  marque  le  terme  de  la  tragédie  tout 
entière.  L'invraisemblance  n'est-elle  pas  trop  choquante,  et  quelque 
effon  de  bonne  volonté  que  nous  fassions.,  pouvons-nous  bien  com- 
prendre et  nous  assimiler  la  douleur,  le  désespoir,  la  colère  qu'excite 
chez  tous  ces  personnages  la  terreur  d'un  événement  dont  notre  esprit 
repousse  la  monstrueuse  possibilité  ?  G^est  une  question.  Je  ne  la  résous 
pas.  Et  si  je  la  pose,  c'est  pour  en  tirer  une  conclusion  qui  paraîtra 
sans  doute  intéressante,  à  savoir  :  que  le  principal  défaut  de  YlphigènU 
de  Racine,  c'est  donc  d'être  trop  fidèlement  grecque.  Trop  de  couleur 
locale.  En  vain  Raciae  a-t-il  modifié  le  dénoûment  de  YlphiginU  d'Eu- 
ripide, —  en  vain  a-t-il  allégé  son  intrigue  de  tout  le  merveilleux 
qu'il  en  pouvait  6ter,  —  en  vain  par  ces  deux  vers  : 

Le  soldat  étonné  dit  qae  dan»  une  nae 
Josqae  sur  le  bûcher  Diane  est  descendue, 

a-t-il  pris  soin  de  dégager  Ulysse,  Agamemnon,  Achille,  de  toute  croyance 
à  la  vérité  de  cette  apparition  miraculeuse  :  la  fabulation  est  demeu- 
rée trop  grecque  encore.  Ce  qui  sert  à  démontrer  deux  choses,  qui 
toutes  deux  nous  tiennent  à  cœur  :  d'abord  la  vanité  des  reproches  que 
l'on  fait  quelquefois  à  Racine  de  ne  nous  avoir  pas  montré  de  vrais  Grecs 
on  de  vrais  Romains  sur  la  scène,  et  ensuite  la  vanité  de  cette  re- 
cherche d'exactitude,  jadis  baptisée  du  nom  de  couleur  locaie.  Si  Racine, 
moins  exact,  avait  mis  encore  moins  de  couleur  locale  dans  son  /pM- 
gMe^  son  Iphigénie  serait  à  l'abri  de  la  seule  critique  de  quelque  im- 
portance qu'on  lui  puisse  adresser. 

lî. 

Nous  passons  iHIphigènie  à  Charlotte  Cor day^  ;—  et  nous  y  passons  sans 
transition  parce  que  nous  n'en  voyons  pas  de  naturelle  qui  ne  fût  gra- 
tuitement désobligeante  à  la  mémoire  de  Ponsard.  Aussi  sévère  que  i'oa 
voudra  pour  cette  composition  mal  venuei  nous  ne  voudrions  pourtant  pas 


&&6  IBTOBi  DBS  MUX  HQODBS. 

oublier  le  service  que  Poesard  a  rendu  dans  son  temps.  Car  ou  pense 
biea  fue  ce  n'est  pas  nous  qui  lui  ferons  un  reproche  de  s'être  porté 
jadis,  ou  laissé  porter.comme  le  chef  de  VieoU  du  bon  sens  contre  l'écûle 
ponaolique,  devenue»  s'il  faut  rappeler  par  son  vrai  nom,  vers  1840, 
Técole  publique  de  l'extravagance  et  de  la  déraison.  Vèiole  du  bon 
am!  ne  creiu»  pas  rêver  quand  on  songe  qu'en  Praoce,  il  n'y  a  pas 
un  demi*siècle  enoere,  ce  titre  a  passé  pour  dériûoB  et  pour  injure! 
Onil  c'était  se  saiieer  parmi  les  ridiciilee^  en  ce  temps-là,  que  de  voa« 
lok  faire  au  bon  sens  sa  part,  et  c'était  se  vouer  aia  haros  de  la  séquelle 
que  de  ne  pas  croire  que  pour  ôtre  poète  il  ptt  suffire  de  déraisottiier. 
Ponsaffd  eut  ce  courage  : 

n  fkt  ce  témènire  ou  pititôt  ce  yainant  ; 

et  pour  notie  part  nous  noos  reprocherions  de  manquer  à  l'impirtia* 
Hté  si  nous  parlions  dédaii^usement  de  cet  honoôie  artiste^  pan»  que 
radvemaire  sTappetoit  Viotar  Unge.  M aiSi  avec  tout  eoa  courage,  il  a  man» 
que  de  génieu  Bt  pent^étre  le  géaie  seul  esl-il  capable  de  prévaloir,  et 
de  rstoernar  ropinion, contre  le  génie*  U  n'y  a  pas  beaucoup  de  mouettes 
littéraires  plus  difformes  que  les  drames  de  Victor  Hugo,  mais  la  lasgoe 
en  est  de  génie  ;  déte8tri)le,  si  vous  le  voulez,  o^  plutôt  d'un  détestable 
exemple,  mais  vivante,  mais  extraordinaire,  mais  unique.  Avec  un  peu 
de  patience  et  de  travail  tout  le  monde  peut  écrire  la  langue  de  Poih 
sard,  et,  malheureusement,  la  force  dramatique  de  ses  conceptions  n'a 
rien  de  moins  ordinaire  que  sa  langue.  Charlotte  Corday  tout  particuliè- 
remenA  m'apparalt  comme  médiocre  parmi  toutes  ses  autres  œuvres. 
Aussi*  n'était  Tattrail  des  aUuaîois  poUiiqœs,  on  ne  s'expliquerait  guère 
qu'un  iKrecteur  de  TOdéon  eût  en  l'idée  de  la  remettre  à  la  soèoe. 
Noos  BODS  abstifiDârons  de  lien  dire  de  l'interprétation.  Elle  est  eié- 
crabte«  Au  aurploa  IL  de  b  Rounat  ne  fait  que  de  prendre  posseesioQ 
du  eecead  Vhélnre-Français*  Le  monde  n'a  pas  vu  sans  une  agréable 
snrprine  un  dteectenr  de  l'Odéon  se  résoudre  à  Texécation  de  son  caUer 
dee  diacgpe&»  H  faut  lui  donner  maiatenaDt  le  temps  de  coostitoer  uee 
treape^  et  Ton  ne  constitue  pas  «me  trempe  en  six  semaines.  Puisse-t-il 
y  réussir  1  Seulement  il  ne  faudra  pas  qu'il  s'avise  trop  souvent  de 
reprendre  des  Charlotte  Corday. 

Si  jamais,  en  effet,  drame  ou  tragédie  furent  dignes  d'être  qualifiés 
drame  ou  tragédie  de  collège,  c'est  Charlotte  Corday.  Voici  ce  qu'on 
appelle  une  tragédie  de  collège.  Il  n*y  a  rien  d'utile  comme  de  préciser 
quelques-unes  de  ces  locutions  littésai^res  courautes,  sous  la  aéirérité 
desquelles  on  accable  les  hommes  ou  les  œuvres  sdns  autre  forme  de 
procàBé  Tragédie  de  collège  ;  c'est  tout  dire»  mais  il  est  évideat  qo  on 


BivuB  urriftiiMu  ftA7 

80  6'ettleAd  g«'à  aMîtié  mf  le  aaas  et  la  perlée  de  ;  tn^die  ^  odI- 

y^ 

La  tragédie  de  collège,  c'est  doac  d'ftberd  «a  dece»  ibèflies  .géoft* 
raox,  vagues  et  banals  sur  lesquels,  en  rhétorique,  nous  avons  tous 
brodé  de  plus  ou  moins  élégantes  amplifiGatioDS  :  -^  Thonneur,  la 
liberté,  la  patrie.  On  aora  bien  du  malliear  e'îb  m  tous  fournissent 
pas  quelques  vers,  assez  sonores,  qui  provoquent  Tapplaudissemeit 
du  parterre: 

Que  d'un  sublime  él&n,  la  France  tout  ent]ëre« 
Se  lèye  à  notre  appel  et  coure  à  la  frontière  I 


OU  bien  : 


En  avant!  -^  9on  conr  bat  de  crainte  et  d'espérsaee* 
ViTB  la  Uberté  !  Dlea  déUvra  la  France  I 


En  second  lieu,  loua  les  menus  détails  qui  peuvent  servir,  non  pas  à 
peindre^  mais  à  costumer  authentiquement  les  personnages,  plus  o« 
luâns  adroitement  mis  eo  oBuure»  Ainsi,  M***  RoÛDd  se  piquait  d*élfr- 
gauc^  Elle  dira  donc  ; 

^  .  •  a»  Ail  de  aïoHinr  T4>uUioalie«v 

Lalssoiu  la  Béotle,  amia;  «oyons  d*Athliies. 

Louvet  était  le  liceneieus  auteur  de  Fcaû>las  ;  il  parleaa  deac  de  PhyOti, 
iK)fv  et  Lalagè,  ou  bien  encere  il  interromi^a,  par  une  plaisanterie 
d'oD  gett  douteux,  la  oenversalion  de  Barbareux  et  de  Charlotte  Cev- 

day  : 

Hais  noua  tronblons  pent^tre  une  douce  ontrewe  I 

Marat,  du  fond  de  son  repaire,  était  un  coquin  très  actif  :  on  le  verra 
donc  en  scène  remettre  des  épreuves  à  un  prote,  des  placards  à  ur 
afficheur,  des  feuilles  à  des  brocheuses,  des  lettres  au  citoyen  Laurent 

Basse  : 

Pour  la  Commune  i  —  dis  qne  j'attends  la  réponse; 
Pour  la  CouTention  ;  —  pour  le  club  jacobin  ; 
Pour  les  cordeliers... 

Voilà  qui  donne  aussitôt  une  fière  idée  de  l'activité  de  Marat.  Il  est  bieft 
entendu  d'ailleurs  qu'aucun  de  ces  détails  ne  sert  à  quoi  que  ce  soit. 
C'est  une  façon  de  dire  :  Je  suis  M^'^Koland,  ou  bien  :  fe  suis  Marat] 


4&6  UTOB  DU  DEUX  H01CDE8. 

Le  triomphe  du  prooédé,  naturellement,  c'est  la  compositicm  du  prin- 
cipal personnagpe.  Charlotte  Gorday  descendait  de  la  famille  de  Cor- 
neille, nous  aurons  donc  plusieurs  apostrophes  à  Ciorneille  : 

Oh  !  si  ta  rerlTtis,  toi  de  qui  le  pinceau 
A  da  triantrint  fidt  on  si  noir  tableanl 

Elle  a  déclaré  dans  son  interrogatoire  ofliciel  qu'elle  était  républicaine 
bien  avant  la  révolution.  Il  faadra  donc,  de  ci,  de  là,  quelques  tirades 
républicaines. 

Mais  Je  hais  les  tyrans  I  Paime  les  Girondins, 
TaTSis  compté  sur  eux,  pour  sanTor  ma  patrie 
De  ces  excès  sanglans  dont  sa  gloire  est  flétrie. 

Elle  vivait  chec  une  tante,  et,  comme  fille  de  bonne  mère,  elle  avait  les 
vertus  et  les  grâces  de  son  âge.  Nous  la  verrons  donc  couvrir  d'un  man- 
telet  les  épaules  de  sa  tante,  lui  glisser  un  coussin  sous  les  pieds,  loi 
préparer  «  sa  boisson  du  soir.  »  On  nous  montrera  sur  une  cheminée 
des  fleurs  artificielles  qui  sont  son  ouvrage.  Nous  apprendrons  qu'elle 
a  vendu  presque  tout  son  foin.  Elle  promettra  à  une  vieille  dame  de 
lui  lire  Gonxahe  de  Cardoue.  Elle  jouera  même  au  boston.  C'est  le  Ma- 
nuel de  la  civilité  puérile  et  honnête  mis  en  vers.  Ponsard,  évidem- 
ment, s'est  demandé  quels  étaient, în  abstraeto^lts  menus  devoirs  d'une 
demoiselle  de  bonne  maison,  et  chaque  détail,  immanquablement  de 
fournir  un  hémistiche  ou  un  vers.  C'est  le  dehors  du  rôle  :  en  void  le 
dedans.  On  ne  prend  pas  une  résolution  comme  celle  de  Charlotte  Gor- 
day sans  être  quelque  peu  romanesque.  Nous  lui  ferons  donc  quelque 
part  déclamer  un  couplet  romanesque  : 

Ces  dernières  laenrs  qai  flottent  an  coaehant 
Donnent  à  la  campagne  nn  aspect  pins  toachaat, 
Et  mon  esprit  éma  suit  le  Jonr  qui  s'achève, 
Par-delà  l'horiion,  dans  le  pays  dn  rère. 

Elle  n'a  pas  pu  se  décider  sans  hésitation  ni  sans  combat  :  elle  a  dû 
s'autoriser  et  s'affermir  de  quelqu*un  de  ces  sophismes  familiers  à  la 
passion.  Nous  la  montrerons  donc  consultant  «  les  docteurs  de  la  loi  ■ 
et  se  couvrant  de  la  Bible,  de  Plutarque,  de  Corneille  et  de  Montes- 
quieu : 

La  Bttile  a  répondu  :  —  Jndith  de  Bélholie  ; 

Platarijne  a  dit  s  —  Bnitos,  —  et  GomeiUA  :  —  ÉniUe, 


leone,  belle  et  romaneeqoe,  il  semble  difficile  qa'to  dernier  momeat, 
die  n'ait  pas  eu  comme  on  soapir  de  regret  vers  toat  ce  qa'elle  aban- 
doimait.  Itoas  Im  ferons  rencontrer  aae  petite  fille,  et  elle  dira  s 

J^tnnU  pa  cependant  être  entoarde  aiuwi 
De  petits  angee  blonds  pareils  à  celui-ci. 
Il  faut  que  Je  renonce  à  toat  ce  qu'on  enyie  ; 
Je  Tais  moorir  annt  d'aroir  connu  la  rie. 

Le  pemnnage  est  selon  la  formule  et  la  tragédie  dans  les  règles. 

Joignez  encore  quelques  figures  choisies  de  fine  rhétorique.  Une  invo- 
citiOD?  Elle  y  est  :  cfest  Vergniaud  qui  la  prononce  : 

•  •••••  O  Taissean  triste  et  cher. 

Un  noo?eaa  coup  de  Tent  t*emporte  en  pleine  mer  I 

Une  bénédiction  7  C'est  M»«  de  Bretteville  qui  la  donne  : 

Je  te  bénis,  enfant  qu$  m$  laitsa  mon  frère  l 

Qoe  pensez-vous  de  cette  manière  de  dire:  a  ma  nièce?  »  Une  pro« 
sopopie  maintenant. 

Nul  ne  s*est  donc  levét  Nul  n*a  dit  t  «  Citoyens, 
Pour  qui  veut  être  libre  en  roici  les  moyens...  » 

Et  là-dessus,  finissons  par  Tapostrophe  au  paigaard  : 

Poignard,  agent  da  crime,  agent  déshonoré 
Ennoblis-toi  !•• 

J'oubliais  un  dernier  détail,  à  savoir  quelques  souvenirs,  imitations, 
ou  traductions  de  l'antique,  immédiates  et  transparentes  : 


Contre  rigoominle, 

Saurai  de  la  colère  à  défaut  de  génie  ; 


08  bien: 


Demain,  6  compagnons  des  maux  déjà  sooflérts. 
Nous  parcourrons  encor  Timmensité  des  mers  ; 


oa  encore  :  «  Je  me  demande,  —  c'est  Barbaroux  qui  parle, 

Si  TOUS  ne  séries  pas 

Quelque  divinité  descendue  id-bas, 

Et  si  la  liberté,  la  déesse  nourelle 

N'aurait  pas  pris  les  traitt  d'une  Jeune  mortelle. 

xub  —  1880.  W 


4ft0  BEVini  »18  MUX  HORDES. 

Qa  le  voit  ;  c'est  l'MDpIifiKmtioa  4'ufi  J^qa  éièv0  de  rhéUnkfn»^  mai 
é'aiilettrB»  i'y  oanaens,  (ks  ntdiUettres  JAleotians^  Bm^^n  a  dit  la  mot 
et  nous  le  répétons:  H  n'esC  pas  possHilo  âe  v^ir  autre  cbosedaasGtow 
lotte  Corday  qu  une  tragédie  de  collège. 

Et  je  le  regrette,  car  je  ne  su»  pas  certain  ^e  le  pncédë  de  Ponsard, 
à  tout  prendre,  ne  fût  pas  le  procédé  classique.  Assurément,  c'est  le 
procédé  de  Raynouard  et  de  Marie-Joseph  Chénier,  c^est  le  procédé 
de  La  Harpe  et  de  Marmontel.  Il  y  a  toutefois  cette  première  différeaca 
que  ces  illustres  rhétoridens  se  meuvent  daas  la  tragédie  comme  dans 
un  habit  à  leur  taille,  fait  pour  eux  et  plié  depuis  longtemps  à  leurs 
gestes,  à  leurs  attitudes,  à  leur  démarche.  Ponsard  y.  eat  aussi  gêné  que 
nous  le  serions  à  nous  promener  par  les  rues  dans  un  habit  à  la  fran- 
çaise, avec  un  manchon,  et  des  souliera  à  boucle.  Évidemment,  le  pro- 
cédé n'est  plus  comme  on  dit,  à  sa  midn.  Et  puis  au-dessus  de  Marmootel 
et  de  La  Harpe,  il  y  a  Voltaire.  Voltaire  connaît  l'art  de  sacrifier  la  plu- 
part des  détails  qu^l  a  d'abord  industrieusement  rassemblés,  et  de  oe 
laisser  entrer  dans  le  cadre  de  sa  tragédie  que  ce  qui  importe  à  l'ac- 
tion (1).  Enfin  au-dessus  de  Voltaire,  il  y  a  les  maîtres, 

.    .    .    Qnos  aqauB  amavit 
Jnppiter; 

ceux  qui  ont  eu  le  don  d'effacer  jusqu'aux  dernières  traces  du  labeur  de 
la  lime,  voilà  pour  la  forme,  et  d'inspirer  en  quelque  sorte  la  vie  aux  pe^ 
sonnages  qu'ils  jetaient  sur  la  scène,  voilà  pour  le  fiimd.  Malgré  la  faiblesse 
des  œuvres  j'oserai  donc  dire  que  Ponsard  était  dans  le  vrai.  La  distinc- 
tion peut  paraître  subtile,  mais  que  le  lecteur  y  réfléchisse  un  instant, 
et  j'espère  qu'il  la  trouvera  juste.  Les  espérances  de  Ponsard  étaient  aussi 
droites,  aussi  dignes  d'encouragement  et  d'appui  que  son  œuvre  dans 
son  ensemble  est  faible,  et  que  son  inflirence  a  été  légère.  Il  est  donc 
non-seulement  chose  permise,  mais  chose  juste,  d'avoir  pour  niomme 
et  pour  ce  qu'il  a  tenté,  autant  de  sympathie  que  peu  de  goût  pour  son 
œuvre.  Elle  avait  raison,  cent  fois  raison,  F  école  du  bon  sens,  et  si  jamais 
l'heure  vient  pour  elle  de  triompher  dans  le  drame  comme  elle  a  triomphé 
dans  la  comédie,  on  n'en  lira  pas  plus  Ponsard,  on  ne  l'en  joiiera  pas 
davantage,  mais  on  lui  fera  sa  juste  place  dans  l'histoire  de  la  littéra- 
ture contemporaine,  et  cette  place  sera  siegulièrement  honorable. 

in. 

Nous  arrivons  à  M.  Dérouléde  et  à  la  Moabite.^  (Test  ici,  par  exemple, 
que  nous  souhaiterions  d'avoir  sous  les  yeux  un  pur  chef-d'œuvre,  — 

(1)  Je  ne  parle,  bien  antanda,  qae  des  tngédies  qie  Voltaire  a  composées  pour  la 
seènei  «t  non  pas  des  Guibres  ou  des  Lois  de  Minos. 


B&TVE  UXTÉRAIRl.  ^5f 

B0a  paft  pouf  mettre  M.  la  miiiistre  dfis  beaia-artt  et  soa  sous-^eoétaire 
i'itatdans  lear  tort,  Us  y  sOQt»  et  ce  n'est  paa  d'hier,  --  mû  pour  noue 
jpyer  encore  plus  latTgemeot  k  lears  dépens.  A«  sorplos,  on  cmnOt 
l'Ustoire  :  M.  Déroulëde  Ta  raGQOtée  liHHnime  viMmem  et  spiritneUe^ 
neDt  dans  la  courte  préfiaoe  qu'il  a  mise  à  ion  drame.  No»  a'avons  à 
B0Q9  ecouper  que  da  dnoao. 
Soo  prind^al  et  mortel  défiaat^  e'est  d'dCre  un  drame 

-mais  «a  drame  phaosophiqtte  dont  la  thàao  a  viâM  ^ 

diBslacoDcef^tkHidii  poète  leebafai  de  son  iotrigae,  desespetaonnagai 
eldeaon  milieu^  car  nous  n'avons  aacoa  préluda  de  doctrine  contre  le 
dratte  philosophique.  Au  contraire^  et  neuscroyoas^à  bannes  enseignes, 
qa'il  n'est  paa  de  darame  durable  qai  ne  contieoBe  «ne  leçon  philoso^ 
^'que,  allons  plus  loin  et  disons,  qui  ne  renferme  mi  sens  meta* 
phjsiijpie.  Seuiemeat^  il  ne  faui;  pas  mettre  devaat  ce  qai  doit  marcher 
derrière.  Et  Pœuvie  sera  certamement  diSme,  embarrassée^  dilHcite  à 
soÎTre  si  c'est  la  thèse  qui  tient  le  premier  plan,  dans  la  passée  de 
Paitear,  et  sous  Tcaii  du  spectateur* 

LaisMi  un  prôtre  à  Dieu  pour  qa*an  Diea  reste  &  rhomme* 


Toate  la  pensée  du  drame  est  dans  ce  vers  de  belle  et  Gère  allure  • 
Ccsi  autour  de  cette  pensée  que  M.  Déroulède  a  construit  son  intrigue. 
L'action  se  passe  vers  Tan  4003  avant  Jésus-Christ,  en  Israël,  sous  les  pre- 
miers juges.  Pourquoi  M.  Déroulède  a  choisi  cette  date  et  ce  cadre,  c'est 
ce  qu'on  ne  saurait  dire.  Objection  de  nulle  valeur,  si  M.  Déroulède, 
frappé  d'une  situation  dramatique  rencontrée  au  hasard  d'une  lecture 
de  la  Bible,  n'avait  rien  voulu  que  mettre  cette  situation  à  la  scène. 
Objection  grave,  dès  qu'il  s'agissait  de  trouver  pour  une  thèse  le  milieu 
qui  convient  le  mieux  à  son  développement  sous  une  forme  drama- 
tique. Et  Ton  ne  voit  pas  de  quoi  servent  ici  les  Hébreux.. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  souffle  un  vent  de  révolte  parmi  les  tribus  cour- 
bées sous  la  dure  tyrannie  du  grand  prêtre  Sammgar.  Le  chef  des 
coQjuréa  est  le  prophète  Hélias.  Seul,  il  serait  impuissant  à  renverser 
Sammgar,  quand  un  secours  inattendu  lui  vient  de  Misaël,  fils  de  Samm* 
gar.  Misaël,  enivré  de  l'amour  d'une  Moabite«  qui  joue  dans  le  drame 
le  rôle  d'un  principe  de  dissolution  et  de  crime,  a  fui  le  temple  et 
i^^^'ussé  las  supplications  de  sa  mère«  Il  offre  son  concours  à  Hélias 
9Qi  l'accepte.  Hélias  ne  rêvait  rien  de  plus  que  de  sépan^r  le  pouvoir 
politique  et  religieux,  réuni  dans  les  mains  du  gr^od-prètre  :  Misaël 
^ve  la  destruction,  <—  à  son  profit,  —  de  toutft  e^èce  de  («uvoir  poli* 
tiqœ  et  religieux.  Il  va  sans  dire  que  tous  les  conjurés  applaudissent 
i  ses  déclamations  et  qu'il  devient  le  maître  et  l'àme  du  complot,  sur 


152  a£yc£  des  deux  mokoeSi 

les  ruines  de  Tautorité  d'Hélias.  Au  moment  de  l'action  une  querelle 
s'engage  entre  eux  plus  violenté,  et  le  fils  du  grand-prâtre  tue  le  pro- 
phète. Cest  sa  propre  maîtresse,  Kozby,  la  Moabite,  qui  le  dénonce.  Il 
y  a  ici  quelque  chose  de  vraiment  psychologique  et  de  bien  observé, 
qu'il  nous  semble  qu'on  n^a  pas  fait  assez  remarquer  et  de  quoi  noos 
tenons  bien  plus  de  compte  à  M.  Déroulède  que  de  son  dénoûmeat.  Ce 
brusque  revirement  de  la  Moabite  n'est  amené  que  par  des  raisons  du 
dedans,  et  la  préparation  en  est  toute  psychologique.  Elle  dénonce  son 
amant  parce  qu'elle  s'est  aperçue,  comme  à  l'éclair  d'une  seule  réponse, 
que  s'il  était  entré  dans  le  complot  par  amour,  l'ambition  l'avait  mordu 
depuis,  et  qu'elle  ne  tenait  plus  que  la  seconde  place  dans  le  cœur  de 
MisaêU  Voilà  qui  n'est  pas  un  ressort  vulgaire;  voilà  qui  est  tiré  des 
véritables  sources  de  l'émotion  dramatique,  et  voilà  ce  qu'il  y  a  de 
mieux  dans  le  drame  de  M.  Déroulède.  L'assassin,  dénoncé,  se  rend  au 
temple  pour  y  tenter  la  fortune  de  l'émeute.  Soutenu  par  la  multi- 
tude, faisant  front  à  la  fois  au  grand-prêtre  et  à  la  Moabite,  il  demande 
qu'une  suprême  épreuve  juge  entre  son  père  et  lui.  Qu'on  lui  ouvre  le 
tabernacle  et  qu'on  lui  montre  le  Dieu  qu'on  y  adore  I  Sammgar,  déses- 
péré, finit  par  y  consentir. 

Ah  !  malheureux  enfant,  suis-moi  dans  ie  saint  lieu* 

xisa£l. 
Ah  !  je  meurt  !.. 

EBSPHA. 

MiaaiUI.. 
SAMMGAB. 

Pries,  il  a  tu  Dieul 


On  a  beaucoup  admiré  ce  dénoùment.  Je  l'admirerais  voloniiera  aussi, 
moi,  si  seulement  je  le  comprenais.  Mais  quoi  1  que  s'est-il  passé  dans 
le  tabernacle?  Le  Dieu  de  Jacob  a-t-il  foudroyé  Mibaël?  Alors  c'est  un 
miracle,  et  M.  Déroulède  aurait  oublié  qu'il  s'agissait  ici  de  théâtre.  Ou 
bien  le  grand-  prêtre  Sammgar  a-t-il  porté  lui-même  la  main  sur  son  fils? 
C'est  plutôt  ce  qu'il-  faut  croire,  mais  alors  nous  connaissons  depuis 
longtemps  le  drame  de  M.  Déroulède,  —  il  avait  pour  titre  au  xvm*  siècle 
le  Fanatisme,  ou  Mahomet  le  prophèu,—  et  l'arme  que  M.Déroulède  avait 
prétendu  diriger  contre  l'incrédule  et  l'impie  se  retourne  contre  lui-môme. 
Quoil  mis  en  demeure  de  prouver  sa  foi,  ce  grand-prêtre  en  est  réduit 


HB?UE  UTTÉRAIRE.  A5S 

à  démontrer  par  le  lâche  assassinat  de  son  propre  fils  la  vérité  de  son 
Dieal  Mais  n'est-ce  pas  le  cas  de  répéter  ici  levers  quMnspirait  préci«- 
sément  à  Lucrèce  le  souvenir  du  sacrifice  d'Iphigénie  : 

Tantum  relligio  potuit  suadere  malonim? 

Et  comment  M.  Déroulède  n'a-t-il  pas  vu  que,  si  son  dénoùment, 
peut-être,  méritait  de  produire  quelque  effet  au  théâtre,  où  le  mouve- 
ment sauve  tour,  il  détruisait  d'autre  part  son  drame  tout  entier? 

L&isaez  un  prôtre  à  Dieu  pour  qu'an  Dieu  reste  à  Phomm<^. 

Je  le  veux  bien,  mais  un  prêtre  qui  soit  un  prôire  et  non  pas  le 
ministre  de  Timpitoyable  raison  d'état.  Assurément  je  ne  suis  pas  homme 
à  demander  d'un  drame  ce  qu'il  prouve,  et  c'est  assez  qu'il  soit  vrai- 
ment un  drame.  Cependant  vous  conviendrez  que,  si  Ton  m'a  promis 
de  me  prouver  quelque  chose,  j'ai  le  droit  de  discuter  la  justesse  du 
raisonnemeot  et  la  force  de  la  preuve.  C'est  ici  le  cas.  Et  puis,  de  toute 
manière,  j'ai  le  droit  de  demander  qu'un  drame  finisse,  et  le  dénoùment 
de  H.  Déroulède  n'est  pas  une  fin,  et  le  plus  fâcheux,  c'est  qu'il  a  l'air 
d'en  être  une. 

Il  y  aurait  d'ailleurs  plus  d'une  remarque  à  faire  sur  les  détails 
de  l'action.  Les  trois  premiers  actes  sont  languis^ans  et  confus.  Telle 
scène  entre  la  maltresse  et  la  mère  de  Misaël  y  est  franchement  odieuse. 
Je  n'aime  guère  encore  le  rôle  d'un  certain  Zabulon  qui  traverse  le  drame 
de  loin  en  loin  pour  en  égayer  de  ses  plaisanteries  l'intrigue  sombre 
et  mystérieuse.  M.  Déroulède  pourrait,  sans  nul  incoiivénienr,  renvoyer 
tu  drame  romantique  ces  bouffons  qui  peuvent  parfois  faire  rire,  mais 
qui  ne  sont  pas  à  leur  place  dans  une  action  vraiment  tragique.  Je 
n'ai  pas  vu  non  plus  clairement  pour  quelles  raisons  M.  Déroulède  avait 
donné  une  fille  à  son  prophète  Hélias,  et  soudain  à  cette  fille,  un  amour, 
fort  comme  la  mort,  pour  Misaël.  Mais,  pour  ne  pas  les  voir,  je  ne  dis 
pas  qu'il  n'ait  eu  ses  raisons,  et  ici  je  n'insiste  pas  davantage.  Le  jeu 
da  théâtre  est  fécond  en  surprises.  Beaucoup  de  choses  échappent  à  la 
lecture,  que  l'on  aperçoit  à  la  scène.  Ne  nous  aventurons  pas  à  discuter 
la  valeur  scénique  d'un  drame  qui  n'a  pas  été  représenté.  Aussi  bien  la 
valeur  littéraire  de  la  Moabite  attire-t-elle  d'autres  observations. 

11  y  a  de  beaux  vers  dans  le  drame  de  M.  Déroulède,  bien  faits,  d'un 
bel  élan,  d'une  belle  venue  : 

Dites-lui,  front  li?ide, 
Bovehe  baQ>atiante  encor  des  longs  sanglots 
Ce  qu'il  me  doit  d*amoar  pour  prix  de  tant  de  maux. 


45â  RETiJE  D»  om  MœmES. 

M.  Déroalède  a  parfois  de  cm  grands  vara,  comme  ce  denuer,  qm 
s'élanceot  vigonrensement  d^an  seul  jeL  U  en  a  d'autres,  oommi 

ceux-ci  : 


Laissons  tout  et  partons,  trahis  tout  et  suis- moi. 


OU  encore  : 


Des  srines,  en  «eilàl  des  foras,  Dflem  les  donna  ! 


de  ce  style  concis,  agissant,  sobre  de  mots  empanachés,  de  métaphores 
prétentieuses  et  d'images  extraordinaires.  C'est  le  bon  style  au  théâtre. 
Enfin  il  rencontre  plus  d'une  fois  des  couplets  d'une  mâle  et  franche 
éloquence  : 

Ile  eut  crié  ven  toi  éa  fond  de  leur  teneur, 
Bt  UÂ  dont  les  regards  percent  les  dtendees, 
Voyant  leurs  yenx  ouTorts,  Toyaot  leors  mains  tendoee. 
Ta  les  as  retirés  da  gooifre  de  retrenr. 

Aht  si  tout  le  drame  était  écrit  dans  la  langue,  et  au  ton,  de  ces  quatre 
vers!  Hais,  par  malheur,  ce  qu'il  y  a  de  plus  faible  dans  le  drame 
de  M.  Déroulède,  c'en  est  la  forme.  Rien  de  plus  facile  que  de  relever 
dans  ces  cinq  actes  de  singulières  négligences.  Il  n'en  coûte  pas  plus  au 
poète  de  rimer  par  le  même  mot  que  de  faire  tout  à  coup  rimer  trois 
vers  ensemble,  ou  que  de  romfpre  ailleurs  la  mesure  et  de  terminer 
inopinément  une  réplique  quelconque  par  une  cadence  lyrique.  Si 
c^est  un  système,  nous  le  croyons  mauvais.  Il  augmenta  à  son  grédaœ 
les  mots  ou  diminue  selon  sa  convenance  le  nombre  des  syllabes  : 

Il  n'a  lien  dit  malgré  œ  que.  Je  disais, 

Si  M.  Déroulède  veut  que  ce  vers  ait  douze  syllabes,  il  a  contre  lui 
l'eiemple  universel  Je  crois,  et  voilk  sans  doute  une  césure  étrangement 
placée: 

Il  n*a  rien  dit  maigri  ce  que  Je  disais... 

Mais  celui-ci  certainement  n'en  a  pas  plus  de  onze  : 

Et  ce  renégat  qai  les  entralae  ttmsv 

à  moins  que  l'accent  circonflexe  ne  prenne  dans  a  entraîne  »  la  valeur 
d'un  tréma  sur  Vi.  Relèverai-je  les  fautes  non  pas  contre  la  syntaxe, 
que  je  ne  prends  pas  en  garde^ mais  contre  la  langue?  Elles  fourmillent. 

Je  deviens  flratemelle  à  rené  Toir  aiiali 


«efflfblera  du  moins  une  iStrange  façon  de  dire  :  h  tous  Toîr  si  re^pee* 
loeoi  poar  mon  père,  il  me  senible  que  je  suis  rotre  sœur.  Mais, 

QQ^e«t-«e  qo«  le  deroir  librearantuecomplîf 

se  sigoiSera  jamais  en  bon  français  tpxe  le  d  evoir  n^esl  -vrainvettt  le 
devoir  qu'autant  qu'il  en  coûte  pour  l'accomplir.  Cest  écrire  en  -vers  à 
trop  bon  compte  I  Giterai-]e  maintenant  teTs  et  tels  vers  étonnamment 
prosaïques,  ceux-ci,  par  exemple,  que  le  poète  a  placés  dans  latironche 
de  son  Zabulon,  au  commencement  d*un  acte? 

L'abienoe  d*aBa  femme  est  une  douce  dioee. 

Depiila  hier  fè  me  crois  yenr.  Je  me  vepoee. 

fia  ae  peut  pie  tôojeim  ûvatm  évidemment» 

Msle  c*iMt  bka  ce  gn'oa  peut  nommer  un  bon  moment. 

Demanderai-je  encore  à  M.  Déroulède  comment,  dans  sa  d^miôre  scène, 
«0  BH)meBt  de  la  catastfO{die,  il  a  pu  laisser  passer  ce  bout  de  dift- 

SA'lllMAl. 

msAfiL. 

Âhl  ffMt  qiàê  Juitemmi 
etl»eeM  fri>bBplièmB«i>8i  c'est  filen  qui  ment? 

U  second  yers  est  beau,  mais  lliémisticbe  que  je  souligne  est  du  pmr 
langage  de  la  comédie. 

Les  détails  ici  ne  sont  pas  des  vétilles.  le  trouve  en  effet  dans  la 
Moahite,  s'il  faut  résumer  le  jugement  en  quatre  mots,  une  exécution 
de  tous  points  aussi  défectueuse  que  la  conception  fondamentale  est, 
je  ne  veux  pas  dire  forte,  —  c'est  assez  de  dire  généreuse.  D'où  vient 
cela?  De  ce  que  nos  auteurs  dramatiques  choisiraient  trop  souvent  des 
sujets  quMIs  n'étaient  pas  de  force  à  traiter?  Peut-être.  Ou  de  ce  qu'ils 
n'approfondiraient  pas  assez  avant  le  sujet  de  leur  choix,  de  ce  qu'ils  se 
contenteraient  trop  aisément  eux-mêmes,  et  de  ce  qu'ils  ne  dépenseraient 
pas  sur  leur  œuvre  tout  ce  qu'il  y  faudrait  de  temps  et  de  travail?  Peut- 
être  encore.  Mais  plutôt,  mais  surtout  de  ce  qu'ils  sont  aux  prises  avec 
de  certaines  difficultés  dont  ils  n'ont  pas  Tair  eux-mêmes,  pour  la 
plupart,  de  soupçonner  l'importance.  Ils  mettent  à  la  scène  des  senti- 
mens  qu'on  y  a  mis  vingt  fois,  ou  des  thèses,  comme  celles  de  M.  Dérou- 


j|56  UTUE  DE8  DEUX  1I0RDE6. 

J6de,  vingt  fois  rebattues  par  lôs  prosateurs  ou  les  poètes  de  tous  les 
temps  et  de  tous  les  pays.  Nous  ne  les  en  blâmons  pas,  à  Dieu  ne  plaise  1 
11  y  a  des  vérités  communes  qu'il  ne  faut  pas  se  lasser  de  répéter,  parce 
que  les  hommes  ne  se  lassent  pas  plus  de  les  entendre'qu*ils  ne  se  las- 
sent de  vivre  et  de  voir  la  lumière  du  soleil.  Le  propre  de  quelques-uns 
de  nos  plus  grands  écrivains,  c'est  l'expression  de  ces  sortes  de  vérités. 
le  dis  seulement  que  le  danger  est  grand,  en  pareil  cas,  de  tomber  dans 
le  lieu-commun.  Les  expressions  qui  viennent  naturellement  sous  la 
plume,  les  développemens  qui  se  présentent  à  l'esprit,  les  comparaisons 
même  et  les  métaphores  qui  s'offrent  à  Timagination,  elles  sont  comme 
démonétisées  par  le  long  usage.  Qui  de  nous,  un  jour,  une  fois,  ne  s'en  est 
servi  7  Leur  donner  une  formule  nouvelle,  hic  optxs,  hic  labor  est.  Voilà 
toute  la  difficulté.  Elle  est  énorme.  Les  romantiques  l'avaient  tournée 
jadis,  on  sait  comment:  en  se  faisant  une  loi  de  l'extravagance  même, de 
l'invraisemblable  et  du  monstrueux.  Ce  fut  le  temps  des  brigands  pleins 
d'honneur,  des  courtisanes  pleines  de  noblesse,  des  laquais  pleins  de 
génie  politique,  le  temps,  Theureux  temps  des  Hemani,  des  Marion 
Delorme  et  des  Ruy  Blas!  Ce  qu'il  survivra  de  ce  théâtre,  ce  n'est  pas 
nous  qui  pouvons  le  savoir.  Mais  nous  pouvons  du  moins  affirmer  qu'il 
n'était  pas  dans  la  tradition  du  génie  français.  Nous  voyons  donc  avec 
plaisir,  depuis  quelques  années,  qu'on  essaie  de  renouer  la  tradition 
malencontreusement  interrompue.  Mais  il  faut  que  l'on  sache  bien 
quelles  difficultés  on  va  rencontrer  et  qu'il  n'y  a  rien  de  moins  aisé  qne 
de  dire  d'une  manière  personnelle  ce  que  tout  le  monde  sait,  sent  et 
pense.  C'est  le  grand  art,  mais  il  faut  se  souvenir  que  c'est  le  grand 
art,  que  la  pente  y  est  glissante  vers  le  banal,  que  les  sommets  en  sont 
ardus.  Il  faut  double  travail  à  ceux  qui  se  flattent  d'y  atteindre,  k  notre 
avis,  c'est  ce  que  l'auteur  de  la  Moabite  oublie  trop  souvent.  Il  a  plu- 
sieurs qualités  :  elles  ne  sont  pas  encore  siennes.  Il  manqued'originalité. 
Qu'il  ne  la  cherche  pas  à  travers  des  conceptions  aventureuses,  et  qu'il 
continue  de  croire  que  la  vérité  vraie  est  de  tous  les  pays  et  de  tous  les 
temps.  Mais  qu'il  tâche  à  la  dire,  cette  vérité,  d'une  façon  qui  n'ap- 
partienne qu'à  lui.  Et  si  jamais  il  y  réussissait,  sa  part  serait  encore 
assez  belle. 


F.    BaulVETIÈRE. 


■I 


REVUE   MUSICALE 


Quelqu'un  a  dit  que,  si  Rossini  fût  né  avec  la  fortune  de  Meyerbeer, 
il  n'aurait  jamais  écrit  que  de  la  musique  bouffe.  Ma  conviction  est  qu*il 
n'aurait  rien  écrit  du  tout.  Il  faut  cependant  faire  au  naturel  d'un  indi* 
vidu  la  part  qui  lui  revient;  celui-ci,  comme  prédestiné,  tenait  de  son 
tempérament  sanguin  la  belle  humeur,  l'entrain,  la  jovialité  sémillante, 
ajoutez-y  cette  voix  et  ce  talent  de  virtuose  dont  le  ciel  Pavait  doué  et 
qui  mettait  au  service  d'un  esprit  fonoiërement  comique  et  poussé  par 
instinct  à  la  charge  tout  ce  que  l'art  du  solfège,  si  en  honneur  à  cette 
époque,  lui  venait  fournir  de  festons  et  d'astragales.  Ces  fameux  trilles, 
ces  roulades  tant  démodées  n*ont  jamais  porté  préjudice  à  ses  opéras 
bouffes,  et  même  aujourd'hui,  par  ce  beau  temps  de  mélopée  et  de 
paraphrase  symphonique  où  nous  vivons,  vous  ne  demandez  pas  mieux 
que  d'y  applaudir  quand  vous  les  rencontrez  dans  U  Barbier,  dans  PItth 
Henné  à  Alger,  dans  la  Cenerentola.  C'est  seulement  quand  elles  inter- 
viennent dans  le  drame  que  ces  efQorescences  vous  offusquent,  et  encore 
qui  donc  voudrait  les  condamner  sans  retour  et  nier  quMl  y  ait  là  un  style 
tris  capable  de  se  prêter  à  l'expression  du  sentiment,  du  pathétique? 
Est-ce  que,  dans  les  divers  ordres  de  l'architecture  grecque,  cette  note 
n'est  pas  représentée?  Reprochons-nous  à  la  colonne  corinthienne  ses  fio< 
ritures  de  feuilles  d'acanthe?  Pourquoi  la  tragédie  lyrique  n'aurait-elle 
pas  tout  aussi  bien  son  style  orné?  qui  sait  si  le  discrédit  du  genre  ne 
vient  pas  de  ce  que  la  tradition  de  Tinterpréter  s'est  perdue?  Sans  par- 
ler des  oratorios  de  HSndel,  où  les  plus  énergiques,  les  plus  sublimes 
sentimens  de  l'&me  n'ont  pas  d'autre  manière  de  s'exprimer,  personne, 
au  temps  de  Garcia,  ne  se  refusait  à  prendre  au  sérieux,  au  tragique,  dans 
OuUo,  les  roulades  du  grand  duo  du  deuxième  acte  avec  lago;  et  La- 
blacbe,  chantant  Assur,  faisait  servir  ces  rythmes  imagés  à  de  surprenans 
effets  de  terreur.  Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  sur  la  partie  dramatique  du 
répertoire  bien  autrement  que  sur  les  opéras  bouffes,  que  le  rococo 


i68 

semble  avoir  déjà  mis  sa  patine ,  et  la  muse  de  Rossini,  moitié  vivante 
et  moitié  trépassée,  pourrait  à  ce  propos  se  comparer  à  ces  divlDités  de 
la  fable,  immortelles  par  un  côté  et  caduques  par  Pautre. 

Quel  tort  font  aujourd'hui  au  Barbier  les  cavatines  et  les  vocalises?  En 
dirions-nous  autant  d/OteUo^  qui  cependant  est  de  la  même  année?  II  y 
eut  d'ailleurs  plus  d'une  raison  h  cet  abus  du  style  orné,  et  peut-être 
bien  qu'en  étudiant  chez  Rossini  le  musicien  de  cette  première  période, 
on  gagnerait  quelque  chose  à  consulter  la  chronique  de  sa  vie  galante. 
La  cantatrice  qui,  de  1814  à  1823,  régna  souverainement  à  Naples,  était 
Isabelle  Colbrand,  dame  de  beauté  par  excellence,  déjà  maltresse  du 
cœur  de  l'imprésario  Barbaja  et  dont  le  jeune  et  brillant  vainqueur  allait, 
dès  le  début,  subir  le  charihe.  Talent  de  virtuose,  voix  légère  ayant 
passé  fleur  et  ne  connaissant  en  fait  de  drame  que  Tair  de  bravoure  et 
la  broderie  chromatique,  Isabelle  Golbrand  imposa  les  grâces  et  les  gen- 
tillesses de  sa  physionomie  à  la  musique  de  Rossini,  et  comme  lei^  sujets 
tragiques  remportaient  de  beaucoup  dans  la  faveur  publique,  il  advint 
que  le  musicien,  préoccupé  uniquement  de  complaire  à  sa  maîtresse, 
ne  se  fit  point  faute  d'habiller  et  d'enguirlander  Melpomène  des  mille 
fanfreluches  du  carnaval  de  Venise.  Mettons  qu'à  la  place  de  cette  Isa- 
belle, Rossini  eût  rencontré  une  Pasta,  qui  nous  dit  que  son  génie  n'eût 
pas  ai£ecté  d'autres  tendances  et  devancé  l'heure  de  Guillaume  TeU, 
poussant  davantage  vers  le  grave  et  préférant  l'or  de  Virgile  an  clin- 
quant du  Tasse,  auquel  il  a'd  que  trop  sacrifié?  Tancréde  et  ntalierme 
à  Alger  sont  de  la  môoae  veaue  (1812),  et  noua  venons  de  voir  U  Bar- 
lier  et  OuUo  naître  ainsi  côte  à  côle  quatre  ans  plus  tard  (1816).  Deux 
frères  du  même  lit,  le  joyeux  Figaro  et  le  terrible  Maure,  deux  jumeaux 
c'est  à  n'y  pas  croire  et  deux  jumeaux  qui  se  ressemblent  ou  tragedse- 
ment  par  le  brio,  la  verve  et  les  joyc-usetés  d'une  inspiration  intaris- 
sable et  qui,  dans  Oiello,  n'a  que  le  tort  d'être  hors  de  saison  et  de 
oootiauer  à  badiner  malgré  Minerve  :  le  procédé,  l'habitude  d'écrire 
sur  le  premier  texte  venu  tout  ce  qui  lui  moate  à  l'esprit,  voilà  le  fléau  ; 
à  Naples,'j:'est  Barbaja  qui  l'entreprend  au  prix  de  huit  cents  francs  par 
mois,  moyennant  quoi  il  lui  faudra  produ  ire  au  moins  deux  opéras  par 
ao,  et  d'engagement  en  engagiement,  de  contrat  en  contrat,  les  choses 
iront  de  la  sorte  pendant  toute  la  durée  d^  la  période  italienne.  Ayex 
donc  avec  cela  de  la  conscience  et  trouvex.  le  temps  de  mûrir  vos  oeu- 
YFes,  sans  compter  qua,  la  nature  aidant,  tous  Lea  plaisirs  de  la  jeunesse 
vous  aoUiciient  d'autre  part.  Supposons  que  le&  droits  d'auteur  eussent 
alors  existé^  ces  habitudes  de  la  première  heure,  si  funestes  pour  la 
dignité  de  L'homme  et  le  génie  de  Tactiate,  auraient  pu  être  évitées. 
Mauvais  travail  que  to  travail  à  gages.  En  tuant  Tiadèpendance,  il  sup- 
priais  l'effifftvar»  le  mieux.;  pourquoi,  se  surveiller,,  se  coanûler  et  tant 
y  regarder  de  près  lorsqu'il  ne  s^agit  au  demeurant  que  d'une  besogae 
aaMiz  maJ  payée  Z  Us  qualités,  lea  défauts,  tout  est  boa  qui  peataervir 


BBTDB  MUSICALE.  469 

e(r688ervir;  qu'importent  lesingrédiens,  Rosine,  Améoalde,  Desdenionai 
Generentola,  Otello,  Bartolo,  il  n'y  aura  de  changé  que  le  plumage,  le 
ramage  restera  le  même.  L'abus  prolongé  d'un  tel  système  devait  finir 
par  décourager  jusqu'à  l'enthousiasme  d'un  Stendhal ,  et  ce  n'esc  certes  pas 
pea  dire  :  «  On  se  dégoûte  de  Rossini,  Rossini  ne  fail  que  se  répéter,  » 
écrivait  de  Milan,  et  cela  dès  1820,  ce  fanatique  des  fanatiques.  Et  coifr- 
meat  pouvait-il  en  être  différemment  avec  un  compositeur  qui,  boa  a» 
mal  an,  produisait  ses  trois  ou  quaire  opéras  et  ccmunençait  à  se  mettre  à  la 
besogne  quinze  jours  avant  d'entrer  en  répétitions  :  eq>èce  de  cuisine 
musicale  enltyée  à  la  minute  et  dans  le  coup  de  feu  d'une  existence  dont 
il  ne  faudrait  point  cependant  trop  s'exagérer  les  désordres?  Vivre  en 
musicien,  musice  vivere^  signifiait  au  temps  d'Horace  mener  joyeusement 
la  fête.  Mettons  que  Rossini  vivait  en  musicien  et  ne  calomnions  per- 
sonne, pas  même  celte  illustre  princesse  Borghèse,  sceur  du  grand 
empereur,  la  plus  belle  certainement,  mais  aussi  la  plus  pernicieuse 
des  héroïnes  de  ce  roman  de  jeunesse.  Un  livre,  publié  en  Allemagne 
il  y  a  quelques  années,  contient  sur  Rossini  d'intéressans  détails  bio* 
graphiques  et  bien  des  traits  d'où  l'être  moral  ressort  à  son  avantage. 
L'auteur,  M.  Ferdinand  Hiller,  aujourd'hui  maître  de  chapelle  à  Cologne 
et  fort  connu  du  tout  Paris  d'alors,  nous  raconte  le  cygne  de  Pesaro  tel 
qu'il  Ta  vu  et  fréquenté  à  Trouville  pendant  une  saison  de  bains.  Ce 
sont  de  simples  notes  transcrites  en  rentrant  de  la  promenade,  des 
bouts  de  conversation  souvent  tronqués,  mais  dont  la  critique  pourrait 
s'éclairer.  Empruntons  et  citons  : 

—  Et  qaand  vos  prodigieux  succès  vous  seraient  montés  à  la  tête» 
disais-je  un  jour  au  maestro,  quoi  d'étonnant  à  cela? 

—  Mes  prodigieux  succès  I  reprit  Rossini  en  ébauchant  un  sourire  ; 
puis  aussitôt  redevenant  sérieux  :  Sachez  que  ni  le  succès  ni  le  fiasco 
o*eurent  jamais  le  don  de  me  causer  le  moindre  trouble,  et  cette  pbh* 
l08q)bîe  me  vint  d'une  impression  de  jeunesse  que  je  n'ai  depuis  point 
oubliée. 

—  Et  cette  impression^  peut-on  la  connaître  ? 

—  Quelque  temps  avant  de  donner  ma  première  opérette,  j'assistai 
ft  Venise  à  la  première  représentation  d'un  ouvrage  de  Simon  Mayr, 
Simon  Mayr  était  à  cette  époque  le  phénix  de  Tltalie  ;  il  avait  écrit  pour 
Venise  pkîs  de  vingt  opéras  tous  acclamés,  et  nonobstant  le  public  le 
Mta  ce  soir-4à  comme  le  dernier  des  polissons.  On  ne  se  fait  pas  l'idée 
d^me  telle  sauvagerie  ;  j'en  étais  confondu  :  insulter,  vilipeader,  apo* 
fltropher  de  la  sorte  un  homaie  qui  depuis  des  années  se  sacrifie  à  yw 
plaisirs,  et  quMl  suffise  de  quelques  paoli  qu'on  paie  en  entrant  pour 
vous  donner  ce  droit  I  C'est  en  vérité  bien  la  peine  de  prendre  à  oœur 
les  jugemens  du  monde,  et  depuis  j'ai  toujours  pratiqué  rinditf^nce. 

—  Voushmême,  i  œ  qu'on  raconte,  ils  ne  vous  épargnèrent  pas? 

—  Vous  savez  l'IiistOBre  de  la  première  représentation  du  BarUeri 


A60  RBTUE  DES  DEUX  MONDES» 

une  déroute  étourdissante,  un  gigantesque  charivari,  et  ce  D*est  pas 
Tuoique  fois, 

—  Quel  dommage  que  les  Italiens  aient  si  complètement  abandooDé 
l'opéra  bouffe  I 

—  Dites  les  Napolitains;  car  eux  surtout  étaient  nés  pour  ce  genre 
qui  d'ailleurs  exige  plus  de  sentiment  du  théâtre  que  de  grandes  qaali- 
tés  musicales.  Il  faut  reconnaître  aussi  que  les  chanteurs  manqaeot. 
Cette  habituie  journalière  du  poignard  les  rend  impropres  à  se  mou- 
voir avec  aisance  et  bonne  grâce. 

—  Mais  ce  goHt  désormais  seul  régnant  en  Italie  du  pathétique  et  du 
tragique  a-t-il  une  raison  d'être  et  les événc mens  politiques; seraient- 
ils  pour  quelque  chose  ? 

—  Vous  m'en  demandez  trop;  ce  que  je  sais,  c'est  qu'un  bon  opira 
comique  plaira  toujours  pourvu  qu'il  soit  convenablement  exécuté,  n 

Ceci  pourrait  se  dire  à  propos  de  la  reprise  du  Comte  Ory,  mais  nous 
n'y  sommes  pa<^  encore;  continuons  de  feuilleter  ces  dialogues  à  bâtons 
rompus. 

a  U[)  jour,  écrit  M.  Hiller,  je  le  trouvai  chantonnant  du  Beethoven. 

—  De  quelle  symphonie  est-ce  donc,  cela?  me  demanda-t-il. 

—  De  r Héroïque. 

—  Très  bieni  Quelle  puissance  et  quelle  flamme  chez  cet  homme! 
et  ses  sonates  pour  piano,  quel  incomparable  trésor!..  Par  momeos,  il 
m'arriv:rait  de  les  placer  plus  haut  que  les  symphonies  ;  il  me  semble 
y  voir  plus  d'inspiration.  Avez-vous  connu  Beethoven  ? 

—  Je  l'ai  vu,  mais  quelques  semaines  avant  sa  mort,  et  j'étais  alors 
tout  enfant. 

—  Pendant  mon  séjour  à  Vienne,  reprit  Rossini,  je  me  fis  présenter 
à  lui  par  le  vieux  Garpani  ;  malheureusement  sa  surdité  et  ma  complète 
ignorance  de  la  langue  allemande  rendaient  impossible  toute  conver- 
sation. Au  moins  ai-je  eu  la  satisfaction  de  le  voir.  Et  votre  Weber, 
encore  un  fier  compère  que  vous  avez  là!  Gomme  il  s'entend  aux  sono- 
rités de  l'orchestre!  A-t-il  jamais  écrit  des  symphonies? 

—  Il  l'a  tenté,  mais  sans  que  l'essai  fût  des  plus  heureux.  En  revanchei 
ses  ouvertures  comptent  chez  nous  parmi  les  plus  brillans  morceaux 
d'orchestre  à  fi^'urer  dans  un  concert. 

—  Et  vous  avez  raison,  quoique  je  n'approuve  pas  cette  manière  de 
produire  dans  une  ouverture  ses  plus  beaux  motifs  et  de  les  déBorer 
gratuitement,  puisqu'il  est  impossible  de  saisir  d'avance  leurs  rapports 
avec  le  drame.  Mais  il  avait  de  si  merveilleuses  idées,  ce  Weber!  Avei- 
vous  présente  à  la  mémoire  la  marche  de  son  concerto  pour  piano  et 
clarinettes  7 

Rossini  se  mit  à  chanter  la  marche,  puis  continuant  : 

—  Pauvre  Weber  !  il  vint  me  voir  en  traversant  Paris  pour  se  rendre 
à  Londres;  il  avait  l'air  si  affaibli,  si  souffrant,  que  je  ne  pouvais  m'ex- 


BEVUE  MUSICALE.  A61 

pliqaer  qu'il  entreprit  dans  cet  état  un  pareil  voyage.  Il  espérait,  me 
dit-il,  gagner  par  là  quelque  argent  pour  sa  famille.  Hélas I  mieux  eût 
valu  qu'il  se  conservât  pour  elle.  La  manière  dont  il  m'aborda  vous  eût 
bit  rire  ;  c'était  vraiment  comique. 

—  Comment  cela,  maître? 

<-  II  paraît  que  Weber  m'avait  fort  attaqué  dans  les  journaux  et  sur- 
tout au  sujet  de  Tancredi^  impitoyablement  malmené  par  lui.  C'était 
assez  pour  qu'il  n'osât  se  présenter  et  m'envoyât  demander  comment 
je  le  recevrais,  ne  se  doutant  pas  de  l'émotion  glorieuse  que  j'eusse 
éprouvée,  moi,  gamin  de  vingt  ans,  si  pendant  que  j'écrivais  Tancredi 
j'avais  pu  supposer  qu'un  étranger  de  ce  talent  et  de  cette  importance 
s'occuperait  de  mes  barbouillages. 

—.M'est  avis,  répliquai-je,  que  les  articles  de  journaux  ne  vous  ont 
jamais  empoché  de  dormir? 

—  Assurément  non.  Que  n'a-t-on  pas  écrit  contre  moi  lors  de  mon 
arrivée  à  Paris,  ju<^qu'à  des  pamphlets  et  des  vaudevilles  où  je  Ggurais 
on  personnage  grotesque  :  M.  Crescendo,  M.  Vacarmini  !  Le  vieux  Ber- 
ton,  de  l'Institut,  me  chansonnait;  les  bons  confrères  me  représentaient 
comme  une  pauvre  clarinette  à  bout  de  souffle;  ce  n'était  pas  les  portes 
de  l'Opéra  qu'il  fallait  m'ouvrir,  c'était  celles  des  Invalides  ;  mais  bah  I 
je  n'eu  suis  pas  morti  Une  chose  m'a  toujours  chagriné  pourtant;  je 
veux  parier  de  cette  multitude  d'anecdotes  et  d'historiettes  plus  ou 
moins  scandaleuses  répandues  sur  mon  compte,  à  commencer  par  la 
romanesque  biographie  dont  ce  fou  de  Stendhal  m'a  gratifié  et  qui  ne 
contient  pas  un  mot  de  vrai.  Qu'y  faire?  Se  résigner;  on  s'habitue  à 
tout.  » 

Autre  part,  mis  en  demeure  de  s'expliquer  sur  son  abdication  préma- 
turée, cet  homme  qui,  à  trente-sept  ans,  quittait  le  monde  du  théâtre 
après  avoir  déposé  chez  la  concierge  la  partition  de  Guillaume  TeU  en 
manière  de  carte,  P.  P.  C,  répond  à  son  interlocuteur  : 

«  Que  voulez-vous?  l'occasion  ne  s'est  pas  offerte,  et  d'ailleurs  les 
circonstances  m'eussent  empêché  dé  la  saisir.  Dieu  sait  que  je  me  suis 
toujours  montré  d'humeur  facile  envers  les  librettistes!  En  Italie,  il  ne 
m'est  pas  une  seule  fois  arrivé  d'avoir  un  texte  complet  entre  mes  mains. 
'e  composais  mes  introluctions  avant  que  les  paroles  des  morceaux 
qui  devaient  suivre  fussent  écrites.  Et  quels  poètes  dramatiques  I  des 
sens  capables  de  rimer  une  cavatine,  mais  qui  n'entendaient  rien  aux 
exigences  de  la  musique ,  si  bien  que  c'était  à  moi  de  leur  venir  en 
aidel 

—  Mais  à  Paris,  quand  vous  n'aviez  au  contraire  que  le  choix  des 
SQjets  et  des  collaborateurs*  quelle  excuse  nous  donnerez-vous?  Je  m'é- 
tonne que  vous  n'ayez  jamais  eu  l'idée  de  toucher  à  FausL 

—  C'est  ce  qui  vous  trompe;  cette  idée  m'a  longtemps  préoccupé. 
Nous  avions  même  avec  Jouy  comploté  tout  un  vaste  scénario  d'après 


402  beyhe  bbs  bect  M{ffn>BS. 

Goethe.  A  cette  époque,  Faust  accaparait  tous  les  osprhs;  c^taH  une 
fureur,  dieque  Aéàtre  voulait  avoir  le  sien  ;  oela  me  Qt  bésiter;  sunriot 
alors  la  révoiation  de  juillet,  ropëra  cessa  d^appartenir  à  la  liste  civile 
pour  passer  aux  mains  d'un  entrepreneur  particulier,  ma  mère  était 
morte  en  Italie,  et  mon  père,  qui  ne  comprenait  pas  un  mot  4e  fran^is, 
trouvait  le  séjour  de  Paris  de|riu8  en  plus  insupportable;  je  rompis  donc 
le  traité  aux  termes  duquel  je  m'étais  engagé  à  donner  encore  quatre 
grands  ouvrages,  préférant  me  retirer  tranquillement  dans  num  pays 
et  mettre  mon  vieux  père  à  néme  de  jouir  comme  il  rentendait  de  ses 
dernières  années.  J'étais  loin  de  ma  pauvre  mère  quand  j*eus  le  mal- 
heur de  la  perdre,  et  je  ne  voulais  pas  voir  un  pareil  chagrin  se  renou- 
veler. )) 

Revenons  au  Rossini  des  années  d'apprentissage  et  de  dissipation;  la 
situation  réclamait  énergiquement  un  législateur  quelconque  du  Par- 
nasse, un  Gluck  ou  un  Mozart,  par  exemple,  qui,  selon  les  préceptes 
de  Despréaux,  serait  venu  enseigner  à  ce  dilapidateur  de  ses  propres 
ressources  Tart  de  faire  difficilement  de  la  musique  facile.  Sooveiit 
en  pareil  cas  un  simple  changement  d'air  réunit.  Rossini  vint  à 
Paris  tenter  la  cure,  et  tout  de  suite  l'influence  du  climat  se  fit  sen- 
tir :  quelques  visites  dans  nos  théâtres,  six  semaines  de  flânerie  sur 
les  boulevards  et  de  conversation  avec  nos  artistes,  il  n'en  fallait  pas 
davantage  pour  mettre  au  courant  de  nos  mœurs  littéraires,  politfques 
et  musicales  l'aimable  ironiste  qu'on  appelait  alors  :  le  cygne  dePesaro, 
et  si  ridée  d'une  transformation  complète  ne  l'entreprit  point,  du  moins 
pensa-c-il  qu'une  certaine  évolution  dans  sa  manière  s'imposait  inévi- 
tablement; le  grand  dupeur  espérait  encore  cependant  se  tirer  d'af- 
faire à  Ixm  marché  et  contenter  les  Parisiens  en  leur  donnant,  au  liea 
de  oeuf,  divers  remaniemens  d'anciens  ouvrages.  C'est  ainsi  que  Ma(h 
metto  devint  le  Siège  de  Corinthe  et  que  de  Mosh  sortit  Mmse.  Rossini 
n'avait  pas  été  longtemps  sans  se  rendre  compte  de  l'action  que  le  pas- 
sage d'un  maître  tel  que  Gluck  avait  exercée  sur  notre  scène,  an 
simple  coup  d'œii  avait  suffi  pour  le  convaincre  que  ce  dont  (es  Italiens 
s'accommodaient  encore  ne  conviendrait  point  k  des  Français,  et  qu^ 
lui  fallait  rompre  avec  on  ordre  de  compositions  décidément  trop  en 
diahors  de  nos  usages.  Le  jovial  sceptique,  amené  à  faire  son  examea 
de  conscience,  reconnut  ses  fautes  et  recula  devant  une  tentative  d'im- 
portation d'autant  plus  périHeuse  qull  s'agissait  d'un  système  éé>à 
smanné  de  l'autre  côté  des  Alpes  et  se  rattachant  à  la  tradition  do 
vieil  operchseria,  où  les  femmes  à  voix  de  contralto  chantent  des  rAles 
héroïques  comme  Arsaoe  et  Tancrède.  Averti  par  son  observation,  et 
connaissant  mieux  les  Français,  il  prit  donc  mesure  sur  leur  goût,  pei- 
gnit à  fresque  les  grands  ensembles  du  Sihge  de  Corinthe  et  souffla  sor 
M€S$B  l'esprit  de  grandeur,  de  majesté  sacrée,  tout  cet  éternel  soten- 
Ml,  Bièli  aux  divines  grâces  raciviennes  qu'on  y  respire  et  qui  ^ 


BBTUS  MOSIGALK.  M9 

tiogae  la  partition  écrite  pour  notre  Académie  loyale  en  1823  d&  celle 
composée  à  Naples  pour  San  Carlo  en  1818. 

Ce  fut  rheure  psychologique  où  k  Comte  Ory  vint  au  monde. 

On  voulait  un  ouvrage  en  deux  actes  à  placer  devant  un  ballet. 
Scribe,  expert  déjà  dans  l'art  tant  pratiqué  depuis  de  tirer  d'un  môme 
sac  plusieurs  moutures,  profita  de  Toccasioa  pour  retourner  en  opéra 
in  vieux  vaudeville  fabriqué  de  oompagme  avec  Poirson  sur  rancien 
U)Iiau.  Admirable  malière  à  mettre  non  pas  en  vers  latins,  mais  en 
cavatines!  Car,  ne  nois  y  trampona  pas,  nous  n'en  sommes  toujours 
qu'au  vieux-neuf  :  librettistes  et  muskiensy  c'est  k  qui  ravaudera  le 
mieox,  les  uns  recousant  et  rapiéçant  leur  texte,  l'autre  s'ingéniant 
à  faire  resservir  divers  morceaux  insérés  dans  ui  à-propos  de  ciroon-^ 
stance  en  l'hooneur  du  sacre  de  Charles  X,  et  représenté  aux  italiens 
aoQS  le  titre  du  Voyage  à  R&inxs. 

SaisiroDS-nous  cette  occasion  de  cataloguer  ici  les  morceaux  qui, 
qiràs  avoir  dûment  servi  dans  il  Yiaggio  a  Reims,  furent  appelés  à  faire 
aussi  Tomement  du  nouvel  ouvrage?  Tani  d'autres  se  sont  chargés  de 
œ  soin  qu'il  nous  est  permis  de  nous  récuser.  On  s^est  môme  souvent 
extasié  sur  la  singulière  élasticité  de  cette  musique  capable  de  se  prô^ 
ter  à  l'expression  des  parole  les  plus  diverses;  on  a  cité  Pair  de  Raim«- 
bault  au  deuxième  acte,  lequel,  dans  le  Voyage  à  Reims,  avait  eu  pour 
programme  de  raconter  au  partem  ia  prise  du  Trocadéro  et  qui,  dans 
k  Comte  Ory,  se  contente  d'inventorier  et  de  céléix-er  la  cave  du. sire 
de  Farmoutiers,  et  pour  la  centième  fois  est  revenue  sur  le  tapis  l'éter- 
nelle querelle  intentée  aux  Italiens  de  ne  tenir  aucun  compte  du  texte 
et  délaisser  aux  seuls  Allemands  le  médite  de  respecter  le  sentiment 
dramatique.  Or,  voyez  le  plaisant  de  l'histoire  :  personne  n'a  plus  que 
Gluck  encouru  ce  reproche;  Gluck,  Thomme  des  préceptes  et  des  pré- 
àtts,  l'archiprètre  de  (a  déclamation  pure  et  sisaple,  le  grand  ancêtre 
da  wagnérisme,  ne  s'est  jamais  fait  faute  de  romiNre  avec  sa  doctrine  et 
d'emprunter  à  telle  de  ses  partitions  un  morceau  dont  il  retourne  le 
texte  avec  la  désinvolture  qu'un  Rossini  ou  qu'un  Auber  met  à  cette 
besogne;  utilisant  la  môme  musique  en  des  situtaiioDS  non-seulement 
différentes,  mais  souvent  complètement  opposées*  Le  fatneux  air  :  (i  0 
Dilheureuse  IpUgéniel  a  qui  depuis  près  d'an  siècle  émeut  l'entlioa- 
sâsme  des  amateurs  de  la  musique  d'expression,  cçt  air  typique  n'est 
«ztre chose  qu'un  cliaiit  déjà  employé  dans  un  de  ses  nombreux  opéras 
italiens  {Ut  Clemmza  di  Tito)^  à  une  époqwe  où,  n'ayanl  pas  encore 
inventé  son  sj^^tème,  il  cherchadt  sbmplensend  à  faire  de  la  mélodie  sam 
j  réussir  toupurs» 


J%i  perdu  m<m  finrydice 
Rien  a'égale  mai  maUMorl 


i|6A  RETUE  DES  DECX  MONDES. 

Sublime  élancement  da  désespoir,  dernier  terme  du  pathétiqael 
Maintenant,  essayez  de  changer  les  paroles  ;  dites  : 

Pai  tronyé  mon  EaryâicOf 
Rien  n*égale  mon  bonheor. 

r 

Et  la  voix,  r&me  d'un  grand  chanteur  aidant,  il  n'en  faudra  pas  davan- 
tage pour  convertir  la  plainte  en  cri  de  joie,  ce  qui  prouve  qu*oa  ne 
doit  user  de  la  théorie  qu'avec  une  eztrôme  discrétion,  et  qu'en  musique 
il  n'y  a  de  vrai  beau  q  ue  le  beau  spécifiquement  musical. 

Il  n'importe,  c'est  encore  un  bien  joli  chef-d'œuvre  que  ce  Comte  Ory; 
quelque  chose  de  vif,  d'enlevé,  de  brillant,  qu'il  faudrait  classer  entre 
le  Barbier  et  Cenerentola,  en  ayant  soin  pourtant  de  faire  cette  réserve 
à  l'avantage  du  Barbier  que,  si  lorsqu'on  les  considère^  au  seul  point  de 
vue  musical,  les  morceaux  des  trois  partitions  vous  semblent  d'une 
égale  valeur,  Tunique  Barbier  se  recommande  par  cette  homogénéité 
de  contexture  et  ce  je  ne  sais  quoi  de  jaillissant,  de  fulgurant,  d'in- 
conscient, qui  dans  les  lettres  et  dans  l'art  caractérise  les  naissances 
prédestinées;  mais,  je  le  répète,  il  s'agit  là  d'une  exception,  et  Pim- 
munité  que  vous  accordez  au  Barbier,  emporté  que  vous  êtes  dans  ce 
tourbillon  de  génie,  ne  saurait  s'étendre  sur  tout  le  reste  de  ce  pre- 
mier répertoire;  c'est  élégant,  pimpant,  éblouissant  de  verve  et  d'es- 
prit, mais  l'émotion  manque.  Qu'il  s'agisse  d'un  conte  de  fées,  comme 
dans  Cenerentola,  ou  d'un  fabliau,  comme  dans  îe  Comte  Ory,  l'au- 
teur ne  se  met  pas  en  peine  de  réfléchir  au  caractère  du  sujet,  et  sur 
ce  terrain  de  la  vérité  dramatique,  tel  de  nos  petits  maîtres  français 
le  battrait.  Nicole  Isouard  n'était  certes  pas  un  musicien  qui  se  puisse 
comparer  à  Rossini,  ce  qui  ne  l'empêobe  pas  d'avoir  écrit  un  opéra  de 
Cendrillon,  qui,  pour  le  sentiment,  la  grâce  touchante,  le  naïf,  l'emporte 
de  beaucoup  sur  cette  fameuse  Cenerentola,  si  ondoyante  et  si  dispa- 
rate, dont  les  habits  prêchent  misère,  tandis  que[les  perles  et  les  dia- 
mans  lui  sortent  de  la  bouche* 

J'en  dirai  autant  du  Comte  Ory,  ce  fabliau  du  xiv*  siècle,  traité  en 
anecdote  par  deux  hommes  d'esprit  du  xn*.  Au  moins  cet  excellent 
Etienne,  de  l'Académie  française,  prenait-il  encore  au  sérieux  son  conte 
bleu,  tandis  que  Scribe,  comme  s'il  eût  flairé  d'avance  le  nonchaloir 
de  son  gouailleur  d'Italien,  se  contente  de  lui  fournir  une  grivoiserie 
chevaleresque  en  style  de  la  restauration.  Ce  coquin  de  jouvenceau, 
qui,  tandis  que  tous  les  paladins  sont  à  la  croisade,  imagine  de  joaer 
au  bon  ermite,  distribuant  aux  portes  du  château  ses  consultations  et 
ses  patenôtres  sans  que  personne  le  reconnaisse,  ni  la  noble  dame 
dont  son  cœur  est  épris,  ni  même  son  propre  page,  ce  gouverneur 
taillé  sur  le  patron  d'un  précepteur  de  vaudeville,  multipliant  par  voie 


RBVUE  MUSICALE.  &65 

et  par  chemin  ses  remontrances  et  craignant  toujours  de  perdre  ses 
appointemens  : 

Si  votre  père  apprend  cette  foUe, 
Ma  place  me  sera  ravie  ! 

Ce  maître  ivrogne  allant  aux  informations  dans  les  caves  du  manoir 
et  y  découvrant  parmi  les  cruches  et  lés  dames-jeannes  le  Cham- 
pagne mousseux  de  la  veuve  Qicquot  : 

Là  frémit  le  Champagne, 
Du  joug  impatient  I 

Est-ce  assez  renversant,  assez  Scribe,  assez  complet  comme  garniture  ' 
de  cheminée!  Nous  avons  eu  au  premier  acte  le  capucin  de  baromètre, 
voici  venir  au  dénoûment  le  chevalier  français  à  colloquer  sur  la  pen- 
dule! 

Eh  bien  !  la  musique  est  un  art  si  accommodant  que  même  tout  ce 
poncif  ne  la  découragera  pas.  Il  y  a  là  deux  notes  qui  prédominent  :  la 
note  bachique  et  la  note  chevaleresque,  du  Rabelais  et  du  Spontini.  On 
met  en  campagne  le  chœur  des  buveurs,  on  fait  sonner  haut  les  clai- 
roDs,  et  la  position  est  enlevée.  11  va  sans  dire  que  les  morceaux  de  con- 
cert et  les  formules  à  Titalienne  continuent  à  surabonder  ;  les  roulades 
et  les  vocalises  sont  les  fleurs  de  cette  culture  ;  à  l'exemple  du  lierre, 
elles  meurent  où  elles  s'attachent  et  trop  souvent  elles  font  mourir 
rarbre.môme,  mais  que  d*épanouissemens  exquis  dans  ce  parasitisme, 
et  qu'est-ce  après  tout  qu'une  série  de  trilles  à  traverser  quand  il  s'a- 
git d'atteindre  à  ce  trio  du  deuxième  acte  :  une  merveille  de  style,  dMn- 
strumentation  et  de  science  du  théâtre  7  La  scène,  très  risquée,  prétait 
du  pittoresque,  seulement  il  y  fallait  un  pinceau  délicat,  et  notre  Italien 
n'était  pas  homme  à  se  laisser  sur  ce  point  prendre  en  faute.  —  Il  fait 
nuit,  le  comte,  sans  se  douter  que  sa  ruse  est  éventée,  rôde  à  tâtons 
par  la  chambre,  tandis  que  la  jolie  châtelaine,  aux  bras  du  jeune 
page,  s'amuse  à  se  gausser  de  lui.  —  Impossible  de  rien  imaginer  de 
plus  achevé  que  ce  morceau  qui  débute  par  une  phrase  délicieuse  dont 
Torchestre  mystérieux,  estompé,  accompagne  la  voluptueuse  langueur, 
çul  se  poursuit,  s'accélère,  se  passionne  en  dialogue  et  se  termine  par  un 
flamboyant  allegro  à  Titalienne  que  chacun  des  personnages  vient 
redire  à  son  tour.  Quelle  finesse  de  touche  en  ce  petit  chef-d'œuvre  1 
que  cela  est  vivant,  bien  à  sa  place  et  bien  campé  I  Vous  pensez  à  la 
fois  à  fioccace  et  à  Mozart.  La  seule  intention  de  rétablir  dans  son 
juste  encadrement  un  si  rare  tableau  suffirait  pour  motiver  cette  reprise; 
de  tels  bijoux  ne  doivent  pas  disparaître.  Chose  curieuse  pourtant  que 
k  Comte  Ory,  l'un  des  plus  charmans  opéras  du  répertoire  CQmique  de 

tom  luL  —  ISSO.  3C 


h66  ABYtJË  DES  DEOX  MONDES  • 

Rossiûi,fût  à  ce  point  oublié  1  L'Allemagne  môme,  cette  archiviste  ordi- 
naire de  nos  grands  et  petits  chefs-d'œuvre  tombés  en  déshérence,  TAl- 
lemagae  elle-même  n'en  avait  guère,  que  je  sache,  conservé  qu'un 
morceau,  le  chœur  d'hommes  sans  accompagnement,  qui  se  chante 
encore  dans  les  festivals. 

11  se  peut  néanmoins  que,  par  le  temps  qui  court,  cette  reprise  ne  plaise 
pas  à  tout  le  monde  ;  vous  allez  voir  nombre  de  gens  ressusciter  à  cette 
occasion  la  querelle  des  anciens  et  des  modernes.  Voilà  un  directeur  qui 
s'aperçoit  que  le  public  se  fatigue  d'entendre  toujours  la  même  chose 
et  qui,  jaloux  de  varier  ses  spectacles,  invente  d'exhumer  du  passé 
divers  ouvrages  en  deux  actes  à  représenter  avant  un  ballet;  il  pense 
en  outre  que  ce  sera  une  manière  de  détente  pour  sa  troupe  de  plus 
en  plus  haut  montée  sur  le  cothurne  et  que  ses  chanteurs  ordinaires 
ne  pourraient  que  gagner  à  se  livrer  de  temps  en  temps  à  certaine 
gymnastique  où  la  voix  s'assouplit,  à  faire  en  un  mot  ce  que  faisaient 
jadis  des  artistes  comme  Nourrit  et  Levasseur.  II  semble  qu'un  raison- 
nement si  simple  devrait  être  approuvé  de  tous.  Nullement;  au  lieu  de 
Voir  là  un  de  ces  essais  d'importance  secondaire,  qui  même  alors 
qu'ils  ne  réussiraient  qu'à  moitié,  Seraient  encore  d'une  administration 
intelligente,  on  s'efforce  de  passionner  le  débat,  on  crie  à  la  réaction, 
à  l'abomination  : 

lAM  femmes,  les  maris  me  prendront  aut  cheveux* 
Pomr  trois  oa  quatre  contes  biens, 
Voyei  un  peu  la  beUe  affaire! 

Ohl  la  mesure  et  la  proportion,  qui  donc  nous  les  edseignera  7  On 
nous  répète  :  a  Cest  petit,  cela  n*emplit  pas  la  salle  !  »  Guillaume  Tell 
assurément  porte  plus  haut  et  plus  loin,  mais  Guillaume  Tell  n'est  peut- 
être  pas  ce  que  l'on  appelle, en  argot  de  théâtre,  un  lever  de  rideau;  si 
par  grand  scandale,  il  arriva  que  l'un  des  actes  du  chef-d'œuvre  servit  à 
cet  emploi,  les  amputations  de  ce  genre  ne  sont,  Dieu  merci,  plus  à 
redouter  sous  lé  règne  de  M»  Vaucorbeil.  Passons-lui  donc,  en  faveur 
des  balletd  du  présent,  ces  aimables  badinages  d'autrefois  et  disons- 
nous  qu^il  sera  toujotirs  asses  temps  de  revenir  à  Popéra  psychologique. 
Rien  de  cela  d'aiUears  n^arriverait  si  le  répertoire  était  maintenu  en 
équilibre  ;  il  aurait  fallu  pour  bien  faii^  que  les  petits  ouvrages  n'eus- 
sent jamais  disparu  de  l'affiche  ;  mais,  que  voulez-vous  7  On  laisse  U 
Comte  Ory  dormir  quinze  ans  pendant  lesquels  le  grandiose  et  le  solen- 
hel  font  rage,  puis,  un  beau  soif,  on  le  ramène  avec  un  certain  fracas 
devant  le  public,  qui  prend  cela  pour  une  Nouveauté  et  trouve  que  c'est 
démodé.  C'est  Thistoire  de  M.  Perriii  usant  de  longues  veilles  à  remon- 
ter Turtarét.  Ces  choses-là  ne  doivent  pas  être  reprises,  elles  sont  i 
demeure  du  répertoire  ;  voua  les  avez  jouées  le  mois  dernier,  vous 
les  jouereat  demain.  Â  merveille  I  nul  ne  songe  alors  i  les  réviser. 


afiTUB  musigalbj  A67 

i  les  vouloir  au  ifoint.  L'impresaion»  quelle  qa^olle  soiti  rtsto  p«- 
sonaelle*  Vous  sortes  de  là  satisfait  ou  mécontent  sans  que  l'œuvre 
désormais  classée  en  recueille  profit  ni  perte.  Mais  qu'il  s'agisse  â'u^e 
de  ces  reprises  carillonnées»  auasitdt  la  question  se  généralisoi  la  (Us- 
cassion  s'échauffe  ;  la  grande  armée  de  la  critique  arrive  en  masse, 
loota  la  critique»  enteodei-voua  bien,  «—  toute  la  lyrei  -^  et  chacun 
d'emprunter  la  massue  d'UereuIe  pour  courir  sus  au  joyeux  papillon 
né  d'une  fraîche  matinée  de  printemps  et  qui  n'a  pas  même  l'excuse 
d'être  un  symbole  • 

Quaut  &  l'exécution  du  Comte  Ory^  nous  pourrions  pendant  que  nous 
sommes  daus  la  mythologie  recourir  au  procédé  de  Simonide  et  nous 
sortir  d'eaJ)arras  en  glorifiant  les  dieux.  Nous  dirions  ce  que  fureot 
Nourrit»  Lcvasseur  et  M»""  Damoreau  dans  ces  rôles  du  jeune  comte, 
dQ  précepteur,  de  la  châtelaine  :  Nourrit  la  grftce,  l'esprit^  l'allégresse 
élégante  e)  familière;  Lcvasseur»  le  chanteur  et  le  comédien  impecca- 
bles; M'^  Unti^Damoreaui  la  musique  môme }  tous  les  trois  se  plai- 
sant aux  difficultés  de  leurs  rôles  et  s'en  faisant  ua  jeu  au  lendemain 
des  jp*andes  soirées  dramatiques  de  Moïse  et  de  Robert  le  Diable,  heu- 
reux artistes  nés  sous  une  double  étoile  triomphante.  Gluck  leur  avait 
enseigaé  s^  grands  principes,  TlUlie  leur  insufilait  ses  dons  les  plus 
rares;  tout  émus  encore  des  passions  tragiquesi  il  leur  suffisait  de 
voir  seiniiUer  des  vocalises  pour  se  souv^ir  et  nous  convaincre  tous 
qu'ils  étaient  aussi  des  virtuoses  1  Au^ourd'huif  cette  tradition  n'existe 
plasy  et  nous  aurions  mauvaise  grâce  à  venir  reprocher  aux  interprètes 
actuels  de  Rossini  de»  ne  la  point  savok*  continuer.  Exclusivement  voués 
à  la  déclamationi  le  demi-caract&re  leur  échappe^  ils  n'ont  rien  de  ce 
surcroît,  de  ce  vires  in  passe  que  leurs  devanciers  tenaient  d'une  édu- 
cation» je  dirais  presque  d'une  civilisation  mieux  ordonnée^  où  la  cul-* 
tore  italienne  avait  ausà  sa  part  ;  ils  appuient  et  ne  glissent  pas,  et  tous, 
à  commancer  par  M""  Daram^  la  plus  vaillante«  ont  l'air  de  oroire 
qu'il  n'y  a  là  qu'une  question  de  trilles  et  de  points  d'orgue;  c'est  se 
méprendre  :  il  y  a  là  une  question  de  style.  l.a  grande  erreur  du  com- 
mun des  chanteurs,  comme  de  certains  critiquesi  consiste  à  n'examiner 
que  les  surfaces.  Dire  que  le  gosier  doive  être  rompu  aux  vocalises,  oui 
sans  doute,  mais  on  ignore  trop  que  ces  points  d'orgue  et  ces  traits  ont 
un  accent,  qu'ils  constituent  un  véritable  style  ;  presser  ou  ralentir 
selon  l'expression,  se  mouvoir  librement  à  travers  les  mille  festons  dont 
s'enguirlande  cette  architectarci  art  délicat»  précieux,  des  Cinti^Damo- 
reau,  des  Sontag,  des  Frezzolini,  et  dont  ne  nous  donne  aucune  idée 
tOQt  ce  chromatique  nerveux  que  nous  entendons  I  Balzac,  dans  une 
nouvelle  vénitienne  (Massimilla  Dohi),  a  pris  à  partie  la  roulade  et 
d'un  trait  en  a  défini  la  prismatique  destination  et  donné  en  quelque 
H)rte  la  physiologie  avec  cette  verve  enflammée,  ce  brio,  cette  compé- 
tence infuse  propre  à  tous  les  grands  esprits  de  cette  puissante  généra* 


A68  ABVUB  DB8  DEUX  MONDES. 

tion  i  a  La  roulade  est  laL  plus  haute  expression  *de  Tart,  c'est  l'ara- 
besque qui  orne  le  plus  bel  appartement  du  logis;  un  peu  moins,  il  n'y 
a  rien;  un  peu  plus,  tout  est  confus  ;  chargée  de  réveiller  dans  votre 
ftmë  mille  idées  endormies*  elle  s'élance,  elle  traverse  Fespace  en 
semant  dans  Tair  ses  germes  qui,  ramassés  par  les  oreilles,  fleurissent 
au  fond  du  cœur.  Croyez-moi,  en  faisant  sa  Sainte  Cécik,  Raphaël  a 
donné  la  priorité  à  la  musique  sur  la  poésie,  il  a  raison  :  la  musique 
s'adresse  au  cœur,  tandis  que  les  écrits  ne  s^adressent  qu'à  riotelli- 
gence  ;  elle  communique  immédiatement  ses  idées  à  la  manière  des 
parfums  :  la  voix  du  chanteur  vient  frapper  en  nous,  non  pas  la 
pensée,  non  pas  le  souvenir  de  nos  félicités,  mais  les  élémens  de  la 
pensée,  et  fait  mouvoir  les  principes  mêmes  de  la  sensation...  le  ne 
mourrai  donc  pas  sans  avoir  entendu  des  roulades  exécutées  comme 
j'en  ai  souvent  écouté  dans  certains  songes,  au  réveil  desquels  il  me 
semblait  voir  voltiger  les  sons  dans  les  airs?  » 

11  convient  néanmoins  de  savoir  gré  aux  artistes  de  leur  bonne  volonté; 
étant  donné  un  directeur  sensible  à  totitesles  vibrations,  la  tentative  s'im- 
posait d'elle-même;  elle  a  réussi  suffisamment  pour  encourager  tout  le 
monde,  et  les  choses  n'en  iront  que  mieux  à  la  prochaine  expérience.  Ces 
études  journalières  d'un  récent  passé  qui,  même  au  dire  de  ses  dé(ra^ 
teurs,  ne  fut  cependant  point  sans  gloire,  ne  peuvent  que  profiter  à 
l'heure  présente  et  ce  serait  déjà  beaucoup  d'y  apprendre  que  crier  n'est 
pas  chanter;  à  ce  compte,  un  retour  vers  la  danse  vaudrait  à  la  musique 
mainte  aubaine;  à  chaque  ballet  nouveau,  renaîtrait  un  ancien  opéra  : 
«  Je  vous  passe  vos  pirouettes  à  condition  que  vous  me  passerez  mes 
vocalises,»  et  comme  il  y  aurait  encore  des  mécontens,  on  remonterait 
pour  eux  le  Roi  de  Lahare. 

Il  se  trouve  que,  par  fortune,  TOpéra  représente  aussi  en  ce  moment 
Guillaume  Tell,  et  j'invite  les  amateurs  à  ne  pas  négliger  cette  occasion 
d'aller  mesurer  sur  place  le  pas  du  géant.  Je  doute  qu'il  existe  dans 
l'histoire  de  la  musique  un  seul  exemple  d'une  si  imposante  évolution: 
après  quarante  ouvrages  dont  la  renommée  a  promené  les  mélodies 
dans  tous  les  coins  du  monde,  passer  d'un  coup,  de  l'improvisation 
légère  et  brillante  qui  a  produit  le  Comte  Ory  à  ce  que  la  concepûon 
de  l'opéra  moderne  a  de  plus  sérieux,  de  plus  réfléchi,  de  plus  bant, 
sortir  des  crescendos,  des  triolets  stéréotypés,  des  cadences  à  la  mode, 
des  airs  de  bravoure  con  perltchini^  pour  entrer  de  plain-pied  dans  le 
caractère  et  la  vérité  du  drame,  j'appelle  cela  faire  œuvre  qui  daie. 
Libre  à  chacun  d'y  aller  voir  et  de  comparer  pendant  qu'on  nous  donne 
aujourd'hui  le  Comte  Ory  et  Guillaume  TeU  dans  la  même  semaine. 
Musset  disait  :  «  Un  spectacle  dans  un  fauteuil,  »  nous  dirions  voIOQ^ 
tiers  :  Un  cours  de  littérature  musicale  dans  une  stalle  d'orchestre* 

F.  DE  Lageitevais* 


'4 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


U  novembre  iSSO. 


Les  choses  vont  étrangement  en  ce  inonde  et  surtout  dans  notre 
pays.  Elles  ont  pour  le  moment  cela  de  particulier  que  ce  qu'il  y  a  de 
sérieux  n'exclut  pas  un  certain  comique  et  que  le  ridicule  de  certaines 
scènes,  qui  ne  laisse  pas  d'éveiller  quelque  galté,  ne  suflSt  point  à  pal- 
lier ce  qu'il  y  a  de  profondément  inquiétant  dans  tout  ce  qui  se  passe. 
Cest  par  instans  à  la  fois  risible  et  triste.  Les  affaires  du  monde,  dit-on 
souvent  pour  se  consoler,  ont  de  tout  temps  marché  ainsi,  mêlant  le 
plaisant  au  sévère.  C'est  possible  ;  il  ne  faudrait  pourtant  pas  abuser  du 
genre.  La  politique,  on  en  conviendra,  s'accommoderait  de  ne  pas  res- 
sembler tour  à  tour  à  un  mélodrame  ou  à  un  vaudeville,  d'être  tout 
simplement  une  œuvre  do  raison  parlant  à  la  raison.  Cette  œuvre  de 
la  raison  calme,  impartiale  et  libre,  c'est  malheureusement,  à  ce  qu'il 
parait,  ce  qu'il  y  a  de  plus  difficile,  et  dans  tous  les  cas  ni  les  prélimi- 
naires de  la  session  qui  vient  de  s'ouvrir,  ni  les  premiers  actes  parle- 
mentaires qui  datent  d'hier  ne  semblent,  à  coup  sûr,  rentrer  dans  ce 
programme  d'une  politique  de  bon  sens  dont  la  France  serait  vraisem- 
blablement  disposée  à  se  contenter.  Des  agitations  bravées  sans  néces- 
sité et  sans  profit,  des  incidens  presque  burlesques  de  plus  d'un  genre 
traversant  les  situations  les  plus  graves,  des  pouvoirs  oscillant  entre  les 
violences  et  les  faiblesses,  des  incohérences  de  parti,  une  crise  minis- 
térielle née  de  malentendus,  dénouée  ou  conjurée  par  des  explications 
qni  n'expliquent  rien,  c'est  en  vérité  pour  le  moment  l'édiOant  résumé 
de  nos  affaires.  Et  c'est  ainsi  qu'on  travaille  à  la  fondation  d'un  régime, 
—  qui  serait  bien  heureux,  on  l'avouera,  s'il  n'avait  contre  lui  que  ses 
adversaires. 


&70  REVUS  DS8  DEUX  KONDBSt 

Le  parlement  s*est  donc  retrouvé  en  session  il  y  a  quelques  jours  au 
Luxembourg  et  au  Palais  -  Bourbon.  11  s'est  réuni  sous  l'impressioa 
encore  chaude  de  cette  campagne  que  le  ministère  vient  de  poursuivre 
contre  tous  les  couvens  de  France  et  par  laquelle  M.  le  président  du 
conseil  a  cru  s'assurer  d'avance  une  majorité,  dominer  ou  neutraliser 
les  hostilités  dont  il  se  savait  l'objet  dans  certaines  fractions  républi- 
caines. C'est  sous  le  pavillon  de  l'exécution  des  décrets  que  le  ministère 
s'est  présenté  aux  chambres,  avec  une  déclaration  dont  le  premier  mot  est 
la  glorification  sans  réserve  de  ce  qu'il  vient  d'accomplir  et  dont  le  dernier 
mot  est  un  appel  à  la  confiance  du  parlement.  Sauf  cela,  cette  décla- 
ration ministérielle  par  elle-même,  à  vrai  dire,  n'a  rien  de  particuliè- 
rement original.  Elle  ressemble  à  tous  les  programmes;  elle  a  la  pré- 
tention de  tracer  à  la  chambre  des  députés  un  itinéraire  législatif  pour 
arriver  sans  trop  d'encombre  aux  élections  de  Tannée  prochaine.  Elle 
délaie  chemin  faisant,  dans  une  langue  douteuse,  un  certain  nombre  de 
banalités  qui  ont  déjà  servi  plus  d'une  fois.  En  réalité,  la  partie  essen- 
tielle, calculée,  de  la  déclaration  est  dans  la  préface  et  dans  la  con- 
clusion. L^  préface  ou  l'introduction,  c'est  le  témoignage  de  satisfaction 
(jue  le  gpuvernement  se  décerne  à  lui-même  pour  sa  brillante  cam- 
pagne admipistrative  contre  les  communautés  religieuses.  La  cpaclu- 
sipn,  c'est  cettç  sorte  de  piise  eu  demeure  adressée  au  parlement  par 
un  ministère  déclarant  qu*il  n'accepte  pas  un  concours  de  comptai* 
sance,  qu'il  ne  veut  être  ni  s^bi  ni  toléré,  qu'i)  ne  saurai;  ((  3e  conten- 
ter 4'uae  confiance  ppparente  et  4'upe  approbatiQU  précaire,  p  CTétdit 
as?e?  fier,  (Taqtant  plus  qu'en  présentant  ^m  m  programme,  Mr  le 
président  du  cfingei!  yepijï  de  parler  Rveç  gu^lq'uQ  dâdaio  dç  ces 
(|  ffî.eQifSPtes  »nl)i(}9y<  fit  rstQoUjissRS  qui  tQHpbeQt  k  tout  laas  rleo 
rj^oydrei  »  C9I»  ilUU  droit  &  qufiiqusi  râpublictloa  48  U  dunbra 
^ul  90t  proBOBsi  ràotaDum  «n  pmloce  sei  dUçeun  «  ntiotimoi  » 
ftmqueli  1»  obif  du  Mbiast  &iialt  allutimi* 

Qa'iUiMl  arrivé  fl«p»adAntf  K  pelM  la  d^i^trAitoa  da  gauvanmiat 
vaodii-iHd  d^éur^  Imi  tout  3*«st  gÛA  subitemaat,  «t  la  «  coocour»  réialu  » 
deuigadé  à  la  cbombr»  a  paru  aiogulièremept  cantprofflis,  U  ministère 
n'av»U-U  dooc  pas  fait  aâ»ex  ave^  TeiM^utiou  de  s^  décret?  N'a-i-il 
pa3  doani  asses  d«  gagea  de  sa  bouoe  volonté?  M.  U  président  du  con* 
aeij  e^t-il  décidément  peu  eo  faveur  auprès  de  certains  groupes  de  la 
chambre  qui  aoot  pourtant,  eux  aussi,  de  la  majorité  républicaine?  U  y 
avait  bieo>  paraU-U^  quelque  chose,  puisque  la  discorde  a  éclaté  à  la 
première  oocaaion,  séance  teaante»  à  propos  d'une  simple  question 
d'ordre  du  }Q\xrp  Is  cbef  du  cabinet  a  tenu  à  mettre  au  premier  rang, 
dans  les  discuaaioiisi  proebaîfies,  les  lois  sur  l'enseignemeati  une  frac- 
tion de  la  chambre  a  voulu  la  première  place  pour  la  loi  de  réorgaai- 
sation  judiciaire,  pour  ce  qu'on  appelle  par  un  euphémisme  la  réforme 


REVUE.   —    CHRONIQUE.  &71 

de  la  magistrature.  Le  scrutin  a  mis  le  gouvernement  en  minorité,  et, 
du  coup,  M,  le  président  du  conseil  s'est  cru  obligé  d'annoncer  fière- 
ment la  retraite  du  cabinet.  Il  n'y  avait  pas  trois  heures  que  le  parle- 
ment avait  repris  sa  session,  il  n'y  avait  pas  une  heure  que  la  déclaration 
da  gouvernement  venait  d'être  luOi  le  ministère  avait  déjà  essuyé  un 
échec. 

Était-ce  simplement,  comme  on  Ta  dit,  l'effet  d'un  malentendu,  d'une 
surprise?  Ce  n^était  point  évidemment  un  malentendu,  autant  qu'on  a 
bien  voulu  le  dire«  puisque  M.  le  président  du  conseil  n'ignorait  pas 
les  intentions  d'une  partie  de  la  chambre  qui  lui  avaient  été  communi- 
quées, puisque  le  vote  avait  été  précédé  d'un  débat  contradictoire.  En 
réalité,  les  uns  se  sont  donné  avec  empressement  le  plaisir  d'iofliger 
au  cabinet  une  mésaventure  ;  les  autres,  sans  s'être  précisément  pro» 
noocés  contre  lui,  n'ont  pas  éprouvé  un  besoin  démesuré  de  lui  épar- 
gner l'enoui  d'un  mécompte,  et  le  vote  a  décidé.  Comment  sortir 
cependant  de  cette  confusion  où  venait  de  se  laisser  tomber  ua  minis- 
tère qui,  après  tout,  ne  demandait  pas  mieux  que  de  se  relever  et  de 
rester?  Il  fallait  d'abord  absolument  qu'il  y  eût  eu  un  malentendu.  Un 
député  obligeant  de  la  majorité,  H.  Louis  Legrand,  s'est  dévoué  pour  le 
prouver,  pour  éclaircir  le  mystère,  pour  offrir  enfin  au  chef  du  cabinet 
Toccasion  d'une  revendre  de  scrutin  par  un  de  ces  votes  de  confiance 
qui  sont  l'éternelle  ressource  des  pouvoirs  en  détresse,  et  c'est  ici  vrai- 
ment que  tout  e  son  prix.  M.  Louis  Legrand  s'est  expliqué,  M.  le  ppési- 
deot  du  conseil  s'^t  expliqué,  M.  Clemenceau,  M.  Naquet,  M.  Floquet* 
se  sont  ei(pliqués.  Tout  le  monde  s'est  expliqué,  tout  le  monde  a  de* 
maQ4é«  a  appelé  la  lumière,  et,  par  le  fait,  de  toutes  ces  explioations,  il 
Q'a  jailli  sérieusemeat  aucune  lumière,  Le  ministère  a  en  son  vote,  il 
I  pa  reiteri  mais  oq  n'a  pis  vu  plus  olair  dans  sa  situation  pas  plus 
qas  daos  la  coofuston  des  partisi  Après  o«tta  discussion  luminsusi,  on 
I  été  à  pau  prte  aussi  avanoé  qu^on  Pétait  la  vetUe.  Ce  quil  y  a  da 
eariattx,d'original|  c'est  Vémulation  aveo  laquelle  on  s'est  plu  k  invoquer 
le  devoir  patriotique  d^éviter  les  crises.  L'honoridile  interpellatour  a 
déclaré  avec  une  parfaite  oonviotioa  quUl  croyait  s'inspirer  «  de  la  pen^ 
sée  inûme  de  cette  grande  démocratie  française!  si  laborieuse,  si  calme, 
qui  ne  demande  qu'à  vivre,  qu'à  travailler,  qui  a  horreur  de  l'instabilité 
gouvernementale...  »  M.  iules  Ferry,  reprenant  le  motif  à  son  tour, 
s'est  écrié  i  «  J'estime  que  ce  pays  de  France,  qui  n'aime  pas  les  crises 
politiques,  a  surtout  horreur  de  celles  qu'il  ne  comprend  pas  clairement. 
Je  suis  d'avis  qu'il  n'est  jamais  bon  qu'une  crise  ministérielle  se  dénoue 
ailleurs  que  dans  la  pleine  lumière  de  la  tribune,  en  face  du  pays... 
L'instabilité  gouvernementale,  qui  n'est  bonne  pour  aucun  régime,  est 
mortelle  pour  le  gouvernement  parlementaire,  elle  serait  un  très  grand 
péril  pour  le  gouvernement  républicain  que  nous  poisédons...  n  Fort 


A72  BEYUE   DES   DEUX  MONDES. 

bien,  voilà  qui  est  parler!  Il  resterait  seulement  à  savoir  comment  un 
changement  à  la  suite  d'un  vote  aurait  été  aujourd'hui  une  si  extra- 
ordinaire anomalie,  lorsqu'il  y  a  deux  mois,  on  a  trouvé  tout  simple 
qu^en  l'absence  des  chambres,  sans  explication,  en  dehors  de  la  o  pleine 
lumière  de  la  tribune,  »  il  y  eût  une  crise  ministérielle  qui  a  fait  de 
M.  Jules  Ferry  un  chef  de  cabinet.  Interrogé  sur  ce  point  délicat,  M.  le 
président  du  conseil  s'est  habilement  dérobé,  laissant  à  M.  de  Freycioet 
le  soin  de  répondre  devant  le  sénat.  G^est  encore  une  question  à  éclair- 
cir  entre  bien  d'autres. 

M.  le  président  du  conseil,  à  la  vérité,  a  pour  le  moment  assez  à 
faire  de  défendre  dans  sa  personne  la  «  stabilité  gouvernementale,  » 
de  démontrer  avec  une  pathétique  éloquence  la  nécessité  d'un  k  minis- 
tère viable,  »  non  pour  lui  assurément,  —  il  est  trop  désintéressé  du 
pouvoir  I  —  mais  a  pour  la  république,  pour  les  institutions...  »  Il  se 
porte  môme  au  combat,  dans  l'intérêt  de  la  république  et  de  la  stabi- 
lité gouvernementale,  avec  des  préoccupations  si  vives  qu'il  laisse 
échapper  des  phrases  un  peu  extraordinaires  ou  un  peu  baroques  pour 
un  ministre  de  l'instruction  publique,  grand  maître  des  arts  et  des 
lettres.  «  Quand  nous  aurons  fait  cela,  dit-il  en  énumérant  les  lois 
qui  restent  à  discuter^  qui  sont  inscrites  dans  la  déclaration  du  gou- 
vernement, —  quand  nous  aurons  fait  cela,  nous  aurons  fourni  à  la 
course  qui  nous  reste  à  parcourir  une  ampleur  suffisante...  »  L'image  esX 
hardie  I  Que  demande-t-on  d'ailleurs  à  M.  le  président  du  conseil  qu'il 
ne  soit  disposé  à  faire  pour  le  bien  de  la  paix,  pour  dissiper  les  nuages, 
pour  montrer  enfin  qu'entre  la  majorité  et  lui  il  y  a  une  parfaite  com- 
munauté de  vues  et  d'intentions  ?  Désire-t-on  un  peu  plus  de  laïcité?  Il 
en  mettra  partout.  II  ne  cédera  pas  à  M.  Paul  Bert  et  au  conseil  muni- 
dpal  de  Paris  l'honneur  d'affranchir  l'esprit  humain  en  commençant  par 
détruire  la  liberté  de  l'enseignement.  — On  veut  bouleverser  la  magistra- 
ture sous  prétexte  de  la  réorganiser  :  qu'à  cela  ne  tienne,  le  gouverne- 
ment  a  pris  son  parti,  il  fera  ce  qu'on  voudra,  il  se  flatte  d'avoir  dit 
sur  cette  grande  question  «  des  choses  d'une  extrême  gravité  et  qu'au- 
cun gouvernement  n'avait  jamais  dites  avant  lui.  »  On  tient  enfin  à 
l'ordre  du  jour  qu'on  a  voté  comme  le  ministre  tient  à  la  vie  :  soit 
encore,  le  chef  du  cabinet  ne  demande  pas  qu'on  change  l'ordre  du 
jour,  et  pour  peu  qu'on  lui  dise  qu'il  y  a  eu  un  malentendu,  il  s'em- 
presse de  recueillir  le  mot  comme  l'expression  des  sentimens  de  la 
chambre,  de  cette  assemblée,  —  ce  la  mieux  intentionnée,  la  plus  labo- 
rieuse, la  plus  courageuse  des  assemblées...  »  C'est  ce  que  H.  Jules 
Ferry  appelle  «  nattre  fièrement  I  »  C'est  ce  qu^on  peut  appeler  aussi 
gouverner  fièrement. 

Et  lorsqu'après  cela,  comme  pour  se  donner  une  attitude,  M.  le  pré- 
sident du  conseil  a  l'air  de  rejeter  avec  dédain  les  «  manifestes  ambi- 


REVUE.   —  CHBONIQUB.  A  73 

tieux  et  retentissans  »  des  républicains  qui  vont  plus  loin  que  lui; 
lorsque ,  dans  son  dernier  discours ,  il  parle  encore  de  a  tenir  tête  à 
toutes  les  anarchies,  à  l'anarchie  révolutionnaire  aussi  bien  qu*à  l'anar- 
chie cléricale,  »  il  ne  s'aperçoit  pas  qu'il  est  la  dupe  des  contradictions 
de  son  esprit  et  de  la  situation  qu'il  s*est  faite.  Pour  tenir  tôte  à  Ta- 
Darchie  révolutionnaire  qui  ne  manque  certainement  pas  aujourd'hui, 
il  faut  oser  lever  le  drapeau  d'une  politique  d*équité  supérieure,  de 
modération  libérale.  Pour  suivre  cette  politique,  il  faut  chercher  le  vrai 
point  d'appui  là  où  il  est,  dans  tous  ces  sentimens  et  ces  instincts  qui 
existent  même  dans  la  chambre  et  bien  plus  encore  dans  le  pays,  qui 
répugnent  à  toutes  les  violences  de  secte  et  de  parti,  aux  procédés  arbi- 
traires, aux  excès  de  domination.  Non-seulement  M.  le  président  du 
conseil  a  cessé  d'être  avec  les  modérés  animés  de  ces  sentimens  et  de 
ces  instincts  ;  il  n'oserait  pas  même  rechercher  ou  accepter  trop  ouver- 
tement leur  alliance;  il  se  croirait  compromis  par  leur  concours,  de 
sorte  qu'il  se  trouve  dans  cette  position  étrange  où,  après  avoir  tout  fait 
pour  s'aliéner  les  modérés  par  ses  actes  et  par  sa  politique,  il  n'est 
jamais  sûr  d'avoir  fait  assez  pour  désarmer  certains  républicains  qui 
viennent  de  voter  pour  lui  par  condescendance,  sans  lui  cacher  qu'ils 
lui  ménagent  prochainement  de  nouvelles  surprises.  Que  M.  le  prési- 
dent  du  conseil,  dans  cette  dernière  échauffourée  parlementaire,  ait 
échappé  aux  conséquences  des  impossibilités  ou  des  difficultés  qu*il 
s'est  créées,  qu'il  ait  réussi  à  avoir  son  vote  et  qu'il  continue  à  vivre 
tant  qu'il  pourra,  il  n'y  a  rien  à  dire;  il  a  visiblement  bénéficié  d'un 
ensemble  de  circonstances  propres  à  rendre  pour  le  moment  toutes 
les  combinaisons  difficiles.  Un  vote  Ta  mis  à  mal ,  un  vote  l'a  relevé, 
c'est  une  affaire  de  scrutin.  L'essentiel  est  de  ne  pas  se  méprendre  sur 
le  caractère  et  la  situation  d'un  ministère  qui  s'est  tellement  compro- 
mis, qui  a  désormais  donné  de  tels  gages  qu'il  ne  peut  plus  reculer 
devant  les  concessions  qu'on  lui  demandera,  qui  par  toute  sa  politique 
a  engagé  la  république  dans  une  voie  où  elle  peut  être  exposée  à  de 
singulières  aventures. 

S'il  est  difficile  à  l'heure  qu'il  est  de  réagir  assez  énergiquement  pour 
redresser  le  cours  des  choses,  pour  revenir  aux  conditions  d'un  libre  et 
mile  développement  des  institutions  nouvelles,  — et  personne  ne  mécon- 
naît la  difficulté,  —  c'est  au  moins  le  moment  d'y  songer.  Qu'on  y  réflé- 
chisse bien.  On  a  voulu  fonder  la  république  :  c'était  et  c'est  toujours 
une  pensée  toute  simple  dans  la  situation  où  s'est  trouvée  la  France. 
La  faote  des  républicains  n'est  pas  de  s'être  attachés  à  une  entreprise 
légitimée  par  les  circonstances,  favorisée  par  toutes  les  impossibilités 
que  les  révolutions  ont  accumulées.  Leur  faute  a  été  et  est  toujours  de 
voir  dans  un  régime,  dont  la  création  est  l'œuvre  de  tout  le  monde,  la 
victoire  de  leurs  passions,  de  leurs  préjugés  et  de  leurs  ressentimens, 


A7A  REVOE   DES   DEUX  MONDES. 

de  faire  de  la  république  une  domination  de  parti  et  de  vouloir  mettre 
nu  service  de  cette  domination  tous  les  procédés  des  pouvoirs  à  outrance, 
les  expédiens  et  Içs  abus  qu'ils  ont  si  souvent  reprochés  à  d^autres; 
leur  erreur  e$t  de  croire  que  parce  qu'ils  ont  une  majorité,  ils  peuvent 
tout,  même  refaire  une  France  à  leur  image.  Il  s*est  formé  depuis 
quelque  temps  toute  une  école  de  politiques  plus  ou  moins  a  réalistes  » 
qui  se  sont  souvenus  qu'on  a  accusé  autrefois  leur  parti  d'être  la  dupe 
de  chimères  généreuses,  d'abstractions  impuissantes,  et  qui  se  sont  dit 
que,  cette  fois,  la  république,  souveraine  incontestée,  avait  le  droit  de 
ne  pas  souffrir  la  dissidence,  de  se  servir  contre  les  autres  des  anaes 
dont  on  s'est  sçrvi  contre  elle.  Les  traditions  administratives  les  plus 
suspectes,  les  prérogatives  les  plus  exorbitantes  de  l'état,  le?  plus  har- 
dis procédés  d'arbitraire,  ne  croyez  pas  qu'ils  les  dédaignent  ou  qu'ils 
les  répudient;  ils  prétendent  les  réserver  pour  eux  et  s'en  faire  un 
instrument  de  règne.  Ils  usent  du  gouvernement  et  de  la  force  comme 
des  parvenus  usent  de  la  fortune,  avec  le  môme  étonnenient  de  leur 
succès,  la  mênie  arrogance  et  parfois  la  même  gaucherie,  au  risque 
de  ressembler  à  des  conquérans  dépaysés  dans  leur  conquête. 

Ils  se  croient  et  ils  se  proclament  du  ton  le  plus  sérieux  des  hommes 
de  gouvernement  résolus  à  f^ire  respecter  Tautorité  et  les  lois  ;  ils  ne 
font  qu'abuser  du  gouvernement  et  compromettre  Tautorité  publique 
en  forçant  tous  les  ressorts  administratifs,  au  point  d'étonner  et  de 
déconcerter  ou  d'amqser  parfois  l'opinion  par  cette  ostentation  do 
puissance.  Le  ministère,  sous  l'insphration  de  Is^  a  politique  des  réali- 
tés »  et  4es  passions  de  secte  qui  animent  trop  souvent  le  parti,  s'est 
jeté  dans  cette  étonnante  campagne  qu'il  vient  de  poursuivre  contre  les 
communautés  religieuses.  Soit,  ne  discutons  paS|  laissons  de  c6té  pour 
le  ipoment  les  contestations  de  légalité  et  de  principe.  Admettoai  eaoore, 
Il  Ton  veuti  qi^'il  p*y  a  paa  dani  le  pays  pris  en  masse  des  sympathisa 
biea  vives  pour  les  congrégatipQS)  dans  tous  [les  eaSi  il  n'y  a  non  plas 
aucune  animosité  bien  marquéei  aucun  mouvement  d^hostilité,  oomma 
il  y  en  a  eu  à  d'autres  époques,  Ce  qu'il  y  a  au  contraire  de  plus  sen- 
sible dans  Tétat  général  de  Popinioo,  c^est  le  progrès  de  l'esprit  de 
tolérance  qui  se  manifeste  par  tous  l^s  signes,  et  c'est  justement  cet 
état  de  l'opinion»  ce  progrès  évident  de  Tesprit  de  tolérance  dans  la 
masse  du  pays  qui  fait  encore  plus  ressortir  ce  qu'il  y  a  d'extraordi- 
naire, de  démesuré  dans  tout  ce  déploiement  de  force,  de  police  et  de 
moyens  militaires.  Jusqu'à  quel  point  est-on  resté  dans  la  stricte  léga- 
lité et  s'est-on  conformé  par  exemple  aux  règles  précises,  prévoyantes 
qui  déterminent  la  forme,  l'objet  et  la  limite  des  réquisitions  mili- 
taires, ce  serait  une  question  à  examiner.  En  cela  comme  en  bien  d'ao- 
tres  choses,  il  y  a  eu  des  confusions  qui  auraient  pu  avoir  des  coosé- 
quences  graves;  mais  en  dehors  de  cela  n'est-on  pas  frappé  de  ce  1ox^ 


REVUE,   — *  CHIONIQUE.  â75 

de  cet  abus  des  forces  milît^irea  détournées  de  leur  destination  et 
employées  à  cette  étrange  campagne?  On  a  usé  de  tous  les  moyens;  on 
est  allé  jQsqu^à  se  servir  de  ces  braves  et  utiles  pompiers  qui  n'ont  jamais 
eu  à  faire  an  pareil  service,  même  sous  Tempire.  Ailleurs  on  a  n^is  en 
isouvemeDt  des  bataillons,  des  escadrons  pour  cerner  (quelques  moines, 
et  pendant  près  d'une  semaine  la  France  s'est  égayée  des  bulletins  du 
siège  d'un  couvent.  Le  ridicule  s'est  mêlé  ici  aux  choses  sérieuses. 

Disons  le  mot  :  oq  abuse  un  peu  du  soldat,  qui  devrait  êtro  réservé 
pour  d'autres  rôles  ot  d'autres  missions  plus  dignes  de  qotre  armée.  On 
môle  le  soldat  à  tout,  au  siège  des  couvcas  comme  à  la  répression  des 
désordres  parlementaires,  ainsi  qu'on  vient  de  le  voir  ces  jours  derniers 
encore.  Entendons-nous  bien.  M.  le  président  de  la  chambre,  selon  son 
jugement,  a  cru  devoir  appliquer  un  article  du  règlement  qui  autorise 
l'exclusion  temporaire  d'un  député.  Qu'il  ait  été  strictement  juste  ou 
rigoureux,  c'était  un  droit  de  son  autorité,  et  c'était  une  faute  évidente 
de  vouloir  résister,  de  se  mettra  en  insurrection  contre  la  discipline 
parlementaire.  Mais  fallait-il  pour  cela  appeler  un  détachement  de 
chasseurs  dans  l'enceinte  du  parlement?  D'abord  des  soldats  ne  devraient 
pas  quitter  leurs  armes  pour  être  employés  comme  auxiliaires  de  police  ; 
ils  ne  sont  pas  faits  pour  cela.  Pe  plus,  croit-on  qu'il  soit  bien  prudent 
d'accoutumer  le  soldat  ^  fouler  les  banquettes  d'une  assemblée  et  à 
mettre  la  main  ^ur  le  collet  d'un  député,  à  tiser  en  un  mot  de  la  force 
qu'il  représente,  tantôt  pour  un  article  de  règlement,  tantôt  pour  une 
question  de  légalité  douteuse?  On  a  sous  1^  main  un  docile  instrument 
de  puissance,  et  pn  en  abuse,  au  risque  de  créer  de  redoutables  précé- 
dens.  Rien  de  semblable  n'arriverait,  si  au  lieu  de  semer  Tlrritatlon  et 
<l6  faire  de  U  république  un  régime  de  combat,  de  domination  de  parti, 

m  en  faisait  Id  régime  des  Uberfâa  r9sp$cté9s,  1)9  la  toiér^açq  ÇQtre  lea 
opinion! 

Il  y  a  tous  les  ^ni,  ï  loûdmasi  en  ribaeace  du  parlement  dispersé 
pour  quelque  temps,  une  réunloa  traditionnelle  où  comparait  la  poli- 
f({ue  britannique^  où  il  y  a  aussi  une  place  pour  la  politique  euro- 
^éenne  représentée  par  la  diplomatie  étrangère  :  c'est  le  banquet  de 
Guîldhall,  ce  banquet  de  la  Cité  de  Londres  où  l'hospiialité  anglaise 
^  déploie  avec  tout  son  luxe  de  vieux  usages  ei  de  vieux  costumes. 
Pus  d'une  fois,  autour  de  cette  table  somptueuse,  des  paroles  graves 
ei  retentissantes  ont  été  prononcées.  C'est  là  que  lord  BeaconsQeld,  il 
y  a  quelques  années  à  peine,  à  la  veille  de  la  dernière  guerre  d'Orienr, 
lançait  d'un  accent  superbe  des  déclarations  auxquelles  répondait  l'eui- 
pereur  Alexandre  passant  à  Moscou.  L'autre  jour,  dans  des  circon- 
stances moins  critiques,  bien  qu'assez  sérieuses  encore,  le  lord-maire 
récemment  élu,  M.  Mac-Arthur,  recevait  à  son  tour,  avec  l'antique 
cérémonial,  les  chefs  du  nouveau  ministère  de  la  reine,  les  représen- 
taos  de  la  diplomatie  étrangère.  Le  chef  du  cabinet,  remis  de  sa  récente 


&76  KBJVE  DES  DEUX  K0NDE8. 

maladie  et  toat  prêt,  comme  il  l'a  dit,  à  chercher  dans  le  travail  an 
auxiliaire  de  la  santé,  n'a  pas  laissé  échapper  Toccasion  d'exposer  la 
politique  qu'il  suit  ou  qu'il  veut  suivre  dans  les  affaires  intérieures 
comme  dans  les  affaires  extérieures  de  l'Angleterre;  il  a  parlé  en  toute 
liberté»  sans  trop  déguiser  même  ses  perplexités  et  ses  mécomptes.  Le 
représentant  de  la  France,  bien  que  «  le  plus  nouveau  venu  parmi  les 
ambassadeurs,  »  s'est  trouvé  chargé  de  répondre  pour  le  corps  diplo- 
matique au  toast  du  lord-maire,  et  à  l'hospitalité  anglaise  il  a  réponda 
par  un  discours  simple  et  correct.  M.  Challemel-Lacour  disait  l'autre 
jour  à  Guildhall  qu'aujourd'hui  comme  dans  tous  les  temps  chaque 
pays  a  ses  questions  particulières,  ses  problèmes  intérieurs»  mais  qu'il 
y  a  «  pour  tous  les  peuples  civilisés  une  t&che  commune,  celle  qui  inté- 
resse la  paix,  l'Europe,  la  sécurité  générale.  »  L'objet  le  plus  immédiat, 
le  plus  pressant  de  cette  «  tâche  commune  à  tous  les  peuples  civili- 
sés, »  à  tous  les  gouvememens,  c'est  toujours  à  l'heure  qu'il  est  cette 
question  orientale  dont  le  baron  Haymerlé  s'est  occupé  plusieurs  fois, 
tout  récemment  encore  devant  les  délégations  autrichiennes,  et  dont 
M.  Gladstone,  lui  aussi,  a  parlé  au  banquet  de  la  Cité  en  homme  revenu 
de  quelques  illusions,  déjà  à  demi  sceptique. 

De  tout  ce  mouvement  de  diplomatie  et  de  démonstrations  coerci- 
tives  qui  a  rempli  et  troublé  ces  deux  derniers  mois,  que  reste-t-il  en 
effet?  H  est  certain  qu'il  y  a  eu  quelques  déceptions  pour  tout  le  inonde, 
pour  le  chef  du  cabinet  anglais,  qui  avait  pris  Tinitiative  de  l'action, 
pour  les  Grecs,  qui  se  voyaient  déjà  secourus  par  l'Europe  dans  leurs  con- 
quêtes en  territoire  ottoman.  La  démonstration  navale  s'est  évanouie, elle 
a  disparu  dans  les  eaux  de  l'Adriatique,  et,  après  avoir  si  peu  brillé,  elle 
semble  vraiment  avoir  peu  de  chances  de  se  reproduire  de  sitdt  sous  une 
forme  nouvelle.  On  en  est  revenu  à  une  diplomatie  moins  impétueuse, 
à  une  attitude  moins  impérative  vis-à-vis  de  la  Turquie,  et  on  attend 
plus  patiemment  que  cette  question  de  Dulcigno,  qui  a  mis  des  escadres 
en  mouvement  sans  résultat,  soit  résolue  par  la  bonne  volonté  ou  la 
résignation  des  Turcs.  Cette  cession  nécessaire,  inévitable  et  consentie, 
ne  paraît  pas  encore,  il  est  vrai,  bien  facile  pour  le  gouvernement  otto- 
man lui-même.  Jusqu'ici  les  Turcs  ont  promis,  ils  se  sont  engagés,  ils 
ne  se  hâtent  pas  dans  l'exécution  de  leurs  promesses.  Ils  ont  envoyé  à 
Scutari  un  nouveau  chef  militaire,  Dervich-Pacha,  avec  la  mission  d'en 
finir,  de  remettre  décidément  Dulcigno  au  Monténégro;  mais  les  Dulci- 
gnotes  protestent,  la  ligue  albanaise  menace  de  résister  par  les  armes, 
et  Dervich-Pacha  négocie,  hésitant,  comme  on  le  dit,  à  employer  les 
moyens  énergiques.  Qu'il  y  ait  un  peu  plus  ou  un  peu  moins  de  lenteur 
il  faudra  bien  en  finir,  et  l'autre  jour,  à  Guildhall,  M.  Gladstone  s'est 
plu  à  déclarer,  non  sans  une  certaine  ironie,  que  depuis  douze  heures 
il  avait  reçu  de  Constantinople  la  nouvelle  que  la  cession  de  Dulcigno 
serait  effectuée  avant  l'arrivée  de  la  dépêche  à  Londres.  Il  a  même 


BEYUB.  —  CHRONIQUE.  h77 

ajoDté  avec  une  pointe  de  belle  humear  qu'il  était  expressément  chargé 

parle  suhan  de  communiquer  cette  bonne  nouvelle  à  la  a  société  dis- 
tioguée  »  de  GuildhalU  II  a  rempli  la  mission  avec  plaisir,  —  sans  nulle 
garantie  toutefois. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux,  ce  n'est  pas  précisément  l'originalité 
assez  homoristiqne  avec  laquelle  M.  Gladstone  s'est  fait  auprès  des 
convives  du  lord  maire  le  porte-nouvelles  du  sultan  au  sujet  d'une  ces- 
sion qui  n'est  pas  d'ailleurs  encore  effectuée,  —  c'est  bien  plutôt  le 
ton  général  du  discours  du  premier  ministre  sur  l'état  présent  des 
affaires  orientales.  Évidemment  le  chef  du  cabinet  libéral  de  Londres 
s'est  quelque  peu  tempéré  dans  ses  dispositions  à  l'égard  de  la  Turquie 
et  mime  dans  ses  opinions  sur  l'œuvre  diplomatique  du  ministère  tory. 
Il  ne  parle  plus  en  révolutionnaire  de  l'Orient,  et  il  s'est  sensiblement 
rapproché  de  la  politique  de  ses  prédécesseurs.  «  Lord  Beaconsfield 
déclarait  avec  raison,  dit-il,  que  le  traité  de  Berlin  était  un  acte  qui, 
s'il  était  exécuté,  promettait  d'être  un  grand  bienfait  pour  l'Europe...  » 
Gomment  ce  traité,  dont  l'exécution  peut  être  aussi  utile  à  la  Turquie 
elle-môme  qu'à  l'Europe,  deviendra-t-il  une  réalité?  H.  Gladstone  tient 
à  déclarer  qu'il  ne  recherche  rien  qui  ne  soit  «  possible  dans  l'état 
présent  des  choses.  »  11  se  défend  surtout  vivement  de  vouloir  agir  seul. 
«Nous  ne  sommes  nullement  disposés,  ajoute-t-il,  à  agir  isolément; 
Qous  n'avons  pas  cru  qu'il  fût  du  devoir  de  l'Angleterre  de  remplir 
toute  seule  des  obligations  qui  incombent  à  l'Europe.  Tout  ce  que  nous 
pouvons  faire*  c'est  d'appuyer,  de  développer  par  des  moyens  amiables 
et  respectueux  la  formation  du  concert  européen  et  son  application  à 
des  objets  utiles...  »  Quant  à  ce  fameux  concert  européen,  le  chef  du 
cabinet  de  Londres  le  considère  comme  une  machine  puissante,  mais 
d*un  usage  difficile,  à  l'aide  de  laquelle  il  ne  faut  pas  cependant  a  déses- 
pérer d'obtenir  au  moins  quelque  chose.  »  M.  Gladstone  a  visiblement 
perdu  quelques  illusions  depuis  la  démonstratiOQ  de  Dulcigno,  et  ce 
qu'il  a  dit  de  ces  éternelles  affaires  d'Orient  est  certes  d'un  homme 
fort  modéré.  Peut-ôire  s'est-il  exposé  à  s'entendre  prochainement  de- 
mander compte  dans  le  parlement  de  ce  qu'il  a  fait  d'une  politique 
qu'il  a  si  ardemment  combattue  et  qu'il  semble  vouloir  reprendre  ou 
continuer  aujourd'hui.  Pour  le  moment ,  il  a  réussi  à  Guildhall  par  sa 
modération  même,  par  la  sincérité  de  son  langage  et  de  ses  aveux  sur 
une  situation  générale  qui,  après  tout,  reste  ce  qu'elle  était. 

Si  l'Angleterre  a  toujours  son  rôle  dans  les  conseils  de  l'Europe  pour 
cette  a  tâche  commune  »  dont  parlait  M.  Challemel-Lacour,  elle  a  cer- 
tainement ses  «  problèmes  intérieurs,  »  comme  la  France  a  les  siens, 
et  le  plus  grave,  le  plus  pressant  de  tous  est  cette  crise  irlandaise  sur 
laquelle  M.  Gladstone  s'est  expliqué  avec  une  sérieuse  liberté  d'esprit 
au  banquet  du  lord-maire.  Malheureusement,  en  effet,  «  111e  sœur  »  e«t 
plus  que  jamais  en  combustion  depuis  quelques  mois.  L'Angleterre  a 


i78  aSTUB   DH8   DBGX  MONDBS. 

beau  faire«  elle  96  roirtuve  toujoura  eo  préseace  de  celte  terrible  ques- 
tion avec  laquelle  elle  est  ooBdamnée  à  vivre  et  qu'elle  oe  sait  com- 
ment résoudre.  Oe  n'est  plus  mainleMBt  pour  la  liberté  religieuse  ou 
pour  le  a  rappel  de  l'union,  »  comme  au  temps  d'O'Ckmnell  que  rir- 
lande  est  dans  une  sorte  d'insurfeclion)  elle  e^afiie  peur  quelque  those 
de  plus  redoutable  encore  peut-être»  pour  une  qtMistioo  agraire^  pour 
une  révolution  dans  la  conatitution  de  la  propriété^  toot  au  moins  pour 
une  réforme  radicale  dans  les  relations  deil  fermiers  et  des  proprié- 
taires. Au  foQd«  c'est  le  cri  éternel  de  la  nationalité  yalncae  et  stÂju- 
gnée»  de  la  raoe  conquise  et  irrécoDciliablOi  protestant  contre  la  con- 
quête dont  la  dernière  trace  visible  est  daAa  l'organisation  survivante 
de  la  grande  propriété.  C'est  le  cri  farûucbe  d'ane  population  misérable 
cherchant  partout  l'explication  et  le  soulagenient  de  ses  misères  héré- 
ditaires. Le  cabinet  libéral  qui  s'est  formé  à  Londres  il  y  a  quelques 
mois  ne  a^est  jamais  flatté  sans  doute  de  donner  nne  satisfaction  com- 
plète aux  revendications  irlandaises;  dès  son  avènement  du  moins,  il 
croyait  remédier  à  quelques-unes  des  souffrances  de  ce  malheureux  pays 
en  améliorant  la  position  des  fenbieiis,  en  leur  donnant  quelques 
garanties  de  plus  vis^«vis  des  propriétaires.  11  pr<q>osait  an  bill  qui 
finissait  par  être  voté»  non  sans  difficultèt  à  la  chambre  des  communes 
et  qui  allait  échouer  à  la  chambre  des  lords.  C'est  surtout  depuis  ce 
moment  que  s'est  développée  et  envenimée  une  agitation  dont  la  land- 
kague,  ou  ligue  agraire»  a  la  directiont  et  à  laquelle  se  sont  associés  les 
députés  de  l'Irlande  à  la  chambre  des  communes.  Tant  qu'il  n'y  avait 
que  des  meetings^  des  discoursi  des  manifestations  populaires,  œ  n'é- 
tait rien  encore.  Malheureusement  l'agitation  n'a  pas  tardé  à  se  tra- 
duire par  de  véritables  séditions,  par  une  organisation  insorreciiou- 
nelle,  même  par  l'assassinat  de  quelques  propriétaires.  Rien  ne  peut 
donner  une  idée  de  cet  état  violent,  où  un  mot  d'ordre  met  sur  pied 
des  populations  entièresi  où  il  suffit  d'un  avis  pour  frapper  certains 
habitans  d'interdit,  où  des  menaces  de  mort  multipliées,  envoyées  soas 
forme  d'avertissement,  sèment  la  terreur,  et  ont  réduit  déjà  nombre  de 
propriétaires  à  la  fuite.  Qu'il  y  ait  dans  tout  cela  la  part  de  rimagioa- 
tion  irlandaise»  c'est  possible  t  il  reste  toujours  néanmoins  une  réalité 
assea  tragique. 

La  situation  en  est  venue  rapidement  au  point  où  le  gouvememeut 
anglais  n'a  pu  se  dispenser  d'agir.  Il  a  fait  ce  que  font  tous  les  gov* 
vernemens  :  il  a  mis  sa  police  en  campagnCi  il  s'est  efforcé  de  réprimer 
les  émeutes  ou  les  attentats  autant  qu'il  a  pu,  et  il  finit  par  avoir,  lui 
aussi,  son  grand  procès  pditique  enveloppant  tous  ceux  qui  passent  poor 
les  chefs  de  l'agitation.  Il  y  a  le  plus  populaire,  le  plus  écouté  aujour* 
d'hui,  M.  Parnell,  député  de  Cork,  M.  Dillon,  député  de  Tipperarf, 
M.  Biggar,  député  de  Gavan,  M.  Sextoo,  député  de  Stigo,  M.  Sttilivafl« 
qui  est  en  même  temps  que  député  éditeur  des  Wcekly'-Newi  et  de  U 


HatUm.  A  côté  des  dépatés  mis  ea  cause,  il  y  a  le  secrétaire  de  la 
Iand4eagu6,  des  fermiers,  des  marchands,  des  cabaretiers*  Ils  sont  tous 
accusés  de  conspiration^  d'excitation  à  la  haine  des  fermiers  contre 
les  propriéuires,  de  menées  de  toute  sorte  pour  empêcher  le  paiement 
des  redevances,  pour  s'opposer  à  la  location  des  fermes  d'où  les  anciens 
tenanciers  ont  été  expulsés.  Ils  seront  jugés  san^  doute«  jugés  quand  oa 
aura  épuisé  toutes  les  subtilités  de  U  procédure;  ils  seront  peut-être 
aquittés,  et  même,  s'ils  sont  condamnés,  il  n'en  sera  ni  plus  ni  maias< 
L'agitation^  en  attendant^  est  partout  entretenue  par  l'éloquence  eoflam- 
mée  de  M.  Paroell  et  des  autres  chefs  irlandais*  C'est  sur  cette  situa- 
lioa  douloureuse,  criante,  que  M.  Gladstone  s'est  expliqué  sans  détour 
au  banquet  de  lord-^maire,  témoignant  de  nouveau  ses  sympathies  pour 
ririaade^  mais  en  même  temps  s'eSbrçant  de  calmer  par  l'énergie  de 
ses  déclarations  les  inquiétudes  qui  régnent  en  Angleterre*  Il  ne  renonce 
pas  à  proposer  des  réformes  agraires  au  parlement,  mais,  avapt  tout,  il 
s'agit  de  faire  respecter  laloi^  d'assurer  la  protection  de  la  vie  et  de  la 
propriété  des  citoyens.  Il  n'a  pas  cru  nécessaire  jusqu'ici  le  renouvel- 
lement des  bills  de  coerdtion  pour  l'Irlande;  mais,  s'il  le  faut»  il 
Q'hésitera  pas  à  demander  de  nouveaux  pouvoirs,  c'est-à-dire  que,  là 
aussi,  il  tend  à  se  rapprocher  de  la  politique  de  ses  prédécesseurs* 
M.  Gladstone  a  certes  raison  de  le  dire,  l'Irlande^  en  croyant  punir 
TAngleterre  de  son  ancienne  oppression,  se  punit  elle-même.  L'Irlande 
quand  elle  plaide  sa  cause  devant  le  monde,  a  toujours  vi»À-vis  de  ^e 
grande  sœur  le  désavantage  de  ses  misères,  de  t'infériorité  do  sa  civi- 
lisation. £Ile  n'est  pas  moins  malheureuse,  et  quelques  explications 
qu'on  en  donne,  la  crise  qui  existe  aujourd'hui  n'est  pas  moins  dan^? 
gereuse  ;  elle  est  d'autant  plus  grave  que  tout  ce  qu'on  fera  pour 
réformer  la  condition  de  la  propriété  en  Irlande  peut  avoir  son  contre** 
coup  en  Angleterre.  C'est  ce  qui  crée  des  difficultés  singulières  pour 
M.  Gladstone,  exposé  à  donner  des  armes  à  ses  adversaires,  aux  ccm-f 
servatears,  s'il  fait  des  propositions  trop  radicales,  ou  à  s'aliéner 
nombre  des  libéraux,  même  quelques-uns  de  ses  collègues  dans  le  ca- 
binet, s'il  ne  fait  rien.  Tout  se  prépare  évidemment  pour  des  luttes 
sérieuses  à  la  prochaine  session  du  parlement» 

Au-delà  de  l'Atlantique,  les  États-Unis,  eux  aussi,  ont  aujourd'hui 
leur  crise,  mais  une  crise  prévue,  en  quelque  sorte  régulière  et  toujoun 
pacifique  malgré  le  déchaînement  des  passions  et  l'acharnement  des 
partis  à  se  disputer  une  victoire  incertaine  jusqu'au  bout.  Depuis  plua 
de  six  mois  la  campagne  présidentielle  se  déroule  dans  tous  les  états 
de  rUnioa  ;  elle  vient  d'avoir  son  dénoûment  par  l'élection  du  général 
Garfieldi  choisi  pour  succéder  à  M.  Uayes,  qui  cessera  de  siéger  à  la 
Maison-Blanche  au  mois  de  mars  prochain.  Chose  curieuse!  cette  pré- 
sidence qui  va  finir  avait  certainement  assez  mal  commencé.  Jusqu'à 


&80  BEVDE  DES  DEUX  MONDES. 

la  dernière  heure,  la  question  était  restée  indécise  entre  M.  Hayes, 
le  candidat  du  parti  républicain,  et  M.  Tilden,  qui  représentait  le 
parti  démocrate.  Ce  n'est  que  par  un  subterfuge  dans  la  supputation 
des  suffrages  que  l'élection  de  M.  Hayes  avait  été  enlevée.  A  peine 
proclamée  cependant,  la  présidence  de  M.  Hayes  n*a  plus  été  contestée, 
et  en  définitive  elle  n'a  offert  rien  que  de  favorable  et  d'heureux  pour 
les  États-Unis.  Loin  de  porter  au  pouvoir  des  ressentimens  de  parti, 
M.  Hayes  s'est  plutôt  appliqué  à  faire  oublier  ce  qu^il  y  avait  eu  de 
défectueux  dans  son  origine  en  gouvernant  avec  sagesse.  Il  a  fait  ses 
quatre  années  de  présidence  sans  trouble,  sans  accident.  Cette  fois,  la 
lutte  s'est  trouvée  engagée  entre  deux  nouveaux  prétendans.  Le  parti 
dénu)crate  avait  adopté  pour  candidat  le  général  Hancock,  qui  appar- 
tient à  l'ancienne  armée,  qui  a  été  chaudement  soutenu  par  le  général 
MacpClellan  et  qui  est  d'ailleurs  par  lui-même  un  homme  d'un  esprit 
distingué.  Le  parti  républicain  avait  choisi  pour  candidat  le  général 
Garfieldy  personnellement  peu  connu,  quoique  mêlé  depuis  longtemps 
aux  affaires  publiques.  Le  fait  est  que  personne  ne  songeait  sérieuse- 
ment à  M.  Garfield  avant  ce  jour  du  dernier  été  où  il  a  été  désigné  par 
la  convention  de  Chicago.  Il  a  été  choisi  pour  éviter  le  général  Grant, 
dont  le  nom  pouvait  diviser  les  électeurs,  et  ce  qu'il  faut  ajouter,  c*est 
que,  malgré  cette  déconvenue,  le  général  Grant  n'a  point  hésité  à  mettre 
sa  popularité  au  service  de  son  rival  de  candidature.  De  concert  avec 
un  sénateur,  M.  Conkling,  il  a  tenu  la  campagne  pour  Garfield. lia 
parcouru  l'Ouest,  oh  il  est  le  plus  populaire,  et,  malgré  ses  habitudes 
silendeuses,  il  a  multiplié  les  discours.  Il  a  fait  contre  fortune  bon 
cœur;  peut-être  garde-t-il  l'espoir  d'être  plus  heureux  à  des  élections 
prochaines  et  de  retrouver  dans  quatre  ans  la  faveur  de  son  parti  pour 
rentrer  à  la  Maison-Blanche* 

Toujours  est-il  que  le  général  Garfield  est  l'élu  d'aujourd'hui,  et  par 
cette  élection  le  parti  républicain  compte  une  victoire  de  plus,  ou  plu- 
tôt il  garde  le  pouvoir  qu'il  a  depuis  vingt  ans.  Par  ce  long  règne,  le 
parti  républicain  a  évidemment  acquis  une  influence  très  étendue  qui 
est  peut-être  la  première  raison  de  son  succès.  De  plus,  par  ses  opinions 
protectionnistes,  il  garde  une  clientèle  puissante  qui  fait  sa  force. 
Ce  qu'il  y  a  de  caractéristique,  c'est  que,  dans  cette  vaste  et  fiorissaûte 
république,  le  pouvoir  se  transmet  sans  révolution,  et  un  président 
démocrate  vînt-il  à  triompher,  les  vieilles  haines  entre  le  Nord  et  le 
Sud  sont  trop  apaisées  pour  qu'une  nouvelle  crise  de  sécession  pût 
menacer  désormais  la  puissante  et  opulente  Union  américaine. 


Ch.  db  Hazade. 


Le  directeur-gérant  :  C.  Buloz. 


NOIRS   ET    ROUGES 


DBUXJàllB     PA.RTIB  (1). 


VI. 


M*^*  Haulabret  avait  appris  par  la  lettre  de  son  tuteur  qu'il  était 
^core  à  Gombard,  «  dans  sa  résidence  d'été,  »  disait-il,  et  que  pour 
des  raisons  particulières,  sur  lesquelles  il  ne  s'expliquait  point,  il 
ne  rentrerait  à  Paris  que  fort  avant  dans  l'hiver.  Il  lui  écrivait 
aussi  que  M"*  Gantarel  se  ferait  un  devoir  et  un  plaisir  d'aller  l'at- 
tendre à  la  porte  de  son  hôpital.  Mère  Amélie,  qui  ménageait  peu 
les  gens  qu'elle  n'aimait  pas  et  qui  n'aimait  pas  beaucoup  de  gens, 
avait  fait  à  Jetta  un  portrait  peu  attrayant  de  M*"'  Gantarel,  qu'elle 
loi  avait  donnée  pour  une  parfaite  égoïste,  uniquement  occupée  de 
sa  santé,  de  son  bien-être,  révélant  par  la  froideur  de  ses  manières 
la  frigidité  de  son  âme.  Elle  la  définissait  «  une  vertu  conservée 
dans  la  glace.  » 

En  approchant  de  la  voiture  qui  était  venue  la  chercher.  H"*  Mau- 
labret  fut  étonnée  d'y  apercevoir  une  figure  qui  répondait  peu  aux 
définitions  et  aux  peintures  que  lui  avait  faites  la  mère.  On  lui 
avait  dit  que  M""*  Gantarel  venait  de  dépasser  la  cinquantaine; 
rinconnue  qui  s'offrait  à  i^es  regards  avait  peut-être  plus  de 
quarante  ans,  mais  il  n'y  paraissait  point.  On  lui  avait  affirmé  que 
sa  tante  était  une  personne  de  pauvre  mine  et  de  petite  santé,  qui, 
sacrifiant  ses  prétentions  à  ses  aises,  était  toujours  mise  comme 

(i)  Voyez  la  AevtM  du  15  novembre. 

Ton  lUI.  —  i*'  DÉCSHBM  1880.  31 


A 82  REYUB  DES  DEUX  MONDES. 

une  convalescente.  Emmitouflée  dans  de  supeites  fourrures,  l'étran- 
gère avait  grand  air,  était  charmante,  pimpante  et  semblait  se  por- 
ter à  merveille.  EnCn  elle  s'attendait  à  entrer  dans  le  royaume  des 
glaces,  elle  bu  frissonnait  d'avance  ;  elle  eut  peine  à  dissimulfir  sa 
surprise  quand  l'étrangère,  lui  adressant  un  délicieux  sourire,  lui 
cria,  du  plus  loin  qu'elle  la  vit  venir  : 

—  M"*  Maulabret,  n'est-ce  pas?..  Arrivez  bien  vite,  montez... 
Comme  vous  êtes  légèrement  habillée  I  Votre  manteau  n'est  pas 
sérieux...  Allons,  serrez-vous  contre  moi,  j'ai  de  la  fourrure  pour 
deux.  Quelle  horreur  de  temps,  ma  belle  !  Excusez-moi,  mais  ce 
n'est  pas  moi  qui  l'ai  fait.  En  conscience  je  n'en  suis  pas  respon- 
sable, je  ne  réponds  que  du  reste. 

Le  cocher  toucha,  on  se  mit  en  route.  L'étrangère  eut  bientôt 
fait  d'expliquer  à  Jetta  qu'elle  était  fort  liée  avec  M.  Louis  Gan- 
tareU  son  grand-oncle,  qu'elle  était  sa  voisine  de  campagne,  que 
les  deux  propriétés  n'étaient  séparées  que  par  un  mur,  que, 
H"*  Gantarel  s'étant  laissé  effrayer  par  les  rigueurs  de  Thiver, 
elle  s'était  offerte  à  la  remplacer,  que  sa  proposition  avait  été 
agréée,  qu'elle  aimait  à  courir  quelque  temps  qu'il  fit,  mais  que 
surtout  elle  avait  obéi  à  son  impatient  désir  de  faire  sans  retard  la 
connaissance  d'une  jeune  personne  dont  elle  avait  entendu  raconter 
les  malheurs,  vanter  le  mérite  et  les  grâces.  Elle  en  dit  tant  que 
M"^  Maulabret  ne  savait  où  se  mettre. 

—  Résignez-vous  à  votre  sort,  continua-t-elle.  Jusqu'à  ce  soir 
vous  m'appartenez.  Mais  peut-être  avec-vous  envie  de  sayoir  mon 
nem?..  Je  suis  la  marquise  de  Moisieux. 

Certains  noms  pénètrent  partout,  jusque  dans  les  pensionnats  de 
jeunes  filles.  Le  monde,  qui  n'admet  pas  qu'on  puisse  vivre  sans 
s'occuper  de  lui,  profite  de  la  rentrée  des  classes  après  les  vacances 
pour  faire  des  trouées  dans  les  couvens;  les  abeilles  ont  batioé,  il 
leur  tarde  de  se  rassembler  pour  fabriquer  leur  miel  en  commun. 
M"""  iMaulabret  saurait  de  science  certaine  que  M°^  de  Moisieux  était 
la  petite-fille  d'un  illustre  maréchal  du  premier  empire  et  la  veuve 
d'un  homme  considérable,  qui  avait  rempli  de  hautes  charges  sous 
le  second,  qu'elle-même  avait  été  fort  en  vue,  qu'elle  avait  fait  jadis 
les  délices  des  Tuileries.  La  pensioimaire  qui  aimait  à  regarder  sa 
main  lui  avait  révélé  comme  un  secret  de  première  importance 
que  la  marquise  s'était  permis  de  faire  parler  beaucoup  d'eUe.  Hais 
M,  du  vivant  de  son  mari,  elle  avait  eu  quelques  torts  à  son  égard, 
elle  s'appliquait  à  le  dédommager  après  sa  mort.  U  ne  la  ^ttait 
plus,  elle  n'allait  nulle  part  sans  l'emporter  avec  elle,  tiré  à  plu- 
sieurs exemplaires.  Si,  en  ce  moment.  M"*  Maulabret  lui  avait 
demandé  la  faveur  d'examiner  sa  broche,  son  médaillon,  sa  montre, 
le  camée  de  son  bracelet  et  jusqu'à  ses  bagues,  elle  y  aurait  retrouvé 


paoloat  le  manpiis,  de'  face,  de  pitufiK  en  buste,  eo  pied,  en  habit 
de  yiBe,  de  cour,  de  cllasse,  flep4  portraitB  m  jiue  m  moii».  Ce 

soDl  des  hommages  que  le»  femines  rendent  votnvtiein  au  mari 
qu'elle»  ont  perdu,  quand  elles  Tont  bean-coup  trompé  et  qu'il  leur 

a  fiit  la  grâce  de  ne  jamais  s'en  apercevoir. 

W^  Hautabret  tnmvaît  étrange  que  cette  femme  cAëbre  eût  été 
diargée  par  la  Pmvidence  de  la  eondulre  chex  son  tuteur.  Mère 
Amélie  lui  avait  dit  et  répété  que  M.  Louis  Gantarel  était  un  radi^ 
cal  intransigeant,  que  ses  opinions  étaient;  du  plus  beau  ronge.  Que 
pouvait-il  y  avoir  entre  lui  et  une  marquise  de  Moisiem:?  GeHe-ci 
n'atlendit  pas  ses  questions  pour  hii  expliquer  qu^elIe  avait  fait  en 
Suisse,  deux  ans  auparavant,  la  connaissance  Se  son  grand-oncle 
et  de  sa  grand^tante,  qu'un  hasard  de  table  dTbôte  avait  commencé 
entre  eux  une  liaison  qui  lui  était  précietise,  H.  Cantarel  lui  ayant 
rendu  des  services  essentiels  dont  elle  ne  pouvait  trop  se  louer, 
letta  avait  encore  un  autre  étonnement.  Si  ignorante  qu'eNe  fût 
des  choses  de  ce  monde,  elle  avait  fait  la  réflexion  que  M*"*  de  Moi- 
sienx  n'avait  avec  elle  ni  valet  de  pied  ni  femme  de  chambre,  que 
la  redingoie  du  cocher  qui  la  conduisait  avait  «me  reprise  au  milieu 
da  dos,  que  la  vaste  berline  dans  laqudle  elle  était  venue  la  cher- 
cher était,  selon  toute  apparence,  une  voiture  de  grande  remise, 
lovée  pour  la  journée.  Tout  cela  j-urait  avec  les  splendeurs  d'une 
cour  impériale,  et  la  jeune  fille  en  concluait  qu'à  la  chute  de  l'em- 
pire, H*^  de  Moisieux  avait  perdu  tout  à  la  fois  sa  situation  et  sa 
fortune.  Elle  ne  se  trompait  guère  dans  sa  conjecture.  Après  la  révo- 
lation  de  septembre,  le  marquis^  dont  ^empereur  avait  plus  d'une 
fois  payé  les  dettes,  s'était  réfugié  en  Ângfeterre  :  it  y  étaî<l  mort 
cinq  ans  ptus  tard,  laissant  une  succession  fort  embarrassée.  M*»*  ds 
Moisieux,  qai  ne  pouvait  se  souffrir  de  l'autre  côté  de  la  Manche, 
n'avait  pas  tardé  à  revenir  à  Paris,  ab  eUe  s'était  trouvée  aux  prises 
avec  des  créanciers  qui  commençaient  à  perdre  patience  et  qui 
s^étaient  montrés  intraitables.  M.  Gantarel  loi  était  venu  en  aide, 
s'était  dévoué  pour  la  sauver,  avait  fait  entendre  raison  à  ces  loups- 
cerviers,  les  avait  amenés  à  composition.  C'étaient  là  les  services 
essentiels  dont  elle  se  louait  à  juste  titre,  et  voilà  le  profit  qu'on 
peut  retirer  d'un  séjour  à  Lucerne  et  de  quelques  attentions  bien 
placées. 

Il  est  bon  d'ajouter  que  la  marquise  avait  Vart  de  plaire,  le  don 
de  s'attacher  les  cœurs.  Bien  que  sa  jeunesse  se  fût  un  peu  défrat- 
diie,  personne  ne  songeait  à  dire  qu'^elle  tht  sur  le  retour;  elle 
n'^éddt  pas  de  ces  femmes  qui  retournent,  elle  allait  toujours,  elle 
devait  toujours  aller.  Ses  yeux  gris  ressemelaient  à  des  phares 
toumans;  tour  à  tour  la  pruneDe  s'allumait  ou  s'éteignait  dans  une 
douce  langueur.  Les  petites  veines  bteues  qu'on  lui  voyait  aux 


USi  BEVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

tempes  et  le  trait  noir  qui  bordait  sea  paupières  ajoutaient  à  son 
charme  dans  les  heures  de  mélancolie  qu'il  lui  plaisait  d'avoir.  Sa 
figure  délicatement  chiffonnée,  dont  les  méchans  avaient  dit  autre- 
fois :  C'est  un  déjeuner  de  soleil  I  avait  résisté  aux  années,  aux 
révolutions,  à  la  chute  des  empires,  à  la  perte  d'une  fortune,  à  la 
mort  d*un  mari,  à  ses  nombreuses  expériences  comme  aux  cata- 
strophes de  Thistoire  universelle.  Sa  beauté  frappait  moins  que  sa 
grâce.  Elle  avait  du  tour  dans  l'esprit,  elle  imprimait  à  ses  moin- 
dres actions  un  cachet  d'heureuse  facilité,  où  se  révélait  la  femme 
qui  s'est  mêlée  à  beaucoup  d'affaires  et  qui  a  traversé  beaucoup 
d'intrigues  en  tirant  toujours  son  épingle  du  jeu.  Elle  ne  faisait 
point  de  mouvemens  inutiles,  elle  disait  juste  sans  chercher  son 
mot,  elle  avait  cette  parfaite  aisance  qui  met  les  autres  à  l'aise.  Dès 
les  premières  minutes,  Jetta  lui  rendit  cette  justice  qu'on  respirait 
librement  auprès  d'elle,  sans  avoir  peur  de  trop  respirer. 

Si  la  marquise  ne  déplaisait  point  à  M"''  Maulabret,  M^'*  Haulabret 
paraissait  plaire  infiniment  à  la  marquise.  Sans  en  avoir  l'air,  elle 
passa  en  revue  toute  sa  personne,  et  par  forme  de  conclusion  elle 
lui  affirma  qu'elle  avait  des  yeux  faits  pour  inspirer  des  passions  et 
qu'elle  aurait  la  plus  jolie  main  du  monde  quand  elle  aurait  appris 
à  se  ganter,  le  plus  joli  pied  quand  elle  aurait  appris  à  se  chausser, 
des  cheveux  adorables  dès  qu'elle  saurait  se  coiffer,  une  taille  souple 
et  charmante  dès  qu'elle  saurait  s'habiller.  Jetta  avait  bien  envie 
de  lui  répondre  qu'elle  se  souciait  peu  d'être  adorable  et  adorée  ; 
mais  mère  Amélie  lui  avait  recommandé  instamment  de  se  montrer 
très  coulante,  très  complaisante  dans  les  petites  choses  et  de  réser- 
ver toute  l'énergie  de  sa  résistance  pour  les  grandes  occasions,  afin 
qu'on  ne  pût  l'accuser  d'entrer  dans  le  monde  avec  un  parti-pris. 
En  conséquence,  elle  garda  pour  elle  toutes  ses  objections,  et  H*"' de 
Moisieux,  lui  donnant  une  petite  tape  sur  la  joue,  lui  déclara  que, 
dès  ce  jour,  elle  entendait  lui  apprendre  à  se  ganter,  à  se  chausser, 
à  s'habiller,  à  se  coiffer,  mais  qu'au  préalable  elle  se  croyait  tenue 
de  la  conduire  au  faubourg  Saintr-Honoré  chez  M.  Vaugenis,  exé- 
cuteur testamentaire  de  H.  Antonin  Gantarel,  lequel  avait  droit  à  sa 
première  visite. 

Quand  sœur  Marie  s'étût  rendue  à  Passy,  pour  prier  au  chevet 
d'un  mourant,  elle  avait  l'esprit  si  absorbé,  si  troublé,  qu'elle  avût 
traversé  un  grand  salon  plein  de  monde  sans  y  remarquer  personne. 
En  abordant  H.  Yaugenis,  M"*"  Maulabret  ne  se  souvint  point  de  l'a- 
voir aperçu,  quinze  jours  auparavant,  adossé  contre  une  cheminée 
et  causant  avec  un  beau  jeune  homme,  qu'elle  avait  vu,  lui  aus«, 
sans  le  voir.  L'ancien  président  de  chambre  lui  imposa  d'abord, 
l'intimida  par  sa  politesse  froide,  réservée,  qui  tenait  les  gens  à 
distance.  II  l'inquiétait  aussi  par  le  demi-stnabisme,  plus  mysté- 


NOIRS   ET  BOUGES.  A8S 

rienx  qae  désagréable,  dont  il  était  afiecté  et  qae  jadis  il  avait  s« 
mettre  à  profit  dans  l'exercice  de  ses  fonctions.  Les  hommes  d'es- 
prit se  servent  de  tout.  Jetta  ne  parvenait  pas  à  démêler  si  en  Tin-- 
terrogeant  il  la  regardait  ou  non;  elle  était  tentée  de  croire  qu'il 
ne  louchait  que  lorsqu'il  le  trouvait  bon.  Toutefois  il  lui  gagna  le 
cœnr  en  lui  parlant  avec  émotion  du  grand-oncle  qu'elle  avait 
perdu  et  du  tendre  attachement  que  ce  noble  vieillard  avait  conçm 
pour  elle. 

—  Il  était  ainsi  fait,  continua  M.  Yaugenis;  il  ne  savait  ni  aimer 
Dihaîr  à  moitié.  C'était  un  caractère  entier,  tout  d'une  pièce,  impé- 
tueux dans  ses  préventions  bonnes  ou  mauvaises.  Cet  homme,  qui 
était  comme  claquemuré  dans  sa  science,  et  qui  paraissait  si  mattre 
de  ses  émotions,  si  avare  de  ses  épanchemens,  ne  laissait  pas  d'a- 
voir le  cœur  et  l'imagination  romanesques  ;  aussi  mëlait-il  à  ses 
amitiés  quelque  chose  de  violent  et  d'orageux.  J'ai  perdu  en  lui  le 
plus  cher,  le  plus  fidèle  de  mes  amis  ;  notre  roman  a  duré  qua- 
rante ans.  Religion,  politique  et  le  reste,  nous  ne  tombions  d'ac- 
cord sur  rien,  nous  nous  querellions  sur  tout.  Nous  n'avons  jamais 
réussi  à  passer  trois  jours  sans  avoir  besoin  de  nous  voir,  ni  à  nous 
voir  pendant  deux  heures  sans  nous  disputer.  Nous  étions  prêts 
quelquefois  à  nous  prendre  aux  cheveux,  heureusement  nous  en 
avions  fort  peu  l'un  et  l'autre.  Un  soir,  la  querelle  fut  encore  plus 
vive  que  d'habitude  ;  il  nous  échappa  des  mots  durs,  nous  nous 
séparâmes  à  demi  brouillés.  Je  me  mis  au  lit,  et  j'avoue  que  je  ne 
pus  dormir.  A  la  petite  pointe  du  jour,  je  me  lève  et  je  m'achemine 
vers  Passy.  Au  milieu  de  la  place  du  Roi-de-Rome,  je  rencontre 
mon  vieil  ami  qui,  son  chapeau  à  la  main,  le  front  ruisselant  de 
sueur,  accourait  au  faubourg  Saint-Honoré.  Nous  nous  embras- 
sâmes, et  tout  fut  dit. 

—  He  permettez- vous  de  vous  adresser  une  question,  mon  cher 
président?  lui  dit  M*"'  de  Moisieux. 

Quand  M.  Louis  Cantarel  n'était  pas  là,  elle  donnait  volontiers 
aux  gens  le  titre  qu'ils  avaient  porté  sous  l'empire. 

—  Comment  avez-vous  souffert,  poursuivit-elle,  qu'on  fît  au  plus 
cher  et  au  plus  constant  de  vos  amis  un  enterrement  civil? 

—  J'ai  dû  me  conformer  à  ses  dernières  volontés,  répondit-iU 

—  Vous  avez  eu  tort.  Je  ne  suis  pas  grande  théoIogienne,2mais 
mon  opinion  très  arrêtée  est  qu'il  faut  toujours  se  soumettre^aux 
usages  reçus  ;  il  en  coûte  si  peu  I  Permettrez- vous  à  l'un  de  vos 
unis  de  sortir  dans  la  rue  coiffé  d'un  chapeau  chinois?..  C'est  ufi 
chapeau  chinois  qu'un  enterrement  civil. 

—  Je  n'aurais  garde  de  vous  contredire.  Mais  il  est  bien  difficile 
de  raisonner  avec  un  mort  et  de  le  faire  changer  d'avis. 

—  Les  morts  sont  si  commodes,  si  raisonnables  I  dit-elle  d'ua 


llM  BETUE  DIBfi  DEUX  MONDES. 

ton  enjoué.  On  en  fait  ce  qu'on  veut,  ils  ne  font  d'objection  à  rien. 

—  Mft  chère  marquise,  répliqua-t-il  sur  le  même  ton,  ma  coo- 
scienofr  m'a  gêné.  Qacûqu'elle  soit  bonne  fille  en  général,  elle  me 
contrarie  quelqutfois.  Que  n'étiez-yous  auprès  de  moi  pour  lui  faire 
entendre  raison  ! 

Après  avoir  échangé  ce  feu  de  peloton  avec  la  marquise,  il  se 
retourna  vers  Jetta  et  lui  dit  gravement  : 

—  Je  dois  vous  prévenir,  mademoiselle,  qu'aux  termes  du  tes- 
tament, vos  rentes  commencent  à  courir  dès  ce  jour;  j'en  ai  donné 
avis  à  votre  tuteur;  mads  voua  n'entrerez  en  possession  du  capital 
que  daBfi  deux  ans« 

— Ce  qui  signifie,  ma  chère,  dit  la  marquise,  que,  dès  cette  heure, 
voua  jouisseï  d'un  revenu  de  soixante  mille  francs,  et,  comme  }e 
suis  forte  en  calcul,  j'ajoute  que  cela  vous  (ait  près  de  neuf  louis  à 
dépenser  par  jour.  Mais  je  vous  avertis  que  je  vous  en  ferai  dépen- 
ser beaucoup  pluft  aujourd'hui...  Songez,  mon  cher  président,  que 
je  me  suis  chargée  de  l'habiller  des  pieds  à  1&  tète...  Excusez-nous, 
il  faut  que  nous  vous  quittions,  nous  avons  devant  nous  une  jour- 
née fort  laborieuse. 

Elle  leva  la  séance.  M.  Yaugenis  reconduisit  ces  dames  jusque 
snr  le  palier.  Comme  elles  avaient  déjà  descendu  la  nMÀtié  d'an 
^age,  il  rappda  M"*  Maulabrel,  qui  remonta.  II  l'entraîna  dans 
Tamicbambre,  et,  montrant  l'escalier  d'un  doigt  menaçant,  il  (fit 
avec  un  accent  narquois  : 

—  Défiez-voual 

Jetia  l'interrogea  du  regard.  De  qui  devailrelle  se  défier?  De  l'es- 
calier ou  de  M"""*  de  Moisieux? 

—  On  s'est  levé  de  bien  grand  matin,  reprit41  tont  bas,  pour 
venir  tendre  un  filet  à  la  porte  de  votre  hôpital. 

Elle  compirenait  de  moins  en  moins  ;  il  lui  parut  toutefois  que 
l'escalier  était  mis  hors  de  cause. 
H  ajouta  :. 

—  Faites-moi  la  grâce  de  ne  prendre  aucun  parti  sans  nt'avoir 
consulté.  J'ai  là,  dans  mes  papiers,  une  lettre  de  votre  graad-OBcie 
que  je  ne  puis  encore  vous  moQtrer  el  qui  exercera  peut-être 
quelque  influence  sur  vos  résolutions*..  A  propos,  vous  serez  sms 
douAe  heureuse  d'avoir  sa  photographie,  je  vous  l'enverrai  par  la 
poste;  ne  faisons  pas  attendre  M*"*  de  Motsienx. 

A  ces  mots,,  il  rendit  la  liberté  à  sa  {Hrisonmère.  Elle  s'emprema 
de  rejoindre  la  marquise,  qui  lui  dit  : 

—  Qu'avait  donc  à  vous  dire  ce  cher  président? 

—  Q  voulait  me  demander  si  j'avais  la  photographie  de  naon 
grand-oncle,  répondit-elle,  charmée  de  se  tirer  d'affaire  en  ne 
tant  qu'à  moitié. 


MOIBS   ES  R000£&  t9Sf 

^  Et  maintenant  allons  aux  affaires  sérieaseB  1  ft'éoria  igalmeot 
M"*  de  Mmsieux. 

Les  iftûrds  sérietisee,  qui  Téteient  an  effets  conatstèreot  à  c(m<« 
rir  saDe  désemparer  et  sans  perdre  une  minute  du  bottier  chea  la 
nodîBte,  de  la  modiste  chez  le  gantier,  du  gantier  dans  un  grand 
magatiii  de  nouveautés,  du  grand  magasin  chea  la  coatatriàre*  Ge 
voyage,  aussi  fatigant  que  rapide,  essoufila  ietta  ;  la  marquiae  7 
prenait  plaisir*  Heureusement^  la  rigueur  de  la  saison,  qui  gênait 
la  circulation,  faisait  le  vide  dans  les  boutiques,  nulle  part  on  ne 
les  fit  attendre.  Heureusement  aussi,  malgré  sa  déchéance  et  mal- 
gré la  république,  M*"*  de  Moisieux  était  servie  partout  avec  empres^ 
sèment,  son  som  réveillait  dans  les  cœvrs  de  lointains  échos*  Et 
puis  elle  n'était  ni  tatillonne  ni  mandiand^ise^  elle  se  décidait  vite^ 
ne  ccMmaissait  ni  les  hésitations  ni  les  repentira.  Elle  eut,  chemin 
faisant,  quelques  querelles  avec  Jetta,  qui  ne  partageait  point  son 
goût  pour  lee  étoffes  gaies  et  pour  les  couleurs  voyantes.  Cette  petite 
nile  entendait  porter  le  deuil  tie  son  grandK)ncle;  mus  la  marquise 
lai  rc^ésenta  que,  par  des  raisons  métaphysico^politiques,  son 
tutrar  avait  l'horreur  du  noir,  du  gris,  même  du  violet,  qu'au  sur- 
plus les  vrais  deuils  se  portent  dans  le  coerur»  Eiie  lut  fit  cependant 
quelqaes  concessions,  Jetta  an  fit  de  son  cût6,  elle  se  rappelait  les 
recommandations  de  mère  Amélie^  qui  lui  avait  dit  :  «  Coulez  le  mou<- 
cheron  pour  sauver  lia  mouche.  »  Et  les  emplettes  succédaient  aux 
emplettes,  les  paquets  s*ajoutaieiit  aux  paquets,  les  montagnes  aux 
montagnes.  La  marquise  faisait  expédier  presque  tout  à  Combard  ; 
ce  qu'elle  voulut  prendre  avec  elle  suffît  pour  emplir  et  encombrer 
sa  berline» 

Elle  ne  s'avisa  point  dans  son  agitation  que  l'heure  de  déjeuner 
avait  sonné  depuis  longtemps^  Elle  n'admettait  pas  qu'on  pût 
vivre  sans  se  remuer,  elle  comprenait  très  bien  qu'on  vécût 
sans  masger;  elle  se  contentait  de  pignocfaer.  Jetta^  qui  était 
accoutumée  à  une  nourriture  simple,  mais  substantielle,  se  sentait 
comme  creusée  p«r  la  faim.  Vers  deux  heures ,  la  marquise  eut 
l'heureuse  inspiration  de  la  faire  entrer  chez  un  pâtissier  à  fai  mode, 
où  l'on  prit  des  gâteaux,  des  petits-fours  et  un  verre  de  pvnch  au 
pied  levé.  Jetta  trouva  ce  régal  insuffisant,  mais  il  fallut  s'en  accom- 
moder et  se  remettre  en  oourse*  Au  travers  de  tout  cela,  la  mar- 
qaise  travaillait  à  débourrer^  à  dégauchir  son  élève  par  des  instruc*- 
tions  et  des  histoires.  Elle  lui  fit  une  description  très  exacte^  très 
minutieuse  des  cinq  toilettes  que  portait  dans  les  cinq  actes  de  la 
pièce  du  jour  la  comédienne  chargée  du  principal  rôle,  qu'elle  lui 
vanta  comme  l'actrice  de  Paris  qui  s'habillait  le  mieux.  Ce  fut  pour 
elle  une  occasion  de  lui  parler  théâtres  et  même  de  Tintroduiie 
dans  les  coulisses.  Puis,  remontant  un  peu  dans  le  passé,  elle 


i88  B^TDB  DES   DEUX  MONDES. 

lui  raconta  le  dernier  séjour  que  la  cour  impériale  avait  fait  à  Fon- 
tainebleau et  les  trois  groupes  entre  lesquels  on  se  partageait, 
celui  des  gros  bonnets^  à  qui  la  politique  était  réservée,  celui  de  la 
€Our  d'amour^  où  Ton  discutait  des  cas  de  casuistique  amoureuse, 
et  un  troisième  groupe  uniquement  composé  de  viveurs  et  de 
jeunes  filles,  les  propos  qu'on  y  tenait  étant  trop  salés  pour  les 
femmes  mariées.  Alors,  se  livrant  à  un  de  ces  aimables  accès  de 
mélancolie  à  demi  joués,  à  demi  sincères,  qui  mêlaient  à  ses  vivaci- 
tés des  grâces  touchantes,  elle  s'écria  : 

—  Ohl  ma  chère,  que  tout  cela  est  loin  de  moi!  et  comme  je 
suis  en  train  de  devenir  une  vieille  femme  I  Vous  êtes  rendue  au 
monde,  je  suis  bien  tentée  d'en  sortir  et  d'aller  prendre  votre  place 
à  l'hôpital.  C'est  un  chassé-croisé  qui  me  plairait. 

On  aurait  eu  bien  tort  de  ne  pas  l'en  croire.  Elle  avait  ses  tris- 
tesses, ses  regrets  la  tourmentaient,  mais  elle  ne  disait  à  personne 
avec  quelle  incroyable  facilité  elle  s'en  consolait.  Cependant  letta 
l'écoutait  de  ses  deux  oreilles,  bien  que  son  âme  fût  ailleurs.  Toat 
le  long  du  jour  elle  s'était  dit  :  a  En  ce  moment  on  achève  de 
balayer  la  salle;  les  toilettes  sont  terminées...  Qui  donc  distribuera 
la  soupe  aujourd'hui?  Et  qui  pansera  la  main  de  la  vieille  femme 
qui,  sur  le  canal  Saint-Martin,  a  eu  la  main  broyée  entre  deux 
bateaux?..  Yoid  midi,  mère  Amélie  s'est  retbrée  dans  sa  chambre... 
A  propos,  j'oubliais  que  c'est  le  jour  de  la  visite  des  parens.  Ils 
arrivent,  on  cause  beaucoup,  il  y  a  des  mères  qui  pleurent.  Pourvu 
que  nos  pauvres  malades  n'aient  pas  la  fièvre  demain!  »  —Ou a 
remarqué  en  effet  que,  le  lendemain  de  la  visite  des  parens,  par 
l'effet  ou  de  l'émotion  ou  des  victuailles  qu'on  leur  apporte,  les 
malades  sont  toujours  fiévreux,  ainsi  que  l'atteste  la  pancarte  atta- 
chée à  leur  lit,  où  l'on  tire  une  ligne  indiquant  les  oscillations  de 
leur  pouls.  Et  voilà  à  quoi  pensait  Jetta,  ce  qui  ne  l'empêchait 
pas  d  écouter  si  bien  la  marquise  que  celle-ci  lui  trouvait  de  l'es- 
prit, quoiqu'elle  n'eût  pas  dit  vingt  paroles  dans  la  journée. 

H""*  de  Moisieux  avait  promis  à  M.  Gantarel  que  sa  pupille  arri- 
verait à  Combard  pour  le  dîner.  Entre  trois  et  quatre  heures,  on 
s'achemina  vers  la  gare  de  Lyon,  et  peu  s'en  fallut  qu'on  ne  man- 
quât le  train.  Ce  fut  une  affaire  de  transporter  dans  le  wagon  tous 
les  petits  colis  dont  on  était  chargé;  Jetta  s'y  employa  de  son 
mieux,  elle  disparaissait  sous  les  paquets.  Il  y  avait  peu  de  voya- 
geurs, un  compartiment  tdut  entier  fut  mis  à  la  disposition  de  ces 
dames,  et  elles  y  étaient  à  peine  installées  que  le  train  s'ébranla. 


IC0IB8  ET  BOUGES.  i|S9 


VIL 


Dans  ce  raste  monde,  H^'^  Haalabret  ne  connaissait  bien  que  deux 
choses,  un  «ouvent  et  un  hôpital,  après  quoi  elle  savait  un  peu  son 
Paris,  d'où  elle  n'était  jamais  sortie.  Elle  se  souvenait  d'avoir  franchi 
deax  ou  trois  fois  l'enceinte  des  fortifications  pour  aller  au  bois  avec 
80D  père,  et  c'était  tout.  La  campagne  était  pour  elle  une  nouveauté. 
Pour  la  voir,  il  lui  fallut  dépasser  Charenton.  Encore  n'aperçut-elle 
d'abord  par  la  portière  qu'une  succession  de  jardinets,  grands 
comme  la  main,  bordés  de  murs  au  milieu  desquels  se  trouvent 
enfermées  de  petites  maisonnettes  qui  n'ont  qu'un  étage  et  qui  sou- 
vent n'ont  qu'une  fenêtre.  Dans  la  belle  8aison,ces  maisonnettes  et  ces 
jardinets  sont  loués  par  des  ouvriers  ou  de  petits  bourgeois  qui  vien- 
nent Y  passer  leurs  dimanches  en  famille,  heureux  de  pouvoir  dire  : 
Mon  groseillier,  mon  géranium,'mon  artichaut.  Elle  n'eut  le  plaisir 
de  se  sentir  en  pleins  champs  que  lorsque,  aux  dernières  lueurs 
d'an  jour  de  décembre,  qui  se  mourait,  elle  contempla  au  travers 
d'une  brume  blanchâtre  cette  plaine  inhabitée  qui,  au-delà  de  Mai- 
sons-Alfort,  s'étend  de  la  voie  ferrée  jusqu'à  la  Seine;  un  linceul 
blanc  la  recouvrait,  sur  ce  linceul  se  détachait  çà  et  là  un  tremble 
on  un  pommier  habillé  de  givre,  grelottant  sous  on  ciel  noir. 

On  eut  quelque  peine  à  atteindre  Villeneuve-Saint-Georges.  Le 
froid  avait  durci  la  neige,  les  roues  patinaient,  tournaient^ sur 
place,  ne  pouvaient  mordre  sur  les  rails.  Ce  fut  bien  pis  au-delà 
de  Villeneuve,  où  commence  une  rampe  dont  la  pente  se  fait  sen- 
tir. Bien  qpi'on  se  fût  muni  d'une  locomotive  de  renfort,  on  employa 
près  d'une  heure  à  parcourir  cinq  kilomètres  ;  les  deux  monstres 
soufflaient  avec  rage,  ils  s'indignaient  de  ne  pouvoir  suffire  à  leur 
tâche,  ils  constataient  leur  impuissance.  A  la  station  suivante,  ce 
fut  encore  pis;  impossible  de  se  remettre  en  marche.  Après  avoir 
patienté  pendant  vingt  minutes.  M*"*  de  Hoisieux  abaissa  la  glace 
de  la  portière  et  interpella  le  chef  de  gare,  qui  ne  put  arriver  jus- 
qu'à elle  qu'en  enjambant  un  vrai  névé.  Il  lui  expliqua  que  le  vent^ 
qui  soufflait  par  rafales,  avait  amoncelé  la  neige  à  la  sortie  deUa 
station,  qu'il  venait  d'envoyer  une  escouade  d'ouvriers  pour  déblayer 
la  voie,  qu'il  fallait  attendre  qu'ils  ensilent  fini  et  se  résigner  à  deux 
beures  d'arrêt. 

La  marquise  se  résigna  gatment.  Elle  s'enveloppa  dans  ses  four- 
rures en  disant  : 

—  Deux  heures,  c'est  un  peu  long;  tSchons  de  dormir* 
Hais  il  lui  vint  tout  à  coup  une  bonne  pensée  : 

—  Voilà  votre  dîner  bien  compromis,  s'écria-t-elle  !  Gageons  que 
TOUS  mourez  de  faim. 


hQÔ  REVUS  M8  BEUX  MOHMS. 

Jetta  en  convint  franchement.  On  nourrit  les  serins  avec  du  mou- 
ron, on  ne  nourrit  pas  les  jeunes  filles  avec  des  petits-fours. 

—  Allons  à  la  provision,  reprit  M*"*  de  Hoisieux. 

Elles  descendirent  de  ^iragon  et  parvinrent  à  franobir  la  voie^qui 
par  endroits,  malgré  la  cendre  ({u'oa  y  avait  répandue,  était  laie 
et  glissante  comme  un  miroir.  MaUtoureuseiDeol  il  n'f  aiait  poiat 
de  buffet. 

-^  Meus  voilà  Uen  en  poini  1  dit  la  marquise* 

Mais  au  même  instant  tXim  aperçut^  assis  dans  ma  coia  de  la  saUe 
d'attente,  un  grand  jeune  homoae  qui»  coiffé  d'un  bonnsft  fourré, 
chaussé  de  boites  à  récuyôre,  le  visage  en£otti  dans  le  eoUet  relevé 
de  sa  pelisse,  les  bras  croisés,  les  jambes  étendues,  senblatt  rêver 
ou  dormir.  ÉUe  m'avait  pas  besoin  de  dévisager  les  gens  psir  k» 
reconnaître.  Elle  »'appreclia  de  ce  dormeur,  lui  toucha  légèrement 
Tépaule  et  lui  dit  : 

-^  C'est  le  ciel  qpui  tous  envoie»  mauvais  sujet. 

Le  mauvais  sujet  se  seooua,  se  leva  et  salua. 

—  Je  voue  présente  une  jeune  fiile  qui  se  meuirt  de  faim.  ProQfe- 
BOUS,  mon  cher  Yalport,  que  vous  pouvez  être  utile  à  quelque  cbise 
en  nous  procurant  à  dîner. 

—  A  dîner,  chère  madame  I  Mais  songez -«y  donc,  neus  somiuas 
ici  dans  un  de  ces  trous  où  Ton  ne  cttne  pas. 

—  Bah  !  comme  dit  l'autre,  noms  nous  contenterons  d'une  aile  de 
quelque  chose. 

—  Une  aile  !  Comme  vous  en  parlez  \  Enfin  je  ferai  ce  que  je 
pourrai. 

Il  offrit  son  bras  à  If^  de  Moisîeiii,  et,  suivis  de  Jetta,  ik  se 
mirent  en  devoir  de  traverser  une  petite  place  où  te  vent  tonrbil* 
lonnait  et  qui,  pour  l'heure,  reseemblait  beaucoup  à  un  glacier  des 
Alpes.  En  s'y  appliquant,  ils  réussirent  à  se  frayer  un  passage  jo»* 
qu'à  un  piètre  cafié  dont  on  voyait  briller  la  lanterne.  Le  cafetieft 
qui  était  fort  mal  pourvu,  leur  offrit  des  chaises,  une  nappe,  <i^ 
couverts,  une  bouteille  de  vin  bouché,  mais  rien  à  mettre  soss  1> 
dent,  hormis  un  quignon  de  pain. 

—  Laissez^moi  faire,  dit  Û.  Valport,  et  veuillez  m'atteodre  uo 
instant.  Voilà  l'occasion  d'exercer  mon  rare  génie. 

Il  disparut;  dix  minutes  flus  tard,  il  reparut.  Gomme  Saacbo 
aux  noces  de  Gamache,  il  tenait  triomphalement  dans  sa  main  droite 
et  pressait  sur  son  cœur  une  casserole  toute  fumante. 

—  Bravo  I  dit  la  marquise  en  battant  des  mains.  Que  nous  apix^* 
tez-vouslà? 

—  Hélas  I  il  n'y  a  pas  d^ailes,  ce  ne  sont  que  des  alMUîs...  ^ 
respirez  un  peu  ce  parfum  I  C'est  exquis.  Et  croyez  bien,  madatse, 
que  je  viens  d'accomplir  l'action  la  plus  hardie  ^  la  plus  difficile 


«CIAS  £T   BOTOEB.  Ml 

de  ma  vie*  Cette  casserole  était  déjà  sur  iabfe.  Oe  que  y  si  dû  dépen- 
ser de  paroles,  de  diplomatie,  de  manèges  et  d'éloquence  pour  qu'on 
voulût  bien  me  la  céder  est  inpossibie  à  dire. 

M"*  Maulabret  avait  relevé  son  voile.  M.  Valport  ki  regarda,  et 
sa  surprise  fut  si  vive  qu'il  faillit  laisser  tomber  à  terre  ses  abatis. 
Uais  il  se  remit  aussitôt  sans  que  personne  s'avis&t  de  son  trouble. 
Puis,  ayant  déposé  sa  casserole,  il  aida  le  garçon  du  café  à  mettre 
le  couvert,  apporta  lui-même  les  assiettes  et  les  couteaux,  d^ou- 
cba  la  bouteille,  après  quoi  il  dit  à  la  marquise  : 

—  M'invitez-* vous  ? 

—  L'invitons-nous,  ma  chère?  dit^elle  à  letta. 

Celle-ci  ne  répondit  pas,  mais  elle  se  leva  et  avança  une  chaise 
à  M.  Valport ,  en  le  gratifiant  d'uB  de  ces  sourires  dont  tout  un 
hôpital  vantait  la  douceur  et  qui,  la  veille  encore,  lui  servaient  à  con- 
soler des  nmlades.  M.  Valport  n'avait  pas  besoin  qu'on  le  consolât, 
mais  il  était  couBaisseur;  il  jugea  que  ce  sourire  le  payait  suffisam- 
ment de  ses  peines. 

Pour  la  première  fois  depuis  le  commencement  de  cette  labo- 
rieuse journée,  H*'*  Maulabret  se  sentait  le  cœur  léger,  elle  était 
presque  heureuse.  Dès  la  première  minute,  la  figure  de  M.  Valport 
s'était  imposée  à  son  attention,  elle  avait  été  frappée  de  la  finesse 
de  ses  traits,  du  feu  de  son  regard,  de  son  air  résolu  et  fier.  Elle 
se  rappelait  avoir  vu  jadis,  dans  un  récit  de  voyages  illustré  qu'on 
lui  avait  fait  lire  au  couvent,  le  portrùt  d'un  tueur  de  lions  ;  elle 
trouvait  qu'il  ressemblait  à  ce  portrait.  Mais  en  ce  moment  il  ne 
couchait  pas  en  joue  un  lion,  il  venait  d'aider  un  garçon  de  café  à 
mettre  un  couvert,  et  il  se  disposait  à  goûter  d'un  abatis  qu'il 
était  allé  chercher  pour  elle  à  travers  le  vent  et  la  neige.  En  vérité, 
il  l(ù  plaisait;  si  elle  avait  dit  le  contraire,  elle  aurait  menti  ;  mais 
comme  on  ne  la  questionnait  point  à  ce  sujet,  elle  Dédisait  rien  et 
n'en  pensait  pas  moins. 

Ou  atta^jua  l 'abatis;  la  marquise  elle-même  se  mit  de  la  partie, 
mais  elle  ne  mangea  que  du  bout  des  dents. 

—  Et  maintenant,  mon  cher  monsieur,  dit-elle,  faites-moi  la 
grâce  de  m'ap|:  rendre  par  quelle  dispensation  providentielle ,  à 
l'heure  où  tout  Paris  s'apprête  à  dîner,  nous  ven<ms  de  vous  ren- 
contrer dans  un  trou  où  l'on  ne  dtne  pas. 

—  Ne  m'interrogez  pas,  dit -il.  Ou  je  mentirai  ou  vous  ne  .me 
croirez  pas. 

—  Vous  avez  donc  des  secrets  pour  moi  ? 

—  Dieu  m* en  -garde  I  mais  mon  histoire  vous  paraîtra  absolument 
invraisemblable. 

—  Et  si  l'on  s'engageait  à  vous  croire  T 

*-^  Soit)  Je  m'en  vais  tout  simplement  à  Bois4e*Boi,  dans  mon 


A02  ASYOfi  DES  D£UI  MONDES. 

château»  où  je  ne  suis  jamais  allé  et  qui,  paralt-il»  ressemble  à  une 
grange. 
Vous  allez  y  passer  vingt-quatre  heures  ? 

—  Plus  que  cela. 

—  Trois  jours? 

—  Dites  plutôt  trois  mois  bien  comptés; 

—  Au  cœur  de  l'hiver  I«.  Impossible. 

—  Quand  je  vous  disais  que  vous  ne  me  croiriez  pas  I 

—  Mais  c'est  donc  un  pari  7 

—  Vous  l'avez  dit,  madame. 

—  Et  l'enjeu  est  considérable  7 

—  Énorme,  car  dans  mon  histoire  tout  est  invraisemblable...  C'est 
à  ce  point  que,  si  par  malheur  je  venais  à  perdre,  vous  poorriex 
me  tenir  pour  un  homme  non-seulement  ruiné,  mais  mort. 

—  Ah  I  je  comprends  pourquoi  le  boulevard  avait  tantôt  un  air  si 
morne,  si  désolé...  Il  portait  votre  deuil...  Bah  I  aux  termes  de  votre 
engagement,  vous  ne  passerez  que  vos  nuits  à  Bois-le-Roi,  et  chaque 
matin... 

—  Vous  vous  trompez,  madame.  Si  quelque  affaire  urgente  me 
rappelle  à  Paris,  je  devrai  implorer  la  permission  d'y  retourner,  et 
je  ne  compte  pas  la  demander. 

—  Et  à  quoi,  je  vous  prie,  emploierez-vous  là-bas  vos  lobirs? 

—  A  faire  toutes  les  visites,  toutes  les  démarches  nécessaires 
pour  me  mettre  en  état  d'être  élu  l'an  prochain  maire  de  ma  com- 
mune. 

—  Et  quand  vous  serez  maire  7.. 

—  Je  travaillerai  à  devenir  conseiller  général,  puis  député. 

—  Et  avant  quatre  ans  vous  serez  président  de  la  république. 

—  Oh  !  cela  n'est  pas  dit  dans  la  chanson  ni  dans  le  cahier  des 
charges...  Si  jamais  je  deviens  président,  ce  sera  pour  vous  être 
agréable  et  pour  pouvoir  vous  accorder  toutes  les  faveurs  qu'il  vous 
plaira  de  me  demander. 

—  Regardez-moi  bien,  lui  dit-elle,  je  veux  voir  la  mine  qu'a  le 
diable  quand  il  se  fait  ermite...  Mais,  mon  pauvre  ami,  vous  m'en 
contez,  jamais  la  politique  ne  sera  votre  fait. 

—  Pourquoi  donc  ? 

—  Parce  qu'il  faut,  pour  s'en  mêler,  croire  à  quelque  chose  ou 
au  moins  faire  semblant  de  croire,  et  vous  êtes  également  inca- 
pable de  croire  et  de  faire  semblant  de  quoi  que  ce  soit. 

—  Laissez-moi  faire,  la  foi  viendra. 

—  Je  vous  en  défie.  Vous  êtes  le  plus  sceptique  des  honmies, 
sceptique  en  femmes,  sceptique  en  affaires,  sceptique  en  reli- 
gion... Vous  me  l'avez  confessé  un  jour  à  Trouville,  et  toute  voire 
vie  en  répond,  hormis  toutefois  la  bonne  action  que  vous  veuei 


MIUS  ET  E0UGE8.  493 

de  faire.  Mais  enfin,  si  parfumé,  si  excellent  que  soit  votre  abar- 
tb...  N'en  mangez  pas  trop,  Jetta,  m'est  avis  que  cela  sent  la 
ciboulette. 

M.Jalport  la  regarda  de  traYors,  recula  sa  chaise  et  répondit  avec 
quelque  animation  : 

—  Vous  faites  le  diable  plus  noir  qu'il  n'est.  On  dirait  à  vous 
entendre  que  je  n'ai  point  de  qualités...  Et  d'abord  je  ne  suis  pas 
aussi  sceptique  que  vous  le  pensez,  je  crois  à  ma  volonté,  oh  I  j'y 
crois  bien,  je  vous  jure...  Ensuite,  j'ai  le  mérite  d'avoir  toujours 
respecté  les  croyances  des  autres...  Le  scepticisme  tolérant,  c'est 
bien  quelque  chose  !..  Et  enfin  je  n'ai  jamais  trompé  la  confiance 
de  personne,  je  ne  me  rappelle  pas  que  personne  se  soit  mal  trouvé 
d'avoir  cru  en  moi. 

Il  s'échaufiait  par  degrés  et  il  tenait  ses  yeux  fixés  sur  M"*  Mau- 
labret,  que  jusqu'alors  il  avait  à  peine  regardée  ;  il  semblait  vou- 
loir la  prendre  à  témoin.  M""^  de  Moisieux  se  mit  à  rire. 

—  Je  crois  vraiment,  dit-elle,  que  vous  parlez  à  la  cantonade.  Â 
quelle  invisible  galerie  s'adresse  donc  ce  beau  discours  ?. .  Nous  ne 
sommes  qu'entre  nous,  cher  monsieur,  ce  n'est  pas  la  peine  d'être 
éloquent. 

—  Excusez-moi,  répliqua-t-il  en  rougissant  un  peu.  On  ne  sau- 
rait se  préparer  de  trop  loin  aux  redoutables  épreuves  de  la  tribune. 

—  Enfin  ce  que  je  vois  de  bon  là  dedans,  reprit-elle,  c'est  que 
je  possède  quelques  actions  du  Paris-Lyon,  et  que  vous  allez  les 
faire  monter. 

—  Comment  cela  ? 

—  Le  trafic  ne  peut  manquer  de  doubler  par  le  transport  des 
approvisionnemens  de  toute  espèce  que  vous  ferez  venir  chaque 
jour  de  Paris.  Il  y  en  aura  pour  la  grande  et  pour  la  petite  vitesse. 

—  Nouvelle  erreur,  madame.  Il  a  été  stipulé  que  je  me  conten- 
terais des  produits  locaux  de  Bois-le-Roi  et  même  du  vin  du  cru. 

—  Sans  parler  du  reste...  C'est  donc  un  pays  fertile  en  beautés? 

—  Nous  ue  pouvons  nous  entendre,  répondit-il.  Vous  n'êtes  pas 
sérieuse  et  à  dater  de  ce  jour  je  prends  tout  au  sérieux. 

Elle  le  regarda  en  souriant,  et  après  un  silence  : 

—  Yous  l'avez  donc  quittée  7  lui  dit-elle. 
Il  repartit  avec  hésitation  : 

—  Sans  doute...  C'est  une  affaire  faite. 

—  Et  elle  en  est  au  désespoir? 

—  Yous  êtes  mille  fois  trop  bonne,  mais  je  ne  crois  pas  au 
désespoir  des  femmes. 

—  Il  n'y  a  pas  de  raccommodement  possible? 

—  Non,  certes...  C'est  définitif. 

—  Ui\  mon  beau  garçon,  y  a-t-il  rien  de  définitif  avec  vous? 


h^  BfiYUB  OES  QBUX  IHflttDBS. 

letla  ne  pouvait  s'MOf^ôcber  d'écouter^  mais  elle  ae  cojBpmoait 
qu'à  OQQitfi&.  Pouvaitrelle  deviner  qv'il  B'tgiasut en  ce moneiit d'une 
jeune  et  déjà  célèbre  danseuse  de  l'Opéra,  qui  s'appelait  M^  te- 
seUa? 

—  Savez- vous  quoi?  reprit  la  marquise.  J'entends  aller  tous  voir 
au  premier  jour  dans  votre  paisible  ermitage.  Je  tiens  à  m'assurer 
par  mes  yeux  que  V06  austérités  ne  vous  maigrissent  pas. 

-^  Désolé,  madame,  de  ne  pouvoir  satislaire  à  votre  désir.  ïû 
juré  de  renoncer  à  tout,  màme  au  plaisir  jde  voiis  voir.  U  a  été  con- 
venu «qu'aucune  Itukme  ne  metticadit  le  pied  dans  non  endos,  hor- 
mis ceUe  de  mon  jardinia:.  Ne  venez  pas,  mes  cbîens  de  garde  vous 
dévoreraient,  et  j'en  serais  incoasolable. 

Sur  ces  entrefaites,  un  homme  d'équipe  vint  les  avertir  ^e  la 
voie  était  déblayée,  que  le  train  allait  repartir.  M.  Valport  ofirit 
de  nouveau  son  bras  à  M'"''  de  Moisieuz  pour  la  reconduire  jus^'à 
son  wagon.  Dès  qn'eUe  y  fut  installée  : 

/ —  Bon  voyage,  mon  cher  monsieur  I  dit-elle.  Mais,  j'en  suis 
fâchée,  je  tiens  votre  pari  pour  perdu. 

M.  Valport  venait  de  tendre  la  main  à  Jet  ta  pour  la  Sure  «Moler 
à  son  tour.  Sa  jupe  s'accrocha  au  marchepied,  elle  se  retourna 
pour  la  dégager,  i  ia  clarté  rougeAtreet  flamboyante  d'une  torche  de 
résine  allumée  devant  la  gare,  elle  contempla  de  très  près  le  visage 
qui  ressemblait  au  portrait  d'un  tueur. de  lions  et  deux  yeux  aussi 
brillans  que  des  escarboucles  braqués  sur  elle.  Sans  lâcher  la  maio 
dont  il  s'était  emparé  et  qu'il  pressa  doucement,  le  jeune  homme 
dit  assez  bas  pour  n'être  entendu  que  de  Jetta  : 

—  Par  cette  petite  main  qui  a  pansé  tant  de  plaies  et  fermé  les 
yeux  d'un  homme  de  cœur  et  de  génie  que  j'aimais,  par  cette  main 
que  la  mienne  est  indigne  de  toucher,  je  jure  que  je  gagnerai  moo 
paril 

Profondément  troublée,  elle  s'élança  dans  le  wagon,  dont  il 
referma  derrière  elle  la  portière,  après  quoi  il  regagua  le  sien. 

—  Savez-vous,  ma  belle,  dit  la  marquise  à  Jetta,  que  pour  votre 
début  dans  le  monde  vous  avez  de  la  chance?  C'est  ce  qui  s'appelle 
aller  d'accident  en  accident.  Vous  tombez  du  même  coup  sur  un 
train  qui  s'embourbe  dans  la  neige  et  sur  l'un  des  plus  beaux 
monstres  qu'ait  produits  le  boulevard». •  Le  trouvez-vous  à  votre 
goût? 

—  Je  ne  sais  trop,  madame,  répondit  M"*  Haulabret,  qui  était  eu 
train  de  réagir  contre  sa  première  impression. 

—  Âh  I  pour  beau,  ma  mignonne,  il  est  beau;  mais  je  vous  le 
donne  pour  le  plue  grand  fou  que  la  terre  ait  porté.  Dispensez-moi 
de  vous  raconter  toutes  ses  extravagances.  Son  père  était  ua  ricbe 
raflinear;  à  vingt-cinq  ans,  il  a  hérité  de  lui  deux  ou  trois  mil- 


liûiia.  Jb trois  ans it  en  a  mABgâ  un.  Ily  a  ^^luit  meiii  il  pavut 
aonager,  il  se  mit  tout  à  coup  &  na  j^  aiiDeir  (|i^aae  feâuMàla 
foiB.  L'heureuse  créature  qui  fixa  ce  cœur  changeant  est  une  daa- 
SBOse  fort  jolie,  à  qui  il  a  fait  présent  d'un  petit  hôtel  <|ui  eat  une 
perle  et  que  je  vous  montrerai  l'un  de  ces  jours,  quand  noua  retour- 
necoDa  à  Paris  pour  essayer  vos  robes*.  Le  bruit  courut  pendant 
quelque  temps  que  ce  ssâaage  était  socemplairei  qu'an,  était  de  part 
et  d'autre  d'une  fidélité  à  toute  épreuve;  on  assuce  que,  si  la 
doDzelle  avait  su  lui  résister  deux  semaines  de  plus,  ee  maître  fou 
aurait  été  capable  de  l'épouser.  GomoM  voua  voyez^  dixr4iaât  mois 
ont  épuisé  sa  constance,  on  a'e^  quitté,  il  s'en  va  là4^as  pour  fuir 
Hermione  et  ses  griiTes  ;  mais,  sous  peine  de  crever  d'ennui,  il  n'y 
restera  pas  trois  mois».  Avant  peu  il  sera  de  retour  à  Paris;  à  jamais 
guéri  de  la  monoganùe,  il  recommencera  à  voltiger  de  fleur  en  fleur, 
et  le  second  million  y  passera  jusqu'au  dernier  écu. 

Ainsi  parlait  M**  de  Moisieux,  sans  se  douter  que  Jetta  était  par- 
tagée entre  l'étonnement,  le  chagrin  et  la  colère.  Bile  était  fort 
étoBoée  que  M.  Valport  connût  son  nom  et  son  histoire,  un  peu 
chagrinée  que  ce  beau  jeune  homme  qui  lui  avait  plu  se  trouvât 
être  un  monstre  et  un  fou,  très  indignée  enfin  de  ce  qu'il  s'était 
permis  de  prendre  à  témcun  la  main  d'une  future  religieuse  d'hô- 
pital dans  une  affaire  aussi  frivole,  aussi  futile,  aussi  sottement 
mondaine  que  l'était  son  soi-disant  pari.  Somme  toute,  la  colère 
l'emportait  sur  le  chagrin  et  l'éUmnement  sur  la  colère« 

On  finit  toujours  par  arriver;  mais,  grâce  aux  encombremens  de 
neige  et  aux  continuels  arrêts  du  train,  l'horloge  de  Gombard 
venait  de  frapper  neuf  coups  quand  M'"''  de  Moisieux  dit  à  Jetta  : 

-—Enfin,  Dieu  soit  loué!  nous  y  voilà. 

La  calèche  de  M.  Gantarel  était  vernie  déjà  trois  fois  les  chercher 
à  la  station  ;  le  cocher,  craignant  le  froid  pour  ses  chevaux,  avait 
mieux  aimé  faire  la  navette  que  d'attendre.  L'emménagement  des 
paquets  demanda  quelques  minutes.  Un  quart  d'heure  plus  tard, 
M"'  Maulabret  franchissait  une  grille  qui  lui  parut  monumentale  ; 
elle  entrevit  vaguement  une  terrasse  et  une  façade  de  château  qui 
lui  semblèrent  infinies,  après  quoi  la  voiture  traversa  une  cour 
d'honneur  et  s'arrêta  devant  un  perron.  Deux  grands  laquais  en 
livrée  couleur  marron,  à  culottes  courtes,  chaussés  de  souliers  à 
boucles  d'argent,  étaient  de  garde  dans  l'antichambre.  W^*  de 
Moisieux,  qui  connaissait  les  êtres,  se  passa  de  leurs  services;  elle 
ouvrit  elle-même  la  porte  d'un  vaste  salon  richement  décoré.  Devant 
une  cheminée  au  manteau  sculpté,  où  se  consumait  la  moitié  d'un 
chêne,  un  homme  replet  et  haut  en  couleur  sommeillait  dans  un 
fauteuil;  en  face  de  lui,  dans  un  autre  fauteuil,  donnait  à  poings 
fermés  une  femme  d'assez  grande  taille,  dont  les  chevaux  grisou* 


A96  BETCB  D88  DECX  MONDES. 

nans  disparaissaient  sous  une  dentelle  noire.  L'homme  ronflût,  la 
femme  geignait.  Us  se  réveillèrent  à  peu  près  quand  M**  de  Hoisieux 
leur  cria  : 

—  La  voicii  elle  est  charmante,  et  j'ai  bien  envie  de  la  garder 
pour  moi. 

M.  Gantarel  se  leva  en  sursaut  et  s'écria,  se  frottant  les  yeux  : 

—  Âhl  enfin,  marquise?  Nous  appréhendions  un  malheur... 
J'étais  dans  une  inquiétude!... 

—  Il  y  parait,  en  effet,  dit-elle  en  riant. 

Et,  refusant  la  tasse  de  thé  qu'on  lui  offrait,  elle  se  sauva. 

Pendant  quelques  instans,  M.  Gantarel  examina  Jetta  en  gros  et 
en  détail,  sans  rien  dire.  Puis  il  lui  demanda  si  elle  avait  faim,  si 
elle  avait  froid,  si  elle  avait  les  pieds  mouillés.  Elle  répondit  que 
son  aimable  chaperon  avait  eu  grand  soin  de  sa*personne,  qu'elle 
n'avait  besoin  de  rien. 

Dû  laquais  entra  chargé  de  colis  et  s'informa  de  j'endroit  où  il 
devait  les  déposer. 

—  Dieu!  que  de  paquets!  s'écria  M.  Gantarel  d'un  ton  goguenard. 

—  Je  suis  peut-être  le  plus  embarrassant  de  tous,  dit-elle  en 
souriant. 

M"*  Gantarel  avait  enfin  réussi  à  se  réveiller  tout  à  fait.  Elle 
entr'ouvrit  ses  yeux  languissans  et  dit  : 

—  C'est  sans  doute  la  neige  qui  vous  a  retardées. 
L'observation  était  judicieuse,  mais  la  voix  était  glaciale  comme 

une  nuit  de  décembre. 

—  J'imagine,  dit  M.  Gantarel  à  sa  pupille,  que  c'est  de  votre  lit 
que  vous  avez  besoin.  Qu'à  cela  ne  tienne  ! 

Il  sonna,  une  femme  de  chambre  parut  ;  il  lui  commanda^de  con- 
duire dans  son  appartement  M"*  Maulabret,  qui  s'avança  vers  sa 
tante  pour  prendre  congé  d'elle  ;  mais  il  lui  fut  impossible  de  décou- 
vrir si  elle  s'était  aperçue,  oui  ou  non,  de  son  salut  et  si  elle  le  .lui 
rendait.  Elle  s'inclina  devant  son  tuteur,  qui  lui  dit  en Ja  contre- 
faisant: 

—  Voilà  bien  des  simagrées  de  couvent. 
11  ajouta  : 

—  Il  faut  vous  dépêtrer,  ma  bonne,  il  faut  vous  dépêtrer...  On 
vous  y  aidera. 

Gomme  Jetta  venait  de  sortir,  un  courant  d'air  éteignit  la  bougie 
que  la  camériste  teni^t  à  la  main,  et  celle-ci  rentra  dans  le  salon 
pour  la  rallumer.  Elle  laissa  la  porte  entrebâillée,  et  M"*  Maulabret 
put  entendre  les  propos  suivans  : 

—  Elle  ne  me  parait  pas  amusante,  disait  M.  Gantarel. 

—  Je  ne  pensais  pas  que  vous  l'eussiez  fait  venir  pour  vous  . 
amuser,  repartit  du  bout  des  lèvres  M"'  Gantarel. 


NOIRS  ET  ROUGES.  A97 

—  Pounru  qu'elle  ne  nous  apporte  pas   de  son  hôpital  des 
niasmes,  reprit-il,  ou  le  typhus  et  la  variole  I 

—  II  est  un  peu  tard  pour  y  penser,  répondit-elle  encore. 

La  camériste  reparut,  et  à  travers   les   détours  d'un  long 
corridor,  elle  conduisit  M"'  Maulabert  dans  une  chambre  coquet- 
tement meublée  et  parée.  Cette  élégante  soubrette,  tirée  à  quatre 
éoiDgles,  lui  offrit  ses  soins,  qu'elle  refusa.  Un  grand  feu  flam- 
bait dans  l'âtre.  Avant  de  se  déshabiller,  elle  s'assit  dans  un  fau- 
teuil et  se  plongea  dans  une  rêverie  où  elle  voyait  défiler  devant 
elle  d'aimables  marquises  dont  il  fallait  se  méfier,  d'immenses 
magasins  de  nouveautés  où  l'on  trouvait  des  galeries  de  tableaux 
et  des  billards;   elle  revit  aussi  d'innpmbrables  commis    très 
pommadés  et  très  empressés,  des  montagnes  d'étoffes  de  toutes 
couleurs,  des  bottines  qui  n'allaient  pas  et  qu'on    remplaçait 
par  d'autres  qui  allaient   à  ravir,   mais  qui    faisaient  mal  au 
pied,  des  couturières  qui  se  donnaient  des  airs  d'impératrices, 
d'anciens  présidons  de  chambre  qui  aimaient  à  s'expliquer  par 
énigmes,  des  verres  de  punch,  des  petits-fours,  puis  des  champs 
de  neige,  des  locomotives  essoufilées,  des  stations  où  il  n'y  avait 
pas  de  buffet  et  où  dormaient  dans  un  coin  de  beaux  jeunes  gens 
dont  on  s'engouait  à  première  vue  et  dont  il  fallait  se  dégriser  bien 
yite,  parce  qu'ils  étaient  des  monstres,  et  puis  il  se  trouvait  que 
ces  monstres  vous  connaissaient  et  qu'ils  vous  le  disaient  en  vous 
serrant  la  main...  C'était  à  n'y  rien  comprendre.  Après  cela,  elle 
pensa  à  l'accueil  glacial  que  lui  avaient  fait  son  tuteur  et  sa  tante, 
et  elle  se  réconcilia  quelque  peu  avec  le  beau  jeune  homme  ;  elle 
se  rappelait  qu'il  avait  dit  en  mangeant  un  abatis  de  volailles  : 
«  Le  scepticisme  tolérant,  c'est  bien  quelque  chose.  »  Il  lui  parut 
que  c'était  là  une  belle  et  bonne  parole.  Pourquoi  fallait-il  que, 
parlant  si  bien,  il  eût  des  maîtresses^  et  quelquefois  trois  à  la  fois, 
e(  qu'il  flt  des  gageures  insensées  7 

Éle  quitta  son  fauteuil  pour  commencer  sa  toilette  de  nuit.  Elle 
se  disait  mélancoliquement  :  «  Je  ne  suis  pas  amusante  et  j'ap- 
porte avec  moi  le  typhus.  »  Puis,  agenouillée  devant  son  lit,  elle 
récita  ses  prières.  Comme  elle  les  finissait,  son  visage  s'épanouit, 
s'égaya,  et  elle  dit  à  Dieu  avec  un  demi-sourire,  car  ils  riaient 
quelquefois  ensemble  quand  on  les  laissait  seul  à  seule  : 

—  0  mon  Dieu,  pendant  les  deux  années  qui  vont  venir,  aidez- 
moi  à  me  rendre  amusante  et  à  me  dépêtrer  un  peu,  après  quoi, 
comme  nous  en  sommes  convenus,  je  me  donnerai  à  vous  tout 
entière. 


Tou  hjl  —  1880.  32 


&9S  BBTUK  DBS  UBOK  MOITOBS. 


VIII. 


Si  le  parfait  bonheur  était  de  ce  mondei  IL  Louis  Gautacel  aurait 
été  parfaitement  heuceus.  Il  avait,  eu  pour  père  un  peiît  employé 
de  chemin  de  fer»  hename  d'esprit  et  d'imagination,  qui  avait  le 
goût  des  canaria  et  du  cakul,  t6te  inventive  à  qui  sea  inveotions 
n'avaient  jamais  rien  n^porté.  Dans  leur  enfance»  cet  ingénieux 
calculateur  disait  quelquefois  à  ses  deux  fils  :  «  Toi,  mon  gros  Louis, 
tu  n'es  qu'un. sot,  je  n'ai  aucune  inquiétude  à  ton  sujet.  G'eat 
Antonin  qui  m'inquiète,  il  a  de  l'esprit  ^  il  cherche  quelque  chose, 
il  ne  trouvera  peut*étre  que  l'hôpital.  » 

Cette  prédiction  ne  s'était  accomplie  qu'à  moitié.  Antonin  avait 
bien  pris  le  chemin  de  l'hôpital,  mais  l'hôpital  avait  été  pour  lui 
le  chemin  de  la  gloire  et  de  la  fortune.  Quanta  son  frère,  il  n'avait 
pas  fait  fortune  en  s' endormant  sur  sa  sottise  ;  &  sa  prodigieuse 
confiance  en  lui-même  il  joignait  des  qualités  sérieuses,  l'entente 
des  alTaires,  le  flair  des  occasions  et  le  goût  de  se  remuer.  Comme 
il  achevait  son  apprentissage  dan»  une  maison  d'épicerie  en  gros, 
un  hasard  providentiel  kû  fit  rencontrer  un  pauvre  diable  qui  se 
flattait  d'avoir  découvert  des  procédés  pour  fabriquer  des  p&tes 
alimentaires  supérieures  à  celles  de  Gènes  et  de  Naples.  Persomie 
ne  voulait  croire  à  son  génie  ;  il  avait  le  maintien  timide  et  ne 
savait  pas  donner  de  la  voix.  Louis  Cantarel  eut  la  bonne  idée  de 
croire  ;  il  œtra  en  campagne,  il  réussit  à  se  procurer  des  fonds. 
On  s'associa,  on  s'établit,  et  quelques  années  plus  tard,  l'inventeur 
de  petite  mine  mourut  d'utte  pleurésie,  laissant  Louis  en  possession 
de  ses  procédés  et  de  la  place.  L'usine  prospérait,  mais  TinsUi- 
lation  et  l'outUlage  étaient  insuffisans.  Anionin  commençait  alors  à 
percer.  Il  avait  conquis  l'éternelle  gratitude  d'un  des  rois  de  la 
finance  par  une  opération  fort  délicate,  où  s'était  révélée  pour  la 
première  fois  la  merveilleuse  sûreté  de  son  coup  d'œil  et  de  sa 
main.  Il  fut  bientôt  connu  et  recherché  dans  le  monde  de  la  haute 
banque.  Louis  sut  exploiter  avec  un  art  incomparable  la  renommée 
et  les  relations  de  son  frère,  il  s'en  servit  pour  se  faire  ouvrir  tous 
les  crédits  dont  il  avait  besoin.  Antonin  s'y  prêta,  se  croyant  tenu 
de  le  protéger,  quoiqu'il  n'eût  pour  son  cadet  qu'une  médiocre 
sympathie.  Ge  cadet,  qu'il  aidait  tout  en  le  dédaignant,  put  bientôt 
se  passer  de  sa  protection.  Les  nouvelles  pâtes  alimentaires  acquirent 
une  vogue  immense,  la  fortune  de  Louis  Cantarel  prit  par-dessus 
les  nues,  il  devint  plus  riche  que  son  aîné.  11  faut  lui  rendre  cette 
justice  qu'il  n'avait  point  épargné  ses  peines,  qu'il  s'était  donné 
beaucoup  de  mal,  qu'il  voyait  tout  par  lui-même,  qu'il  savait  jeûner 
et  veiller  quand  la  besogne  pressait.  La  fatigue  le  prit  et  Tambi- 


uoii  ki  vinl.  Les  deux  fils  qui  lui  étalest  nés  de  son  premier  marii^e 
avaient  grwdi,  il  les  avait  Caçoonés  à  son  image.  Le  ^Napoléon  de 
la  Bemottle  et  du  macaroni  avût  formé  ses  Lannes  et  ses  Augereau, 
il  pouvait  kur  confier  sa  victoûeuse  épée.  Il  ne  tarda  pas  à  aban- 
donner i  ses  fils  la  direciion  de  l'usuie.  A  peine  euWl  cinquante- 
quatre  ans,  il  ne  songea  plus  qu'A  jouir  de  la  vie  et  k  contenter  le 
désir  qui  lui  était  venu  d'être  quelque  chose  dans  l'état.  U  n'avait 
eu  jusqu'alors  aucune  opinien  ;  il  était  libre  de  choisir,  son  chou 
ki  bientôt  fait.  Étant  devenu  très  millioimaire,  il  devint  du  même 
coup  très  radicaL  Cela  se  voit  souvent. 

Depuis  le  trionj^e  définitif  de  la  révolutioDi  on  ne  fait  plus 
guère  de  politique  en  France,  Les  révolutionnaires  n'ont  en  tête 
que  des  lois  agraires,  l'abolition  de  l'état  et  de  la  force  armée 
ou  queique  intérêt  de  gueule»  comme  disait  le  fabuliste.  Pour  les 
autres,  la  grande  question  est  celle  des  iofluences  et  de  savoir  qui 
les  exercera.  Chacun  prétend  devenir  un  gros  bonnet,  ce  qui  signifie 
un  homme  qu'on  écoute  quand  il  ^pérore,  qu'on  s'empresse  de 
satisfaire  quand  il  demande,  et  qui  fait  peur  quand  il  menace.  La 
France  républicaine  est  une  armée  qui  a  senti  le  besoin  de  renou- 
veler ses  cadres  ;  c'est  ce  qu'on  ^)pelle  l'avènement  des  nouvelles 
cuucfaes,  d'autres  disent  des  nouvelles  bouches  sociales.  M.  Jour- 
dain singeait  les  comtes  et  les  marqms  et  se  trouvait  fort  honoré 
(le  les  avoir  à  sa  table;  aujourd'hui  M.  Jourdain  dit  au  seigneur 
livrante  :  u  Tu  es  fini,  mon  bonhomme;  ôte-toi  de  là  que  je  m'y 
(nette.  ^  Quoiqu'il  ne  fût  pas  grand  clerc»  l'épaisse  cervelle  du  pro- 
priétaire de  Combard  avait  des  lueurs.  Parmi  les  hommes  de  nou- 
velle couche  qui  aspirent  à  l'autorité,  il  en  est  qui  cherchent  à  la 
conquérir  par  leur  esprit  conciliant  et  par  la  sagesse  de  leurs 
opinions.  M.  Gantarel  s'était  dit  qu'en  temps  de  république,  le  plus 
sûr  moyen  de  réussir  est  d'avoir  de  vigoureux  poumons  et  des  opi- 
nions énormes.  La  nature  lui  avait  donné  les  poumons,  il  se  pro- 
cura les  opinions.  —  «  On  ne  se  met  guère  en  peine,  pensait-il,  de 
contenter  les  gens  raisonnables,  on  les  renvoie  au  témoignage  de 
leur  bonne  crascience.  Acquérea  au  contraire  la  réputation  d'un 
liooune  dangereux  et  bruyant,  on  vous  donnera  tout  ce  que  vous 
demanderez,  et  peutH&tre  doublerfr-tpon  les  morceaux  à  la  seule  fin 
de  vous  faire  tenir  tranquille,  comme  on  donne  du  gâteau  aux 
tafans  qui  crient,  l'expérience  ayant  prouvé  qu'ils  ne  crient  plus 
quand  ils  ont  la  bouche  pleine.  Se  faire  passer  pour  un  danger,  voilà 
le  secret  de  parvenir.  »  Estimant  que  le  métier  de  bon  apôtre  est 
beaucoup  moins  lucratif  que  celui  d'épouvantail,  il  s'appliquait  à  se 
rendre  dangereux,  à  passer  au  rang  de  croquemitaine.  Aussi  son 
rêve  le  plus  cher  était-il  de  voir  prochainement  M.  Louis  Gantarel 
siéger  parmi  les  conseillers  municipaux  de  la  ville  de  Paris,  ayant 


500  KETUE  DBS  OECX  MONDES. 

décidé  que  ce  sont  de  tous  les  hommes  dangereux  de  France  ceux 
qu'on  ménage  le  plus  et  à  qui  on  se  fait  le  plus  de  scrupule  de 
refuser  quelque  chose,  sans  compter  qu'ils  siègent  aux  Tuileries. 

Une  vacance  était  imminente  dans  Tun  des  arrondissemens 
suburbains  de  Paris.  M.  Louis  Gantarel  avait  préparé  de  longue 
mûn  son  élection,  il  se  tenait  assuré  du  succès,  et  son  visage  le 
disait.  A  l'auréole  que  ses  millions  mettaient  autour  de  son  froDt 
s'ajoutait  le  rayonnement  d'une  candidature  heureuse.  11  était  fier 
de  son  passé,  il  jouissait  du  présent,  il  croyait  à  l'avenir  ;  tout  cela 
paraissait  dans  ses  regards  triomphans,  dans  la  bouffissure  de  ses 
joues  et  dans  l'infatuation  de  son  sourire.  —  La  figure  de  votre 
frère  sue  le  bonheur,  avait  dit  un  jour  M.  Yaugenis  à  son  ami 
Antonin.  —  Dites  plutôt  qu'elle  en  dégoûte,  avait  répondu  rémi- 
nent  chirurgien^  qui  deux  ou  trois  fois  Tan  ne  dédaignait  pas  de 
faire  un  calembour. 

Il  ne  faudrait  pas  croire  cependant  que  le  radicalisme  de  M.  Gan- 
tarel ne  fût  qu'un  manège  ou  une  grimace.  Il  avait  choisi  les  opi- 
nions qui  cadraient  le  mieux  à  son  humeur,  à  son  tempérament.  Dès 
sa  jeunesse,  il  avait  été  égalitaire  dans  l'âme.  N'ayant  jamais  appris 
le  latin,  il  aurait  voulu  que  la  loi  interdit  de  l'apprendre;  quiconque 
se  permettait  de  lh:e  Horace  ou  Gicéron  dans  leur  langue  était  traité 
par  lui  de  tète  à  préjugés,  d'esprit  gothique  et  de  perruque.  II  dé- 
testait l'aristocratie  de  l'intelligence  encore  plus  que  l'autre,  et  eu 
général  il  voulait  mal  de  mort  à  tout  ce  qui  le  dépassait.  Si  la  Brie, 
où  il  était  venu  planter  sa  tente,  lui  plaisait  beaucoup,  c'est  que  la 
Brie  est  un  pays  plat  ;  le  voisinage  d'une  montagne  l'aurait  géoé, 
il  n'aimait  pas  à  sentir  quelque  chose  au-dessus  de  sa  tête.  Toute- 
fois mère  Amélie  l'accusait  à  tort  de  ne  pas  croire  en  Dieu  ;  il  goû- 
tait trop  peu  SQU  frère  et  il  chérissait  trop  Robespierre  pour  être 
athée.  Il  croyait  volontiers  à  un  Dieu  bon  enfant  et  bon  vivant, 
sans  exigences  aucunes,  sans  prétentions,  se  laissant  manger  dans 
la  main  et  souffrant  qu'on  lui  frappât  sur  l'épaule,  ennemi  des 
prêtres,  des  simagrées  et  de  toute  l'armée  noire.  Bref,  le  bon  Dieu 
lui  avait  promis  de  se  fahre  laïque  et  même  gratuit,  et  en  retour 
M.  Gantarel  lui  promettait  de  le  rendre  obligatoire. 

Du  reste,  ses  convictions  politiques  consistaient  en  un  certain 
nombre  de  formules  qu'il  répétait  jusqu'à  satiété,  laissant  &  d  au- 
tres le  soin  de  les  expliquer.  Il  étalait  à  la  devanture  de  sa  bou- 
tique ces  paquets  tout  ficelés  et  ne  déballait  jamais.  Il  se  disait 
partisan  a  du  radicalisme  scientifique.  »  Il  prononçait  ces  deux  mots 
avec  l'accent  pénétré  d'un  homme  qui  s'entend,  qui  sait  ce  qu'il 
avance.  Il  avait  refait  l'histoire  de  France  à  sa  manière,  qui  ne  valait 
guère  mieux  que  celle  du  père  Loriquet.  Il  n'admettait  pas  que  ni  les 
rois  par  leur  politique  et  leurs  mariages,  ni  Richelieu  par  son  génie, 


NOIRS  ET  ROUGES.  501 

ni  Mazarin  par  son  habileté,  eussent  été  pour  quelque  chose  dan  s  la 
formation  et  l'agrandissement  du  territoire  ;  les  grands  souverains  et 
les  hommes  de  génie  n'étaient  pour  lui  que  des  sangsues  publiques, 
des  mangeurs  de  peuples.  Il  s'indignait  contre  quiconque  avait  l'ef- 
fronterie de  prétendre  que  François  I*'  avait  protégé  les  arts  et  que 
Louis  XIV  avait  su  son  métier.  Il  convenait  que  Napoléon  l"  avait 
été  a  on  homme  de  quelque  talent,  »  mais  il  ne  l'appelait  jamais 
que  «  ce  monstre.  »  On  jour,  dans  une  réunion  publique,  il  avait 
désigné  Henri  IV  en  ces  termes  :  a  Celui  dont  le  nom  déshonore  un 
de  nos  boulevards.  »  En  revanche,  il  avait  voué  un  culte  à  Etienne 
Marcel;  on  aurait  juré  qu'il  l'avait  connu  personnellement, 
qu'avec  lui  il  avait  humiUé  le  dauphin.  Il  aflBrmait  que  tout  ce 
qui  s'est  fait  de  bon,  d'utile  et  de  judicieux  dans  cet  univers,  a  été 
l'ouvrage  du  peuple  ;  aussi  s'intéressait- il  beaucoup  au  peuple.  11 
entendait  lui  assurer  a  le  bien-être  rationnel,  »  et  il  déclarait  que 
le  fond  de  la  politique  est  de  travailler  a  à  l'intégration  du  citoyen 
par  l'exerdce  de  tous  les  droits  naturels.  »  Il  avait  fondé  un  jour- 
nal, il  s'en  servait  pour  annoncer  chaque  matin  à  ses  électeurs  que 
dès  qu'ils  l'auraient  nommé  conseiller  municipal,  il  consacrerait 
ses  veilles  à  les  intégrer.  Il  est  inutile  d'ajouter  qu'après  l'armée 
noû^,  ce  qu'il  détestait  le  plus  au  monde,  était  l'opportunisme;  il 
était  à  mille  lieues  de  se  douter  que  la  haine  de  l'opportunisme 
ressemble  beaucoup  à  la  haine  du  sens  commun. 

On  connaît  des  millionnaires  radicaux  qui  font  de  leur  richesse 
un  usage  magnifique  et  bienfaisant.  Gomme  s'ils  voulaient  à  la 
fois  satisfaire  leurs  instincts  généreux  et  désarmer  les  ombrages 
d'une  démocratie  jalouse,  ils  s'occupent  de  résoudre  la  question  so- 
ciale, ils  se  font  pardonner  leurs  écus  en  construisant  à  leurs  ouvriers 
et  à  leurs  familles  des  crèches,  des  asiles,  des  écoles  et  des  maisons. 
M.  Gantarel  n'en  usait  pas  ainsi;  il  n'avait  jamais  été  magnifique  et 
généreux  que  pour  Louis  Gantarel.  Le  plus  beau  présent  qu'il  se  fût 
offert  à  lui-même  était  son  château  de  Gombard,  qui  avait  été 
jadis  aménagé,  décoré  et  habité  pendant  quelques  mois  par  M""*^  de 
Pompadour.  Il  avait  fait  rétablir  les  jardins  dans  le  goût  du  temps 
et  restaurer  les  appartemens  par  un  architecte  de  grand  mérite, 
dont  il  avait  eu  le  bon  esprit  de  suivre  docilement  les  avis.  Mais  il 
n'avait  suivi  que  sa  propre  idée  en  commandant  un  buste  de  Dan- 
ton coiffé  d'un  bonnet  phrygien  pour  en  orner  son  grand  boulin- 
grin et  en  installant  dans  son  salon,  pour  y  iaire  pendant  à  trois 
bergères  à  vertugadins  de  Lancret,  un  tableau  exécuté  sur  ses  indi- 
cations très  précises  et  intitulé  :  le  Despotisme  et  la  Superstition 
mis  en  fuite  par  le  flambeau  de  la  Libre  Pensée.  Au  bout  de  la 
terrasse  s'élevait  un  joli  temple  de  l'Amour;  on  y  accédait  par  un 
escalier  de  u:arbre  rose^  et  la  coupole  reposait  sur  douze  colonnes 


502  BEVUE  016   DEUX  MûDODES. 

cannelées.  Soos  cette  coupole,  où  l'on  voyait  dnq  on  m  Gopidoos 
joufflus  foiâtraot  dans  les  naées,  M.  Caniirel  avait  fût  placer  «k 
statue  colosiak»  qui  représeoiah  V Enseignement  laïque  et  oUifa- 
loàrey  flguré  par  un  vieillard  baibu,  à  tête  de  vieux  flewe,  lequel 
déployait  un  aipliabet  sous  les  yeujc  de  deux  marmots  ébeubis  et 
ravis.  C'est  ainsi  que  M.  Gaïuarel  conciliait  ses  opmions«t  ses  goûts, 
c'est  ainsi  qu'il  sauvait  tous  les  ^incipes. 

U  aimait  beaucoup  son  château  et  ne  s'en  cachait  poÔDt.  8od 
désir  de  devenir  conseiller  municipal  de  Paris  s'était  fort  accru 
depuis  que  nos  édiles  tiennent  leurs  séances  aux  Tuileries.  11  lai 
seâiblait  qu'il  aurait  du  plaisir  à  siéger  dans  le  palus  des  rois  et  à 
se  dire  :  a  Autrefois  c'était  eux,  aujourd'hui  c'est  nous,  d  En  aUcn- 
dani,  il  logeait  chez  la  Pompadour,  et  il  se  disait  :  «  ]adis  c'était 
elle,  maintenant  c'est  moi.  »  Il  jugeait  que  c'était  là  le  résumé  véri- 
dique  et  fort  satisfaisant  de  l'histoire  de  France*  A  la  On  de  chaqce 
printemps,  lorsqu'il  revenait  à  Combard,  il  éprouvait  un  saisisse- 
ment de  joie  ^  se  promener  autour  de  son  boulingrin  et  de  son 
buste  de  Danton,  en  jouan/t  avec  sa  canne,  qu'il  prétendait  avoir 
appartenu  à  Robespierre,  et  dont  la  pomme,  qu'U  se  plaisait  à  nur- 
dîUer  du  bout  des  dents,  renfermait  une  miniature  représentant  la 
prise  de  la  Bastille.  U  se  gardait  iHen  de  se  rappeler  que  Bobes- 
pierre  avait  lait  guillotiner  Danton,  il  ne  descendait  pas  dms  ces 
détails.  Quand  il  était  las,  s'asseyant  au  bout  d'une  charmille  soi- 
gneusement tondue,  il  embrassait  du  regard  les  épais  massifs  de  ses 
ombrages,  son  parc  immense  et  séculaire,  ses  jardins  digne:»  du  Iriar 
non,  ses  serres,  la  balustrade  sculptée  de  sa  terrasse,  son  temple 
d'Amour,  son  Enseignemeni  laïque^  et  il  se  sentait  heureux  de  vivre, 
heureux  d'être  lui  et  non  pas  un  autre,  heureux  de  voir  circaler 
ses  laquais  galonnés,  qu'il  avait  choisis  avec  autant  de  soia  qu'en 
mettait  le  père  du  grand  Frédéric  à  trier  sur  le  volet  ses  grenadiers. 
U  lui  semblait  que  la  joie  la  plus  douce  pour  un  homme  de  courte 
taille  est  de  gouverner  à  l'œil  de  grands  diables  qui  ont  la  tète 
de  plus  que  lui.  ils  avaient  été  dressés,  façonnés,  et  en  sa  présence 
il»  étaient  graves  comme  des  bonies.  U  ne  laissait  pas  de  leff 
représenter  de  temps  à  auU'e  qu'ils  étaient  des  citoyens,  et  il  leur 
faisait  des  cours  de  morale  civique.  Une  seule  chose  le  chagrinait 
par  iustans;  il  était  marri  de  pens^  que,  ces  gaillards  a  aiguillette 
et  en  livrée  étant  électeurs  comme  lui,  leur  suffrage  pesait  daos 
Tume  autant  que  le  sien.  Cette  réflexion  morose  lui  causait  de 
courtes  mélancolies,  dont  il  faisait  justice  en  considérant  que,  sans 
aucun  doute,  crainte  d'être  chassés,  ils  votaient  toujours  à  sa  feçoo, 
ce  qui  lui  procurait  treize  voix  au  lieu  d'une.  Mais  pour  en  être 
plus  assuré,  il  eût  aboli  volontiers  le  scrutm  secret,  qu'il  approu- 


I 


NôiBS  ET  lovcns.  50> 

wi  par  prinetpe.  Et  voilà  ot  qoe  c'est  que  d'«7oar  des  laquais^  ceh 
eondamne  aox  iacoiieéquences. 

Quoiqu'il  ne  fût  ni  généreux,  ni  bienfaisant,  quoiqu'on  toute  cir* 
constance  il  ne  prit  conseil  que  de  son  intérêt  ou  de  sa  yanité, 
M.  Cantarel  n'était  point  un  méchaat  homme.  Il  ne  demandait  pas 
mieux  que  de  faire  des  heureux,  pourvu  qu'il  ne  lui  en  coùtftt  rien  ; 
il  ne  défendait  à  personne  de  venir  se  diauffer  au  soleil  de  son  bon-» 
bear,  qui  luisait  à  toute  la  terre.  Feutrée  du  spectacle  était  publique* 
Il  avait  sea  momens  d'humeor,  m  redoutait  ses  incartades;  mais 
il  n'avait  jamais  levé  sur  qui  que  ce  tSit  ses  mains  grasses  et  courtes, 
ses  colères  faisaient  plus  de  bruit  que  de  mal,  et  an  surplus  il  ne 
grêlait  jamais  que  sur  le  persil. 

On  a  parié  d'an  Russe  qui  éprouvait  le  besoin  de  quereller  qnA- 
qu'un  pendant  ses  repas,  autrement  les  morceaux  ne  loi  profitaient 
point.  M.  Cantarel  ressemblait  à  ce  Russe.  Son  premier  soin  en  se 
mettant  à  table  était  d'ouvrir  une  discussion;  il  pérorait,  s'écbauf* 
fait  à  froid,  cela  facilitait  sa  digestion.  Aussi  n'aimait-il  pas  à  dîner 
tète  à  tète  avec  sa  femme.  Il  avait  essayé  mainte  fois  de  la  prendre 
à  partie,  il  s'en  était  mal  trouvé.  Quand  elle  consentait  par  hasard 
à  dégourdir  son  indolence,  elle  avait  la  riposte  cruelle  et  le  propos 
poîatu.  Il  avait  commis  jadis  l'imprudence  de  mettre  le  pied  sur  ce 
guêpier  qu'il  croyait  désert,  et  les  guêpes  l'avaient  piqué.  11  se 
réconcilia  bien  vite  avec  l'enchainement  de  causes  et  d'effets  qui 
l'avaient  amené  à  s^embarrasser  d'une  pupille.  II  lui  parut  dès  le 
second  jour  qu'elle  était  nécessaire  à  son  hygiène.  Entre  la  poire 
et  le  fromage,  il  la  taquinait,  la  houspillait,  lui  décochait  &arce 
épigrammes,  ou  bien,  comme  le  premier  soir,  il  s'amusait  à  la 
contrefaire,  à^oger  ses  tons  et  sœ  mines,  qu'il  traduisait  par  d'hor- 
ribles grimaces,  où  Jetta  ne  se  reconnaissait  pas,  si  modeste  qu'elle 
iftt.  Souvent  aussi  il  lui  disait  : 

-—  Voyons,  soyez  de  bonne  foi,  jeune  captatrice  de  testamens, 
et  expliquezHQOus  un  peu  vos  manèges. 

Alors  elle  rougissait  jusqu'au  blanc  des  yeux;  il  lui  semblait 
qu'elle  avait  envahi  l'héritage.  Elle  s'interrogeait  sérieusement  pour 
découvrir  par  quelles  manœuvres  indélicates,  frauduleuses  et  cri- 
minelles elle  s'était  insinuée  dans  les  bonnes  grâces  et  dans  le  tes- 
tament de  son  grand-oncle.  Mais  elle  avait  beau  torturer  sa  con- 
science, sa  conscience  refusait  d'avouer  son  crime.  Du  reste,  il 
n'y  mettait  ni  fiel  ni  malice  noire.  Il  n'avait  pas  eu  le  déplaisir  de 
la  surprise,  son  frère  l'ayant  prévenu  de  ses  intentions,  et  il  avait 
pris  San  parti  avec  une  philosophie  que  Jetta  admirait.  Elle  lui 
pardonnait  beaucoup  de  choses  en  faveur  de  ce  beau  désintéresse- 
ment, dont  elle  n'eut  l'explication  et  la  clé  qu'un  peu  plus  tard.. 
Sa  revanche,  il  la  consternait  en  lui  répétant  que  ses  cousins  Ini 


50&  BIVDE  DES  DEUX  MONDES, 

voulaient  mal  de  mort,  qu'ils  la  traitaient  tout  haut  de  spoliatrice. 
Et  de  fait,  depuis  son  arrivée  à  Gombard,  ils  affectaient  de  n*j  plus 
reparaître. 

Il  avait  commencé  par  la  subir,  après  quoi  il  s'était  résigné,  et 
bientôt,  malgré  son  aversion  pour  les  béguines,  il  conçut  pour  elle 
une  sorte  d'amitié.  Elle  était  friande  d'affection,  elle  aimait  qu'on 
l'aimât;  aussi  s'occupait-elle  beaucoup  des  autres.  Elle  avait  pour 
son  tuteur,  comme  naguère  pour  ses  malades,  des  empressemens, 
des  prévenances,  des  petits  soins,  auxquels  il  ne  pouvait  s'empécher 
d'être  sensible.  Et  puis  cette  béguine  lui  parut  commode  à  vivre, 
d'humeur  facile,  de  bonne  composition.  Elle  prenait  ses  épîgrammes 
en  bonne  part  et  en  gaité,  elle  ne  se  formalisait  de  rien.  Un  matin 
qu'il  était  allé  la  trouver  dans  sa  chambre  pour  lui  remettre  une 
lettre  de  mère  Amélie  : 

—  Dieu  sait,  lui  dit-il,  les  sornettes  que  vous  conte  cette  vieille 
cagote  I 

Au  même  instant,  il  s'avisa  qu'elle  avait  pendu  à  la  muraiUe, 
entre  les  rideaux  blancs  de  son  lit,  un  crucifix  d'ivoire  dont 
M"*  Thérèse  lui  avait  fait  présent. 

—  Âh  I  par  exemple,  mademoiselle,  s'écria-t-il  en  colère,  je  ne 
veux  par  voir  ça  chez  moi.  Faites-moi  le  plaisir  de  nettoyer  votre 
mur. 

Elle  s'empressa  d'enlever  le  crucifix,  de  faire  disparaître  son  Dieu 
dans  un  tiroir  de  sa  commode.  Elle  n'avait  pas  besoin  de  le  pendre 
à  un  clou  ;  quand  elle  voulait  le  voir,  il  lui  suffisait  de  fermer  les 

Ce  qui  lui  concilia  surtout  la  bienveillance  de  son  tuteur,  ce7a^ 
l'admiration  très  sincère  qu'elle  ressentait  pour  son  château. Jl  la 
jugea  digne  de  l'examiner  dans  tous  ses  détails;  les  dehors  et  les 
dedans,  il  lui  fit  tout  voir,  il  se  donna  même  le  malin  plaisir  de  lui 
montrer  ses  Fragonard,  dont  les  sujets  étaient  un  peu  lestes  et  les 
figures  fort  déshabillées.  Puis  il  lui  dit  :  —  a  Mais  en  voilà  assez, 
vous  pourriez  en  rêver  cette  nuit.  »  —  Les  Fragonard  ne  firent  point 
rêver  W^*  Maulabret;  en  les  lui  montrant,  son  tuteur  n'avait  pas 
même  réussi  à  l'embarrasser.  Les  nudités  l'effarouchaient  moins 
qu'il  ne  pensait;  elle  en  avait  tant  vu  à  l'hôpital  I 

Il  lui  disait  encore,  en  lui  pinçant  tour  à  tour  le  menton, ^la 
joue  droite  ou  l'oreille  gauche  :  —  «  Convenez,  petite  nonne,  que 
cela  vous  fait  quelque  chose  de  loger  chez  la  Pompadour.  »  — ^Ëlle 
n'ignorait  point  que  cette  charmante  marquise  avait  été  la  maîtresse 
d'un  roi  qui  en  avait  plus  d'une.  Cette  histoire  ne  lui  causait  aucune 
émotion.  Mère  Amélie  lui  en  avait  conté  bien  d'autres.  Cela  n'em- 
pêchait pas  qu'elle  n'aimât  les  belles  choses  et  que  le  château  de 
son  tuteur  ne  lui  parût  superbe.  Toutefois  elle  n'avait  garde  dejui 


N0IB8  ET   BOUGES.  505 

confesser  qu'il  lui  semblait  un  peu  trop  grand  pour  lui  et  qpie 
Torgaeil  d'un  petit  bourgeois,  en  se  carranti  en  se  trémoussant,  en 
se  dressant  sur  ses  ergots,  ne  parvenait  pas  à  le  remplir.  Elle  ne 
lui  disait  pas  non  plus  que  les  dessus  de  portes  peints  par  Boucher 
juraient  avec  les  bonnets  phrygiens  et  que  V Emeignement  laïque^ 
trônant  dans  un  temple  d'Amour,  lui  faisait  l'effet  d'un  malotru 
qui,  se  trompant  de  porte,  s'installe  chez  autrui  sans  cérémonie  et 
a  la  sottise  de  s'y  croire  chez  lui...  Elle  gardait  ses  réflexions 
pour  elle  et  se  contentait  d'admirer  ;  il  n'en  demandait  pas  davan- 
tage. 

Du  reste,  elle  le  voyait  peu.  Presque  chaque  matin,  il  se  rendait 
à  Paris,  où  l'appelaient  ses  affaires  et  son  journal,  et  il  ne  repa- 
raissait qu'à  l'heure  du  dîner.  En  sortant  de  table,  il  changeait  de 
linge  et  de  cravate,  accommodait  avec  un  soin  coquet  sa  tête  gri- 
sonnante et  frisée,  qui  ressemblait  à  un  chou  pommé,  rafraîchis- 
sait ses  favoris  bouffans,  parfumait  son  mouchoir,  et,  le  front 
radieux,  faisant  sonner  sur  le  pavé  de  sa  cour  d'honneur  la  canne 
de  Robespierre,  il  se  dirigeait  vers  la  petite  porte  par  laquelle  son 
parc  communiquait  de  plain-pied  avec  les  maigres  bosquets  qui 
entouraient  le  chalet  de  M"""*  de  Moisieux.  Il  ne  revenait  guère  avant 
minuit,  et  Jetta  se  disait  quelquefois  :  «  Qu'ont-ils  donc  à  se  dire  ?  » 
Elle  finit  par  apprendre  qu'ils  jouaient  ensemble  au  bésigue,  elle 
en  fut  confondue.  M"**  la  marquise  de  Moisieux  jouant  au  bésigue 
avec  M.  Louis  Gantarel  !  il  lui  semblait  que  c'était  là  l'un  des 
événemens  les  plus  extraordinaires  de  l'histoire  universelle;  elle  se 
perdait  dans  cet  abîme. 

Si  elle  voyait  peu  son  grand-oncle,  elle  voyait  beaucoup  sa  tante, 
dont  la  société  et  l'entretien  lui  procuraient  un  médiocre  agré- 
ment. M""'  Gantarel,  comme  l'avait  dit  mère  Amélie,  était  une 
vertu  conservée  dans  la  glace.  Sans  un  grand  nez  busqué  qui  la 
déparait  un  peu  et  un  teint  de  lymphatique  où  l'on  ne  voyait  jamais 
courir  le  sang,  elle  eût  été  assez  bien  ;  elle  avait  de  la  tournure, 
un  port  majestueux,  de  belles  épaules,  des  formes  pleines  et  molles. 
Hais,  en  dépit  des  apparences,  cette  grande  femme  était  de  chétive 
santé;  elle  avait  toujours  mal  quelque  part  et  toujours  froid; 
quoique  emmitouflée  comme  au  sortir  d'une  grippe,  elle  grelottait 
sans  cesse,  même  au  coin  d'un  bon  feu  et  dans  un  salon  bien  capi- 
tonné. Il  était  faux  cependant  qu'elle  assassinât  les  gens  du  récit 
de  ses  maux;  elle  n'en  parlait  jamais,  pas  plus  que  d'autre  chose. 
Fille  d'un  conseiller  à  la  cour  de  Paris,  M.  Gantarel  avait  fait  sa 
connaissance  par  l'entremise  de  son  frère  et  de  M.  Yaugenis,  et  il 
l'avait  épousée  sans  dot  dans  le  temps  où,  n'ayant  pas  encore  de 
principes,  ses  ambitions  se  bornaient  à  se  procurer  des  relations 
utiles  et  à  se  pousser  dans  le  beau  monde.  Elle  s'était  prêtée  de  mau* 


600  RETUS  DS8  DEUX  IfOSIDES. 

Ytise  grâce  à  oe  mariage,  sa  famille  avait  dû  lui  forcer  la  Bain, 
Beaucoup  plus  distinguée  que  son  mari,  elle  eut  bientAt  fait  de  le 
juger*  Ses  allures,  son  ton,  ses  manières,  ees  opinions,  deuK  ou 
trois  infidflités  qu'il  lui  fit  lai  ini^èrent  i  sea  endroit  une  «ver- 
sion voisine  de  la  haine.  Après  s'être  révoltée,  elle  se  calma,  ^e  en 
vint  à  la  supporter  silencieusement  comme  elle  supportait  ses  néml- 
gies.  En  le  prenant  par  la  vanité,  il  n'aurait  tenu  qu'à  elle  de  le 
gouverner  ;  elle  dédaigna  de  s'en  donner  la  peine,  le  mépris  est 
dans  ce  monde  le  plus  terrible  des  empéchemens.  Il  la  redoutait, 
quoiqu'elle  s'appliquât  à  ne  le  contrarier  sur  rien,  à  le  laisser 
maître  absolu  de  se  passer  toutes  ses  fantaisies  d'esprit  et  de  cttur. 
Bn  toute  circonstance,  elle  lui  témoignait  une  politesse  glaciale; 
quand  il  la  consultait,  elle  répondait  :  a  Eh  1  bon  Dieu,  faites  ce 
qu'il  vous  plaira.  » 

Son  indifférence,  qvi  allait  au-delà  de  ce  qu'on  peut  croire, 
était  un  système,  un  parti-pris  et  une  sorte  de  passion;  elle  avait 
la  fureur  de*  ne  s'intéresser  à  rien  et  à  personne,  c'était  si 
façon  de  se  venger  de  sa  mésalliance*  Revenue  de  tout,  détachée 
de  tout,  elle  trouvait  moyen  d'être  toujours  seule  en  société. 
Ses  silences  éteient  infinis,  personne  ne  possédait  comme  elle 
k  faculté  de  se  taire.  Était-elle  obligée  de  parler,  elle  abr^eait 
les  paroles  autant  qu'il  était  possible.  Elle  disait  quelquefois  i 
table  :  «...<Buf...gume8...teau.  »  Gela  signifiait  :  «  Jelta,  voulez*vous 
du  bœuf,  des  légumes  ou  du  gâteau?  »  Gela  ne  l'empêchait  pas  de 
bien  gouverner  sa  maison;  ses  monosyllabes  du  moins  étaient 
clairs,  et  comme  M.  Gantarel,  les  grands  laquais  la  redoutaieot. 

Elle  désolait  surtout  Jetta  par  sa  somnolence,  par  ses  assoupis- 
semens,  par  ses  perpétuels  bàillemens.  Quand  on  lui  demandait  de 
ses  nouvelles,  elle  répondait  en  b&iliant;  quand  on  mettait  tin 
tabouret  sous  ses  pieds,  elle  bâillait  en  remerciant.  Elle  employait 
une  notable  partie  de  son  temps  à  tricoter  des  bas,  des  camisoks, 
des  gilets  de  laine  pour  les  pauvres;  mais  elle  les  faisait  distribuer 
par  sa  femme  de  chambre.  Elle  consentait  à  secourir  les  malheo- 
reux,  pourvu  qu'on  la  dispensât  de  les  voir.  Lorsque  Jetta  lui  pro- 
posa de  l'aider  dans  ses  tricotages,  elle  ne  répondit  ni  oui  ni  non. 

Tandis  que,  dans  le  chalet  voisin,  une  grandeur  naissante  jouait 
au  bésigue  avec  une  grandeur  déchue.  M"'  Maulabret  passait  ses 
soirées  à  tricoter  seule  à  seule  avec  M""*  Gantarel  sans  qu'il  lui  fût 
possible  de  savoir  si,  oui  ou  non,  elle  lui  était  agréable  en  faîdant. 
il  régnait  de  mornes  silences  qui  lui  pesaient  comme  une  chape  de 
plomb.  Nul  autre  bruit  que  le  cliquetis  sourd  des  longues  aiguilles 
de  bois  et  que  le  battement  spasmodique  d'une  vieille  pendule  yri- 
cieuse,  mais  enrhumée.  81  l'ombre  de  la  Pompadour  était  revenue 
visiter  son  château ,  elle  aurait  trouvé  peut-être  que  la  vie  qu'on  y 


Nonur  ET  BOWBS.  507 

menait  manquait  de  galté.  De  loin  en  loin  et  comme  par  miracle, 
M'»*Gantarel  adressait  une  question  à  Jetta;  elle  lui  demandait  com- 
ment s'habillaient  les  augustines  et  quelles  étaient  les  règles  de 
leur  communauté.  Jetta  répondait  wec  un  empressement  fiévreux. 
D*UDe  Toix  précipitée,  elle  accumulait  les  phrases  Tune  sur  Tautre» 
cawma  si  elle  eût  jeté  au  feu  copeaux  sur  copeaux  et  des  cotrels 
entiers  pour  f«tdre  un  bloc  de  glace  qui  faisait  mine  de  dégeler» 
Son  illusion  était  coiarte.  H^^Caotarel  laisath  échapper  ses  aiguille», 
fermait  un  «1,  psûs  Tautre.  Dmrmait-elle  ou  ne  dormait-elle  pas? 
On  n'en  savait  rien.  Au  coup  de  onzo  heures,  elle  s'élirait  les  bras 
et  diiait  en  bâillant  : 

—  C'est  assez  jaser,  ma  chère;  alloos  nous  coucher. 
Gependaut  on  a  toujours  un  intérêt  dans  la  vie;  rindifféreace 

absolue  est  un  régime  aussi  impossible  à  l'&me  que  Le  jeAne  abscAu 
Test  au  corps.  Jetta  finit  par  découvrir  que  M'"*  Cantarel  avait  un 
goût  très  vif  pour  un  coq  et  une  pouke  nègres,  qu'elle  avait  achetés 
an  Jardin  d'acclimatation.  Jours  de  pluie,  jours  de  neige,  jours  de 
verras,  elle  leur  rendait  vtsite  dans  leur  poulailler  et  les  aourris- 
."^it  de  sa  main.  Elle  fit  une  fois  à  Jetta  la  grâce  de  les  lui  présen- 
ter. AgeaoQillée,  elle  lui  faisait  admirer  leurs  jolies  pattes  courtes, 
leur  tête  fine,  leur  œil  vif,  leur  arôte  et  leurs  barbillans  d'un 
pourpre  sombre,  pareils  à  un  coquelicot  très  mûr  qui  commence  à 
se  faner,  leur  plumage  blanc,  soyeax,  léger,  que  soulevait  le  moindre 
souffle  et  qui  laissait  transparaître  leur  peau  noire.  Jetta  vit  passer 
siur  les  lèvres  de  sa  tante  un  sourire  pâle  et  frileux  coaune  un 
soleil  d'hiver,  mais  enfin  c'était  un.  sourire  et  c'était  presque  du 
adeil. 

Ainsi  s'écoulaient  dans  le  château  de  la  Pompadour  les  journées 
de  M^  Maulabret  ;  il  n'y  avait  pas  là  de  quoi  lui  faire  oublier  son 
bàpital.  Heureusement  M"*»  de  Moisieux  était  là,  &  deux  pas,  et 
H*"  de  Moisieux  était  une  femme  qui  parlait,  qui  écoutait,  qui  se 
fusait  toute  à  tous.  Le  ciel  Tarait  envoyée  à  Combard  pour  y  être 
la  ressource  d'un  tuteur  et  de  sa  pupille,  qu'elle  se  plaisait  à  voir 
l'un  et  l'autre,  mais  séparément,  n'aimant  pas  à  dire  devant  l'un 
ceqtfde  disait  devant  Fautre*  Presque  chaque  jour,  elle  envoyait 
cbeither  Jetta.  Elle  avait  mille  choses  à  lui  conter,  mille  questions 
à  loi  faire,  mille  conseils  à  lui  donner. 

Cn  soir  qu'elles  revenaient  ensenable  de  Paris,  elle  lui  dit  : 

—  Vous  savez,  ma  belle,  que  les  contraires  s'attirent  et  s'épou- 
sent. Yous  ne  sauriez  croire  combien  votre  douceur  platt  à  ma  viva- 
cité  et  voire  innbcence  à  mon  désabusement.  Enfin  c'est  une  vraie 
passion,  et  j'emploie  des  heures  à  découvrir  le  moyen  de  vous  avoû* 
à  moi  pour  le  reste  de  ma  vie,  mais  je  ne  l'ai  pas  encore  trouvé. 

Elle  meii;tait7  elle  l'avait  trouvé  depuis  longtemps. 


50S  RETUB  DBS  DEtJX  MOinOES. 


IX. 

Les  neiges  de  décembre  avaient  fondu;  l'air  était  froid,  mais 
sec,  et  par  intervalles,  le  soleil,  venant  à  percer,  en  adoucissût  la 
crudité.  M""*  de  Hoisieux  avait  reproché  à  Jetta  de  ne  pas  venir  la 
voir  sans  qu'elle  la  fit  chercher.  Par  une  belle  après-midi  de  mi- 
janvier,  Jetta,  pour  lui  complaire,  se  rendit  d'elle-même  an  chalet. 

Elle  n'y  allait  jamais  sans  se  livrer  à  de  profondes  réflexions  sur 
les  étonnantes  vicissitudes  des  choses  humaines.  M.  de  Hoisieax 
avait  possédé  à  Gombard  de  grands  bois  et  une  belle  chasse;  il 
s'en  était*  défait  dans  un  moment  de  détresse.  De  ce  domaine  il  ne 
restait  qu'un  chalet,  un  jardin  et  quelques  charmilles,  qui  n'avaient 
pas  trouvé  d'acquéreur  et  dont  sa  veuve  s'était  accommodée  en 
attendant  des  jours  plus  heureux.  Elle  avait  tenu  à  prouver  à  ses 
créanciers  que  la  brebis  n'avait  plus  de  laine.  Le  chalet  était  con- 
fortable, coquettement  meublé,  mais  fort  petit.  Le  jardin  n'était 
guère  qu'un  potager.  Les  charmilles,  mal  entretenues,  tombant  de 
vétusté,  conduisaient  à  un  ajoupa  qui  avait  commandé  longtemps 
un  joli  point  de  vue  et  qui  ne  pouvait  se  consoler  de  l'avoir  perdu; 
il  n'avait  plus  devant  lui  qu'un  grand  mur  de  clAture,  hérissé  de 
tessons  de  bouteilles.  C'est  dans  ce  modeste  enclos  que  s'était  con- 
finée une  femme  qui  avait  mené  jadis  une  si  grande  existence,  qui 
avait  été  l'âme  de  tant  de  fêtes  I  De  l'autre  côté  de  la  haie  s'épa- 
nouissait, se  pavanait  l'opulence  d'un  petit  bourgeois,  lequel  pos- 
sédait un  parc  magnifique  dont  les  allées  étaient  si  bien  rati^ées 
qu'on  osait  à  peine  s'y  promener,  des  serres  admirables  où  Ton 
récoltait  du  raisin  mûr  en  plein  hiver,  un  chef  qu'il  avait  hérité 
d'un  ambassadeur,  dix  chevaux  dans  ses  écuries,  des  équipages  et 
des  livrées  qui  éblouissaient  tout  Gombard,  un  château  historique 
dont  il  n'habitait  qu'une  aile,  ayant  dû  renoncer  à  remplir  ces 
grands  espaces  où  s'engloutissait  l'orgueil  d'un  petit  homme. 

Jetta  approchait  de  la  petite  porte  quand  elle  se  rappela  qu'une 
heure  auparavant  elle  avait  vu  la  Victoria  de  son  tuteur  se  diriger 
du  côté  de  la  gare  pour  aller  l'attendre.  Il  fallait  croire  que  ce  jour- 
là,  par  exception,  il  était  revenu  de  Paris  au  milieu  du  jour;  peut- 
être  en  ce  moment  était-il  au  chalet.  Elle  avait  constaté  qu'il  n'ai- 
mait pas  qu'on  le  dérangeât  dans  ses  aparté  avec  M"*  de  Moisieux; 
elle  n'était  pas  encore  assez  philosophe  pour  démêler  les  causes, 
mais  les  effets  n'échappaient  pas  à  sa  clairvoyance,  car  on  peut  être 
à  la  fois  très  innocente  et  très  fine.  Elle  allait  rebrousser  chemin 
lorsqu'elle  aperçut  Lara  qui  accourait  à  sa  rencontre. 

Lara  était  un  petit  Grec  fort  éveillé  qui  venait  d'attraper  ses 
dix-huit  ans.  M.  de  Moisieux  l'avait  ramassé  autrefois  sur  les  quais 


NOIRS   ET  R0UGB8.  609 

de  Beyrouth,  ramené  à  Paris,  attaché  à  sa  personne.  La  marquise 
prétendait  qu'il  ne  lui  servait  à  rien,  qu'elle  le  gardait  en  souve- 
nir de  son  mari,  qui  lui  avait  recommandé  avec  instance  le  petit 
bonhomme  ;  à  ce  compte,  il  eût  été  le  complément  des  sept  por- 
traits. Toutefois  elle  le  calomniait,  il  lui  servait  à  beaucoup  de 
choses.  Il  lui  tenait  lieu  des  douze  laquais  de  M.  Gantarel,  il  était 
son  factotum  et  tour  à  tour  son  maître  d*h6tel,  son  écuyer  tran- 
chant, son  valet  de  pied,  son  trotteur,  son  groom,  qui  l'accompa- 
gnait dans  ses  rares  promenades  à  cheval.  II  avait  ses  défauts;  il 
n'était  pas  commode  à  vivre,  ayant  l'humeur  orageuse,  emportée, 
se  mêlant  volontiers  de  ce  qui  ne  le  regardait  pas,  disant  en  toute 
circonstance  son  mot,  qu'on  ne  lui  demandait  point.  Mais  il  fallait 
tout  lui  pardonner,  tant  il  était  joli  garçon.  Quand  il  traversait  le 
Yillage,  vêtu  de  sa  large  fustanelle  et  de  sa  veste  brodée,  coiffé  de 
son  fez  rouge  à  mouchet  bleu,  femmes  et  filles  écartaient  leurs 
rideaux  ou  s'avançaient  sur  le  pas  de  leur  porte  pour  le  regarder 
passer.  Il  ne  daignait  pas  s'en  apercevoir  ;  il  avait  l'esprit  ailleurs 
et  la  tête  dans  les  nues. 

Lara  avait  pris  M.  Gantarel  dans  une  sainte  horreur,  il  aurait  été 
heureux  de  lui  jouer  les  plus  mauvais  tours  du  monde.  En  revanche, 
il  voulait  du  bien  à  sa  pupille,  il  l'honorait  de  sa  protection,  il  dai- 
gnait approuver  la  marquise  de  l'avoir  admise  dans  son  intimité. 
Cet  effronté  petit  homme  confessa  un  jour  à  la  cuisinière  qu'il 
serait  tombé  amoureux  de  M"''  Maulabret,  s'il  avait  eu  le  cœur 
libre. 

—  Et  qui  l'a  pris,  ce  joli  cœur? 

—  C'est  mon  secret,  répondit-il,  et  il  poussa  un  profond  soupir. 

—  Oh  I  monsieur  n'a  pas  besoin  de  dire  à  qui  il  en  a,  on  s'en 
doute,  répliqua-t-elle,  petit  malheureux  ! 

En  voyant  approcher  Lara,  M"*  Maulabret  remarqua  qu'il  avait 
les  yeux  rouges  et  l'air  féroce.  Elle  n'osa  pas  lui  demander  comme 
la  cuisinière  à  qui  il  en  avait;  elle  n'était  pas  questionneuse.  Elle 
se  contenta  de  s'informer  si  la  marquise  était  chez  elle  et  si  elle 
était  seule. 

—  Toute  seule,  mademoiselle,  répondit-il  avec  empressement. 
Madame  est  dans  son  ajoupa  ;  allez  bien  vite,  elle  vous  attend. 

Était-ce  de  sa  maîtresse  qu'il  avait  appris  à  mentir?  Un  petit 
Grec  qui  a  battu  le  pavé  à  Beyrouth  n'a  pas  besoin  qu'on  lui  enseigne 
cet  art  utile  et  même  nécessaire.  Le  fait  est  que  la  marquise  était 
bien  dans  son  ajoupa,  mais  qu'elle  n'y  était  pas  seule  et  qu'elle 
n'attendait  point  M"«  Maulabret. 

Gomme  elle  se  promenait  le  long  de  ses  charmilles  dépouillées, 
elle  avait  vu  arriver  M.  Gantarel,  et  lui  montrant,  sans  la  lui  faire 
lire  une  lettre  qu'elle  tenait  à  la  main,  elle  lui  avait  crié  : 


btO  REVUE  D8S  DEUl  WfJiNBiLS. 

—  Vous  voyez  ht  phcs  heareuse  des  mères.  Oq  m'écrit  de  Lon- 
dres qu'on  sera  ici  demain  dans  Taprèshinidi.  lagez  de  ma  joie.  11 
y  a  de«ix  graadeS'  aimées  que  je  ne  Tai  embrassé,  ce  mécbam 
garçon. 

—  Fort  bien  I  fort  bien;!  r^ondit^-il.  Et  moi,  madame,  je  m'em* 
presse  de  vous  annoncer  que  j'ai  fait  ce  malin  ce  dont  noas  étions 
convenus.  Oui,  madame,  pour  vous  cMiplaire,  j'ai  sollicité  une 
audience  de  ce  faux  grand  homme,  de  ce  roi  des  opportcmistes...  Je 
voua  laisse  à  deviner  ce  qu'il  m'en  a  coûté,  voua  savez  à  que)  po'mt 
l'opportunisme:  m'est  ^eux...  Eh  bien  !  je  l'ai  courtisé,  cet 
bomme,  je  Fai  flagoméi,  je  me  suis  fait  petit,  humble,  plat,  cbien 
couchant... 

—  Je  vous  sais  capable  de  tout  pour  obliger  vos  amis,  dit-elle 
avec  un  sourire  enchanteur.  El  aurons-nous  cette  place  de  second 
secrétaire  ?  Nods  donne-t^n  des  espérances? 

—  Gouci  coud...  Il  paratt,  madame,  qu'en  1899  M.  votre  fils  a 
été  attaché  comme  troisième  secrétaire  à  l'ambassade  de  Berlin  et 
qu'il  n'y  a  pas  laissé  les  meilleurs  souvenirs. 

—  Pure  cabmnre,  mon  cher  monsieur  Cantarel.  Lésian'ajamiL^ 
péché  que  par  trop  de  défiance  de  lui-même,  par  un  excès  de  mo- 
destie et  de  timidité.  Il  a  eu  de  la  pdne  à  mûrir,  mais  le  Toilà 
formé.  On  n'est  plus  timide  k  vingtnsept  ans. 

—  Je  veux  le  croire  ;  mais,  chère  madame,  il  y  a  le  nom  q« 
déplatt.  Eh  I  oui,  il  est  difficile  d'admettre  que  les  fils  de  certains 
pères  puissent  servir  loyalement  la  république. 

La  marquise  prit  son  plus  grand  air,  son  air  des  Tuileries,  poor 
expliquer  à  M.  Caoïtarel  qu'on  s'était  bien  trompé  sur  le  réle  qu'a- 
vait joué  M.  de  Hoîsieux  sous  Fempire.  Oa  l'avait  considéré  comme 
un  favori  du  maître,  quoiqu'il  n'eût  jiamais  rien  dû  à  la  faveur, pmir 
un  fervent  impérialiste,  et  cependant  il  avait  toujours  eu  de  vives 
sympathies  pour  le  régime  parlementaire.  Elle  démontra  à  son  Toism 
que  ce  mort  dont  elle  chérissait  la  mémake  s'était  conduit  en  vrai 
citoyen,  presque  en  héros  ou  du  moins  en  conseSIer  franc  et  cou- 
rageux, blâmant  les  fautes,  prévoyant  et  dénonçant  les  catastrophes, 
montrant  aux  aveulies  l'abtme  où  ils  couraient  ;  car  il  se  trouve 
qu'aujourd'hui  tout  le  monde  a  blâmé  les  fautes,  prévu  les  ciftt- 
strophes  et  prédit  l'abtme*  S'il  n'avait  tenu  qu'à  liii,  la  France  eût 
été  sauvée.  Bref,  elle  révélait  à  M.  Cantarel  un  M.  de  Moisieux  tout 
nouveau,  que  personne  n'avait  conivu..  Elle  accordait  tostefois  (fit 
l'empereur  avah  en  pour  eux  de  bons  procédés,  mai»  il  y  aval 
beaucoup  à  rabattre  de  tout  ce  qu'on  avait  dit  à  ce  sujet,  et  elle 
en  rabattait  tamt  qu'il  ne  restait  presque  rien;  c'était  l'empereur 
qui  leur  en  redevait.  Les  ingrats  s'entendent  à  simpfifier  les  coznptes 
par  parties  doubles,  ik  bifTent  d'nn  trait  une  des  colonnes,  et  à  cet 


noms  ET  R0TOI8.  %li 

éptnl  les  ingrates  sont  encore  plus  {habiles  que  les  ingrats.  Les 
femmes  ont  on  art  particulier  pour  [se^^débairasser  des  faits  et  des 
soayenirs  qui  les  gênent  ;  éHes  escamotent  en  se  jouant  les  plus 
hrards  paquets* 
H"*  de  Moisieux  termina  son  discours  par  ces  mots  : 

—  Non,  mon  voisin,  ce  n'est  pas' le][régîme 'que  nous  aimions, 
Doas  l'avons  servi  malgré  nous;  maisSious  avions,  je  le  confesse, 
qoelqne  attabhement  pour  l'iiomme... 

—  Pour  Thomme  de  décembre  l^Vinterrompit  M.  Gantarel,  en 
éclatant  comme  une  bombe. 

—  On  peut  être  un  criminel,  reprit-elle  avec  un  ton  de  coura- 
geuse franchise,  et  avoir  certaines  qualités  de  cceur.  C'était  le  cas 
de  ce  rêveur  inappliqué,  mais  il  n'est  plus.  Je  me  sens  déliée 
de  tout  engagement.  Pour  ce  qui  est^  de  lésîn,  il]^vîent  dépasser 
deox  ans  aux  États-Dnis,  et  il  en  revient,  paralt-0,  plus  républicain 
et  phs  rouge  que  vous,  monsieur  Cantarel  ;  vous  en  jugerez  dès 
demûn. 

—  Ce  n'est  pa^  moi  r[u'il  faut  convaincre,  ma  chère  voisine, 
répliqua-t-il,  c'est  Thomme  qui  peut  tout,  lliomme  qui  dispose  de 
toutes  les  places,  l'homme  *que  la  France  adore,  car  il  faut  tou- 
jours qu'elle  adore  quelqu'un.. •  Enfin  cet  homme,  j'ai  si  bien  su  le 
prendre  qu'en  me  reconduisant!  il  m'a  fait  un^charmant  sourire  et 
m'a  dit:  «  Monsieur  Cantarel,  je  vous  donne  ma  parole  que  le  jour 
où  vous  serez  élu  conseiller  municipal  de  Paris,  le  Jeune  marqcas 
de  Moisieux  sera  nommé  second  j^secrétaire.  »  Or,  madame,  mon 
élection  est  sûre. 

Elle  lui  tendit  la  main,  en  disant  : 

—  Que  vous  me  rendez  heureuse  I  Dans  quelques  heures  d'ici  ce 
pauvre  Lésin  saura  tout  ce  qu'il  vous  doit. 

Il  lui  jeta  un  regard  en  coulisse. 

—  Eh  I  dit-il,  je  me  soucie  ^eu  de  sa  reconnaissance,  c'est  à  la 
Titre  que  je  prétends. 

—  Doutez-vous  qu'elle  vous  soit  acquise  depuis  longtemps  ? 

—  Je  doute  de  tout,  oui,  madame...  Ayez  pitié  de  moi  et  de 
mes  espérances. 

—  Tos  espérances  I ..  Ah  1  monsieur  Gantarel,  vous  m'aviez  promis 
de  ne  plus  m'en  reparler. 

-^  Et  j'ai  tenu  ma  promesse  jusqu'aujourd'hui;  mais  je  suis  à 
Jxmtde  patience,  3  faut  que  je  parle...  Ne  voyez-vous  pas  que  je 
*che,  que  je  me  consume,  que  je  dépéris?.. 

—  Il  faut  vous  en  croire,  dit-elle  en  riant,  quoiqu'il  n'y  paraisse 
gnère. 

--  Ne  riez  pas,  madame...  iPas  plus  tard  qu'Mer,  il  m'a  pris  une 
terrible  envie  de  me  tuer. 


512  R£?UE  DES  DEIJX  JI0NDE8. 

—  Vous  me  faites  frémir.  ••  Là,  mon  pauvre  ami,  que  devien- 
draient la  France  et  Lésin  7 

II  la  regarda  de  nouveau  en  coulisse  et  s'écria  :  —  Âh  I  marquise! 
marquise  I  —  Et  il  promenait  sa  langue  sur  ses  lèvres,  comme  pour 
mieux  savourer  ce  mot  qui  lui  semblait  aussi  doux  qu'un  nectar. 
Il  se  consulta  un  instant,  il  se  tâtait  pour  savoir  ce  qu'il  pouvait 
oser,  et  bientôt,  passant  par  degrés  des  notes  les  plus  graves 
de  son  clavier  aux  plus  suaves  et  aux  plus  flûtées,  il  prononça 
tout  d'une  haleine  cette  phrase  qui  se  termina  dans  un  chucho- 
tement mystérieux  : 

—  Ah  I  marquise  I  ah  I  chère  madame,  quand  donc  aurez-vous 
pour  moi  des  bontés  7 

Puis,  d'une  voix  qui  se  mourait  : 

—  Géraldine,  Géraldine,  le  voudrez-vous7 

M"*  de  Moisieux  tressaillit  comme  un  pur-sang  avec  lequel  le 
palefrenier  qui  le  panse  se  permet  des  familiarités  incongrues.  Elle 
regardait  M.  Gantarel  de  travers,  partagée  entre  l'indignation  que 
lui  causait  l'excès  de  son  audace  et  l'envie  qu'elle  avait  d'en  rire. 
Elle  finit  par  lui  dire  d'un  ton  pincé  : 

—  Vraiment,  monsieur  Gantarel,  vous  vous  oubliez. 
Il  répondit  avec  aigreur  : 

—  C'est  ce  matin,  madame,  que  je  me  suis  oublié  en  allant 
faire  antichambre  pour  vos  beaux  yeux  chez  un  grand  homme,  moi 
qui  déteste  également  les  grands  hommes  et  les  antichambres... 
Et  je  me  suis  encore  oublié  le  jour  où  je  n'ai  pas  craint  de  m'a- 
baisser  aux  dernières  supplications  pour  fléchir  le  plus  féroce  de 
vos  créanciers.  •. 

—  Mes  créanciers  et  le  reste,  tout  y  passera,  dit-elle;  tout  cela 
est  inscrit  dans  votre  grand  livre,  et  vous  me  présentez  votre  fac- 
ture... Vous  êtes  par  trop  commerçant,  monsieur  Gantarel. 

Il  allait  prendre  la  mouche,  se  fâcher  sérieusement.  Elle  se 
repentit  de  sa  vivacité  ;  elle  changea  tout  à  coup  de  visage,  et  bais- 
sant les  yeux,  rougissant  comme  une  jeune  fille  : 

—  Hais  je  ne  réussis  pas  à  m'indigner,  dit-elle. ..  Oh!  mon  voi- 
sin, que  vous  êtes  un  homme  dangereux  I 

Ge  mot  suffit  pour  dissiper  le  gros  nuage  qui  s'amassait  entre 
ses  deux  sourcils.  Être  considéré  comme  un  danger  par  le  gouver- 
nement et  par  les  femmes  passait  dans  son  esprit  pour  le  degré 
suprême  de  l'humaine  félicité.  Il  recouvra  sa  belle  humeur,  il 
caressa  du  bout  des  doigts  ses  favoris  bouQans.  Après  quoi  il  re- 
garda la  marquise  d'un  air  à  la  fois  tendre  et  goguenard,  en  fu- 
sant danser  dans  le  creux  de  sa  main  sa  lourde  chatne  de  montre 
et  ses  breloques  massives.  Il  avait  l'air  de  dire  :  Yoilà  ce  que  nous 
pesons  I 


NOIRS  ET  BOUGES.  513 

—  Mon  Dieul  reprit-elle,  si  je  pouvais  me  résoudre  à  avoir  une 
faiblesse,  si  à  mon  ftge  je  consentais  à  compromettre  une  réputa- 
tion qui  a  traversé  impunément  les  cours.  •• 

Il  se  permit  de  rire  et  de  l'interrompre. 

—  On  assure  pourtant... 

—  Vous  ajoutez  donc  foi  à  tous  les  sots  propos  7 

—  Eh  1  marquise,  c'est  le  secret  de  Polichinelle,  de  toute  la 
France,  de  tout  l'univers. 

—  L'univers,  la  France  et  Polichinelle  en  mettent  toujours  dix 
fois  plus  qu'il  n'y  en  a. 

—  Mais  enfin,  dit-il  d'un  ton  plaintif,  quel  plaisir  trouvez-vous 
à  tenir  un  pauvre  homme  sur  le  gril  et  à  prolonger  indéfiniment 
SOD  supplice?  Voyons,  quelles  raisons  pouvez-vous  avoir  pour  me 
martyriser  ainsi  ? 

—  J'en  ai  beaucoup  et  d'excellentes.  D'abord  je  ne  crois  pas  à 
YOtre  amour...  Non,  ne  vous  récriez  pas.  Pure  affaire  de  vanité, 
mon  pauvre  ami.  Vous  avez  décidé  que  je  serais  votre  première 
marquise.  L'autre  est  morte,  celle  dont  vous  avez  le  château,  et 
qu*est-ce'q[u'un  château  sans  marquise?  Âhl  si  vous  aviez  quelque 
chance  d'avoir  la  Pompadour,  vous  ne  penseriez  pas  à  moi.  Ne 
vous  fâchez  pas,  vous  dis-je.  Vous  savez  bien  qu'une  femme  qui 
raisonne  est  près  de  se  rendre.  Eh  1  oui,  je  me  rendrais  peut-être, 
n'était  la  peur  que  j'ai  que  vous  ne  soyez  un  indiscret,  que  vous 
n'ayez  le  bonheur  un  peu  bruyant.. •  Je  vous  soupçonne  d'être  un 
pea  trompette,  monsieur  Gantarel. 

—  Moi  y  trompette  I  Je  vous  assure. •• 

—  Et  moi  je  vous  affirme,  interrompit-elle,  que  je  suis  une  vieille 
femme.  Ahl  si  vous  saviez,  mon  ami,  à  quel  point  je  suis  revenue, 
dégrisée,  guérie  de  tout!..  Je  ne  suis  plus  que  mère;  ah!  par 
exemple,  je  le  suis  comme  une  lionne...  Ehl  que  sait-on?  quand  je 
serai  délivrée  de  mes  soucis  maternels,  quand  mon  cher  enfant... 

—  Mais  puisque  je  vous  dis  que  le  grand  homme  m'a  donné  sa 
parole. 

—  Ce  n'est  pas  tout  que  cette  place  de  deuxième  secrétaire.  Ce 
mariage,  ce  fameux  mariage  !.. 

—  Eh  bieni  ma  parole  à  moi,  ne  l'avez-vous  pas? 

—  Mais  notre  jeune  fille  voudra-t-elle  î 

--  Je  voudrais  bien  voir  qu'elle  ne  voulût  pas,  dit-il  en  se  car- 
rant. Me  prenez-vous  par  hasard  pour  un  tuteur  de  comédie?  Et 
d'ailleurs  à  quoi  songez-vous  là  ?  Je  vous  dis,  moi,  qu'à  la  seule 
pensée  de  devenir  marquise,  son  petit  cœur  bondira  de  joie. 

—  Vous  ne  craignez  pas  que  ses  scrupules,  que  mère  Amélie?.. 

—  Qu'elle  s'avise  de  faire  la  mijaurée,  elle  verra  beau  jeul.. 

ton  juu  ^  iSSO  33 


Mi  RETUE  DBS  BEn  SONDES. 

H ûs  lûssez  donc,  elle  ne  s'en  avisera  pas.  Elle  a  moins  de  sera- 
paies,  elle  est  plus  dégourdie  que  vous  ne  pensez.  Je  la  vois  tous 
les  jours  sabler  mon  chftteau-yquem  et  je  vous  jure  qu'elle  y  prend 
goût.  Tenez  plutôt,  je  lui  ai  montré  mes  Fragonard.  Croyez-vous 
qu'elle  ait  bronché?, •  Je  vous  répète  qu'elle  est  &  vous;  tenez  ce 
mariage  pour  fait. 
Ils  venaient  d'entrer  dans  l'ajoupa^ 

—  Marquise,  continua  M.  Gantarel,  commerçant  je  suis  et  je  res- 
terai, et  j'estime  que  dans  ce  siècle  il  est  bon  de  donner  un  caractère 
commercial  aux  engagemens  du  cœur.  Faisons  ensemble  un  marché, 
et  jurez-moi  que  le  jour  où  H.  votre  fils  épousera  ma  pupille... 

—  Pas  un  jour  plus  tôt,  interrompit-elle  vivement. 

—  Hais  pas  un  jour  plus  tard,  s'écria-t-41  en  tombant  à  ses 
genoux  et  cherchant  à  lui  prendre  la  main  pour  la  baiser. 

^-  Eh  !  grand  Dieu,  relevez-vous  donc  I  disait*elle.  Yons,  dans 
cette  posture  I...  Avec  vos  opinions,  vos  principes  I 

--«  Debout  devant  les  tyrans,  à  genoux  devant  les  femmes!  vofli 
ma  devise,  et  je  suis  résolu  à  ne  pas  me  relever  avant  que  vous 
m'ayez  promis... 

-^  Tout  ce  qu'il  vous  plairai  s'écria-t-elle  dans  un  monveoKDt 
d'effroi,  mais  debout  1 

Elle  venait  d'entendre  le  bruit  d'un  pas,  et  l'amoureux  sexagé- 
naire, amoureux  depuis  deux  ans,  sexagénaire  depuis  deux  jours, 
l'entendit  aussi.  Malheureusement  sa  corpulence  et  sa  pelisse  con- 
trariaient ses  efforts,  il  n'était  pas  encore  sur  ses  pieds  quand  Jetta 
parut  à  l'entrée  de  Tajoupa.  EUe  n'avait  pas  saisi  un  mot,  mais  elle 
avait  des  yeux. 

—  Eh  !  ma  belle,  vous  arrivez  fort  à  propos,  lui  dit  la  marquise 
en  l'embrassant.  Aidez  donc  votre  tuteur  à  retrouver  une  perle  de 
mon  bracelet,  qui  vient  de  se  détacher. 

L'innocente  Jetta  se  mit  à  chercher  la  perle,  et  quoiqu'elle  eftt 
bonne  vue,  elle  ne  la  trouva  pas.  En  ce  moment,  Lara  sortit  d'an 
buisson  ;  il  était  toujours  fourré  où  il  n'avait  que  faire. 

—  Bah  !  vous  vous  donnez  trop  de  peine,  Jetta,  dit  la  marquise. 
Laissez  chercher  ce  petit  homme,  qui  a  de  meilleurs  yeux  que  vom. 

Là-dessus  elle  essaya  de  parler  d'autre  chose,  mais  l'entretien 
languissait,  expirait  à  chaque  instant.  En  se  retrouvant  sur  ses 
pieds ,  H.  Gantarel  n'avait  pas  repris  sa  belle  humeur.  Il  était 
morose  et  renfrogné.  Il  leva  bientôt  la  séance  pour  retouiiner  aa 
diftteau,  accompagné  de  sa  pupille.  En  vain  s'efforça-t-elle  de  lai 
faire  admirer  le  soleil  qui  se  couchait  rouge  comme  du  sang. 

—  Un  gros  pain  à  cacheter  t  ditril  en  haussant  les  épaules.  Il  y  & 
bien  là  de  quoi  s'émerveiller  I 

Pendant  tout  le  dîner,  il  la  harcela,  la  taquina  aigrement.  Il  entre- 


ROjaiS  SI  BOUGES.  5it 

prit  de  faii  réréler  oe  qu*il  appelait  les  horriblos  mystères  de  l'ar- 
m6e  noire.  Eatre  le  premier  service  et  le  destertt  il  mai^ea  dix 
religieuses  et  vingt  curés.  Sa  condusioD  fut  qu'il  fallait  ea  finir  avec 
ces  geD&*là,  qu'autrement  c'en  était  fait  des  mœurs,  de  la  famille, 
de  k  sainteté  du  nosud  conjugal,  de  la  morale  publique  et  privée* 

M"^  Camarel  avait  paru  ne  lien  entendre.  Quand  elle  $e  trouva 
seule  au  saloa  avec  Jetta,  au  moment  où  elle  commençait  à  s'as^ 
soupir,  elle  se  réveilla  tout  A  coup. 

—  Qu'avez-voos  donc  fait  à  votre  tuteur,  ma  cbëre,  pour  qu'il 
vous  ait  tant  maltraitée?  lui  demandar^elle  en  entr'ouvrant  ses 
yeux  somnolons* 

Pais,  honteuse  de  sa  curiosUé  et  sans  attendre  la  réponse  : 

*-  A  propos,  un  de  mes  poulets  nègres  est  mort  tuitftt  de  la 
pépie.  C'est  on  grand  malheur. 

X. 

Le  lendemain  H"*  Haulabret  eut  l'étonnement  d'apprendre  tout 
à  h  fois  que  M"*  de  Moisieux  avut  un  fils,  que  ce  fils  venait  de 
passer  deux  ans  en  Amérique,  qu'il  en  était  revenu,  que  le  soir 
même  il  dînerait  au  château  et  que,  vu  la  solennité  de  cette  circon- 
stance, elle  était  tenue  de  se  mettre  sous  les  armes  et  d'étrenner  la 
plus  belle  de  ses  robes  neuves.  M.  Cantarel,  qui  avait  r^ris  sa 
galté  «t  généreusement  oublié  tout  ce  qu'il  lui  av»t  dit  de  désa- 
gréable, lui  recommanda  de  se  décolleter. 

^  H  n'ai  accepté  votre  tutelle,  lui  dit41,  qu'à  la  condition  que 
TOUS  me  montreriez  quelquefois  vos  épaules;  je  veux  les  voir. 
Qifest^ce  qu'une  pupille  qui  a  des  secrets  pour  son  tuteur?  Les 
tuteors  ont  le  droit  de  voir  et  même  de  toucher.  Ainsi  l'ont  décidé 
les  canons  de  Féglise,  et  c'est  l'opinion  de  mère  Amélie* 
Il  c^appesantit  ;  il  n'avait  pas  la  plaisanterie  légère, 
letta  se  le  tint  pour  dit  ;  quand  le  moment  fut  venu,  elle  se  rap- 
pela toutes  les  instructions  qu'elle  avait  reçues  de  H"*  de  Moisieux 
et  s'appliqua  à  bien  faire  les  choses.  Le  jeune  murquis  lui  causait 
ipielque  frayeur.  Elle  ne  pouvait  douter  qu'il  n'eût  hérité  de  toutes 
les  grâces  de  sa  charmante  mère  en  y  ajoutant  une  fière  et  fine 
moustache,  et  il  se  trouvait  que  cette  moustache  qu'elle  lui  prétait 
(ddigeamment  ressemUait  beaucoup  à  celle  de  M,  Albert  Yalport, 
dont  elle  se  souvenait  encore  de  temps  à  autre. 

L'heure  des  rq>as  était  annoncée  jadis  à  Gombard  par  UM  cloche, 
qui  s'était  fêlée.  Ne  la  trouvant  plus  assez  sonore,  le  seigneur  chftr 
telain  l'avait  remplacée  par  un  gong  chinois,  dont  la  voix  éclatante 
et  formidable  se  faisait  entendre  à  une  demi-lieue  à  la  ronde.  Per- 
s(Hine  n'en  pouvait  ignorer,  l'univers  était  averti  que  M.  Gantarel 


516  RETUE  DES  DEtX  MONDES» 

s'apprêtait  à  déplier  sa  serviette.  Quand  le  gong  retentit,  M"«  Hau- 
labret  était  sous  les  armes.  Elle  s'était  coiffée  dans  toutes  les  règles 
et  conformément  aux  leçons  de  l'habile  institutrice  qui  lui  ay&it 
appris  à  faire  bouffer  ses  bandeaux  et  à  tordre  son  chignon.  Rien  de 
plus  charmant  que  sa  robe  de  surah  couleur  mauve,  dont  la  gar- 
niture audacieuse  et  pourtant  modeste  faisait  le  plus  grand  hon- 
neur à  la  couturière  de  M"""^  de  Moisieux.  Retenue  par  un  ruban  de 
velours  noir  passé  autour  de  son  cou,  pendait  une  belle  croix  en 
cailloux  du  Rhin,  seul  souvenir  que  lui  eût  laissé  son  père.  Ses 
belles  épaules,  mises  à  nu  pour  la  première  fois,  semblaient  s'éton- 
ner de  cette  aventure  dont  elles  n'avaient  rien  à  redouter;  leurs 
contours  sinueux  et  leur  ferme  blancheur  pouvaient  affronter  sans 
crainte  l'éclat  des  lumières  comme  la  curiosité  des  regards.  Elle 
jeta  un  coup  d*œil  dans  sa  glace,  elle  y  aperçut  une  étrangère 
qu'elle  n'avait  jamais  vue  et  qui  lui  rendit  le  sourire  de  stupeur 
qu'elle  lui  adressa.  Cette  étrangère  était  vraiment  fort  jolie  et  fort 
désirable,  peut-être  un  peu  trop  pour  la  circonstance. 

Elle  descendit  au  salon,  où  venaient  d'arriver  la  marquise  et  son 
fils,  m  fiocchi  Yxm  et  l'autre.  Son  entrée  fit  sensation.  M''''  de  Moi- 
sieux  battit  des  mains,  M""""  Cantarel  eut  l'air  de  découvrir  TAuié- 
rique,  H.  Cantarel  fit  claquer  sa  langue  comme  à  la  vue  d'un  bon 
plat.  Il  trouvait  que  cette  jolie  fille  faisait  bien  dans  son  salon  doré 
et  peinturluré;  il  était  bien  aise  qu'elle  lui  fût  quelque  chose  et  d'en 
pouvoir  faire  les  honneurs.  Elle  s'aperçut  à  peine  de  la  vive  impres- 
sion qu'elle  produisait,  tant  elle  était  plongée  dans  un  ébahissemeot 
dont  elle  ne  pouvait  revenir.  On  lui  avait  présenté  le  jeune  mar- 
quis de  Moisieux  et  il  l'avait  saluée.  Était-ce  bien  lui?  Un  gros  corps 
dégingandé  et  mal  équarri,  une  tignasse  d'un  blond  tirant  sur  le 
roux,  un  teint  farineux,  des  joues  que  l'abus  des  alcools  commen- 
çait k  couperoser,  de  gros  yeux  à  fleur  de  tète,  temeâ  et  troubles 
comme  ceux  d'un  poisson  crevé,  une  langue  empâtée,  point  de 
maintien,  je  ne  sais  quoi  d'effaré,  l'air  empêtré  d'un  habitué  de 
bas  lieux  qui  ne  se  sent  pas  chez  lui  en  honnête  compagnie.  Dieul 
quel  marquis!  était-ce  bien  là  le  fils  de  sa  mère?  On  ne  savait  pas 
même  quel  âge  lui  donner  et  s'il  avait  quinze  ou  quarante  ans. 
Son  sourire  était  enfantin,  mais  les  pattes  d'oie  profondément 
gravées  sur  ses  tempes  racontaient  un  long  passé,  le  travail  ron- 
geur des  années  et  un  nombre  invraisemblable  de  flacons  de  rhum 
aussitôt  vidés  que  débouchés.  11  faut  avouer  que  la  marquise 
elle-même  avait  ressenti  quelque  surprise  en  le  revoyant  ;  elle  l'a- 
vait trouvé  considérablement  détérioré,  ce  qui  lui  fit  l'effet  d'un 
miracle.  Par  bon  procédé,  elle  l'embrassa,  en  se  tenant  à  quatre 
pour  ne  pas  l'étouffer. 

La  porte  de  la  salle  &  manger  s'ouvrit  à  deux  battans,  M.  Gan- 


NOIRS  ET  ROUGES.  617 

tarel  donna  son  bras  à  la  marquise,  Lésin  s'approcha  de  M"^*  Ganta- 
rd  pour  lui  offrir  le  sien,  mais  d'un  signe  elle  le  pria  de  s'adresser 
àM"*MauIabret,  ce  qu*il  fit  avec  une  extrême  gaucherie.  Elleparrs- 
sait  l'intimider  beaucoup.  Peut-être,  pour  le  rassurer,  sa  mère  lui 
ayait-elle  représenté  cette  petite  bourgeoise  comme  une  personne 
sans  conséquence.  II  se  trouvait  en  présence  d'une  beauté  qui  le 
surprenait,  et  dans  ses  embarras  il  perdait  l'équilibre,  comme  dans 
ses  gattés  il  perdait  haleine. 

H"^  Cantarel  n'avait  pas  fait  de  grands  frais  de  toilette  ;  elle  avait 
gardé  sur  sa  tête  la  fanchon  en  guipure,  dont  elle  enveloppait 
ses  D^algies,  et  s'était  contentée  de  remplacer  la  robe  de  soie 
Doire  un  peu  fripée  qui  ne  la  quittait  pas  par  une  autre  robe  de 
soie  noire  à  peu  près  neuve.  Mais,  par  l'ordre  de  son  royal  époux, 
elle  avait  dû  déployer  pour  sa  table  le  luxe  des  grands  jours.  La 
beauté  du  couvert,  la  pesanteur  de  l'argenterie,  un  magnifique 
surtout  Louis  XYI  à  la  balustrade  ciselée,  que  surmontait  une  vraie 
montagne  de  fleurs,  l'éclat  des  cristaux,  une  porcelaine  de  Sèvres 
que  la  Pompadour  n'eût  pas  dédaignée,  l'encolure  empesée  du 
maître  d'hôtel,  lequel,  droit  comme  un  piquet,  paraissait  porter 
dans  sa  tête  les  destinées  de  l'Europe,  tout  annonçait  la  solennité 
de  la  cérémonie  qui  allait  s'accomplir  et  qui  ressemblait  beaucoup 
à  la  signature  d'un  contrat. 

Si  M.  Lésin  de  Moisieux  n'était  pas  idiot,  il  ne  s'en  fallait  guère. 
Esprit  incomplet,  inachevé,  triste  ébauche  que  la  bonne  nature 
avait  plantée  là,  en  la  priant  de  se  tirer  d'affaire  comme  elle  pour- 
rait, ce  gros  garçon  au  teint  blafard  était  un  de  ces  embrouillés 
qui  ne  se. débrouillent  jamais.  On  s'était  donné  des  peines  prodi- 
gieuses pour  le  dégrossir.  Apprendre  lui  causait  une  sorte  de  dou- 
leur physique  ;  les  souffrances  qu'éprouve  une  femme  pour  mettre 
un  enfant  au  monde  ne  sont  rien  au  prix  du  supplice  qu'endurait  ce 
cerveau  rebelle  et  réfractaire  pour  accoucher  d'une  idée.  Pendant 
de  longues  années,  son  gouverneur,  M.  Mazet,  homme  fort  instruit, 
dont  la  patience  surpassait  encore  le  mérite,  l'avait  remis  cent  fois 
sur  le  métier,  selon  le  précepte  de  Boileau,  le  polissant  et  le  repo- 
lissant sans  cesse;  il  y  perdit  son  latin  et  surtout  son  grec.  En 
définitive,  Lésin  réussit  à  apprendre  les  premiers  rudimens  de  la 
photographie;  encore  ses  épreuves  étaient- elles  si  troubles  qu'on 
n'y  pouvait  distinguer  un  arbre  d'une  femme.  Ainsi  se  termina  cette 
éducation  laborieuse,  dont  le  seul  fruit  fut  de  rapporter  à  M.  Mazet 
une  grosse  pension  qu'assurément  il  avait  bien  gagnée. 

Son  père  l'avait  souvent  traité  d'avorton,  sa  mère  lui  avait 
déclaré  mainte  fois  qu'il  était  impossible.  Il  ne  s'en  souciait  guère. 
U  avait  deux  goûts  qui  devaient  sufiire  à  embellir  sa  vie  :  il  jouait 
au  billard  et  il  aimait  à  boire.  Ce  fut  sa  perte.  A  jeun,  il  était 


lis  RETUB  BBS  BBDX  JIDHDES. 

presque  «onveiiahle  et  assez  véservi«  car»  grâce  à  Dieu^  S  était 
timide,  et  sa  sottise  se  réfugiait  sous  les  ailes  tutélaires  de  ce  dieu 
qu'où  appelle  le  sileuce.  Mais  il  portait  mal  le  vin  ;  à  peine  en 
avait-il  deux  ou  trois  Terres  dans  la  tête,  il  osait  tout.  Le  satyre 
qu'il  renfermait  au  fond  de  son  cœur  sortait  brusquement  de  sa 
CETeme  et  faisait  Cuir  les  nymphes*  M.  de  Moisieux,  à  qui  Ygû  ne 
pouvait  rien  refuser^  l'avait  fait  Attacher  à  l'ambassade  de  Berlin. 
A  peine  débarqué,  sur  la  foi  du  nom  qu'il  portait,  il  fut  invité  à  un 
bal  de  la  cour  et  il  y  prit  des  libertés  malséantes.  Dès  le  lende- 
main il  fallut  le  faite  disparaître  ;  ce  fut  la  fin  de  sa  brillante  car- 
rière dipbmatique,  qui  avait  duré  huit  jours,  et  que  M""  de  Moi- 
sieux  se  flattait  de  renouer  par  l'entremise  de  M«  Gantarel. 

Le.  festin  qu'on  donnait  en  son  honneur  était  digne  de  l'argad- 
terie  et  de  la  vaisselle  ;  il  y  déploya  un  superbe  appétit,  et  pendant 
qudque  Xenxfs  tout  alla  bien.  Adlmonesté  par  sa  mère,  il  s'obser- 
vait, parlait  pea,  ne  répondait  que  par  monosyllabes  ;  ses  oui  et 
aes  non  n'avaient  rien  de  compromettant  Hais  M.  Gantarel,  qui 
apparemment  voulait  le  faire  briller,  le  pressait  de  questions,  II 
franchit  le  pas,  s'aventura  un  peu,  entreprit  de  conter  son  odyssée* 
Malheureusement  il  brouillait  tout,  ne  retrouvait  le  nom  ni  de  Bosr 
ton  ni  de  Cincinnati,  et  se  tournait  vers  M*^  Maulabret  en  lui  disant  : 
—  Ce  diable  d'endroit...  vous  savez?.,  comment  s'appelle-t-il? 

Que  ne  Tinterrogeait-on  plutôt  sur  les  vertus  du  gin  et  du  whisky? 
Il  en  eût  raisonné  en  expert.  M""*  de  Moisieux  était  sur  les  épines, 
tâchait  de  lui  tendre  la  perche,  changeait  de  couleur,  s'agitait, 
s'éventait«  M.  Gantarel  était  pensif.  La  marquise  en  avait  usé  avec 
lui  comme  la  chouette  de  la  fable,  elle  lui  avait  peint  son  petit 
comme  délicieux  : 

BeaUy  bien  fait  et  joli  sur  tous  ses  compagnoDs. 

Il  croyait  rêver  et  hochait  la  tète  en  se  disant  :  «  Si  jamais  celoi-Ii 
devient  deuxième  secrétaire  d'ambassade,  c'est  qu'on  l'aura  nommé 
sans  le  voir;  il  faudra  que  j'engage  la  marquise  à  le  tenir  jusque-là 
dans  une  boite.  » 

Il  eùt;été  plus  sage  de  le  prévenir  loyalement  et  de  l'avertir  que 
ce  beau  garçon  supportait  mal  le  vin.  Il  lui  remplissait  continuel- 
lement son'verre,  qu'il  s'étonnait  de  trouver  toujours  vide.  Lésin 
sentit  par  degrés  sa  tète  se  prendre,  et  adieu  la  modestie  I  II  s'en- 
hardit, se  lança;  le  caboteur  qui  longeait  prudenunent  la  c6te 
a&ronta  la  haute  mer  et  ses  hasards.  La  marquise  frémissait,  et  il  y 
avait  de  quoi.  Elle  avait  cru  bien  faire  en  lui  recommandant  d'affi- 
cher ses  convictions  démocratiques  et  radicales;  elle  lui  avait 
représenté  que  son  avenir  était  à  ce  prix.  II  se  le  tenait  pour  dit 


N0IB8  ET  ROUGES.  619 

et  attendait  que  le  courage  lui  Tint:  le  courage  était  yeuu.  On  a 
tort  de  conseiller  les  sots  ;  ils  ne  font  usage  de  la  sagesse  d^autrui 
que  pour  perfectionner  leur  sottise,  qui  n'est  supportable  que  ser- 
vie au  naturel. 

-*  Tous  ayez  beau  dire,  monsieur  Gantarel,  s'écria-t-il  en  tam- 
bourinant la  Marseillaise  sur  la  table,  les  Américûns  sont  un 
peuple  plus  avancé  que  vous  ne  croyez.  Ils  n'ont  pas  seulement 
aboU  l'esclavage,  il  sont  en  train  d'abolir  la  domesticité,  ttoi  qui 
vous  parle,  je  n'ai  pas  pu  me  procurer  de  domestique  à  New-Tork. 
C'est  fort  gênant,  mais  les  principes  avant  tout.  Il  ne  faut  pas  de 
domestiques  dans  une  démocratie.  Tous  électeurs,  tous  égaux.  Moi, 
voyez- vous,  monsieur  Gantarel,  je  suis  comme  vous,  je  regarde  le? 
grands  gaillards  que  voici  comme  mes  égaux. 

Les  grands  gaillards  étaient  si  bien  dressés  qu'ils  ne  sourcil- 
lërent  pas  ;  il  est  à  croire  qu'ils  se  dédommagèrent  plus  tard  à  l'of- 
fice. H.  Gantarel  fit  une  grimace  effroyable,  et  pendant  deux  ou 
trois  minutes  un  silence  de  mort  régna  dans  toute  la  salle;  on  aurait 
entendu  voler  les  mouches,  si  les  mouches  volaient  en  janvier. 

Lésin  ne  se  doutait  point  du  désastreux  effet  de  son  propos.  Il 
goûta  d'un  vin  que  H.  Gantarel  lui  avait  vanté  et  fit  la  moue. 

—  En  conscience,  il  n'est  pas  mauvais,  dit-il  ;  mais  en  conscience 
aussi,  tous  vos  grands  crus  me  font  l'effet  de  sirops.  Parlez-moi 
d'un  verre  de  whisky  I  G'est  franc,  c'est  décisif  et  ce  n'est  pas  coû- 
teux. Je  suis  sûr,  monsieur  Gantarel,  que  vous  savez  à  quoi  vous 
revient  chacune  de  ces  bouteilles  et  que  vous  direz  ce  soir  :  «  Es 
m'en  ont  bu  pour  plus  de  cent  francs,  n  Papa  avait  reçu  un  jour 
de  H.  de  Hettemich  uu  panier  de  johannisberg.  Le  lendemain,  il 
avait  du  monde  à  dîner,  et  en  remettant  la  bouteille  au  domes- 
tique qui  servait  à  boire,  il  lui  dit  à  l'oreille  :  a  Du  johannisberg; 
ménagez-le.  »  Mais  voilà  mon  domestique  qui,  tout  le  long  de  sa 
tournée,  répète  en  versant  :  a  Du  johannisberg,  messieurs  I  ména- 
gez-le. »  Papa  l'a  chassé.  Ma  parole  d'honneur!  se  fîgure-t-on  un 
imbécile  pareil? 

L'instant  d'après,  un  des  grands  gaillards  qui  étaient  ses  égaux 
lui  offrit  du  château-lafite.  Il  lui  dit  en  clignant  de  l'œil  et  d'un 
ton  familier  : 

—  Ehî  l'ami,  ch&teau-Iafite  I  ménagez-le. 

Et,  charmé  de  son  agréable  plaisanterie,  il  éclata  en  un  long  et 
bruyant  éclat  de  rire.  Il  se  pâmait,  il  pensadt  suffoquer.  Pour  le 
calmer,  il  fallut  que  la  marquise  lui  allonge&t  par-dessous  la  table 
un  joli  coup  de  pied  dans  le  mollet  droit  ;  c'était  une  langue  qu'il 
comprenait  et  qu'elle  lui  parlait  quelquefois. 

n  y  avait  en  ce  moment  une  personne  heureuse,  c'était  M"*  Gan- 
tarel. Son  cœur  se  dilatait,  se  baignait  dans  la  joie.  Les  inepties  du 


518  BETUB  DBS  BBDX  MOflODES* 

presque  convenable  et  assez  réservi*  car»  grâce  à  Dieu^  il  était 
timide,  et  sa  sottise  se  réfugiait  sous  les  ailes  tutélaires  de  ce  dieu 
qu'on  appelle  le  silence.  Mais  il  portait  mal  le  yin  ;  à  peine  en 
avait-il  deux  ou  trois  Terres  dans  la  tête,  il  osait  tout.  Le  satyre 
qu'il  renfermait  au  fond  de  son  cœur  sortait  brusquement  de  sa 
cateme  et  faisait  fiiir  les  nymphes*  M.  de  Moisieux,  à  qui  l'on  ne 
pouvait  rien  refuser^  l'avait  fait  attacher  à  l'ambassade  de  lerlin. 
A  peine  débarqué,  sur  la  foi  du  nom  qu'il  portait,  il  fut  invité  à  un 
bal  de  la  cour  et  il  y  prit  des  libertés  malséantes.  Dès  le  lende- 
main il  fallut  le  faire  disparaître  ;  ce  fut  la  fin  de  sa  brillante  car- 
rière diplomatique,  qui  avait  duré  huit  jours,  et  que  M"'  de  Moi- 
sieux  se  flattait  de  renouer  par  l'entremise  de  M«  Gantarel. 

Le.  festin  qu'on  donnait  en  son  honneur  était  digne  de  Targen- 
terie  et  de  la  vaisselle  ;  il  y  déploya  un  superbe  appétit,  et  pendant 
quelque  temps  tout  alla  bien.  Admonesté  par  sa  mère,  il  s'obseï* 
vait,  parlait  peu,  ne  répondait  que  par  monosyllabes  ;  ses  oui  et 
aes  non  n'avaient  rien  de  compromettant  Mais  M.  Gantarel,  qui 
apparenunent  voulait  le  faire  briller,  le  pressait  de  quesdons.  Il 
franchit  le  pas,  s'aventura  un  peu,  entreprit  de  conter  son  odyssée. 
Malheureusement  il  brouillait  tout,  ne  retrouvait  le  nom  ni  de  Bos- 
ton ni  de  Cincinnati, et  se  tournait  vers  M*^  Maulabret  en  M  disant: 
—  Ce  diable  d'endroit...  vous  savez?.,  comment  s'appelle-t-^il7 

Que  ne  l'interrogeait-on  plutôt  sur  les  vertus  du  gin  et  du  \vlûsky7 
Il  «n  eût  raisonné  en  expert.  M*"'  de  Moisieux  était  sur  les  épines, 
tâchait  de  lui  tendre  la  perche,  changeait  de  couleur,  s'agitait, 
s'éventait.  M.  Gantarel  était  pensif.  La  marquise  eu  avait  usé  aiec 
lui  comme  la  chouette  de  la  fable,  elle  lui  avait  peint  son  peUt 
comme  délicieux  : 

Beau,  Imcd  fait  et  joli  sur  tous  ses  compagnons. 

n  croyait  rêver  et  hochait  la  tête  en  se  disant  :  «  Si  jamais  celoi-U 
devient  deuxième  secrétaire  d'ambassade,  c'est  qu'on  l'aura  nommé 
sans  le  voir;  il  faudra  que  j'engage  la  marquise  à  le  tenir  jusqae-Ii 
dans  une  botte.  » 

U  eftt;été  plus  sage  de  le  prévenir  loyalement  et  de  l'avertir  (joe 
ce  beau  garçon  supportait  mal  le  vin.  U  lui  remplissait  continuel- 
lement son>erre«  qu'il  s'étonnait  de  trouver  toujours  vide.  Lésin 
sentit  par  degrés  sa  tète  se  prendre,  et  adieu  la  modestie  I  II  s'en- 
hardit, se  lança;  le  caboteur  qui  longeait  prudemment  la  c&te 
ailronta  la  haute  mer  et  ses  hasards.  La  marquise  frémissait,  et  il  y 
avait  de  quoi.  Elle  avait  cru  bien  faire  en  lui  recommandant  d'affi- 
cher ses  convictions  démocratiques  et  radicales;  elle  lui  avait 
représenté  que  son  avenir  était  k  ce  prix.  U  se  le  tenait  pour  dit 


NOIRS  ET  BOUGES*  510 

et  attendait  que  le  courage  loi  vint:  le  courage  était  yena.  On  a 
tort  de  conseiller  les  sots  ;  ils  ne  font  usage  de  la  sagesse  d^autroi 
que  pour  perfectionner  leur  sottise,  qui  n'est  supportable  que  ser- 
vie au  naturel. 

-*  Yous  avez  beau  dire,  monsieur  Gantarel,  s'écria-t4I  en  tam- 
bourinant la  Marseillaise  sur  la  table,  les  Américains  sont  un 
peuple  plus  avancé  que  vous  ne  croyez.  Ils  n'ont  pas  seulement 
aboU  Tesclavage,  il  sont  en  train  d'abolir  la  domesticité.  Moi  qui 
TOUS  parle,  je  n'ai  pas  pu  me  procurer  de  domestique  à  New- York. 
C'est  fort  gênant,  mais  les  principes  ayant  tout.  Il  ne  faut  pas  de 
domestiques  dans  une  démocratie.  Tous  électeurs,  tous  égaux.  Hoi, 
Yoyez-yous,  monsieur  Gantarel,  je  suis  comme  yous,  je  regarde  les 
grands  gaillards  que  voici  comme  mes  égaux. 

Les  grands  gaillards  étaient  si  bien  dressés  qu'ils  ne  sourcil- 
lèrent pas  ;  il  est  à  croire  qu'ils  se  dédommagèrent  plus  tard  à  l'of- 
fice. H.  Gantarel  fit  une  grimace  effroyable,  et  pendant  deux  ou 
trois  minutes  un  silence  de  mort  régna  dans  toute  la  salle;  on  aurait 
entendu  voler  les  mouches,  si  les  mouches  volaient  en  janvier. 

Lésin  ne  se  doutait  point  du  désastreux  effet  de  son  propos.  Il 
goûta  d'un  vin  que  H.  Gantarel  lui  avait  vanté  et  fit  la  moue. 

—  En  conscience,  il  n'est  pas  mauvais,  dit-il  ;  mais  en  conscience 
aussi,  tous  vos  grands  crus  me  font  l'effet  de  sirops.  Parlez^moi 
d'un  verre  de  whisky  I  G'est  franc,  c'est  décisif  et  ce  n'est  pas  coû- 
teux. Je  suis  sûr,  monsieur  Gantarel,  que  vous  savez  à  quoi  vous 
revient  chacune  de  ces  bouteilles  et  que  vous  direz  ce  soir  :  ce  Ils 
m'en  ont  bu  pour  plus  de  cent  francs,  n  Papa  avait  reçu  un  jour 
de  H.  de  Hettemich  un  panier  de  johannisberg.  Le  lendemain,  il 
avait  du  monde  à  dtner,  et  en  remettant  la  bouteille  au  domes- 
tique qui  servait  à  boû*e,  il  Id  dit  à  l'oreille  :  «  Du  johannisberg; 
ménagez-le.  »  Mais  voilà  mon  domestique  qui,  tout  le  long  de  sa 
tournée,  répète  en  versant  :  «  Du  johannisberg,  messieurs  !  ména- 
gez-le. »  Papa  l'a  chassé.  Ma  parole  d'honneur!  se  figure-t-on  un 
imbécile  pareil? 

L'instant  d'après,  un  des  grands  gaillards  qui  étûent  ses  égaux 
loi  offrit  du  château-lafite.  Il  lui  dit  en  clignant  de  l'œil  et  d'un 
ton  familier  : 

—  Ehl  l'ami,  ch&teau-lafite  I  ménagez-le. 

Et,  charmé  de  son  agréable  plaisanterie,  il  éclata  en  un  long  et 
bruyant  éclat  de  rire.  Il  se  pâmait,  il  pensadt  suffoquer.  Pour  le 
calmer,  il  fallut  que  la  marquise  lui  allongeât  par-dessous  la  table 
un  joli  coup  de  pied  dans  le  mollet  droit  ;  c'était  une  langue  qu'il 
comprenait  et  qu'elle  lui  parlait  quelquefois. 

n  y  avait  en  ce  moment  une  personne  heureuse,  c'était  M"*  Gan- 
tarel. Son  cœur  se  dilatait,  se  baignait  dans  la  joie.  Les  inepties  du 


118  RETUB  DES  BBDX  MONDES. 

presque  «onvenahle  et  assez  réservi»  car»  grâce  à  Dieu,  il  était 
timide,  et  sa  sottise  se  réfugiait  mus  les  ailes  tutélaires  de  ce  dieu 
qu'on  appelle  le  silence.  Mais  il  portait  mal  le  yin  ;  à  peine  en 
avait-il  deux  ou  trois  verres  dans  La  tête,  il  osait  tout.  Le  satyre 
qu'il  renfermait  au  fond  de  son  cœur  sortait  brusquement  de  sa 
caverne  et  faisait  fiiir  les  nymphes.  M.  de  Moisieux,  à  qui  Ton  ne 
pouvait  rien  refuser^  l'avait  fait  attacher  à  l'ambassade  de  Berlin. 
A  peine  débarqué,  sur  laïoi  du  nom  qu'il  portait,  il  fut  invite  à  un 
bal  de  la  cour  et  il  y  prit  des  libertés  malséantes.  Dès  le  lende- 
main il  fallut  le  faire  disparaître  ;  ce  fut  la  fin  de  sa  brillante  car- 
rière diplomatique,  qui  avait  duré  huit  jours,  et  que  M"*  de  Mûir 
sieux  se  flattait  de  renouer  par  l'entremise  de  M«  Cantarel. 

Le^  festin  qu'on  donxiait  en  son  honneur  était  digne  de  Targen- 
terie  et  de  la  vaisselle  ;  il  y  déploya  un  superbe  appétit,  et  pendant 
quelque  temps  tout  alla  bien.  Adîmonesté  par  sa  mère,  il  s'obser- 
vait, parlait  peu,  ne  répondait  que  par  monosyllabes  ;  ses  oui  et 
4Bes  non  n'avaient  rien  de  compromettant.  Mais  ÎIL  Cantarel,  qui 
apparemment  voulait  le  faire  briller,  le  pressait  de  questions.  Il 
franchit  le  pas,  s'aventura  un  peu,  entreprit  de  conter  son  odyssée. 
Malheureusement  il  brouillait  tout,  ne  retrouvait  le  nom  ni  de  Bos^ 
ton  ni  de  Cincinnati, et  se  tournait  vers  M^^  Maulabret  en  lui  disant: 
—  Ce  diable  d'endroit. ••  vous  savez?.,  comment  s'appelle-t-il7 

Que  ne  l'interrogeait-on  plutôt  sur  les  vertus  du  gin  et  du  whisky? 
Il  «n  eût  raisonné  en  expert.  M""*  de  Moiaieux  était  sur  les  épines, 
t&chait  de  lui  tendre  la  perche,  changeait  de  couleur,  s'agitait, 
s'éventait.  M.  Cantarel  était  pensif.  La  marquise  en  avait  usé  avec 
lui  comme  la  chouette  de  la  fable,  elle  lui  avait  peint  son  petit 
comme  délicieux  : 

Beau,  bien  fait  et  joli  sur  tous  ses  compagnons. 

n  croyait  rêver  et  hochait  la  tête  en  se  disant  :  «  Si  jamais  celoi-U 
devient  deuxième  secrétaire  d'ambassade,  c'est  qu'on  l'aura  nommé 
sans  le  voir;  il  faudra  que  j'engage  la  marquise  à  le  tenir  jusque^ 
dans  une  boite.  » 

Il  eùt^été  plus  sage  de  le  prévenir  loyalement  et  de  l'avertir  ^ 
ce  beau  garçon  supportait  mal  le  vin.  Il  lui  remplissait  continuel- 
lement son>erre,  qu'il  s'étonnait  de  trouver  toujours  vide.  Lésin 
sentit  par  degrés  sa  tête  se  prendre,  et  adieu  la  modestie  I II  s'en- 
hardit, se  lança;  le  caboteur  qui  longeait  prudenunent  la  oftte 
afironta  la  haute  mer  et  ses  hasards.  La  marquise  frémissait,  et  il  y 
avait  de  quoi.  Elle  avait  cru  bien  faire  en  lui  recommandant  d'affi- 
cher ses  convictions  démocratiques  et  radicales;  elle  lui  avait 
représenté  que  son  avenir  était  à  ce  prix.  Il  se  le  tenait  pour  dit 


NOIRS  ET  BOUGES.  519 

et  attendait  que  le  courage  lui  vint:  le  courage  était  yenu.  On  a 
tort  de  conseiller  les  sots  ;  ils  ne  font  usage  de  la  sagesse  (f  autrui 
que  pour  perfectionner  leur  sottbe,  qui  n'est  supportable  que  ser- 
vie au  naturel. 

—  Tous  avez  beau  dire,  monsieur  Gantareli  s'écria-t-il  en  tam- 
bonrioant  la  Marseillaise  sur  la  table,  les  Américains  sont  un 
peuple  plus  avancé  que  vous  ne  croyez.  Ils  n'ont  pas  seulement 
aboU  l'esclavage,  il  sont  en  train  d'abolir  la  domesticité.  Moi  qui 
TOUS  parle,  je  n'ai  pas  pu  me  procurer  de  domestique  à  New-Tork. 
C'est  fort  gênant,  mais  les  principes  avant  tout.  Il  ne  faut  pas  de 
domestiques  dans  une  démocratie.  Tous  électeurs,  tous  égaux.  Moi, 
voyez- vous,  monsieur  Gantarel,  je  suis  comme  vous,  je  regarde  l&s 
grands  gaillards  que  voici  comme  mes  égaux. 

Les  grands  gaillards  étaient  si  bien  dressés  qu'ils  ne  sourcil- 
lèrent pas  ;  il  est  à  croire  qu^ils  se  dédommagèrent  plus  tard  à  l'of- 
fice. M.  Gantarel  fit  une  grimace  effroyable,  et  pendant  deux  ou 
trois  minutes  un  silence  de  mort  régna  dans  toute  la  salle;  on  aurait 
entendu  voler  les  mouches,  si  les  mouches  volaient  en  janvier. 

Lésio  ne  se  doutait  point  du  désastreux  effet  de  son  propos.  Il 
goûta  d'un  vin  que  M.  Gantarel  lui  avait  vanté  et  fit  la  moue. 

—  En  conscience,  il  n'est  pas  mauvais,  dit-il  ;  mais  en  conscience 
aussi,  tous  vos  grands  crus  me  font  l'effet  de  sirops.  Parlez-moi 
d'un  verre  de  whisky  I  G'est  franc,  c'est  décisif  et  ce  n'est  pas  coû- 
teux. Je  suis  sûr,  monsieur  Gantarel,  que  vous  savez  à  quoi  vous 
revient  chacune  de  ces  bouteilles  et  que  vous  direz  ce  soir  :  «  Ils 
m'en  ont  bu  pour  plus  de  cent  fi^ancs.  »  Papa  avait  reçu  un  jour 
de  H.  de  Mettemich  un  panier  de  johannisberg.  Le  lendemain,  il 
avait  du  monde  à  dîner,  et  en  remettant  la  bouteille  au  domes- 
tique qui  servait  à  boire,  il  lui  dit  à  l'oreille  :  «  Du  johannisberg; 
ménagez-le.  »  Mais  voilà  mon  domestique  qui,  tout  le  long  de  sa 
tournée,  répète  en  versant  :  «  Du  johannisberg,  messieurs  !  ména- 
gez-le. »  Papa  l'a  chassé.  Ma  parole  d'honneur!  se  figure-t-on  un 
imbécile  pareil? 

L'instant  d'après,  un  des  grands  gaillards  qui  étaient  ses  égaux 
lui  offrit  du  château-lafite.  11  lui  dit  en  clignant  de  l'œil  et  d'un 
ton  familier  : 

—  Ehl  Famî,  château-lafite  I  ménagez-le. 

Et,  charmé  de  son  agréable  plaisanterie,  il  éclata  en  un  long  et 
bruyant  éclat  de  rire.  Il  se  pâmait,  il  pensût  suffoquer.  Pour  le 
calmer,  il  fall.ut  que  la  marquise  lui  allongeât  par-dessous  la  table 
un  joli  coup  de  pied  dans  le  mollet  droit  ;  c'était  une  langue  qu'il 
comprenait  et  qu'elle  lui  parlait  quelquefois. 

Il  y  avait  en  ce  moment  une  personne  heureuse,  c'était  M  "*  Gan- 
tarel. Son  cœur  se  dilatait,  se  baignait  dans  la  joie.  Les  inepties  du 


M  8  HETUB  DES  BBDX  II0SDE8. 

presque  convenable  et  assez  réservi,  car,  grâce  à  Dieu,  il  était 
timide,  et  sa  sottise  se  réfugiait  sous  les  aUes  tutélaires  de  ce  dieu 
qu'on  appelle  le  silence«  Mais  il  portait  mal  le  yin  ;  à  peine  en 
avait-il  deux  ou  trois  Terres  dans  la  tête,  il  osait  tout.  Le  satp 
qu'il  renfermait  au  fond  de  son  cœur  sortait  brusquement  de  a 
caserne  et  faisait  £air  les  nymphes.  M.  de  Moisieux,  à  qui  Ton  ne 
pouvait  rien  refuser,  l'avait  fait  attacher  à  l'ambassade  de  Berlin. 
A  peine  débarqué,  sur  la  foi  du  nom  qu'il  portait,  il  fut  invite  à  un 
bal  de  la  cour  et  il  y  prit  des  libertés  malséantes.  Dès  le  lende- 
nuiin  il  fallut  le  faire  disparaître  ;  ce  fut  la  fin  de  sa  brillante  car- 
rière diplomatique,  qui  avait  duré  huit  jours,  et  que  M"*  de  Hoi- 
steux  se  flattait  de  renouer  par  l'entremise  de  M«  Gantarel. 

Le.  festin  qu'on  donnait  en  son  honneur  était  digne  de  Ta^- 
terie  et  de  la  vaisselle  ;  il  y  déploya  un  superbe  appétit,  et  pendant 
qudque  temps  tout  alla  bien.  Adîmonesté  par  sa  mère,  il  s'obser* 
vait,  parlait  pea,  ne  répondait  que  par  monosyllabes  ;  ses  oui  et 
aes  non  n'avaient  rien  de  compromettant  Hais  M.  Gantarel,  qui 
apparemment  voulait  le  Caire  briller,  le  pressait  de  questions.  Il 
franchit  le  pas,  s'aventura  un  peu,  entrq^rit  de  conter  son  odyssée. 
Ualbeureusement  il  brouillait  tout,  ne  retrouvait  le  nom  ni  de  Bos^ 
ton  ni  de  Cincinnati,  et  se  tournait  vers  M*^  Maulabret  en  lui  disant  : 
—  Ce  diable  d'endroit...  vous  savez?.,  comment  s'appelle-t-il? 

Que  ne  l'interrogeait-on  plutôt  sur  les  vertus  du  gin  et  du  v^hisky? 
Il  «n  eût  raisonné  en  expert.  M"**  de  Moisieux  était  sur  les  épines, 
tâchait  de  lui  tendre  la  perche,  changeait  de  couleur,  s'agitsiti 
s'éventait«  M.  Canlarel  était  pensif.  La  marquise  eu  avait  usé  arec 
lui  comme  la  chouette  de  la  fable,  elle  lui  avait  peint  son  petit 
comme  délicieux  : 

Beau,  bien  fait  et  joli  sur  tous  ses  compagnons. 

n  croyait  rêver  et  hochait  la  tête  en  se  disant  :  «  Si  jamais  celoi-U 
devient  deuxième  secrétaire  d'ambassade,  c'est  qu'on  l'aura  nommé 
sans  le  voir;  il  faudra  que  j'engage  la  marquise  à  le  tenir  jusque-U 
dans  une  boite.  » 

Il  eût^été  plus  sage  de  le  prévenir  loyalement  et  de  l'avertir  qoe 
ce  beau  garçon  supportait  mal  le  vin.  U  lui  remplissait  continuel- 
lement son'verre,  qu'il  s'étonnait  de  trouver  toujours  vide.  lisin 
sentit  par  degrés  sa  tète  se  prendre,  et  adieu  la  modestie  I  II  s'en- 
hardit, se  lança;  le  caboteur  qui  longeait  prudenunent  la  côte 
afironta  la  haute  mer  et  ses  hasards.  La  marquise  frémissait,  et  il  y 
avait  de  quoi.  Elle  avait  cru  bien  faire  en  lui  recommandant  d'affi- 
cher ses  convictiras  démocratiques  et  radicales;  elle  lui  avait 
représenté  que  son  avemr  était  à  ce  prix.  U  se  le  tenait  pour  dit 


NOIBS  ET  BOUGES.  519 

et  attendait  qoe  le  conrage  lui  vint:  le  courage  était  yena.  On  a 
tort  de  conseiller  les  sots  ;  ils  ne  font  usage  de  la  sagesse  cf  autrui 
que  pour  perfectionner  leur  sottbe,  qu!  n*est  supportable  que  ser- 
vie au  naturel. 

—  Tous  ayez  beau  dire,  monsieur  Gantarel,  s'écria-t-il  en  tam- 
boarinant  la  Marseillaise  sur  la  table,  les  Américains  sont  uu 
peuple  plus  ayancé  que  yous  ne  croyez.  Ils  n'ont  pas  seulement 
aboU  Tesclayage,  il  sont  en  train  d'abolir  la  domesticité.  Moi  qui 
vous  parle,  je  n'ai  pas  pu  me  procurer  de  domestique  à  New- York. 
C'est  fort  gênant,  mais  les  principes  ayant  tout.  Il  ne  faut  pas  de 
domestiques  dans  une  démocratie.  Tous  électeurs,  tous  égaux.  Moi, 
Yoyez-yous,  monsieur  Gantarel,  je  suis  comme  yous,  je  regarde  les 
grands  gaillards  que  yoici  comme  mes  égaux. 

Les  grands  gaillards  étaient  si  bien  dressés  qu'ils  ne  sourcil- 
lèrent pas  ;  il  est  à  croire  qu^ils  se  dédommagèrent  plus  tard  à  l'of- 
fice. H.  Gantarel  fît  une  grimace  effroyable,  et  pendant  deux  ou 
trois  minutes  un  silence  de  mort  régna  dans  toute  la  salle;  on  aurait 
entendu  yoler  les  mouches,  si  les  mouches  yolaient  en  janyier. 

Lésin  ne  se  doutait  point  du  désastreux  effet  de  son  propos.  Il 
goûta  d'un  yin  que  H.  Gantarel  lui  ayait  yanté  et  fît  la  moue. 

—  En conscience,  il  n'est  pas  mauyais,  dit-il;  mais  en  conscience 
aussi,  tous  yos  grands  crus  me  font  l'effet  de  sirops.  Parlez-moi 
d'un  verre  de  yvhisky  I  G'est  franc,  c'est  décisif  et  ce  n'est  pas  coil- 
teui.  Je  suis  sûr,  monsieur  Gantarel,  que  yous  sayez  à  quoi  yous 
reyient  chacune  de  ces  bouteilles  et  que  yous  direz  ce  soir  :  «  Ils 
m'en  ont  bu  pour  plus  de  cent  francs.  »  Papa  ayait  reçu  un  jour 
de  H.  de  Mettemich  un  panier  de  johannisberg.  Le  lendemain,  il 
avait  du  monde  à  dîner,  et  en  remettant  la  bouteille  au  dômes- 
ticpe  qui  seryait  à  boire,  il  lui  dit  à  l'oreille  :  a  Du  johannisberg; 
ménagez-le.  »  Mais  yoilà  mon  domestique  qui,  tout  le  long  de  sa 
tournée,  répète  en  versant  :  «  Du  johannisberg,  messieurs  I  ména- 
ge^le.  »  Papa  l'a  chassé.  Ma  parole  d'honneur!  se  figure-t-on  un 
imbécile  pareil? 

L'instant  d'après,  un  des  grands  gaillards  qui  étaient  ses  égaux 
lui  offrit  du  château-lafite.  Il  lui  dit  en  clignant  de  l'œil  et  d'un 
ton  familier  : 

—  Ehl  Fami,  château-lafite  I  ménagez-le. 

Et,  charmé  de  son  agréable  plaisanterie,  il  éclata  en  un  long  et 
bruyant  éclat  de  rire.  Il  se  pâmait,  il  pensait  suffoquer.  Pour  le 
calmer,  il  fallut  que  la  marquise  lui  allongeât  par-dessous  la  table 
un  joli  coup  de  pied  dans  le  mollet  droit  ;  c'était  une  langue  qu'il 
comprenait  et  qu'elle  lui  parlait  quelquefois. 

n  y  ayait  en  ce  moment  une  personne  heureuse,  c'était  M"*  Gan- 
^el.  Son  cœur  se  dilatait,  se  baignait  dans  la  joie.  Les  inepties  du 


518  RETI7B  DES  DEUX  MDHDES. 

presque  convenable  et  assez  réservi,  car,  gr&ce  à  Dieu^  il  était 
timide,  et  sa  sottise  se  réfugiait  sous  les  ailes  tutélaires  de  ce  dieu 
qu'on  appelle  le  silence.  Mais  il  portait  mal  le  vin  ;  à  peine  en 
Avait-il  deux  ou  trois  Terres  dans  la  tète»  il  osait  tout.  Le  satyre 
qu'il  renfermait  au  fond  de  son  cœur  sortait  brusquement  de  sa 
caserne  et  faisait  £air  les  nympbes.  M.  de  Moisieux»  à  qui  Ton  ne 
pouvait  rien  refuser^  l'avait  fait  attacher  à  l'ambassade  de  Berlin. 
À  peine  débarqué,  sur  la  foi  du  nom  qu'il  portait»  il  fut  invite  à  un 
bal  de  la  cour  et  il  y  prit  des  libeotés  malséantes.  Dès  le  lende- 
main il  fallut  le  faire  disparaître  ;  ce  fut  la  fin  de  sa  brillante  car- 
rière diplomatique,  qui  avait  duré  huit  jours,  et  que  M""'  de  Moi- 
sieux  se  flattait  de  renouer  par  l'entremise  de  M«  Gantarel. 

Le.  festin  qu'on  donnait  en  son  honneur  était  digne  de  l'argen- 
terie et  de  la  vaisselle  ;  il  y  déploya  un  superbe  appétit,  et  pendant 
quelque  temps  tout  alla  bien.  Adîmonesté  par  sa  mère,  il  s'obser- 
vait, parlait  peu,  ne  répondait  que  par  monosyllabes  ;  ses  oui  et 
aes  non  n'avaient  rien  de  compromettant  Hais  M.  Gantarel,  qui 
apparenmient  voulait  le  faire  briller,  le  pressait  de  questions.  U 
franchit  le  pas,  s'aventura  un  peu,  entreprit  de  conter  son  odyssée* 
Halheureusement  il  brouillait  tout,  ne  retrouvait  le  nom  ni  de  Bos* 
ton  ni  de  Cincinnati,  et  se  tournait  vers  M^^  Maulabret  en  lui  disant  : 
—  Ce  diable  d'endroit...  vous  savez?.,  comment  s'appelle-t-il? 

Que  ne  l'interrogeait-on  plutôt  sur  les  vertus  du  gin  et  du  Mrhisky? 
Il  «n  eût  raisonné  en  expert  H""'  de  Moiaieux  était  sur  les  épines, 
tâchait  de  lui  tendre  la  perche,  changeait  de  couleur,  s'agitait, 
s'éventait.  M.  Gantarel  était  pensif.  La  marquise  eu  avait  usé  af^c 
lui  comme  la  chouette  de  la  fable,  elle  lui  avait  pemt  son  petit 
conune  délicieux  : 

Be&Uy  bien  fait  et  Joli  sur  tous  ses  compagnons. 

D  croyait  rêver  et  hochait  la  tète  en  se  disant  :  «  Si  jamais  celui-li 
devient  deuxième  secrétaire  d'ambassade,  c'est  qu'on  l'aura  nommé 
sans  le  voir;  il  faudra  que  j'engage  la  marquise  à  le  tenir  jusqae-U 
dans  une  boite.  » 

Il  eftt^été  plus  sage  de  le  prévenu:  loyalement  et  de  l'avertir  que 
ce  beau  garçon  supportait  mal  le  vin.  U  lui  remplissait  continâel'- 
lement  son>erre,  qu'il  s'étonnait  de  trouver  toujours  vide.  L^ 
sentit  par  degrés  sa  tête  se  prendre,  et  adieu  la  modestiel  II  s'en- 
hardit, se  lança;  le  caboteur  qui  longeait  prudenunent  la  côte 
affronta  la  haute  mer  et  ses  hasards.  La  marquise  frémissait,  et  il  y 
avait  de  quoi.  Elle  avait  cru  bien  faire  eu  lui  recommandant  d'affi- 
cher ses  convictions  démocratiques  et  radicales;  elle  lui  apit 
représenté  que  sou  avenir  était  à  ce  prix.  II  se  le  tenait  pour  dit 


HOIRS  ET  BOUGES*  519 

et  attendait  que  le  conrage  lui  Tint:  le  courage  était  yena.  On  a 
tort  de  conseiller  les  sots  ;  ils  ne  font  usage  de  la  sagesse  d^autrui 
que  pour  perfectionner  leur  sottise,  qui  n'est  supportable  que  ser- 
vie au  naturel. 

—  Yoas  avez  beau  dire,  monsieur  Cantarel,  s'écria-t4I  en  tam- 
bourinant la  Marseillaise  sur  la  table,  les  Américains  sont  un 
peuple  plus  avancé  que  vous  ne  croyez.  Hs  n'ont  pas  seulement 
aboU  l'esclavage,  il  sont  en  train  d'abolir  la  domesticité.  Moi  qui 
▼DUS  parle,  je  n'ai  pas  pu  me  procurer  de  domestique  à  New-Tork. 
C'est  fort  gênant,  mais  les  principes  avant  tout.  II  ne  faut  pas  de 
domestiques  dans  une  démocratie.  Tous  électeurs,  tous  égaux.  Hoi, 
voyez-vous,  monsieur  Gantarel,  je  suis  comme  vous,  je  regarde  les 
grands  gaillards  que  voici  comme  mes  égaux. 

Les  grands  gaillards  étaient  si  bien  dressés  qu'ils  ne  sourcil- 
lèrent pas  ;  il  est  à  croire  qu'ils  se  dédommagèrent  plus  tard  à  l'of- 
fice. H.  Gantarel  fit  une  grimace  effroyable,  et  pendant  deux  ou 
trois  minutes  un  silence  de  mort  régna  dans  toute  la  salle;  on  aurait 
entendu  voler  les  mouches,  si  les  mouches  volaient  en  janvier. 

Lësin  ne  se  doutait  point  du  désastreux  effet  de  son  propos.  II 
goûta  d'un  vin  que  H.  Gantarel  lui  avait  vanté  et  fît  la  moue. 

—  En  conscience,  il  n'est  pas  mauvais,  dit-il  ;  mais  en  conscience 
aussi,  tous  vos  grands  crus  me  font  l'effet  de  shrops.  Parlez-moi 
d'un  verre  de  whisky  I  G'est  franc,  c'est  décisif  et  ce  n'est  pas  coû- 
teux. Je  suis  sûr,  monsieur  Gantarel,  que  vous  savez  à  quoi  vous 
revient  chacune  de  ces  bouteilles  et  que  vous  db*ez  ce  soir  :  «  Ils 
m'en  ont  bu  pour  plus  de  cent  francs,  n  Papa  avait  reçu  un  jour 
de  H.  de  Mettemich  un  panier  de  johannisberg.  Le  lendemain,  il 
avait  du  monde  à  dîner,  et  en  remettant  la  bouteille  au  domes- 
tique qui  servait  à  boire,  il  lui  dit  à  l'oreille  :  a  Du  johannisberg; 
ménagez-le.  »  Mais  voilà  mon  domestique  qui,  tout  le  long  de  sa 
tournée,  répète  en  versant  :  «  Du  johannisberg,  messieurs  I  ména- 
gez-le «  »  Papa  l'a  chassé.  Ma  parole  d'honneur  !  se  figure-t-on  un 
imbécile  pareil? 

L'instant  d'après,  un  des  grands  gaillards  qui  étaient  ses  égaux 
loi  offrit  du  château-lafite.  Il  lui  dit  en  clignant  de  l'œil  et  d'un 
ton  familier  : 

—  Ehl  Fami,  château-lafite!  ménagez-le. 

Et,  charmé  de  son  agréable  plaisanterie,  il  éclata  en  un  long  et 
bruyant  éclat  de  rire.  Il  se  pâmait,  il  pensait  suffoquer.  Pour  le 
calmer,  il  fallut  que  la  marquise  lui  allongeât  par-dessous  la  table 
un  joli  coup  de  pied  dans  le  mollet  droit  ;  c'était  une  langue  qu'il 
comprenait  et  qu'elle  lui  parlait  quelquefois. 

n  y  avait  en  ce  moment  une  personne  heureuse,  c'était  M  "*  Gan- 
tarel. Son  cœur  se  dilatait,  se  baignait  dans  la  joie.  Les  inepties  du 


620  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fils,  les  anxiétés  de  la  mère,  rahurissement  de  M.  Cantarel  lui  pro- 
curaient une  félicité  intime  et  sans  mélangs,  qui  ne  se  révélait 
au  dehors  que  par  la  noirceur  de  ses  sourires. 

Lorsqu'on  passa  au  salon  pour  prendre  le  café,  Lésin  ne  se  pos- 
sédait plus,  il  était  cramoisi,  les  yeux  lui  sortaient  de  la  tète.  La 
marquise  prévit  une  catastrophe.  Elle  le  regarda  fixement,  comme 
un  montreur  de  ménagerie  regarde  son  lion  qui  s'émancipe,  et  elle 
lui  dit  tout  bas  : 

—  Allez  vous  dégriser  au  grand  air. 

Elle  ajouta  tout  haut  et  d'une  voix  caressante  : 

—  Lésin,  allez  donc  chercher  les  photographies  que  vous  avez 
rapportées  d'Amérique;  je  suis  sûr  que  M"'  Maulabret  sera  charmée 
de  les  voir. 

Il  baissa  la  tête  et  obéit.  Quand  il  revint  une  demi-heure  plus 
tard,  il  sentait  la  pipe,  mais  il  paraissait  aussi  tranquille  que  bla- 
fard.  Il  déposa  sur  une  table  ronde  le  portefeuille  qu'il  tenait  sous 
son  bras  et  se  mit  en  devoir  de  déballer.  Il  inspirait  à  Jetta  une 
profonde  pitié  ;  elle  le  considérait  comme  un  être  disgracié  et  mal 
venu,  comme  un  estropié  de  l'intelligence,  comme  un  infirme,  et 
son  âme  de  sœur  grise  voulait  du  bien  à  tous  les  infirmes.  Tandis  que 
M.  Cantarel,  à  l'autre  bout  du  salon,  faisait  admirer  à  M'"''  de  Moi- 
sieux  un  Lancret  que  son  expert  avait  acheté  pour  lui  à  l'hôtel 
Drouot  et  qu'on  venait  de  lui  envoyer  décrassé  et  reverni,  Jetta 
alla  s'asseoir  de  la  meilleure  grâce  du  monde  à  côté  de  L^in*.  Il 
fit  défiler  sous  ses  yeux  tous  les  produits  de  son  art,  et  de  sa  voix 
douce  elle  lui  demandait  des  explications  qui  n'étaient  pas  super- 
flues, tant  les  épreuves  étaient  pâles  et  confuses.  Malheureuse- 
ment la  cave  à  liqueurs  était  restée  sur  la  table  ;  il  ne  put  résister 
à  la  tentation,  il  se  versa  un  verre  de' fine  Champagne  qu'il  avala 
d'un  trait,  et  son  cerveau  se  ralluma.  Il  avait  réservé  pour  la  fia, 
pour  le  bouquet,  une  vue  du  Niagara  qui  était,  disait-il,  son  chef- 
d'œuvre.  11  mit  le  chef-d'œuvre  sous  le  nez  de  Jetta,  et  elle  dut 
reculer  la  tête  pour  y  mieux  voir.  Dans  le  mouvement  qu'elle  fit, 
sa  robe,  s'écartant  un  peu,  laissa  un  instant  à  découvert  la  nais- 
sance de  sa  gorge.  Elle  s'avisa  qu'il  avait  aux  lèvres  un  sourire  de 
faune  et  qu'il  attachait  sur  elle  un  regard  efironté,  un  de  ces 
regards  qui  déshabillent  les  femmes.  Rougissant  de  honte  et  d'iû- 
dignation,  elle  laissa  tomber  à  terre  le  Niagara,  se  leva  brusque- 
ment et  traversa  le  salon  pour  aller  se  réfugier  sur  le  sofa  où  était 
assise  sa  tante,  qui  lui  dit  : 

—  Eh  bien!  ma  chère,  eh  bien!  Jette  !.. 

^  Si  occupé  qu'il  fût  de  la  marqu'se  et  de  Lancret,  M.  Cantarel 
s'était  aperçu  de  cette  retraite  précipitée;  il  s'écria  : 

—  Eh!  fillette,  qu'est-ce  donc? 


NOIRS  £T  BOUGES.  521 

—  Vous  êtes  bien  curieux  ;  c'est  une  épingle  qui  l'a  piquée, 
répondit  M"*  Gantarel, 

Et,  se  penchant  vers  Jetta,  elle  feignit  de  remettre  en  place  une 
innocente  épingle  qui  ne  s'était  point  déplacée. 

—  Que  diable  I  on  supporte  en  silence  ces  petites  contrariétés. 
Elle  s'y  fera,  dit-il  avec  un  gros  rire. 

Jetta  savait  gré  à  sa  tante  de  l'avoir  appelée  par  son  petit  nom, 
ce  qu'elle  ne  faisait  jamais,  et  d'être  venue  à  son  secours.  Elle  leva 
sur  son  pâle  visage  des  yeux  reconnaissans  et  rencontra  les  siens, 
qui  n'exprimaient  qu'une  froide  indifférence.  Alors  elle  sentit  que, 
lorsqu'on  a  dix-huit  ans  et  qu'on  n'a  point  de  mère,  on  est  horri- 
blement seule  et  dans  les  salons  dorés  et  dans  tout  l'univers;  il  lui 
prit  une  violente  envie  de  pleurer.  Tout  à  coup  elle  se  souvint 
qu'un  ancien  président  de  chambre  lui  avait  dit  :  a  Méfiez-vous!  » 
Les  écailles  lui  tombèrent  des  yeux,  elle  entrevit  la  fatale  vérité.  On 
voulait  lui  faire  épouser  cet  idiot  I  on  voulait  la  donner  corps  et  âme 
à  ce  faune!  Ce  n'était  pas  là  ce  qui  la  navrait  le  plus.  Elle  avait  cru 
aux  protestations  d'amitié,  à  la  sincérité  de  M""*  de  Moisieux,  et  M"**  de 
Moi^eu2  avait  son  projet.  Protestations,  caresses,  tout  cela  n'était 
quefeiiitise,arlir:ce,  hypocrisie,  petits  moyens.  Et  le  monde  était  ainsi 
fait;  quand  on  y  vivait,  il  ne  fallait  croire  à  rien  ni  à  personne. 

Cependant  le  faune  ne  songeait  pas  à  poursuivre  sa  victime;  il 
avait  pris  sa  fuite  pour  une  agacerie  qu'elle  lui  faisait,  et  il  se  pro- 
mettait de  la  retrouver  en  temps  et  lieu.  Pour  le  moment  il  rêvait 
à  une  taverne  de  New- York,  où  il  avait  passé  des  heures  déli- 
cieuses ;  les  jolies  filles  qu'on  y  trouvait  ne  faisaient  pas  de  petites 
manières,  c'était  bien  plus  commode.  Tout  en  rêvant,  il  s'assoupit 
par  degrés,  et  bientôt  son  sommeil  se  trahit  par  un  sourd  ronflement. 

La  marquise  excusa  sa  géniture  en  alléguant  les  fatigues  du 
voyage,  la  réveilla  et  l'emmena;  mais  elle  n'attendit  pas  d'avoir 
traversé  la  cour  d'honneur  pour  laisser  éclater  la  tempête  qui  s'était 
amassée  en  elle  pendant  trois  heures.  L'être  impossible  secoua  ses 
oreilles  ;  il  crut  se  justifier  en  racontant  ce  qui  s'était  passé. 

—  Que  voulez-vous,  maman?  s'écria-t-il,  j'ai  l'habitude  de  regar- 
der ce  qu'on  me  montre,  et  croyez  d'ailleurs  que  la  petite  a  bien 
su  ce  qu'elle  faisait.  Elle  a  plus  d'école  que  vous  ne  pensez. 

—  Vous  êtes  le  dernier  des  imbéciles  !  lui  dit-elle  avec  l'accent 
du  désespoir. 

Jetta  s'était  retirée  dans  son  appartement.  En  traversant  la  petite 
bibliothèque  dont  elle  faisait  son  séjour  favori,  elle  avisa  sur  une 
console  un  grand  pli  fraîchement  arrivé,  qu'elle  s'empressa  de 
décacheter.  Elle  y  trouva,  avec  une  image  de  dévotion,  un  long  ser- 
mon en  trois  points  sur  le  danger  de  l'exemple  et  sur  la  nécessité 


522  HfiYIJS  D£8  DBCZ  MONDES. 

de  combattre  les  tentations,  en  leur  opposant  le  bouclier  de  la  foi  et 
le  casqne  du  Saint-Esprit.  Elle  prit  aussitôt  la  plume,  écrivit  à  U 
chaude  quatre  grandes  pages,  qui  pouvaient  se  résumer  ainsi  : 
«  0  ma  mère,  ne  craignez  pas  pour  moi  les  tentations  ;  ce  ^ 
j'en  connais  est  bien  peu  séduisant  et  bien  peu  dangereux*  » 

Elle  s'était  soulagée  en  écrivant,  elle  songea  à  gagner  son  lit. 
Comme  elle  ouvrait  la  porte  du  petit  salon  qui  séparait  sa  biblio- 
thèque de  sa  chambre  à  coucher,  elle  demeura  clouée  sur  le  seuil. 
A  ses  regards  s'offrait  une  merveille,  un  chrysanthème  superbe, 
un  chrysanthème  arborescent,  haut  de  plus  de  quatre  pieds,  dont 
la  tige  était  un  véritable  tronc  et  semblait  lui  faire  hommage  de 
ses  belles  fleurs  blanches  et  étoilées,  au  cœur  d'or,  qui  se  comp- 
taient par  centaines*  Elle  en  admirait  la  beauté,  elle  en  savait  aussi 
la  valeur.  Six  années  auparavant,  sa  mère  avait  marchandé  dans 
une  exposition  horticole  un  chrysanthème  pareil  à  celui-ci,  et  elle 
avait  reculé  de  trois  pas  en  apprenant  qu'on  en  demandait  deu 
mille  francs.  Qui  donc  pouvait  se  permettre  de  faire  à  M"*  Maola- 
bret  un  présent  de  ce  prix  ?  Elle  tira  vivement  un  cordon  de  son- 
nette et  du  même  coup  elle  s'élança  dans  le  corridor.  Quand  elle 
appelait  un  domestique,  elle  avait  l'habitude  de  faire  la  moitié  da 
chemin;  instruite  à  servir  les  pauvres,  elle  ne  pouvait  s'accouta* 
mer  à  ce  qu'on  la  servit  elle-même.  Elle  rencontra  sa  femme  de 
chambre  sur  la  dernière  marche  de  l'escalier;  elle  apprit  en  l'in- 
terrogeant que  la  merveille  avait  été  apportée  dans  la  soirée  par 
deux  messagers  inconnus,  qu'ils  avaient  refusé  de  dire  d'où  ils 
venaient,  qu'ils  s'étaient  contentés  d'aflEumer  que  M"*  Maulabret 
savait  de  quoi  il  s'agissait* 

Elle  regagna  £on  appartement  et  fit  plusieurs  fois  le  tour  de  la 
plante  miraculeuse.  Tout  en  tournant ,  la  pensée  lui  vint  qu'elle 
n'avait  révélé  qu'à  un  vieux  chirurgien  sa  passion  pour  les  chry- 
santhèmes, et  que  ce  vieux  chirurgien  n'était  plus  de  ce  monde. 
Une  inspiration  bixarre,  une  chimère  traversa  sa  tête  un  peu  mys- 
tique, mais  son  bon  sens  se  moqua  bien  vite  de  sa  folie.  Ella  finit 
par  conclure  que  les  deux  messagers  avaient  été  dépêchés  par 
M.  Yaugenis  et  qu'il  venait  d'exécuter  une  des  dernières  volontés 
de  son  grand-oncle.  Gomme  en  sortant  de  l'hêpital,  elle  se  mit  à 
causer  avec  ce  mort;  elle  lui  disait  : 

—  Je  vous  aime  beaucoup  et  je  vous  aimerai  toujours;  mais,  voss 
le  voyez  vous-même,  chaque  pas  que  je  fais  dans  le  monde  me 
ramène  à  l'hôpital. 

YlCrOR    C^KBOIUI* 
(ta  IrtiftéfM  parik  au  pnwftojn  »*•} 


ait- 


UN 


HOMME  D'ÉTAT  RUSSE 


D'APRÈS    »à    CaBBCSPOirBANCB    INÉDITE. 


V. 

N.  ULUTINE,    TCBBRKASSKI    ET    SAICAEIIHE    RN    EXPLORATION 

DANS    LA   FOLOONE    INSUROÊE. 


La  Yolonté  impériale  envoyait  malgré  lai  Nicolas  Hitatine  ea 
Pologne,  Tamitié  et  le  patriotisme  lui  donnaient  pour  associés  dans 
cette  tâche  inattendue  ses  deux  plus  illustres  compagnons  d'armes 
dans  la  grande  campagne  de  l'émancipation,  George  Samarine  et  le 
prince  Vladimir  Tcherkasski.  Cette  rapide  exploration  de  la  Polo^e 
en  révolte  par  ces  trois  fils  de  Moscou,  dans  Fautomne  de  1863,  devait 
être  pour  la  Pologne  russe  le  point  de  départ  d'une  transformation 
politique  et  économiqne  si  profonde,  qu'à  travers  tous  les  change- 
mens  réservés  au  pays  de  la  Yistule  par  les  mystérieux  desseins 
de  l'avenir,  les  siècles  en  sauraient  difficilement  effacer  la  trace. 
On  peut  en  i^pprécier  les  résultats  de  différentes  manières;  ce  que 
f oserai  dire,  c'est  qu'aucun  voyage  de  souverain  ou  d'homme 
d'état,  en  aucun  pays,  à  aucune  époque,  n'a  peut-être  eu  d'aussi 
grands  résultats. 

En  accompagnant  les  trois  amis  dans  les  villes  et  les  villages  du 
royaume  de  Pologne,  nous  les  laisserons  autant  que  possible  parler 
pour  eux-mêmes,  nous  exprimer  par  leur  propre  bouche  ou  leur 

(1)  Voyez  U  Revue  des  1*'  et  15  octobre,  des  1*  et  15  nofembre. 


52i  AETUE  DES  DEUX  MONDESt 

propre  plume,  sur  les  lieux  et  à  l'instant ,  sans  apprêt  et  sans 
fard,  entre  eux  pour  ainsi  dire»  dans  le  laisser-aller  de  la  conver- 
sation ou  de  la  correspondance  quotidienne,  leurs  impressions  et 
leurs  vues,  leurs  mobiles  et  leurs  desseins.  Sans  nous  départir  de 
rimpartialité  qui  seule  convient  à  un  étranger  en  cette  délicate 
et  attristante  question  polonaise,  sans  être  infidèle  aux  tradi- 
tionnels sentimens  de  pitié  et  de  sympathie  de  la  France  pour  la 
malheureuse  Pologne,  nous  pourrons,  par  l'organe  môme  des 
hommes  d*état  les  plus  compétens,  faire  connaître  dans  toutes  leurs 
nuances  et  dans  toute  leur  vérité  les  sentimens  et  le  point  de  vue 
russes  dans  les  affaires  polonaises,  les  idées  et  les  motifs  qui  depuis 
18ô3  ont  inspiré  la  conduite  du  gouvernement  de  Saint-Péters- 
bourg à  Varsovie. 

I. 

Âpres  un  mois  consacré  à  des  études  préliminaires,  Nicolas  Milu- 
tine,  George  Samarine  et  le  prince  Tcherkasski  durent  se  mettre 
en  route  pour  le  royaume  de  Pologne.  Le  départ  eut  lieu  au  com- 
mencement d'octobre  1863.  Nicolas  Âlexëiévitch  laissait  à  Saiot- 
Pétersbourg  sa  femme  et  ses  enfans,  qu'il  ne  voulait  pas  exposer 
aux  périls  d'un  pays  en  insurrection.  Pour  Milutine  et  ses  amis, 
cette  première  visite  en  Pologne  était  un  vrai  voyage  d'exploration, 
presque  un  voyage  de  découverte  en  pays  inconnu.  Aussi  cette 
expédition,  destinée  à  tout  renouveler  dans  le  royaume,  était-elle 
peu  nombreuse.  Milutine,  Samarine,  Tcherkasski,  un  ou  deux 
fonctionnaires,  détachés  des  administrations  pétersbourgeoises,  qui 
devaient  les  rejoindre  en  route  et  trois  jeunes  secrétaires  ou  tra- 
ducteurs en  composaient  tout  le  personnel. 

Entre  Saint-Pétersbourg  et  Varsovie,  Nicolas  Alexèîévitch  fit  une 
halte  en  Lithuanie,  à  Vilna.  La  jolie  capitale  des  provinces  du  nord- 
ouest  présentait  alors  un  aspect  sinistre  et  navrant.  La  répression, 
comme  l'insurrection,  avait  en  Lithuanie  quelque  chose  de  plus  dur, 
de  plus  âpre  que  dans  le  royaume  de  Pologne.  A  Vilna  plus  encore 
qu'à  Varsovie,  les  habitans,  placés  entre  les  comités  révolutionnaires 
polonais  et  les  commissions  militaires  russes,  étaient  courbés  sous 
une  double  terreur.  Vilna  était  la  résidence  de  Michel  Nikolaiévitch 
Mouravief,  le  fameux  général  auquel  l'empereur  avait  confié  lt3  soin 
de  dompter  la  révolte  dans  les  provinces  lithuaniennes.  Mouravief 
s'était,  au  temps  de  l'émancipation,  montré  l'un  des  adversaires  les 
plus  décidés  comme  les  plus  passionnés  de  Milutine  et  de  ses  amis. 
Homme  du  passé,  conservateur  et  autoritaire  par  principe  autant 
que  par  tempérament  et  par  routine,  il  était  de  ceux  qui,  à 
Saint-Pétersbourg,  avaient  le  plus  tonné  contre  les  machinations 


UN  HOUME  d'État  busse.  52& 

réyolationnaires  du  «  rouge  Milatine.  »  Par  une  singulière  ironie 
da  sort,  ces  deux  antagonistes  de  1860,  dans  lesquels  on 
eût  pu  personnifier  les  deux  tendanœs  opposées  qui  se  disputaient 
la  Russie,  le  défenseur  des  privilèges  et  Tavocat  des  serfs  allaient 
maintenant  se  rencontrer  aux  frontières  de  Tempire  comme  colla- 
borateurs involontaires. 

L'antipathie  de  ces  deux  hommes  était  de  notoriété  publique  ;  ce 
ne  fut  pas  un  obstacle  à  leur  entente  lorsqu'ils  se  retrouvèrent  à 
ITilna.  Us  comprenaient  tous  deux  que,  l'un  dans  le  royaume  de 
Pologne,  l'autre  dans  les  provinces  occidentales,  ils  ne  pouvaient, 
pour  une  t&cbe  au  fond  analogue,  suivre  une  voie  différente.  Milu- 
tice  l'avait  senti  dès  les  premiers  jours,  et  il  avait  fait  taire  sa 
répugnance  pour  la  personne,  les  idées  et  les  procédés  de  Mou- 
ravief.  A  peine  sa  difficile  mission  acceptée,  il  cherchait  à  se  con- 
certer avec  son  ancien  adversaire.  Craignant  que  le  général  ne  lui 
gardât  rancune  des  luttes  et  des  griefs  du  passé,  Milutine  avait  pris 
comme  intermédiaire  entre  eux  deux  un  ami  commun,  le  général 
Zélénoï,  officier  qui  s'était  distingué  par  son  courage  au  siège  de 
Sëbastopol  (1)  et  qui,  après  avoir  été  d'abord  adjoint  [tovarichtch)  de 
Mouravief,  lui  avait  depuis  quelques  mois  succédé  au  ministère  des 
domaines.  Entre  tous  les  ministres  d'alors,  Zélénoï  était  du  petit 
nombre  de  ceux  sur  lesquels  Milutine  croyait  pouvoir  compter. 
Près  de  Mouravief,  du  reste,  il  eût  pu  se  passer  d'intermédiaire.  En 
homme  d'action  ou  en  politique,  plus  soucieux  du  présent  que  du 
passé,  le  gouverneur-général  des  provinces  du  nord-ouest  répondit 
sans  hésitation  aux  ouvertures  de  Milutine.  Dès  le  25  septembre,  il 
prenait  les  devans  et  adressait  cette  lettre  à  son  ennemi  politique 
de  la  veille  (2). 

Le  général  if.  Mouravief  à  N.  Milutine, 

VUna,  25  septembre  1803. 

«  Monsieur, 

«  J'apprends  que  Votre  Excellence  est  en  ce  moment  particulière- 
ment occupée  de  la  question  de  l'organisation  des  paysans  dans  le 
royaume  de  Pologne. 

«  C'est  là  un  sujet  d'une  extrême  importance  pour  le  maintien 

(1)  Ce  fat  le  général  Zéléool,  nous  assare-t-on,  qui, après  la  longue  et  héroïque  lé- 
distance  de  Sébastopol,  eut  la  triste  mibsion  de  présenter  les  clés  de  la  place  aux  chefs 
^«8  armées  alliées. 

(S;  De  cette  lettre  comme  de  quelques  autres,  Je  n'ai  entre  les  mains  qu'une  traduc- 
^n  que  J*ai  tout  lieu  de  croire  fidèle;  mais  dont  Je  n*ai  pu  vérifier  Texactitade. 


626  iBTOl  BIS  DEUX  IKMMt. 

futur  de  notre  dominatioii  dans  le  roy aume  de  Pologeet  et  princi- 
palement dans  les  prcyfinces  occidentales^  La  popnlatioa  rurale 
(êêlêkoi  ruuelmie)  est  notre  seul  appui.  Les  autres  classes  nous 
sont  maïufestement  hostiles,  oppriment  {ougnetaiout)  les  pajsios 
et  sTefforcent  de  les  soulerer  contre  nous.  Je  fais  id  tout  ce  qui  est 
en  mon  pouToir  pour  donner  à  la  population  rurale  Tindépeiûkace 
et  le  bien-être,  et  pour  enlever  aux  propriétaires  la  posribilité  de 
les  opprimer  :  il  semble  que  je  commence  à  atteindre  le  réniltat 
désiré.  Les  paysans  le  comprennent,  et  presque  partout,  dans  les  si 
protinces  qui  me  sont  confiées,  ils  prêtent,  sans  distinction  de  leli* 
gion,  leur  concours  au  gouTemement  pour  dompter  rinsurrectios 
et  l'émeute. 

c  Dans  le  royaume  de  Pologne,  la  cbose  est  plus  difficile,  mais  je 
ne  la  regarde  pas  comme  impossible.  J'ai  déjà  envoyé  dans  le  go«r 
vemement  d'Augustof,  confié  à  mon  administration,  une  commis» 
sion  spéciale  chargée  de  rédiger  un  projet  pour  arracher  la  popa- 
lation  villageoise  des  mains  des  propriétaires,  de  leurs  conqiitoin 
et  de  leurs  intendans,  et  en  même  temps  pour  modifo  le  système 
des  taxes  et  redevances. 

«  Je  ne  sais  si,  dans  la  province  d'Augustof,  il  me  sera  d(mné  d'str 
teindre  le  résultat  souhaité;  j'y  consacrerai  du  moins  tous  les  efforts 
possibles.  Ce  que  je  sais  c'est  que  là  aussi  les  paysans  sont  bien  dis* 
posés  pour  nous.  Il  faut  seulement  mettre  fin  à  U  terreur  (itrdtA) 
répandue  dans  les  villages,  parmi  la  population  rurale,  par  les 
assassinats  et  les  perquisitions  du  parti  révolutionnaire  dlaos  ks 
campagnes. 

a  Je  souhaite  ardemment  que  cette  grave  affaire  de  rorganisalioû 
des  paysans,  tant  dans  les  provinces  occidentales  que  dans  le 
royaume  de  Pologne,  nous  permette  d'assurer  pleinement  pour 
Tavenir  notre  domination  en  ce  pays.  Aussi  ai-je  appris  avec  joie 
que  les  propositions  à  faire  dans  ce  dessein,  pour  le  royaume  de 
Pologne,  avaient  été  confiées  à  Votre  Excellence,  car  je  suis  fer- 
mement persuadé  que,  s'il  est  encore  possible  de  faire  quelque 
chose  sous  ce  rapport,  vous  parviendrez  à  le  faire. 

«Nous  devons  marcher  dans  toute  cette  grave  affaire  la  main  daQ3 
la  main  ;  pour  moi,  je  vous  ofire  en  toute  sincérité  ma  coopération* 
Nous  ne  désirons  qu'une  chose  :  l'avantage  de  la  Russie  ;  et  pour 
cette  raison,  je  n'ai  aucun  doute  que  les  divergences  mêmes  de 
vues  qui  pourraient  s'élever  entre  nous  ne  nuiront  pas  à  notre 
œuvre,  mais  ne  serviront  qu'à  l'élucider. 

((  J'ai  cru  utile  de  vous  communiquer  tout  ce  qui  est  dit  plus 
haut  pour  vous  témoigner  tout  mon  empressement  à  vous  prêter 
mou  concours  dans  la  mesure  de  mon  intelligence,  et  je  reste  cou- 
vaincu  que  Votre  Excellence  se  montrera  aussi  empressée  à  riumr 


m  uoma  s'iTAz  vomu  627 

ses  efforts  aux  miens  pour  notre  action  commune  en  ïw  de  Fadiè- 
Temoàt  de  l'œuvre  en  ({ueetiott. 
«  Agrées  rassurance  de  ma  parfaite  considération  el  de  mon 

détournent. 

«  H.  Hounâmp  (1).  » 

Un  tel  langage,  à  moins  de  trois  ans  de  distance ,  de  la  part 
éTim  des  adversaires  déclarés  de  la  charte  d'émancipatioD  en  Russie, 
denh  être  doublement  agréable  k  Nicolas  Alexèiévitch.  (Tétait 
pour  hii  comme  un  acquiescement  au  passé  en  ménie  temps  qu^une 
garantie  pour  rayenir.  «  Toilà  un  homme  complètement  trans- 
formé I  »  s'était-il  écrié  à  la  première  lecture  de  la  lettre  du  géné- 
ral. En  fait,  la  transformation  de  Michel  Mouravief  était  peut-^étre 
plas  apparente  que  réelle.  Gomme  N.  Hilutine,  c'était  sur  le  paysan 
qa'3  Toulait  attirer  Tattention  et  les  bienfaits  du  gontemement  russe 
en  Pologne,  c'était  dans  le  peuple  des  campagnes  qu'il  prétendait 
chercher  un  point  d'appui;  mais  dans  cette  unité  de  vues  leurs 
mobiles  étaient  bien  dilTérens.  Pour  le  général  comme  pour  beau- 
coup ,de  ses  compatriotes,  cette  préoccupation  du  paysan  et  du 
peuple  dérivait  uniquement  de  considérations  politiques.  A  ses 
yenx,  la  question  agraire  n'était  qu'une  machine  de  guerre  contre 
rinstirrection  et  le  polonisme.  Si,  dans  les  provinces  occidentales, 
ir vantait  et  appliquait,  en  renchérissant  encore  dessus,  des 
procédés  qu'il  avait  énergiquement  repoussés  et  flétris  en  Russie, 
ce  n'était  point  qu'il  cessât  de  les  considérer  comme  révohition- 
nahes,  c'était  bien  plutôt  qu'il  7  voyait  un  instrument  commode 
pour  battre  les  propriétaires  polonais.  Peu  lui  importait  que  cette 
arme  fût  'empruntée  à  la  révolution ,  il  s'en  servait  sans  scrupule 
contre  les  ennemis  de  son  maître  et  de  son  pays,  parce  que  contre 
de;,tels  ennemis^  les  armes  les  plus  sûres  lui  semblaient  les  meil- 
leures. 

Tout  autre*était  le  point  de  vue  des  Mitutine,  des  Tcberkasski, 
des  Samarine.  Leur  préférence  pour  le  paysan  et  leur  intérêt  pour 
le  peuple  n'étaient  pas  une  affaire  de  circonstance.  Les  lois  agraires 
qu'as  allaient  conseiller  et  appliquer  en  Pologne  n'étaient  pas  seu- 
lement de  leur  part  un  eip^Kent  politique  ou  un  fait  de  guerre 
justifié  par^l'état  de  révolte  et  d'hostilité  armée.  Les  maximes  et 
les  mesures  qu'ils  allaient  recommander  en  Pologne,  ils  les  avaient 
préconisées  et  en  grande  partie  mises  à  eiécntioD  dans  la  Russie 
même.  L'insurrection  leur  fournissait  seulement  l'occasion  de  mettre 
leurs  principes  en  pratique  d'une  manière  plus  brusque  et  plus 

(i)  MwnTiaf,  ob  p«at  lo  ? «r  à  cette  ktire,  n'éiiût  ni  éolraiB  ni  oratear.  Roue 
iTone  le  regret^de  ne  pu  av(  ir  entre  les  mains  I«  répense  de  MUatfne. 


528  RfiVOfi  DES   D£UX  MONDES. 

radicale,  avec  moins  de  méûagemens  pour  les  droits  ou  les  intérêts 
des  hautes  classes,  la  noblesse  propriétaire  de  Pologne  s'étant  par 
ses  sympathies  pour  les  rebelles  privée  de  l'appui  en  partie  prêté 
dans  les  hautes  sphères  à  la  noblesse  russe. 

En  Pologne  et  en  Russie,  Milutine  et  ses  amis  devaient  dans  des 
circonstances  diverses  faire  au  fond  une  œuvre  analogue.  Envisa- 
gées de  cette  façon,  du  point  de  vue  des  paysans  et  des  lois  agraires, 
toute  la  conduite  et  la  carrière  administrative  de  Milutine  se  mon- 
trent empreintes  d'une  smgulière  unité.  Dans  ces  inextricables 
affaires  polonaises,  si  étrangères  à  ses  études  et  à  ses  goûts,  Nicolas 
Âlexèiévitch  avait  découvert  un  point  conforme  à  ses  instincts,  une 
tâche  semblable  à  celle  qu'il  avait  accomplie  en  Russie,  et  il  s'y 
était  attaché  avec  passion.  C'était  une  autre  et  nouvelle  émancipa- 
tion que  ses  amis  et  lui  prétendaient  achever  aux  bords  de  la 
Yistule,  en  dotant  de  terres  le  paysan  polonais,  comme  naguère 
le  moujik  russe,  car  à  leurs  yeux  il  n'y  avait  pas  pour  le  paysan 
d'émancipation  réelle  sans  dotation  territoriale. 

Trois  ans  plus  tôt,  l'empereur  Alexandre  II  lui-même,  présentant 
au  conseil  de  l'empire  les  statuts  d'émancipation  élaborés  par  le 
comité  de  rédaction,  avait  solennellement  regretté  que,  dans  le 
royaume  de  Pologne  comme  dans  les  provinces  Raltiques,  l'ancien 
serf  eûi  été  aflranchi  sans  recevoir  en  propriété  une  partie  du  sol 
qu'il  cultivait  (1).  Pour  Milutine  et  pour  ses  s^is,  l'insurrection 
polonaise  fournissait  une  occasion  de  faire  disparaître  cette  fâcheuse 
anomalie,  une  occasion  d'appliquer  au  royaume  les  mesures  légis- 
latives et  les  combinaisons  économiques  destinées  à  préserver  Fem- 
pire  des  tsars  de  la  formation  d'un  prolétariat,  ce  qui,  aux  yeux 
de  la  plu][iart  des  Russes,  est  la  grande  plaie  des  sociétés  occiden- 
tales et  le  grand  péril  des  états  modernes. 

Il  est  naturellement  permis  de  différer  de  vue  sur  ces  principes, 
de  n'avoir  pas  une  foi  entière  dans  l'ef&cacité  absolue  de  ces 
maximes  slaves  sur  la  diilusion  de  la  propriété  territoriale.  11  est 
surtout  permis  de  discuter  la  valeur  des  procédés  employés  en 
Russie  ou  en  Pologne  pour  mettre  ces  principes  en  œuvre.  Ce 
sont  là  des  questions  que  nous  avons  plus  d'une  fois  touchées  ici 
même  (2)  et  sur  lesquelles  nous  ne  voulons  pas  revenir  aujour- 
d'hui. Ce  que  nous  devons  rappeler,  c'est  ce  qu'on  a  trop  souvent 
oublié  en  Europe,  c'est  que,  bonnes  ou  mauvaises,  légitunes  ou 
illicites,  les  maximes  et  les  mesuies  appliquées  par  le  gouver- 

(1)  Discours  de  rempereur  dans  l'hirer  de  1860-61. 

(2)  Voyes  parUcuUèrement,  dans  la  Revue  du  1*'  août,  du  15  novembre  1876  et  da 
15  août  1871  nos  études  sur  ^Émancipation  des  serfs  et  sur  la  Commune  russe,  tii 
dans  la  Revue  du  1*'  mars  1879yrétude  intitolée  le  Socialisme  agraire  et  U  Régime  de 
la  propriété  en  Europe* 


UN  HOMME  D  ETAT  BTJ8SE.  529 

nement  rosse  en  Pologne  n*ont  pas  été  spécialement  imaginées 
pour  les  Polonais  et  uniquement  machinées  par  la  haine  politique* 
On  ne  les  a  importées  en  Pologne  qu'après  en  avoir  fait  l'essai 
avec  les  Russes.  Le  gouvernement  de  Saint-Pétersboui^  ne  pou- 
vait néanmoins  s'étonner  que  les  procédés  mis  en  usage  à  Varsovie 
et  dans  les  provinces  de  la  Yistule  fussent  taxés  de  révolutionnaires 
par  la  presse  européenne  :  les  pratiques  plus  ou  moins  analogues 
adoptées  pour  l'émancipation  des  serfs  n'avaient-elles  pas»  trois 
ans  auparavant,  été  dénoncées  au  même  titre,  dans  la  cour  impé- 
riale, par  la  noblesse  et  par  plus  d'un  des  conseillers  du  tsar, 
par  plusieurs  même  de  ceux  qui,  avec  Mouravief,  en  recomman- 
daient aujourd'hui  l'emploi  à  la  Pologne  et  se  réjouissaient  de  voir 
la  szlachia  polonaise  livrée  sans  défense  aux  mains  des  a  rouges  » 
législateurs  de  l'ancienne  commission  de  rédaction  ? 

A  Vilna,  Milutine  et  Mouravief  ne  discutèrent  point  sur  les  prin- 
cipes. Peu  leur  importaient  les  dissentimens  théoriques,  il  leur  suf- 
fisait de  se  savoir  d'accord  sur  les  faits,  sur  la  conduite  à  tenir. 
A  cet  égard,  leur>ntente  fut  facile.  On  en  peut  juger  par  le  récit 
de  Nicolas  Alexèiévitch. 

«VUna,  le  0/21  octobre  1863  (1). 

tt  Nous  sommes  arrivés  ici  en  parfaite  tranquillité  et  sans  le 
moindre  retard,  c'est-à-dire  à  cinq  heures  du  matin.  Après  avoir  pris 
trois  heures  de  repos,  je  me  suis  rendu  chez  Michel  Nikolaièvitch 
Mouravief  et  j'y  suis  resté  jusqu'à  quatre  heures  de  l'après-midi. 
Dans  une  heure,  j'y  retourne  de  nouveau  pour  dîner,  en  sorte  que 
nous  ne  nous  serons  presque  pas  quittés  de  la  journée.  Notre  entrevue 
et  toutes  nos  explications  ont  eu  le  caractère  le  plus  cordial.  Nous 
mns  même  abordé  le  passé,  et  nous  nous  sommes  trouvés  pleine- 
ment d'accord  (2).  Tout  ce  qu'il  m'a  dit  a  d'ailleurs  été  fort  sensé  et 
instructif  pour  moi.  Outre  une  claire  intelligence  des  choses  et 
des  hommes  qui  l'entourent,  il  possède  en  réalité  une  remarquable 
capacité  pour  l'administration.  L'énergie  non  plus  ne  lui  fait  pas 
défaut,  mais  j'ai  été  frappé  chez  lui  d'une  certaine  teinte  de  tris- 
te que  je  ne  lui  connaissab  pas  autrefois  et  qui  s'explique  par 
une  continuelle  tension  des  nerfs  (3).  D'après  ce  qu'il  m'a  dit,  on  a, 
dans  l'espace  de  six  mois,  exécuté  quarante-huit  personnes  ;  mais 
quand  on  songe  que  par  cette  rigueur  on  a  sauvé  des  centaines^ 

L  (1)  Lettre  de  N.  Milatine  à  sa  femme. 

(3)  HUutine  racontait  que,  dans  cette  entrevue,  le  général  Monravlef  loi  a?ait  dit  à  ce 
propos  :  •  Je  reconnais  qae  la  ?érlté  était  de  votre  côté.  »  ; 

(3)  ^ftffiriagennifm  soitùUuiiêm, 
loin  xui.  *  1880.  34 


5S0  B£VUB  Dfift  DBUZ  MCNOSSt 

et  peut-être  des  milliers»  de  victimes  innocentes,  les  sorties  de  la 
presse  européenne  semblent  étranges,  surtout  si  Ton  compare  i 
cela  ce  qui  se  fait  en  ce  moment  même  à  Naples  (1).  II  y  a,  il  est 
vrai,  beaucoup  d'arbitraire ,  mais  cet  arbitraire  en  refrène  un  Mte 
plus  blrutal,  celui  du  parti  révolutionnaire  ou  clérical  L'afiiaire  est 
encore  loin  d'être  terminée,  même  en  Lithuanie,  et  quant  à  la 
Pologne  elle-même,  il  n'y  a  pas  à  en  parler;  je  m'abstiendrai  du 
reste  de  tout  jugement  déûnitif  sur  la  situation  de  cette  derDière« 
tant  que  je  ne  serai  pas  sur  les  lieux. 

a  Pour  moi  personnellement,  depuis  que  je  suis  monté  en  wagon, 
je  passe  absolument  tout  mon  temps  dans  les  paperasses  et  les  coa- 
lérences  d'affaires.  Durant  toute  la  route,  le  zèle  de  mes  compagnons 
de  voyage  n'a  pas  faibli,  même  la  nuit,  de  sorte  que  nous  avons  à 
peine  fermé  l'œil.  Gela  me  réjouit  plus  que  je  ne  saurais  le  dire, 
car  je  ne  voudrais  point  perdre  un  seul  jour,  pour  ne  pas  retarder 
mon  retour  sans  nécessité. 
*••••••     «••     ••••     «     .••«•» 

Milutine,  on  le  voit,  était  trop  pressé  de  terminer  cette  besogne 
pour  s'attarder  longtemps  en  chemin.  Il  ne  passa  que  trois  jours  à 
Yilna  et  de  là  fit  route  directement  jusqu'à  Varsovie  à  travers  le 
pays  insurgé.  Voici  comment  il  racontait  ses  premières  impressions 
de  voyage  dans  le  royaume. 

«  Varsovie,  13/25  ùcXfhn  (8). 

f(  Nous  sommes  partis  de  Tilna,  samedi  dans  la  nuit,  et  nous 
sommes  arrivés  ici  à  sept  heures  du  soir  sans  le  moindre  accident 
Il  y  a  partout  des  troupes  en  si  grand  nombre  qu'il  n'y  a  aocnn 
danger.  Il  est  seulement  pénible  de  voir  le  pays  dans  une  âtuation 
aussi  anormale.  Mouravief  et  moi,  nous  nous  sommes  séparés  aussi 
amicalement  que  nous  nous  étions  rencontrés.  Ses  cxpKcations  m'ont 
été  fort  utiles,  et  en  somme  je  ne  regrette  pas  les  trois  jouis  passés 
à  Vilna.  Ici  nous  avons  trouvé  à  ht  gare  des  gendarmes  qui  nous 
ont  escortés  jusqu'aux  appartemens  qu'on  nous  avait  préparés.  An 
palais  du  vice -roi,  où  l'on  a  dû  depuis  l'incendie  transporter 
rhôtel  de  ville,  on  est  tellement  à  Tétroît  que  pas  un  de  mes  com- 
pagnons n'y  pouvait  loger  en  même  temps  que  moi.  A  cause  de 
cela,  nous  nous  sommes  décidés  à  descendre  à  Fanden  hétel  * 
l'Europe,  où  il  y  a  largement  de  la  place  pour  nous  tous  (8).    .   • 

(1)  Milutine  faisait  lans  doate  allusion  à  la  régression  des  hukâM  h<mimim» 
dans  les  luroWnces  méridjonales  du  aouvean  royaume  dltaUe. 

(3)  Lettre  à  sa  femme. 

(3)  Le  yaste  palais  Oginski,  alors,  croyons-nons,  tmifonné  ta  caaarAe,  ee,  depuis 
la  fin  de  Tinsurrection,  rouvert  comme  hôtel  sons  le  même  no». 


OR  BOtfM.  «'ETAT  1088I.  531 

«  Quant  à  notre  aécuijlté,  tu  peui  être  parfaitemeat  tranquille  ; 
il  y  a  autour  de  nous  une  suiltitude  innombrable  de  aentiaelles  et 
d'tgcns  de  police»  et  en  oatre  on  a  attaché  à  ma  personne,  en  qua- 
Uté  de  gardes  et  de  eouirieis,  trois  Cosaques  de  ligne  qui,  avec 
leur  grand  bomiet  de  peau  de  mouton  et  leur  costume  drcassien, 
drrertisseni  les  regards  de  toute  la  compagnie.  La  figure  même  de 
L  (1)  s'est  éclaircie»  il  a  déclaré  qu'il  se  sentait  rempli  d'une  ardeur 
guerrière  dont  il  ne  se  serait  jamais  cru  capable.  En  somme,  toute 
notre  société  se  distingue  par  le  courage,  par  la  bonne  humeur 
et  par  un  grand  sèle  pour  le  travaiL  ÀrtsémoTitch  (2)  nous  a  préparé 
quelques  matârianx  intéressans,  mais  à  présent  il  Toudrait  au  plus 
Tîte  s'esquiver  d'ici,  et  je  le  comprends  si  bien  que,  si  cela  ne  dé- 
pendait que  de  moi,  je  ne  mettrais  aucun  obstade  à  son  départ. 

tt  J'ai  TU  le  comte  Berg  immédiatement  à  mon  arrivée,  et  au- 
jourd'hui je  suis  encore  retourné  chex  lui  en  grande  tenue  et  je 
lui  su  présenté  l'un  après  l'autre  tous  mes  compagnons  de  voyage  (3). 
En  même  temps,  j'ai  eu  là  l'occasion  de  faire  connaissance  avec 
les  ministres  d'ici  (du  royaume),  qui  ne  m'inspirent  pas  la  moindre 
confiance.  Le  c<mite  Berg  a,  pour  commencer,  invité  à  dîner  aujour- 
d'hui tous  mes  collaborateurs  sans  exception  et  demain  les  prin- 
cipaux. Il  se  confond  en  politesses  (&),  mais  on  ne  saurait  compter 
de  sa  part  sur  un  concours  gérieux.  Du  reste,  il  ne  me  sera  pas 
&ciie  d'apprendre  le  dessous  des  cartes,  à  cause  surtout  de  mon 
ignorance  de  la  langue.  Demain  je  coounence  à  travailler  avec  les 
fonctionnaires  d'ici.  En  attendant  j'ai  vu  R.  et  le  frère  de  J.,  qui 
commande  la  place.  Tous  sont  pleins  d'amabilité  et  de  cordialité.  »«» 

Le  général  comte  Berg,  un  peu  plus  tard  feld-maréchal,  avait  suc- 
cédé à  Varsovie  au  grand-duc  Constantin.  S'il  ne  portait  pas  encore 
le  titre  de  vice-roi  {namestnik),  qui  allait  lui  être  coafécé  quel- 
ques semaines  plus  tard  durant  le  séjour  même  de  Milutme  en 
Pologne (5), il  en  remplissait  les  fonctions.  C'était  à  la  fois  un  soldat 
et  un  homme  de  cour;  comme  beaucoup  de  militaires,  il  avait  plus 
de  courage  et  de  présence  d'esprit  sur  le  champ  de  bataille  que  de 
résolution  dans  la  vie  civile.  D'une  vanité  que  l'âge  avait  accrue  et 
par  cela  même  fort  accessible  à  la  flatterie,  le  comte  Berg  était  à  la 


0)  Ui  des  tradncteari. 

9)  Fonctionnaire  d'origine  polonaise  qui  se  sentait  mal  k  Taise  dans  les  rangs  des 
foQcUonnaires  msses  à  Varsovie. 

(3)  Tcherkasski,  G.  Samarine  et  trois  on  quatre  secrétairet  on  interprètes. 

(4)  n  y  a  là  un  mot  que  je  ne  puis  déchiffrer,  mais  ceU  semble  le  sens. 

(5)  Milatine,  revenant  d*ane  tournée  dans  les  campagnes  du  royaume,  écrivait  de 
Varsovie  à  sa  femme  le  25  octobre  (6  novembre)  1863  :  «  Pai  trouvé  Berg  transporté 
(V  vostorghi)  de  sa  confirmation  comme  narMStnik,  Dans  son  ravissement,  il  consen  à 
tout,  mais  poor  les  mesoref  à  prendre  la  Iwiiiie  volonté  seule  ne  siorait  mfflre.  s 


5S2  KBTUB  DES  DEUX  H0»>IS8. 

fois  indécis  et  obstiné,  très  jaloux  de  son  autorité  et  peu  capable 
d'en  user  lui-même  avec  esprit  de  suite. 

Milutine,  on  vient  de  le  voir  par  sa  première  lettre  de  Yarsoyie, 
s'aperçut  dès  son  arrivée  qu'il  ne  pouvait  beaucoup  compter  sur  le 
chef  officiel  de  l'administration  du  royaume.  N'ayant  pas  l'iatention 
de  rester  en  Pologne  ou  de  demeurer  attaché  aux  affaires  polo- 
naises, il  ne  pouvait  cependant  prévoir  encore  tous  les  tracas  et  les 
obstacles  que  lui  devait  susciter  le  comte  Berg.  Ce  qui  le  frappait 
immédiatement,  c'était  le  manque  d'unité  et  de  direction,  le  manque 
de  programme  et  de  système.  A  cet  égard,  il  trouvait  une  grande 
différence  entre  la  Lithuanie  et  la  Pologne  proprement  dite,  comme 
le  montre  un  fragment  d'une  lettre  à  l'un  des  ministres  de  l'empe- 
reur. 

N.  Milutine  au  général  M. 

«Varsovie,  le  13/25  octobre  1863. 

«  La  différence  entre  Vilna  et  Varsovie  est  énorme  :  à  Viloa  Tau- 
torité  est  réellement  établie,  elle  a  foi  en  elle-même  et  on  a  foi  en 
elle.  Entre  les  chefs  et  leurs  subordonnés  il  y  a,  autant  que  j'ai  pu 
en  juger,  une  complète  unité  de  tendances  et  d'action;  en  un  mot, 
il  y  a  un  plan  qui  se  distingue  peut-être  par  une  rigueur  excessive, 
mais  qui,  dans  le  fond,  est  raisonné  et  sensé,  et  qu'on  exécute 
strictement.  Ici  je  n'ai  encore  réussi  à  rien  découvrir  de  semblable, 
et  je  ne  saurais  guère  y  parvenir.  En  tout  cas,  on  est  dès  la  pre- 
mière minute  frappé  de  la  mutuelle  défiance  et  de  la  désunion  des 
autorités.  On  a'jeté  un  tel  levain  de  méfiance  réciproque,  noo-seu- 
lement  entre  les  services  civils  et  le  service  militaire,  mais  au  sein 
même  de  ce  dernier,  que,  pour  tout  rallier  ensemble  et  imprimer 
partout  une  direction;^ferme,  il  faudrait  une  personnalité  puissante, 
et  précisément  c'est  cette  personnalité  qui  manque.  Vous  sera 
étonné  peut-être  d'un  jugement  aussi  précipité,  mais  d'après  tous 
les  bruits  qui  sont  déjà  arrivés  jusqu'à  moi  et  surtout  après  deux 
longs  entretiens  avec  le  comte  Berg,  je  ne  puis  me  délivrer  des 
plus  tristes  impressions;  je  souhaiterais  ardemment  être  dans  l'er- 
reur, et,  si  je  puis  m'en  convaincre,  je  le  confesserai  avec  joie.  Eu 
attendant,  je  ne  saurais  cac  ler  que  je  n'ai  trouvé  ici  aucun  plan 
arrêté.  Tout  se  l^Xiau  hasard {po  oudalchou)^  selon  l'inspiration  du 
moment,  et  je  crains  même  qu'on  n'atteigne  pas  le  but  qu'on  se 
propose  :  produire  de  l'effet. 

«  Mouravief  a  nettement  compris  que  des  rencontres  avec  les 
bandes  insurgées  ne  trandient  pas  la  question,  qu'il  faut  vaincre  et 
détruire  l'organisation  révolutionnaire  locale,  couper  les  fils  de 


UN  HOMMB  d'État  busse.  533 

cette  toile  d'araignée  souterraine  (t).  Pour  cela  il  oppose  à  la  révo- 
lation  son  organisation  civile  et  militaire  à  lui,  pour  cela  il  relève 
le  peuple  et  il  tarit  les  sources  pécuniaires  de  Tinsurrection  (2).  Il 
m'a  en  réalité  réjoui  par  la  lucidité  de  ses  vues  et  même  par  la  lud- 
dite  de  sa  parole  dans  cette  question,  ce  qui  ne  l'empêche  pas  du 
reste,  dans  toutes  les  autres  questions  générales,  de  se  distinguer 
par  l'extrême  versatilité  {chatkostiou)  des  idées  et  du  langage. 
Le  fait  est  qu'il  a  trouvé  à  Yilna  sa  véritable  vocation,  et  au  moins 
poar  un  temps,  il  y  rendra  d'incontestables  services. 

«  Ici  c'est  l'inverse,  la  rigueur  est  une  affaire  de  hasard  (3). 
A  côté,  se  manifestent  des  indices  de  tendances  oligarchiques 
polonaises  (&).  Pour  la  cause  des  paysans,  il  n'y  a  pas  la  moindre 
sympathie.  Les  autorités  civiles,  si  elles  n'aident  pas  indirecte- 
ment et  en  secret  l'insurrection,  gardent  vis-à-vis  d'elle  la  neutra- 
lité, et  tout  le  monde  y  parait  habitué.  Il  m'est  déjà  tombé  sous  la 
main  quelques  documens  qui  sont  véritablement  stupéfians  {izou- 
mitelny).  Je  tâcherai  d'en  rassembler  quelques-uns  de  ce  genre  et 
je  les  présenterai  avec  un  mémoire  explicatif  spécial. 

0  Une  autre  fois  je  vous  citerai  quelques  détails  à  l'appui  de  ce 
que  je  viens  de  dire.  Nos  premiers  entretiens  ici  me  laissent  peu 
d'espoir  que  de  sérieuses  n^esures  pour  les  affaires  des  paysans 
puissent  être  appliquées  avec  la  composition  actuelle  de  Fadminis* 
tration  du  royaume.  » 

Ces  premières  impiessions  ne  devaient  faire  que  s'accentuer  avec 
le  séjour  à  Varsovie.  Sous  les  banalités  de  la  politesse  officielle  (le 
comte  Berg  était  l'u.i  des  hommes  les  plus  polis  de  l'empire),  Hilu- 
tijie,  Tcherkasski  et  Samarine  ne  devaient  rencontrer  que  froideur, 
soupçon  et  défiance  de  la  part  de  l'administration  qu'ils  étaient 
venus  inspecter.  Au  lieu  d'auxiliaires  dévoués,  ils  ne  devaient  trou- 
ver à  Varsovie,  chez  les  fonctionnaires  russes,  presque  autant 
que  chez  les  employés  d'origine  polonaise,  qu'un  mauvais  vouloir 
à  peine  déguisé.  Et  cela  se  comprend.  Milutine,  envoyé  sans  instruc- 
tions précises  avec  mission  de  tout  contrôler,  de  tout  réviser,  de 
tout  remettre  en  question,  ne  pouvait  manquer  d'exciter  la  défiance 
et  les  appréhensions  de  tout  le  personnel  administratif,  qui  flairait 
en  loi  un  ennemi  en  même  temps  qu'un  réformateur. 

Comme  toute  administration,  celle  du  royaume  de  Pologne 
défendait  de  son  mieux  son  autorité,  ses  privilèges,  ses  usages  et 

'(i)  Podzemnoiiiou  pamUiny, 

(2)  Au  moyen  d'amendes  imtXMiéos  aux  Poloaais  ho^^Ules  aa  gouvernement  russe. 

(3)  SourovoH  déh  sloutchaïnoe. 

(t)  Priznaki  cMiakheitkoï  tefv(knm,  dos  tendances  de  9»lachta^  nom  de  la  noblesse 
polonaise. 


5S&  BSTDS  DES  DEUX  ««DES» 

en  Blême  temps  sa  routine  et  ses  abos.  A  ce  seul  titre^  sans  mftoie 
tenir  eompte  de  Fatmosiriièie  de  Yarsofie,  de  rinfluence  ds  mUiea 
et  des  relations  mondaines,  le  comte  Berg  devait  biantftt  se  moQ* 
trer  TadT^rsaire  naturel  des  intnis  Tenus  des  deui  capitales  russes 
pour  tout  refaire  &  neuf.  En  sa  qpiaUté  de  yice-rûi  de  Pologne, 
jalou  de  maintenir  ses  prérogatives  et  celles  de  radsûnistrttîon 
placée  sous  ses  ordres,  il  allait  involontairement  et  sans  bien  s'en 
rendre  compte  devenir  contre  Milutine  et  Tcherkaaski,  ooatre 
Pétersbourg  et  Moscou,  le  défenseur  des  débris  de  TautODomie  p(do- 
naiae.  Eotre  Milutine,  Tcberkasski  et  leurs  amis  d'un  côté,  le  comte 
Berg  et  l'administration  du  royaume  de  l'autre,  allait  bientôt  com- 
mencer une  guerre  toiur  à  tour  sourde  et  ouverte  qui,  par  ses 
péripéties  et  ses  succès  divers,  devait  rappeler  les  combats  et  les 
intrigues  de  TèmancipatiiHi  des  seifs  et  durer  plus  longtemps  eacore. 

IL 

Milutine  ne  devait  pas  à  ce  premier  voyage  séjourner  longtemps 
à  Varsovie.  Il  se  sentait  particulièrement  mal  à  l'aise  dans  la  capi- 
tale polonaise ,  où  toute  la  population  persistait  à  porter  le  deuil 
et  était  manifestement  sympathique  à  l'insurrection  sans  que  le 
gouvernement  russe  eût  comme  dans  les  campagnes  quelque  appât 
à  offrir  au  bas  peuple  pour  le  rattacher  à  la  Russie.  Nicolas  Alexèié- 
vitch  ne  perdait  pas  de  vue  ce  qui,  à  ses  yeux,  était  le  priscipal 
objet  de  sa  mission,  la  question  rurale.  Le  peu  de  ccmfiance  qoe 
lui  inspiraient  le  comte  Berg  et  l'administration  du  royaume  ne 
firent  qu'accroître  son  désir  d'en  venir  promptement  au  point 
essentiel,  à  ces  affaires  des  paysans  qui,  dans  le  monde  officiel  de 
Varsovie,  ne  rencontraient  que  répugnance  ou  indifférence.  Aussi, 
avant  même;  que  le  pays  fût  pacifié,  entreprit-il  avec  ses  amis, 
à  travers  les  campagnes Jdu  royaume,  une  expédition  qui  n'était 
pas  sans  périls  et  dont  ^Samarine  a  laissé  le  récit  en  des  pages 
étincelantes  qui  firent  rapidement  le  tour  de  la  Russie.  Les 
lettres  de  Milutine  nous  donnent  presque  jour  par  jour  les  impres- 
sions de  ces  touristes  réformateurs  dans  ce  voyage  d'exploration  à 
travers  la  plaine  polonaise,  où,  à  l'aide  d^interprètes,  les  trois  fils  de 
Moscou  allaient  annoncer  aux  paysans  le  nxoderne  évangile  ruase 
de  la  propriété  pour  tous. 

«  Varsovie,  25  octobre  (6  norembre)  1863  (f  ). 

u  Mon  frère  l'aura  déjà  probablement  informée  du  succès  de  nos 
tournées  dans  les  bom^gs  et  les  villages  de  la  Pologne  insurgée. 

(1)  Lettre  à  sa  femme. 


UN  HOMHS  d'État  bxisse.  &S5 

Cette  course  a  réussi  au-dessus  de  toute  attente  et  sous  tous  les 
rapports  :  temps  magnifique  et  renseignemens  abondans.  A  chaque 
pas  se  rencontraient  des  faits  attachans  et  curieux,  en  sorte  tpie 
rintérét  n'a  pas  faibli  un  instant.  Tout  ce  qui  nous  intriguait  par- 
ticuliërement,  nous  ayons  plus  ou  moins  réussi  à  le  tirer  au  clair. 
En  ouire,  le  résultat  de  nos  observations  est  plutôt  agréable,  car 
nous  avons  trouvé  le  niveau  moral  du  peuple  bien  supérieur  à  ce 
que  Ton  croit  et  à  ce  que  Ton  dit  à  Varsovie.  Le  fait  est  que  ces 
infortunés  paysans  polonais,  opprimés  ou  abandonnés  par  les 
pans  (1)  et  le  clergé,  ne  connaissaient  d'autres  représentans  de 
Tautorité  russe  que  les  militaires  qui  venaient  faire  chez  eux  des 
ré(pûsitions  de  chevaux,  de  voitures,  etc. 

fl  Pour  la  première  fois,  ces  pauvres  Mazoures  et  Erakoviens  (2; 
se  trouvaient  face  à  face  avec  des  représentans  du  souverain  venus 
pour  leur  parler  de  leurs  besoins  et  leur  parlant  en  effet  avec 
bonté  et  sympathie.  Leur  confiance  s'éveillait  très  vite,  sinon  par- 
tout, du  moins  dans  la  grande  majorité  des  villages.  En  beaucoup 
d'endroits  on  voyait  les  visages  s'éclaircir  de  joie;  les  femmes  pleu- 
raient et  embrassaient  nos  genoux.  A  mesure  que  nous  avancions 
dans  notre  voyage,  nous  sentions  involontairement  naître  l'espoir 
qu'avec  une  centaine  de  gens  honnêtes  et  intelligens  (ce  qui,  du 
reste,  ne  serait  pas  aisé  à  trouver  ici  et  ce  que  nous  ne  saurions 
rencontrer  parmi  les  Polonais),  il  serait  possible,  en  face  de  toute 
la  Pologne  latine  et  nobiliahre  (3),  de  relever  très  rapidement  ce 
peuple  opprimé  qui  peut  devenir  pour  nous,  au  moins  dans  le  temps 
présent,  un  réel  appui  (il). 

«  Tout  cela  toutefois  n'est  rien  de  plus  qu'une  première  impres- 
don  qui  peut  être  changée  par  des  observations  postérieures.  Je 
f  écris  cela  parce  que  je  désire  te  faire  partager  toutes  mes  pensées; 
mais,  en  dehors  de  nos  amis  les  plus  proches  et  les  plus  sympa- 
thiques à  notre  œuvre,  je  te  prie  de  ne  rien  dire  à  personne  de  ces 
impressions  et  de  ces  espérances  que  chaque  jour  peut  ébranler. 

0  II  faut  se  rappeler  que  nous  avons  visité  la  meilleure  partie 
de  la  Pologne,  la  plus  voisine  de  la  frontière  prussienne,  la  partie 
la  plus  riche  et  par  suite  la  plus  développée.  En  outre,  pour  se 

(T)  PanamL  fan,  on  lewlt,  signifie  aeie^ear  et  par  softe  monsieur  en  polonais.  Ce 
moi  «t  fllnsl  dréqmemiMnt  «nployé  par  MflatiM  et  les  écrivaiBs  rosses  pour  désigner 
la  joblesie  poloDalae. 

(2)  Mazoures,  population  de  la  HaxoTie,  partie  centrale  du  royaume  de  Pologne  du 
côté  de  Vaisovie.  —  Krakoviens,  babitans  de  la  région  de  la  haute  Vistule. 

(3)  IxUinikoi  t  chUakhutkoï  Polehi. 

(4)  Je  note  ce  mot  :  au  moins  ponr  l'époque  actuelle  (po  leraïnimèri  v  nastoUa-' 
ehiàhéi  vnnùa),  parce  qu'on  doit  se  demander  si  le  gouTemement  pouvait  espérer  un 
appui  constant  du  peuple  et  qu'à  cet  égard  Milutine  était  trop  clairroyant  pour  n'aYOir 
pas  quelques  doutes  sur  la  durée  du  concours  du  paysan  polonais. 


5S6  R£TUB  0B8  DEUX  MONDES* 

faire  ane  idée  complète  de  la  situation,  il  faut  ajouter  queladasse 
inférieure  de  la  population  est  la  seule  qui  puisse  nous  consoler  et 
nous  réjouir.  Tout  le  reste  :  noblesse  {szlachta)^  clergé,  juifs,  nous 
est  tellement  hostile  et  est  tellement  perverti  et  démoralisé,  qu'a- 
vec la  génération  actuelle,  il  n'est  guère  possible  de  faire  quelque 
chose.  La  crainte  est  le  seul  frein  d'une  société  dans  laquelle  tous 
les  principes  moraux  ont  été  renversés,  si  bien  que  le  mensonge, 
l'hypocrisie,  le  pillage,  le  meurtre,  ont  été  érigés  en  vertus  et  eu 
actes  d'héroïsme. 

tt  En  dehors  de  la  force  militaire,  il  n'y  a  aucune  autorité  admi- 
nistrative.  Pour  notre  honte,  nous  n'avons  rien  su  organiser  ici. 
Toute  la  police,  toute  l'administration,  toute  la  justice,  sont  aux 
mains  de  la  petite  noblesse  {szlachta)^  qui  nous  est  hostile.  En  dehors 
des  chefs-lieux  de  provinces  et  de  districts,  le  gouvernement  ûe 
possède  pas  un  seul  agent,  pas  un  seul  représentant  digne  de 
confiance.  La  stupidité  (toupooumié)  avec  laquelle  nous  ayons 
laissé  faire  tout  cela  à  notre  barbe  (1)  dépasse  tout  ce  qu'on  peut 
croire.  ••  » 

De  pareilles  excursions,  alors  que  le  pays  était  encore  de  tous 
côtés  sillonné  de  bandes  armées,  n'étaient  pas  sans  difficultés  oi 
sans  épisodes.  On  ne  pouvait  voyager  sans  escorte  et  appareil  mili- 
taire, et  dans  la  suite  de  cette  lettre,  interrompue  un  moment  par 
les  incidens  du  voyage,  Milutine  raconte  à  sa  fenmie  quelques 
aventures  de  la  route. 

a  ...  Dans  la  nuit  du  samedi  au  dimanche,  j'ai  pris  le  cbemin 
de  fer  de  Vienne  (2)  avec  Samarine  et  Tcherkasski  ;  nous  avons 
laissé  les  autres  à  Varsovie.  Artsémovitch  s'est  olFert  de  bonne 
grâce  à  nous  accompagner  en  qualité  de  traducteur,  et  il  nous  a 
rendu  le  plus  grand  service.  A  la  tète  de  notre  escorte  était  l'aide 
de  camp  Ânnenkof,  jeune  homme  très  déterminé,  beau  et  brave 
garçon  dans  toute  la  force  du  mot  (3).  Grâce  à  lui,  tout  a  été  comme 
sur  des  roulettes  (A)  et  avec  une  rapidité  incroyable.  Nous  avons 
fait  une  centaine  de  verstes  en  chemin  de  fer,  en  compagnie  du 
chef  militaire  de  la  ligne,  baron  de  Rahden,  cousin  de  la  baronne 
Edith.  A  l'aube,  nous  sommes  montés  dans  deux  calèches  décou- 
vertes et  nous  sommes  partis  au  galop,  escortés  d'un  demi-esca- 
dron de  uhians  et  d'une  cinquantaine  de  cosaques  de  ligne.  Toute 
la  journéei  de  huit  heures  du  matin  à  six  heures  du  soir,  nous 

(1)  Mot  à  mot,  à  notre  aex. 

(3)  La  ligne  de  Vienne  à  Varsorie. 

(3)  Molodeis  V  polnom  smyslé  slova.  Aujourd'hui  général  Ânnenkof,  un  dei  offioers 
les  plus  distingués  de  Tarmée  rosse  et  récemment  vice-président  de  la  grande  eaqoè^ 
sur  les  chemins  de  for. 

(4)  Kak  po  moihUf  comme  sur  du  beurre,  expression  proverbiale  rosse. 


UN  HOsoiE  d'État  russe.  6S7 

ayons  couru  de  village  en  village  et  de  bourgade  en  bourgade, 
nous  arrêtant  partout  pour  interroger  et  inspecter,  pour  effrayer 
les  woytei  et  les  bourgmestres  (1)  et  faire  connaissance  avec 
le  peuple.  La  première  étape  pour  la  nuit  a  été  Lodzy,  la  plus 
grande  ville  du  royaume  après  Varsovie,  avec  guarani e-cinq  mille 
habitans  et  une  quantité  de  fabriques.  Le  lendemain,  nous  avons 
suivi  le  même  programme,  avec  cette  différence  que,  vers  la  nuit, 
nous  avons  de  nouveau  repris  le  chemin  de  fer  aux  environs  de 
Piotrkow. 

«  Toate  la  région  que  nous  venons  de  parcourir  est  une  des  plus 
insurgées.  Dans  les  bourgades  fourmille  encore  la  population  dont 
se  forment  les  bandes.  Nous  avons  visité  les  colonies  allemandes, 
où  ces  «bandes  de  brigands»  [khichtchnikof)^  comme  les  appellent 
DOS  cosaques,  ont  massacré  plusieurs  cultivateurs. 

cr  Nous  avons  réussi  à  nous  mettre  en  rapport  avec  le  peuple,  et 
cela  nous  a  tous  rendus  de  bonne  humeur,  dispos  et  pleins  d'en- 
train. Les  chefs  militaires  nous  ont  reçus  à  bras  ouverts.  Quant 
aux  soldats,  sans  parler  des  cosaques  de  ligne,  qui  nous  ont  émer- 
veillés par  leur  courage,  leur  intelligence  et  leur  adresse,  nous 
avons  été  frappés  de  l'inépuisable  gatté  et  de  la  hardiesse  de  toutes 
les  troupes  sans  exception. 

«  Lorsque,  après  cette  tournée  de  deux  jours,  nous  sommes  reve- 
nus au  chemin  de  fer,  la  raison  m'a  obligé  de  me  séparer  de  mes 
compagnons.  Ces  derniers  ont  continué  leur  exploration  plus  loin, 
du  côté  de  la  frontière  autrichienne,  tandis  que  moi ,  faisant  un 
effort  de  courage  pour  reprendre  le  travail  de  Varsovie,  j'ai  été 
contraint  de  revenir  ici.  Ce  jour-là  même,  on  avait  brûlé  deux 
ponts,  en  sorte  qu'il  m'a  fallu  prendre  un  traîn  improvisé  et  me 
transporter  d'une  locomotive  à  une  autre,  me  contentant  parfois, 
au  lieu  de  wagon,  d'une  simple  plate-forme  découverte.  J'étais 
accompagné  de  chasseurs  {strêlky)  qui  tout  le  temps  n'ont  cessé  de 
folâtrer  et  de  chanter  le  refrain  :  «  Allons  soumettre  la  Pologne  (2)  !  » 
et  autres  airs  de  ce  genre,  en  sorte  que  le  voyage  de  retour  s'est 
effectué  de  la  manière  la  plus  gaie. 

«  Quant  à  mes  compagnons  de  route  Samarine,  Tcherkasski, 
Artséaiovitch  et  Annenkof ,  ils  ont  encore  parcouru  quelques  vil- 
lages près  d'Alkout(?),  et  ils  rentrent  à  l'instant  à  Varsovie  aussi 

(t)  Woytof  i  bourgmiitrof,  les  représentons  des  propriétaires. 

(^)  Poidem  Polctiou  pokmat,le  trouve  ailleurs  la  variante  ousmiriat,  qui  a  un  sens 
anaUig.,e.  —  u  g'^git  jcj  d»un  chant  de  circonstance  composé  par  les  soldats  russes  ou 
à  leur  Mage. 


598  BZTtlB  DES  DEUX  XOIIDES. 

bien  disposés  que  lorsque  je  les  ai  quittés.  D'après  leurs  rêdts»  les 
paysans  de  ce  côté ,  quoique  beaucoup  plus  pauvres ,  sont  aossi 
développés  moralement  et  manifestent  la  même  entière  confianoe 
dans  le  gouvernement  russe.  Gela  est  d'autant  plus  surprenant  que, 
dans  cette  province»  ils  sont  malmenés  par  le  prince  ^*,  qui  fidt 
retomber  sur  les  paysans  polonais  toute  son  aversion  de  proprié- 
taire pour  Témancipation  en  Russie.  Samarine,  qui  est  son  parent, 
était  justement  allé  de  ce  côté  pour  mettre  un  frein  aux  duretés  de 
cet  imbécile,  mais  il  est  revenu  sans  le  moindre  espoir  de  Vtmi 
corrigé.  C'est  là  le  côté  sombre  de  cette  heureuse  expédition.  .  •  . 
• ...•••••    ••• •> 

Ces  curieuses  lettres ,  dont  on  ne  saurait  suspecter  la  sincé- 
rité, montrent  quelle  était,  à  l'époque  môme  de  l'insurrection,  la 
situation  du  paysan  polonais.  Rien  ne  fait  mieux  comprendre  com- 
bien, avec  un  pareil  peuple,  toute  tentative  de  révolte  était  folle. 
Bien  que,  de  l'aveu  de  Hilutine  et  de  ses  amis ,  le  paysan  polo- 
nais fût  pour  le  niveau  moral  bien  supérieur  à  ce  qu'on  disait 
à  Pétersbourg  et  à  Yarsovie  môme,  son  abaissement  séculaire  l'a- 
vait rendu  sourd  ou  insensible  aux  idées  de  patrie  et  de  nationa- 
lité, tandis  qu'il  prêtait  docilement  l'oreille  aux  missionnaires  mos- 
covites qui  venaient  au  nom  du  tsar  lui  annoncer  la  suppression 
de  la  corvée  et  la  propriété  du  sol  (1). 

Ce  voyage,  en  excitant  les  espérances  de  Milutine,  de  Tcherkasski 
et  de  Samarine,  leur  avait  révélé  toute  la  grandeur  et  la  difficulté 
de  leur  tâche.  Déjà,  dans  sa  défiance  de  l'administration  civile  da 
royaume,  Hilutine,  à  peine  de  retour  de  cette  excursion,  ne  voyait 
rien  de  possible  en  dehors  du  système  dictatorial  et  du  concoois 
d'agens  militaires  pris  dans  l'armée  (2).  C'est,  en  eifet,  à  ces  moyens 
extrêmes  qu'il  devait  recourir  un  peu  plus  tard.  Déjà,  en  voyant  le 
travail  s'allonger  sans  cesse  entre  ses  mains,  obligé  de  remetue 
son  retour  de  semaine  en  semaine,  il  pressentait  avec  chagrin  que 


(1)  Les  insnrgés  polonais  s'en  rendaient  enx-mdmei  bien  compte.  Aussi,  pour  gigocr 
les  paysans  à  leur  caase,  n'avaient-ils  pas  hésité  à  leor  faire  des  promesses  éa  oftflK 
genre,  de  sorte  qa*entre  le  gouvernement  et  les  insurgés  il  y  avait  livatité  à  recoorir 
à  des  amorces  analogues. 

(2)«Tel  que  le  conseil  de  Varsovie  est  av^ourdliui  composé,  il  est  impossible  de  lio 
entreprendre  avec  lui.  D  est  nécessaire  d'agir  d'une  manière  dictatoriale  (AWato- 
rtAlno).  Il  n'y  a  pas  à  penser  à  une  autre  fiaçon  de  procéder.»  (Lettre  à  sa  femme  da 
25  octobre  (G  novembre)  1803).  Et  un  peu  plus  loin,  dana  la  même  lettre,  parlant  do 
concours  qull  rencontrait  chez  les  officiers,  N.  Milutine  ajoutait  :  «  Je  ne  douta  pu 
qu'on  ne  puisse  trouver  parmi  eux  des  hommes  fort  utiles  pour  radministrtSioB 
locale.  »  C'est  à  ce  système,  en  effet,  qu'il  devait,  comme  nous  le  verrons,  rtcourir  « 
1864,  en  choisissant  parmi  les  Jeunes  officiers  plus  de  cent  cinquante  commissures 
pour  régler  les  affaires  des  paysans  au  lieu  et  place  des  arbitres  de  paix  empl<V^  dam 
le  même  cas  en  Russie. 


UK  flOMHE  DÉTAT  BinSB*  580 

leor  plan  de  réformes  une  fois  élaboré,  ses  amis  et  lui  pourraient, 
faute  d'instrumens  capables  ou  dévoués,  être  contraints  de  se  char- 
ger euxHBéines  de  l'applicatiom  En  attendant,  Nicolas  Âlexèîétitdi, 
dans  sa  hâte  de  quitter  Yarsovie ,  travaillait  jour  et  nuit ,  sunne* 
naît  sans  merd  son  intelligence  et  ses  forces,  au  risque  de  com- 
promettre à  jamais  une  santé  à  peine  remise. 


«  Vtivoide,  27  octebre  (8  noTemkre)  1863  (i). 


«  Depuis  notre  retour  à  Yarsovie ,  nous  avons  repris  notre  vie 
sédentaire.  Nous  ne  sommes  presque  pas  sortis  du  palais  (2); 
nous  restons  à  notre  table  de  travail  et  c'est  à  peine  si,  pour  nous 
dégourdir  les  jambes,  nous  arpentons  de  temps  en  temps  les  vastes 
salles  ou  le  petit  jardin  du  château.  Toute  la  matinée  est  occupée 
par  les  explications  avec  les  fonctionnaires  et  la  lecture  des  papiers 
d'affaires;  mais  le  principal  travail  se  fait  de  nuit,  d'autant  plus 
qu'ici  on  dort  décidément  moins  que  d'habitude,  si  grand  est  le 
désir  de  s'esquiver  au  plus  tôt  de  cet  affreux  pays. 

«  Je  voulais  aujourd'hui  écrire  à  D...  une  lettre  semi-oflQcielle 
snr  l'état  de  nos  travaux  pour  qu'il  la  présentât  à  l'Empereur  dès 
le  retour  de  Livadia  (3)  ;  mais  le  compte-rendu  détaillé  de  notre 
▼oyage  dans  le  royaume  que  nous  préparons  n'est  pas  encore  ter- 
mmé.  Aussi  je  remets  cette  lettre  au  prochain  courrier.  Ce  compte- 
rendu  doit  non-seulement  donner  une  idée  de  nos  travaux,  mais 
en  grande  partie  faire  connaître  t essence  même  de  la  question. 
Mon  désir  est  de  préparer  l'opinion  de  Pétersbourg  aux  projets  que 
nous  apportons  ;  c'est  pour  cette  raison  que  nous  avons  décidé  de 
consacrer  quelques  jours  de  plus  k  la  rédaction  de  .ce  oono^te- 
rendu  (A).  » 

Pour  le  moment,  le  principal  souci  des  trois  aoiis  était,  on  le 

(i)  Lettre  de  N.  Milatine  à  sa  femme. 

(^  Milutine  et  ses  amis  s'étaient  instaUés  an  chÀtean  Brflhl.  «  Nous  n'aTOiiB  pu, 
^rait-H  k  sa  femme  le  16/28  octobre,  continner  à  habiter  lliètel  de  PEurope;  il  y 
a  iiQp  tle  bmit  et  d«  T»-et-?ieiit  comme  dans  toate  caaeme.  Aussi  nous  sommes-nous 
iQitaUés  aujourd'hui  au  palais  Brûhl|  où  oAtts  ocenpoDS  tont  le  premier  étage.  J'écris 
^^^  lettre  sur  la  table  qui  servait  aux  astucieux  écrits  da  marquis  V^iélopolsky  et 
9Qi  maintenant  est  couverte  de  papiers  d'un  autre  genre*  » 

(3)  Le  retour  de  l'empereur  à  Saint-Pétersbourg,  au  lieu  de  précéder  celai  de  Uiln- 
^  comme  ce  dernier  le  supposait,  le  suivit  de  près,  en  sorte  qn*il  put  présenter 
loi-même  son  rapport  directement  en  arrivant. 

(4}  Le  30  octobre  (11  nov.),  Milutine  répétait  :  «  Notn  travail  boniHoone  (XcypîQ 
^^Miique  Je  craigne  beaucoup  qu'il  ne  soit  pas  terminé  mdme  pour  le  15  novembre. 
Kong  achevont  «n  ce  momaai  le  rédt  da  vojFage.  Ce  travail  aupplémeotaire  anra,  J'ea- 
P^^i  l'avantage  de  liuailiariser  avec  aos  vues.  » 


5&0  RETUB  DES  DEUX  MONDES. 

voit,  de  coordonner  les  observations  de  leur  voyage  en  un  r^>port 
destiné  à  l'empereur.  G.  Samarine,  peut-être  alors  le  plus  brillant 
publiciste  de  l'empire,  avait  été  naturellement  chargé  de  ce  compte- 
rendu,  qui  devait  préparer  les  esprits  aux  mesures  radicales  jugées 
nécessaires  par  les  trois  explorateurs.  Comme  l'indique  la  lettre 
précédente,  Milutine  tenait  beaucoup  à  ce  que  ce  travail  parvint 
au  souverain  sans  passer  par  l'intermédiaire  du  comte  Berg  et  de 
l'administration  de  Varsovie,  ni  par  celui  du  ministère  de  Pologne 
à  Pétersbourg,  dont  Milutine  se  défiait  également.  Dans  toute  cette 
affaire,  en  effet,  il  devait,  autant  que  possible,  s'adresser  direc- 
tement au  souverain,  soit  par  lui-même,  soit  par  son  frère, le 
ministre  de  la  guerre,  en  passant  par-dessus  la  tête  des  diverses 
administrations  et  chancelleries  de  l'empire  ou  du  royaume. 

Le  3/16  novembre,  Nicolas  Alexèiévitch  envoyait  enfin  à  Saint- 
Pétersbourg  ce  mémoire  auquel  il  attachait  tant  d'importance.  Poor 
éviter  d'en  ébruiter  le  contenu  à  Varsovie,  il  avait  poussé  la  pré- 
caution jusqu'à  se  contenter,  selon  ses  propres  paroles,  «  de  copistes 
fort  méJiocres,  »  au  risque,  disait- il,  d'être  obligé  de  le  faire 
recopier  à  Pétersbourg  s'il  ne  paraissait  pas  présentable  au  souve- 
rain (1). 

11  accompagnait  l'expédition  du  compte-rendu  au  personnage 
chargé  de  le  remettre  à  l'empereur  de  remarques  confidentielles 
qui  faisaient  prévoir  bien  des  difficultés  et  des  orages  pour  l'aveDir. 


t  Vanovie,  3/15  noTembre  1863  (2). 


«  J'ai  tâché  de  m'expliquer  avec  le  plus  de  douceur  et  de  ména- 
gement possible  sur  les  obstacles  que  nous  rencontrons  dans  notre 
travail.  Mais  la  vérité  vraie,  c'est  que,  tout  en  feignant  une  sou- 
mission extérieure,  l'administration  du  royaume,  loin  d'être  dispo- 
sée à  coopérer  avec  nous  au  rétablissement  de  l'autorité  régulière, 
s'efforce  de  l'entraver  par  tous  les  moyens  en  son  pouvoir.  Cela 
nous  impose  le  devoir  de  ne  pas  nous  contenter  d'élaborer  les 
réformes,  mais  de  trouver  le  moyen  de  les  exécuter  nous-mêmes. 
C'est  à  cela  que  nous  nous  cassons  la  tête  pour  le  moment.  Du 
reste,  cela  est  pour  plus  tard. 

«  Nous  avons  fini  les  «  considérans  »  et  nous  en  sommes  à  pré- 
sent aux  a  conclusions.  »  J'en  donnerai  connaissance  aux  comtes 

(1)  Lettre  da  3/15  novembre  18S3. 

(2)  Lettre  (a«  général  M.),  dont  je  n*ai  entre  les  maini  qn'ane  traduction  française. 
N'ayant  pu  la  contrôler  sur  le  texte,  Je  no  puis  en  garantir  la  scropoleose  ezactitade, 
mais  J'ai  toat  lieu  de  la  croire  fidèle  au  moins  pour  le  sens  général. 


UN  HOMME  d'État  busse.  5A1 

Berg  et  Mouravief  quand  le  moment  sera  venu.  L'opinion  du  pre- 
mier ne  m'inspire  du  reste  guère  de  confiance.  J'espère  avoir  ter- 
miné pour  le  15/27  courant.  Outre  notre  impatience  personnelle 
de  nous  arracher  à  l'atmosphère  malsaine  de  Varsovie,  chaque  jour 
nous  convainc  davantage  qu'il  n'y  a  pas  un  instant  à  perdre.  II 
faut gae,  pour  le  printemps  prochain,  il  y  ait  quelque  chose  de  fait; 
nous  n'avons  ainsi  que  trois  ou  quatre  mois  devant  nous.  » 

Dans  cette  même  lettre,  Nicolas  Âlexèiévitch  signalait  avec  indi- 
gnation «comme  une  des  plus  cyniques  mystifications  de  l'adminis- 
tration du  royaume  (1)  »  le  projet  du  conseil  d'état  de  Varsovie  de 
frapper  le  pays,  comme  contribution  de  guerrci  d'une  taxe  supplé- 
mentaire de  à  millions  de  roubles  sur  le  sel,  c'est-à-dire  en  somme 
sur  le  peuple,  que  Hilutine,  au  contraire,  prétendait  gagner  à  la 
domination  russe.  «  En  vérité,  s'écriait  en  terminant  Nicolas  Alexèié- 
yitch,  je  ne  puis  voir  sans  amertume  tout  ce  qui  se  fait  ici  pour 
compromettre  le  pouvoir.  »  À  ses  yeux,  en  effet,  de  pareilles  me- 
sures, faites  pour  mécontenter  les  masses,  étaient  plus  que  des  mala- 
dresses, c'était  presque  de  la  complicité  avec  l'insurrection,  presque 
une  sourde  trahison. 

Durant  ce  séjour  à  Varsovie,  l'excitation  et  l'entrain  quelque  peu 
factice  des  premières  semaines  faisaient  place  de  plus  en  plus  à  la 
fatigue  et  à  la  tristesse.  Les  lettres  de  Milutineàsa  femme  montrent, 
avec  son  mécontentement  et  son  impatience  toujours  croissante, 
ses  angoisses  et  ses  inquiétudes.  Aucun  appui  dans  le  pays  parmi 
la  population  polonaise  ni  dans  l'administration  russe.  Des  affaires 
d'une  complication  extrême  avec  des  moyens  d'étude  et  des  moyens 
d'action  ihsufiisans.  A  Varsovie,  chez  toutes  les  autorités,  un  mau- 
Tais  vouloir  mal  dissimulé;  à  Saint-Pétersbourg,  de  vieilles 
défiances  avec  de  nouvelles  intrigues  en  perspective.  En  face  de  tels 
embarras,  on  s'explique  sans  peine  la  mauvaise  humeur  de  Milu- 
tine  et  le  ton  chagrin  de  ses  lettres.  On  sent  du  reste  à  son  amer- 
tume qu'il  en  voulait  presque  autant  à  la  Pologne  de  l'avoir  enlevé 
à  la  Russie  et  aux  réformes  si  longtemps  rêvées  que  de  lui  susciter 
tant  de  difficultés  de  toute  sorte.  Ce  qu'il  redoutait  toujours  par- 
dessus tout,  c'était  de  rester  attaché  aux  affaires  polonaises.  Due 
des  choses  qu'il  avait  le  plus  de  peine  à  pardonner  au  comte  Berg, 
c'est  que,  pour  le  neutraliser  ou  le  subordonner,  le  vice-roi  avait 
imaginé  de  le  faire  nommer  vice-président  du  conseil  de  Varsovie, 
dont  il  était  lui-même  président.  Milutine  ne  voulait  entendre  par- 
ler d'aucune  combinaison  de  ce  genre  (2).  Malgré  cette  résistance  à 

(1)  Lettre  an  général  M. 

(3)  Lettre  da  3/15  norembre  1863  et  da  25  octobre  (6  noyembre).  Dans  cette  der- 
nière MilntiDe  disait  :  «  Berg  s'obatine  à  youloir  me  faire  nommer  y ice-présidcnt  du 


5&2  RETUB  DBS  DEUX  MMOfES* 

se  laisser  enchafner  aux  affaires  de  Pologne,  plus  il  voyait  d'ob^ 
stacles  se  dresser  devant  lui  et  plus  Mihitine  s'attachait  à  cette 
t&che  antipathique  avec  la  naturelle  ténacité  d'un  caractère  que  les 
entraves  pouvaient  irriter,  mais  non  abattre  ou  rebuter. 


«  VarsoTîe,  6/18  noTembre  1863  (1). 

«...  Tout  va  comme  parle  passé.  Nous  travaillons  jusqu'à  Vé- 
puisement  de  nos  forces,  et  à  ce  travail  il  n*y  a  pas  encore  de  lin. 
Les  affaires  dont  on  nous  a  chargés  sont  compliquées,  et  ici  nous 
ne  trouvons  aucun  aide.  Aussi  nous  faut-il  une  grande  prudence  pour 
ne  point  induire  le  gouvernement  en  erreur.  Chaque  jour,  nous 
nous  heurtons  à  de  nouveaux  points  obscurs,  et  pour  les  édairdr 
un  à  un,  il  faut  des  conférences,  des  enquêtes,  des  renseignemens 
de  tout  genre,  c'est-à-dire  qu'il  faut  du  temps.  J'espère  néanmoins 
avoir  tout  terminé  au  milieu  de  novembre,  mais  je  ne  puis  encore 
fixer  le  jour  de  mon  retour.  » 


«  Vanorie,  16/28  noTembro  1863  (i)- 

a  •••  Notre  vie  est  si  monotone,  nos  occupations  toujours  d'an 
même  objet  sont  si  peu  attrayantes  que  parfois  tout  prend  nne 
couleur  sombre  et  que  des  craintes  de  toute  sorte  se  glissent  aisé- 
ment dans  l'âme...  11  m'est  particulièrement  pénible  de  voir  notre 
travail  nous  retenir  ici  plus  longtemps  que  je  ne  le  supposais,  mais 
s'arrêter  à  mi-chemin  est  impossible.  •• 

tt  La  tâche  qu'on  nous  a  imposée  {poviazali)^  nous  l'accomplis- 
sons en  conscience;  et  après  cela  les  intrigues  qui  peuvent  nous 
attendre  à  Pétersbourg  ne  m'épouvantent  point.  Si  mes  propositions 
ne  sont  pas  acceptées,  il  ne  me  sera  que  plus  facile  d'en  finir  avec 
cette..  •  Varsovie.  Revenir  ici  serait  pour  moi  la  plus  pénible  épreuve. 
Tu  ne  saurais  croire  à  quel  point  toutes  les  classes  de  la  population 
sont  politiquement  démoralisées.  Partout  le  mensonge,  l'hypocri- 
sie, la  lâcheté,  la  cruauté.  S'il  n'y  a  plus  ici  d'assassinats  au  coin 
des  rues,  c'est  que  les  comités  révolutionnaires  ont  rappelé  dans 
les  bois  tous  leurs  spadassins  qu'effrayaient  les  dernières  exécu- 
tions. Quelle  société  que  celle  où  l'on  ne  peut  rien  faire  que  par  la 
terreur  1  Le  temps  ne  me  permet  pas  de  m'explîquer  davantage... 

«  Du  reste,  pas  d'événemens  dans  notre  vie  personnelle;  elle  est 

conseil  da  Vanovle,  il  va  sans  doate  écrire  dans  ce  sens  à  l'Empereur,  respire  qa*^^ 
n'en  fera  rien  ayant  de  m'entendre,  aatrement  U  me  faadrait  offrir  om  déoisiioii*  * 

(1)  Leitre  à  sa  tanme. 

(S)  Lettre  de  Df.  MUuUne  à  sa  femme. 


UN  ffOWn  DEtAT  B098E.  5A3 

toot  entière  absorbée  par  Tactivité  intellectuelle,  et  celle-ci  est  dif- 
ficile à  décrire  dans  nne  lettre.  Puis  peut-être  nous  reverrons-nous 
bientôt  et  nous  pourrons-nous  en  entretenir  à  satiété.  Ces  derniers 
jours,  nous  avons  eu  cependant  une  petite  distraction  :  nous  avons 
ouvert  une  école  rosse  à  laquelle  se  sont  déjà  fait  inscrire  plus  de 
cent  enfans.  N'est-il  pas  étrange  que,  durant  une  domination  de 
qaarante-huit  ans,  pas  une  autorité  russe  n'ait  eu  pareille  idée? 
Envoie-moi  des  livres  d'enfans  et  des  livres  d'enseignement.  ••  » 


«  Vanorie,  i3/S5  noyemlNre  1803. 

a  M.  Chaque  jour  le  séjour  id  me  devient  plus  répugnant  {iœh'-- 
niifj.  Il  faut  une  grande  force  de  volonté  pour  terminer  tranquille^ 
ment  l'œuvre  commencée.  _ 

€  Nos  travaux  marchent;  nous  n'épargnons  rien  poùiTâpporter 
quelque  chose  de  complet  et  d'achevé.  Nous  voyons  déjà  poindre 
devant  nous  la  fin  de  ce  pénible  voyage,  qui  restera  pour  toujours 
dans  mon  imagination  comme  une  sorte  de  canchemar  de  malade. 
Mais  peut-être  qu'à  la  dernière  minute  il  se  présentera  encore 
gaelgues  points  obscurs  inattendus  qui,  pour  être  éclaircis,  exige- 
ront encore  un  nouveau  retard.  Ici  il  faut  tout  éclaircir  par  soi* 
iDéme  a  avec  sa  propre  intelligence,  »  comme  dit  l'un  des  person- 
nages de  Gogol.  Personne  pour  nous  tirer  de  nos  perplexités  et 
di^'per  nos  doutes.  Voilà  pourquoi  je  n'ose  encore  fixer  l'époque 
de  notre  retour,  quoique  je  désire  avec  ardeur  et  que  j'espère  bira 
partir  d'ici  la  semaine  prochaine.  » 

A  la  fin  de  novembre  ou  mieux  au  commencement  de  décembre, 
Après  deux  mois  de  séjour  en  Pologne,  Nicolas  Alexèiévitch  pouvait 
enfin  s'arracher  à  ce  qu'il  appelait  un  travail  de  forçat  (1),  et 
annoncer  à  sa  femme  son  prochain  retour  (2).  Sa  joie  de  revenir 
n'était  guère  assombrie  que  par  la  perspective  de  nouvelles  luttes 
à  Saint-Pétersbourg  et  peut-être  d'une  nouvelle  mission  aux  berds 
de  la  Yistale.  Il  rentrait  à  Pétersbourg  le  26  novembre  (8  décembre) 
1863,  après  s'être  arrêté  quelques  heures  à  Yilna  pour  conférer 
avec  le  général  Mouravief  et  se  ménager  l'approbation  du  dictateur 
de  la  lithaanie  pour  les  projets  encore  inconnus  qu'il  rapportait  de 
Varsovie* 


(1)  Lettre  da  17/29  novembre. 

(3)  «Eofln  Jepnis  décidément  annoncer  notre  retour...  Encore  cinq  sprandB  Jours  d'at. 
tente!  néanmoins  Je  me  sens  tout  ranimé  et  je  termine  YÎyement  ce  qui  me  reste  à 
&ire  !  •  (Lettre  à  sa  femme  du  Si  norembre  (3  décembre  1863 .) 


bhh  REYUE  DES  DWl  IfONBBS. 

III. 

De  nouvelles  difficultés  attendaient  Hilutine  et  ses  amis  dès  leur 
arrivée  dans  la  capitale  de  l'empire.  Ils  y  rentraient  avec  un  plan 
de  réformes  et  tout  un  programme  défini  qu'il  fallait  faire  accepter 
à  Pétersbourg  et  faire  exécuter  à  Varsovie,  deux  choses  presque 
également  malaisées.  Ayant  rejeté  derrière  lui  tous  les  doutes 
et  recouvré  sa  résolution  et  son  assurance  babituelleSy  Nicolas 
Alexëiévitch  était  convaincu  qu'au  milieu  de  l'épais  fourré  des  affaires 
polonaises,  où  il  craignait  de  se  perdre,  il  venait  avec  ses  compa- 
gnons de  découvrir  la  seule  voie  de  salut,  et  cette  voie  il  était 
décidé  à  l'indiquer  à  son  maître  et  à  la  Russie. 

Contrairement  aux  premières  prévisions  de  Milutine,  l'empereur 
n'était  pas  encore  revenu  de  Livadia,  où  sur  la  corniche  de  Crimée 
et  les  pittoresques  rivages  abrités  par  la  verte  muraille  des  monts 
de  Yaïla,  il  cherche  chaque  année  à  prolonger  les  beaux  jours  d'au- 
tomne. L'hiver,  le  long  hiver  russe,  qui  est  la  saison  de  Pétersbourg 
comme  de  Paris,  était  commencé  depuis  quelques  semaines.  Presque 
toute  la  société  était  rentrée  dans  la  capitale,  qu'elle  déserte  en  été. 
Le  retour  de  Milutine,  de  Tcherkasski,  de  Samarine  était  la  grande 
nouvelle  de  la  ville.  Ce  triumvirat  excitait  partout  une  intense  et 
naturelle  curiosité.  Qu'avait-il  fait  en  Pologne  7  pourquoi  en  était4I 
revenu?  quelles  combinaisons  nouvelles  en  rapportait-il?  Les  ques- 
tions se  pressaient  sur  toutes  les  bouches;  les  trois  amis  étaient 
entourés,  interrogés,  invités  partout  ensemble  ou  séparément; 
chacun  voulait  les  voir,  les  entendre. 

Cet  empressement  n'était  pas  toujours  inspiré  par  la  sympathie. 
Une  notable  fraction  de  la  haute  société  et  du  monde  officiel  restait 
ouvertement  hostile  à  Milutine  et  à  ses  amis  et  ne  cachait  pas  sa 
réprobation  pour  les  projets  qu'on  leur  supposait.  En  souvenir  des 
procédés  du  gouvernement  autrichien  envers  les  Polonais  deGali- 
cie,  en  18i6,  une  mauvaise  langue  avait  baptisé  leur  rapide  voyage 
du  nom  «  d'expédition  scientifique,  »  ayant  pour  but  secret  de 
soulever  les  paysans  contre  les  propriétaires.  Le  mot  avait  fait  for- 
tune dans  certain  monde.  Les  conunentaires  sur  la  mission  de  Mil^ 
tine  étaient  d'autant  plus  libres  et  malveillans  qu'en  l'absence  du 
souverain  les  trois  voyageurs  se  croyaient  tenus  à  être  discrets. 
Les  politiques  comme  le  monde  désœuvré  de  Pétersbourg  ne  pou- 
vaient savoir  bon  gré  au  trio  moscovite  de  réticences  qui  déjouaient 
la  curiosité  des  chancelleries  comme  des  salons. 

Si  Milutine  et  ses  amis  ne  voulaient  pas  ébruiter  d'avance  leurs 
projets,  ce  n'était  pas  uniquement  par  déférence  pour  l'empereur, 


13N  HOMME  d'État  bossb.  5A5 

c'était  surtout,  qu'instruits  par  le  souvenir  des  tracas  de  rémanci- 
patioD  t  ils  craignaient ,  en  faisant  connaître  d'avance  leur  pro- 
gramme, de  le  livrer  en  pâture  à  la  critique,  au  mauvais  vouloir  et 
à  la  cabale.  A  leurs  yeux,  le  meilleur  moyen  de  dérouter  les  intri- 
gues de  Pétersbourg  et  de  Varsovie,  c'était  de  garder  le  secret  sur 
leurs  projets,  de  les  envelopper  de  mystère  pour  ne  les  révéler 
qu'à  l'empereur,  dont  ils  espéraient  enlever  rapidement  l'appro- 
bation. 

Une  pareille  tactique  ne  pouvait  être  du  goût  ni  des  hauts  fonc- 
tionnaires ni  des  amis  de  Hilutine,  qui,  les  uns  par  leur  position, 
les  autres  par  leur  amitié,  s'imaginaient  avoir  des  titres  à  tout 
savoir.  Aussi  cette  consigne  de  silence,  observée  envers  tous,  mécon* 
tenta-t-elle  plusieurs  hauts  personnages  tels  que  le  prince  D.,  chef 
de  la  police  politique  (iiT  section),  qui,  par  métier,  croyait  avoir 
droit  à  pénétrer  tous  les  secrets.  Grftce  à  lui  en  partie,  ce  fut  même 
entre  Milutine  et  la  grande-duchesse  Hélène  l'occasion  d'un  refroidis- 
sement passager.  La  grande-duchesse,  après  avoir  invité  tour  à  tour 
Hilutine,  Tcherkasski  et  Samarine,  après  les  avoir  pour  ainsi  dire 
confessés  chacun  à  part  et  tous  ensemble,  s'étonnait  de  n'obtenir 
d'eux  que  de  brillantes  impressions  de  voyage  et  de  lugubres  pein- 
tures de  la  situation  du  royaume  sans  aucun  éclaircissement  sur 
leurs  projets  futurs.  Elle  finit  même  par  s'en  montrer  piquée  et 
par  dire  un  jour  à  Milutine  qu'autour  d'elle  on  ne  voulait  pas  croire 
qu'elle  fût  aussi  ignorante  que  les  autres,  et  qu'après  tout  ce  qu'elle 
avait  fait  pour  lui,  elle  pût  lui  inspirer  une  telle  défiance.  Heureu- 
sement pour  Nicolas  Alexèiévitch  et  ses  amis,  le  retour  de  l'empe- 
reur vint  au  bout  de  quelques  jours  mettre  fin  à  cette  fausse  situa- 
tion. 

L'événement  montra  que  la  prudence  de  Milutine  n'avait  pas  été 
^e  précaution  inutile.  Il  trouva  tout  avantage  à  traiter  directe- 
ment l'aiTaire  avec  le  souverain,  qui  n'avait  pas  eu  le  temps  d'être 
prévenu.  L'empereur,  après  un  long  entretien,  donna  son  entière 
approbation  aux  plans  de  l'homme  qu'il  avait  envoyé  en  Pologne  de 
sa  propre  initiative;  mais,  selon  l'usage  russe,  Alexandre  U  décida 
de  remettre  l'examen  des  propositions  de  ses  commissaires  à  un 
comité  spécial,  formé  pour  la  plus  grande  partie  des  chefs  des 
divers  ministères.  Voici  comment,  dans  une  lettre  confidentielle 
envoyée  conmie  d'habitude  en  dehors  de  la  poste,  Milutine  rendait 
compte  de  l'audience  impériale  au  prince  Tcherkasski,  qui  avec 
Samarine  venût  de  repartir  pour  Moscou. 


TOMB  ZUI.  —  18S0.  35 


hiO  lEYUE  DBB  BBUX  MORDES. 


N,  Mibitine  au  prince  F.   Tcherkoêskt» 

t  adBM\f  tenbonrg,  S5  dftcMbn  1863  (1). 

tt  Je  m'empresse  de  vous  mforjooier»  mon  cher  prince,  que  jus- 
qu'ici le  succès  dépasse  mon  attente.  Tous  nos  travaux  sont  accep- 
tés. L'entretien  a  duré  plus  de  deux  heures.  Je  ne  dois  pas  oublier 
de  mentionner  que,  dès  le  début,  il  a  4té  question  de  vous  deux,  et 
cela  avec  sympathie  et  bienveillance.  L'Empereur  a  appris  avec 
regret  que  Samarine  était  souiFrant  et  avait  des  projets  de  voyage. 
Je  suis  chargé  de  vous  transmettre  à  tous  deux  le  désir  de  toqs 
veir  ici  bientôt  après  les  fttes  (?). 

^  n  Après  ce  préambule,  nous  avons  abordé  la  lecture  du  travail, 
lecture  entrecoupée  d'explications  verbales.  Outre  le  doklad  (rap- 
port), j'ai  lu  les  parties  essentielles  des  Commentaires  (mémoires 
^çlicatifs)^  Le  reste  du  temps  s'est  passé  en  conversation.  L'eo- 
pereur  a  exprimé  le  désir  de  lire  le  tout  à  loisir,  de  sorte  que  les 
decumens  sont  restés  dans  le  cabinet  impérial,  d'où  ils  ne  seront 
pas  transmis  au  ministère  de  Pologne  (S). 

«  Sur  les  points  essentiels,  il  n'y  a  pas  eu  ombre  de  di?er- 
gence  et  encore  moins  de  désaccord.  Puis  nous  avons  passé  à  l'ordre 
à  suivre  pour  la  procédure  officielle.  Il  a  été  décidé  de  constituer  i 
cet  effet  un  confite  spécial  sous  la  présidence  du  prince  Paul  Gagar 
rine,  comité  composé  du  prince  Dolgorotiky,  de  Tcheikine,  Zélé- 
ne!,  Yalouief,  Reutern,  Platonof,  Artsémovitch ,  vous  et  moi  (&]: 
secrétaire  Joukovsky. 

«  Toutes  les  questions  de  personnes  ont  été  résolues  simplement, 
franchement,  avec  une  parfaite  confiance.  L'ordre  du  jour  pour  la 
fermation  de  ce  comité  a  déjà  été  communiqué  au  prince  Gaga- 
fiiie...  Le  prince  Gortchakof  sera  invité  aux  séances  spéciales  Çû  j 
en  aura  une  pour  commencer  ces  jours*ci).  On  doit  y  lire  le  compte- 
rendu,  mais  l'examen  du  projet  ne  comm^cera  que  plus  tard, 

«  Tout  cela  vous  prouve  que  vous  ne  devex  pas  vous  attarder  à 
Mosoou.  De  gr&ce,  revenez  au  plus  vite.  Après  avoir  tant  fait,  tous 
ne  voudriez  pas  m'abandonner  au  moment  décisif.  L*oppositioDi 

(1)  De  eette  lettre  Je  ML  en  ee  moment  entre  les  nudne  qa*ane  trftdactlon  dont  je 
crels  poQfoir  gumntir  l*euetitade  pour  le  londi  ai  ea  a'eetpeatrètra  dam  to«B  lu  àk* 
Uils. 

(2)  Les  (Mes  de  Noël  et  de  U  nonTelle  année. 

(3)  Milatine  et  aei  amis  n'avaient  aacane  confiance  dans  le  chef  de  ce  ministère» 
M.  Platonof,  qui  ayait  épousé  une  Polonaise. 

(4)  Tons  ces  personnages,  saof  Tcherkasski,  HUutine  et  ArtsémoTich,  étaient  alori 
ministres. 


UN  BQIBIE  o'BTAT  ROSM.  &47 


sv  beBBomp  de  points,  est  éridenite  d'afrance,  et  j'ai  besom  de 
vous  poir  Feoipédier  cf  eetropter  aotr»  travail,  l'ai  bien  éa  mal  k 
rettoiicer  an  concours  de  Stmarke,  dfautmnt  plus  q«'il  a'oifrait 
eafin  pour  loi  une  occasîoii  oovKvenable  (1).  Sa  nonÔBatioa  comme 
memlâe  d«  oomité  a  ét&  écartée,  tu  son.  pfQcfaaîm  départ  pour 
rétnqger,  mais  si  ces  plans  pouvaient  être  modifiés,  il  serait 
encore  possible  de  demander  pour  lut  mie  nçaûiution  suppléoMii^ 
taîre. 

•  Dn  mot  de  réponse  pour  stre  dire  qatsnd  je  puis  vous  altendre. 
N'aDci  pKS  abandonner  une  œnvre  si  bien  commencée  grâce  à  voms 
(haï.  J'attendrai  aussi  avec  impatience  des  ttouvriles  de  Samarine. 
Adieu  et  merci  encore  de  votre  concours.  » 

Le  noQvean  comité  était,  comme  on  te  voit,  presque  umipiement 
composé  des  minisires»  Or,  parmi  ces  dernier»,  pianenrs  ne 
CKhaient  pas  leur  aatipstbie  pour  les  propositioBS  n  révdiition< 
iMires  »  de  Milutine  ;  quelques-uns  d'entre  eux  passaient,  du  reste, 
pour  ses  adtersaires  personnels.  Aussi  Nicolas  Aleièiéfitoh  devalt-tl 
bîantèt  être  obligé  de  rabattre  de  son  optimisme.  Dans  ce  oomité 
des  a&iresde  Poiogne  allaient  recommencer  les  anciennes  luttes 
des  cûmmiatioru  de  rédaction  pour  TailranQhissement  des  serfs. 
HeureuMmsnt  pour  Itii,  Itilutine  finit  par  j  avoir  pomr  auziliairas 
ses  deor  amis  et  compagnons  de  voyage.  Ge  n'était  pas  sans  peine 
çv'ii  avait  obtemi  leur  entrée  dans  te  nouveau  comité*  U  avait 
^  pour  cela  on  double  oiistacle  à  vaincre  dans  les  résistances 
bneaacratfqwBS  d^abord,  dans  les  disposilins  de  ses  amis  ensniOe. 
Samariae,  fatigué  et  un  instsnt  souOrant,  avait  annoncé  Tintentiea 
d'aller  sétablir  sa  santé  à  Tétranger,  et  le  prince  Tcberkasdd  refu^ 
sait  d'entrer  au  oomité  sans  Samarîne.  La  lettre  suivante  de  liilu*» 
tÎBe  i  sem  deui  amis  montre  de  quelle  manière,  grloe  à  l'appui  de 
rcmperettr,  il  triompha  de  œs  premières  difficultés  et  qucdles 
étaient,  au  sujet  de  la  Polc^e,  les  dispositions  des  principaux 
membres  do  gouvernement. 


Milutim  au  prince  Tcherkaetki  ei  à  €.  Sanmrime  (2). 

<  3/14  janvier  1864. 

a  Je  yoiis  écris  à  la  hâte,  mes  cbers  amis,  sans  cependant  ôtre 
sûr  d'une  occasion.  Yous  m'avez  donné  bien  de  l'inquiétude  et  de  la 

(1)  Occasion  de  rentrer  au  eeryice  du  goaTememomt.  Mail  Samarine,  qui  avait 
quitté  le  seiriee  de  bonne  henre,  ne  voulat  plus  Jamaia  entendre  parler  de  nomi- 
BatioB  oflMaUe. 

(2)  Lettre  dont  Je  ne  possède  également  qa*ane  tzaduction. 


5&8  lETUE  DES  DEUX  MOITDES. 

joie  aussi.  Je  vois  que  j'avais  fait  une  bévue  (1)  et  en  même  temps 
je  suis  fort  heureux  de  savoir  que  le  voyage  de  lourii  Fedoro- 
vitch  peut  être  remis  et  que,  par  conséquent,  vous  ne  m'aban- 
donnerez ni  l'un  ni  l'autre.  Je  reviens  à  l'instant  de  voir  l'Empe- 
reur ;  je  lui  ai  simplement  exposé  la  vérité,  et,  ainsi  que  je  m'y 
attendais,  il  a  accepté  mes  explications  avec  une  parfaite  bienveil- 
lance. Gomme  il  avait  déjà  exprimé  la  dernière  fois  son  désir  d'avoir 
Samarine  au  comité  et  son  regret  de  l'empêchement  qui  s'y  oppo- 
sait, je  n'ai  pas  eu  de  difficultés  à  réparer  ma  faute.  J'écris  aujour- 
d'hui ;méme  à  Platonof  (2)  que  l'Empereur  nomme  Samarine  membre 
du  comité  ;  je  ne  saurais  vous  dire  combien  je  me  sens  heureux  de 
remplir  cet  ordre. 

«  Je  craignais  beaucoup  que  d'inévitables  corrections  de  détails 
n'altérassent  l'économie  de  l'ensemble  ;  mais  la  part  que  vous  allez 
prendre  tous  deux  à  ce  travail  diminue  considérablement  mon 
inquiétude.  En  vue  des  objections  que  l'on  commence  déjà  i 
soulever,  il  faudrait  que  chacun  de  nous  choisit  la  partie  qu'il 
aura  à  défendre.  Ainsi  ne  vous  attardez  pas.  Je  commence  à  avoir 
bon  courage.  Samedi,  l'Empereur  a  réuni  quelques-uns  de  nos 
hommes  d'état  et  leur  a  fait  part  de  l'approbation  qu'il  accor- 
dait au  programme  tracé  dans  nos  considérans  :  l'opposition  en 
est  atterrée.  Le  prince  Gortchakof  seul  a  dit  qu'il  aurait  des 
réserves  à  faire  valoir.  Il  pourra  bien,  en  effet,  nous  donner  du  fil 
à  retordre,  et  nous  aurons  à  lutter  avec  bien  des  préventions.  Le 
prince  Gagarine  nous  soutient  très  énergiquement,  Tchefkine  aussi. 
Le  comte  Panine  était  présent  (au  lieu  du  prince  Dolgorouky,  qni 
s'est  récusé  lui-même  pour  des  raisons  évidentes),  et  tout  en  con- 
servant une  légère  teinte  d'opposition,  il  a  été  on  ne  peut  plus 
aimable  et  gracieux.  En  un  mot,  tout  s'est  bien  passé.  Il  n'y  a  pas 
jusqu'à  Y.  qui  n'ait  prodigué  ses  sourires,  —  tout  en  s'enveloppant 
d'un  majestueux  et  imperturbable  silence. 

a  Tous  ces  aimables  dehors,  vous  le  sentez  bien,  sont  loin  de 
m'aveugler.  L'aîr  est  gros  d'orages.  Aussi,  vous  voyez  si  j'ai  besoin 
de  vousl..  Ne  différez  pas.  Je  vous  attends  avec  la  plus  vive  iaip&- 
tience  et  m'en  remets  à  votre  amitié. 

«  N.   MlLUTINE.   n 

Tcherkasski  et  Samarine  se  rendirent  tous  deux  à  l'appel  de  leur 
arai,  auquel  l'empereur,  pour  en  relever  sans  doute  l'autorité,  venait 
de  conférer  le  titre  de  secrétaire  d'état.  A  l'inverse  de  Hilutine, 

(1)  En  ne  faisant  pas  nommer  Samarine  da  comité  malgré  ses  projets  de  voyage. 

(2)  Ministre  des  affaires  de  Pologne. 


UM  HOMME   DETAT  BU88E,  6&d 

mi  boreaacrate  de  profession,  Tcherkasski  et  Samariae,qui  l'un  et 
l'autre  n'avaient  jamais  passé  que  fort  peu  de  temps  au  service  (Ij, 
semblaient  des  intrus  dans  une  assemblée  composée  de  ministres 
décorés  des  plus  hauts  grades  civils  du  tableau  des  rangs.  Dans  le 
monde  du  tchinovnisme  et  dans  les  bureaux  des  ministères,  on 
s'étoonait,  on  se  scandalisait  à  l'occasion  de  la  présence  de  ces  deux 
amateurs»  «  de  ces  deux  dilettanti  de  la  politique  ou  de  Tadmi- 
oistration  »  dans  un  pareil  conseil.  Leur  entrée  apparente  aux 
affaires  par  cette  porte  dérobée  accroissait  naturellement  les  sus- 
ceptibilités et  les  jalousies  de  leurs  collègues  les  ministres,  qui  dans 
ces  bommes  éloquens  et  entreprenans,  demeurés  aux  degrés  infé- 
rieurs du  tableau  des  rangs,  entrevoyaient,  non  sans  dépit,  de 
redoutables  concurrens  pour  l'avenir.  Par  un  phénomène  tout  à 
fait  nouveau  en  Russie,  on  soupçonnait  en  Milutine  et  en  ses  amis 
des  chefs  de  parti,  on  sentait  qu'il  y  avait  en  eux  l'étoffe  d'un  nou- 
veau gouvernement,  d'une  nouvelle  combinaison  politique  appuyée 
par  une  fraction  considérable  de  l'opinion.  Cette  considération  n'é- 
tait pas  faite  pour  valoir  aux  trois  amis  les  sympathies  du  monde 
officiel. 

Les  mois  de  janvier  et  de  février  186i  furent  employés  à  l'examen 
et  à  la  discussion  dans  le  comité  des  projets  rapportés  de  Varsovie 
par  le  triumvirat.  Cela  ne  se  passa  pas  sans  lutte.  Si  l'empereur  se 
niontrait  ouvertement  favorable  aux  projets  de  ses  commissaires^ 
la  majorité  des  ministres  y  était  plus  ou  moins  hostile  ;  et  par  modé- 
ration naturelle,  par  antipathie  pour  les  procédés  brusques  et  d'al- 
lures violentes,  même  dans  les  questions  qui  exigeaient  une  solu- 
tion immédiate,  peut-être  aussi  par  désir  de  ménager  les  opinions 
qui  se  fabaient  jour  autour  de  lui,  l'empereur  laissait  au  cojnité 
le  soin  d'approuver  ou  de  modifier  les  réformes  à  introduire  dans 
le  royaume. 

Le  programme  des  trois  amis,  accueilli  avec  enthousiasme  par 
la  presse  nationale  de  Moscou,  qui  en  devinait  l'esprit  avant  d'en 
coiiDattre  le  contenu,  rencontrait  une  vive  opposition  tant  au  sein 
du  comité  que  dans  la  société  pétersbourgeoise.  On  attaquait  à  la 
ibis  et  les  tendances  et  les  mesures  recommandées  par  les  trois  amis. 
Uîlutine  avait  contre  lui  ce  qu'il  appelait,  non  sans  quelque  dédain, 
le  libéralisme  de  salon,  ou  le  libéralisme  de  collège,  et  en  outre  les 
peochans  aristocratiques  naturellement  favorables  à  la  noblesse 
polonaise  et  naturellement  opposés  à  toute  loi  agraire.  Par  un  de 
<^es  reviremens  si  fréquens  en  Russie,  la  Pologne,  qui,  quelques  mois 
plus  tôt,  ne  trouvait  de  défenseurs  a  que  parmi  les  enragés  nihi- 

(1)  Tcherkaâskî  n'av&it  même  Jamais  occnpô  que  des  foncUons  électires. 


560  RBfUB  DES  MOX  MOHDBSa 

listes  (!)«  i>  recommençait  i  exciter,  en  janyier  et  fémer  186&,  la 
commisération,  si  ce  n'est  les  sympathies  d'une  partie  de  la  société. 
Les  rigaenra  de  Monravief  en  Littauanie  ataient  soulevé  des  scru- 
pules, et  le  nom  du  gouremeur-général  de  Vifaia,  célébré  à  Moscou 
comme  un  héros  national,  était  souvent  honni  dans  les  salons  de 
Pétereboorg.  L'insurrection  une  fois  étouffée  ou  sur  le  peint  de 
l'être,  beaucoup  de  Russes  s'étaient  remis  à  parler  de  mîsAieorde 
et  de  douceur  envers  les  vaincus. 

Plusieurs  engageaient  à  gagner  les  Polonais  par  la  généromté, 
par  des  concessions  qui,  venant  après  la  défaite  de  la  rébellion, 
n'eussent  pu  être  un  signe  de  faiblesse.  Toute  concession  impliquait 
un  retour  plus  ou  moins  complet  au  régime  de  l'autonomie  polo- 
naise. Or,  selon  Milutine,  Tcherkasski  et  Samarine,  comme  selon 
H.  Katkof  et  la  Gazette  de  Moscou^  toute  politique  de  ce  genre  n'eût 
été  pour  la  Russie  qu'une  duperie  ;  en  s'y  ralliant,  le  gouverne- 
ment du  tsar  n'eût  fait  que  préparer  pour  l'avenir  une  noarelli 
insurrection  et  rendre  inévitables  de  nouvelles  rigueurs. 

Aux  yeux  des  trois  amis,  f  état  social  même  du  royaume  de 
Pologne,  tout  entier  aux  mains  d'une  turbulente  szlachta^  n'ofTrtit 
aucune  base  pour  un  gouvernement  autonome  ou  constitudonoel. 
À  en  croire  ces  récens  explorateurs  des  campagnes  de  Mazovie,  les 
cabinets  étrangers  et  l'opinion  européenne  se  faisaient  une  Pologne 
chimérique,  toute  de  convention,  qui  n'avait  rien  de  commun  irec 
la  Pologne  véritable,  où  il  n'existait  ni  bourgeoisie,  ni  peuple  digne 
de  ce  nom.  «  Aux  bords  de  la  Vistule,  le  libéralisme,  disaient-ils, 
ne  pouvait  de  longtemps  fomenter  que  des  embarras  sans  issue  ou 
de  sanglantes  révolutions.  L'expérience  était  faite;  ce  qu'il  fallait 
à  la  Pologne,  ce  n'était  pas  des  droits  politiques,  dont  eOe  était 
incapable  d'u^^tsr,  c'était  une  rénovation  économique  qui  en  chan- 
geât la  face  et  en  régénérât  le  peuple.  Après  tant  de  tâtonnemens  et 
de  déboires,  le  gouvernement  du  tsar  se  devait  à  lui-même  et  &  ses 
sujets  polonais  de  tenter  hardiment  une  transformation  radicale  du 
pays,  vn  changement  organique  de  toutes  les  institutions,  et  pour 
cette 'transformation,  réclamée  dans  le  double  intérêt  de  l'état 
russe  et  du  peuple  de  Pologne,  il  fallait  nécessairement  renoncer 
à  toute  autonomie.  » 

Ces  vues  étaient  loin  d'être  unanimement  acceptées  de  tons  les 
conseillers  du  tsar.  A  la  tête  des  opposans  se  rencontrait  le  chan- 
celier prince  Gortchakof,  qui  durant  cette  difficile  période  avait  dft 
à  son  habileté  diplomatique  une  grande  et  juste  popularité.  Cette 
apparente  inconséquence  de  la  part  d'un  des  hommes  qui  avaient 

(1)  Lettre  da  géDéml  M...  à  W.  llihitfDe  (0  mti  1SS3). 


m  HOMME  D^'ETAT  BUSSE.  551 

contribué  à  envoyer  Milutine  en  Pologne  s'explique  sans  peine.  Le 
ch&ncelier,  en  diplomate  et  en  ministre  des  affaires  étrangères,  se 
préoccupait  naturellement  de  Topinion  du  dehors  et  des  cours 
étrangères;  il  rappelait  que  l'autonomie  de  la  Pologne  avait  la 
sanction  d'un  pacte  inCematiomal,  que  la  Russie  n'était  entrée  à 
Varsovie  qu'en  prenant  l'engagement  solennel  de  donner  au  royaume 
du  congrès  des  institutions  particulières,  nationales.  A  cet  argu- 
ment tiré  du  droit  public  de  l'Iuropei,  le  triumvint  sioscovite  lépoi- 
dait  que,  ptf  leur  révoke,  les  Polonais  avaient  de  leurs  propres  mains 
déchiré  les  traités  de  Vienne,  et  que  la  Russie  n'était  pas  tenue  à 
observer  plus  strictement  les  engagemens  de  1815  que  l'Autriche 
et  la  Prusse,  qui,  depuis  longtemps,  n'en  tenaient  plus  compte.  Le 
chancelier  et  les  adversaires  de  Milutine ,  de  Tcherkasski  et  de 
Samarine  répliquaient  à  leur  tour  qu'en  mettant  la  Pologne  au 
régime  de  lois  agraires,  on  s'exposait,  au  lieu  de  pacifier  le  pays 
et  de  désarmer  l'hostilité  de  l'Europe,  à  soulever  de  nouvelles  et 
dangereuses  complications.  A  cela  les  trois  amis  répondaient  que 
la  Russie  pouvait  faire  dans  le  royaume  ce  qu'elle  venait  de  faire 
dans  l'empire  aux  applaudissemens  de  l'Europe,  et  qu'en  agissant 
avec  vigueur  et  décision,  elle  déconcerterait  tous  ses  ennemis  du 
dehors*  Ils  représentaient  vivement  enfm  qu'en  se  faisant  en  Pologne 
le  protecteur  des  paysans,  le  gouvernement  russe  isolerait  l'aristo- 
cratie polonaise  dans  le  royaume  même  et  ramènerait  à  sa  cause 
la  grande  majorité  du  peuple  polonais. 

Si  l'affaire  était  grave,  elle  fut,  oc  le  voit,  examinée  sous  toutes  les 
faces.  Après  de  longues  et  amères  discussions,  les  trois  amis  l'em- 
portèrent, bien  qu'au  fond  la  majorité  du  comité  leur  demeurât  plu- 
tôt hostile.  Gomme  dans  la  commission  de  rédaction^  ils  durent  leur 
triomphe  moins  peut-être  à  leur  ténacité  et  à  leur  éloquence,  moins 
même  à  la  volonté  de  l'empereur  qu'à  l'appui  de  la  presse  et  de 
l'opinion  publique,  qui,  en  dehors  de  la  haute  société  pétersbour- 
geoise,  se  prononçait  bruyamment  pour  leur  système  par  la  bouche 
de  H.  Katkof  et  la  Gazette  de  Moscou.  Les  lois  agraires  furent 
approuvées,  et  dans  les  rues  de  Varsovie  et  les  campagnes  du^ 
royaume,  Foukase  concédant  des  terres  aux  paysans  polonais  fut 
bientôt  lu  avec  solennité  par  des  hérauts  spéciaux  a  au  nom  du  roi 
de  Pologne.  »  Nous  verrons  prochainement  quels  étaient  l'esprit  et  la 
substance  des  projets  apportés  à  Pétersbourg  par  les  trois  amis, 
nous  verrons  en  même  temps  de  quelle  façon,  et  au  prix  de  quelles 
luttes,  au  milieu  de  quelles  intrigues  nouvelles  de  Pétersbourg  et 
de  Varsovie,  ont  été  appliqués  les  oukases  du  tsar. 

ANiTOU  LSROT-BsaULIEU» 


asa 


CINQUANTE    ANNÉES 

D'HISTOIRE    CONTEMPORAINE 


MONSIEUR    THIERS 


nv. 

COICHENT  PÉRIT  UN  GOUVERNEMENT.  —  M.  THIERS  ET  L'OPPOSITION 

SOUS  LA  MONARCHIE  DE  1830. 


Depuis  que  la  France  est  entrée  dans  la  carrière  des  expé- 
riences, c'est-à-dire  des  révolutions,  il  y  a  déjà  près  d'un  siècle, 
elle  a  semblé  plus  d'une  fois  tourner  dans  un  cercle  et  recom- 
mencer son  histoire.  Elle  a  passé  ou  repassé  par  les  phases  les 
plus  diverses,  république,  empire  ou  monarchie,  et  toutes  œs 
phases,  à  des  intervalles  presque  réguliers,  dans  des  conditions  de 
durée  à  peu  près  égales,  reproduisent  un  phénomène  invariable. 
Chaque  régime  a  son  mouvement  ascendant,  ses  années  de  sève 
et  de  croissance,  où  il  grandit  par  tout  ce  qui  fait  la  fortune  des 
gouvernemens  nouveaux  :  l'habileté,  le  courage,  l'activité  intelli- 
gente et  hardie,  la  prévoyance  devant  les  périls,  l'alliance  des 
dévoùmens  et  des  talens,  la  faveur  des  circonstances.  Il  se  fonde 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1*'  avril  et  du  15  Jain. 


ONQUAlfTE   ARNiBS  d'hISXOIRB  GONTEMPOEAINB.  55S 

daoB  la  lutte  et  par  la  lutte.  Le  jour  où  il  est  fondé,  où  il  semble 
n* avoir  plus  rien  à  craindre  de  ses  adversaires,  où  il  est  à  son 
point  culminant,  une  autre  épreuve  commence  pour  lui,  l'épreuve 
de  la  victoire,  souvent  plus  difficile  que  l'épreuve  du  combat.  Le 
succès  fait  oublier  le  danger  et  endort  la  vigilance.  L'infatuation 
entre  dans  les  conseils,  la  vigueur  d'impulsion  s'amortit  ou  s'égare, 
les  forces  se  divisent.  Scissions,  rivalités,  brigues  de  pouvoir  et 
d*ambitioD,  vaines  querelles  ou  conflits  irritans,  tout  concourt  à 
user  les  ressorts  intérieurs  du  régime,  et  sous  l'apparence  d'un 
règne  incontesté,  sous  le  voile  d'une  sécurité  trompeuse,  se  renoue 
sans  cesse  la  crise  des  révolutions  inattendues,  —  inattendues  et 
inévitables.  «  On  se  croit  éternel,  on  sera  à  peine  durable,  »  disait 
dans  ses  derniers  jours  H.  Thiers  en  passant  la  revue  des  gouver- 
nemens  avec  cette  ingénieuse  sagesse  qui  se  composait  de  réflexion 
et  d'expérience,  qui  se  plaisait  à  se  souvenir  et  à  avertir. 

Se  croire  éternel,  être  à  peine  durable,  c'est  le  destin  de  tous  les 
régimes  qui  se  sont  succédé  en  France  depuis  un  siècle*  C'est  l'his- 
toire de  ce  régime  de  1830,  qui,  après  avoir  passé  ses  premières 
années  en  luttes  laborieuses  et  fructueuses,  après  avoir  réussi  à 
triompher  de  tout,  des  difficultés  intérieures,  des  méfiances  exté- 
rieures, touche,  lui  aussi,  à  ce  point  culminant  où  la  victoire  défi* 
nitive, — en  apparence  définitive, — n'est  parfois  que  le  commence- 
ment du  déclin.  Ce  n'est  pas  assurément  que,  dès  1837  et  18S8,  la 
monarchie  de  juillet  en  soit  déjà  à  se  sentir  menacée;  elle  a,  au 
contraire,  devant  elle  bien  des  années  où  elle  apparaît  avec  tous 
les  caractères  des  gouvernemens  fondés,  où  elle  est  de  plus  en 
plus  acceptée  en  Europe  aussi  bien  que  dans  le  pays  comme  l'image 
rivante  de  la  révolution  française  fixée  et  libéralement  coordonnée. 
11  y  a  cependant,  au  sein  même  des  prospérités  qui  créent  toutes 
les  illusions  de  la  durée,  il  y  a  le  moment  décisif  qui  marque  pour 
ainsi  dire  le  point  de  partage  dans  le  règne  :  c'est  ce  moment  où  la 
politique  inaugurée  par  Casimir  Perier,  continuée  par  ses  succès- 
.  seurs,  subit  dans  l'éclat  du  succès  une  première  atteinte  par  la 
dissolution  du  ministère  du  11  octobre. 

lusque-là,  c'est  la  jeunesse  du  régime,  le  combat  pour  l'exis- 

teace  soutenu  en  commun  par  les  talens  les  plus  puissans;  c'est 

ile  temps  où  la  révolution  de  1830  se  défend  de  l'anarchie  dans  la 

îue,  des  entratnemens  de  la  guerre  au  dehors,  où  elle  aspire  à 

^  rater  régulière  et  pacifique,  sans  cesser  néanmoins  d'être  libérale 

.^t  nationale,  sans  craindre  de  se  risquer  jusqu'à  l'expédition  d'An- 

^^oe  et  la  protection  armée  de  la  Belgique  naissante.  A  dater  du 

loment  où  cette  première  partie  de  l'œuvre  semble  accomplie  et 

A  disparaît  le  oiioistère  du  11  octobre,  tout  se  complique  :  les 

^mbinaisons  de  parlement  et  de  pouvoir  deviennent  plus  difficiles 


&5&  mSFI»  DES  DfilJX  BOND»* 

dans  la  confasion  des  partis,  des  idées  et  des  inflaenoes.  Les  fortes 
se  cKvisent,  les  faiblesses  et  les  incohérences  s'acctisent  La  hlte 
s'ouvre  entre  les  systèmes,  entre  tm  certain  instinct  de  libéralisme 
plus  actif  et  k  passion  de  l'ordre  poussée  jusqu'à  rimmobilité, 
entre  l'esprit  d'initiative  dans  les  affaires  extérieures  et  le  fanatisme 
de  la  paix,  La  royauté,  elle-jnême,  impatiente  d'action,  s'engage 
de  plus  en  plus  dans  la  mêlée,  au  risque  de  déplacer  les  rilies,  de 
se  compromettre  et  d'aggraver  les  difficultés  pas  ses  ostentationsde 
pi^pondérance  personnelle.  La  monarchie  de  juillet  glisse  dans 
cette  voie  où  elle  trouve  comme  des  étapes,  comme  des  épreuves 
successives,  la  crise  parlementaire  de  la  coalition,  la  crise  exté- 
rieure de  18A0,  la  mort  du  duc  d'Orléans,  avertissement  anssi 
redoutable  qu'inaprévu  oontre  la  pérennité  des  espérances  dynasti- 
ques. Le  problème  des  premières  aamées  de  la  monarchie  de  18Î0 
se  résume  en  un  mot  :  Gomment  un  gouvernement  se  fondel  L^ 
dernières  années  contiennent  un  autre  problème  aussi  instroctii 
que  saisissant  :  comment  un  gouverziement  se  fatigue,  tieiliit  et 
périt  I  comment  im  régime  à  Textérieur  puissant  arrive  par  dcgris, 
selon  le  mot  terrible  et  prophétique  de  M*  Royer-GoUard,  à  cette 
heure  fataie  où  «  il  n'est  plus  besoin  du  marteau  contre  l'édifice 
â)ranlé,  un  coup  de  vent  peul  suflBce  aujourd'hui  (1)  i  « 

L 

Au  moment  où  M.  Thiers  sortait  du  pouvoir  vers  la  fin  du  m* 
d'août  1836,  ce  n'était  en  apparence  qu'un  chaagenrent  de  mims- 
tère  motivé  par  un  dissentiment  entre  le  souverain  et  le  président 
du  conseil  sur  les  affaires  d'Espagne.  En  réalité,  c'était  le  signe  de 
l'altération  croissante  de  toute  une  situation  publique,  (tétait  le 
passage  de  «  l'ère  des  combats  »  à  «  l'ère  des  difficultés,  ^  comine 
on  l'a  dit  depuis,  ~  de  la  période  militante,  héroïque  de  la  monar- 
chie de  18S0,  à  la  période  des  discordances  parlementaires,  de5 
complications  intestines,  des  conflits  sl^iles,  sous  le  regarda^ 
prince  habile,  trop  porté  à  s'engager  lui-même  de  sa  personne,  « 
son  influence,  de  son  autorité,  dans  ces  mêlées  confuses.  La  chute 
du  ministère  du  11  octobre  avait  ouvert  la  crise;  la  chute  du  ministei« 
du  22  iëvrier  l'aggravait  en  ajoutant  au  fractionnement  des  opinioi»i 

(1)  Od  peut  oonralter  lar  cette  époqne  de  1SS0-i848  bien  des  onTragw  ^"^''^ 
Ub  des  plae  sérteui  est  VBUi^ùrê  du  règm  de  louh-PhiHppe,  roi  des  FniiK»»t^ 
M.  de  NonvioDy  inyail  aussi  impartial  ^ub  sensé,  mais  qui  s'arrête  maUieBrsaaADeD 
1840.  L'œuvre  a  été  interrompue  par  la  mort  de  rauUur.  Depuis,  an  j®»'»®^?* 
H.Victor  du  Bled,  a  publié  sous  le  titre  d^Hisioire  dé  la  monarchie  dejwiMt  nn^|^ 
en  deui  yolqpiea  oà  la  période  entière  est  racontée  et  résumée  avec  une 
inteUigBiwew 


CINQUANTE  AMNKEa  d'hISTOIBE  CONTEMPORAINE.  656 

ea  laissant  H.  TUers  dans  la  poaitkni  d'un  homme  qui  avait  voulu 
imprimer  un  mouvement  plus  vif  à  la  politique  extérieure  du  ré- 
gime et  ne  l'avait  pas  pu,  qui  restait  désormais  le  chef  d'ua  groupe 
dissident  et  indépendant  sous  Le  nom  de  centre  gauche.  La  quee- 
tioa  qû  s'agitait  entre  les  partis,  entre  la  couronne  et  le  parlement» 
était  de  savoir  quelles  combinaisons  nouveUes  suppléeraient  aux 
combinaisoiis  qui  venaient  d'échouer,  commet  le  régime  retrouve- 
rait 800  équilibre  et  sa  direction, — si k. révolution  de  juillet  repren- 
drait une  marche  plus  assurée  ou  si  elle  toumerait  sur  ellewnâme 
jusqu'à  s'épuiser.  Les  impossibilités  se  multipliaient,  et  c'est  dans 
ces  conditions  que  se  formait  une  admiodstration  nouvelle  qui, 
après  avoir  paru  hésiter  entre  tous  les  systèmes,  finissait  par  se 
tiier  dans  une  politique  de  dextérité  et  d'expédient  à  laquelle  le 
comte  MoIé  donnait  son  iKun.  C'est  aussi  dans  ces  conditions,  en 
face  de  ce  ministère  nouveau,  que  se  préparait  obscurément  la  plus 
dangereuse  des  crises  pour  la  monarchie  constitutionnelle,  une 
crise  pleine  de  péripéties,  où  M.  Thiers  allait  se  dégager  par  degrés 
dans  son  rôle  de  chef  d'opposition  redoutable. 

Précisons  cette  situation  dans  ses  origines.  Le  ministère  Mole,  né 
du  trouble  ou  de  la  décomposition  des  partis  i  la  chute  de  ILThiers, 
était,  à  vrai  dire,  moins  une  solution  qu'une  expérience  de  plus 
dans  les  affaires  de  la  nmnarchîe  de  juillet,  et  il  avait  deux  phases. 
U  s'était  produit  d'abord^au  6  septembm  1S3A,  comme  une  résur- 
rection partielle  du  il  octobre,  teatée  ou  acceptée  par  U.  Mole 
avec  le  concours  de  H.  Guiaot  et  des  doctrinaires;  mais  l'heure  de 
la  politique  de  résistance  et  de  combat,  représentée  par  le  11  octobre, 
était  passée  et  n'était  pas  revenue  ;  on  le  sentait  aux  hésitations  de 
la  chambre  des  député  devant  ce  que  M.  Dupin  appelait  spirituelle- 
ment une  «  constellation  »  de  lois  împopul^res  :  bi  de  disjonction 
à  la  suite  de  la  tentative  napoléonienne  de  Strasbourg,  loi  sur  la 
non-révélation  à  la  suite  d'un  attentat  contre  le  roi ,  propositions 
d'apanages  pour  Les  princes.  De  plus,  entre  le  président  du  conseil 
et  son  puissant  collègue,  M.  Guizot,  les  incompatibilités  de  carac- 
tère, les  rivalités  de  prééminence,  les  froissemens  intimes  prépa- 
raient d'inévitables  scissions, et  bientôt, la  rupture  éclataat  à  l'occa- 
sion de  l'échec  de  la  loi  de  disjonction,  tout  changeait*  Le  conue 
MoIé  restait  seul  chargé  de  recemslftuer  ua  cabinet  avec  quelques 
hommes  de  confiance  et  de  bonne  volonté.  Le  ministère  du  0  sep- 
tembre i&36  devenait  le  ministère  4n  15  avril  1887,  dont  le  chef, 
dégagé  de  l'alliance  avec  les  doctrinaires,  se  flaUut  de  pouvoir 
désormais  avoir  sa  politique  à  lut,  une  politique  de  transaction,  de 
médiation  entre  les  partis,  de  ralliement  univeraeL  II  y  avait  eu  le 
ministère  Casimir  Péder,  le  ministère  de  BrogUot  il  y  avait  eu  déjà 
un  ministère  Thiers,  il  n'y  avait  pas  eu  encore  un  ministère  Gui- 


656  EEYUS  DES  DEUX  MONDES. 

zot  ;  il  y  avait  pour  le  moment  le  ministère  Holé.  Étape  nouvelle 
et  caractéristique  dans  le  règne  I 

Élevé  et  maintenu  à  la  présidence  du  conseil  par  le  choix  du  roi, 
le  comte  Mole  avût  certes  plus  d'une  qualité  d'un  premier  ministre. 
C'était  un  personnage  éminent  par  la  naissance,  par  la  position 
sociale,  par  la  considération,  comme  par  l'éclat  d'une  carrière  habi- 
lement conduite  à  travers  les  révolutions.  Ami  des  Pasqoier,  des 
Fontanes ,  des  Chateaubriand ,  des  Joubert  à  l'aube  du  consulat, 
formé  à  l'école  administrative  de  l'empire  et  choyé  pour  son  nom, 
pour  son  esprit,  par  Napoléon,  minis^e  sous  la  restauration  avec 
M.  de  Richelieu,  membre  du  premier  cabinet  de  la  révolution  de 
juillet,  M.  Mole  était  d'une  autre  race  que  ses  puissans  émules  et 
il  avait  même  auprès  d'eux  son  originalité.  Il  portait  au  pouvoir 
une  dignité  aisée,  de  la  justesse,  du  tact,  des  vivacités  passionnées 
sous  des  dehors  graves  et  fins,  l'art  de  séduire  les  hommes  et  de  sai- 
sir les  circonstances,  le  goût  des  affaires- et  même  de  l'ambition  ou, 
si  l'on  veut,  le  désir  de  briller.  Les  malicieux  disaient  avec  H.  Ber- 
tin  de  Yaux  :  a  Personne  ne  surpasse  M.  Mole  dans  la  grande 
intrigue  politique;  il  y  est  plein  d'activité,  de  prévoyance,  de  sol- 
licitude habile,  de  soins  discrets  pour  les  personnes,  de  savoir-faire 
avec  convenance  et  sans  bruit»  Il  y  a  plaisir  à  s'en  mêler  avec  lai, 
—  plus  de  plaisir  que  de  sûreté...  »  Ce  n'était  ni  un  doctrinaire, 
ni  un  révolutionnaire,  ni  un  homme  de  système  ou  de  parti  au 
pouvoir;  c'était  avant  tout  un  politique,  ce  qu'on  appellerait  aujour- 
d'hui un  opportuniste,  —  un  opportuniste  grand- seigneor,  pre- 
nant les  affaires  de  la  monarchie  de  juillet  à  un  moment  difficile, 
croyant  beaucoup  à  l'habileté, — et,  de  fait,  soit  habileté,  soit  chance 
favorable,  le  ministère  dont  le  comte  Mole  devenait  le  chef  au 
15  avril  1837  ne  laissait  pas  d'avoir  ses  bonnes  fortunes.  Il  illus- 
trait ses  débuts,  il  croyait  peut-être  se  populariser  par  une  anmis- 
tie  qu'il  offrait  comme  le  gage  d'une  politique  nouvelle  de  conci- 
liation. Il  allait  avoir  ses  succès  militaires,  la  seconde  expédition  et 
la  prise  de  Constantine,  après  un  pénible  échec  essuyé  l'année  précé- 
dente,—  bientôt  un  brillant  fait  d'armes  dans  les  mers  du  Mexique, 
à  Saint-Jean-d'Clloa.  Il  avait  surtout  la  chance  de  naître  sons  les 
auspices  de  deux  événemens  heureux  :  le  mariage  du  duc  d'Orléans 
avec  la  princesse  Hélène jde  Mecklembourg-Schwerin ,  que  le  doc 
de  Broglie  avait  eu  la  mission  d'aller  chercher  en  Allemagne,  et 
l'inauguration  du  palais^ de  Yersailles  transformé  en  panthéon  des 
gloires  nationales. 

Certes,  s'il  y  a  un  moment  où  la  monarchie  de  juillet  a  paru 
fondée,  c'est  ce  jour  de  mai  1837  où,  comme  une  autre  da- 
chesse  de  Bourgogne,  la  jeune  princesse  Hélène  était  reçue 
par  le  roi  Louis-Philippe,  entouré  de  sa  famille  et  d'une  cour  enh 


aNQUANTE  ANNÉES  d'hISTOIRS   CONTEMPORAINE*  557 

pressée  dans  cette  vieille  et  brillante  résidence  de  Fontainebleau 
qui  a  vu  tant  de  scènes  de  Thistoire,  qui  parle  de  tout  un  passé 
depuis  saint  Louis  jusqu'à  Napoléon;  c'est  aussi,  à  peu  d'inter- 
YsJle,  ce  jour  de  juin  où,  comme  pour  continuer  les  fêtes  du 
mariage,  le  roi,  jaloux  et  orgueilleux  de  son  œuvre,  se  plaisait  à 
guider  lui-même  l'élite  de  la  France,  pairs  et  députés,  chefs  de 
Tannée  et  de  la  magistrature,  savans,  écrivains,  artistes,  dans  les 
nouvelles  galeries  de  Versailles.  Un  peu  de  cet  éclat  rejaillissait 
sur  le  ministère  associé  aux  bonheurs  du  règne. 

Ce  n'était  cependant  qu'une  brillante  apparence  d'un  moment 
déguisant  à  peine  une  situation  mal  engagée.  Le  ministère  du 
6  septembre  1836,  devenu  le  ministère  du  15  avril  1837  par  l'exclu- 
sion de  M.  Guizot  et  de  ses  amis,  restait  une  combinaison  plus  spé- 
cieuse que  puissante,  qui  ne  représentait  réellement  ni  un  mouve- 
ment d'opinion  ni  un  ensemble  de  forces  parlementaires,  ni  une 
direction  précise  dans  les  affaires  intérieures  ou  extérieures.  C'était 
le  ministère  de  l'apaisement  et  de  l'amnistie,  il  le  disait,  il  le  pen- 
sait; mais  l'amnistie  n'était  pas  un  système.  Le  chef  du  cabinet, 
H.; Mole,  avec  des  dons  personnels  de  séduction  et  de  sagacité, 
avait  ses  illusions.  Il  croyait  trop  dore  l'ère  des  grandes  luttes 
avec  un  mot  et. suffire  à  tout  avec  de  la  dextérité,  avec  l'art  d'élu- 
der les  questions  et  de  manier  les  hommes,  en  substituant  la  satis- 
faction des  intérêts  privés  aux  préoccupations  passionnées  des  inté- 
rêts publics.  Il  se  flattait  trop  de  gouverner  par  des  expédions,  de 
s^assurer  une  majorité  par  des  conquêtes  individuelles,  de  se  faire 
une  politique  en  empruntant  un  peu  à  toutes  les  politiques,  —  au 
11  octobre  l'esprit  de  fermeté,  au  22  février  l'esprit  de  conciliation, 
—  et  de  rester  seul  maître  du  pouvoir  en  neutralisant  les  partis  les 
ans  par  les  autres,  en  excluant  les  représentans  les  plus  caractéri- 
sés de  toutes  les  opinions,  les  chefs  reconnus  du  parlement.  Il 
s'était  allié,  au  6  septembre  1836,  avec  M.  Guizot  contre  H.  Thiers; 
bientôt,  en  se  séparant  de  M.  Guizot  au  15  avril  1837,  il  semblait 
revenir  à  demi  vers  M.  Thiers,  à  qui  il  oflfrait  même  assez  inutile- 
ment, pour  l'éloigner  en  essayant  de  le  gagner,  une  ambassade  à 
Saint-Pétersbourg  ou  à  Rome.  Au  fond,  il  n'avait  d'autre  politique 
intérieure  que  de  vivre  avec  décence,  sans  puissance  et  sans  éclat. 
Cétait  le  ministère  de  la  paix  au  dehors,  il  le  croyait.  Malheureu- 
sement c'était  une  paix  diminuée  depuis  ces  jours  de  la  révolution 
de  juillet  où  la  France  allait  à  Anvers  et  à  Ancône,  oh  elle  couvrait 
du  traité  de  la  quadruple  alliance  l'Espagne  constitutionnelle.  G'é- 
twt  un  peu  la  paix  pour  la  paix,  soit  qu'il  s'agit  de  l'intervention 
en  Espagne  que  M.  Thiers  avait  voulue,  dont  le  ministère  Mole 
désavouait  la  pensée,  soit  qu'il  s'agit  du  règlement  définitif  du  dif- 
férend hollando-belge  et  du  Luxembourg  retiré  à  la  Belgique,  soit 


5S8  !!▼»  MU  max  mdmms. 

cpll  t'igh  ttifiû  du  cappd  dos  tiBupes  fraaçaiges  canpéea  dejniis 
«x  «m  en  Ilalie.  Où  restait»  -^  c'6tiiit  le  mot  de  H.  ^C^vm  demt 
la  chambra  des  pairs,  «*-  a  sous  le  poids  de  la  terrible  iainddeBOe 
de  Fabandon  >de  la  Belgiquie,  de  rabandon  d'Ancène^  de  Viimim 
de  rSapagae*  «  Oa  eo  était  là  ea  183&. 

Ce  qu'il  y  aiait  de  plus  giwre,  ca  qui  ooiapUqaait  tout,  c'est 
que,  dans  sa  politii|iie  extérieure  comme  dana  sa  politiqiis  iniè- 
lieure,  le  mûsistëre  du  ii  aviil  reasemblak  à  ua  pouf oir  de  QDar, 
à  une  manifestatioB  ofiicialle  de  <h  qui  «'appelait  dès  loia,  de  ce  tpi 
s'est  appelé  si  «ouvent  depuis,  te  «  gouveroemeait  perocmnel.  i  U 
roi  Loais-Philippé  était  t]X)p  habile  pour  avouer  le  dessem  préa^ 
dite  d'eBclure  des  hommes  qu'il  avait  eus  dans  ses  coasdis,  ifii 
pouvait  êlre  obligé  de  rappeler.  U  n'était  pas  fâché  de  a  seoiir 
délivré  de  ministres  qui  l'eSaçaient,  qfui  avaîoit  feiir  velooté, 
oomme  Casimir  Pener  d'abord,  et  après  lui  le  due  de  firoglie,  ou 
M.  Guiiot,  ou  BL  Thiers»  U  itrouvaii  en  H.  Mole  «m  président  da 
conseil  agréable  qui  avait  assurément  sa  digniâé  et  aa  fierté,  wé 
qui  avait  été  aocoutuasé  par  son  éducatioû  à  recevoir  rioqpiritioD 
du  prince,  à  laisser  se  déployer  l'autorité  souvervue.  Le  m  le 
déguisait  pas  ses  prtfârenoes  pour  des  minisltes  moins  iiiUiBs 
peut-ètre  que  ceux  des  prenaâères  années,  hODorableB  cepenhnti 
qui  apparaissaient  comme  les  agens  directs  et  at^éissans  de  «pen- 
sée, avec  qvi  il  pouvait  dire  :  «  C'est  mon  ayiKtème,  c'est  bcd 
acte  I  «  C'était  eon  penchant,  aoa  orgueil  de  se  mêler  è  loat,  de 
pai'ler  beaucoup  parce  qu'il  avait  beaucoup  d'esprit,  de  se  jeoer 
des  fictions,  de  moatrer  que  lien  ne  se  faisait  dans  le  pmcM^ 
ment,  dans  la  diplomatie  qui  ne  fikt  son  eouvre,  et  si  on  le  pressât 
un  peu,  il  ae  craignait  pas  de  définir  à  sa  manière  le  râle  mostitu- 
tionnel  du  roi  :  a  Diriger  les  ministres  tant  qu'ils  veulent  bîBii 
suivre  ses  indicatîona,  sauf  à  Jes  congédier  quand  ils  résistent*  » 
Il  en  résultait  une  aiituation  où  toutes  les  responsabilités  se  tm- 
valent  di^)lacées  et  confendues,  où  le  ministère  se  déballait  du»  k 
vide  et  les  contnkdictiens*  En  recevant  toute  sa  farce  de  U  reytflt^* 
il  ne  la  couvrait  plua  et  il  laissait  a'iatnoduine  un  toouUe  pérflleoi 
dans  le  jeu  des  institutions»  En  csBajaai  tour  à  «aor  de  toutes  les 
politiques,  il  ea  affiuUiaeak  te  caractère  et  rauiarilé.  Et  l»^^ 
hoia  du  pouvaîr  les  hommes  les  plua  conaidérahtea  du  parieneot 
il  ne  voyait  pas  qu'il  s'exposait  à  subir  alternativement  la  protêt- 
tien  des  uns  ou  des  autres,  eu  jl  tes  poaaaer  bientôt  les  ans  et  ks 
autres  dans  un  même  camp  dliostilité.  La  oaalîtion  est  là  d^  ^^ 
entière,  comme  te  fruit  d'une  politique  qui^  ^rhs  avoir  essayé  de 
dissoudm,  de  confondre  les  pmiie  et  d'annuler  tours  chefs  ^ 
eait  par  réunir  dans  une  oppesttiea  redoutaUe  et  M.  Su^iSi  ^ 
Tainoa  du  S2  févrter,  et  11.  Guôot,  le  Taâncu  du  6  aeptenÉre,  «t 


CIHQDAHTE  AHRÉB»  »'Hli1»IH  CQlJTiWPOBAnre.  B69 

t  BuTot,  le  TMiaca.  de  tontes  ke  date»  depuis  18i0,  «t  bUn 
Booore,  M.  Berryer,  ïl,  6Mi>i«-Pagè»,  tonjou»  prtt»  à 
.  umomde  la  Mgitiimté  ei  d»  la  râpiMqaA,  à  one  caïa- 


pagMdag 
âtât>ce, 


TMrieneataire  a  préparée  et  organisée  pat  oes  wooiiron»  unp*- 
tientes  de  reixmqiifcir  l^pouvdr?  C'était  dan»  twi»  ks  cas  U  crise 
ptévn»,  logique  et  dédsita  de  toata  une  «ituation.  Déjà  la  session 
de  iaï7-i8J8  awdt  été  marqaée  par  de»  incidens  siDgaUèrement 
fflcaifitiatife,  où  toates  les  poaitioas  ccnamw^ent  à  se  desùner  et 
oè  le  minime,  ea  gardant  encoce  la  yktoire  matérielle  du  scru- 
tin «puisait  son  crédit.  Pendant  l'interrègne  parlementaire  de  cet 
été  de  18J8,  le»  piéparatife  djB  g*eite  ne  se  dissimulaient  plus,  sur- 
tout ao  ca«p  doctrinaire.  €n  des  amis  de  M.  Gaisot,  le  plus  vif,  le 
oins  décidé  à  la  latte.  M,  Duvergier  de  Hauranne,  donnaU  le  signal 
nar  «n  manifeste  acéré  sar  les  conditions  du  régime  représantotiL 
Dn  a«tre  brillant  esprit,  M.  Charles  de  Rémusat,  avec  mains  d'im- 
Bétoosité,  avec  plu»  de  ménagemens  mondains,  se  prononçait  aussi, 
et  narses  relation»  d'amitié  avec  le»  ehefe  départis,  avec  M.  Tbiers 
comme  avec  M.  Guiaot,  il  pouvait  être  un  intarmédiaire  ntrie. 
M.  6nia*t  lui-mèmo,  sans  sortir  encore  de  sa  retraite,  se  twait  prêt 
. . : ^^t.  U  ThUra.  mit  était  en  vovatre.  cberdiant  aux 


Tbiers, 


Pvrénée»  le  repos  et  la  santé,  en  Italie  les  distractions  de»  arts, 
suivait  de  loin  on  mouvement  auquel  il  ne  refusait  pas  son  con- 
court, et  par  M.  Tbiers  on  powait  obtenir  l'appui  de  ce  qu  on 
appelait  l'opposition  dynastique,  la  g^uAe  modérée,  repr|^nt«« 
par  M.  Barrot.  Tout  se  disposait.  A  peme  la  session  de  1838-18J» 
étaH-eUe  ouverte,  la  guerre  faisait  pour  ainsi  dire  explosioo  ;  die 
éclatait  dans  la  chambre  des  pairs  elle-même  par  1  attitude  et  les 
discours  de  M.  de  Brogli«,  M.  Cousin,  M.  VUleroain,  comme  dans 
le»  premiers  actes  de  la  chambre  de»  député»,  où  les  chefs  de  la 
coatelion,  maîtres  de  la  commission  de  l'adressa,  prenaient  hardi- 
ment l'initiativ»  dea  bostilirts.  U  lutte  était  engagée. 

às9Ufémeat  entre  des  hommes  comme  M.  GuKot,  M.  Tbiers, 
M.  Odikm  Barrot,  sans  parler  de  M.  Gamier-Pagès,  M.  Berryer, 
l'tBiaBce  ne  pouvait  être  intime  et  complète.  N»  k»  uns  m  les  autres 
n'entendaient  désavouer  leur  passé,  un  passé  de  huit  années  oà  Us 
s'étaient  souvent  trouvés  face  à  face.  Ils  oubbaient  pom-  le  moment 
ce  qui  les  divisait  ;  ils  ne  songeaient  qu'à  ce  qui  pouvaitles  unir.  On 
rewoebait  ensemble,  dans  une  mesure  un  peu  différente,  au  mmis- 
tère  une  politique  extérieure  systématiquement  efiacée  qui  sam- 
fi«t  tout,  qui  «  se  retirait  de  toutes  parts,  »  qui  humih«t  à  la  fa» 
l'orgueU  national  et  la  révolution  de  juUlet,  qui  avait  découragé 
l'aïUance  libérale  de  l'Angleterre  sans  désarmer  les  déhances  de 


560  BBTCB  0E8  DEUX  KOHDES. 

Tabsolutisme  européen.  On  accusait  le  miDistëre  de  laisser  dévier 
et  dépérir  les  institutions,  de  n'avoir  rien  de  parlementaire  ni  dans 
son  origine,  ni  dans  sa  composition,  ni  dans  ses  procédés,  d'être 
un  ministère  de  favoritisme  a  insufSsant  »  et  <(  transparent,  »  aussi 
impuissant  à  contenir  la  royauté  qu'à  la  couvrir.  Le  mot  d'ordre 
pour  tous,  c'était  la  guerre  au  a  gouvernement  personnel,  »  la  reven- 
dication des  garanties  de  vérité  et  de  sincérité  qui  sont  la  force  du 
régime  constitutionnel.  M.  Guizot,  un  des  premiers,  un  des  plos 
âpres  au  combat,  où  il  portait  peut-être,  avec  l'ardeur  d'un  parle- 
mentûre  résolu,  le  ressentiment  du  vaincu  du  15  avril,  M.  Guizot 
n'hésitait  pas  à  préciser  l'accusation.  «  Le  cabinet,  s'écriait-il,  nous 
a  jetés  dans  l'incertitude,  dans  la  confusion,  dans  l'obscurité.  Nous 
avons  vu  apparaître  une  politique  sans  système,  point  de  principes, 
point  de  camp,  point  de  drapeau,  une  fluctuation  continuelle... 
Rien  de  fixe,  rien  de  stable,  rien  de  net,  rien  de  complet.  Savex- 
vous  comment  cela  s'appelle?  Cela  s'appelle  de  l'anarchie I  »  Et 
tout  cela  sijgnifiait  :  Qu'avez- vous  fait  de  la  politique  de  Casimir 
Perler  qui  a  fondé  la  monarchie  de  juillet,  cette  monarchie  com- 
promise aujourd'hui  par  des  complaisances  de  courtisans  7  H.  Thiers, 
quant  à  lui,  n'avait  pas  été  le  premier  à  décider  la  campagne  de 
la  coalition,  il  n'était  pas  le  dernier  à  la  soutenir.  Il  jentrait  dans 
cette  guerre  avec  son  esprit  alerte  et  souple,  avec  la  vivacité  de  sa 
nature  et  l'art  du  tacticien,  en  homme  prompt  à  saisir  l'occasion, 
et,  à  dire  vrai,  si  parmi  les  chefs  de  la  coalition  il  y  en  avait  un 
qui  eût  changé  de  rôle  et  de  langage,  ce  n'était  pas  M.  Thiers.  D 
faut  se  souvenir  que  M.  Thiers  avait  perdu  le  pouvoir  pour  avoir 
voulu  résister  au  roi,  qu'il  avait  commencé  son  opposition  au  sdn 
même  du  conseil,  qu'il  était  sorti  du  ministère  en  chef  d'opposi- 
tion qui  ne  reniait  nullement  sa  participation  à  l'œuvre  d'ordre  et 
de  paix  des  premières  années,  mais  qui  croyait  le  moment  venu  de 
donner  à  la  révolution  de  juillet  une  politique  nouvelle.  Il  restait 
logique  dans  ses  idées,  dans  sa  conduite  comme  dans  son  langage* 
Que  disait-il  un  an  avant  la  coalition  7  «  Prenez  garde  I  avec  le 
temps,  avec  le  succès,  avec  la  paix,  il  vous  est  arrivé  ce  qui  est 
arrivé  à  l'empire,  à  la  restauration.  Yous  vous  êtes  peut-être  un 
peu  enivrés,  vous  vous  êtes  trompés  sur  l'époque  juste  où  il  fallait 
non  pas  changer,  non  pas  démentir,  mais  modifier  votre  politique 
pour  l'adapter  à  l'état  nouveau  des  choses.  Je  vous  dirai  que,  de  mène 
que  dans  la  politique  intérieure  vous  n'avez  pas  saisi  le  point  juste 
où  il  fallait  s'arrêter,  peut-être  aussi  êtes-vous,  sur  la  politique 
extérieure,  un  peu  en  arrière...  Si  vous  avez  eu  besoin»  pendant 
les  sept  premières  années,  de  persuader  à  tout  le  monde  que  vous 
ne  vouliez  pas  la  guerre,  prenez  garde  à  une  autre  situation  dans 
laquelle  vous  laisseriez  croire  au  monde  que  vous  la  craignez.  Il  ne 


aNQDANTE  ANNEES  d'hISTOIBE   CONTEMPORAINE.  561 

faut  pas  la  vouloir,  mais  il  ne  faut  pas  la  craindre  non  plus.  Le  jour 
où  TOUS  inclineriez  plus  vers  l'un  de  ces  écueils  que  vers  l'autre, 
TOUS  auriez  failli...  »  Ce  que  M.  Thicrs  avait  dit  avant  la  coalition, 
il  le  reprenait  avec  plus  de  véhémence  en  plein  combat  et,  saisis- 
sant corps  à  corps  le  ministère,  accusant  le  gouvernement  d'avoir 
tout  compromis  par  un  système  d'équivoque,  il  ajoutait  :  «  J'étais 
bien  convaincu  pour  ma  part  qu'une  politique  qui,  au  dehors,  con- 
siste à  ajourner  toutes  les  difiBcultés,  à  reculer  quand  les  difficultés 
se  présentent,  à  les  remettre  au  lendemain,  à  fermer  les  yeux 
devant  les  affaires  au  lieu  de  les  ouvrir  pour  les  résoudre,  qu'une 
politique  pareille  devait  prochainement  accumuler  autour  de  nous 
plus  que  des  fautes,  des  malheurs.  J'étais  convaincu  qu'au 
dedans,  sans  franchise,  sans  politique  arrêtée,  sans  choix  entre  les 
partis  qui  divisent  toujours  une  chambre,  il  était  impossible  d'être 
\oDgtemps  habile  avec  les  hommes...  J'étais  certain  que  bientôt 
cet  art  qui  consiste  tantôt  à  s'appuyer  sur  le  centre  droit,  tantôt 
sor  le  centre  gauche,  à  dénoncer  alternativement  les  uns  aux 
autres,  à  dire  aux  doctrinaires  :  Nous  voulons  vous  défendre  du 
centre  gauche,  de  ses  chefs  imprudens  1  et  au  centre  gauche  :  Nous 
voulons  sauver  le  pays  de  ces  hommes  irritons  qui  l'ont  compromis 
et  le  compromettraient  encore  si  on  les  laissait  aux  affaires  !  j'étais 
certain,  dit-il,  que  cette  politique  qui  consiste  à  nous  dénoncer 
les  uns  aux  autres  ne  réussirait  pas  longtemps,  qu'elle  abou- 
tirait à  ce  résultat  inévitable  de  réunir  tout  le  monde  contre 
soL....  » 

II  parkdt  ainsi,  parcourant  tour  à  tour  les  affaires  extérieures  ou 
les  affaires  intérieures  qu'il  jugeait  compromises  par  le  ministère, 
et  à  ceux  qui  accusaient  les  coalisés  d'être  des  révolutionnaires  par 
ambition  ou  par  rancune,  M.  Thiers  répliquait  avec  une  impétueuse 
vivacité  :  «  On  a  dit  que  ces  hommes  avaient  du  dépit,  qu'ils 
étaient  des  ambitieux  déçus.  Qu'il  me  soit  permis  de  répondre  une 
chose  :  un  gouvernement  est  bien  malhabile  de  venir,  après  quel- 
ques années,  convertir  en  ambitieux  déçus,  en  hommes  dépités, 
en  mauvais  citoyens,  les  ministres  qui  l'ont  servi  et  sur  lesquels  il 
s'est  longtemps  appuyé.  S'il  était  vrai  que  nous  eussions  dans  le 
cœur  ces  passions  irritées  que  certaines  gens  nous  prêtent,  je  m'en 
plaindrais  encore  au  gouvernement;  je  me  plaindrais  à  lui  d'a- 
voir, en  si  peu  d'années,  aliéné  le  cœur  de  tous  les  hommes  qui 
lui  étaient  dévoués  et  qui  l'ont  si  fidèlement  servi •••  »  Chose 
curieuse  et  significative  en  effet  I  après  huit  années  passées  à  fon- 
der la  monarchie  de  juillet  et  en  apparence  couronnées  de  suc- 
cès, tout  semblait  brusquement  remis  en  doute;  des  questions 
qu'on  croyait  résolues  se  ravivaient  plus  que  jamais.  Le  problème 

xou  iux«  *-  1S80.  3Ô 


502  mxnm  dis  seu  iiokms. 

des  înslitutàoas  parleomentakes  reparaisssit  tout  entier^  si  par 
une  inquiétante  anomalie  le  goiiTeniemeiit  avait  devanl  lui,  c(mtr6 
lui,  non  pins  seuleioent  ses  ennemis  naturels,  ceux  qui  ravaient 
toujours  combattu,  mais  encore  ses  amis^  ses  alliés,  ses  eon- 
seillers  de  la  teille.  D'un  cdté  se  trouvait  seul,  ou  presque  seol, 
un  homme,  le  comte  Molâ,  retnmché  àTabri  de  lafcveur  du  prince, 
assailli  de  tontes  parts,  n'ayant  d'autre  secovn,  es  dehocB  de  lai- 
même,  que  la  brillante  et  inconstants  alUsnea  de  LamsitiDe,  le 
légitimiste  de  la  veille  traversant  le  camp  de  la  dynajstie  nourslle 
ayant  de  passer  à  la  république  ;  de  l'autre  côté,  se  trouvaient 
presque  tous  les  hommes  qui  araient  été  les  premiers  serviteors 
de  la  révolution  de  juillet,  les  ndnistres,«  les  orateurs  du  régime 
nouveau,  et  M,  de  Broglie  et  M.  Guizot,  et  M.  Thiiers,  et  avec  ooom 
H.  de  Rémusat,  M.  Duchâtel,  H«  Duvergier  de  Hauraime,  H.  Passj, 
M.  Dufaure,  M.  Yillemain,  Mr.  Cousin.  Pendant  près  de  quinze 
jours,  devant  la  chambre,  (tevant  le  pays,  se  déroulut  au  milieu  de 
toutes  les  péripéties,  une  lutte  adiamée,  sans  cesse  renaissante, 
où  les  chefs  de  l'opposition  se  succédaient  à^Ia  brèche,  oâi  le  comte 
Mole,  loin  de  faiblir,  grandissait  sous  raiguillon,  d<^loytot  une 
fermeté  et  un  esprit  d'à*propos  qui  suffisaient,  sinon  pour  lui  assu- 
rer la  victoire,  du  moins  poor  le  préserver  d'une  humiliante  défûte. 
Le  spectacle  était  étrange  I 

Ce  qu'il  y  avait  de  gimve,  c'est  que,  dans  cette  mêlée  de  toutes 
les  forces  parlementaires,  c'était  la  royauté  qui  se  trouvait  perpé- 
tuellement en  cause.  Elle  apparaissait  partout,  à  travers  le  voile 
déchiré  des  fictions  et  pour  ainsi  dire  à  chaque  détour  de  ces  dis- 
cussions passionnées.  Les  efforts  tentés  pour  la  défendre  b  décou- 
vraient encore  plus;  les  traits  dirigée  contre  le  ministère  attei- 
gnaient plus  haut.  L'irresponsabilité  semblait  disparaître,  et  ce  que 
ne  disaient  qu'avec  mesure  ou  avec  habileté  des  hommes  comme 
M.  Thiers,  M.  Guizot,  notoirement  attachés  i  la  dynastie,  d'autres  le 
disaient  avec  plus  de  hardiesse,  étendant  à  tous  les  ministères  du 
régime  le  procès  fait  à  un  seul  ministère,  dénonçant  sous  tons  les 
noms,  à  traiv^s  toutes  les  combinaisons,  le  «  système,  »  la  «  pen- 
sée du  règne.  »  La  force  des  choses  remettait  en  présence,  aa 
milieu  de  toutes  les  ardeurs  d'un  dd!>at  public,  le  droit  du  roi  et 
le  droit  du  parlement,  ces  deux  grands  rivaux  qui  ne  a  s'entendent 
jamais  mieux  que  dans  le  silence,  »  ainsi  que  le  disait  autrefois 
de  Retz,  l'homme^des  frondes  et  des  coalitions. 

IL 

C'est  la  fatalité  de  ces  luttes  confusément  engagées  de  dépaser 
presque  toujours  le  but,  de  s'aggraver  par  la  durée,  par  les  exd- 


CINQUANTE  AHNÉBS  ^'hISTOOIE  aOHTEMPORAINE.  '66S 

tatiDiUH  6t  de  flair  parl^afikiUiMsment  de  tous  Im  coubattaiiB^  par 
UB6  mrte  de  aratraliBstion  de  toates  lee  forces  dune  des  «itaatiens 
kidéoîses* 

léÊL  ooslition  de  18M,  p»  ette-mAme,  n'avait  asvarémiit  rien 
d'iUégttitne  ;  «lie  proeédadt  d'une  peneée  des  plus  sérieuses^  la 
pensée  de  redieaser  la  politique  du  pcfs,  de  maiotenir  ri»tégrtoé 
des  draîts  pacltânentaires,  l'Iieaneur  do  partis,  et  si  elle  sTsk  pu 
rénssir  Jusqu'au  bout,  pevl-écre  tout  aiamit41  4ft6  changé  dans  les 
destinées  de  U  BBonarchie  de  juillet.  lialbenreusemeRt  dans  oette 
crise,  il  n'y  avait  de  succès  léel  pour  personne,  pas  plus  pour  f  op- 
position que  pour  le  mimstère«  Le  comte  Mole,  par  la  fierté  de  -son 
atdtude,  avait,  il  est  vrai,  un  peu  relevé  le  oeurege  de  cette  BMsse 
qai  dans  les  chambres  suit  tous  les  gouvememeas-,  il  avait  gardé 
strictement  une  majonîté.  Dm  majorité  de  quelques  voix  m  sirfS- 
sait  pas  pour  le  faire  vivre,  il  le  «entait.  Vainement,  pour  essayer 
de  se  raffennir,  teatait-il  la  grande  partie,  la  dissolution  de  la 
chambre,  l'appel  au  pays  par  les  élections  :  la  dissolution  ne  ser- 
vah  qu'à  passionner  f opinion,  «t  le  scrutin  public  ne  faisait  que 
précipiter  la  défaite  de  la  politique  du  15  avril.  La  ooalUion,  de  son 
côté,  avait  réussi  à  ébranler  le  ministère,  elle  l'avait  surtout  vaincu 
dans  les  élections  ;  elle  n'avait  pas  un  avantage  assez  décisif  pour 
s'imposer,  et  de  plus,  si  elle  était  restée  unie  dans  le  combat,  elle 
subissait  l'inévitable  loi,  elle  se  divisait  dans  ta  victoire.  Qu'arri- 
vaitHl  dès  lors?  La  conséquence  des  éleedons  avait  été  la  chute 
de  M.  Mole  suivie  d'un  appel  adressé  à  ses  adversaires,  eft  c'est  là 
justement  qu'on  entrait  dans  une  phase  nouvelle,  la  phase  obscure, 
laborieuse  de  la  crise. 

TanCAt  on  essayait  une  large  combindson  ^i  aurait  réani 
H.  Thiers,  M.  GuisoC  et  leurs  amis  sous  l'autorité  du  maréchal 
Soult  en  se  complétant  par  l'élévation  de  M.  Odilon  Barrât  i  la 
présidence  de  la  chambre.  C'était  "oe  qu'on  appelait  la  combinaison 
de  (c  grande  coalition  :  »  elle  échouait  presque  aussitôt  devant  les 
répugnances  de  la  gauche,  que  M.  Guizot,  malgré  une  récente 
alliance,  voyait  se  réveiller  oontre  lui.  Tanlftt  en  se  repliait  vers 
un  ministère  de  pur  centre  gauche,  qui,  à  son  tour,  semblât  t  impos- 
sible avec  un  parlement  partagé,  en  face  des  conservateurs  demeu- 
rés puissans  dans  la  chambre  et  encore  irrités  des  dernières  luttes. 
M.  Thiers,  qui  avait  été  un  des  premiers  appelés,  qui  était  de  toutes 
las  comlnnaisens,  ne  se  déguôsait  pas  A  lui**même  les  difficultés; 
il  les  voyait,  il  les  précisait  avec  une  vive  et  ingénieuse  pénétra- 
tioii.  n  se  montrait  prêt  à  entrer  au  pouvoir,  non  cependant  sans 
faire  ses  conditions,  qui  n'étaient  pas  toujours  acceptées.  Le  roi, 
<pii  savait  au  besoin  sTindiner  devant  une  nécessité  évidente,  mds 
ifcn  avait  aussi  asses  de  sagacité  pour  saisir  Tavasitage  que  lui  don- 


56i  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

naient  les  divisions  des  vainqueurs,  le  roi  ne  se  défendait  pas  d'une 
satisfaction  ironique  en  voyant  la  coalition  se  dévorer  elle-même, 
se  consumer  dans  l'impuissance  ;  en  ayant  l'air  de  négocier  avec 
elle,  avec  ses  chefs,  il  l'aidait  à  se  dissoudre,  il  reprenait  sa  supé- 
riorité, et  avec  une  apparence  de  détachement  qui  ne  facilitait  rien, 
il  disait  à  un  des  prétendans  au  pouvoir  :  «  Je  suis  prêt  à  tout, 
j'accepterai  tout,  je  subirai  tout;  mais  dans  l'intérêt  général  dont 
je  suis  le  gardien,  je  dois  vous  avertir  qu'il  est  fort  différem  de 
traiter  le  roi  en  vaincu  ou  de  lui  faire  de  bonnes  conditions.  Vous 
pouvez  m'imposer  un  ministère  ou  m'en  donner  un  auquel  je 
me  rallie.  Dans  le  premier  cas,  je  ne  trahirai  pas  mon  cabinet, 
mais  je  vous  préviens  que  je  ne'me  regarderai  pas  comme  engagé 
envers  lui  ;  dans  le  second  cas,  je  le  servirai  franchement.  »  Pen- 
dant deux  mois,  sous  le  regard  d'un  prince  sceptique,  à  trayers 
toutes  les  incertitudes,  les  essais  se  succédaient,  les  impossibilités 
se  multipliaient,  lorsque  tout  à  coup  l'émeute  éclatant  dans  Paris, 
à  la  faveur  de  cet  interrègne,  faisait  ce  que  dix  semaines  de  négo- 
ciations n'avaient  pu  faire.  Aux  Tuileries]|méme,  où  tout  le  monde 
accourait  aux  premiers  bruits  de  l'insurrection,  un  ministère  nais- 
sait presque  instantanément  par  l'intervention  du  maréchal  Soult 
appelant  à  lui  quelques  hommes  du  centre  droit  et  du  centre 
gauche,  M.  Duchâtel,  M.  Yillemain,  avec  M.  Passy  et  M.  Dufaure. 
On  se  réunissait  en  toute  hâte  sous  la  présidence  du  maréchal  trans- 
formé d'une  manière  un  peu  imprévue  en  ministre  des  affaires  étran- 
gères. C'est  ce  qui  s'est  appelé  dans  l'histoire  parlementaire  du 
temps  le  ministère  du  12  mai  1839. 

C'était,  à  dire  vrai,  moins  une  solution  qu'une  combinaison  de 
circonstance,  un  expédient  improvisé  devant  le  péril,  une  trè^^ 
conseillée  par  une  nécessité  soudaine.  Ce  n'est  point  assurément 
que  ce  cabinet  ne  fût  un  pouvoir  sérieux  avec  le  maréchal  Soult,  qui 
avait  son  passé  militaire  et  qui  venait  de  recevoir  un  accueil  presque 
triomphal  en  Angleterre  au  couronnement  de  la  jeune  reine  Vic- 
toria, avec  des  hommes  comme  M.  Duchâtel,  M.  Yillemain,  H.  Du- 
faure,  qui  commençait  alors  une  carrière  marquée  depuis  par  une 
invariable  fidélité  au  libéralisme  et  à  l'honneur.  Le  ministère  da 
12  mai  avait  le  mérite  d'entrer  aux  affaires  avec  un  certain  cou- 
rage, sous  une  inspiration  de  patriotisme  et  d'y  porter  autant  de 
bonne  volonté  que  de  lumière.  Il  avait  de  plus  l'avantage  de  n'être 
pour  personne  une  victoire  trop  apparente  ou  une  défaite  trop  sen- 
sible. 11  avait  aussi  malgré  tout  cet  inconvénient  d'être  l'expression 
vivante  d'un  fractionnement  de  plus  dans  les  opinions,  d'exister, 
non  plus  comme  M.  Holé,  —  d'une  autre  manière  si  l'on  veut,  ^  ^^ 
dehors  des  grandes  influences  parlementaires.  Le  roi,  assez  porté  i 
s'accommoder  d'un  dénoûment  où  il  voyait,  sinon  son  propre  suc- 


CINQUANTE  ANNÉES  d'hISTOIRE   GONTEMPOBAINE.  5tf& 

ces,  du  moins  un  mécompte  pour  la  coalition,  disait  non  sans  un 
peu  de  moquerie  à  M.  Guizot  qu'on  ne  pouvait  sortir  de  l'impasse 
où  Ton  se  trouvait  qu'avec  «  un  ministère  neutre,  un  ministère  où 
les  gfrands  amours-propres  n'auraient  [pas  à  se  débattre.  »  Un 
ministère  neutre,  c'était  possible  sans  doute  au  12  mai,  peut-être 
pour  quelques  mois  dans  un  intérêt  d'apaisement  intérieur  ;  c'était 
d'une  eflScacité  douteuse,  d'une  durée  problématique  dans  un  mo- 
ment où  les  affaires  sérieuses  ne  manquaient  pas,  où  la  question 
d'Orient  se  réveillait  tout  entière  par  la  bataille  de  Nezib  (juin  1839), 
qui  disait  du  vice-roi  d'Egypte,  Mehemet-Ali,  l'arbitre  de  l'empire 
ottoman,  qui  remuait  la  diplomatie  européenne  en  soumettant  à 
une  singulière  épreuve  les  rapports  de  la  France  avec  les  autres 
pubsances,  surtout  avec  l'Angleterre. 

Le  ministère  lui-même,  sans  manquer  de  bonnes  intentions,  de  la 
volonté  de  vivre,  ne  s'y  méprenait  pas;  il  sentait  ce  qu'il  y  avait 
pour  lui  de  difficile  à  se  créer  une  certaine  indépendance,  une  poli- 
tique, à  se  frayer  un  chemin  entre  les  chefs  du  parlement.  Dn 
instant,  il  croyait  s'être  délivré  à  demi  en  offrant  l'ambassade  de 
Londres  à  H.  Guizot,  qui  l'acceptait,  après  quelques  difficultés  oppo- 
sées par  le  roi  désireux  de  maintenir  à  Londres  un  ambassa- 
deur de  son  choix,  le  général  Sébastiani.  Pour  M.  Thiers,  le  même 
moyen  avait  été  essayé  au  plus  vif  des  négociations  du  mois 
d'avril,  avant  la  naissance  du  cabinet  ;  il  avait  été  employé  avec 
trop  peu  de  tact  et  trop  peu  de  succès  pour  pouvoir  être  repris. 
M.  Thiers  restait  dans  la  chambre,  assez  réservé  le  plus  souvent, 
prenant  néanmoins  la  parole  avec  éclat  sur  la  politique  exté- 
rieure, sur  la  question  orientale,  —  et  alors  paraissant  dominer 
le  gouvernement  par  ce  qu'on  appelait  un  discours  ministre.  La 
vérité  est  que  tout  pouvait  dépendre  d'un  incident,  et  à  peine 
la  session  de  18&0  venait-elle  de  s'ouvrir,  l'incident  ne  manquait 
pas.  Le  ministère  du  12  mai  1839  disparaissait  brusquement 
comme  il  était  né,  non  dans  un  débat  public,  mais  dans  une  ren- 
contre obscure,  devant  un  vote  silencieux  par  lequel  la  chambre 
repoussait  une  dotation  proposée  pour  M.  le  duc  de  Nemours.  Les 
niinistres  du  12  mai,  selon  un  mot  spirituel,  avaient  été  o  étran- 
glés entre  deux  portes"par  des  muets,  »  et  cette  fois,  dans  l'éclipsé 
soudaine  d'un  cabinet  plus  honnête  que  puissant,  M.  Thiers  se  trou- 
vait appelé  par  la  force  des  choses,  par  une  dernière  et  éphémère 
victoire  de  la  coalition,  à  entrer  au  gouvernement  en  chef  d'opposi- 
tion, en  représentant^avoué  de  la  prééminence  parlementaire.  II  y 
entrait  avec  quelques-uns  de  ses  amis,  nouveaux  encore  aux  affaires, 
H.  de  Rémusat,i]M.  Vivien,  M.  Cousin,  le  comte  Jaubert,H.  Pelet  (de 
la  Lozère).  Il  formait  ce  qu'il  appelait  galment,  lui  qui  n'avait  guère 
plus  de  quarante  ans,  un  «  cabinet  de  jeunes  gens,  »  pour  jouer 


M6  BfiVUE  DBS  JOIUX  MONDAS. 

certoi  «ne  groase  partie,  plus  grosse  mémt  qu'il  ne  le  pensait  et 
que  ne  le  peiuiaient  ses  amis. 

«  M»  Thiers  a  été  jusqa'iel  et  en  toiU  ceci  la  lumière  et  la  raison 
Blêmes.  Il  A  agi  sans  détours,  arec  cette  simplicité  charmante  et 
sarante  qui  est  sa  séduction  et  aon  danger  aussi  parce  qu'il  est  mo- 
Ule.  »  Ainsi  parlait  un  des  plus  piquans  observateurs  du  temps, 
Z.  Doudan,  au  cours  même  de  la  crise  d'où  sortait,  comme  Tex- 
pression  d'une  phase  nouvelle  du  lèfpoQ  de  juillet,  ce  ministère  du 
l*'  mars  18&0  promis  avant  peu  à  une  si  retentissante  et  ime  si 
orageuse  destinée.  Dn  autre  témoin  d'un  génie  bumoristiqne  et 
MTcaatique,  Henri  Heine,  disait  à  son  tour  dans  ses  correspondances 
envoyées  en  AlleoMigne  :  «  Thiers  est  maintenant  dans  tout  l'éclat 
de  son  jour.  Je  dis  aujourd'hui,  je  ne  garantis  rien  pour  demain... 
le  ministère  se  maintiendra-t-il  longtemps  7  Voilà  la  question.  Cet 
homme  joue  un  rôle  dont  la  seule  pensée  fait  frémir.  II  dispose  à 
la  fois  des  forces  .guerrières  du  plus  puissant  royaume  et  de  tout 
le  ban  et  l'arrière-ban  de  la  révolution,  de  tout  le  feu  et  de  toute 
la  démence  de  notre  temps.  Ne  l'excites  pas  à  sortir  de  son  aimable 
insouciance. ..  »  11.  Thiers  semblait  en  effet  le  maître  de  la  situa- 
tion^ Il  n'avait  pas  pour  le  moment  de  rival.  Il  avait  été  secondé 
dans  son  avènement  par  le  duc  de  Broglie,  &  qui  il  avait  offert  la 
présidence  du  conseil,  et  qui,  refusant  tout  pour  lui-même,  avait 
aidé  de  bonne  grâce  à  la  naissance  du  nouveau  cabinet.  H.  Thiers 
était  le  OMdtre  et  il  n'était  pas  le  maître. 

Il  avait  trop  de  finesse,  il  avait  trop  le  secret  des  choses  pour  ne 
pas  comprendre  tout  ce  qu'il  y  avait  d'épineux  dans  ce  rôle  de  pre- 
mier ministre  de  l'opposition  qui,  en  plaisant  à  sa  vive  et  cofifiante 
ardeur,  ne  laissait  pas  de  l'inquiéter  parfois.  Il  se  savait  peu  agréé 
du  roi,  qui,  au  moment  de  céder,  disait  qu'il  allait  «  signer  son 
bumiliation,  »  et  qui  ajoutait  un  peu  indiscrètement,  au  sujet  du 
choix  d'un  des  nouveaux  ministres  ;  «  Qu'à  cela  ne  tienne,  qœ 
M.  Thiers  nae  présente,  s'il  veut,  un  huissier  du  ministère,  je  suis 
résigné.  »  En  même  tempsi,  M.  Thiers,  ministre  du  centre  gauche, 
trouvait  dans  la  chambre,  à  côté  des  oppositions  prêtes  à  le  suivrt, 
l'ancienne  majorité  conservatrice,  un  peu  diminuée  et  déconcertée, 
assez  puissante  encore  néanmoins,  onoibrageuse  et  irritée,  dilBcile  à 
rallier.  Entre  le  roi,  le  ministère  et  la  chambre,  il  y  avait  on  per- 
sonnage parlementaire  dont  l'attitude  pouvait  avoir  une  influence 
des  plus  sérieuses  :  c'était  M.  Guizot,  qui  arrivait  à  peine  à  Londres 
comme  ambassadeur,  que  quelques-uns  de  ses  amis  auraient^voula 
ausalAôt  voir  revenir  à  Paris,  que  les  ministres  du  1*'  marsjie  lear 
côté  tenaient  à  garder  pour  alÛé  à  distance,  dans  la  grande  position 
de  représentant  -de  la  France  en  Aogleterre.  M.  Thiers,  se  senrsot 
habilement  de  récens  et  d'anciens  souvenirs,  n'avait  pas  perdu  un 


CINQUANTE  ANNÉES  D'hISTOIBS  CONTBIIPOEAINB.  667 

instant  pour  écrire  à  M«  Guiiot  :  a  Je  me  hftte  de  tous  dire  que  le 
ministère  est  constitoé.  Voas  y  vemzi  ptanni  les  membres  qui  le 
composent,  deux  de  vos  tmis,  Jambert  et  llémasM,  dans  tous  les 
autx^s  des  hommes  auxquels  vous  vous  séries  Tolontiers  associé. 
Nos  fréquentes  communications  depuis  dix*huit  mois  nous  ont 
prouvé  à  Fun  et  à  Tautre  que  nous  étions  d'accord  sur  ce  qu'il  y 
avait  à  faire  soit  au  dedans,  soit  au  dehors..  «Je  serais  bisn  heureux 
si,  en  réussissait  tous  les  deux  dans  notre  tâche,  vous  à  Londree, 
moi  à  Paris,  nous  ajoutions  une  page  k  l'histoire  de  nos  anciennes 
relations.  Aujourd'hui  comme  au  11  octobre,  nous  travaillons  à  tirer 
le  pays  d'affreux  embarras...  n  M.  Guizot  crait  répondu  en  restant 
à  lÂnidres,  en  acceptant  TalUance  qui  lui  était  proposée,  hou  cepen- 
dant sans  faire  ses  conditions,  non  sans  prendre  ses  garanties  contre 
ce  qu'il  appelait  le  «  vice  d'origine  i>  du  cabinet,  contre  les  affinités 
avec  In  gauche.  Et  avec  toutes  ces  difficultés  d'une  situation  inté- 
rieure fort  compliquée,  il  y  avait  la  politique  extérieure,  cette  ques- 
tion d'Orient  que  le  ministère  du  1*'  mfsors,  pour  son  début,  trouvait 
déjà  singulièrement  engagée. 

Tout  ce  que  pouvaient  la  dextérité,  l'esprit,  Tart  de  pallier  ou  de 
tourner  les  difficultés,  la  vivacité  harcEe,  H.  Thiers  était  assurément 
homme  à  le  ftiire.  11  avait  lego&t  et  le  génie  des  combinaisons.  Il  avait 
besoin  de  toute  sa  souplesse  pour  se  créer  une  armée,  c'est-à-dire 
une  majorité  avec  des  groupes  ennemis  ou  confoi^dus  dans  le  par- 
lement, pour  rassurer  et  rallier  le  centre  sans  décourager  la  gauche. 
A  M.  Guizot  et  à  ses  amis  il  disait  que  le  ministère  du  1"  mars  ne 
serait  après  tout  que  «  le  11  octobre  à  cheval  sur  la  Manche,  n  A 
la  gauche  qui  réclamait  des  gages,  des  réformes,  surtout  la  réforme 
électorale  ou  parlementaire,  il  disait  que  des  réformes  on  en  ferait 
sans  doute,  que  c'était  une  affaire  d'avenir,  qu'on  ne  pouvait  dire 
ni  a  aujourd'hui  »  ni  «  jamais.  »  A  ceux  qui  lui  demandaient  un 
programme,  le  secret  de  sa  politique,  il  répondait  par  ce  beau  mot 
de  m  transaction  »  qui  dôt  toutes  les  révolutions.  «  Pour  moi,  disait-il 
dorant  la  chambre,  je  n'ai  de  préjugé  contre  aucun  parti...  Savei- 
vous  ce  que  je  crois?  Je  crois  qu'il  n'y  a  pas  ici  un  parti  excluni* 
vement  voué  à  l'ordre  et  un  autre  parti  voué  au  désordre;  je  «rois 
qu'il  n'y  a  que  des  hommes  qui  veulent  l'ordre,  mais  qui  le  com- 
prennent ditféremment.  Je  croîs  qu'il  n'y  a  rien  d'absolu  entre  eux, 
et  si  vous  vouliez  mettre  quelque  chose  d'absolu  entre  eux,  saves- 
vous  ce  que  vous  feriez?  vous  commettriez  la  faute  qui  a  perdu  la 
restauration...  Si  vous  voulez  placer  entre  eux  le  triste  mot  d'ex- 
clusion, il  portera  malheur  à  qui  voudra  le  prononcer...  »  Toujours 
prêt  aux  affaires  d'ailleurs,  il  charmait  par  son  universalité,  par 
la  facile  abondance  avec  laquelle  il  traitait  de  l'organisation  de  la 
banque,  de  la  conversion  des  rentes  ou  des  chemins  de  fer.  U 


568  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

savait  parler  à  la  raison  et  aux  intérêts.  A  rimagination  publique 
un  peu  fatiguée  de  conflits  parlementaires  il  réservait  en6n  un  de 
ces  coups  4e  théâtre»  une  de  ces  diversions  retentissantes  qui  pas- 
sionnent pour  un  instant  l'opinion  :  il  négociait  secrètement  avec 
l'Angleterre  la  restitution  des  cendres  de  Napoléon,  qu'un  des  fils 
du  roi,  le  prince  de  Joinville,  devait  aller  chercher  à  Sainte-Hélène. 
Il  voyait  dans  cet  acte  un  peu  vain,  plus  généreux  que  prudent,  si 
l'on  veut,  une  satisfaction  d'orgueil  national,  la  marque  d'une  ami- 
tié nouvelle  entre  la  France  et  l'Angleterre,  peut-être  aussi  un 
moyen  de  popularité  pour  lui-même  et  pour  son  ministère.  Il  ne 
se  doutait  pas  qu*au  moment  où  tout  semblait  lui  réussir,  même 
la  conquête  du  tombeau  de  Tempereur,  il  touchait  à  une  de  ces 
crises  qui  sont  l'épreuve  des  hommes  et  des  gouvememens^  à  la 
crise  aiguë  des  affaires  d'Orient  et  du  traité  du  15  juillet  18&0 
signé  en  dehors  de  la  France,  contre  la  France,  par  le  fait  de  l'An- 
gleterre, âme  de  la  coalition  nouvelle. 

Ces  affaires  d'Orient  destinées  à  passer  par  tant  de  phases  diverses 
sans  arriver  à  un  dénoûment,  elles  avaient  cela  de  caractéristique 
en  18&0  que  la  France  s'y  était  attachée  avec  une  certûne  passion 
mêlée  d'un  peu  d'imagination.  La  politique  française,  on  le  pensait, 
on  le  disait,  avait  eu  des  mécomptes  depuis  quelques  années;  elle 
n'avait  été  heureuse  ni  dans  les  affaires  de  Bel^que  qui  venaient 
de  se  clore  au  détriment  du  jeune  royaume,  ni  dans  les  affaires 
d'Espagne  abandonnées  à  elles-mêmes,  ni  dans  les  affaires  d'Italie 
désertées  par  la  récente  retraite  d'Ancône.  La  question  d'Orient 
ressemblait  à  un  dédommagement  offert  par  la  fortune.  C'était  un 
sentiment  presque  universel,  assez  naïf,  exprimé  dès  1839  avec 
une  candeur  éloquente  par  Jouffroy  dans  un  rapport  à  l'occasion 
du  vote  d'un  crédit  de  10  millions  proposé  pour  les  «  armemens  du 
Levant.  »  Ce  crédit  de  10  millions  demandé  par  le  gouvernement, 
accordé  par  la  chambre,  c'était  «  le  solennel  engagement  de  faire 
remplir  à  la  France,  dans  les  événemens  d'Orient,  un  rôle  digne 
d'elle,  un  rôle  qui  ne  la  laisse  pas  tomber  du  rang  élevé  qu'elle 
occupe  en  Europe.  »  En  quoi  consisterait  ce  rôle  7  C'est  là  que  com- 
mençaient les  illusions. 

Il  y  avait  deux  choses  dans  cette  question  orientale  telle^qu'elle 
apparaissait  :  il  y  avait  l'intérêt  général,  européen,  de  Tindépen- 
dance  ottomane  à  sauvegarder  à  Constantinople  contre  les  excès 
de  prépotence  de  la  Russie  ;  il  y  avait  aussi  pour  soutenir  de  toutes 
parts  l'équilibre  oriental,  à  régler  les  rapports  entre  le  sultan  et 
le  vice-roi  d'apte  qui  venait  d'infliger  à  l'armée  turque  la  défaite 
de  Nezib,  qui,  en  faisant  un  pas  de  plus  à  travers  le  Taurus,  pou- 
vait tout  ébranler  et  attirer  les  Russes  sur  le  Bosphore.  Dans  la 
défense  de  l'intérêt  commun,  de  l'indépendance  ottomane  à  Gon- 


CINQUANTE  ANNÉES   d'hISTOIBE  GONTEMPOBAINE.  560 

stantînople,  la  France  ne  faisait  que  suivre  sa  politique  tradition- 
nelle et  elle  se  trouvait  d'accord  avec  les  autres  puissances,  sauf 
la  Russie.  Par  la  vivacité  avec  laquelle  elle  s'attachait  en  même 
temps  à  la  cause  de  Méhémet-Ali,  elle  prenait  une  position  parti- 
culière qui  la  séparait  des  autres  puissances,  surtout  de  l'Angle- 
terre.  La  France,  avec  plus  d'entraînement  d'imagination  que  de 
réflexion,  mettait  une  sorte  d'intérêt  ou  de  point  d'honneur  natio- 
nal dans  la  protection  du  vieux  pacha  victorieux  ;  elle  rêvait  pour 
lui,  non  -seulement  l'hérédité  de  l'Egypte,  qui  n'était  guère  contes- 
tée, mais  aussi  la  possession  de  la  Syrie,  de  Candie.  L'Angleterre 
représentée  par  lord  Palmerston,  et  toujours  jalouse  au  sujet  de 
TEgypte,  eatendait  plutôt  réduire  l'orgueil  et  limiter  les  ambitions 
da  vice-roi.  C'était  la  fissure  par  où  la  Russie  pouvait  pénétrer 
entre  l'Angleterre  et  la  France.  Impatiente  avant  tout  de  dissoudre 
ou  d'affaiblir  l'alliance  des  deux  nations  de  l'Occident,  la  Russie  ne 
négligeait  rien  pour  flatter  lord  Palmerston  dans  ses  préventions, 
pour  capter  la  politique  anglaise  par  ses  concessions.  A  Vienne  et 
à  Berlin,  on  devait  plus  ou  moins  accepter  ce  qui  serait  décidé 
entre  Pétersbourg  et  Londres.  Il  en  résultait  un  double  mouve- 
ment :  d'un  côté,  la  France  suivant  sa  politique  égypûenne,  faisant 
sa  propre  cause  de  la  cause  de  Héhémet-Ali  ;  d'un  autre  côté,  l'An- 
gleterre, la  Russie,  l'Autriche,  la  Prusse  tendant  à  se  rapprocher 
entre  elles  par  des  raisons  différentes,  toujours  prêtes  à  s'entendre 
avec  la  France,  mais  disposées  aussi  à  en  finir  au  besoin  sans  la 
France.  C'était  le  double  travûl  qui  se  poursuivait  dans  l'obscurité 
des  négociations  depuis  la  bataille  de  Nezib,  qui  n'excluait  pas  sans 
doute  encore  toute  conciliation,  qui  pouvait  néanmoins  conduire  à 
d'irréparables  scissions. 

C'est  dans  ces  termes  que  M.  Thiers,  arrivant  au  pouvoir,  avait 
reçu  la  question  :  il  la  trouvait  assez  avancée,  et  ce  qu'il  y  avait  de 
clair  dans  tous  les  cas,  c'est  que,  si  la  situation  était  dilficile,  même 
un  peu  compromise,  M.  Thiers  n'y  était  pour  rien.  La  politique 
d'engouement  égyptien  n'étsût  pas  son  œuvre  exclusive.  Cette  poli- 
tique qu'il  adoptait  sans  doute  pour  son  compte,  qu'il  recevait  aussi 
de  ses  prédécesseurs,  du  parlement,  de  l'opinion,  il  la  suivait  sans 
impatience,  comptant  un  peu  sur  le  temps  et  sur  la  force  des 
choses,  d'accord  avec  M.  Guizot,  pour  ne  rien  brusquer.  Bien  loin 
de  se  séparer  de  l'Angleterre,  de  vouloir  lui  donner  des  griefs,  il 
était  plus  que  tout  autre  l'homme  de  l'alliance  anglaise,  qu'il  glo- 
rifiait à  la  veille  de  son  avènement  du  1*'  mars.  Cette  restitution 
de  la  dépouille  de  l'empereur  qu'il  obtenait  du  cabinet  de  Londres, 
il  la  représentait  comme  le  signe  éclatant  de  la  fin  des  vieilles 
animosités  entre  les  deux  pays,  et  jusqu'au  dernier  moment,  durant 
cet  été  de  18&0,  il  était  un  médiateur  cordial,  empressé  dans  un 


570  un»  ]»«.  DEUX  MOVDSf* 

jdifliread  entre  l'ÂDgleterre  tt  1«  roi  4e  Maples.  Sien  donc  ne  nm- 
blait  ennoDcer  um  crise  prochaine»  -*-  lorsqu'entre  un  lever  et  un 
coucher  de  soleil  tout  se  trouvait  changé  en  Europe.  Le  15  jiallet, 
rAogleterre,  la  Russie»  l'Autriche  el  la  Prusse  s'étaient  liguées  a  à 
quatre  »  pour  régler  les  affaires  d'Orient»  pcmr  obliger  au  besoin 
par  la  force  et  à  brève  échéance  Méh&net-Ali  A  abandonner  la  Syrie, 
à  rentrer  dans  son  pachalik  d'Égypte,< —  et  ce  traité  on  l'avait  mgoé 
A  la  dérobée»  sans  avoir  même  demandé  un  dernier  avis  au  cabinet 
des  Tuileries  I  D'un  seul  coup»  la  France  se  sentait  atteinte  dans  sa 
politique  par  Tacte  lui-même»  dans  sa  digmté  par  le  procédé,  dans 
sa  sécurité  par  cette  apparence  de  coalition  nouvelle* 

Heure  tesouvaate  dans  le  règne  I  Moment  terrible  où  la  France, 
après  avoir  passé  dix  ans  A  réprimer  toutes  ses  impatienoes  de 
guerre»  A  prodiguer  les  gages  de  modération,  A  s'efforcer  de  récon- 
cilier la  révolution  de  juillet  avec  l'Europe»  se  trouvait  soudaine- 
ment isolée  et  offensée  I  Ce  qu'il  y  avait  de  plus  dur»  c'est  que  le 
coup  parut  venir  de  l'Angleterre,  qui  semblait  être  une  alliée  natu- 
relle, et  ce  qu'il  y  avait  de  grave,  c'est  qu'en  un  instant  on  venait 
de  faire  de  la  question  d'Orient  une  question  d'Occident  en  nèlant 
pour  la  France  à  un  déplaisir  de  politique  une  blessure  et  une 
menace.  Que  le  traité  du  15  Juillet»  dans  l'intention  de  quelqnes- 
unes  des  puissances»  ne  fèt  pas  précisément  un  acte  d'hostilité 
contre  la  France,  c'était  possible  ;  malheureusement  on  ne  po«?ait 
ni  détruire  l'effet  moral  d'une  alliance  formée  pour  porter  la  guerre 
en  Orient  contre  un  client  de  la  politique  française,  ni  se  flatter  de 
gouverner  jusqu'au  bout  les  évéaemens  qu^on  déchaînait.  A  l'acte 
de  Londres  répondait  aussitôt  dans  tout  le  pays  une  immense  explo- 
sion d'irritation  nationale,  où  pour  un  instant  tous  les  partis  se 
confondaient.  Le  roi  lui-même  n'avait  pas  été  le  dernier  i  ressentir 
l'injure  et  A  s'associer  au  mouvement  de  l'opinion.  Un  matin  de  la 
fin  de  juillet,  il  appelait  A  Saint-Gloud  le  président  du  conseil,  et 
en  présence  de  la  famille  royale  réunie,  il  lui  parlait  avec  une  con- 
fiance émue,  nuûs  résolue;  il  lui  disait  qu'on  ne  devait  rien  céder 
du  terrain  où  l'on  s'étût  placé»  qu'il  fallut  persévérer,  agir  a?6C 
formeté^  quoique  toujours  avec  prudence.  H.  Thiers»  pour  sa  part, 
sans  désespérer  encore  de  pouvoir  tirer  parti  des  diâtcultés;;que 
rexéctttion  du  traité  susciterait,  sans  méconnaître  non  plus  la  gra- 
vité de  la  situation  et  sans  en  dédinor  les  devoirs»  H*  Thiers  n'hé- 
sitait pas  A  se  placer  en  (kce  de  toutes  les  éventualités.  ^  en  négo- 
ciant on  pouvait  obtmir  quelque  atténuation  qui  adoudt  la  crise, 
rien  de  mieux  ;  dans  tous  les  cas,  la  première  nécessité  était  de  se 
tenir  prêt  A  tout.  M.  Thiers  agissait  en  conséquence  avec  la  viva- 
cité de  sa  nature,  avec  la  résolution  d'un  homme  pénétré  de  ce 
sentiment  qu'on  était  A  une  de  ces  heures  où  un  grand  pays  ne 


dJNQUANTE  ANKÉSS  B'mSTOIU  GOHTBIIPORAINE.  571 

peut  recaler  sans  desœndre  de  son  rug,  où  une  monardiie  née 
d'une  rérolution  surtout  ne  peut  résister  à  une  hunriliatioD  oatio** 
oale  Telontairement  subie. 

Prompt  à  se  mettre  à  l'ouvre  el  à  tout  embrasser  dans  son 
impatiente  acimté,  il  se  faisant  tour  à  tour  avec  ses  collègues 
ministre  de  la  guerre,  ministre  de  la  marine.  Il  n'hésitait  pas 
à  prendre  rinhiatiTe  et  la  responsabilité  d'une  série  de  mesures 
extraordinaires  décrétées  par  ordonnance  royale;  l'appel  des  sol- 
dats disponibles  des  dernières  classes^  l'augmentation  de  la  flotte, 
raccroissement  du  matériel  de  l'armée,  la  création  de  douze  nou- 
veanx  régimens  d'infanterie,  de  dix  bataillons  de  chasseurs^  de  m 
régimens  de  caTalerie.  II  décidait  surtout  les  fortifications  de  Paris, 
ces  forttftcations  tant  contestées,  destinées  à  sunriTre  à  la  crise 
ponr  servir  trente  ans  plus  tard  dans  des  cirorastaaces  ators  bien 
imprévues.  Et  tout  cela,  le  bardi  et  impétueux  ministre  le  faisiût 
coup  sur  coup,  sous  Taiguillon  des  nécessités  de  chaque  jour,  pressé 
entre  deux  ordlres  de  faits.  D'un  côté,  les  événemens,  édiappant  à 
toute  n^iociaticm,  se  précipitaient  en  Orient  par  l'exécution  rapide 
et  sommaire  du  traité  du  15  juillet,  par  la  ooerdtion  à  main  armée, 
par  le  bombardement  des  côtes  de  Syrie,  par  la  menace  d'atteindre 
Héhémet-Ali  jusque  dans  le  dernier  asile  de  sa  puissance,  l'E- 
gypte. D'un  autre  côté,  plus  tes  événemens  sembûieiit  se  préci* 
piter,  plus  en  France,  à  Fintérieur,  les  instincts  nationaux  s'enflam- 
maient. Le  traité  du  1^  juillet  réveillait  les  ressentimens  mal 
assoupis  de  18t5  et,  de  l'Orient,  les  passions  françaises  se  tour- 
naient Ters  le  Rhin,  au  risque  de  ravirer  par  contre-coup  les  pa^ 
sions  allemandes.  L'agitation  publique  tendait  par  degrés  à  reprendre 
les  formes  révolutionnaires,  et,  •comme  si  ce  n'était  pas  asses,  un 
prince  héritier  de  l'empire,  croyant  poftvoir  profiter  des  émotions 
guerrières  du  paye  sussi  bien  que  des  récens  hommages  rendus  à 
I&méoio^e  napoléonienne,  choisissait  ce  moment  pour  tenter  un 
débarquement  asse^  ridicule  à  Boulogne.  M.  Thiers  faissât  face  à 
tout,  essayant  de  temporiser  par  la  diplomatie,  multipliant  les 
umemens,  exdtant  ou  contenant  tour  à  tour  l'opinion,  et,  dans 
^  jours  terribles,  je  veux  le  rappeler,  il  irouTÛt  le  temps  d'écrire 
i  deux  reprises,  dans  cette  Bevue^  des  pages  vives,  rapides,  desti- 
nées à  l'Europe  auturt  qu'à  la  France  (1).  Il  s'avançait  dans  cette 
^oie  où  tout  était  péril,  non  pas  légèrement,  bien  au  contraire  avec 
<^6tte  anxiété  qu'il  dépeignait  peu  aprës  en  disant  :  «  Si  vous  saviez 
d^  quels  sentimens  on  est  animé  quand  d'une  erreur  de  votre 
6«prit  peut  résulter  le  malheur  du  pays!..  J'étais  plein  d%ine 
«Jxiété  cruelle.  » 

(4)  Voyv  ift  BêvuÊ  du  1«  et  du  15  Mût  1846. 


572  BETUB  DBS  DEUX  MONDES. 

A  mesure  cependant  que  se  déroulait,  dans  toute  sa  gravité,  cette 
situation  extraordinaire,  —  c'était  l'affaire  de  moins  de  deux  mois, 
—  de  la  violence  même  des  choses  naissait  une  certaine  réaction 
accélérée  par  la  rapidité  avec  laquelle  semblait  s'évanouir,  sous  les 
coups  de  la  coalition ,  cette  puissance  égyptienne  sur  laquelle  on 
avait  trop  compté.  Au  courant  belliqueux  se  mêlait,  comme  en  un 
tourbillon,  un  courant  pacifique.  H.  L.  de  Lavergne,  qui  était  le 
chef  du  cabinet  de  M.  de  Rémusat,  ministre  de  l'intérieur,  écrivait 
à  H.  Guizot  ce  mot  spirituellement  profond  et  légèrement  scep- 
tique :  a  Les  choses  iront  à  la  guerre  tant  que  tout  le  monde 
croira  la  paix  inébranlable,  et  elles  reviendront  à  la  paix  dès 
que  tout  le  monde  verra  la  guerre  imminente.  »  Oo  en  était 
bientôt  là.  Les  intérêts  alarmés,  les  affaires  suspendues,  le  crédit 
ébranlé,  tout  conspirait  pour  la  paix.  On  s'effrayait  surtout  des  agi- 
tations révolutionnaires  qui  se  déployaient,  qui  tendaient  de  plus 
en  plus  à  altérer  ce  grand  élan  de  susceptibilité  nationale.  Geui 
qui,  dans  le  premier  moment,  avaient  assiégé  le  gouvernement  de 
leurs  troubles  et  de  leurs  excitations,  qui  l'avaient  le  plus  encou- 
ragé à  l'énergie ,  ceux-là  mêmes  commençaient  à  réfléchir,  à  se 
refroidir  et  à  chercher  les  raisons  de  s'arrêter. 

La  France,  après  tout,  était-elle  obligée  de  faire  la  guerre  à 
l'Europe  pour  conserver  la  Syrie  au  pacha  d'Egypte?  Puisque 
les  coalisés  semblaient  ne  pas  vouloir  aller  jusqu'à  la  dépos- 
session complète  de  Méhémet-Ali,  cela  ne  devait-il  pas  suffire? 
Est-ce  que  M.  Thiers  n'avait  pas  dépassé  la  mesure  par  ses  arme- 
mens  et  par  ses  ardeurs?  Le  roi,  qui  avait  vivement  ressenti  lof- 
fense  du  15  juillet,  mais  qui  mettait  son  amour- propre  à  contenir 
son  patriotisme  par  sa  prudence,  le  roi  ne  déguisait  plus  ses 
sentimens,  son  aversion  pour  la  guerre.  Une  fois  dégagé  de  ses 
premières  émotions,  il  revenait  à  la  paix,  qu'il  considérait  conune 
son  œuvre  et  son  honneur  depuis  dix  ans,  comme  un  bienfait  dû  à 
son  action  personnelle.  M.  Guizot,  à  son  tour,  informé  et  excité 
par  ses  amis,  M.  Guizot,  après  avoir  parlé  avec  fierté  à  Londres,  ne 
tardait  pas  à  prendre  une  certaine  attitude  de  dissidence  vis-à-vis 
du  gouvernement.  Il  faisait  part  de  ses  inquiétudes  et  de  ses  idées 
au  duc  de  Broglie ,  avec  l'intention  que  les  unes  et  les  autres  fus- 
sent connues  du  cabinet.  «  Je  suis  inquiet,  écrivait-il,  inquiet  du 
dedans  encore  plus  que  du  dehors.  Nous  revenons  vers  1831,  vers 
l'esprit  révolutionnaire  exploitant  l'entraînement  national  et  pous- 
sant à  la  guerre  sans  motif  légitime,  sans  chance  raisonnable  de 
succès,  dans  le  seul  but  et  le  seul  espoir  des  révolutions.  »  Le  roi 
à  Paris,  M.  Guizot  à  Londres  pensaient  de  même;  ils  se  détachaient 
de  ce  qu'ils  considéraient  comme  une  a  politique  pleine  de  péril.  » 
Ce  qu'il  y  avait  de  plus  cruel,  c'est  que  ce  mouvement  de  retraite 


CINQUANTE  ANNEES  d'hISTOIRB   CONTEMPORAINE.  678 

déjà  commencé  ne  faisait  que  confirmer  les  prévisions  de  lord  PaW 
merston,  qui  n'avait  cessé  de  dire  dans  ses  lettres  intimes,  avec  une 
ironique  et  injurieuse  sagacité,  que  la  France,  après  beaucoup  de 
bruit,  ne  ferait  rien. 

Ifainement  M.  Tbiers  se  raidissait  contre  toutes  les  difficultés 
qui  grandissaient  autour  de  lui  ;  vainement  il  essayait,  par  un  der- 
nieracte  de  diplomatie,  de  se  retrancher  dans  des  conditions  presque 
modestes,  réservant  au  moins  la  dignité  et  les  intérêts  de  la  France  : 
il  se  sentait  ébranlé  et  menacé  de  toutes  parts.  Chose  curieuse  t  la 
politique  qui  avait  conduit  à  cette  extrémité,  H.  Tbiers  ne  l'avait 
pas  imaginée,  il  n'en  avait  pas  été  le  plus  ardent  promoteur  ;  la  crise 
qui  était  née  de  cette  politique,  qui  depuis  trois  mois  remuait  tous 
les  sentimens  nationaux,  il  ne  l'avait  pas  provoquée.  En  réalité,  il 
était  la  victime  d'une  situation  qu'il  n'avait  pas  créée,  dont  il  por- 
tait toute  la  responsabilité,  où  il  se  trouvait  maintenant  pris  entre 
le  torrent  de  réaction  pacifique  qui  tourbillonnait  autour  de  lui  et 
les  excitations  révolutionnaires  qui  le  compromettaient.  Il  touchait 
à  ce  point  du  drame  où  un  incident  pouvait  suffire  pour  trancher 
le  nœud.  Le  15  octobre,  le  roi  sortant  des  Tuileries  avec  la  reine 
pour  revenir  à  Saint-Gloud  essuyait  le  feu  d'un  assassin.  Ce  n'était 
pas  le  premier  crime  de  ce  genre  tenté  par  d'obscurs  séides  de 
meurtre  ;  cette  fois  l'attentat  tirait  des  circonstances  une  gravité  >. 
particulière.  Plus  que  tout  le  reste ,  en  troublant  l'opinion ,  en 
réveillant  les  instincts  conservateurs,  il  ruinait  la  politique  belli- 
queuse ;  il  précipitait  la  chute  d'un  cabinet  dont  quelques-uns  des 
membres  commençaient  à  douter  d'eux-mêmes,  et  c'est  ainsi 
qae,  le  29  octobre  18&0,  le  pouvoir  passait  des  mains  de  M.  Tbiers 
aux  mains  de  H.  6ui20t,  appelé  de  Londres  par  le  roi  et  par  ses 
unis.  Depuis  quelques  jours,  c'était  prévu,  préparé,  accepté  comme 
le  seul  moyen  de  sortir  d'une  crise  qui  s'aggravait  d'heure  en  heure. 

III. 

Que  restait-il  de  cette  expérience  de  quelques  mois?  Le  ministère 
du  1«'  mars  n'avait  pas  réussi,  c'était  évident;  il  avait  échoué  moins 
par  la  faute  des  hommes  que  par  la  force  des  circonstances.  Il 
Avait  voulu  représenter  les  idées  de  conciliation  à  l'intérieur,  de 
dignité  et  d'action  à  l'extérieur.  Il  avait  été  surpris  par  un  de  ces 
orages  qui  violentent  toutes  les  résolutions.  Il  laissait  l'opinion 
troublée,  les  passions  ravivées,  la  France  sur  le  chemin  des  con- 
flits. Que  représentait,  de  son  côté,  le  ministère  du  29  octobre  7 
Il  s'était  formé,  M.  Guizotne  le  cachait  pas,  «  sous  l'empire  de  deux 
idées:  pour  rétablir  au  dehors  la  bonne  intelligence  entre  la  France 
et  l'Europe,  pour  faire  rentrer  au  dedans,  dans  le  gouvernement. 


57t  Un^  DU  BBIBL  HOM 

reqprit  d'ordre  el  de  consenFation.A»  »  Le  moiiTeMeiit  «ha  chotei 
ramenait  la  révolutkut  de  juillet  à  une  d&  ces  aliwaativee  où.  eib 
s'était  plus  d'une  ici»  déb84tue,  et  cette  MttveUacrifiei  ell«(  sem- 
blait se  résumer  dans  le  duel  de  deux  hommes  qui  s'ont  |ias  été 
sans  dMie  les  seuls  nÛDietrea^  les  seids  orateurs,  des  dB-*liiiit 
aBoéea,  mais  ({iii  «al  été  apffèa  tout  par  leur  taleQ;t,  par  Tédat  de 
leurs  rivalités,  les  deux  pevsoimificaiioQft  k&  pin»  caractérîsiiqQes 
du  régtmeb  AUiéadana  le  gouvememLent  aux  premier»  joais  deiÛO^ 
uainstaut  séparé»  eu  d836,  DécoDeiliés  dans  la  coalition  de  1839, 
associés  pour  quelques  mois  dans  ïœuvre  diplomatique  de  18i0, 
M.  Thiers  et  IL  Guîzot  se  retrouyaieat  en  préaeûcei  ennfmls  ou 
adversaires,  au  leaderaûo  du  29  octobre  :  l'un  i ejeM  sans  letonr 
dana  Tiçpoeitiofi,  l'autre  pocté  au  pouvoir  pas*  une  réndâon  sou* 
daine.  Ce  qu'ils  ne  prévofsîeQt  ni  l'un  ni  l'audre  aseurément,  ce 
que  pecsouna  ne  pouvait  entrevoir  alors,  c'est  qui'aia  bout  de  cette 
phase  nouvelle  qui  s'ouvrait,  opposition  et  nÛDsstdre,.  vainqueurs  et 
vaincie  du  parlement,  éftasent  destinés  à  disparaître,  avec  la  mo- 
narchie  elle**mèiDe,  dans  un  irréparable  désastre. 

C'est  le  drame  de  ce  long  règne  ministériel  qui  conamenee  au 

2d  octobre  iS&O,  de  ces  huit  aanéee  oit,  à  travers  fentes  tce  péripé* 

ties,  tous  lea  ineidens,  toutes  les  affaire»  extérieures  ou  intérieures 

jqm  ae  succèdent,  s^agite  ssn»  cesse  le  question  de  la  ¥raie  poli* 

tique,  de  la  vraie  direction  du  régime  de  juillet* 

«  Nou»  retournons  vers  18&1 ,  vers  /esprit  révehitionnairo,  » 
écrirait  M.  Qirizot  à  PautemM  de  1840,  et  de  ce  souvenir  sa 
de  oe  sentiment  il  faisait  Tnispiratimd  d'un  systèflie  peraMOcai* 
C'était  rorguei),  TambitioB  de  M.  Guizet  dé  refaire  concre  h» 
agitations  renaissanios,  gue^rrière»  et  révototionnairee,  la  poli- 
tique de  Casimir  Perier,  de  reconetituer  une  majorité  conserm- 
trice  et  de  se  placer  à  la  lète  de  cette  mejorité  pour  assuré  à 
la  monarchie  de  1880,  à  la  France  la  paix  et  l'ordre.  U  avait 
pour  lui  au  moins  l'apparence  du  succès,  puisqu'il  durait,  puisque 
d'année  en  année  il  sortait  à  peu  près  victorieux  des  discus- 
siens  irritantes^  de»  Sections  plusieurs  foi»  renouvelées,  de  toas 
ces  défilés  des  oooiplicatîons  orientales^  du  droit  de  visite,  det 
conflits  dn  Maroc  et  de  Taiti,  de»  affaires  d'Bipagne  et  de  Sinsse. 
Il  gardait  l'ordre  et  la  paix;  seulement  il  ne  voyait  pas  qu'avec 
ces  mets  de  la  «  poix  partout  et  toujours,  »  deoft  ï  se  fiiiteit 
presque  un  degme,  il  froissait,  il  tenait  en  éveil  lee  seatuseas 
nationaux  derems  plus  susceptibfes  depuis  18&(K  U  ne  s'aperce- 
vait pas  qu'en  refusant  à  Tintérieur  toato  réforme  sous  prétexte 
de  me  pas  rouvrir  une  issue  aux  agitalioiis  révelutiosBaires,  il 
identifiait  la  politique  consenratriee  arrec  la  résistance  peur  la 
résistance^  avec  l'imai^ilité.  Il  ne  remarqpaait  pas  eoiu  que»  pour 


CINQUANTE  AflHM   b'aISTOIBE  COHTaiPORAINE.  576 

anrir  tne  majdrité,  il  éte&t  obligé  de  !&  lAtter  sans  cesse  dans  ses 
intérêts,  dana  see  passions  de  parti»  et  qu'en  devenant  trop  yisi- 
blemeot,  dans  toute  cette  politique  d'ordre  et  de  paix,  le  ministre 
de  la  faveur  da  roi,  il  faisait  justement  oe  qu'il  avait  reproché  à 
M.  Mêlé  dans  3a  coalition.  Assurément  IL  Guisot  n'avait  ni  moins 
de  patriotisme,  ni  moins  d'intelligence  libérale,  ni  moins  de  fierté 
parlementaire  que  bien  d'autres,  et  il  avail  de  plus  la  puissance  de 
la  parole.  Son  erreur  était  d'engager  ce  régime  né  d'une  révolution 
libérale  dans  une  voie  où,  par  son  'système  intérieur  oomoie  par 
son  action  extérienre,  il  senoblait  de  plus  en  plus  s'éloigna  de  ses 
origines.  Et  ce  système  de  la  résistance  et  de  ia  paix  à  outrance, 
IL  Gnixot  le  soutenait  avec  um  canfiacnoe  inélée  d'illuaiona,  avec 
une  haateur  croissante,  sous  ie  feu  d'une  oppoeîtion  à  laquelle 
M.  Tkkes  portait,  avec  la  vivacité  familière  et  son  éloquence,  ie 
génie  des  tactiques  de  parlemeot,  l'expérience,  k  supériorité  d'un 
talent  fait  pour  tous  les  rties. 

Dn  des  traits  caractéristiques  de  M.  Tiiiers  bors  du  pouvmr 
comme  au  pouvoir,  dans  l'opposition  comme  an  fouvememeot, 
c*est  de  n'éti»  jaimais  ifae  ininnéme,  de  frayer  avec  les  partis,  de 
les  conduire  souvent  «sas  se  confondre  avec  eux  et  de  garder  le 
droit  de  dire  à  tons  :  «  Je  n'ai  donné  mes  convictions  à  qui  que  <ce 
soîL  Je  n'ai  humilié  ma  pensée  devant  personne,  devant  personne, 
entende^vousi  k  toutes  les  époques,  devant  tons  les  partki^  je  dirai 
ce  que  je  pense,  d  Je  voudrais  montrer  M.  Tfaiens  dans  cette  cam- 
pagne de  huit  ans,  toujours  prêt  à  se  j^ier  dans  la  latte  avec  sa 
nature  impétueuse  et  sensée,  avec  ce  sens  pratique  des  grandes 
sAUres,  cette  «cienoe  facile  et  cet  art  lumineux  de  la  discussion  qui 
fusaient  de  lui  le  plus  redoutid)le  des  adversaires,  •*-  habile  néan- 
moins à  mesurer  ses  coups.  Quelques  griefii  qu'il  crût  avoir, 
quelles  que  fiissrat  ses  vimcités,  il  restait  un  homme  d'état  finsant 
la  guerre  à  un  système  sans  rien  sacrifier  desnêcessités  supérieures 
de  gouvernement,  surtout  du  principe  des  institutions  de  iS30. 

Le  jour  où  la  mort  de  H.  le  duc  d'Orléans  ouvrait  soudainement 
ponr  la  monarchie  de  juillet  la  plus  dangereuse  des  crises  et  où  Je 
minisaère  ae  vtiyait  obUgé  de  soumettre  en>to«te  bâte  aux  chambres 
une  loi  iastitaast  la  régence  de  M.  le  duc  de  Nemours,  M.  Tfaiers 
suspendait  noblenent  toute  hostilité*  U  n'hésitait  pas  à  se  séparer 
de  l'oppositioB  qui  combattait  la  loi,  mèoae  de  M.  OdiW  Borrot, 
dont  il  était  Tamû  il  faisait  un  «acte,  d  selon  son  expression,  encore 
plus  qu'un  discours.  «  Je  suis,  disait-il  avec  émotion,  l'adversaire 
du  cabinet;  des  souvemie  pàodbles  m'en  séparent,  et  noBreeuls- 
meni  des  souvenirs,  mais  des  intérêts  graves',  ceux  dn  pays,  peut- 
être  mal  compris  par  moi,  mais  -vivement  sentis.  Je  suis  donc  l'ad- 
versaire du  cabinet.,  et  le  ne  trouve  adhésion  à  quelques-unes  de 


576  lETUE  DES  DSra  MONDES. 

mes  idées  que  sur  les  bancs  de  Topposition.  Malgré  cela^  je  viens 
aujourd'hui  appuyer  le  gouvernement  et  combattre  l'opposition.  Je 
suis  profondément  monarchique.  ••  Quand  je  vois  l'intérêt  de  la 
monarchie  clair  et  distinct,  j'y  marche  droit,  quoi  qu'il  arrive... 
Mes  amis  et  moi,  quoique  séparés,  isolés  les  uns  des  autres,  nous 
avons  pensé  de  même.  Nous  nous  sommes  écrit  les  mêmes  choses. 
Ces  choses  les  voici  :  c'est  que,  quelle  que  fût  la  loi,  pourvu  qu'elle 
fût  conforme  à  la  charte,  à  son  esprit,  quelle  que  fût  la  loi,  qu'elle 
fût  d'accord  ou  non  avec  nos  tendances  personnelles  et  nos  intérêts, 
nous  la  voterions  sans  modification,  sans  amendement,  mais  à  une 
condition,  c'est  qu'elle  fût  conforme  à  la  charte.  Pourquoi  une  telle 
conduite?  Parce  que  pour  les  hommes  qui  font  partie  de  l'opposi- 
tion conservatrice,  le  premier  soin,  le  premier  devoir  était,  non 
pas  de  renverser  les  ministres,  mais  de  consolider  la  monarchie. 
Nous  n'avons  pas  hésité  sur  ce  point...  Pour  moi,  j'adhère  à  la 
charte  de  toute  la  puissance  de  mon  esprit.  Je  crois  que  la  royauté 
qu'elle  a  faite  est  la  bonne  royauté,  la  seule  que  le  bon  sens  mo- 
derne pût  conseiller,  la  seule  qui  satisfasse  à  tous  les  intérêts...  » 
Et  cette  loi  de  régence,  complément  de  la  royauté  éprouvée, 
M.  Thiers  la  défendidt  avec  une  ingénieuse  abondance  de  vues  et 
une  chaleur  qui  triomphaient  des  esprits  incertains,  qui  touchûent 
le  roi.  Dans  d'autres  circonstances  moins  critiques,  à  tous  Ifê 
momens,  il  ne  cessait  de  rappeler  que,  profondément  attaché  au 
gouvernement,  il  ne  l'attaquait  que  «  dans  ceux  de  ses  actes  qui 
pourraient  compromettre  son  existence  même,  dans  ceux  de  ses 
serviteurs  qui,  en  le  servant  selon  ses  goûts,  ne  le  servaient  pas 
suivant  ses  intérêts.  »  Ce  qu'il  poursuivait  donc  d'une  oppo- 
sition qui  savait  observer  les  trêves  de  deuil  comme  elle  savait 
se  tracer  des  limites,  ce  qu'il  combattait  uniquement,  c'était  un 
système  ministériel,  une  politique  à  l'intérieur  et  l'extérieur. 

Que  reprochait-il  au  ministère  du  29  octobre?  Il  lui  reprochait 
de  «  revenir  en  arrière  »  par  ses  tendances  et  ses  alliances,  de 
créer  un  gouvernement  de  parti  et  d'exclusion,  de  résister  aux 
réformes  les  plus  simples  et  de  traiter  en  ennemies  les  oppositions 
les  plus  modérées,  de  chercher  un  appui  dans  une  coalition  d'in- 
térêts satisfaits  et  d'instincts  de  réaction.  Il  lui  reprochait  de  tout 
sacrifier  à  la  nécessité  d'avoir  une  majorité,  et,  pour  maintenir 
cette  majorité  devenue  un  instrument  de  règne,  de  tout  épuiser, 
de  pousser  à  bout  les  ressorts  de  l'administration,  d'ériger  en  sys- 
tème «  l'abus  des  influences,  d  Son  grief  surtout,  c'était  que,  sous 
l'apparence  d'une  légalité  respectée,  avec  les  dehors  de  la  régula- 
rité parlementaire,  on  glissait  par  degrés  dans  ce  qui  n'était  plus 
qu'une  vaine  représentation  du  régime  représentatif.  M.  Thiers  ne 
méconnaissait  point  assurément  le  talent,  le  courage  ou  l'habileté 


CltVQUANTE   ANNÉES   d'hISTOIRE   CONTEMPORAINE.  577 

d'hommes  tels  que  M.  Guizot  et  M.  Duchâtel;  il  les  accusait  d'avoir 
déjà  oublié  tout  ce  qu'ils  avaient  dit  ensemble  au  temps  de  la  coali- 
tion, de  n'être  plus  à  leur  tour,  auprès  d'une  majorité  satisfaite,  que 
les  interprètes  éloquensdu  c  gouvernement  personnel  »  reconstitué, 
de  laisser  apparaître  à  travers  tout  l'autorité  royale  et  de  vouloir 
plaire  au  lieu  de  servir.  Un  jour  même,  M.  Tbiers  ne  craignait  pas 
de  déchirer  les  voiles  à  propos  d'un  incident  délicat.  M.  de  Sal- 
vandy,  alors  ambassadeur  à  Turin  en  même  temps  que  député, 
avait  donné  sa  démission  après  s'être  séparé  du  gouvernement 
dans  un  vote  de  «  flétrissure  »  contre  les  légitimistes  qui  étaient 
allés  à  Londres  voir  M.  le  comte  de  Ghambord.  Gomment  la  démis- 
sion avait-elle  été  donnée?  Personne  n'ignorait  que  c'était  à  la  suite 
d'une  visite  que  M.  de  Salvandy  avait  faite  aux  Tuileries  et  où  il 
avait  reçu  de  vifs  reproches  du  roi  lui-même.  M.  Thiem  n'hésitait 
pas  à  porter  cet  incident  devant  la  chambre,  bien  entendu  en  s'at- 
taquant  à  la  responsabilité  d'un  ministère  sous  lequel  pouvaient 
se  passer  des  actes  «  peu  conformes  aux  règles  constitutionnelles,  » 
et,  élevant  la  question,  il  ajoutait  hardiment  : 

On  se  demandera  comment,  nous  qui  nous  piquons  d'appartenir  à 
Topposition  modérée,  nous  venons  nous  mêler  à  la  discussion  d'un  tel 
incident.  J'ai  h&te  de  répondre.  Je  le  dis  en  mon  nom  et  au  nom  de 
mes  amis  :  Notre  conduite  politique  est  le  résultat  de  deux  résolutions 
invariables  que  je  vais  faire  connaître  toutes  deux.  Nous  sommes  rés> 
Iqs  comme  des  gens  honnêtes,  conséquens  et  courageux,  à  maintenir  le 
gouvernement,  à  contribuer  du  moins  par  nos  efforts  à  le  maintenir  contre 
^  adversaires  de  toute  espèce.  Nous  sommes  les  partisans  sincères  et 
décidés  de  la  monarchie,  et  par  la  monarchie  nous  ne  comprenons 
^e  la  maison  d'Orléans.  Nous  sommes  donc  décidés,  satisfaits  ou  non 
Ae  la  marche  du  gouvernement,  toutes  les  fois  qu'il  s'agira  de  son  exis- 
tence, nous  sommes  décidés  à  lui  apporter  le  tribut  de  nos  efforts...  De 
Quelque  nature  que  soient  les  adversaires  du  gouvernement,  qu^ils  se 
{Plaçant  dans  le  passé  ou  dans  Tavenir,  en  avant  ou  en  arrière,  ils  nous 
3-uront  pour  adversaires;  mais  une  seconde  résolution  qui,  chez  nous, 
^=^t  aussi  invariable  que  la  précédente,  c'est,  en  maintenant  le  gouver- 
i^ement  de  tous  nos  efforts,  de  le  contenir  dans  la  rigueur  des  règles 
^  onstitutionnelles.  Il  n'y  a  pas  un  esprit  élevé  parmi  nous  qui  voulût  se 
prêter  à  une  vaine  comédie  constitutionnelle  qui  ne  cacherait  en  réalité 
çue  la  domination  d'un  pouvoir  sur  les  autres.  La  France  a  eu  beaucoup 
de  gouvememens.  Elle  a  eu  sous  l'empire  le  gouvernement  du  génie; 
^'le  a  eu  sous  la  restauration  le  gouvernement  des  traditions.  L'un  et 
l]^utre  ont  fini  dans  les  abîmes;  mais  l'un  et  l'autre  avaient  leur  pres- 
se. Nous  avons  aujourd'hui  un  gouvernement  nouveau.  Ce  gouverne- 

Ton  xuL  —  18M,  37 


678  BSVn  Ott  Mm  MOIDMKB. 

ment  m  peut  avoir  qu'no  pve&tigev  c'est  de  réaliser  dans  sa  vérité  W 
gouvernement  ropirésentiaÉif  qi^  lai  France  poursuit  depuis  cinquante 
ans,  et  qvand  je  parle  de  la  vérité  du  gauvernament  reppésentatii;  je 
ibis  6tre  compris  de  UHL  les  ministres,  — *  car  c'eat  le  lang^g^  que 
nous  avons  parlé  ensemble  dans  Tof^osition, 

Le  trait  était  vi£»  et  les  mimAtres  ne  le  rde^aôeat  pae.  M«  Thiersi 
en  paclant  ainsi»  sou»  Timprossim  d'un  ÛMxle&t.qui  n'élût  pas  te 
seul,  savait  bien  qu'il  pouvait  déplaire.  U  croyait  agir  uiilenat 
pour  l'intégrité  cfes.  institutions,  pour  la  sûreté  de  la  moMiehie 
elle-même  ;,  il  pensait  servir  fidèlement  un  négîrne  qu'il  aimaitei 
lui  signalant  un  péril  aussi  bien  qu^en-  lui  proposant  ^dqaes 
réformes  biea  modertes^  comme  ceUes  des;  «  incompatibilités  »  entre 
la  diépiitatiQo<  tt  les  fonctions  réiiribuiéesi  et  lorsqu'on  lui  disait 
qu'il  s'exposait  k  se  rendre  impossible  aveo  sas  vivacilésy  en  demao- 
dant  dea  réfimnea  qui  ne  vieQdraiemt  que  phta  tard,  il  répliquât 
avec  fierté  :  «  Eh.  bieml  soit.  le  me  rajipeUe  en  ce  moatent  le  lan- 
gage d'un  écrivain  allemand  qui,  faisant  allusion  aux  opinions  des* 
tinées  à  triompher  tard,  a  dit  les  belles  paroles  que  je  vous  demande 
la  perm^isaioii  de  citer  :  Je  placerai,  dîisait-il,  moB  vaissean  sur  le 
prcmiontoire  le  plus  élevé  da  rivage  et  j'attendrai'  qoe  la  mer  soit 
assez  haute  pour  le  faire  flottar  l  —  U  est  vrai  qu'en  souteia&tces 
opinions,  je  place  mon  vaisseau.*  bien  haut;  mais  je  ne  creis  pas 
l'avoir  placé  dans  une  position  inaccessible:.. •  »  Il  parlait  ainsi  ie 
17  maira  18&6I  Entre  H«  Guisot  et  M«  Thiers,  la  diiSérence  était 
pcofonde,  plus  profonde  peutrétre  que  ne  le  laisseraient  crout 
d'anciennes  alliances  au  pouvoir  ou  dans  l'opposition;  elleteoatt  à 
l'éducation,  201%  idées,  k  la.  naturel  des  deux  e^ts,  à  la  maoiAre 
d'interpréter  la  révolution,  de  juillet,  je  dirai  même  la  révolution 
française  te«t  «itifere.  M.  Thîecs^  sans  être  un  révolutionn«iie  an 
gouvememeat,  suivait  sa  nature  en  soutenant  une  politiqne  inté- 
rieure moins  absolue,  plus  ouverte  aax  transactions,  plusconcili»il« 
avec  un  parogrèa  gradiué*  Ce  que«  Mi.  Guixot  considérait  conune  un 
péril,  M.  Tbiers  le  r^ardait  comme  une  conséquence  lé^^tnaede 
cette  révolution  de  juillet  dont  il  ûmait  à  se  dire  le  fils;  mnisc'^ 
surtout  dans  la  politique  extérieure  quMl  poursuivait  pied-  à  pfed* 
son  opposition  leaystèmedu29^oetobre,  et  ici  il  se  portait  au  combat, 
un  peu  sans  doute  avec  l'amertumede  l'homme  vaîmu  ou  blessé  en 
18&0,  mais  aussi  avec  la  supériorité  d'un  esprit  familiarisé  ptf 
l'étude,  par  l'expérience  avec  tous  les  intérêts  françataeteurop^' 

La  politique  extériewnre  qm  M.  Thiers  représentait,  qu'il  sonte^ 
nait  ea  toute  occasion  avec  b  vivacité  de  nature  queDi^^  '^ 
avait  donnée,  comme  il'  Ta  dit  si  souvent,  cette  politique  n*^ 
point  la  guerre  pour  la  guerre.  Assurément,  M.  îhiersinJétiiâl^ 


ORQUANTS  ANM&BS  tt'ffiêmiBE  COMTEMPORAINE*  570 

an  boute-feu  prêt  à  inoduiâier  Tltaraf^  pour  un  tafrrke  ou  ittème 
poar  txne  amûtion.  Aux  preimers  jours  de  iSSO,  aii«c  toi»  tenx 
dont  ii  âT&ft  été  rallié  ou  le  cdllëgue  Mus  Casimir  Perier,  puis  «u 
f !  octcAre,  il  awit  énergiquement  'CMtribué  à  eoatenir  les  agita- 
teurs qui  98  plaisaient  à  réveiller  tontes 'les  pasiSms  guerrières  et 
révolotionnafres,  ^ui  n^aturaienttpas  crdot  de  précipiter  ia  France 
dans  un  coûHit  timversel  peur  la  Pologne,  pour  Pitaîie.  Il  avait  été 
an  partisan  décidé  de  la  paix  tefHe  ijm  la  comprenait  Casimir 
Perîer;  il  y  voyait  tine  condKtioû  de  vie  et  d^affiermissement  pour  le 
régime  nouveau.  Il  restait  encore  l'adversaire  des  politiques  d'aven- 
ture et  de  propagande  par  les  armes;  mais  en  même  temps,  — 
c'était  là  le  fond  de  sa  pensée,  -^  il  croyait  que  le  moment  vien- 
drait oifo  monarchie  de  juillet,  à  peu  près  isolée  en  Europe,  tou- 
jours suspecte  auprès  des  puissances  absolutistes  du  confinent, 
serait  forcément  conduite  à  dêptoy er,  comme  H  le  disait,  «  plus  de 
Caractère  »  dans  sa  politique  extérieure.  H  pensait  que  cette  monar- 
clrie,  qu'il  ne  séparait  pas  de  la  grandeur  de  la  France,  aurait  & 
prendre  sa  place,  tmn  par  la  guerre,  mais  par  une  certaine  fermeté 
de  diplomatie,  par  une  certaine  dextérité  à  saîsir  les  occasions,  et 
au  bestJîa  avec  l'alliance  libérale  de  l'Angleterre,  la  seule  que  le 
régime  de  1830  eût  rencontrée.  ï*our  avoir  eu  ces  idées,  pour  les 
avoir  soutenues,  il  avait  deux  fois  quitté  le  pouvoir.  Dans  cette  der- 
nière affaire  de  1840  surtout,  dans  cette  fatale  affaire  d'Orient  où 
raltiauce  anglaise  avait  été  perdue,  où  les  cours  absolutistes  avaient 
habilement  profité  d'un  dissentiment  entre  Paris  et  Ix)ndres  pour 
former  une  coalition  contre  nous,  il  restait  ardemment  convaincu 
qu'on  s'était  trop  hâté  de  dévorer  l'offense  et  de  désavouer  une 
inspiration  de  fierté.  Il  emportait  dans  son  camp  d'opposition  cette 
idée  que,  par  une  malheureuse  impatience  de  paix,  on  avait  donné 
la  mesure  de  la  résolution  de  la  Fraribe,  et  Ton  s'était  créé  de  graves 
périls  pour  l'avenir.  II  le  disait  un  jour  avec  feu  : 

...  Savez-vous  quelle  a  été  ma  pensée?  Si  dans  Taffaire  d'Egypte 
je  n'avais  vu  que  le  pacha  tout  seul,  bien  que  je  ne  méconnusse  pas 
les  intérêts  que  la  France  avait  en  Orient  Je  n'aurais  pas,  pour  ma  part, 
été  aussi  pressé  d'engager,  je  le  dirai  franchement,  des  questions  aussi 
graves  que  celles  que  nous  avons  engagées  ;  mais  quand  j  ai  vu  qu'on 
saisissait  Toccasion  de  se  mettre  tous  contre  nous,  je  me  suis  dit,  ce 
que  je  crois  encore  au  fond  de  mon  àme  et  dans  ma  conviction  sincère, 
je  me  suis  dit  que,  si  la  France  ne  montrait  pas  que,  même  pour  une 
question  dMnfluence  dans  laquelle  on  avait  le  parti-pris  de  la  braver, 
de  Paniiuler,  elle  était  prête  à  braver  toutes  les  conséquences  plutôt 
que  de  laisser  s'accomplir  ce  projet  de  l'annuler,  son  influence  était 
sérieusement  compromise...  Maintenant,  entrez  dans  toutes  les  subtilités, 


580  EEYUE  DES  DEIIX  MOllDBSa 

le  fond  de  la  question,  c'est  ce  que  je  dis  à  mon  pays.  Si  vous  ne  faites 
pas  passer  cette  conviction  dans  l'esprit  du  monde,  si  Ton  ne  croit  pas 
que  vous  serez  prêts  à  vous  lever  le  jour  où  l'on  vous  bravera,  vous 
serez  bientôt  la  dernière  des  nations.  Oui,  s'il  y  a  quelque  part,  sur  une 
grande  question,  à  un  jour  donné»  le  projet  bien  évident  de  se  mettre 
tous  contre  un  pour  vous  annuler,  ce  jour-là,  il  faut  qu'on  sacheque  vous 
êtes  prêts  à  braver  toutes  les  extrémités  pour  déjouer  ce  projet.  Si  vous 
ne  le  faites  pas  croire  au  monde,  vous  n^êtes  plus  la  France,  vous  n'êtes 
plus  une  grande  nation.  Là  est  la  question,  elle  est  là  tout  entière!.. 

Évidemment,  la  situation  était  restée  singulièrement  compliquée 
pour  la  France  de  juillet,  placée  par  la  crise  de  18&0  entre  l'An- 
gleterre par  qui  elle  croyait  avoir  été  trompée  et  les  cours  abso- 
lutistes de  l'Europe,  pour  qui,  en  dépit  de  tous  les  efforts  de  modé- 
ration, elle  gardait  l'effigie  révolutiomiaire.  Cette  malheureuse  crise, 
elle  était  faite  pour  peser,  —  même  Bur  la  politique  la  plus  paci- 
fique. Elle  avait  laissé  des  difficultés,  des  froissemens,  des  malaises 
destinés  à  se  reproduire  sans  cesse  dans  une  suite  d'affaires,  depuis 
le  droit  de  visite  jusqu'aux  mariages  espagnols  et  aux  agitations 
italiennes  en  passant  par  l'expédition  du  Maroc,  l'expulsion  d'an 
consul  anglais  des  tles  de  l'Océanie,  l'incorporation  sommaire  de 
Gracovie  à  l'Autriche.  Ce  que  M.  Thiers  ne  cessait  de  reprocher  à  la 
politique  d'ostentation  pacifique  du  29  octobre,  c'était  de  rendre  par 
ses  faiblesses  la  paix  même  suspecte  et  difficile,  plus  difficile  qu'elle 
ne  l'eût  été  peut-être  par  une  certaine  fermeté  déployée  à  propos. 

C'était  particulièrement  de  pratiquer  avec  l'Angleterre  un  sys- 
tème de  rapports  qui,  après  avoir  ressemblé  à  de  l'obséquiosité, 
passait  bientôt  à  de  nouvelles  et  plus  dangereuses  scissions.  On 
avait  commencé  par  oublier  trop  vite  la  blessure  de  iShO;  on  avait 
offert  au  monde  le  spectacle  ^^s  visites  royales  échangées  entre 
Windsoret  Eu,  d'une  réconciliation  décorée  du  nom  a  d'entente  cor- 
diale, »  et  lorsque  l'alliance  pouvait  redevenir  utile  en  confondant 
l'action  des  deux  puissances  libérales  dans  les  affaires  de  Cracovie, 
de  Suisse  ou  d'Italie,  on  la  compromettait  de  nouveau, —  pourquoi? 
Pour  le  mariage  d'un  prince  français  avec  la  sœur  de  la  reine  d'Es- 
pagne, pour  un  événement  de  famille  I  Ce  que  M.  Thiers  reprochait 
enfin  à  H.  Guizot,  c'était  de  suivre  une  politique  extérieure  qui 
aurait  pu  être  la  politique  de  la  restauration,  qui  ne  répondait  pas 
à  l'esprit  de  la  révolution  de  juillet.  La  France  de  1830,  malgré 
des  impatiences  guerrières  et  des  ressentimens  mal  éteints,  avait 
donné  la  plus  éclatante  marque  de  modération  en  reconnaissant  dès 
le  premier  jour  l'autorité  des  grands  règlemens  diplomatiques  de 
1815.  Elle  n'avait  pas  juré  de  les  aimer,  —  M.  Thiers  prétendait 
qu'il  fallait  a  les  observer  et  les  détester,  »  —  et,  en  respectant 


CINQUANTE  ANNÉES  D'bISTOIBS  CONTEMPORATN'E.  581 

Tordre  territorial,  la  France  n'avait  pas  renoncé  au  droîjt  d'exercer 
son  ascendant,  d'avoir  des  sympathies  pour  les  peuples,  de  faire  à 
son  tour  respecter  les  traités  par  ceux  qui  seraient  tentés  de  les 
violer  dans  un  intérêt  de  domination  ou  de  compression.  «  Toutes 
les  fois  qu'un  gouvernement  absolu  disparaît  en  Europe,  disait 
H.  Thiers,  toutes  les  fois  qu'il  s'élève  un  gouvernement  libre,  la 
France  est  délivrée  d'un  ennemi  et  elle  gagne  un  ami...  »  Favo- 
riser, secolider  les  émancipations  libérales,  non  par  la  guerre,  non 
par  des  propagandes  perfides,  mais  par  les  conseils,  par  une 
influence  modératrice,  au  besdn  par  un  appui  sérieux,  c'était  la 
vraie  politique  de  la  révolution  de  juillet,  la  politique  qui  avait  fait 
la  Belgique,  celle  à  laquelle  M,  Thiers  aurait  voulu  qu'on  demeu- 
rât fidèle,  y  eût-il  parfois  quelque  péril  à  courir.  Au  bout  de  tout,  la 
France  était  toujours  la  France,  et  M.  Thiers  se  plaignait  qu'on  se 
trompât  d'époque,  qu'on  flattât  un  peu  a  cette  faiblesse  qui  résulte 
de  vingt-cinq  ans  de  paix,  »  qu'on  mit  de  l'affectation  à  entretenir  le 
pays  dans  le  culte  de  ses  intérêts,  au  lieu  de  lui  parler  de  dignité, 
de  dévoûment,  de  grandeur  nationale,  même  de  sacrifices. 

Pour  moi,  s'écriait-il  un  jour,  je  crois  à  mon  pays,  je  ne  cesse  pas 
d'y  croire.  C'est  la  force  que  je  lui  connais,  c'est  la  force  de  son  âme, 
dont  je  suis  convaincu,  dont  j'ai  été  témoin  pendant  quelques  mois, 
lorsque  en  présence  de  l'Europe  entière,  je  n'ai  pas  vu  fléchir  ses 
regards,  c'est  cette  force  qui  fait  la  mienne.  Aussi  c'est  ce  qui  me  donne 
le  courage  de  dire  des  vérités  désagréables  peut-être,  quoique  je 
cherche  à  les  rendre  modérées  dans  la  forme  ;  c'est  ce  qui  fait  ma  force, 
c'est  ce  qui  me  soutiendra  jusqu'au  bout.  Quelque  impossible  que  cela 
puisse  me  rendre,  je  persiste  à  dire  à  mon  pays  :  Songez  à  votre  gran- 
deur d'autrefois;  ayez  le  courage  de  faire  plus,  ayez  le  courage  de  voui 
préparer  auxévénemens  qui  peuvent  vous  menacer  !.. 

M.  Thiers,  en  parlant  ainsi,  remuait  certainement  les  fibres  un  peu 
amollies  du  patriotisme.  Il  avait  entre  tous  le  don  de  s'inspirer  du 
sentiment  national  :  il  en  avait  les  susceptibilités,  même,  si  Ton  veut, 
les  préjugés  et  les  faiblesses  ;  il  en  avait  aussi  la  force,  et  ce  senti- 
ment qu'il  mettait  dans  sa  politic[ue,dans  ses  discours,  il  le  tradui- 
sait sous  une  autre  forme,  sous  la  forme  historique,  en  racontant  les 
grandeurs  de  la  France  aux  premières  années  du  siècle.  C'était 
l'occupation  constante,  l'attrait  puissant  de  cet  esprit  qui,  à  côté  de 
ses  travaux  de  parlement,  au  milieu  des  mêlées  de  tribune,  trou- 
vait, comme  M.  Guizot,  le  temps  d'entreprendre,  de  mûrir  des 
œuvres  nouvelles.  Aux  derniers  jours  de  la  coalition  de  1839, 
M.  Guizot  écrivait  sur  Washington  une  étude  d'une  gravité  élo- 
quente. M.  Thiers,  au  même  instant^  avait  déjà  commencé  son 
Histoire  du  consulat  et  de  Vempire^  avec  laquelle  il  allait  vivre 


688  JÊÊsnu  so  om 

pmdint  des  uméOB.  Un  jour,  dans  «ne  discuBsion,  en  iS&l,  il  se 
laissait  aller  4  idice  «a  ;invD(piant  Tautorifté  de  Itapoléon  pour  les 
iortificalifma  d&tPac»  :  la  Je  aaîs  œ  qnVin  pent  repsocher  à  la  coo- 
stituante,  au  direcÉoire,  à  la  ceojrBntîon»  à  l'eiapire,  je  le  siis 
aussi  bienque  persaaBA;  aiais  qBiconqaB;a.pris  part. à  oettefrande 
jiévolmion,  (pQfcMaBqae:enadéfimdu,:GBinme  Napoléon,  les  ipnds 
résultats,  cenx  qui  sont  cooitenns  dans  le  code  chril  et  «dans  la 
dkar|e,!e8tirespactafale  âmes  jeu.  :Etqaant;à0iei,  je.l'avone  fraa* 
idiemeDt,  joette  révolatioa,  je  l-aimB  parce  «qu'ellfi  est  la  régénéra- 
ition  de  mon  pa']f8,  et  que,  )e  l'espère  du  mcûns,  elle  «era,  nan  par 
la  Toîe  des  iarmes,  mais  par  l'exemple,  la  régénératioD  dn  moade. 
-A  ncBiairis,  si,  en  iSOO,  Kapoléon  n'était  pas  arrivé  pour  la  sao- 
irer,  elle  était  pendue  ;  c'est  Napoléon  qm  kû  a  donné  qninae  aoe  de 
{[loire  >et  de  force  et  qui  l'a  rendue  si  respectable  en  iSA.b.  »  C*eat 
le  programiBe  de  FHisioire  du  consulat  et  de  VsmpirSy  qui,  am 
7eux  de  Pautenr,  n'était  que  la  continuation  de  V Histoire  de  la  rè- 
voluUon  française^  etcette  fois,. dans  l'œuvre  nouTsUe,  siM.Thiers 
n'avait  plus  autant  qu^i  8e3  débats  la  Terdenr  de  la  jeunesse,  il 
Avait  la  force  de  l'esprit  mûri  par  l'action,  par  J' expérience  du 
pouvoir  et  des  affaires.  11  avait  pu.pénétrer  le  secret  des  événemens, 
liredes  correspondances  encore  inconnues,  étudier  dans  les  docu- 
^mens  réservés  les  n^ociations  de  la  diplomatie  et  la  guerre.  H 
avait  interrogé  toutes  les  archives,  et  il  ne  s'était  pas  borné  l  cette 
étude  jpatiente;  il  avait  voulu  parcourir  une  partie  de  l'Europe, 
TAUemagne,  l'Italie,  pour  pouvoir  décrire  avec  plus  d'exactitude  les 
champs  de  bataille,  pour  retracer  fidèlement  ce  glorieux  et  fatal  iti- 
néraire de  la  fortune  in^périale  qui  était  alors  la  fortune  de  la  France. 
Exposer  dans  ces  premiers  volumes,  —  les  seuls  qui  datent  da 
régime  de  juillet,  —  exposer  la  campagne  de  Marengo  et  de  Hohen- 
linden,  la  paix  d'Amiens,  la  création  d'un  gouvernement  et  d'une 
^administration  puissante,  la  réorganisation  des  iinaneea,  lefion- 
cordat,  c'était  pour  M.  Thiers  ri^mer  ce  qui  plaisait  le  mieux 
à  sa  pensée,  ce  qu'il  considérait  comme  les  réniltata  easentielst 
durables  de  la  révolution  ;  c'était  aussi  montrer  pour  la  première 
fois  l'époque  consulaire -et  învpériale  dans  sa  vérité  historkfae,  et  ce 
'«sfte  récit  se 'déroulait  abondant,  facile,  laissant  prassentir  dans 
l'avènement  du  génie  heoreux  les  fautes  du  règne,  lesentraine- 
mens  de  laignerre  et  les  excès  de  la  ton  te -puissance.  AsBurénent 
M.  Thiers,  en  commençant  son  livre,  n'avait  aucune  arrière-pensée 
d'opposition.  Il  avait  tien  voulu  ramener  l'empereur  mort  aux 
.Invalides,  il  voulait  bien  écrire  son  histoire,  il  ne  Tomlait  pas  le 
ressusciter  îau  détriment  du  régime  constitutionnel.  Parunefata- 
fité  singulière  toatefoîs,  cette  évscatievi  du'passé  semblait  venir  i 
propos  pour  accabler  le  présent  qu\m  accusait  d^umilier  la  fierté 


CINQUANTE  ANN1&E5  D'ËISTOIBB   CONTEMPORAINE.  B8f 

nationale.  L*écrivain  racontdtde  grands  scnrveiiirs';  le  déptxté  s^é«> 
criait  un  joui:  en  se  tournant  vers  lèfs*  ministres  :  vYon^  venesdfre' 
queyons  avez  fait  la  grandeur  dû  pays  t  Grandeur,  grandeur,  quel 
mot  àprononcer  dans  ce  temps-ci,  ayeccette  manière  degourerner  I*»^ 
Historien,  chef  parlementaire,  orateur,  (fêtait  toujours  le'  mémei 
homme,  combattant  une  politique  pat' ses  oexrvres  et  par  ses  discours: 

Entre  ropposition  parlementaire  représentée  surtout  par  Bf.  TUers' 
et  ce  ministère  du  29  octobre  qu'on  peut  bien  appeler  le  ministère 
à  la  longue  vie,  qui  avait  raison?  qui  se  trompait?'  où  condurâait  ce 
conflit  permanent  des  opinions  et  des  partis?  II  est  vrai,  i  n'observer 
qae  la  surface  des  choses,  le  gouvernement  gardait  tous  les  avantages. 
La  France -semblait  être  définitivement  entrée  dans  une  ère  de  régu- 
larité constitutionnelle.  La  monarchie  de  juillet  paraissait  avoir 
fraocld  les  plus  dangereux  défilés;  elle  n'était  plus  ni  attaquée  par  les 
annes  comme  aux  premières  années  ni  sérieusement  contestée  dans 
son  existence.  Le  ministère  soutenu  parla  faveur  du  roi  avait  une 
majontë  invariable,  obstinée  dans  les  chambres,  et  les  électîons^  de 
18^6  lui  donnaient  un  nouveau  bail  de  pouvoir.  La  politique  de 
a  Tordre  et  de  la  paix  »  triomphait,  on  le  croyait  ainsi  et  on  le  disait. 
(Tétait  la  plus  malheureuse  des  illusions.  La  vérité  est  que  cette 
situation  n'avait  que  les  dehors  de  la  fbrce*,  qu'elle  s'épuisait  par 
degrés,  que  tout  concourait  à  préparer  de  nouvelles  et  inévitable!? 
crises.  Le  succès  même,  ou  ce  qui  ressemblait  au  succès,  ne  servait 
^'à  déguiser  la  réalité. 

Le  mal  de  la  situation,  il  était  dans  les  pouvoirs  eux-mêmes 
et  daas  l'état  moral  du  pays.  Le  roi  Louis-Philippe  n'était  phis 
jeune.  Il  avait  été  assurément  la  première  force  du  règne  par  la 
libéralité  de  son  esprit,  par  son  courage,  par  sa  prudence  habile.  H 
ayait  l^s  inconvéniens  des  princes  capables; il  avait  trop  voulu gou- 
Yemer,  Caire  sentir  son  autorité  personnelle.  Il  finissait  par  absor- 
ber en  lui-même  ce  régime  constitutionnel,  dont  il  était  la  tête  cou- 
ronnée, et  il  s'exposait  à  paraltfe  confbndre  la  nation  dans  la  dynas- 
tie au  lieu  de  confondre  la  dynastie  dans  la  nation.  II  croyait 
sincèrement,  par  la  fixité  de  sa  pensée,  par  Fimmutabilité  de  son 
système,  de  sa  politique  à  travers  toutes  les  crises  et  toutes  les  mo- 
bilités publiques,  il  croyait  seul'  ou  à  peu  près  avoir  épargné  au 
pays  la  guerre  et  Tanarchie.  H  avait  lé  sentiment  presque  naïf,  un 
peu  exubérant  de  la  nécessité  de  son  pouvoir,  de  son  rôle  royal, 
et  avec  les  années  ce  goût  de  ((gouvernement  personnel»  prenait  le* 
caractère  d'une  obstination  de  vieillard.  Le  roi  redoutait  tout  chan- 
gement, il  ne  supportait  plus  qu'avec  impatience  la  contradiction, 
ouïes  conseils  de  ceux  qui  ne  pensaient  pas  comme  lui.  Il  nefkti- 


584  RETUB   DE8   DEUX   MONDES. 

guait  pas  le  dévouaient  de  ses  servitears  qui,  étaient  encore  plus 
des  amis,  comme  M.  de  Montalivet,  qui  savaient  allier  Tiodé- 
pendance  à  la  fidélité;  îl  alarmait  leur  prévoyance.  II  n'était  pas 
moins  obéi  dans  sa  famille,  où  sa  volonté  ne  rencontrait  que  le  res- 
pect ;  il  inquiétait  l'affection  soumise  de  ses  fils  qui,  plus  jeunes, 
étaient  plus  sensibles  aux  frémissemens  extérieurs,  et  c'est  M.  le 
prince  de  Joinville  qui,  à  bord  de  son  navire  à  la  Spezzia,  dans  l'in- 
timité, écrivait  à  son  frère  M.  le  duc  de  Nemours,  cette  lettre,  témoi- 
gnage d*une  clairvoyance  attristée  et  courageuse:  «  Je  commence  à 
m' alarmer  sérieusement,  disait  le  prince...  le  roi  est  inflexible,  il 
n'écoute  plus  que  son  avis,.,  il  faut  que  sa  volonté  l'emporte  sur 
tout...  Il  n'y  a  plus  de  ministres,  leur  responsabilité  est  nulle,  tout 
remonte  au  roi.  Le  roi  est  arrivé  à  un  âge  où  Ton  n'accepte  plus  les 
observations.  Il  est  habitué  à  gouverner,  il  aime  à  montrer  que 
c^est  lui  qui  gouverne.  Son  immense  expérience,  son  courage  et 
toutes  ses  grandes  qualités  font  qu'il  affronte  le  danger  audacieu- 
sement;  mais  le  danger  n'en  existe  pas  moins...  »  Bref  le  régime 
vieillissait  avec  le  souverain,  et  le  ministère  ne  le  rajeunissait  pas. 
La  politique  du  ministère,  c'était  la  politique  du  souverain,  que 
M.  Guizot  couvrait^de  son  éloquence  devant  les  chambres.  Au  fond, 
prince  et  ministre  avaient  les  mêmes  idées,  les  mêmes  illusions.  Leur 
erreur  et  leur  faiblesse  commune  étaient  de  ne  voir  que  le  succès  du 
moment, de  se  méprendre  sur  les  caractères  d'une  situation  dout  ils 
se  flattaient  d'être  les  créateurs  et  les  gardiens  privilégiés.  Us  avaient 
sans  doute  maintenu,  ils  maintenaient  encore  la  paix;  mais  cette  paix, 
certes  désirable  et  bienfaisante  en  elle-même,  elle  avait  été  parrois 
achetée  trop  chèrement  pour  n'être  point  entourée  d'une  certaine 
impopularité,  pour  ne  pas  peser  au  sentiment  national,  et  en  défi- 
nitive, après  tant  d'efforts  et  de  sacrifices,  elle  n'était  plus  même 
sûre.  Par  les  mariages  espagnols  la  politique  française  avait  pro- 
fondément irrité  l'Angleterre,  la  reine  Victoria  aussi  bien  que  son 
ministre  lord  Palmerston,  les  tories  coinme  les  whîgs, — et  elle  ne 
pouvait,  d'un  autre  côté,  chercher  un  contre-poids  auprès  des  imis- 
sances  du  continent  qu'en  s'aliénant  plus  ou  moins  elle-même  au 
profit  de  l'absolutisme  en  Italie  ou  en  Suisse.  Arrivée  à  un  certaia 
point,  la  monarchie  de  1830  se  trouvait  placée  entre  ces  conni- 
vences absolutistes  qui  la  dénaturaient  et  cette  inimitié  anglaise 
qui  pouvait  être  un  péril,  qui  faisait  dire  au  prince  de  Joinville  : 
«  Ces  malheureux  mariages  espagnols  !  nous  n'avons  pas  épuisé  le 
réservoir  d'amertume  qu'ils  contiennent.  »  A  l'intérieur,  le  régime 
paraissait  certes  fondé.  La  politique  conservatrice,  telle  que  la 
comprenait  M.  Guizot,  avait  réussi;  elle  durait,  elle  maintenait 
l'ordre  comme  elle  maintenait  la  paix;  elle  avait,  selon  le  mot  de 
H.  Thiers  a  la  faveur  des  grands  pouvoirs.  »  En  réalité,  c'était  une 


GIKQOANTS  AMINEES   D*UIStOIRE  CONTEMPORAINE.  5ftb 

situation  singulièrement  faible  parce  qu'elb  reposait  sur  une  fiction 
du  système  constitutionnel  altéré  par  la  prépotence  royale  et  sur 
une  idée  spécieuse  où  dangereuse.  Le  roi  avec  son  esprit  expéri- 
menté, M.  Guizot,  avec  son  intelligence  supérieure,  le  prince  et  le 
ministre  étaient  dupes  d'une  méprise.  Us  avaient  la  superstition 
du  «  pays  légal,  »  de  la  majorité.  Ils  se  croyaient  invulnérables  et 
invincibles  tant  qu'ils  avaient  pour  eux  le  scrutin.  Ils  avaient  le 
dédain  de  toute  extension  de  droits,  de  toute  réforme,  sans  prendre 
garde  qu'avec  ces  idées  ils  rétrécissaient  la  vie  publique  aux  pro- 
portions d'un  ordre  factice,  qu'en  s' enfermant  dans  le  cercle  d'une 
stricte  légalité  qu'ils  refusaient  d'élargir,  ils  ne  tenaient  compte  ni 
de  la  marche  du  temps,  ni  des  générations  nouvelles,  ni  des  né- 
cessités du  progrès  le  plus  modéré. 

Qu'en  résultait-il?  C'est  qu'en  dehors  de  cette  vie  légale  plus  ou 
moins  artificielle,  il  se  formait  par  degrés  une  sorte  de  vie  extérieure 
incohérente  où  refluaient  tous  les  mécontentemens,  toutes  les  défec- 
tions, toutes  les  impatiences  d'opinion  ou  d'ambition.  Ce  que  l'oppo- 
sition vaincue  dans  le  parlement  désespérait  d'obtenir  par  le  jeu 
régulier  des  institutions,  ce  qu'elle  demandait  en  vain,  on  croyait 
pouvoir  le  conquérir  par  l'agitation  hors  du  parlement,  par  l'alliance 
de  toutes  les  forces  ennemies.  Le  ministre  de  l'intérieur,  M.  Du- 
cbâtel,  qui  avait  cependant  de  la  clairvoyance  et  de  l'habileté,  op* 
posait  aux  promoteurs  de  la  réforme  électorale  le  calme  du  pays,  qui 
restait  indifférent  parce  qu'il  était  «  heureux  et  prospère;  »  il  dé- 
ployait toute  son   ironie    contre  des   projets  qu'il  représentait 
comme  une  a  spéculation  de  quelques  ambitieux  qui  veulent  des 
portefeuilles.  »  A  ces  sorties  dédaigneuses  qui  ressemblaient  à  des 
défis  on  répondait  par  la  campagne  des  banquets  réformistes  agi- 
tant la  proviQce,  par  cette  campagne  à  laquelle  M.  Thiers  refusait 
de  s'associer,  mais  où  figuraient  quelques-uns  de  ses  amis,  quel- 
ques-uns des  chefs  de  l'opposition  parlementaire.  Le  trouble  avait 
cessé  d'être  dans  la  rue,  il  n'y  avait  pas  reparu  encore,  —  il  était 
dans  les  esprits  ;  il  se  manifestait  par  la  confusion  croissante  des 
idées,  par  une  certaine  anarchie  morale,  par  les  prédications  et  les 
romans  socialistes,  par  une  recrudescence  d'ardeurs  et  de  fantaisies 
révolutionnaires,  —  et  chose  curieuse!  un  des  plus  impatiens,^, un 
des  plus  audacieux  dans  ce  mouvement  nouveau,  c'était  la  plus  pri- 
vilégié des  génies^  astre  errant  de  la  politique,  Lamartine  lui- 
même  !  C'était  Lamartine,  qui,  après  avoir  livré  des  batailles  pour 
la  prérogative  royale,  passait  du  camp  conservateur  à  l'opposition 
modérée,  de  l'opposition  modérée  à  l'opposition  radicale  et  répu- 
blicaine. Il  avait  pour  lui  seul  des  banquets  où  il  semblait  défier 
l'orage.  11  écrivait  ce  livre  des  Girondins^  roman  coloré,  pathétique 
et  décevant  des  jours  sinistres,  manifeste  de  lévoluiion  préludant 


6g$  UYXJB  ïo»  sxsot  maxass 

à  des  crises  nouvelles  par  des  réhabilitations  dapgereuses.  L'opi- 
lûon,  jsans  être  encore  profondément  remuée  avait  des  dispositions 
à  se  laisser  ag^r^  d'autant  plus  ({ue,  par  une  fatale  coïocideDce, 
pendant  ces  dernières  années,  les  crimes,  les  accidens  lugubres, 
tes  actas  de  corruption  se  succédaienL  D'anciens  ministres,  des 
pairs  de  France  mis  en  jugement  pour  des  trafics  de  consdence  ou 
pour  des  meurtres,  des  ambassadeurs  se  coupant  la  gorge  ou 
atteints  de  folie,  on  voyait  ,en  peu  de  temps  défiler  ces  scènes  qui 
panvaient  Être  représentéescomme  les  signes  du  déclin  d'un  ré^me. 

Tout  se  réunissait,  de  aorte  qua  sous  l'apparence  du  calme,  de 
l'ordre  maintenu,  de  .laprospériié  matérielle,  les  élémens  de  trouble 
semblaient  s'accumuler.  Le  ministère  avait  sa  majorité,  il  pourait 
défier  ses  adversaires  dans  le  champ  clos  parlementaire;  il  y  avait 
dans  bk  réalité  assez rde  symptômes  inquiétaos,  assez  de  griefs  pour 
donner  raison  à  l'oiiyposition.  Ilne  vague  4ippréhensiQû  régnait.  Cd 
.des  observateurs  les  plus  profonds,  les  plus  pénétrans  des  gran- 
deurs iet  des  misères  à&  la  démocratie,  Tocqueville,  ne  craignait  pas 
de  dire  aux  premiers  jours  de  ISA 8  :  «  Pour  la  première  foispeut- 
4tra  depuis  seize  ans,  le  sentiment,  l'instinct  de  l'instabilité,  ce 
sentiment  précurseur  des  rév(dutions,  gui  souvent  les  annonce, 
qui  qnelquÂfo»  les  ùit  naître,  existe  à  un  degré  très  grave  dans  le 
pays...  Je  crois  que  les  mœurs  publiques,  l'esprit  public  sont  dans 
un  état  dangereux;  je  crois  de  plus  que  le  .gouvernement  a  con- 
^bué  et  contribue  de  .la  manière  la  plus  grave  à  accroître  le 
péril*».  »  Bt  U.  Thiers,  à  son  tour,  non  devant  les  chambres,  mais 
dans  une  conversation. familiëret  disait  au  même  iostant  :  «  Le  pays 
marche  k  paa  de  géant  à  une  catastrophe  qui  éclatera  on  avant  b 
mort  du  roi,  si  le  prince  a  une  vieillesse  Lcmgue,  ou  peu  après. ••  > 

Est-ce  à  dire  qu'il  y  eût  réellement  des  raisons  suffisantes  de 
révalutioa,et  que  ia  «  catastrophe  »  prévue  par  M.  Thiers  ne  put  ètie 
évilée?0bl  sûrement,  si  on  avait  su,  ai  on  avait  pu  lire  dans  ravenir,  | 

on  aurait  réfléchi,  on  se  serait  arrêté  .A  tout  prix;  on  se  serait  dit  { 
que  rien  ne  valail  de  se  jeter  encore  luae  fois  dans  Tinconna.  Cette 
monarchie  de  Xii%  lelle  avait  assez  fait,  «lie  avait,  répandu  assez 
d'idées  et  d'habitudes  libérales  dans  le  p^ijf s,  elle  «vait  donné  à  b 
France  une  position  assez  respectée  pour  pouvoir  se  défendre  ptf 
ses  œuvres,  ipour  mériter  de  %m&»  £Ue  offrait.,  par  la  flexibilité  de 
ses  inatitodons,  tous  lesmoyens  de jépacalion,  de i^edressementet 
de'^progràs  mesuré.  U  suffisaLtdeprendre  quolg  ue  patience,  de  redou- 
bler au  hesom  d*eSorts  pour  xalUer  l'opinion,  —  Jila  demièreexn^ 
mité,  d'attendre  la  fin  du  règne  I  mais  il  y  a  des  momens  où  l^ 
affaires  humaines  échappent  à  toute  direction,  à  toute  prévojaaoei 
et  où  les  gouvemeoiens,  pour  ne  pas  vouloir  des  réfonoe^i  ^ 
oppositions,  pour  ne  pas  savoir  les  attendre,  courent  à  la  <^^'  | 


CINQUANTE  ANNÉES  D^HISTOIRE  CONTEMPORAINS»  587 

Strophe.  Le  jour  où  de  cette  confusion  accrue  depuis  quelques 
années  sortait  un  conflit  un  peu  sérieux  à  propos  d'un  dernier 
banquet  organisé  à  Paris  comme  une  protestation,  comme  un  rendez- 
vous  de  sédition  possible,  ce  jour-là,  au  mois  de  février  18i8,  le 
secret  de  la  situation  tout  entière  éclatait.  Le  gouvernement  se  sen- 
tait défaillir,  non  parce  qu'il  manquait  de  courage  ou  parce  que 
le  péril  était  plus  grand  qu'il  ne  l'avait  été  en  d'autres  temps,  en 
I8B2  6t  an  1831,  liraqu^on  lirrait  bataflie  à  de  farondabfe»  insuB^ 
peetieoB,  mais  parce  qu'A  a'wail  plusv  contre  ma  péril  mfinimcjit 
moins  grave,  la  sève  et  la  confiance  hardie  d'autrefois.  Il  se  sentait 
défaillir  parce  qu'avec  sa  «  légalité  »  et  sa  «  majorité,  »  il  n'était 
sûr  ni  de  lui-même,  ni  de  l'opinion,  ni  de  la  garde  nationale. 

Au  premier  choc,  le  ministère  de  huit  ans  avait  commencé  par 
s'éclipser  dans  la  bourrasque  qui,  le  premier  jour,  n'était  qu'une 
échauffourée  et,  le  troisième  jour,  le  24  février,  était  la  chute  du 
trône.  Au  dernier  moment,  H.  Thiers  avait  été  appelé  aux  Tuileries 
pour  faire  un  ministère  et  il  a  lui-même  raconté  cette  scène  singulière 
dans  ses  conversations  avec  M.  Senior.  «  Le  roi,  dit  H.  Thiers,  me 
reçut  froidement  :  «  Ah  I  s'^écria-t-îl,  vous  ne  vouler  pas  servir  dMs 
le  règne?  »  Ceci  était  une  allusion  à  un  ancien  discours.  Je  me 
fâchai  et  dis  :  a  Non,  sire,  je  ne  veux  pas  servir  dans  votre  règne.  » 
Ha  mauvaise  humeur  calma  la  sienne.  «  Allons,  repritril,  il  faut 
causer  raisonnablement.  Qui  allez-vous  prendre  comme  collègues? 

—  Odilon  Barrot,  répondis-je.  —  Bien!  repartit  le  roi,.,  il  est  bon 
lionmie.  —  H.  de  Rémusat.  —  Passe  pour  lui.  —  Duvergier  de 
Hauranne.  —  Je  ne  veux  pas  e»  ealenéîre>  parloTL — iiasioricière. 

—  A  la  bonne  Irenirer:.  AhiinleMnt  afioisr  aux;  ehoass..  —  U  mus 
faut  la  réfliyrme  parleneiflaireé-— «CTwt  iiSBensét  réfioariit^li  mous 
aurez  une  chambre  qui  nourdonaenbdeiinauwaÎBaB^lais  etpeat-iûre 
la  gnerre...  —  ..*  Pitss>  il  findia  diasoinlBe  la*  cfaAmbrt^  MtmeUeu 

—  Itupessiblel  s^écria  to* roiv }b  na*  pvki  meD séparet ' de  ima.majpt- 
rite.  —  Ihis,  di»-j6,.  si  vous  réhan  toute»  noies  proposâtions» 
Gommenfpuis^' vmis  senrir  ?..•  j»  La'  fàad  est.  que  la  ipwaàoii  n'tétait 
plus  entre  te  roi  et  11.  TUerSy  etqiD'inu  mamettl  où  l'en,  délibérai^ 
la  mafée*  montait^  prêta  k  emabii'  éu.la  ibiflite&:Tiiileii68i  pour,  en 
dtaaserUa  royauté,  ta  ciiambcv  pour  en  cbuiier  la  neprésentalion 
Kgtto  40  paySf  Phriset  la  FvflBce  tpour  ea  chasser  tout  orâra  régu- 
lier, lie  Hvouvmieiitt  déoh^itiié  ne  alaffoMâil)  ptua  ni  au  lieux  roi  mi 
à  la  régence  de  la  dùdiessei  d'QdéBiisi.  il>  aUaît  jusqju'aa.  bout;  ytar- 
qu*ic  la  «' eatastrephe  »  qui  einpertaitiMtyOppositNtt  ei.gouverjae- 
nrent;  où  M.  Thiev»,  vaincu  avec  toiU  ie  monde,  dispanaissait  your 
seTetrouverbieBftôteD  faice  de  râvolutâma et  d'événemeiia de  toute 
scrte,  grospde  pérîfap  fonsis  l»libertévpour  Vhenneiir  et  le»  intérêts  de 
la  France*  Cjuaumi  di  Mazaw* 


LÀ 


RÉFORME   JUDICIAIRE 


I. 

LES  CRISES  ANCIENNES^  —   LA  KAOISTRATURE  FRANÇAISE  DE  1789  A  1871. 


La  magistrature  française  traverse  en  ce  moment  une  crise  des 
plus  graves.  Il  y  a  peu  d'années,  il  était  encore  permis  de  se  faire 
illusion  sur  la  nature  et  l'imminence  du  péril.  On  pouvait  croire 
que  l'orage  passerait  sans  éclater  sur  sa  tôte,  que  les  nuageâ 
amoncelés  se  disperseraient  au  premier  effort  de  sages  réfunnes, 
et,  que  l'électricité  s'écoulerait  lentement  sans  que  la  loudremlt  le 
feu  à  l'édifice.  Malheureusement  les  griefs  qui  sont  invoqués  contre 
les  magistrats  sont  ceux  qui  entrent  le  plus  aisément  dans  l'écrit 
du  peuple,  toutes  les  imputations  dirigées  contre  eux  ont  été  répan- 
dues, colportées,  accueillies  avec  une  rapidité  redoutable.  Oa  a  ré- 
pété que  la  magistrature  actuelle,  léguée  par  l'empire,  était  imbuede 
son  esprit,  qu'elle  haïssait  la  république,  et  qu'enfin,  crime  irrémis- 
sible, elle  était  cléricale.  Voilà  le  langage  habile,  les  insidieux  mots 
d'ordre  redits  autour  de  nous  et  que  nos  oreilles  sont  lasses  d'en- 
tendre. A  écouter  les  accusateurs,  &  observer  leur  audace,  et  TactioD 
lente  et  sûre  de  leurs  calomnies,  on  est  bien  tenté  de  perdre  par- 
tience  et  de  dénoncer  le  mobile  secret  qui  les  pousse.  Il  n'est  pas 
une  de  nos  révolutions  qui  n'ait  vu  un  flot  pressé  de  solliciteurs 
s'abattre  dans  les  antichambres  ministérielles,  poursuivre  sans 


LA  B^FOftME  SVmctfMt.  689 

merci  les  nouveaux  détenteurs  du  pouvoir,  leur  arracher  les  pre- 
mières places,  et  quand  toutes  les  fonctions  vacantes  étaient  distri- 
buées, changer  de  langage,  se  faire  délateurs,  employer  leur 
activité  à  multiplier  les  dénonciations,  exaspérer  à  ce  point 
les  fonctionnaires  qu'ils  poursuivaient  que  la  consigne  était  donnée 
de  leur  fermer  les  portes  du  ministère.  C'est  en  de  tels  jours  que 
M.  Thiers,  obsédé  de  sollicitations,  s'écriait  du  hant  de  la  tribune  : 
a  Savez-vous  ce  qu'est  un  fonctionnaire  carliste  7  C'est  un  fonction- 
naire dont  on  veut  la  place.  »  Mot  éternellement  vrai  que  rajeunis- 
sent les  accusations  intéressées  de  notre  temps,  et  bien  fait  pour 
peindre  le  mouvement  d'ambition  individuelle  qui  menace  de 
mettre  en  coupe  réglée  les  fonctions  publiques. 

Telle  est  la  cause  première  du  mouvement.  Ce  n'est  pas  la  seule. 
11  ne  servirait  à  rien  de  le  dissimuler  :  entre  la  magistrature  et  le 
gouvernement  populaire  il  y  a  plus  que  des  malentendus.  La  dé- 
mocratie, dans  ses  premières  expansions,  a  horreur  de  tout  ce  qui 
ressemble  à  un  frein.  Comme  l'écolier  échappé  du  lycée  au  pre- 
mier jour,  si  longtemps  attendu,  des  vacances,  et  fuyant  jusqu'à  la 
vue  du  maître  d'étude,  le  peuple  en  cours  d'émancipation  ne  peut 
tolérer  ce  qui  le  rappelle  à  la  règle.  Le  juge  lui  représente  tout  un 
passé  de  chàtimens  et  d'expiations.  Dans  sa  jouissance  de  se  sen- 
tir libre,  la  foule  se  croit  affranchie  de  tout  joug,  elle  rêve  une 
liberté  sans  limites,  une  existence  sans  travail,  et  des  ressources 
obtenues  sans  peine.  Au  milieu  des  chimères  d'un  âge  d'or  dont  les 
ilatteurs  ne  cessent  à  chaque  révolution  de  dérouler  le  tableau,  la 
vue  du  gendarme,  le  souvenir  du  juge,  en  ramenant  le  peuple  aux 
sévères  réalités  de  la  vie,  chasse  tout  d'un  coup  les  illusions  et  pro- 
duit sur  son  esprit  de  violentes  et  douloureuses  secousses.  Il  vou- 
drait en  vain  ressaisir  ses  rêves;  mais  le  tribunal  est  là,  debout  : 
c'est  le  bras  vivant  de  cette  société  qu'on  pensait  réformer.  Encore 
un  mouvement,  un  geste,  un  cri,  et  on  sera  mené  comme  autrefois 
devant  le  juge;  la  prison,  la  plus  dure  des  réalités,  est  toujours 
prête  à  ouvrir  ses  portes.  Il  n'est  aucune  émeute  en  notre  pays  qui 
n'ait  tenté  de  se  jeter  sur  les  prisons.  Le  juge  est  aussi  odieux 
qu'elles,  et  comme  nos  révolutions  ont  appris  à  la  foule  qu'en 
certams  temps  elle  pouvait  devenir  maîtresse  des  lois,  conmie  le 
roman,  le  théâtre,  et  je  ne  sais  quelle  école  historique  digne  de 
Tun  et  de  l'autre,  lui  ont  enseigné  que  l'ancien  régime  avait  disparu 
par  une  suite  de  coups  de  théâtre,  elle  appelle  de  ses  vœux  quel- 
que changement  à  vue  qui,  en  abolissant  la  misère,  supprime  le 
crime,  réhabilite  le  condamné  et  mette  de  côté  le  juge  devenu  inu- 
tile en  ce  nouvel  Éden. 

Ainsi  les  magistrats  ont  contre  eux  les  appétits  de  ceux  qui 
pensent  devenir  leurs  coUègueSi  et  les  passions  aveugles  de  ceux 


qui  Teulent  détraire  rinstUotion.  Entre  ce»  deux  groupes  d'adw- 
ttif es,  il  est  bcile  d'aferc^voir  la^  tombe  des  malbeoceia  qa'en 
leur  yie  de* hasard  la.  main  de  la  justûe  aiiiian|ués«  puis  deiriàre 
ces  agensi  empmsaé»  à  dîfflmer  parce  qa'ils  pensent  eHuer^en 
chattaaii  le»  jugesi  le  stigmaèaqui  les  ebsède,  on  voit  eacore  les 
rangB  pressât  des  pUdaurs*  91!. OM  oonsenré  une  nuieaae  aasrète, 
et  qui^  las  de  mauditeieD  Tftbn  leoiai  jngsSi  ont  ftm^  le  masqoe  des 
tiiéories  ladiealesr  peur  se  wnger  d/ian  seul  ooup  eu  ranYosantla 
jostke;  Toe^  ce  que  la  sodéléf  ranfeirine  d'ambÛeuxt  de  dédiSBés 
et  de  misérables  se  trouve  de  lascnle  eoattié  conice  le  luge  et  ptèt 
à  naélflT  ses  passions  et  ses  hainea«  Le  développement  des  mMrs 
démocratiques,  en  exchant  Foivie»  en  donnant  à  Tbomme  une  tiès 
haute  idée<  de  Im^mâme^  en-  eoudblant  Tindividu»  iamriseï  eu  tà$  les 
piéventions  pepulaires.  Les-  causes  les  plus  diveraeaser.rsMca- 
traieut  dono  depuisi  1871  pour  préparer  comte  la  oiagismtiire  les 
élémeas-  d'un  formidable  aaaauL 

HatheuEeusement  les  événemenspeUtiques  sont,  venue.  aAuUtr 
la  défense*  et  ont  amené  aux  assaiUans.  desioreesi  iiiattendaesb  De- 
puis neufane»  il  s'est  passé,  sou»  nos  yeux  un  fait  sans  préoédent. 
fi'ordmaire  duiGune  de  nos  révolutioiis  esc  suivie  d'une  période  de 
calme,  pendant  laquelle  le  pdneipedu.gNfveriiemem  demeniehors 
de  conteste^  La  restaUFatien,  le  gouvernement  de  juillet,  rMpîœ, 
ont  connu  ces  heure»  de  dèéent&où)  tout  leuE  souriait  etpoaiiiant 
lesqnelleo  la  sedâtâ,  qu'elle.  £ftt  libre  ou  comprimée  danasasaspi- 
rations  politiques^  reprenait^  ses  fioarces'  el  se  maînteoaît  unie,  fite 
1S72,  nous  avons  vu  une  partie  du  pays^.  la  fraction  la  plui.riehc, 
celle  qui  se  disain  la  {dus.  inlimnley  s'éloigner  du  goufemesMet 
nouveau  sens  l'empûps  de  profondes  défiances  et  refuaar  de  fonder 
une  r^uUique  libérale  et  oeoservairiee»  L'aimée  sawanle»  àk 
s'empara/dU'peuvuH:  et  réclama  faliiaBce  de  la  .magistratuse  pour 
arrachar  laFcance  à.  la. démocratie^  Après  avoir  échoué  une  pis- 
mièro  fois  devant  la  volonté  du  pays^  cet  effort  fut  renouvelé  dans 
des  condilûms  qui  rendaient  inévîuJUe  un  seeend  avnrtemiiU  En 
qcMitre  aois les  libéraux,  demi^feis  chassés  des  aifaires  par  des ooops 
imprévus,  y  revinrent  portés  par  la  volonté  naiioaaie*  A  ohaq^ 
revanche,  te  mouvement  éinit  pins  général,.  rélanpluairréaiBtâ^Ie. 
Quelques  magistrats^  complices  de  maladroites  tentatives,  çoopco- 
mirent  &  eux  seub  l'institutiQn;  tout  entière^ 

Les.  hutea  âeetoraieasoua  le  régime  du  suffrage  univecael»  quaad 
le  pafu:e0t  en  guerre  aveo  la  hiérarchie  des  fbnctionnaiBesv  dépo- 
sent dea  genaes  de  discordei  qu^une  longue  période  ne  suffit  pas  à 
éteindre.  Les  élections  de  1876  et  de  1877  ont  enfanté  des  pré- 
jugés et  des  colères  qui  tendent  à  paralyser,  sur  toute  l'étendue  da 
territoire^  l'aotiou  normale  de  l'autorité;  &  cftfté  des  dépesiiate 


tA'témMiA  aroiiiGiAnuB.  691 

hMux dtt  pottt^r  tseotrél»  ili^^^t formé  tme  lâéraréfaie  de  cMritéB 
reliés  entre  eux  et  aboutissant  au  député,  devenu  non  seulement 
le  fttattipe  4e  rarroncKsfiiemeiit,  mm  4e  ^toat-puissttnt  protecteur 
auqttel  f>a^eBDent  'les  MSliehatienseonnie  4es  ^atioM  des  «)ec- 
le«r8.'llalheur  «u  ti^unal  qui,  «ur  "la  réqulskion  de  quelque  im- 
prudent suiietltut,  a  -cottâaimtié  un  colporteur  pendant  la  période 
du  16  «Hd  !  Depuis  treÎB  «nts,  le  «colporteur  est  amnistié,  et  c'était 
Jo^œ,  mafis  pour  les  jtiges,  point  d'attnristie!  €e  n-est  pas  assee 
que  le  piRifuitf  ait  porté  la  peine  4e  ees  petrrsuttes  inconsidérées. 
Le  4é|i«lé'e0t devenu  PaAversaire  atAiarné  du  présidât  et  destteux 
juges  :  il  4es  suivra  ^as  leur-earrièBe^à  ^fuel(|iie  exttiémfté  du  terri- 
Mvequ-lls  aieftt^élé  envoyés  ;  iffk  éckeue  dansisessoïfidtaiions  kai- 
nenseB^'iPasiieuitera  «pntre  'eux  ses  collègues  des  arrondissemens 
étfMgem.  Batre'oux  et  lui,  c^esi  un<duel  à  mort. Aussi  est-ce  ledé- 
pijMé^ui  «  ifliagfaié  tde  «rospendre  l'ittMnevâ)ilité  àla  veflledes  ^ec- 
tioBfs  pcrar  deittoer  cows  à  sar vengeance  au  moment  le  plus  utile. 

!A«K  périls  dont  la  magistrature  était  assaillie  s'est  i^outée  depuis 
six  mm  «me  mse  ^nouveHe.  Les  Ameui:  décrets  du  S9  mars 
n'étaieiit  dirigés  que  contre  les  rcd^iesix;  les  éréttemens  leur 
tmt  denné  une  'deuUe  portée,  et  leurs  -auteurs  ont  Vi&n  vite 
«omfiis  -^^iis  smâent  en  mattn  un  bélier  qui  pouvait  du  même 
imq»  eirfonce^fes  portes  des  eéravens  et  t^èlles  des  prétoires.  Les 
fois>do&t  jls  prétendaient  nsMer  leur  •effraient  deux  voies  à  suivre  : 
ou  bi«n  'dresser  des  procè&'^ferïMiux  "ëe  contravention  et  saisir  par- 
tout 4a^8tîee  afin  <âe  faire  juger  là-question  de-droit.cequi,  en 
tottle  «aticm  civiKsée,'est  la  seule  issue  d'un  conflit  légal,  ---^  ou  bien 
agtrdebanie  lutte  ccmme  en  pays  conquis,  enne  irecourant  qu'& 
la  farce,  'sans  ee  -soucier  'des  irDMinaux.  Ils  dioisirent  te  dernier 
parti.  Dès  jes  premiers  jours  de  juflfet,  les  relrgîetix  expulsés  par 
ta  violence  s^adressërem  à  la  justice  -de  leur  paifs.  L'i^mpîre,  lui 
amet,  avait  commis  des  actes  (fe-hawte  pélicepour  lesquels  il  avait 
dAmé  tout  recours  :  c'est  d'alors  ^e' datait  une  jurisprudence  contre 
taquelle  tous  les  esprits  liiMiratii  avisent  protesté.  Le  barreau  se 
montra  Mm  moins  "ému  deiMKre  temps.  Quelques  noms  avaient,  il 
estvnû,  chai^de  caeip  ;  ifiais  ta  masse  demeura  fidèle  au  droit 
violé.  Quime  cents  «vocaiis,^t  à%ur  tète  des  jiœisconsultes  étran- 
gers il  ta  pK^itique,  tels  que  M.  Demolomfbe  et  H.  Rousse,  soutinrent 
^'ea  notrepays  les  lois  ne  oonsacraient pasplus  auprofit  du  gou- 
veroement  républicain  qu'au  profit  4e  l^empire  un  pouvoir  arbi- 
trane,  et  les  magistrats  déclarès^enten  plus  de  vingt  tribunaux  que 
nul  ne  pouvait  enlever  à  leur  compétence  la  connaissance  des 
questions  de  propriété,  de  liberté  individuelle  et  de  sanction  du 
domicile.  Le  tribunal  de  la  Seine  avaitril  fait  autre  chose,  au  len- 
deirain  du  coup  d'état,  quand  il  refusa  d'incliner  «a  compétence 


592  BfiYUE  UVA  DEUX  H01IDB8. 

devant  un  décret  confisqaant  les  biens  patrimoniaux  des  princes 
d'Orléans? 

Ceux  qui,  tout  jeunes»  avaient  applaudi  avec  tous  les  libéraux 
aux  éloquentes  protestations  de  Berryer  réclamant  pour  le  droit  de 
propriété  un  prétoire  et  le  droit,  forum  et  jus,  ont  retrouvé  leur 
émotion  d'alors.  Les  tribunaux  sont .  demeurés  fermes  dans  la 
jurisprudence  inaugurée  en  1852,  et  cette  persistance  a  été  invo- 
quée comme  leur  plus  grand  crime.  De  ce  jour,  ils  ont  mérité  d'être 
traités  sans  plus  de  ménagemens  qu'une  simple  congrégation. 

Au  milieu  de  l'excitation  des  esprits,  un  dernier  ordre  de  faits  a 
achevé  de  compromettre  la  magistrature.  Le  pouvoir  avait  projeté 
d'employer  les  parquets  pour  l'assister  dans  les  actes  de  haute 
police  qu'il  méditait  d'accomplir  ;  il  aurait  voulu  recouvrir  la  vio- 
lence du  manteau  du  droit;  les  premiers  magistrats  mis  en  réqui- 
sition par  les  préfets  leur  ont  refusé  tout  appui.  En  adressant 
leurs  démissions  au  garde  des  sceaux,  ils  protestaient  contre  la 
subordination  des  parquets  mis  aux  ordres  de  Tadministraticm 
préfectorale.  Partout  où  leurs  services  furent  réclamés  sous  uue 
certaine  forme,  les  magistrats  se  retirèrent.   Leurs  démissions 
furent  traitées  de  rébellion.  La  chancellerie  refusa  de  les  mention- 
ner à  YOfficiel  et  affecta  de  révoquer  les  démissionnaires,  afin  de 
frapper  de  terreur  ceux  qui  seraient  tentés  de  les  suivre,  en  usant 
vis-à-vis  des    premiers    d'un    châtiment  jusque-là   exemplaire. 
Sévérité  vaine  :  les  démissions  redoublèrent.  On  suivrait  à  leur 
trace  les  actes  de  violence  morale  tentés  en  secret  par  les  agens 
du  pouvoir.  11  faut  avoir  reçu  la  triste  confidence  des  pressions 
exercées  par  les  préfets  et  par  les  chefs  de  certains  parquets  pour 
comprendre  toute  l'étendue  des  motifs  qui  imposaient  aux  hommes 
de  cœur  une  rupture  avec  une  carrière  qu'ils  aimaient  Enfin, 
après  ces  négociations  mystérieuses,  Teipulsion  était  opérée.  Que  de 
parquets  se  démirent  le  jour  où  les  lois  se  trouvaient  violées  dans 
l'arrondissement  où  ils  étaient  chargés  d'en  assurer  la  sanction! 
L'exemple  fut  suivi  avec  un  élan  plus  généreux  que  sage ,  et  causa 
peut-être  une  joie  un  peu  trop  vive  aux  coureurs  de  places  et  aux 
amateurs  d'épuration.   Plus   d'un  procureur-général  a  dû  être 
délivré  d'un  grave  souci  en  recevant  la  démission  d'un  magistrat 
dont  l'éloquence  au  service  du  droit  eût  retenti  quelques  jours 
après  dans  la  province.  Quoi  qu'il  en  soit,  ces  considérations  ne 
doivent  pas  nous  faire  oublier  l'hommage  rendu  d'un  bout  à  l'autre 
du  territoire  par  de  vrais  magistrats,  à  l'indépendance  de  leurs 
fonctions,  à  la  cause  du  droit  et  à  la  liberté  de  leur  jugement  et  de 
leur  conscience.  Noble  exemple  de  désintéressement,  bien  fait  pour 
reposer  des  palinodies  et  des  défaillances,  et  pour  nous  empêcher, 
malgré  nos  douleurs,  de  maudire  le  temps  où  nous  vivons! 


LA  lilOBltt  JDDICIAIBE.  69S 

Ce  refus  de  concours  ne  pouvait  pas  recevoir  l'approbation  pu- 
blique des  conseillers  et  des  juges  sans  redoubler  les  colères  des 
hommes  engagés  dans  la  guerre  anti-religieuse.  Les  projets  de  loi 
suspendant  rinamovibilité  furent  invoqués  comme  la  suprême  res- 
source destinée  à  châtier  la  magistrature.  Les  habiles  insinuaient 
qa'il  aurait  fallu  ne  frapper  les  couvens  qu'après  avoir  remanié  les 
corps  judiciaires.  Les  violons  voulurent  réparer  cette  faute  de  tac- 
tique, et  annoncèrent  que  du  moins  ils  agiraient  vite.  Les  menaces 
se  succédèrent,  et  de  toutes  parts  les  tribunaux  se  sentirent  enve- 
loppés dans  un  réseau  de  délations  secrètes,  pendant  que  Tinstitu- 
tion  elle-même  était  accablée  d'un  torrent  d'injures  proférées 
publiquement  dans  tous  les  discours  politiques.  C'est  ainsi  que 
s'annonçait  la  discussion  de  la  loi  sur  la  magistrature.  A  cette  déda- 
ration  de  guerre  d'un  parti  tout  entier  se  préparant  à  frapper  l'or- 
ganisation judiciaire,  les  tribunaux  répondirent  par  des  jugemens 
qui  trahissaient  leur  indignation. 

Ainsi  la  guerre  est  déclarée.  Après  des  années  d'escarmouches, 
le  manœuvres  menaçantes,  de  préparatifs  alarmans,  les  radicaux, 
Profitant  de  la  faiblesse  des  ministères,  ont  jeté  le  masque.  Ils  mé- 
iitent  de  suspendre  l'inamovibilité  dans  l'animée  où  la  chambre  sera 
enouyelée,  a6n  de  former  des  tribunaux  plus  propres  aux  be- 
H)gnes  inavouables  de  la  période  électorale.  Ils  méditent  de  chas- 
ser tous  ceux  qui  ne  se  courbent  pas  devant  eux  et  de  les  rem- 
)lacer  par  leurs  créatures.  Us  méditent  de  mettre  au  service  du 
)euple  une  légion  de  juristes  prêts  à  forger  à  son  usage  toutes 
bs  théories  de  la  servitude  et  à  se  faire  les  défenseurs  de  la  toute* 
juissance  populaire,  le  plus  corrupteur  de  tous  les  despotismes. 
lous  connaissons  leur  langage.  Nous  n'avons  pas  eu  la  peine  de  le 
Ire  dans  l'histoire.  11  nous  semble  qu'il  frappe  encore  nos  oreilles, 
i'état,  ses  droits,  son  autorité  suprême,  ses  mesures  de  haute 
]olice,  sa  compétence  universelle  et  exclusive,  la  nécessité  de  forti- 
1er  le  pouvoir  contre  les  menées  des  anciens  partis^  contre  ces 
nécontens  dont  la  parole  incorrigible  ne  résonne  pas  à  l'unisson 
ians  le  concert  de  satisfaction  générale,  tel  sera  le  vocabulaire  à 
'usage  des  nouveaux  magistrats  devenus  les  soldats  d'une  cause  et 
ion  les  libres  serviteurs  de  leur  conscience  et  du  droit.  Nous  en- 
endons  autrement  la  mission  du  juge,  nous  avons  un  autre  idéal, 
't  c'est  ce  qui  nous  a  mis  la  plume  à  la  main. 

I. 

Le  problème  est  complexe  :  pour  connaître  les  destinées  de  la 
magistrature,  il  faut  savoir  ce  qu'elle  a  été  parmi  nous,  le  rôle 

lou  mu  —  1880.  38 


&M  BEVm  MB  IDBK  JldHDXa« 

qu?elle  ajouté  depuis  la  r6vekitioa.{raqçai8etwriQette>8€èMtroia- 
Uée  où'ëUs  a  été  suceessiTeiiieat  le  jeiiet  des  dénagogaes  et  des 
despotes»  oA  elie  a  aoipns  etpetxki  tour  à  tour  isa  dîgutéy  selon  fK 
la  statue  de  la  liberté  étdt  visftile'ou  voilée,  oik  «Hea  survécu  aoi 
trônes  qoi  s'écnralaieiit  aviottr  â^elle  et  vu  les  transfon&«lioiis 
d'une  .société  qu'acnine  un  esprit  aouvm».  et  que  ^oofisem  des 
farces  jadis  inceomues»  Cette  étude  dea  aunix  qu'dle  a  souflercs 
doit  ôtre  tteonde  en  leçons»  lifais  il  ne  iMst  /pas  que  anoe  annales 
soient  sentes  à  noas  fournir  leurs  enseignemens.  Si  l'étude  de 
rhistonre  est  une  course  dans  le  passé,  l'étude  dea  institutions  con- 
tensporaines  diez  lies  peuples  étrangem  est  souvent  un  toyage 
vers  l'-avenir.  Le  .progrès  de  h.  démecratiein'est  pas  tm  lait  pâni- 
cuber  à  la  Fraaoe  :  partout  tA  TaurtiviM  ide  l'iiminie  se  déploie, 
son  influence  sur  le  ^uvernemeat  s'aconolt  en  une  égale  mesure. 
Qr  la  science,  en  mulnpliant  dans  des  proportioae  ia&des  la  puis- 
sance de  rhomme,  a  contribué  à  développer  paittout  son  action. 
Il  n'est  pas  ufi  pays  du  monde  ^i  échappe  à  «e  flot^nontant  des 
institutions  populaires*  II  est  à  prepos  de  voir  à  la  lomiitare  de 
l'expérience  comment  les  démocraties  ont  txaité  lamagistratore, 
quelles  luttes,  quelles  difficultés  se  sont  produites,  à  Taide  de 
quelles  sotmions  les  peuples  les  plus  avisés  en  ont  triomphé,  pou^ 
quoi  d'autres  ont  échoué  et  comment  il  faiU  concilier  les  institu- 
tions judiciaires,  dont  la  civilisation  ne  peut  se  passer,  avec  une 
évolution  sociale  qu'il  n'est  pas  au  pouvoir  de  rbooame  de  ans* 
pendre.  A  l'aide  de  ces  données,  avec  le  dooble  enseignement  de 
nos  propres  espérienoes  <et  de  cell>es  des  aunresinations,  none  pot» 
rons  pe^i^l^re  senabler  moins  téméraires  en  reportant  lesregarà 
sur  nouBHQQômes,  vers  un  édifice  qui  a  dui)i  répreu<9«  du  leaipi, 
qui  a  résisiié  aux  orages,  dont  l'arcbiteclure  mérite  ^tsus  dos  ref- 
pecis,  car  il  a  ahrité  nos  pères  et  est  plein  de  teurs  eoavenirs,  mas 
qui  ûcAi  être  accommodé  aux  besoins  nouveaux,  ma  en  harmons 
avec  les  RKBurg  d'une  société  qui  a  tout  simplifié,  tout  accéléré,  qv 
a  supprinié  ia  distante,  mult^lié  le  tempe,  changé  les  eonditioai 
de  kl  vie,  ^  ^i  veut  eaffin  améliorer  l'organisation  judkisûe 
Ain«,  l'exemple  d'un  passé  récent  ei  l'expérience  d*autrd  noo} 
aidermt  peulr^tre  à  séparer  plue  aisément 'oe  qui  edt  pratk^ne  e 
souhaitable  dea  utx^pîes  dangereuses  qui  porteraient  le  désordn 
dans  la  justice  et  qui  sont,  4  n'en  pasdimter,  l'svant-garde  de  Te» 
prit  révolutionnaire. 

De  l'organisation  judiciaire  en  France  avant  1789  nous  ne  vou- 
lons rien  dire.  Nous  ne  pouvons  ici  môme  traiter  ce  grand  sujet, 
ni  en  faîpe  un  tableau  en  raccourci;  nous  n*écrivtms  pas  pour  «ux 
qui>en  ignorent  les  traits  généraux.  Parler  «n  une  page  des  paile* 
mens,  des  justices  inférieures  royales  ou  seigneucities,  senit  aussi 


lA  lUÉVOm  JBMCXAIU..  686 

iautîie  que  de  prétenAre  expliquer  en  quelques  lignes  la  sitaatiM 
dee  Juge»  venr  la  fin  de  Vmicim  régimei  II  suffib  de:  XBfçékr  qm 
]m  yéiialHé  éiai<  le  ptiocipegéiiéfai  apfdiqaé:  à  toasleftâésee^  qM 
hi>iiiagisti«lv  acq«4rettr  de'  s»  duffge^  amifi  àiee  tmepowmr  de 
leeires  4b  profisiotti  coyaitt  q«i  coulituaicDl  unei  pitre  formalité  et 
qu'il  6tiJi<itçtt'par(sa€iffnpagiiieaB0qa^iBa8x^^ 
et  par  momeiie  établi^  Itnittirwpmé;  oeais  ft'U  était,  admis  aans 
contiMe^eérieux^  aussitôt  qu'il  avaîA.ooniaiencé  d'eaercer  ses  fwor 
tious,  ii  éteil  entouré  desi  pUia  soiôdes'  garaAiiea  ;  la  charge  iiua  peu^ 
Tait  deveuar  vaeatttei  sa  vie  durant^  que  pac  une  réaignalioii  volont 
taire  ou  par  forfaiture  préalablement  yxgéeié  La  rofauié  n'avait 
aticane  laetimr  sur  le  magîsarat  ^  Oqi  aiiseuvent  répété:  que  ce  sy&time 
ecmtraire  à  toute  raise»  avait  produit  des  (résultats  suqfHreoaoSb.  En 
tous  cas,  il  est  certain  qu*il  vécut  trois  siècles,  qu'il  traversa,  dos 
tempS'  d^odieuse  corruption  eu  formam  une  ma^istratum  qui.  ht 
VesemfAe  des  bonne»  mœurBr  qtn  penomufia  rfaonreur  de  ladouir 
iMrtIon  étrangère,  rindépendânee  de  la  courosAs^  qui  sut  é^e 
modérée  entre*  és&  partis  viobnst  ferme  et  sagps  quand  Téiait  était 
mené  à  sa* ruine < pas  des  imrigHUs  et. des  fausk  Abus  l'esprit  de 
osrps  tti0p  vivemenit  eaeM  devient  aisément  l'esprit  de  caste.: 
Indépendance  se  lran9form&  en  égoîsmoi.  L'institution. qui  vit  sur 
elkHmèSMr  s'épuise.  Las  parlemeosj  à  foix»'  dn  penser  à  leur  intérétî 
perdirent  peu  à  peu  leur  cMkyïeariharizoBBt'  rétrécit;  àmesur^e 
que  la  n&A&ù  attendaHda/fantafgede  leur  iaitiatsvef  ils  s'attacbiK 
rent  plus  vivraient  à  leurs'prinlégess  aunioment  où  ils  se  cnûyatmit 
leplttspopalairos,  ito  dîipaniittit  eune  laissant  à  la  royauté. que  la 
craintd  de  voir  renaître  les  empiéleBMDs  d'une  opposition:  taquine^ 
ait>  peuple  que  le  désk*  d'une  justice  pke  simple^  plus  rappcoebée 
et  i^us  économique. 

Les  cabîers  des  étstfiis^énéraui  contenaient  les  mêmes  vœux  d'une 
estrémité  à  l'autre  de  kt  FV^ance.  Les  jundictiom  trop  Aombreusea  et 
mal  répattiesr  la  «enfusioQ  e<  les  conflits  de  compéleacesi  eacâlaient 
les  doléances  qui  reparaissaient  Boua  toutes  les  formes  et  qui  téaioi«- 
gttsâeni  dTuki  impérieu  besoin,  d'unité.  D'un  si  grand  accord  devaât 
sortir  une  prmnpte  étude»  Un  instant^  L'assemblée  constiittanie  put 
croire^  en  emendant  Bergasse,  le  17  août  178ft,  qu'elle  avait  trouvé 
et  alfaîit  créer  d'un  coup  de  baguette  l'organisation  judiciaire  qui 
convenait  à  la  France  isaœ  de  la  révolution.  Hais  la  Providence 
ne  dispense  pas  les  bommes  de  l'effort  y  et  l'enfantement  de  nos 
institutions  deiuit  cokter  d'autres  douleurs»  Il  fallait  dix  années  de 
tro«d>les  pour  que  le  plan  large  et  symétrique  proposé  par  Bergasse 
préviâût  :  justice  indépendante^  n'étant  la  propriété  ni  du  seigneur 
m  du  juge,  tribunanx  rappraobôs  du  peuple,  défense  aux  magis- 
trats d'^npiéter  sur  les  autres  pouvoirs,  pi;d>licité  de  l'audience, 


606  REVUE  DBS   DEUX  MONDES. 

création  de  trois  degrés  de  juridiction,  des  juges  de  paix  répandus 
dans  les  campagnes,  un  tribunal  par  district,  une  cour  supérieure 
par  province,  des  magistrats  inamovibles  et  nommés  par  le  roi  sur 
une  liste  de  trois  candidats  présentés  par  les  assemblées  provin* 
ciales,  tels  étaient  les  principes,  alors  nouveaux,  proclamés  trois 
mois  après  la  réunion  des  états-généraux  et  qui  semblent  aajoar- 
d*hui  l'écho  presque  banal  d'une  vérité  démontrée.  Ce  projet,  qui 
nous  offre  la  pensée  de  la  nation  dans  ce  qu'elle  avait  de  plus  pur, 
fut  battu  en  brèche  par  ceux  qui  voulaient  tirer  des  événemens 
toutes  leurs  conséquences.  Ce  serait  écrire  une  page  de  l'histoire 
de  la  révolution,  et  ce  ne  serait  ni  la  moins  neuve,  ni  la  moins  inté- 
ressante, que  de  tracer  le  résumé  des  mémorables  débats  qui  s'en- 
gagèrent sur  l'ordre  judiciaire.  Dès  le  commencement  de  1790, 
Thouret  proposait,  au  nom  du  comité  de  constitution,  le  choix  de 
deux  candidats  par  tous  les  électeurs  du  district  ;  bientôt  cette  der- 
nière concession  ne  suffisait  plus  et,  après  une  discussion  que  per- 
sonnifient les  noms  de  Cazalès,  de  Bamave  et  de  Mirabeau,  l'àec- 
tion  directe  des  juges  était  votée  par  503  voix  contre  i50. 

Ces  discussions  solennelles,  dont  le  temps,  après  un  siècle,  n'a 
pas  affaibli  l'éclat,  aboutirent  à  une  organisation  judiciaire  dans 
laquelle  figuraient  les  juges  de  paix,  les  tribunaux  de  district,  le 
jury  criminel  et  le  tribunal  de  cassation,  mais  d'où  étaient  exclues 
les  juridictions  d'appel,  les  recours  étant  jugés  par  les  tribunaux 
de  districts  exerçant  sur  eux-mêmes  une  révision  mutuelle.  Ce  fut 
dans  l'hiver  de  1790  à  1791  que  fut  mis  en  mouvement  le  sys- 
tème électif  qui  viciait  si  profondément  la  nouvelle  organisation. 
Les  assemblées  primaires  composées  de  tous  les  citoyens  actifs 
âgés  de  25  ans,  domiciliés  depuis  un  an  dans  le  canton,  et  payant 
une  contribution  directe  de  la  valeur  de  trois  journées  de  travail, 
élurent  leurs  juges  de  paix  ;  elles  choisirent  en  outre,  à  raison 
d'un  pour  cent  citoyens  actifs,  l'électeur  du  second  degré  parmi 
ceux  qui  payaient  une  contribution  égale  à  dix  journées  de  tranil. 
C'était  la  centième  partie  des  citoyens  qui  nommait  les  juges. 
Dans  le  plus  grand  nombre  des  départemens,  les  élections  furent 
compromises  par  l'indifférence  ou  par  la  passion,  d'où  sortirent  des 
incapables  ou  des  violens.  On  se  tenait  pour  heureux  quand  le 
juge  n'était  que  médiocre.  A  Paris,  où  les  ardeurs  politiques 
étaient  si  intenses,  sur  90,000  citoyens  actifs  il  n'en  vint  que 
18,000,  mais  c'étaient  les  plus  honnêtes  bourgeois  de  la  viUe. 
Ils  désignèrent  900  électeurs  du  second  degré.  Au  lendemain  de 
la  fédération,  les  violences  populaires  n'avaient  pas  encore  aigri 
les  cœurs.  La  première  élection  fut  fsdte  avec  l'entraînement  naïf 
des  enthousiasmes  de  1789.  L'élite  des  électeurs  de  Paris,  choisis- 
sant l'élite  des  jurisconsultes,  envoya  au  tribunal  des  membres  du 


LA   BÉFiiRHR  JUDICIAIRE.  507 

piriement,  du  conseil  d'état  et  des  avocats  tels  que  Troncbet, 
Target,  Treilbard  et  Duport.  Aussi  ne  tardèrent-ils  pas  à  devenir 
suspects.  Ils  ne  siégeaient  pas  depuis  un  an  que  les  orateurs  popu- 
laires demandaient  le  renouvellement  du  tribunal.  C'est  le  vice  de 
l'élection  des  juges  que  la  durée  la  plus  brève  du  mandat  parait 
tonjours  trop  longue  à  la  foule  des  justiciables  impatiens  de 
changer  les  hommes  et  d'exercer  ses  vengeances.  En  peu  de  jours, 
lesccmditions  de  l'électorat  furent  supprimées,  les  faillis,  les  insol- 
vables, les  étrangers  môme  devinrent  électeurs,  et  les  tribunaux  furent 
dissous.  Élus  en  janvier,  installés  en  avril  1793,  les  nouveaux  ma- 
gistrats désignés  par  les  sections  furent  aussi  médiocres  qu'obscurs. 
A  c6té  de  quelques  hommes  de  loi,  on  rencontre  les  professions 
manuelles  les  plus  diverses.  Deux  mois  après,  les  plus  ardens  ré- 
clamaient des  scrutins  épuratoires.  Le  gouvernement  révolution- 
naire était  installé,  et  la  convention,  cessant  de  recourir  aux  élec- 
tions, se  chargeait  de  pourvoir  aux  vacances.  Après  la  chute  de 
Robespierre,  le  tribunal  renouvelé  vit  rentrer  dans  son  sein  quel- 
ques lumières,  puis  la  constitution  de  l'an  m  ramena  le  régime 
électoral  de  1791. 

La  réaction  contre  la  terreur  fut  si  vive  que  les  élections  de  1797 
remplirent  les  tribunaux  de  royalistes.  Le  coup  d'état  de  fructidor 
se  hftta  de  les  en  éloigner,  suspendit  l'élection  et  conria  de  nouveau 
le  choix  des  juges  au  gouvernement,  qui  peupla  dès  lors  les  tribu- 
naux de  ses  créatures,  singulier  mélange  de  révolutionnaires 
calmés  et  de  royalistes  dissimulant  leurs  espérances.  Cependant 
la  justice  cherchait  à  reprendre  son  cours  régulier.  Le  1 8  bru- 
maire seconda  cet  effort  en  rétablissant  à  tous  les  degrés  cet  ordre 
dans  les  esprits  et  dans  les  institutions  que  la  France,  lasse  de 
l'anarchie,  ne  croit  jamais  acheter  trop  cher  au  prix  de  sa  liberté. 
Avec  la  constitution  de  l'an  vui  et  la  loi  organique  qui  la  suivit,  les 
corps  judiciaires  furent  constitués.  Juges  de  paix  en  chaque  canton, 
tribunal  de 'première  instance  en  chaque  arrondissement,  tribu- 
naux d'appel  au  nombre  de  vingt-neuf  et  au  sommet  tribunal  de 
cassation,  telle  était  la  hiérarchie  régulière  créée  au  commencement 
du  siècle.  Les  ^mensonges  d'une  élection  judiciaire  soumise  aux 
fluctuations  politiques  furent  écartés  :  ce  qui  avait  pu  réussir,  au 
souffle  de  89,  n'avait  cessé  depuis  de  donner  des  juges  animés  de 
l'esprit  de  faction,  tantôt  dévoués  à  la  terreur,  tantôt  aux  eone- 
nûs  de  la  révolution.  Après  trois  expériences,  les  partis  étaient  fati- 
gués de  l'élection.  Néanmoins  le  premier  consul  la  conserva  pour 
les  juges  de  paix,  afin  de  ne  pas  heurter  les  révolutionnaires.  Les 
résultats  en  étaient  déplorables  :  u  Les  juges  de  paix  sont  en  géné- 
ral mauvais,  »  assurait  Fourcroy,  envoyé  en  mission  dans  l'Ouest, 
tt  Ils  abusent  de  leur  nomination  par  le  peuple.  »  —  «  Ib  sont  très  mau- 


50S  Bfinm  OBS  DE0X  KOlIftBdf 

vais;  âcrÎTatt  du  Mldf  tm  autre-  conseffler  (TéC&t;  Des  viltes'tellss 
qu'Ait  ûuf  Héroeilte,  oh  iV  erufc  été  sif  facile  db  &ire  et  bons  chaîi, 
ont  poiST' jûges' dbpaiir de dimpties  ouvrier» qcti  sont saB9 lumiireff 
et  sans  considiératicm'.  »  Aussi,  loraque  1^  géàéraP  Bb&Bpaiter  demt 
consul  k  vie  prescrivil^l  que  rassemblée  poriinedrâ  présttiferait 
deux  candidiata  à  soct  agréteent: 

Eh  réorgamsant  la  mtgistratum,  la  Constitution  di^l'tovBi 
n*avait  pas  manqué  de  prochmier'  te  principe  de  rinainoyi&{5t€; 
mais  il  est  de  Fessence  des  pouvoirs  absolus  de  ne  pouvoir  s'en' 
accommoder  longtemps.  La'  sécuritë  des  jugea  était  complète 
en  1807,  lorsque  rempareur  ordonna  une  épurai&on  génénfed!» 
couns^  et  trU)unaux;  EFne  commission*  dé  six*  sénateurs  fht*  chargée 
d*eiaminer  les  dbssiers,  et  la  nonnnation  dé  plus^  de  soixante  ma** 
gîstrats  fut'  révoquée.  Pour  Tavenir,  pwtiair  le  sénatus^eoasolte, 
«  les  provisions^quimstituaient'Ies'juges  &  vie  ne'sersient'dKfivrées 
qu'après  cinq  années'  d'exercice  âe  leurs*  ftnctianff,  sr  Fempemn 
reconnaissait  qu^ils  mërrtent  df'étre  maintenus'  dkns  leurs  -ptétccs.  « 
Trors^ans^  après,  sous  le  prétexte  de  réndi*e  aux  cour?  impériahs 
un  peu  de  l'éclat  des  parlemens,  une  nouvelle  et  plus  large*  é^"- 
tion  fut  faite.  Q^iinze  magistrat»  ferrent  écartés  dbns  Ik  seule  tm 
de  Paris.  Ainsi,  deux  êKminatibns  arbitraires  à  trois  amiées  finter* 
valle,  l'inamovibilité  promise  comme  récompense  indiviâuelle,  telAr 
était  la  situation  préuaire  des  magistrats,  lèrs  dfe  llnst^dtaton 
de  181». 

IL 

Bouleversée  parla  révolution;  fikçonnée  par'  l'empire,  qui  faraft 
brisée  et  refaite  à  sa  fantaisie,  la  magistrature  était  ooDorposée) 
en  1811,  des  élémens  les  plus*  dissemblables.  On^  comptait  duia 
son  sein  quelques-uns  des  rédacteurs  du  code;  qui'  consacrûent 
leur  vie  à  l'interprétatiofn  dés  lois^  qu^îls  avaient  eu  rhottseur 
d'écrire,  d^anciiens  membres  de  k  convention  appliquant  autant 
de  soin  à  se  faire  oublier  qu^lls^  en  avaient  mfs  à  jse  faire  craindre, 
des  jurisconsultes  de  f  ancien  régime  acceptant  sincèrement  la  noo* 
velle  législation,  apportant  leurs  lumières  dans  lésjquesptrons  encore 
nombreuses  qui'  devaient  être  tranchées  par  les  règles  du .  drt)H 
coutumier  combinée  avec  les  principes  du  code,  enfin  des  jttris- 
consultes  d'origine  étrangère  amenés  à  Paris  par  droit  de  conqaéte, 
siégeaient  auprès  des  Français,  éclairant  de  leur  intelligence  le 
conflit  des  droit»  mêlés  par  la  guerre.  L'application  régulière  à  un 
travail  commun  av^it  rapproché  sans  les  fondre  ces  élémens  divers. 
Les  maux  de  la  guerre,  en  s'amoncelant  sur  la  France,^acbevaient 
d'unir  les  sentimens.  La  conscription  avait  porté  rexaspération 


LA  AÉfOBMB  JQDICIilBE.  £00 

dans  le  aeïn  de  toutes  les  familles.  La  magistrature,  natureUement 
eimemie  des  armes;,  aspirait  plus  qu'aucune  autre  classe  de  la 
nation  au  rétablissement  de  lapaix.  L* arrivée  subite  iles  Bourbons 
sembla  une  délivrance,  elle  n*hésita  ^pas  à  saluer  le  pouvoir  nou- 
yeaa.  La  cour  de  cassaUon  donna  l'exemple.  Dans  la  matinée  du 
3  avril,  trente-cinq  de  ses.membres  (sur  51)  rédigèrent  une  adresse 
dans  laquelle  la  cour,  ne  se  bornant  pas  à  adhérer  à  la  déchéance 
votée  par  le  sénat  et  annoncée  depuis  la  veille,  a  exprimait  Tespoir 
qne  la  France  trouverait  enfin  le  repos  à  Tombre  de  ce  sceptre 
antique  et  révéré  qui,  pendant. huit  siècles,  avait  si  glorieusement 
goayemé  la  France.  »  Le  Moniteur  du  à  enregistrait  ce  document, 
le  premier  qui  contint  dans  la  feuille  officielle  une  allusion  à  la 
maison  de£ourbon. 

i'impuLsion  était  donnée;  le  lendemain,  le  procureur-général  et 
jdusieurs  retardataires  adhéraient  publiquement.  La  cour  de  Paris, 
dans  un  arrêté  portant  le  nom  de  Séguier,  invoquait  les  lois  fon- 
damentales et  appelait  au  trône  le  descendant  de  saint  liouis,  pen- 
dant que  le  tribunal  de  la  Seine  proclamait  son  adhésion  et  ses 
vœux.  A  rheure  où  les  magistrats  agissaient,  Paris  ne  connaissait 
pas  la  défection  du  Marmont.  Les  trois  compagnies  judiciaires  qui 
s'assemblèrent  au  palais  de  Justice  de  Paris  cédaient  donc  à  la  fois 
à  la  lassitude  générale  et  à  un  sentiment  qui  leur  était  propre. 

Ce  qui  confond  au  récit  des  actes,  à  la  lecture  des  harangues  de 
ces  premiers  Jours,  c'est  l'unanimité  de  compagnies,  dans  les- 
quelles des  procureurs-génécaux,  tels  queVerlin,  des  conseillers 
et  des  avocats-généraux  qui,  à  la  convention,  avaient  voté  la  mort 
du  roi,  s'empressaient  d'acclamer  le  frère  de  Louis  XVI.  Le  mouve- 
ment fut  tel  que  te  Moniteur  n'eut  à  enregistrer  ni  démîission  ni 
révocatûm.  Les  gens  des  parquets  demeurèrent  tous  à  leur  poste» 

Les^hommes  sages  qui  conservaient  l'ei^rit  libre  au  milieu  de  ce 
bouleversement  n'ét suent  pas  sans  appréhensions  en  se  demandant 
ce-qu'allait  devenir  l'institution  de  la  justice  impériale,  si  différente 
des  anciens  corps  Judiciaires.  Où  s'arréterait-on  dans  ce  retour 
verj^j^e  passé  dont  les  plus  ardens  donnaient  le  signal?  les  esprits 
poUtiques  qui  conduisaient  les  événemens  avaient  senti  le  péril  et 
tenté  dès  le  premier  jour  de  let^onjurer.  En  précipitant  la  rédac- 
tion en  quelques  heures  d'une  constitution  parlementaire  instituant 
une  monarchie  contractuelle,  M.  de  Tàlleyrand  avait  pris  dans 
l'ordie^politique  les  seules  précautions  que  permissent  nos  défaites. 
Quel  que  fût  le  sort  éphémère  de  cette  constitution,  elle  servait  de 
plan,  posait  des  bases  et  formulait  en  réalité  !es  conditions  aux- 
quelles^la  société  française  issue  de  la  révolution  et  deTempire 
acceptait  la  restauration  de  l'ancienne  monarchie.  A  côté  de  l'afiir- 
mation^alors  utile  que  a  nul  ne  pouvait  être  distrait  de  ses  juges 


000  REVCE  DBS  DEUX  MONDES* 

naturels,  »  la  constitutioû  stipulait  des  garanties  sérieuses  ;  le  jury  et 
la  publicité  des  débats  criminels  étaient  conservés,  la  confiscation 
abolie  (art.  17),  les  cours  et  tribunaux  ordinaires  étaient  déclarés  à 
vie  et  inamovibles,  les  commissions  et  tribunaux  extraordinaires 
étaient  supprimés  et  ne  pouvaient  être  rétablis  (art.  18).  Enfin,  pour 
consacrer  l'indépendance  judiciaire  et  lui  donner  une  sanction,  toutes 
les  juridictions  étaient  investies  du  droit  de  proposer  au  roi  trois 
candidats  pour  chaque  place  vacante  dans  leur  sein  ;  le  roi  devait 
choisir  l'un  des  trois  ;  il  était  libre  de  nommer  sans  condition  le 
premier  président  et  les  membres  du  ministère  public  (art.  19). 

La  charte  u  octroyée  »  de  181A  ne  fut  donnée  qu'un  mois  plus 
tard.  Elle  contenait  des  restrictions  qui  apparaissent  en  rappro- 
chant les  deux  textes.  Assurément  l'esprit  modéré  du  nouveau  roi 
était  fait  pour  comprendre  M.  de  Talleyrand;  mais,  autour^de  lui, 
ses  amis,  dès  les  premiers  pas  qu'ils  avaient  faits  sur  le  sol  de  la 
France,  avaient  marché  de  surprise  en  surprise.  Rien  ne  les  éton- 
nait davantage  que  cette  hiérarchie  symétrique  de  tribunaux  régu- 
lièrement superposés  et  portant  sur  toute  l'étendue  du  roy^aume  des 
noms  semblables  qui  ne  rappelaient  ni  les  parlemens,  ni  les^bail- 
liages,  ni  les  justices  diverses  dont  le  mélange  pour  nous  si  confus 
semblait  à  leurs  yeux  plus  simple  que  ces  innovations,  images[par- 
tout  blessantes  d'une  révolution  détestée.  Us  ne  se  laissaient^pas 
fléchir  par  le  spectacle  étrange  que  donnait  de  toutes  parts  la  sou- 
mission des  corps  judiciaires;  comme  ils  poursuivaient  une^ésur- 
rection  complète  du  passé,  ils  introduisirent  dans  le  texte  tout  ce 
qui  pouvait  la  faciliter  sans  blesser  trop  ouvertement  la  récente 
fidélité  des  magistrats. 

«  Les  juges  nommés  par  le  roiy  portait  l'article  68,  sont  inamo- 
vibles. »  C'était  annoncer  que  la  restauration  allait  être  suivie  d'une 
investiture  nouvelle  qui  donnerait  seule  aux  magistrats  leur  carac- 
tère indélébile.  On  avait  jugé  inutile  de  proclamer  Tindépendance 
du  pouvoir  judiciaire;  on  y  avait  substitué  l'aflirmation^que  toute 
justice  émane  du  roi.  Les  cours  et  les  tribunaux  ordinaires  étaient 
maintenus;  mais,  en  déclarant  qu'il  n'y  serait  rien  changé  qu'en 
vertu  d'une  loi,  on  accordait  une  garantie  doublée  d'une  réserve. 
L'interdiction  de  créer  des  commissions  et  tribunaux  |extraordi- 
naires  était  suivie  de  l'indication,  que  sous  cette  dénomination 
n'étaient  pas  comprises  les  juridictions  prévôtales  si  leur  rétablis- 
sement était  nécessaire.  Le  jury  était  conservé,  tout  en  laissant 
entendre  a  qu'une  plus  longue  expérience  »  pourrait  le  faire  mo- 
difier. Enfin,  la  présentation  par  les  compagnies  judiciaires, de 
candidats  soumis  à  l'agrément  du  roi  n'était  pas  accordée  par  la 
charte. 

En  résumé,  si  le  pouvoir  nouveau  consentait  à  maintenir  Toiga- 


ul  héfqrmb  judiciaire.  601 

nisation  judiciaire  telle  que  l'avait  créée  l'empire,  il  avouait  par 
une  série  de  réticences  habiles  la  secrète  pensée  d'en  modifier 
l'esprit  et  d'en  épurer  le  personnel. 

A  ces  indices  fâcheux  vinrent  se  joindre  d'autres  causes  d'alarme. 
Le  bruit  se  répandit  que  des  enquêtes  étaient  suivies  secrètement 
sur  le  passé  des  magistrats,  sur  leurs  opinions,  sur  celles  de  leurs 
proches  ;   aucun  juge,  aucun  membre  du  ministère  public  n'était 
atteint,  mais  tous  étaient  menacés,  et  la  sécurité  n'était  réservée 
qu'aux  royalistes  qui  avaient  fait  montre  de  leur  dévoûment.  On 
ajoutait  que  les  institutions  judiciaires  allaient  être  profondément 
modifiées.  La  chambre  des  députés,  qui  avait  pris  dès  la  chute  de 
l'empire  le  sentiment  de  ses  devoirs,  se  fit  bientôt  l'écho  de  ces 
inquiétudes.  Le  25  août,  M.  Dumolard  proposait  de  supplier  le  roi 
par  une  adresse  d'accorder  sans  délai  aux  juges  du  royaume  l'ina- 
movibilité promise  par  la  charte.  II  rappelait  que  le  salutaire  prin- 
cipe de  rinamovibilité  n'était  pas  une  de  ces  idées  vagues  que  Ton 
publie,  puis  que  Ton  ajourne,  a  II  nous  faut,  sans  suspension  et  sans 
retard,  s'écriait-il,  des  juges  inamovibles  par  le  même  motif  qu'il 
nous  faut  un  roi  inviolable,  une  chambre  des  pairs,  une  chambre 
des  députés.  »  C'est  à  la  a  presque  unanimité,  »  constate  le  Moni- 
teur, que  furent  votés  la  prise  en  considération,  l'impression  et 
le  renvoi  aux  bureaux  de  la  proposition  d'adresse  (30  août  18iA). 
Le  ministère  ne  pouvait  conserver  de  doute  sur  l'issue  du  déba 
qui  s'engagerait  après  Texamen  des  bureaux.  La  plupart  des  mi- 
nistres partageaient  d'ailleurs  les  convictions  de  la  chambre.  Mal- 
heureusement M.  Dambray,  dont  l'autorité  comme  chancelier  était 
prépondérante,  avait  des  arrière-pensées  d'une  tout  autre  nature, 
et,  auprès  de  l'abbé  de  Montesquiou  comme  autour  des  princes, 
s'agitaient  les  émigrés,  moins  ardens  à  réclamer  des  places  pour 
eux-mêmes  que  résolus  à  poursuivre  de  leur  haine  les  institutions 
nées  de  la  révolution  et  à  torturer  le  sens  de  la  charte  jusqu'à  ce 
qu'ils  eussent  anéanti  tout  ce  qu'elle  n'avait  pas  expressément  sauvé. 
Comme  il  fallait  ne  pas  se  laisser  gagner  de  vitesse  par  la  chambre, 
les  partisans  de  l'ancien  régime  se  hâtèrent  d'examiner  les  divers 
projets  de  réforme  judiciaire.  On  pensa  d'abord  à  supprimer  la 
cour  de  cassation  et  à  rétablir  sous  le  nom  de  grand  conseil  un 
corps  qui,  réunissant  le  conseil  d'état  et  la  cour  suprême,  eût  fait 
ressusciter  l'ancien  conseil  du  roi.  Puis  on  se  demanda  si,  en  main- 
tenant l'institution  des  cours  royales,  elles  ne  pourraient  pas  être 
rehaussées  par  des  privilèges  qui  leur  rendraient  l'éclat  des  parle- 
mens,  sans  leur  menaçante  influence.  Il  n'est  pas  jusqu'aux  justices 
de  paix  dont  on  ne  pensa  à  modifier  le  caractère  en  les  soumettant  à 
l'autorité  des  grands  propriétaires,  qui  auraient  retrouvé  dans  les 
institutions  nouvelles  Tonibre  des  justices  seigneuriales. 


602  RETDE  DES  DEUT  HOin>E?. 

Hais  Louis  XVITI  prenait  au  sérieux  sa  promesse  de  m  rien 
changer  à  l'organisation  établie,  et  d'ailleurs  son  esprit  mesuré 
goûtait  peu  ces  bouleversemens.  Aussi  ajournait-il  les  projets  suc- 
cessivement élaborés  par  le  chancelier.  Au  milieu  de  ces  tîraine- 
mens  le  temps  fuyait,  et  la  date  habituelle  de  la  rentrée  judiciaiiie 
s'était  écoulée  sans  que  l'institution  attendue  eût  été  donnée.  Les 
tribunaux  commençaient  à  muromrer  :  on  faisait  remarquer  cpe 
partout  en  France  la  justice  était  rendue  par  des  juges  amovîMes. 
Ainsi  la  restauration,  en  ne  sachant  se  décider  en  aucune  question, 
montrait  cette  impuissance  qui  multipliait  les  mécontent  et  pré- 
parait de  nouvelles  catastrophes. 

Les  députés  perdaient  patience  ;  ils  allaient  voter  l'adresse  pro- 
posée par  M.  Dumolard,  lorsque,  le  21  novembre,  Fabbé  de 
Montesquiou;  apporta  à.  la  chambre  ua  projet  qui,  au  travers  de 
mesures  sages,  laissait  deviner  quelques-unes  des  pensées  secrètes 
du  ministère.  Réduire  de  douze  membres  la  cour  de  cassation, 
dont  la  compétence  territoriale  était  restreinte  conoune  la  IVanœ 
elle-même,  n'avait  rien  qui  dût  surprendre,  mais,  au  lieu  d'opérer 
par  voie  d'extinction,  on  laissait  entendre  qu'on  choisirait  les 
membres  à  exclure,  faisant  ainsi  peser  sur  toute  la  magistrature, 
après  six  mois  d'inaction,  là  menace  contenue  dans  la  charte.  Enfin 
le  chancelier,  par  un  retour  à  l'ancien  droit,  pouvait  présider  les 
chambres  de  la  cour  de  cassation.  Ce  projet,  habilement  ré£gé, 
donna  heu  à  une  discussion  qui  révéla  bientôt  la  pensée  qui  Tvmi 
inspiré. 

Le  remarquable  rapport  de  M.  Flaugergues,  lu  à  la  chambre  le 
17  décembre,  dévoilait  dès  le  début  les  passions  rétrogrades  qu'il 
s'agissah  de  combattre  :  «  Ce  fut,  osaît-il  dire,  une  grande  folie, 
en  17  W,  de  croire  que,  pendant  les  siècles  qui  venaient  de  s'écou- 
ler, nos  aïeux  n'avaient  rien  imaginé  de  bon  et  qu'il  fallait  tout 
détruire.  C'est  une  folie  pareille,  en  1814,  de  croire  que,  pendant 
les  siècles  d'efforts  et  d'événemens  accumulés  dans  les  cinq  derniers 
lustres,  nous  n'avons  plus  rien  inventé  de  meilleur,  et  qu'il*  faut 
rétablir  tout  ce  qui  existait  avant  la  révollitîon.  »  La  leçon  était 
sévère  et  présageait  la  fermeté-  du  rapport.  Sur  le  principe  môme 
de  la  loi,  il  n'élevait  aucune  critique.  Avec  la  diminution  de  terri- 
toire, les  travaux  de  la  cour  de  cassation  se  restreignaient.  Le 
rapporteur  allait  jusqu'à  concéder  que  le  choix  royal  devait 
présider  à  la  réduction,  pourvu  que  Tinstitution  ne  fût  plus 
ajournée;  la  France  attendait  impatiemment  le  moment  où,  par 
Tinamovibilité,  elle  jouirait  enfin  de  l'indépendance  de  ses  juges. 
B  fallait  se  souvenir  que  «  Bonaparte  la  promettait  sans  cesse  et  que 
sans  cesse  Bonaparte  !a  refusait.  »  M.  Flaugergues  ne  se  bornait  pas 
à  tirer  une  leçon  de  ce  souvenir  :  il  rappelait  que  le  conseil  des 


perdes  détruit  en  ITiOO.  avait  semblé  serrir  de  modèle  au  laiius- 
tère.A  la  cour  de  casBition,  qoi  se  seutait  mraacée,  daas  la  pvesaç, 
dana  lea  hrcM^hures,  ou  x^pétail  que  la  oeur  aupriâyne  n'était  plua, 
daD8  la  pensée  ides  4aiiQÎâtripa,  qu'une  Motion  du  conseâl  .du.coiiet 
que  Je  projetlKMit  enlier  n'iétaitque  rairaBftt-cfiureur  de  mesures^en- 
daatià  détmiretOios  iîiialiitutionB  dTJlea. 

.  La  .discuiaioB  (répondit  dignement  à  l'éMtMien  publique.  LeaiMir- 
tisans  de  la  loi  a'eibroâseot  d'amobdnr  ia  poiiée  'du  projet  loûns- 
ténel ,  jnak  tIeurB  iviolentes  attaques  contce  le  rapporteur  trahissaient 
kufs  ^lesseina  ;  les  souvenirs  du  conseil  du  .rd^  si  décrié  que  nul 
ne  prit  sa  db^fense,  et  par-tdeasus  to«t  rîminixtion  du  cbaneelier 
dans  radminiatration  die  la  justice»  domnèirent  lieu  aux  plus  viv^s 
critiques.  A  raffirmatioo  qu'il  était  permis  m.  roi  de  juger  ou  de 
dâéguer  ,k  tp  bon  lui  sendiilait  la  justifie,  que  te  chancelier  nommé 
par  ime  ordonnance  Antérieure  à  la  rentrée  de  Louis  XVIU  à  Paris 
possédait  un  pouvoir  supérieur  à  la  charte,  autorité  qu'il  tenait  de 
la  tradition  monaroUque,  M.  Elaugergnes  et  ses  collègues  n'avaient 
pas  de  peine  >à  répondre  que  la  justice^  ésaanant  du  roi,  ne  pou- 
vait être  sans  despotisme  exercée  par  lui,  que  le  chancelier  ne 
tirait  de,aa  ohaïf^  d'autre  pountoir  que  ceux  canférés  par  la  charte, 
au-dessus  ide. laquelle  nul  ne  pouvait  se  prétendre.  11  est  aisé  de 
concemir,  eans  qu'il  soit  besoin  d'insister^,  quelle  devait  être  l'in- 
dignation, noa-^BuIement  d'esprits  libéi^ux,  mais  d'hommes  hon- 
nêtes et  de  bon  aens  contre  un  système  qui,  par  la  plus  étrange 
coniwion  des  pouvoirs,  faisait  du  chancelier,  du  chef  révocable  de 
la  ma^pstrature,  personnage  chargé  temporairement  d'une  fonction 
poUtiuque,  le  président  d'un  tribunal  suprême*  souverain  juge  des 
compétences  et  du  droit  (1). 

La  majorité  ne  peroût  pas  .au  chancelier  de  devenir  le  juremier 
président  amovible  de  la  cour  de  cassation.  Quant  à  la  séduction  de 
la  €Our  de  caasation,  «lie  fut  accordée  sans  difficulté»  Restreinte  à 
eestenaies,  la  loi  aurait  dû  ôtne portée  sur-le-ichamp  à  la  chambre 
des  pskirs,  si  le  cabmet  avait  eu  en  réalité  pour  objet  défaire  réduire 
le  chiffre  exagéré  des  magistrats.  Il  préféra  trahir  ses  vues  secrètes 
en  hûasant  tomber  un  projet  qui,  d^ouillé  de  certuns  .articles, 
perdait  tout  intérêt  à  ses  yeux. 

II  n'y  avait  plus  de  raison  d'ajomner  l'investiture.  Le  16  février, 
on  se  décida  enfin  à  publier  la  liste  ;de  la  cour  de  cassation  :  H.  de 
Sëze,  le  seul  survivant  des  défenseurs  de  Louis  XTI,  nemplaçait  le 

(1)  n  est  bon  de  Toir  comment,  an  court  de  cette  mémorable  diBcauioo,  on  signala 
à  quels  monstmoiix  abus  pourrait  conduire  rintervention  du  chancelier^  seul  juge  ré- 
▼ocable  en  des  affaires  d*intér6t  politique  où  il  pourrait  vouloir,  au  profit  d*on  iat6Kt 
ministériel,  soit  entraîner  les  Juges,  soit  peser  sur  eui,  soit  départager  par  sa  TOix  nu 
trIlranaljdiTifé  qui  héaherait.  (Séances  du  23  au  S7  décembre  4614.) 


60A  RETUB  DES  DEUX  M0in)E8. 

premier  président  Muraire,  mis  à  la  retraite.  Huit  conseillers,  dont 
quatre  régicides,  étaient  exclus.  Merlin  était  écarté.  La  cour  de 
cassation  achetait  au  prix  de  ces  épurations  la  garantie  définitife 
d'une  inamovibilité  qu'elle  n'a  plus  perdue.  Le  &  mars,  la  cour  des 
comptes  recevait  l'investiture  dans  une  séance  solennelle,  et  le 
chancelier  déclarait  que  le  roi  n'avait  en  aucun  changement  à  faire 
dans  la  composition  d'une  cour  dont  tous  les  magistrats  étaient 
dignes  de  «  recevoir  le  sceau  de  l'inamovibilité.  » 

A  l'heure  même  où,  sous  les  voûtes  du  palais  de  justice,  le  chan- 
celier Dambray  recevait  paisiblement  le  serment  des  membres  de 
la  cour  des  comptes  et  écoutait  les  harangues  des  magistrats  que 
l'empire  avait  nommés  et  qui  n'avaient  pas  assez  d'objurgations  pour 
le  maudire,  Napoléon  était  depuis  trois  jours  sur  le  sol  de  la  France. 
Pour  le  succès  de  sa  téméraire  entreprise,  il  était  attentif  à  se  ser- 
vir de  toutes  les  causes  de  mécontentement  soulevées  par  les  Bour- 
bons. Dès  ses  premiers  pas,  il  trouva  la  magistrature  si  blessée 
des  hésitations  malveillantes  du  gouvernement,  les  doléances  des 
cours  de  Grenoble  et  de  Lyon  furent  si  vives  qu'il  voulut  leur  don- 
ner satisfaction  par  le  premier  décret  impérial  qu'il  signa  à  Lyon, 
le  13  mars.  «  Considérant,  dit-il,  que  par  les  constitutions  de  l'em- 
pire les  membres  de  l'ordre  judiciaire  sont  inamovibles,  il  est 
décrété  que  tous  les  changemens  arbitraires  opérés  dans  les  cours 
et  tribunaux  sont  non  avenus.  »  Telles  avaient  été  les  incroyables 
maladresses  de  la  restauration  qu'avec  les  intentions  les  plus 
droites,  la  résolution  la  plus  ferme  de  donner  aux  justiciables  et 
aux  juges  des  garanties  d'impartialité  que  n'avait  jamais  connues 
le  despotisme,  elle  permettait  après  onze  mois  de  pouvoir  à  l'auteur 
des  décrets  de  1807  et  de  1810  de  se  dire  le  protecteur  de  l'ina- 
movibilité. Il  est  vrai  que,  dès  le  lendemain  de  son  arrivée  à  Paris, 
il  révoquait  le  premier  président  Séguier  et  le  président  Try,  don- 
nant ainsi  un  démenti  au  décret  de  Lyon.  Les  destitutions  ne  suffi- 
saient même  pas  :  comme  un  conseiller  à  la  cour  de  Paris,  alors 
obscur,  M.  Decazes,  avait  refusé  de  se  joindre  aux  félicitations  offi* 
cielles,  il  reçut  un  ordre  d'exil. 

Les  adresses  des  cours  impériales  se  succédèrent;  mais  par  une 
nouveauté  qui  devait  surprendre  les  oreilles  du  mattre,  les  magis- 
trats acclamaient  non-seulement  l'indépendance  nationale,  mais, 
fidèles  échos  des  convictions  de  la  bourgeoisie  française,  ils  appe- 
laient de  leurs  vœux  les  libertés  publiques,  et  l'établissement  des 
garanties  constitutionnelles. 

L'acte  additionnel  aux  constitutions  de  l'empire,  en  déclarant 
que  les  juges  étaient  inamovibles  et  à  vie  dès  l'instant  de  leur  nomi- 
nation, ajournait  encore  pour  les  juges  en  exercice  le  bénéfice  de 
l'inamovibilité  jusqu'à  la  collation  des  provisions,  qui  devait  avoir 


LA  BÉFORME  JUDIGUIRE.  605 

lieu  avant  le  1^  janvier  1816.  Âin^,  ni  Tempereiir,  ni  la  restaura- 
tion ne  se  résignaient  à  abandonner  leurs  droits  en  mettant  le  sceau 
à  rioamovibilité.  Dans  la  nouvelle  chambre  des  représentant, 
beaucoup  de  magistrats  furent  élus  ;  à  part  quelques  exceptions, 
les  représentans  sortis  de  la  magistrature  pour  siéger  à  la  chambre 
n'étaient  ni  des  courtisans  de  l'empereur,  ni  de  chauds  partisans 
des  Bourbons  :  ils  n'avaient  de  passion  profonde  que  pour  le  réta« 
blisement  d'une  paix  qui  garantirait  Tindépendance  nationale  et  les 
institutions  civiles  de  la  France  nouvelle. 

Avec  la  fin  du  règne  éphémère  des  cent-jours  reparurent  les 
projets  de  constitution.  Celui  de  M.  Lanjuinais  reproduisait  à 
l'égard  du  pouvoir  judiciaire  les  formules  de  la  charte,  en  n'y  intro- 
daisant  qu'une  précaution  relative  à  un  délai  de  trois  mois  dans 
lequel  devait  être  conférée  aux  magistrats  cette  inamovibilité  qu'on 
avait  pris  l'habitude  de  promettre  sans  jamais  la  donner.  Tel  était 
sur  ce  point  le  sentiment  public  que,  le  5  juillet,  quand  la  chambre 
des  représentans,  alarmée  du  retour  des  Bourbons,  voulant  à  tout 
prix  prévenir  les  périls  d'une  restauration  sans  conditions,  fit  une 
sorte  de  déclaration  des  droits  dans  laquelle  elle  énumérait  la  suite 
des  garanties  qu'un  prince,  avant  de  monter  sur  le  trône  de 
France,  devait,  par  un  contrat  solennel,  jurer  d'observer,  elle 
inscrivait  dans  ce  pacte  constitutionnel  le  principe  de  l'inamovibi- 
lité des  juges. 

Ces  projets  ne  laissèrent  point  de  traces  :  quelques  heures  plus 
tard,  Louis  XYllI  rentrait  aux  Tuileries.  Il  ne  s'agissait  plus  désor- 
mais que  de  savoir  si  les  Bourbons  auraient  tiré  de  l'étonnante 
aventure  des  cent-jours  une  leçon,  ou  s'ils  montreraient  la  même 
incapacité  de  gouverner.  Leurs  premiers  actes  furent  modérés. 
Dans  le  cabinet  présidé  par  M.  de  Talleyrand,  les  sceaux  étaient 
confiés  à  celui  qui,  de  tous  les  hommes  politiques  d'alors,  joignait 
en  sa  personne  le  plus  de  qualités  diverses,  au  plus  jeune  des  sur- 
vivans  de  l'ancien  parlement,  au  brillant  conseiller  d'état  de 
l'empire,  à  M.  Pasquier,  qui,  après  s'être  rallié  à  la  première  i*es- 
tauration,  avait  refusé  de  servir  pendant  les  cent-jours  et  su  résis- 
ter à  toutes  les  séductions  de  l'empereur.  Par  la  modération  de 
son  esprit  et  le  respect  en  quelque  sorte  héréditaire  qu'il  professait 
pour  la  justice,  M.  Pasquier  était  plus  capable  qu'aucun  autre  de 
conférer  rapidement  l'investiture  qui  devait  être  enfin  le  point  de 
départ  de  l'inamovibilité  en  notre  pays.  Le  18  septembre,  la  cour 
de  Paris  fut  instituée  avec  un  certain  éclat.  Si  la  chute  du  ministère 
Talleyrand  Tempêcha  de  continuer  lui-même  cette  œuvre  de 
reconstitution,  M.  Barbé-Marbois,  son  successeur  dans  le  cabinet 
présidé  par  le  duc  de  Richelieu,  s'y  voua  en  cherchant  à  atteindre 
le  même  but.  Le  tribunal  de  la  Seine  et  la  cour  de  Lyon  reçurent 


606  REVm  DBS  BEVZ  1IOV»Ei« 

riBstittition  le  1  s  et  le  26  oetobre.  Cinq  juges*  à  l^arts,  skraueii- 
lers  à  Lyon  étaient  écattés  on  adnm  à  la  rertraite.  'I/eiclBsîoB'firap* 
poat  environ  nn  dnqitiènie  dans  tinque  oowpagnle.  C'étaU  <rop 
à  nos  yeux,  mais  trof]^  peu  an  gréées  piasions  iâexe> temps. 

Depvis  <q«elq[Q»s  jours  &  |»eine  Àait  «ssemUée  la  «oanUe 
diftoAre  qne  Louis  îtill  avait  qualifiée  dans  «m  mouvemait  de 
joie  malicieuse  «et  qve  l-lii&toire  devait  nommer  après  loi  a  la 
ciiambre  introuvable.  «  ÉUis  dans  un  acoës  d'enthousiasme  loyir 
liste,  les  députés  apportaient  dans  leurs  cœurs  tes  Miiâiieos 
les  mcmis  pétitiques  :  la  colère  et  le  désir  de  la  veogeufie. 
A  leurs  yeux,  i^  èharle  était  une  ooncession  arrachée  à  la 
faâbtesse,  le  iretonr  ftrionipbant  de  Tile  d*Elbe  une  conspiration 
qnela  tolérance  du  toi  avait  seuiferte,  et  qui  du  moins  défait 
éclairer  les  vrais  amis  de  la  monarchie  sur  la  nécessité  de  reMi- 
oer  aut  deflafi'4nefittre8  et  aux  pardons.  Il  Avait  soffi  des  éfecttons 
potar  faire  tomber  du  pouvoir  les  TaHeyrand,  lies  Gouvion-Saint-Qjr 
et  les  Pasquier;  oe  n'était,  à  les  entendrâ,  qu'un  premier  pas  :  il  Û- 
lait  chasser  tous  ceux  qui  avaient  servi  l'usurpateur .  Dne  épunaûon 
sévère,  portant  «ur  toutes  les  administrailîons,  était  le  premier  devoir 
que  l^assemblée  eût  la  mission  d'imposer  à  la  clémence  ua  poi 
débonnaire  du  roi.  On  venait  de  voir  des  exemples  de  safaiUetae. 
Non-seulement  on  n'avait  pas  remanié  la  cour  de  eassatios,  qui 
avait  salué,  au  lendemain  même  de  l'investiture  royale,  l'usorpa* 
lion  du  SO  mars,  mais  l'institution  venait  d'être  accordée  à  la  cour 
de  ?aris  'et  par  le  nouveau  ministère  au  taribunai  de  la  Seine  et  à  b 
cofur  de  Lyon,  eans  que  des  membres  indignes,  OMverts  par  k  poa- 
sesmon,  en  eussent  été  chassés.  Ce  n'était  point  seulement  une  Ai- 
blesse,  c'était  un  défi.  La  chambre  devait  le  relever. 

Telles  étaimt  les  pensées  qui  agitaient  ia  majorité  des  députés  et 
dont  M.  Hydede  Neuville  se  fit  Toigane;  il  annonçai  dès  le  13  octo- 
bre, qu'il  comptait  user  de  son  initiative  pour  demander  la  réduction 
des  tribunaux.  Sa  proposition,  développée  à  la  tribune  le  3  novem- 
bre, avait  au  fond  une  tout  autre  portée.  La  diminution  du  noodire 
des  magistrats  n'était,  alors  comme  aujourd'hui,  qu'un  piétexle, 
l'épuration  poursuivie  par  un  parti  politique  au  profit  de  ses  passions 
était  le  but.  Le  cabinet  ne  pouvait  s'y  tromper;  il  était  résolu  à  ns 
point  devenir  rinstrument  des  vengeances  «t  se  prépara  à  résister. 

M.  Hyde  de  Neuville  avait  proposé  de  réduire  les  cours  royaks 
d'un  tiers  «t  les  tribunaux  de  moitié.  Il  soutenait  qu'en  1789,  ptW 
remédier  à  la  trop  grande  étendue  du  ressort  des  pailemens  qoi 
donnait  lieu  à  des  «  abus  peu  importans,  »  on  s'était  précipité  dans 
un  excès  contraire  ;  qu'on  avait  multiplié  les  sièges  pour  donner 
satisfaction  i  la  «  manie  des  places,  *  qui  est  un  des  maux  insé- 
parables de  la  tyrannie. 


hk  «nOKMS  JQMCIAIBB.  607 

La  aeooDde  piortie  de  la  proposkioii  poftût  qae  u  Sa  Majesté 
sQmU  stip^ée  desuspendire  pour  use  aonte  rmstitutioo  royale  des 
^0098  qui  doivent  eocoposer  définitiTement  ha  triboiiaax.i)  Hé  Hyde 
d&  Meaville  reconaaisBait  ce  qu'avait  de  délicaC  une  résolution  qui 
était  âXL  fond  un  aote  de  défiance  contre  ]£.  Pasquier  et  M*  Bari^é*- 
Harbois  ;  «  mais  le  roi  ne  pouvait  ignorer:  qse  tous  les  bons  esprits 
en  Fmnce  étaient  eCrafés  de  voir  accorder  avec  précipitation, 
d'avoir  vu  donner  (il  fallait  avoir  le  courage  de  le  dire)  f  institution 
royale  à  des  bonunes  indignes  ^ni  avaient  profité  d'une  méprise.  » 
L'auteur  de  la  proposidan  ne  voulait  pas  aller  chercher  ses  exeoa- 
pies  dans  tes  actes-  accomplis  par  Bonaparte,  mais  nul  n'ignorait 
qa'il  avait  suspendu  l'inamovibilité  pendant  cinq  ans.  N'était-ce 
pas  quand  les  passions  étaient  en  mouvement  qu'il  fallût  deman* 
der  au  temps  le  soin  de  les  calmer?  Si  l'on  objectait  qu'un  içour- 
neaiMit  de  l'iastitution  était  une  menace,  il  serait  facile  de  répondre 
qu'au  contraire,  a  la  crainte  de  perdre  son  emploi  et  de  n'être  pas 
confîmè  engagerait  le  juge  à  redoubla  de  zèle  dans  l'exercice  de 
ses  fonctions»  »  {Moniteur  du  5  novembre  18J5.) 

La  mesure  ne  présentait  point  d'équivoque.  Au  moment  où  le 
d^tè  du  Cher  développait  sa  proposition,  l'ordre  judiciaire  ne  pos- 
sédait qu'un  titre  précaire,  moins  trois  cours  et  un  tribunal  insti- 
tués par  le  roi  auxquels  il  fallait  ajouter  certains  magistrats  indivi- 
dneUement  nommés  par  ordonnance  royale.  Si  le  projet  était 
accueilli,  les  magistrale  régulièrement  investis  seraient  dépouillés 
du  caractère  dont  ils  avaient  été  revêtus  et,  partageant  le  sort  des 
autres  compagnies  judiciaires^  ils  verraient  reculer  d'une  année  une 
garantie  annaneée  depuis  quinze  ans  et  promise  en  vain  depuis  dix- 
neuf  mois. 

Les  députés  de  1815  se  saisirent^  du  projet  avec  joie  et  lui  don- 
nèrent une  portée  qui,  sous  la  parole  hautaine  du  rapporteur, 
M.  de  Bonald,  n'aUatt  à  rien  moins  qu'à  menacer  dans  leur  ensemble 
l'organisation  judiciaire  et  les  bommes  qui  la  composaient.  Ne 
déguisant-  pas  son  dessein  de  rapprocher  les  cours  royales  et  les 
tribuuaux  de  ce  qu'étaient  jadis  les  parlemens,  les  baiffiages  et  les 
justices!  locales,  M.  de  Bonald  traçait  un  séduisant  tableau  de  la 
justice  sons  l'anden  régime,  osait  affirmer  que  le  nombre  des  juges 
s'était  considérablement  accru,  soutenait  que  les  codes  offraient 
dux  ignomns  les  moyens  de  multiplier  la  chicane,  tandis  que  les 
procès  étaient  favorisés  par  un  accès  trop  prompt  auprès  des  tri- 
btnaox,  qu'il  étût  nécessaire  de  reconstituer  les  grands  corps  judt- 
âaires,  de  dinûnuer  le  nombre  des  cours  pour  augmenter  les  com- 
pagDfies;  qu'il  importait  peu  de  faire  des  mécontens,  puisqu'il 
s'agissait  d'exclure  des  ennemis  du  roi. 

(hielle  que  fût  l'assuvance  avec  laqurile  le  rapporteur  soutint  sa 


008  «ETUB  DE8  DEUX  MONDES. 

thèse  et  donnât  cours  à  ses  passions  contre  le  nouveau  régime,  elle 
n'approchait  pas  des  théories  audacieusement  émises  sur  Tinamo- 
vibilité.  A  l'entendre,  ce  n'était  point  une  garantie  ;  elle  n'ajoutait 
rien  à  l'intégrité  du  juge  fidèle,  elle  assurait  aux  juges  corrompus 
une  longue  et  scandaleuse  impunité  ou  favorisait  une  coap^le 
indolence.  Trahissant  sa  pensée  secrète,  le  rapporteur  allait  jusqu'à 
dire  :  «  Si  telle  était  la  disposition  des  esprits,  l'inOuence  des  cir- 
constances, qu'il  y  eût  dans  la  société  autant  de  juges  faibles,  cor- 
rcunpus,  ignorans  que  de  juges  courageux,  intègres,  éclairés,  un 
ordre  judiciaire  inamovible  serait  un  malheur.  »  Quel  était  donc 
l'intérêt,  quelle  était  l'origine  de  l'inamovibilité?  Selon  H.  de 
Bonald,  elle  n'était  née  ni  de  l'intérêt  des  justiciables,  ni  du  res- 
pect de  la  justice,  mais  exclusivement  du  rôle  politique  des  anciens 
parlemens,  auxquels  la  royauté  avait  voulu  conférer  une  garantie 
propre  à  assurer  le  libre  exercice  du^  droit  de  remontrances  et  la 
garde  des  lois  fondamentales. 

Malgré  des  argumens  historiques  si  solides,  la  commission  dont 
M.  de  Bonald  était  le  rapporteur  s'était  déclarée  favorable  à  l'ina- 
movibilité, mais,  étendant  la  proposition  Hyde  de  Neuville  et  s'in- 
spirant  du  décret  de  1807,  elle  instituait  un  stage  d'un  an  pendant 
lequel  tout  magistrat  demeurerait  amovible  en  se  bornant  à  acquérir 
des  titres  à  l'investiture.  La  majorité  ultra-royaliste  transformait  un 
expédient  en  une  mesure  définitive.  En  terminant,  le  rapporteur 
faisait  un  appel  à  tous  ceux  qui  voulaient  sauver  la  France,  traçait 
le  tableau  des  dangers  que  courait  le  royaume,  laissant  entendre 
que  les  juges  institués  trompaient  sa  confiance,  que  les  attentats 
contre  l'ordre  public  n'étaient  punis  qu'avec  faiblesse,  et  que  cer- 
tains jugemens  récens  pouvaient  avoir  pour  l'avenir  de  la  royauté 
des  suites  plus  graves  qu'une  sédition. 

Ce  rapport  écrit  avec  art,  plein  de  subtilité  et  d'adresse,  était  le 
manifeste  d'une  majorité  qui  ne  cachait  pas  son  désir  de  revenir 
en  tout  à  l'ancien  régime.  La  discussion  devait  ajouter  fort  peu  aux 
argumens  du  rapporteur.  Tout  le  discours  de  M.  de  Bonald  ne  fat 
qu'une  longue  attaque  contre  les  magistrats  en  fonctions.  «  Nous 
savons,  dit-il,  quelle  est  la  composition  actuelle  des  tribunaux.  Cd 
cri  général  s'élève  de  tous  les  points  de  la  France  pour  réclamer 
leur  réforme.  »  Il  concluait  en  demandant  qu'on  ne  s'en  remttpas 
du  devoir  d'opérer  l'épuration  des  cours  au  ministre  qui  n'avait 
pas  su  les  composer,  mais  qu'une  commission  de  députés  lût  char- 
gée de  ce  soin.  Ainsi  un  parti  dominant  dans  la  chambre,  enflammé 
des  plus  ardentes  passions,  menaçant  un  ministère  plus  modéré  que 
lui,  voulait  décréter  une  épuration  presque  totale  dans  un  intérêt 
exclusivement  politique. 

L'opinion  publique  s'était  émue  du  rapport  de  M.  de  Bonald:  la 


Là  REFORME  JUDICIAIRE.  609 

presse  TaTait  discuté  avec  ardear;  des  publicistes  l'avaient  réfuté. 
Les  libéraux,  qui  n'avaient  pas  encore  rompu  avec  la  restauration, 
suppliaient  les  chambres  de  ne  pas  commettre  une  faute  qui  «  au- 
toriserait à  conclure  que  tous  les  gouvememens  sont  également 
amoureux  du  pouvoir  arbitraire.  » 

A  la  chambre  des  députés,  MM.  Pasquier,  Beugnot,  de  Barante, 
invoquèrent  tour  à  tour  la  charte  ;  ce  dernier  montra  quelle  serait 
rintolérable  situation  des  magistrats  mis  en  surveillance  pendant 
une  année,  entourés  et  comme  étouffés'^par  la  délation,  ne  pouvant 
conserver  ni  la  liberté  de  leur  esprit,  ni  l'indépendance  de  leurs 
jugemens.  En  vain  avouera-t-on  qu'on  se  livre  à  une  expérience, 
qu'on  essaie  des  juges.  Que  diront  les  justiciables  de  18167  et  de 
quel  droit  seront-ils  privés  des  garanties  indispensables  en  une 
société  réglée? —  La  discussion  de  la  chambre  des  députés  semblait 
terminée,  lorsque  M.  Royer-GoUard,  prenant  la  parole,  porta  le 
débat  à  une  hauteur  inconnue  avant  lui.  Jamais,  à  aucune  époque, 
l'inamovibilité  ne  fut  défendue  en  de  tels  termes  :  il  marqua  ce 
grand  principe  de  traits  ineffaçables.  Après  avoir  montré  l'ordre 
social  tout  entier  reposant  sur  le  respect  des  lois  et  les  tribunaux 
institués  pour  assurer  ce  respect,  M.  Royer-CoUard  prouvait  qu'il 
n'y  avait  pas  pour  la  société  d'intérêt  plus  grand  que  l'impartialité 
des  jugemens,  pas  de  ministère  aussi  important  que  celui  du  juge. 
m  Lorsque  le  pouvoir,  disait-il,  chargé  d'instituer  le  juge  au  nom 
de  la  société,  appelle  un  citoyen  à  cette  éminente  fonction,  il  lui  dit  : 
«  Oif;ane  de  la  loi,  soyez  impassible  comme  elle.  Toutes  les  pas- 
sions frémiront  autour  de  vous  ;  qu'elles  ne  troublent  jamais  votre 
fijne.  Si  nr^es  propres  erreurs,  si  les  influences  qui  m'assiègent,  et 
dont  il  m'est  si  malaisé  de  me  garantir  entièrement,  m'arrachent 
dies  comTjandemens  injustes,  désobéissez  à  ces  commandemens; 
résistez  à  mes  séductions,  résistez  à  mes  menaces.  Quand  vous 
oQODtervz  au  tribunal,  qu'au  fond  de  votre  cœur  il  ne  reste  ni  une 
cKaiDte,  ni  une  espérance;  soyez  impassible  comme  la  loi.  »  Le 
citoyen  répond  :  (c  Je  ne  suis  qu'un  homme,  et  ce  que  vous  me 
demandez  est  au-dessus  de  l'humanité.  Vous  êtes  trop  fort  et  je 
stJiis  trop  faible  ;  je  succomberai  dans  cette  lutte  inégale.  Vous 
méconnaîtrez  les  motifs  de  la  résiMance  que  vous  me  prescrivez 
aajoord'hui  et  vous  la  punirez.  Je  ne  puis  m' élever  toujours  au-des- 
sus de  moiHoaême,  si  vous  ne  me  protégez  à  la  fois  et  contre  moi  et 
contre  vous.  Secourez  donc  ma  faiblesse;  affranchissez- moi  de  la 
crainte  et  de  l'espérance;  promettez  que  je  ne  descendrai  point  du 
tribunal,  à  moins  que  je  ne  sois  convaincu  d'avoir  trahi  les  devoirs 
que  vous  m'imposez.  »  —  Le  pouvoir  hésite;  c'est  la  nature  du 
pouvoir  de  se  dessaisir  lentement  de  sa  volonté.  Éclairé  enfin  par 

ton  tuu  —  18S0.  39 


610  BETOE  DBS  DEUX  HONDBB. 

Texpérience  6tif  ses  vériftal^Ies  intëréîs,  subjugué  par  la  force  tem- 
jours  eroissante  des  choses,  il  dh  au  |jnge  :  «  Vous  sere^msio- 
vible.  »  —  «  Tells  sent,  messieursi  Poifgine  et  les  mofifs,  f liiattire 
et  la  tlféorie  du  principe  de  rifiamovibilitë,  prïncipe  absolu,  qu'on 
ne  modifie  point  sans  le  détruire,  et  qui  périt  tont  entier  dafis  la 
moindre  restriction  ;  «—  principe  qui  consacre  la  eiiarte,  bien  plus 
que  la  charte  ne  le  consacre,  parce  qu'il  est  antérieur  et  sapérieor 
à  toutes  les  formes  et  à  toutes  les  rëgjles  de  gouvernemeBs,  qu'il 
surpasse  en  importance  ;  principe  auquel  tend  toute  sodété  qui  ne 
Ta  pas  encore  obtenu,  et  qu^aticune  société  ne  perd,  après  FaToir 
possédé,  si  elle  n'est  déjà  tombée  dans  l'esclavage  ;  principe  enfin 
qu'on  a  toujours  vu,  qu'on  verra  toujours  menacé  par  la  tyrannie 
naissante,  et  anéanti  par  la  tyrannie  toute-puissante.  » 

Les  sages  sentirent  quelle  était  la  puissance  de  Forateur  qui 
venait  de  se  révéler';  les  exaltés  ne  virant  en  lui  qu'un  théoricien 
étranger  aux  vrais  besoins  de  la  France^  un  philosophe  dont  la 
raideur  n'entendait  rien  à  la  politique  ;  ïl  s'en  fallut  de  peu  qoe  les 
ultras  ne  traitassent  de  bonapartiste  le  fier  esprit  qui,  demeuié 
fidèle  à  la  monarchie  constitutionnelle,  avait  traversé  depuis  fingt- 
cinq  ans  les  révolutions  et^  les  despotismes  en  refusant  égriement 
de  se  courber  ni  de  servir. 

La  vote  de  la  chambre  donna  aux  violens  la  satisftiction  hnanédfate 
qu'ils  souliaitaient  :  par  180  voix  contre  158,  la  proposition  Hyde 
de  Neuville  fut  votée  ;  pendant  un  an,  Tinamovibilité  était  suspen- 
due à  l'égard  de  tous  les  magistrats  de  France.  H  est  vrù  que 
H.  de  Bonald  échouait  dans  la  proposition  qu'il  avait  faite,  mais 
telle  qu'elle  était  votée,  la  loi  était  funeste,  car  elle  constituait  une 
de  ces  mesures  d'exception  que  les  partis  triomphans  se  plaisent 
à  faire  lorsque  le  frein  de  la  raison  ne  les  arrête  pas. 

Heureusement,  la  dhambre  des  pairs  veillait  au  salut  de  la 
charte.  Cest  devant  elle  que  le  ministère  comptait  triompher  des 
entratnemens  aveugles  auxquels  avaient  cédé  les  députés.  Aax 
discours  du  comte  Mole,  de  M.  de  Lally-ToIIendal,  du  duc  de  k 
Rochefoucauld,  rappelant  combien  de  malheurs  avait  déjà  causés 
à  la  France  le  mot  d'épuration  et  demandant  si  on  voulait  rcnouielcr 
le  système  de  délation  qu'il  autorisait  au  profit  de  ceux  qui  c<»voi- 
taient  des  places,  le  garde  des  sceaux  Barbé-Marbois  ajouta  les 
plus  nobles  efforts,  discutant  avec  fermeté  et  s'écrrant  enfin  :  <t  Un 
tribunal  entier  qu'on  peut  éconduire,  qu'est-ce  autre  chose  qu'une 
commission  7  Et  Thistoire,  quand  il  s'agit  de  commissions,  n'examine 
pas  quels  magistrats  les  composaient  :  elle  neparle  que  de?  victimes.» 
Le  langage  des  royalistes,  soutenant  qu'ils  voulaient  arracher  la 
jus>tice  aux  mains  d'ennemis  de  la  monarchie,  ne  fit  aucune  impres- 
sion sur  des  esprits  fermes  qui  étaient  résolus  à  ne  pas  laisser 


Lk  KÉfûiOIfi  aUDKIAIBE»  dit 

0kMr  le  paiuroir  «ux  mains  des  Vieiétift^  et  la  résdilttoti  de  la 
chtfldiMre  des  députés  Sm  rejetée,  le  A9  décembre,  par  91  ymx 
Qèntro  AA« 

La  magifitraUiKre  était  aauvée  de  la  tempête  qui  la  imenaçait  : 
elle  a¥ait  échappé  à  la  oriae  la  plus  grave  q«i'^  <éût  eu  à  subir, 
mais  il  lui  restait  à  trafttrser  les  ettprîi&es  de  rinvec^ûturè  royate. 

Cette  mesure,  qui  senblail  ineufBsàûte  aux  fongueux  roTÎîilistes, 
pennettait  au  pouvoir  d'étmdre  la  main  sur  tous  les  sièges.  Les 
ib6saux>  à  obaqae  exdusioa  de  magistrals,  poussèrent  des  ci  a* 
meurs,  et  nul  d'entre  eux  n'en  a  perdu  la  mémoire.  L'épuration 
des  corps  judiciaires,  accomplie  par  l'investiture,  l'inamovibilité 
saspendue  en  fait  pendant  vingt  mois  et  menacée  dans  son  prin- 
cipe«  les  ultras  projetant  un  beufeversisinent  plus  complet  encore 
et  succombant  dans  leur  imprudente  entreprise,  tels  fureat  les 
griefs  que,  dans  tout  le  €ours  de  la  restauration,  l'opposition  ne 
se  lassa  pas  de  rappeler.  Députés,  historiens»  publicistes  s'accor- 
dèrent à  flétrir  ces  épurations.  Leur  souvenir  odieux  sauva  peut- 
être  la  magistrature  oMnacée  en  d'âuires  teitips  par  des  partis 
difféieos  animés  de  passions  semblables.  Ni  le  doc  de  Breglie,  ni 
M.  de  Yaulabelle,  ni  M.  Jules  Favre  ne  pardonnèrent  à  la  restau- 
ratioû  mne  faute  dont,  à  leurs  yeux^  elle  ne  s'était  jamais  justifiée. 
On  retrouvé  ce  sentiment  des  contemporains  dans  la  vivacitt^ 
arec  laquelle  l'institcbtion-des  juges-audileurs  fat  attaquée  «n  1828 
et  en  18tld.  Gréés  aous  l'empire^  en  1808^  ces  juges  pouvaient 
être  envoyés  d'un  tribunal  k  un  autre  ikas  le  rssâort  de  la  cour  à 
laqpieUe  ils  Paient  attachés  ;  jusqu'en  iSSO,  le  ministre  de  la  Justice 
ne  parut  pas  se  douter  du  parti  4<^''il  pouvait  iirer  de  oes  magis** 
tr&ta  volaasf  mais  il  ne  tarda  pas  à  le  comprendre  :  une  ordôn*-^ 
nance  divetoppa  leur  réle^  et  près  de  m  cents  furent  nom-- 
oftés  de  1831  à  1898.  Dkilne  pouvait  contester  que  le  ministère  eût 
eu  un  bot  politique  et  qu'une  atteinte  eût  été  portée  au  principe 
d'inamovibilité.  Ces  réclamations  parties  de  toiis  côtés  parvinrent 
jusqu'à  la  chambre  qui  venait  d'être  élue  en  1828,  et  un  projet  de 
loi  supprimant  las  auditeurs  fut  promis  par  le  minîstèrs  Martignac# 
MM i  de  Villèk  at  de  Peyronnet  avaient  feroé  toi»  ios  ressorts  du 
pot^MT  afin  de  lutter  eontne  le  flot  montant  des  édées  libérales* 
Mbctation  de  choisir  tes  magistFato  parmi  d'anofenofes  familles, 
dédaim  des  barreaui»  dont  le  libéralisme  était  sueped,  envoi  des 
magistrats  du  ministère  public  d'une  extrémité  à  l'autre  du  royaume, 
emploi  habile  des  auditeurs^  tout  avait  été  mis  en  oeuvre  pour  bri- 
ser l'indépendance  de  la  magistrature.  Sfyectacle  singulier  I  tant 
d'cArls  furent  impuissam  :  malgré  les  ncmiaations  de  royalistes, 
l'cqirit  de  oorps  l'emporta  sur  l'esporit  dé  parti.  Les  magistrats  se 
formaiafit  aux  moeurs  eonstitutioniiellesé  Aux  lanaantatiions  des  rt)ya* 


612  BETDE  DES  DEUX  MONDES» 

listes  déplorant,  sans  se  l'expliquer,  le  mauvais  esprit  des  cours, 
répondaient  les  hommages  de  la  reconnaissance  publique  entourant 
les  juges  dont  l'indépendance  avait  garanti  la  loyale  application  de  la 
charte.  Tant  il  est  vrai  que,  dans  notre  siècle,  les  corps  judiciaires, 
quel  que  soit  le  mode  de  leur  recrutement,  reçoivent  et  partagent 
tôt  ou  tard,  si  leur  indépendance  et  leur  fixité  sont  garanties,  les 
sentimens,  les  principes  et  les  convictions  qui  animent  la  bour- 
geoisie et  qu'échappant  à  l'esprit  de  caste,  ils  n'entament  de  luttes 
prolongées  qu'avec  les  opinions  extrêmes  et  l'intolérance  des  partis! 

III. 

La  révolution  de  juillet  1830  trouva  les  corps  judiciaires  en  majo- 
rité favorables  aux  Bourbons,  mais  effrayés  de  l'aveuglement  du 
roi,  décidés  à  se  prononcer  contre  l'agresseur,  quel  qpi'il  fût,  une 
magistrature  enfin  qui  se  serait  rangée  tout  entière  autour  de 
Charles  X  si  les  libéraux  eussent  tenté  quelque  insurrection,  mais 
que  la  violation  de  la  charte  déterminait  à  se  rallier  autour  du  nou- 
veau pouvoir  né  du  besoin  de  la  défendre  et  de  sauver  la  société 
de  l'anarchie. 

Dès  les  premières  heures  qui  suivirent  la  révolution,  il  fallait 
décider  si  une  nouvelle  investiture  serait  prescrite.  La  gauche,  qui 
sentait  son  triomphe,  voulait  en  profiter  pour  enlever  dans  la 
révision  de  la  charte  la  promesse  d'une  épuration  générale. 

Cette  mesure  fut  repoussée  par  la  question  préalable,  et  on  pou- 
vait croire  la  question  vidée,  lorsque  M.  Mauguin,  reprenant  le 
même  vœu,  proposa  par  un  article  additionnel  que  tous  les  magis- 
trats cessassent  leurs  fonctions  dans  le  délai  de  six  mois,  s'ils 
n'avaient  pas  reçu,  avant  cette  date,  leur  institution.  A  M.  de  Bri- 
^ode  qui  défendit  la  mesure,  le  rapporteur  Kl.  Dupin  répondit  avec 
fermeté,  ne  niant  pas  les  mauvais  choix  des  ministres  de  Charles!, 
mais  ajoutant  «  qu'à  chaque  mutation  du  gouvernement,  on  avait 
voulu  s'emparer  du  pouvoir  judiciaire  pour  le  faire  servir  à  l'intA- 
rét  d'un  parti,  »  que  les  gouvememens  nouveaux  se  donnaient 
une  force  considérable  en  sachant  maintenir  l'organisation  judi- 
ciaire même  malgré  ses  vices,  que  le  parquet  renfermait  les  élé- 
mens  les  plus  contraires  au  nouveau  régime,  qu'on  saurait  y  faire 
pénétrer  l'opinion  dominante,  mais  qu'il  fallait  éviter  avant  tout 
de  renouveler,  en  ébranlant  les  juges,  les  fautes  du  passé. 

En  vain  M.  Salverte  essaya  de  soulever  contre  la  magistrature 
les  récens  griefs  d'arrêts  de  répression  ;  M.  Villemain  rappela  fort 
à  propos  le  langage  qu'inspiraient  en  1815  les  passions  exaltées 
contre  la  magistrature;  il  soutint  que  si  l'inamovibilité  devait  être 
acquise  par  une  espèce  d'effort  sur  les  impressions  de  la  chambre. 


LA.   RÉFOBME  JUOICUIàE.  613 

elle  n'en  vaudrait  que  mieux,  le  principe  sortant  d'une  telle  épreuve 
mieux  consacré  ;  qu'il  était  vain  de  rappeler  les  condamnations 
contre  les  journalistes,  puisqu'on  pouvait  mettre  en  regard  le  récent 
arrêt  par  lequel  une  cour  avait  déclaré  injurieuse  pour  le  pouvoir 
la  supposition  qu'il  pût  violer  les  lois,  frappant  d'avance  le  coup 
d'état  d*anathëme. 

M.  Mauguin  se  livra  alors  à  une  des  sorties  violentes  qui  étaient 
le  propre  de  son  talent  :  il  traça  le  tableau  des  cours  rem^jlies  des 
partisans  du  droit  divin,  d'ennemis  secrets  de  la  souveraineté  natio- 
nale; emporté  par  Tardeur  de  sa  parole,  il  osa  déclarer  que 
Louis  XVIII  avait  bien  fait  de  changer  en  1815  tous  les  magistrats, 
qu'il  fallait  à  une  réaction  savoir  opposer  une  réaction  nouvelle, 
€t  que  le  secret  de  la  force  pour  un  pouvoir  nouveau  était  l'art 

«de  supprimer  toute  résistance,  d'abaisser  tout  obstacle. 

Après  des  observations  de  M.  Madier  de  Moutjau  reconnaissant  les 

Jiberrations  de  quelques  magistrats,  mais  déclarant  que  l'immense 

majorité  était  incapable  de  se  laisser  aller  à  juger  en  matière  civile 

sous  l'influence  de  sentimens  politiques,  toutes  les  propositions 

fuient  rejetées  à  une  grande  majorité. 

Malgré  ce  succès,  les  défenseurs  de  la  magistrature  n'étaient  pas 
sans  inquiétude.  Le  ministre  de  la  justice,  M.  Dupont  (de  TEure), 
qui  aurait  dû  se  joindre  aux  adversaires  de  la  proposition,  avait 
gardé  le  silence  ;  ses  amis  protestaient  contre  la  générosité  impoli- 
tique de  la  chambre.  Ils  essayaient  de  compromettre  le'nom  du 
roi,  qui  (nous  le  tenons  de  bonne  source)  s'était, dès  le  début 
exprimé  sur  ce  point  avec  la  netteté  d'un  bon  sens  éclairé  par  l'ex- 
périence de  1815,  et  qui  eut  quoique  plaisir  à  placera  la  tête  du 
parquet  de  là  cour  de  cassation  celui  qui  avait  contribué  à  sauver 
la  magistrature.  Néanmoins  il  était  évident  que,- pour  dissiper  les 
préventions,  il  fallait  qu'un  sang  nouveau  pénétrât  dans  le  corps 
judiciaire.  Les  démissions  autant  que  les  révocations  des  mem- 
bres du  parquet  rendaient  les  nominations  nombreuses  ;  ^les  choix 
furent  rapides  et  heureux;  en  quelques  jours,  le  barreau  donna  à 
la  magistrature  des  noms  qui  devaient  l'honorer,  MM.  Victor  Lan- 
juinais,  Vivien,  Barthe,  Berville,  Beniard  (de  Rennes),  Aylies,  Tar- 
dif, et  tant  d'autres,  destinés  soit  à  entrer  dans  les  chambres,  soit 
&  s'élever  à  la  fois  dans  la  hiérarchie  judiciaire  et  dans  l'estime 
publique.  Pendant  ce  temps,  les  cours  s'assemblaient  pour  prêter, 
conformément  à  la  loi,  le  serment  au  roi  des  Français  et  à  la 
cliarte.  D'honorables  scrupules  déterminèrent  quelques  magistrats 

^   s'abstenir.  Les  démissions  ne  dépassèrent  pas  uue.centaine. 
H.  Dupont  (de  l'Eure)  ne  bornait  pas  ses  soins  au  remaniement  du 

Personnel;  il  proposait  dès  le  2  septembre  l'abolition  des  juges 

^^diteurs.  Le  rapporteur,  ancien  garde  des  sceaux  du  ministère 


Oti  B8TVS  DBS  DEQX  JiONDfiâ» 

MactigoaCt  condMma  rinoitutioa  :  «  11  semble»  disait  M.  Baurdeaiu 
que  tuus  les  efforts  du  pouvoir  ont  été  concertés,  tous  les  moyeos 
pria  pour  avoir  une  classe  docile  de  magistrats»  à  l'aide  de  laquelle 
hi  majorité  d'une  disoibre  pût  être  arrangée  suivant  les  intérêts  ou 
les  inspirations,  politiques  du  moments  Les  députés  n'eurent  pas  de 
peine  à  s'associer  à  son  langage,  et  la  loi  fut  votée  avec  cette  dis- 
tinction que  les  juges  auditeurs  seraient  sur-le-champ  supprimés, 
tandis  que  l'institution  des  conseillers  auditeurs  devait  disparaître 
par.  voie  d'ejitinction. 

Mais  l'intérêt  n'était  pas  absorbé  dans  ces  minces  détails.  Quel 
était  l'esprit  des  corps  judiciaires?  Dans  quelle  mesujre  étaient-ils 
dévoués  au  passé?  Gomment  pourrait-on  modifier  leurs  tendances? 
Avût-on  bien  fait  de  repousser  uose  institution  nouvelle?  Ne  serait-fl 
pas  possible  de  revenir  sur  le  vote  du  7  août?  Tels  étaient  les  doutes 
que  soulevaient  à  tout  instant,  dans  la  gauche,  les  députés  les  plus 
attachés  au  nouveau  gouvernement* 

Pendant  que  ces  débats  avaient  lieu  à  Paris,  ragitation^  fort  vive 
en  province,  était  loin  de  s'apaiser.  Les  mois  d'août  et  de  septembre 
avaient  vu  les  ordonnances  de  nomination  se  succéder  au  Moniteur 
sans  que  l'impatience  publique  fût  satiafaite.  C'est  le  malheur  des 
gouverneinens  nouveaux  de  demeurer  bien  au-dessous  de  l'attente 
de  leurs  amis  et  d'ôtre  condamnés  à  multiplier  les  déceptions  à 
mesure  qu'ils  accoident  des  faveura.  Les  ambitions  de  tous  ceux 
qui  avaient  concouru  aux  élections  libérales  de  1828,  qui  avaient 
été  persécutés  par  le  ministère  du  ooup  d'état  et  qui  avaient  latte 
pour  la  réélection  triomphante  des  221  étaient  aurexcitées  à  tel 
point  que  le  garde  des  sceaux,  les  ministres  et  les  députés  étaient 
assiégés  de  sollicitations  qui  prenaient  parfois  le  ton  ^  la  somma- 
tion. 11  se  trouva  de  mauvases  tètes  qui  imaginèrent  de  provoquer 
des  incidens  bruyans  pour  faire  céder  la  chancellerie.  À  Mets,  lors 
deirinstaliation,  des  magistrats  furent  insultés,  on  menaça  de  les 
arracher  de  leur  siège,  on  denoaoda  leur  démission  avec  violence. 
A  Poitiers,  des  démonstraticms  de  blâme  public  eurent  lieu  contre 
une  .partie  des  conseillers.  A  Nancf ,  où  la  prestation  de  serment 
s'étadt  faite  sans  trouble,  où  la  cour  était  entourée  du  respect 
public,  les  tètes  «'étaient  montées  pendant  les  vacances  judiciaires; 
on  avait  vu  .de  nombreuses  démissions  données  dans  phisieors 
cours  royales  ;  on  avait  compté  les  succès  d'un  barreau  qui  senh 
blait  avoir  été  oublié;  on  ae  deiXMtnda  s'il  éuit  juste  que  Nanc; 
n'eût  pas  aussi  a  sa  révolution  judiciaire.  »  Quelques  jours  avant 
la  rentrée,  huit  magistrats  reçurent  avis  d'avoir  à  donner  leurs 
démissions  sous  peine  d'être  exposés  à  la  mort.  L'audience  de  renj 
trée,  à  laquelle  le  barreau  refusa  d'assister,  fut  troublée  par  des 
maanfeatations  ;  des  sifflets  accompagnèrent  les  conseiUeis»  des 


LtL  HÉFORHB  JUDIGUIRB^  tfl% 

pôurstiites  enfanmées  li'arrëtèreiit  pas  les  mehnxsen\  ded  écSftiêf  in}ih 
rieux  furent  répandas  dftns  le  ressort.  Il  n'éteit  pas  besoin*  <!Pub 
tel  scandale  pour  exciter  Fesj[)rit  des  âéptrtês;'  de  tous  ciôtés  ilsre^ 
ceyiient  les  dolëantes  de  leurs  élettetîts.  Ils  saisittent  la  pr^miène 
occasion  de  les  porter  à  la  tribune.  Elle  nt  se  fit  pas  attendre. 

Sur  la  pétition  de  dîx-neuf  arocats  de  Glermont  déclarant  cjtïe 
les  juges  de  Charles  K  n'obtiendraient  jamais  la  confiance  du  pays, 
qa'ils  se  refusaient  k  comprendre  comment  la  toge  du  magistrat 
serait  plus  inviolable  que  le  manteau  de  la  pairie  0a  le  sceptre  royal 
et  qu^il  fallait  une  institution  nouvelle  pour  épurer  la  magistrature, 
la  commission  proposa  le  renvoi  au  ministre  de  la  justice,  qui  serait 
invité  à  mettre  tous  les  dépositaires  des  pouvoirs  publics  «n  har- 
monie avec  Perdre  de  choses  nouveau.  M.  Dupin,  en  repotissant  te 
renvoi,  ne  te  borna  pas  à  invoquer  les  promesses  formelles  de  la 
charte  et  le  contrat  qui  était  né  du  serment  librement  prêté  par  les 
magistrats,  il  montra  qu'une  investiture  ajournée  «  était  une  stïs- 
pension  de  la  justice  et  plus  encore  un  renversement  de  toute 
JDstice.  »  —  «  Si  je  condamne  un  tel,  dirait  le  juge,  il  me  fera 
perdre  ma  place  ;  si,  au  contraire,  je  sers  les  intérêts  d'un  tel,  il 
ïn'appuiera,  il  me  protégera,  d  Pénétrant  jusqu'au  fond  de  la  quBS- 
tion,  M.  Dupin  demaudait  à  la  commission  des  pétitions  si,  pour 
apprécier  un  intérêt  civil,  un  juge  devait  être  du  même  parti  poli- 
tique qufi  les  justiciables;  avec  de  telles  méfiances,  il  montrait 
rimpossibilité  de  composer  un  tribunal  dans  un  pays  où  exrstaft 
une  grande  diversité  de  sentîmens  ;  il  estimait  que  pour  lui  il  aime- 
rait mieux  confier  la  solution  d'un  procès  à  tel  de  ses  adversaires 
politiques  qti'à  tel  de  ses  amis  et  qull  était  heureux,  pour  la  con- 
fiance de  tous,  qu'il  y  eût  dans  la  magistrature  des  hommes  de 
toutes  les  opinions. 

Ce  discours  plein  de  bon  sens  ramena  le  calme  dans  les  esprits; 
le  débat  avait  trahi  trop  ouvertement  les  vues  intéressées  de  tous 
ceux  qui  réclamaient  à  leur  profit  Tépuratîbn  judiciaire,  la  chambre 
refusa  de  prêter  attention  à  de  si  misérables  plaintes  ;  l'ordre  du 
jour  fut  voté  à  la  presque  unanimité. 

L'énergie  modérée  de  quelques  honraies  avait  préservé  le  gou- 
Temement  naissant  d'une  krurde  faute.  Des  récriminations  se  firent 
encore  entendre;  mais  ces  avidités  impatientes  que  la  dt<(trtbution 
soudaine  de  quatre  cents  places  dans  les  parquets  n*avait  pas  satis- 
faites forent  calmées  par  le  temps.  Deux  ans  après  la  révolution  de 
juillet,  nul  ne  réclamait  plus  d'épurations  générales.  L'opini<m 
publique,  un  moment  agitée,  n'avait  pas  tardé  à  reprendre  son 
assiette  et  la  magistrature  à  retrouver  le  respect  auquel  elle  était 
accoutumée.  Appartenant  à  cette  classe  moyenne  qui  avait  fait  la 
révolution,  les  magistrats  vivaient  en  plein  accord  avec  la  société 


010  RBVUB  MS  DEUX  MONDES 


de  province,  dont  le  nouveau  régime  avait  couronné  les  vœux.  Les 
institutions  créées  par  la  nation,  ainsi  que  les  lois  pénales  adoucies 
par  elle,  s'unissaient  pour  rendre  leur  tâche  plus  facile.  11  est  aisé 
de  savoir  ce  que  fut  la  magistrature  sous  le  gouvernement  de 
juillet.  A  aucune  époque  de  notre  histoire  parlementaire,  les  dis- 
cussions du  budget  ne  furent  plus  fécondes  en  renseignemens  sur 
la  marche  des  services  publics.  Grâce  à  l'étendue  de  ces  discus- 
sions, nous  connaissons  les  griefs  et  les  vœux  exprimés,  les  projets 
de  réformes  judiciaires  conçus  pendant  dix-huit  ans. 

A  rinstitution  en  elle-même  aucune  critique  générale  ne  fut 
adressée.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  suivre  les  débats  qui  s'élevèrent 
sur  l'extension  de  la  compétence  des  juges  de  paix,  sur  l'organi- 
sation^de  la  suppléance  au  tribunal  de  la  Seine,  sur  la  meilleure 
forme  à  donner  à  l'organisation  du  noviciat  judiciaire.  Il  faut  lire 
ces  discussions  remplissant  plusieurs  séances  des  deux  chambres, 
pour  se  rendre  compte  de  l'éclat  que  leur  donnait  la  parole  du 
premier  président  Portails,  celle  de  M.  Laplagne-Barris,  de  M.  Vivien 
ou  de^M.  Barthe.  Ce  que  nous  voulons  retenir  des  débats  annueb 
sur  le  [budget,  c'est  le  tableau  des  accusations  portées  alors  par 
l'opposition.  Sans  y  insister,  les  orateurs  faisaient  allusion  à  la  sévé- 
rité de  ja  magistrature  en  matière  de  presse.  En  leur  rendant  la 
connaissance  de  quelques  infractions  politiques,  les  lois  de  sep- 
tembre avaient  fait  aux  tribunaux  le  plus  funeste  présent,  elles 
avaient  mis  les  juges  dans  cette  situation  déplorable  qui  est  com- 
mune à  toutes  les  causes  politiques,  où  leurs  jugemens  ne  passent 
jamais  pour  l'expression  de  leur  conscience,  mais  pour  un  acte  de 
faiblesse  intéressée  soit  ravers  le  gouvernement,  soit  envers  l'opposi- 
tion dont  on  les  accuse  de  rechercher  les  faveurs.  Ce  qui  revenait 
le  plus  souvent,  c'étaient  les  critiques  contre  les  cours  royales,  qu'on 
accusait  de  distribuer  avec  partialité  le  profit  des  annonces  judi- 
ciaires et  d'avoir  ainsi  accordé  aux  journaux  ministériels  de  scan- 
daleuses subventions.  En  relisant  ces  grands  débats  de  18&5  et  de 
18&6,  on  demeure  frappé  de  l'importance  attachée  par  le  ministère 
à  une  mission  discrétionnaire  qu'il  était  si  facile  de  modifier  et  de 
l'attention  apportée  par  la  chambre  des  députés  à  un  abus  qui  de 
loin  semble  peu  important.  N'est-ce  pas  poiur  nous  un  irrécusable 
témoignage  de  la  situation  de  la  magistrature  en  1847  7  On  n'avait 
rien  à  lui  reprocher  d'essentiel.  —  Cn  grief  bien  autrement  grave  étaii 
le  nombre  des  magistrats  faisant  partie  des  chambres.  Soixante  ei 
onze  députés  appartenaient  à  la  magistrature,  et  sur  quarante-neuf 
magistrats  de  la  cour  de  cassation,  quatorze  siégeaient  au  Luxem- 
bourg et  onze  au  Palais-Bourbon.  Mais  était-ce  l'organisation  judi- 
ciaire qu'il  fallait  accuser,  alors  qu'il  eût  suffi  de  voter  une  loi  d'in- 
compatibilité pour  porter  remède  à  cet  abus? 


LA  RÉFOBME  JCDIGIAIRS.  017 

Ainsi,  dix-sept  années  de  discussions  sans  entraves  n'avaient  mis 
en  lamière  que  des  abus  étrangers  à  la  nature  des  juridictions  et 
aui  fautes  des  juges,  mais  se  rattachant  aux  rapports  imprudemment 
établis  entre  les  cours  royales  et  la  presse,  à  la  présence  de  trop 
de  magistrats  sur  les  bancs  des  chambres  et  aux  promotions  accor- 
dées aux  sollicitations  intéressées  des  députés. 

Aussi  le  gouvernement  issu  de  la  révolution  de  février  ne  prit-ii 
pas  au  sujet  de  la  magistrature,  une  de  ces  résolutions  soudaines 
que  provoquent  les  rancunes  accumulées  de  ropinion  publique. 
Le  2  mars,  le  ministre  de  la  justice,  en  allant  successivement 
présider  les  audiences  solennelles  tenues  au  palais  de  justice  était 
sincère  lorsqu'il  avouait  qu'il  n'avait  aucun  projet  arrêté  :    «  Ce 
que  deviendra  l'institution  de  la  magistrature,  disait-il,  je  ne  puis 
vous  le  dire,  nous  l'ignorons  tous.  L'assemblée  nationale  pronon* 
cera  seule  sur  votre  sort.  »  Ou  ces  paroles  n'avaient  pas  de  sens, 
ou  elles  constituaient  de  la  part  du  gouvernement  une  promesse  de 
ne  rien  résoudre  à  coups  d'autorité  et  de  ne  pas  user  de  son  pou- 
voir dictatorial.  Le  changement  du  personnel  des  parquets  absor- 
bait d'ailleurs  tous  ses  soins,  et  le  Moniteur  était  rempli  de  longues 
listes  d'avocats-généraux  et  de  substituts  destitués.  Aucun  magis 
trat  inamovible  n'avait  encore  été  atteint,  lorsque  parut  une  circu- 
laire menaçante  du  ministre  de  l'intérieur  (M.  Ledru-RoUin),  aux 
commissaires  du  gouvernement.  «  Quels  sont  vos  pouvoirs  ?  écri- 
vait le  ministre.  Ils  sont  illimités.  Agens  d'une  autorité  révolution- 
naire, vous  êtes  révolutionnaires  aussi...  Quanta  la  magistrature 
inamovible,  vous  la  surveillerez,  et  si  quelqu'un  de  ses  membres 
se  montrait  publiquement  hostile,  vous  pourriez  user  du  droit 
de  suspension  que  vous  confère  votre  autorité  souveraine...  » 

Les  commissaires  n'eurent  garde  de  négliger  dé  telles  excitations. 
Chaque  courrier  apportait  à  Paris  la  preuve  de  leur  intempérance  : 
ils  suspendaient,  pariois  révoquaient  des  juges,  allaient  jusqu'à 
frapper  un  tribunal  tout  entier.  En  certaines  villes,  la  colère  popu- 
laire avait  protesté,  ramené  de  force  sur  leurs  sièges  les  magistrats 
et  chassé  les  commissaires.  Dans  le  sein  du  gouvernement  provi- 
soire, ces  désordres  avaient  leur  contre-coup,  M.  Ledru-RoUin 
défendant  ses  tout-puissansdélégués,  et  M.  Grémieux  s'éle van l  contre 
leurs  empiétemens.  Un  instant,  on  crut  que  les  deux  ministres  s'en- 
tendriûent  pour  subordonner  les  suspensions  à  une  délibération 
du  cabinet  ;  mais  le  gouvernement  n'eut  pas  le  courage  de  désa- 
vouer longtemps  ses  commissaires.  Un  décret  du  2A  mars  approu- 
vait en  bloc  toutes  les  suspensions  des  magistrats  inamovibles  pro- 


noQCée»  àms  les  pr,o?mceft,  c^  d^darai^  cpa^eUes  se  prûlongmivit 
jviqui  ce  que  U  miwtre  en  ordonjoÂt  autrement.  Ainsd,  l^gOQ- 
YBroeoiMt  •central  tolérait  obet  aw  déléguée  l'^exercifie  i^iuif  d'au 
pouvoir  qu'il  ae  s'<âtait  fiae.  ceqaniui  ;  c'était  e^GOi:B  trop  p$a  aa 
ffé  des  vickoa.  Un  dA^cet,  ^looelama  f  ue  )a  principe  de  ïm^ 
movibilité  avait  disparu,  avieo  la  cbarte  de  iSâO  el  qu'il  éuit 
incompatible  avec  le  gouvernement  républicain.  Provisoirement  et 
jusqu'au  jour  où  l'assemblée  nationale  réglerait  l'organisation  judi- 
daire,  la  suspension  ou  la  révocation  des  magistrats  pouvait  être 
pcononcèi»  par  le  ouoiattie  de  la  justice»  {Pécret  du  17  avdl  lUS.) 

Tout  aussitôt  <|aatine  premieca  pré^eiis  furent  suspendoa.  Les 
décrets  se  OMiltipliôrent  pendant  4|uînza  jours  sans  que  M.  Gté^ 
oMtti:  osât  {aire  insérer  au  Uoniteur  cea  act^s  a£l)itjrairaa,  fiootie 
lesqioels  la  presse,  revenue  de  son  premier  effrojt,  commeoçiit  à 
protester  avec  violeme,  D'ailleora  les  pouvoirs  dictatociaux  eipi- 
raient.  Le  h  mai.  l'assembla  nationale  était  réunie,  et,  le  6,  elle 
entendait  lea  rapporta  des.  oMVibres  du  gouvernenaeat  provisoire. 
En  reBdaa3tcomptedeatravaux,qu'il  avait  accomplis  «n  dix  semaioaPt 
le  ducoesseur  ioifroviâé  de  M.  Hélttrl  fut  forcé  d'adroaeer  aui  ma- 
^strats  des  éloges  qui,  dans  sa  bouche»  sont  les  plus  précieux  de 
tous  lies  témoignAges.  ^Un  dehoi:$  de  lapoliticpie,  dit4U  lajastice 
ne  manquait  à  M3èc\xn  de  ses  devoirs.  Soigneuse  des  intérêts  priré^ 
des  dtoyens,  débattant  demnt  eUe  leurs  prétentions  respecù^* 
soigneuse  de  la  liberté  des  cîteyeoa  pQur&uivi3  pour  des  faits  qui 
rentrent  dans  le  droit  comovan,  b  jiustice  rempUâsa'a  avec  zèle, 
avec  impartialité,  cette  partie<  si  iiopertanta  de  ses  attribotioBs* 
Malgré  quelques  kopecfeclions  que  nos  assemblées  ti^^tionales  s'éta- 
dieront  à  faire  disparaUara,  aucun  peuple  n'a  des  lois  plus  claires. 
plus  simples  que  nos  lois  civiles  ei  criminelles*  Leâ^ugesea  feoi 
une  sage  application,  et  notre  magistraiture  dans  l'accompUsseiseni 
de  ce  devoir  n.'a  certes  aucun  reproche  i  subir.  »  {Moniteur  du 
7  mai  18&8,  p.  M9..) 

te  Le  ministre  de  la  révolution  »  ajoatait  qu'il  s'était  conieatéde 
suspendre  quelques  magistmts,  mais  qu'il  n'avait  pas  révocpé  lui 
seul  juge  en  présence  des  longue»  habitudes  qui  donnaient  à  ki 
magistrature  assise  un  caractère  d'inviolabilité*  De  l'incompatibiliti 
du  principe  de  l'inamovibilité  avec,  le  gouv^memenl  répubUoia 
pas  UQ  mot  ne  fut  dit.  KL  Grémieux  n'avait  garde  de  renouveler  à 
ce  moment  la  déclaration  aussi  solennelle^qMe  maladroite  eoDiease 
daxis  le  décret  du  17  avril.  La  commission  chargée,  dès  le  2  insfs, 
de  préparer  la  loi  consùtutionnelle.  sar  la  magistrature  avait  coo* 
mencé  ses  travaux  et  elle  était  loin  d'adaiettre  que  Finamovi- 
bilité  eOt  péri  avec  la  charte  de  lâSQ.  £Ue  se  i)ocnait  k  différer  de 
trois  moia  l'invastituro  daa  eoipa  ^udiciaices,^  main  elle  autecdoor 


LA  BKfOAm  JtmCLIinB*  tif 


naît  pour  rayemr  toute  réroettion  de  juge  à  qm  décbioa  dé  h 
oow  soprôiM  précédée  dfttn  débat  OMtrMlictoirev  rétabUasam  «mai 
Pinamovibifité.  Le  comité  de  conatitutien,  deadn*  c6lé|  n^tfrait  paa 
hésrlé  à  pmehmer  ce  principe, 

AîBsi,  pour  Tavenk,  rinamovîbilitd  étaifirecdDirae^  mal»^  comaié 
le  parti  royaliste  en  f  8t6,  comme  les  parptisans  paaaîoniiës  de  la 
rérohitibf)  après  1899,  les  républicains  ê&  18i8  entmdaient  m 
ajourner  le  bénéfice  jusqu'au  moment  où  ila<  auraient  pu  éHmioer 
tous  leurs  adversafires  politiques. 

Dana  la  discnasmo  de  h  consUtution ,  rorganisatieun  jodidaifa 
ne  donna  pas  Keu  à  de  longs  déyeloppemena«  L«  tbéofie  de  Yist^ 
compatibilité  des  juges  inamcmblea  et  du  gou^emeinent  Pépubli*- 
cain  n'eut  méfme  pas  Fhonneuf  d^lme  discnsflton.  Le  temps  pt^sttsit^ 
les  pensées  étaient  ailleura;  chacun  songeait  &  Félection  prMhaine 
du  président  de  la  républi^pie;  d^un  commun  aceord>,  toutes  lea 
fueatioDS  graves  étaient  renvoyées  aur  loi»  organiques^  C'était  dooc 
vers  les  projets  d'organisation-que  se*  tournait  l'aitentroÉf  putttlqutt; 
La  commission  extr»- parflsmenfaire  formée*  le  2  mam  IM^atdt 
déposé  en  juin  un  projet  dont  le  principal  défaut  était* de  soulevet 
à  la  foi9  les  questions  les  plus*  diverse»  :  suppitession  de*  la*  cbamtre 
des  requêtes,  tes  cours*  ramenées  à  diHieuf,  tes  tribumMis  rédaha 
ft  un  seul  par  département ,  le  jury  étendu  aux'  matières  cdnfw* 
tionnelles,  remplaçant  les  ofi«mbre9  d'aocusation  €fl  eliargé  de  fixer 
la  peine  et  lies  dommages^intéréte,  la  diaiSnction  du  fair  et  dut  droit 
imposée  aux*  juges  afin  dr  préfparar  I^  jury  ci  vif^  r%e  de  to^  retraite 
fixé  à  soixante-dix  ans,  les  compétences  ef'  les  procédures'  medi^ 
fiées,  le  pouvoir  du  ministre'  de  k  ja!9tioe  halnflement  limité  par  les 
présentations  de»  cours  jointes  avr  barreau  qfui  éwitt  chargé-  de 
tieifipérer  Tesprit  de  cofps,  enfin  unéorgaajsatiim  du  n()rv{(naijudi<« 
daire,  telles  étaient  les  nombreuse»  réformes  aicouiUttlées.dBos' une 
mômo'Ioi. 

9e  tous  cfltés,  des  critiques  s'életèrunt  contre*  des:  ctfaagemens 
au3(quels  ropmroa  des  jbriircen9al€és  n'était  pas  préparée  et  que  là 
cocumission  m'avait  pas*  pris  le  temp«rde  mClrir*  G.a<mu»le  casgatmi 
t^nibattitl^projetavecuoe'impitoytcbleIcgiqu«;  des^écrits  se^midli'^ 
pTiërem^  Les^représentans^dupeupte  se 'montrèrent  plus  vîf s  «nbone 
qne  lea  magistrats;  lii  suppression'  <is  hvit  cttura  eixde  deux;  c«;nts 
trilmnaux,  rktteinte  portée  k  b  propiiété  dèa<  offl<M  avatsM  eeraaé 
dans  les'  provinces  une  irriittftion  dont  diaxfae  députtf  se  fit  Técho» 
Le  gouvernement  devait  en  tëirir*  compte.  Le^miuisifedebi^justiQu^ 
H.  Marie*,  retira*  ce*  projet  «fhi*  de  hil  en^  subetiauer  vu'  nouiveau 
plua  iMdéM,  dans leqtret  aauf  ItoprojefO tf une  Inatitttioii  Dmi«lla« 
aucune  désr  t^tmes^  cotlte9taAyfes'n'éta(irttMtat0Utte^La  aMimnaim 


6t0  E£YUE  DES  DEUX  MONDES* 

de  l'assemblée  nationale  en  atténua  encore  la  portée,  tout  en  main- 
tenant l'investiture  républicaine.  C'est  sur  ce  point  que  s'engagea 
la  véritable  discussion,  M.  de  Montalembert  vint  demander  que 
l'institution  promise  par  la  constitution  fût  donnée  à  tous  les  magis- 
trats inamovibles.  Il  rappelait  le  décret  du  gouvernement  provi- 
soire affirmant  que  Tinamovibilité  était  incompatible  avec  le  prin- 
cipe républicain,  et  montrait  cette  déclaration  frappée  d'un  double 
démenti  par  le  sentiment  public  et  par  le  texte  de  la  constitution 
républicaine.  Entrant  dans  les  détails  de  l'exécution,  il  prouva  que 
cette  mesure  allait  livrer  à  l'anarchie  les  corps  judiciaires,  sus- 
pendre la  justice,  condamner  la  magistrature,  à  partir  du  jour  où 
la  loi  serait  promulguée,  à  se  transformer  en  solliciteuse  ou  à  recou- 
rir à  des  intermédiaires  chargés  de  circonvenir  les  ministres  pour 
leur  représenter  sa  position,  ses  droits,  ses  devoirs,  ses  besoins. 
L'effet  de  ce  discours  fut  profond.  M.  Crémieux  lui  répondit  en 
soutenant  que  si  l'assemblée  nationale  n'avait  pas  perdu  le  sens 
des  événemens  de  février,  si  elle  avait  encore  conservé  l'esprit  de 
la  révolution,  il  lui  était  interdit  de  laisser  debout  un  seul  pouvoir 
qui  fût  antérieur  à  son  origine.  Il  défendit  les  mesures  qu'il  avvt 
prises  contre  les  magistrats.  Irrité  des  interruptions  de  la  droite, 
le  libéral  de  1820  se  donna  le  plaisir  d'une  attaque  facile  en  sé- 
criant  :  «  Avons-nous  oublié  ce  que  les  gouvemeroens  précédens 
ont  osé  sur  la  magistrature?  En  1815,  vous  l'avez  brisée;  il  ^^ 
vrai  que  vous  appeliez  cela  de  l'épuration.  »  L'agitation  prolongée 
qui  succéda  à  ce  cri  de  colère  prouva  que  nul  n'avait  oublié  les 
fautes  de  la  restauration. 

Ce  fut  M.  Jules  Favre  qui  répliqua  à  l'ancien  ministre  de  la  jus- 
tice, et  qui  tint  l'assemblée  sous  le  charme  d'une  éloquence  qui 
était  alors  toute  nouvelle.  Parti  de  l'extrémité  opposée  de  Tborizon 
politique,  l'orateur  républicain  arrivait  aux  mêmes  conclusions  que 
l'ancien  pair  de  France.  Comme  lui,  il  voulait  conserver  l'inamovi- 
bilité ;  mais  s'il  se  levait  pour  la  défendre,  c'était  dans  l'intérêt  de 
la  république,  afin  d'éviter  de  porter  dans  le  pays  une  perturbation 
funeste  au  gouvernement  nouveau.  Certes,  il  n'avait  pas  prévu  que 
l'assemblée,  que  la  nation  elle-même  dût  être  si  peu  réformatrice. 
Au  lendemain  de  la  chute  de  la  monarchie,  il  avait  cru  que  l'au- 
rore d'un  nouveau  89  allait  se  lever  sur  la  France,  que  toutes  les 
institutions  allaient  être  retrempées  au  feu  de  la  révolution,  que  le 
principe  électif  serait  appelé  à  galvaniser  les  corps  judiciaires;  il 
avait  compris  alors  que  l'inamovibilité  fût  répudiée;  mais  le  pays 
avait  exprimé  sa  volonté  :  les  réformes  avaient  été  examinées  avec 
défiance  ;  la  chambre  avait  repoussé  les  innovations,  elle  avait  voulu 
rassurer  les  intérêts,  conserver  et  rétablir.  Il  fallait  tenir  compte  de 


LA  RilûRICB  JUDICUIRB.  621 

ce  courant  et  ne  pas  chercher  à  le  remonter  ;  il  le  fallait  surtout 
quand  il  s'agissait  de  la  magistrature,  dont  le  pays  ne  désirait  pas 
le  renversement,  que  le  pays  estimait,  qu'il  entourait  de  ses  res- 
pects, parce  qu'en  dehors  de  la  politique  elle  avait  fait  son  devoir, 
qu'elle  l'avait  fait  loyalement,  honorablement  ;  qu'elle  jouissait  en 
France  d'un  bon  renom,  et  qu'à  de  très  rares  exceptions  près,  elle 
avait  donné  l'exemple  de  la  vertu.  A  une  loî  organique  apportant 
des  réformes  profondes,  qu'avait  substitué  l'assemblée?  Un  projet 
de  loi  réduisant  le  personnel  et  laissant  debout  l'institution  tout 
entière.  L'orateur  faisait  remarquer  qu'ainsi  on  allait  présenter  au 
pays  une  loi  qui,  n'ayant  que  le  titre  d'organisation  judiciaire,  sous 
prétexte  d'organiser  la  justice,  <c  laisserait  tout  debout  et  détruirait, 
en  même  temps  que  les  abus  seraient  respectés,  ce  qui  pouvait  les 
rendre  moindres,  c'est-à-dire  la  garantie  de  l'inamovibilité  judi- 
ciaire. Il  Répondant  aux  souvenirs  évoqués  par  M.  Grémieux,  il  sou- 
tint que  la  restauration  avait  péri  parce  qu'elle  s'était  jetée  dans 
cette  voie  de  réaction  et  de  persécution.  «  Avez-vous  pu  mécon- 
naître, lui  dit-il,  à  quel  point  avaient  été  impopulaires  les  épura- 
tions opérées  par  la  restauration  sur  la  magistrature  de  l'empire  ? 
Est-ce  que  cela  n'a  pas  été  contre  la  restauration  un  reproche  per- 
pétuel dont  jamais  elle  ne  s'est  justifiée?  Eh  bien  !  que  vous  con- 
seille-t-on  encore  une  fois?  On  vous  conseille  d'imiter  ces  précé- 
dens,  de  déclarer  vacante  la  totalité  des  places  de  la  magistrature, 
de  mettre  aux  mains  du  ministre  de  la  justice  le  sort  de  deux  mille 
fonctionnaires  et  de  leurs  familles,  de  prendre  une  mesure  qui 
serait  révolutionnaire  sans  être  réformatrice,  qui  ne  serait  qu'un 
changement  de  personnes  et  qui  ferait  croire  que  le  gouvernement 
de  la  république  n'est  qu'un  gouvernement  de  créatures.  » 

La  cause  était  gagnée,  et  le  rapporteur,  M.  Boudet,  fut  impuis- 
sant à  détourner  l'assemblée  d'adopter  l'amendement  de  M.  de  !V[on- 
talembert  :  Zhà  voix  contre  322  proclamèrent  le  maintien  de  l'ina- 
movibilité. 

La  majorité  était-elle  formée  de  voix  coalisées  contre  la  répu- 
blique? Nullement.  On  comptait  dans  son  sein  des  républicains 
éprouvés,  des  libéraux  de  vieille  date,  tels  que  MM.  Barthélémy 
Saint-Hilaire,  Leblond,  Pagnerre,  Edouard  et  Oscar  de  Lafayette, 
Ferdinand  de  Lasteyrie,  Victor  Lefranc,  Guichard,  Ferrouillat,  des 
hommes  comme  Edgard  Quinet  et  Victor  Hugo.  Tels  étaient  ceux 
qui,  avec  Jules  FavrOi  à  côté  de  MM.  Dufaure  et  de  Tocqueville, 
avaient  voulu  épargner  à  la  république  une  perturbation  qui  aurait 
pu  hâter  sa  perte. 

En  se  déclarant  favorable  à  l'inamovibilité,  l'assemblée  nationale 
avait  condamné  la  loi  ;  en  refusant  de  passer  à  une  troisième  dé- 


libératiw^  eHe,  remy^yait  &  Kaasembl^  iégifilfttivft  Ui  solution  (te 
problème^  SQulevéa  p«r  VorgwimMon}  judiciains. 

Dès  quQ  le  miniatère  qui  auÂviit  Us  éleotiopa  wt  étA  congiîtQâ,  k 
garde  des  sosaui,  M.  OdUoa  Barvot,  chargea  une  eommissioB  «iti«> 
parlom^ptaira  oompf^éa  des:  homwiea  les  plus  oooipétsss  <|e 
préparer  un  projet  et  w,  mw  plus  tard  il  était  «a  mesira  ds  le 
déposer  sur  le  bureau  de  l' Assemblée,  Ia  plupart  des  diapssilÂdiis 
vottes  par  TassienibléeDaticuaatos'y  trouvaient  reproduitea:  le  per- 
sonnel dea  cours  et  des  tribunaux  subissait  une  légère  rédaotioii, 
mais  elle  devait  s'epérerpar  voie  d'ej^tino^iodA  ;  les  pouvoirs,  de k 
chambre  d'accu^atjoa  élaievl  confiés  à  la  obambre;  coroectiisiineUe; 
les  chefs  de  cQuipagoie  devaient  puiser  les  <candidata  qu'ils  prteBr 
teraîent  à  la  cbanceKerie  suv  une:  liste  piurinaiiettle)  composée  disqfw 
année  mi-parUei  par  la  magistrature*  mi-partie  par  le  barreau  ;  k 
liste  des  caiudid^Bits.  aux  sië^s  de  juges  de  paix  devait  être  dianée 
par  les  oonseUs  généraux  ;  le  soin  do  prosoncer  Vadmisna»  i  la 
retraite  pour  infirmités  était  diiv<du:  h  lai  juridiction  immédyàtemeiU 
supéorieure  i  oello  du  magistrat  atteint;  lesi  magistratsi  denimH 
s'abstenir  dans  lea  cauises  où.  plaideraient  ieursi  paraaS'  en  ligne 
directe;,  après  vingt  an^  de  magistrature  daua  uu;  mtaie  sîége»  bpi6 
Paris,  les  magistrats  «ratent  droit  à  rauemenlatiAa  (jladixîèwede 
leur  traitement;  enfin,  pouc  oonoomier  toutes  cee  dicçoeitieos^  le 
maintien  intégral  de*  la  ma^stratuce  élakÊ  décidé»,  al  rinstit^tîQn 
promise  k  tous  dans  les  dAUx^moîs  du  vote  de  la  loi. 

La  commission  nomoftée  par  l'assemblée  avait  unftteUa  bitaéi 
voir  ceeaer  le  proviaqice  et  d'y  subalîtiuer  La  garanÉte  d^uae  inaa» 
vibtlit^i  réelle  protégeant.  effieaoemeAt  la  magiitrati  institué.  qn'eHe 
détacha  du  pQoîei  le  titre  piremi«r^  et  kipoésMta  d!qi^noa. 

Le  prq^t  fui  voté  le  3  aoèt  Ii8à9  oomme  t^  aota  dasoieniielle 
réparaliQir  par  Ali9'  vois  oen^e  iMt. 

Lei  surUndenain»  un  dâeiret  levait  la.  suspensienpnoivoQoéeicentra 
les  magistrats  inamovibles  et  leur  ordonnait  de  reprendre  levs 
sièges,  TiastitutioA  des  cours,  et  tribunatux  étaitt  fixée  à<  h  veatrée 
de  novembre^  tous  les  cfaefisj  de  eomi  étaieoit .  oonvoquéii  4.  Bari$ 
pour  y  prêter  le  saiwent  professionnel  eit:reeeiKHJr  en;quelqiieiSQats 
rittvestiture  quîils<  reporteraient  autx  m«gi$tnaâ8(  de  kmr  reasoïKv 

Ain»,  vingt  etUBi  métis,  aprte  k  ré^roluAiont  <ie  févruir»  rùwtabir 
Uté  judiciaire,  que.aesipairtisaiis  aftraiont.voukidiAu'éaeffi.fiaîaait.pfa^ 
au  rétablî^ement  dans  learsi  Qkkaages  de  loua^  lesi  mai^tBats  las^ 
pendus,  et.lai  premier  pi)éaidmt  BQitalisipQuvailidn^à.Ia<magiitPir 
ture  de  France  assemblée  que  ce  grand  acte  de  oenaelidaliM  était 
dnstiné  à  avertir  lep  magistrats  qiu!ils<  appMtiannafH^  à  Toodre 
smial  ^MW  j^w  qu'i  Uordbre  petkiÀiue^ 


EntpetoQS  k»  maUieurs  qu'eBtjrftUiQiii  à. leurs  6uite9  lea  vâvolu- 
tiou»  ioutiles  il  faul  coaif ter  844.  premier  rti^  oeUe  iMsUnde  ^lu 
s'empite  de  Teeprit  des  hemiueft  et  qui  les  dégoûte  des.  plus  sages 
pritgrës  ptf  crainte  da  cbaageoieiat»  Aprôs-  la  fièvre  ij^iaciavatien 
qai  porte  à  tout  remuer^  to44t  modifier^  tout  boulevecser,  vient 
l'aiwtteowDt.  pendant  lequel  on  se  contente  de  vme  en  attendant 
rhenre  où  an  se  feragloire  de  servir  ••  Au  délire  de. six  mois  qui 
af ak  suivi  la  révolution  de  (évrier  succéda  un  ôngulier  état  de 
prostration •  On  était  laa  d'agir;  les  réformes  judiciaires  si  aage- 
msDt  pmposéee  par  la  commission  de  juin  18Â0  furent  mises  de 
câté  :  nul  n'en  demanda  la  discussion.  U  semblait  même  que^  le 
mot  de  réforme  fût  écarté  pour  le  punir  du  vilain  r61e  qu'il  avait 
joué  en  servent  de  ralliement  A  l'émeute*' 

Se  aon  e6té,  la  magistrature  fit  peu  parler  d'elle  i  elle  étaiti  heu- 
reaie  de  la  renaissance  de  l'ordroy  se  laissait  aller  à*  son  horreur 
de  ranar<thid  et  contribuait  de  tout  aon  pouvoir  à  punir  ceux  qui 
teattient  par  leurs  actes  ou  leurs  paroles  de  ramener  le  trouble 
dans  la  rue»  Elle  demeurait  ainsi  fidèle  k  cetae  mission  sociale  cpie 
M.  Portalis  avait  dô&uie.  Il  y  avait  cependant  des  lois  d'ordre 
politique  (k>at  lea  magistrats  avaient  reçu  la  garde.  La  constitu- 
tion de  l&JiS^  eu  instituant  une  haute  cour  de  justice  pour  cbâtUer 
les  ccimea  d'état^  avait  confié  à  la  cour  de  cassation  un  pouvoir 
redoutable,  dont  elle  devait  s'armer»  en  certains  casi»  de  sa  propre 
mitiative;  si  le  président  de  la  répi]d)lique  mettait  obstacle  A  l'exer- 
cice du  mandat  de  rassemblée,  s'il  tentait  de  la  dissoudre,  les  juges 
de  la  haute  cour  devaient  se  réunir  immédiatement  à  peine  de 
forfaiture  (art.  68).  Eu  votant  à  la  fin  de  la  discussion  sans  débat 
presque  sans  examen  cet  article  de  la  constitution,  rassemblée  pré- 
voyait-elle qu'elle  instituait  une  des  seules  forces  qui  trois  ans  plus 
taid  oserait  lutter  contre  l'arbitraire  au  nom  du  droit? 

Le  2  décembre.  Paria  apprit  en  s' éveillant  que  des  placards  si* 
gué»  du  président  proclamaient  la  dissolution  de  l'assemblée 
iégi^ktive.  Les  places  publiques  étaient  pleine»  de  troupes,  le 
palais<de  l'assemùée  gardé,  les  généraux  et  les  principaux  citoyens 
jetés  en  prison  ;  pendant  que  tous  les  hommes  de  cœur  qui  fai- 
saieat  paitie  de  l'assemblée  se  réunissaient  à  grand' peine  à  la 
mairie  du  x*  arrondissement  et  prol<xigeaiecit  la  résisiance  jus* 
qu'au  moment  où  la  force,  impuissante  à  les  dissoudre,  allait  les 
emprifionner,  le  palais  de  justice,  que  nul  dea  conjurés  n'avait 
songé  à  faire  occuper,  voyait  se  réunir  dans  l'une  des  sallee  de  la 
cour  de  cassation  les  cinq  juges  de  la  haute  cour  et  leurs  deux 
suppléans.  Le  crime  de  haute  trahison  prévu  par  l'article  68  de 
la  constitution  était  flagrant.  lia  venaient  accomplir  simplemeat 


62&  RBTUB  BIS  DEfX  UOKÙBB, 

leur  devoir.  La  hante  cour  déclara  se  constituer  et,  devant  nommer 
en  dehors  de  son  sein  un  procureur*général,  elte  désigna  le  cou* 
seiller  Reaouard.  L'arrêt  multiplié  par  das  presses  à  lithographie 
fut  sur-le-champ  répandu  et  affiché  daas  Paris.  M.  de  Maopas, 
averti  trop  tard,  se  hâta  de  réparer  son  erreur.  Trois  commissairei 
de  police,  des  officiers  de  paix  et  un  détachement  de  gardes  répu- 
blicains, commandés  par  un  lieutenant,  envahirent  la  chambre  du 
conseil  où  siégeait  la  haute  cour  et  la  sommèrent  de  se  sépirer, 
sous  peine  d'être  dissoute  par  la  force  et  ses  membres  emprison- 
nés. La  cour  protesta  et  déclara  qu'elle  ne  céderait  qu'à  la  violence. 
La  troupe  fit  alors  évacuer  l'enceiate  de  la  justice  en  chassant  de 
la  cour  de  cassation  les  sept  magistrats  fidèles  à  la  loi.  Ils  se  reti- 
rèrent chez  leur  président  M.  Hardouin  et  rédigèrent  le  prooès- 
verbal  des  faits  que  nous  venons  de  rapporter.  Le  lendemain 
S  décembre  à  midi,  la  haute  cour  se  réunit  de  nouveau  au  palais  de 
justice.  M.  Renouard,  auquel  avait  été  notifié  l'arrêt  de  la  veille, 
fut  introduit  et  déclara  qu'il  acceptait  les  fonctions  de  procureur- 
général.  La  cour  lui  donna  acte  de  sa  déclaration,  puis  on  délibéra 
sur  les  moyens  d'agir.  Tous  semblaient  manquer  à  la  fois  :  la  force 
était  armée  contre  les  lois  ;  les  masses  étaient  indifTér^tes  on 
hostiles.  Les  meilleurs  citoyens  qui  auraient  pu  se  mettre  à  leur 
tête  étaient  à  Vincénnes,  au  mont  Valérien  ou  dans  les  cellules  de 
Mazas.  Il  fallut  s'ajourner  :  l'acte  de  courage  des  membres  de  la 
haute  cour  demeura  isolé;  ce  fut  la  protestation  impuissante, 
mais  non  stérile,  du  droit  vaincu.  Il  est  bon  de  l'opposer  aux  dé- 
faillances qui  ont  suivi  la  victoire. 

V. 

L'attachement'aux  garanties  parlementaires,  comme  rameur  sin- 
cère de  la  liberté  réglée,  a  été  longtemps  en  France  le  privilège 
d'une  élite.  Il  faut  de  longues  années  pour  que  les  mœurs  se  for- 
ment. Tour  à  tour,  dans  notre  siècle  troublé,  chaque  parti,  chaque 
ik^térêt  est  forcé  de  recourir  à  la  liberté,  comme  à  Tunique  protec- 
tirice  de  ses  droits,  et  ainsi  s'accrott,  par  la  faute  même  des  gou- 
vernemens,  la  base  sur  laquelle  seront  assises  un  jour  les  institutions 
libres.  En  18A8,  de  sanglantes  insurrections;  en  1851,  la  ter- 
reur de  l'anarchie  avaient  porté  les  coups  les  plus  funestes  au  gou- 
vernement du  pays  par  lui-même.  Le  besoin  de  silence,  de  repos, 
d* ordre  à  tout  prix,  telles  étaient  les  passions  au  nom  desquelles 
agissait  le  président  de  la  république.  A  la  magistrature  qui  avait 
été  menacée  dans  son  existence  pendant  près  de  deux  années,  qui 
était  chaque  jour  insultée  par  les  écrivains  ou  les  orateurs  de  la 


LA  BÉVOBIU  JUDICIAIBB.  026 

montagne,  il  promit  la  défaite  des  perturbateurs  ennemis  de  l'ordre 
et  de  la  sodété.  Dans  chaque  compagnie,  il  y  eut  des  magistrats  qui 
répondirent  à  son  appel  et  qui  se  déclarèrent  prêts  à  obéir  à  tous 
les  ordres.  L'histoire  ne  parle  pas  de  ceux  qui  refusèrent  ces  con- 
signes de  la  dictature. 

Dans  chaque  département,  alors  que  depuis  plusieurs  semaines 
le  calme  était  rétabli,  au  commencement  de  février,  un  général, 
un  préfet,  un  magistrat  furent  convoqués  pour  désigner  ceux  que 
la  déportation  devait  atteindre.  Pendant  tout  l'hiver  de  1861  à  1862, 
on  vit  se  poursuivre  cette  œuvre  d'arbitraire  qui  devût  déshonorer 
le  nom  des  commissions  mixtes.  On  a  eu  tort  de  croire  que  Tam- 
bitioo  avait  seule  poussé  les  magistrats;  ils  cédaient  autant  à  la 
terreur  de  l'anarchie  qu'à  leur  dé»r  de  plaire;  mais  ils  oubliaient, 
dans  cette  œuvre  extra-légale  qu'aucun  code  ne  prescrivait  et  qu'au- 
cun plébiscite  ne  pouvait  justifier,  le  caractère  indélébile  que  revôt 
tout  serviteur  du  droit;  ils  abdiquaient  leur  mission  de  juges, 
supérieure  à  tous  les  pouvoirs  qui  passent,  pour  se  faire  les  dociles 
instromens  de  la  politique.  C'est  ce  que  les  vrais  magistrats  ne  leur 
ont  jamais  pardonné. 

La  constitution  de  1862,  en  ne  parlant  ni  des  juridictions,  ni  des 
magistrats,  laissait  subsister  le  principe  de  l'inamovibilité;  mais 
en  même  temps,  au  fond  des  provinces,  les  commissions  mixtes 
proscrivaient  des  juges  et  condamnaient  à  la  transportation  des 
magistrats  en  déclarant  «  que  l'inamovibilité  ne  saurait  être  un 
refuge.  »  —  Plusieurs  furent  ainsi  chassés  de  leurs  sièges  sans  que 
)e  pouvoir  nouveau  osât  les  déférer  à  la  cour  de  cassation,  où  un 
débat  contradictoire  aurait  leur  conduite  mis  au  grand  jour. 

Quel  fut  le  nombre  des  individus  jugés  par  cette  juridiction 
improvisée?  Dix- neuf  ans  plus  tard,  le  hasard  d'une  révolution 
révéla  que  26^000  individus  avaient  été  traduits  devant  lescommis- 
rions  mixtes,  et  que  sur  ce  nombre,  1A,000  condamnations  avaient 
été  prononcées  sur  des  notes  informes,  sur  des  rapports  de  police, 
sans  que  les  condamnés  vissent  leurs  juges,  sans  qu'il  leur  fût  per- 
°)is  4^  présenter  une  défense,  sans  qu'une  seule  des  formalités 
prescrites  par  nos  codes  fût  observée  ;  sans  que  ces  conuaaissions 
politiques  eussent  l'air  de  se  douter  qu'il  existait  des  lois. 

Le  pouvoir  issu  du  coup  d'état  n'échappait  pas  aux  conditions 
inséparables  des  gouvememens  nouveaux  :  il  lui  fallait  satisfaire 
ses  amis,  et  ceux-ci  le  pressaient  de  profiter  de  la  période  dictato- 
riale pour  prendre  à  l'égard  des  corps  judiciaires  des  mesures  qui, 
sous  l'apparence  de  l'intérêt  public,  pussent  donner  ample  satis- 
i'àciioa  aux  ambitions  individuelles.  La  mise  à  la  retraite  des  ma- 
gistrats était  de  tous  les  moyens  le  plus  habile  :  depuis  plusieurs 

toim  xui.  —  iSSO.  40 


aaiiées  Ift  qiiisstion  tétait  débaltuft;  €K«  SMwnait  des  projets  qui 
la  fkaient  à  soixuite-^dix.  ans  ;  oD/  Mmblaît  rétUscv  «De  peuite  déjà 
andanne,  etd'imtraitdepluiiae  on  rcadait  \iacaiMteBles  plus  hautes 
feiielioQ84  M  grand  profit  de  ceux  doni  ao  voulait  réooaptBser  les 
services.  Le  1*^  mars  1S52,  un  décret  fixait  la  osiae  à  la,  vet^miB  des 
membnss  de  la  cour  de  caBsalion  à  Fâga  de  aaixante-quiDce  ans  et 
ceUe  des  magialraits'  das  antres  juridiotioiui  k  soixante-dk  aas.  Le 
rapport  du  garde  ^sscnauac  démontraii  à  grand  Feofortd'aiigîiiaeQs 
que  ie  principe  de  1- inanwibiiîté  n'était  pas  atdeÎBi  par  we  tdle 
mesure  :  H:  lui  aurait'été  dificile  d'établir  que  le  m  embra  d*uBe  ^ur 
d'appel,  approchant  de  la  limite  .d'4ga>  n'était  paa  menacé  daos 
son  indépenoiidaDoe  et  atteint  dana  sa  réputation  d'impartialité  pir 
la  perspective  d'ime  retraite  fatale  que  le  bon  plaîmr  du  mînistie 
et  uoe  nomination  à  la  cou>r  suprême  pouvaieat  obaager  en  un  sur* 
ads  de  cinq  années.  Il  n'y  eut  qu'une  voix  dana  la  uagiatrature 
peur  prolester  coatreilce  retraitée  forcées  aussi  aveugles  dans  leurs 
efiets  qu'injustes  dans  leur  applicatioB,  différentes  suivant  qu'sUôS 
atteignaient  la  cour  suprême  ou  les  autres  juridktûms.  Mais  le  but 
était  atteint  :  la  stabilité  de  la  magistrature  était  dimiauée,  les 
nominations  et  les  faveurs  {rios  nombreuses»  le  reoeuveUement  du 
personnel  iseu  d»  gouvernement  de  Loims- Philippe  plus  rapide.  La 
magistrature  comprit  bien  vite  les  conséquencesv  du  décret  auquel 
die  était  soumise.  Quelqueaannées  plus  tard,  une  pétition  en  «gaa- 
lait  lea  dangers  au  sénat,  et  le  rapporteur,  ie  comte  de  Gas^iaaca, 
tout  en  soutenant  que  Tinamovibiiiité  n'avait  pas  été  directement 
violée,  était  forcé  de  reconnattre  que  lea  mœurs  judiciaires  avaient 
été  altérées,  que  la  mobilité  du  magistrat  avust  diminmè  son  auto* 
rite  et  menacé  la  jmii^cudenoe,  qu'on  ne  voyait  plus  le  magîslrat 
se  fixer  et  vieillir  dana  des  sièges  qu'il  ne  songeait  à  abaadsnoer 
qu'avec  la  vie.  Tant  de  griefs  révélaient,  après  dix  ans  d'expérience, 
la  gravité  de  la  situation  :  lapétition  fut  renvoyée  a»  mîsifitce,  qui 
ncmima  une  commissien  dont  nul  ne  put  jamais  cennattre  le  travail 
ni  les  conclustons.  Maie  le  mal  subsistait  :  la  magistrature  gémis- 
sait en  silence  et  el)e  était  heureuse  de  s'associer  à  toutes  les;  pro- 
testatioBB.  Elle  lisait  avec  eotvalnement  l'éloquent  écrit  d'an  aseien 
garde  des  sceaux,  dénonçant  •  «ette  œuvre  funeste^  aveugle  eonoDe 
une  date,  in&exible  comme  un  chAtimeot,  épargnant  les  iofirimtës 
qui  n'ont  pas  l'âge,  frappant  l'ftge  qui  n'a  pas  d'ânfirmitéfl.»— *  «U 
allait,  disait  M.  Sau2iet,  une  loi  contre  les  infnrmités,  on  a  fait 
une  loi  contre  la  vieillease,  »  et  il  montrait  les  démentis  donnés  ée 
tonl^  part»  à  la  loi  par  des  magistrats  honoraires  dont  on  allait 
consulter  les  lumières  et  par  le  procvreur-'général  à  la  cour  de  cas- 
sation dont  on  conservait  les  services.  Les  vieillards  n'étaient  pas 


Ut  BÉffoaan  nmciàmm^  d9f7 

seul»  à  critiquer  la  kii,  et  \m  jeune  wmffBtnâ  Matât  hmasat  k  sobi 
indépendance  et  à  son  nom  en  inhalant  le  mal  dans  qof  diflcows 
de  raitrée.  ïout  oe  qoé  M^  Bârengei  disait  à  Ur  eonr  dei  Lyon,  était 
yrai:la  surexcitation  ambîitieosa» des  magislrats  avaitiritéré  le  irea- 
peci  pour  les  ekiefeux  bUaoca^ 

Pieôdant  q&'tm  18M  les^iaMrèta  petttiqveaiaibsoFbaienL  l'attention 
da  gouvernement  n>é  àm  coup  d^état,  et  que*  ceruias<  angiatrats 
eroyaieot  devoif  faire  au  nom  dfe  la.  justice  une  oeuvre  ({oi  n'en 
avait  que  le^nom,  )a  masse^de  la  magistrature  continuait  ebsoarét- 
mest  sa  t&obe  sans  se  laisser  déleutner  par  lesi  biuits  d«  dobois. 
Parfois  iflis  arrivaient  jusqu'à  elle, et  eetéidie-des  meuvemem  eité^ 
risars,  en  expirant  eu  seuil  de  son  prétoiire,  servait  k  montrer  fu'mi 
dépit  des  semaene  et  de  ta  dctaturoi  eMe  n'était  point  aerrile*  Le 
22  janvier  186^,  un  déerel  rendu  par  le  prinoo'  présideni;  areit 
«  rêêtitHé  au  domaine  de  Tétet'  lee  Uees  meubtes  et  immeubles 
donnés  par  le  roi  Louis-Philippe  k  ses  enfaola  le  7  naÙÈ  1850*.  s 
Sous  Tapparence  d'Emile  restitutiov  an  domame,  ce  décret  faisait 
rentrer  la  confiscation  dans  nos  iois#  L'émetîon  fat  vive  :  H..I>u|nn 
lui-même  crut  devoir  descendre  du  siège  qn^il  occupait  k  k  cour 
Ae  cassation.  Trois  ministres  doimèrenf  leur  démosion  avec  édat, 
sauf  à  rentt^r  le  lendemain  aux  affligée  par  uq&  voie  détoui?^ 
fiée  y  plÉs  d'^uR  aènirateur  du  coup  d^état  se  demanda,  ce  jaeo-là, 
comnoent'  pourrait  finir  un  règne  qui  débutait' de  kf  sorte.  Peu  de 
jours  apr^s,  malgré  les  réristanees  matériefiee  dee-ieprésenitane  des 
propriétaires,  les  grilles  de  Neuillf  furent  foroéiBB  par  Icsageas  da 
domaine'.  Le  droit  de  propriété  élait  violé  :  lesn^arcte^se  toumè- 
rent  vers  la^  justioe.  Le  gou^fernemevl  se  hittu  de  déeliesr  la.  emi'^ 
pétsnce,  en  reflisant  aux  trîhnnuuv,  au  nan;  dte  ku  e^paretien:  des 
pouvoirs,  te  droit  de  connaître  d'un  acte  émanant  du  pantvoir  exé* 
cutir.  Dans  un  magnifique  hmgagequ'amcun  des  auditeurs  n'h  eoUié^ 
M.  Paîltetetf  M.  Berrjer  répondaient  que  l"îneompétBBce  desrtrib»- 
naux,  si  elle  était  déiclarée,  serait  un  éim  de«  jusiicev  et  qxf  elfe 
ouvrîraPt  hi  porte  à  txma  las  ceprioer  d^un*  pouvoir- sns^frein,  qu!elle 
serait  le  renversement  dtoe  instrtutione  et  dea  droite  tesplus  fondai 
mentaux  du  pays,  qu^ellê-  placerait'  en^  un  mee  rauêcorité^  d^rni  seul 
auHieBStis  des  k>is.  Le  tribunal  n^béstte  pae  et  retînt  Im  carose]  : 
R  attendu  qae  lés*  tribunaux  étaient^  exelheivemeiit  compéieDs-  pesur 
«tatuer  sur  les  questions  da5propriétéi(l]^)>.— €e  jugement  prodeisit 

(i)  ûài^Klwé^aiMJPI  mtvr^té.ijB  contiit  des^iisjmlt  U  lastice  et  transportait  la 
d^isioa  aa  conseil  d'éut,  où  des  destitutions  viorent  plus  tard  napper  le  vidllant 
maître  dTes  rtquôtds  Rererchon  et  dfibimor  Ut  mhiorité  cmirvgeaM  <foi  airaJI  «séiasats- 
irir'U' éoetrlM  du 


028  RSTBB  DB6   DEUX  MOllDBSt 

dans  toute  la  France  une  sensation  considérable  :  le  droit  se  dres- 
sait et  regardait  en  face  l'arbitraire. 

Malgré  l'impuissance  de  la  résistance  judiciaire,  bientôt  brisée 
par  le  conseil  d*état,  il  est  permis  de  penser  que  le  souvenir  da 
jugement  du  tribunal  de  la  Seine  arrêta  dans  leur  germe  plus  d'un 
acte  illégal;  il  enleva  en  tous  cas  au  gouvernement  le  désir  de 
se  commettre  avec  la  justice.  Les  occasions»  il  faut  le  dire,  étaient 
assez  rares.  Juge  et  partie  dans  la  plupart  des  cas,  le  pouvoir  main- 
tenait l'ordre,  grâce  aux  moyens  que  la  dictature  lui  avait  fournis. 
La  presse  périodique,  soumise  au  régime  discrétionnaire  des  aver- 
tissemens,  n'avait  plus  afiaire  aux  tribunaux.  Seul,  le  livre  avait 
conservé  l'honneur  d'avoir  encore  des  juges;  mais  les  imprimeurs, 
tenus  en  respect  par  le  monopole  du  brevet,  refusaient  leur  minis- 
tère. Ce  refus  d'imprimer  formait  la  plus  redoutable  censure  ;  il 
était  rare  qu'un  écrit  de  quelque  importance  vint  rompre  le  silence 
morne  où  se  complaisait  la  nation. 

De  longues  années  s'écoulèrent  ainsi  ;  il  faut  aller  jusqu'à  Tan- 
tomne  de  1858  pour  rencontrer  les  indices  d'un  réveil  que  nous  ne 
pouvons  passer  sous  silence,  car  il  eut  une  influence  directe  sur  la 
magistrature.  Le  gouvernement,  irrité  d'un  article  de  M.  de  Monu- 
lembert  sur  le  parlement  anglais,  avait  jugé  de  son  intérêt  de  citer 
l'auteur  devant  le  tribunal  de  la  Seine.  La  poursuite  avait  fait  grand 
bruit.  Ceux  qui,  pressés  dans  la  petite  salle  d'audience,  ont  pu 
entendre  ce  jour-là  M.  Berryer  et  M*  Dufaure  n'en  perdront  jamais 
la  mémoire  ;  mais  la  condamnation  fut  sévère  ;  le  tribunal  infligea  à 
celui  qui  avait  osé  prononcer  les  mots  interdits  de  régime  parlemen- 
taire, de  contrôle  et  de  liberté  un  emprisonnement  de  six  mois.  La 
répression  satisfit  le  gouvernement,  qui  ne  cherchait  plus  qu'à  ajou- 
ter à  la  condamnation  l'humiliation  d'une  grftce,  lorsqu'un  appel  vint 
renouveler  le  débat  et,  contre  toutes  les  prévisions  du  ministère, 
restreindre  la  peine  à  deux  mois.  Telle  était  la  susceptibilité  du 
gouvernement  impérial  que  cet  arrêt  produisit  l'effet  d'une  procla- 
mation d'innocence.  Les  magistrats  qui  y  avaient  pris  part  étaient 
de  mauvais  esprits,  presque  des  factieux  :  la  cour  était  remplie 
d'hommes  appartenant  aux  anciens  partis;  avec  elle,  le  gouverne- 
ment était  livré  à  tous  les  hasards  ;  l'hostilité  des  anciens  parle- 
mens  allait  renaître,  il  fallait  au  plus  vite  porter  remède  à  un  tel 
mal.  On  ne  pouvait  hélas  I  épurer  la  magistrature,  —  du  moins  nul 
n'osait  le  proposer,  sept  ans  après  la  fondation  de  l'empire,  —  on 
se  décida  du  moins  à  épurer  une  section  de  chaque  compagnie  pour 
former  dans  toutes  les  cours,  comme  dans  tous  les  tribunaux,  une 
chambre  quasi-politique,  où  le  gouvernement  serait  assuré  de  faire 
rendre  une  bonne  et  prompte  justice.  Depuis  la  chute  de  l'ancien 


LA   RÉFORME  JOOiaAIRJB»  629 

régime,  nul  gouvernement  n'avait  osé  constituer  de  commissions 
extraordinaires  :  un  bon  procédé  de  roulement  allait  en  tenir  lieu. 

Le  décret  de  1859  est  à  ce  point  de  vue  l'exemple  de  ce  que  Tha- 
bileté  du  pouvoir  absolu  peut  enfanter  de  plus  efficace  pour  anéantir 
toute  résistance  ;  à  un  roulement  fait  par  les  chefs  et  les  anciens  de 
chaque  compagnie  fut  substitué  le  régime  autoritaire.  Le  premier 
président  et  le  procureur-général  dans  les  cours,  le  président  et 
le  procureur  impérial  dans  les  tribunaux  préparaient  chaque  année 
le  roulement,  le  présentaient  à  leurs  compagnies  pour  la  forme  et 
le  soumettaient  à  l'approbation  du  garde  des  sceaux.  Grâce  à  ce 
procédé,  dans  les  dix  dernières  années  de  l'empire,  la  justice  poli- 
tique fut  soumise  au  régime  des  commissions  (1);  il  suiBsait  que, 
dans  un  grand  tribunal,  le  gouvernement  eût  quatre  juges,  trois, 
deux  même  à  sa  dévotion  pour  y  posséder  en  matière  politique  une 
majorité  certaine;  trois  ou  quatre  conseillers  lui  procuraient  dans 
les  cours  la  même  certitude.  La  chambre  correctionnelle,  qui  ris* 
quait  de  recevoir  quelques  procès  politiques,  fut  composée  avec  une 
vigilance  dont  les  justiciables  sentirent  vite  le  poids.  Si  quelques 
magistrats  peu  enclins  à  la  sévérité  s'y  égaraient,  ils  y  rencontraient 
des  fanatiques,  et  dans  l'une  de  ces  chambres,  à  une  certaine  époque, 
tel  é'ait  l'emportement  que  le  magistrat  chargé  de  requérir  s'y  fit 
un  renom  de  modération  en  s'efibrçant  de  tempérer  l'ardeur  immo- 
dérée du  président. 

Dn  jour,  le  corps  législatif  venait  de  rendre  à  la  police  correc- 
tionnelle les  procès  de  presse,  M.  Berryer  fit  une  sortie  éloquente 
contre  cette  monstrueuse  iniquité  du  procureur-général,  choisis- 
sant, au  commencement  de  l'année,  les  juges  devant  lesquels  il  lui 
convenait  le  mieux  d'amener  ceux  qu'il  poursuivait.  En  dénonçant 
la  sixième  chambre  du  tribunal  de  la  Seine,  en  expliquant  comment 
eUe  était  cooiposée,  M.  Berryer  rendait  à  la  magistrature  le  plus 
éminent  service.  Tous  ceux  qui  étaient  mêlés  à  la  politique  avaient 
pris  l'habitude  de  juger  la  magistrature  à  travers  les  excès  d'une 
%ule  juridiction.  11  semblait  qu'en  France  il  n'y  eût  plus  d'autre 
justice.  Dieu  merci  I  il  y  avait,  en  dehors  d'une  section  de  la  police 
correctionnelle  de  Paris,  des  âmes  libres  qui  n'aspiraient  pas  à 
fendre  des  services,  et  qui,  loin  des  faveurs  du  pouvoir,  dans  la 
spbëre  modeste  et  parmi  les  travaux  obscurs  du  jurisconsulte,  con- 

(i)  Entre  une  Juridiction  composée  par  le  procoreur-géoéral  et  le  garde  dea  aceaox 
(Voilant  à  rimpuissaoce  par  leur  accord  le  premier  préaident  et  les  anciennea  corn- 
miasiona,  la  différence  est  icn perceptible.  Les  commissions,  qui  ont  acquis  dans  Tbis- 
tobre  une  si  cruelle  célébrité,  n*étaieDt  pas  composées  de  gens  étrangers  à  Tordre  Judi- 
ciaire; mais  il  suffisait  que  les  Juges  fussent  triés  par  le  pouvoir  pour  constituer  une 
JnridicUon  d*eiceprîon. 


990  UVUB  K8  Din  ■QHDlfl. 

tribuaient  à  mainlMir  le  reMm^  île  In  jmlioe  cmle.  Il  éChit^leiips 
çfÊB,  du  havt  (k»  1»  tribcme  parlemenlaire  rétablie,  le  oiakfftt  signalé 
et  la  mépnte  dissipée.  Rarement  IToratear  avait}  été  imetti  impiié  : 
on  sentait  qn.'ît  était  heureor  de^  mettre'  au  Berrîee  der  la  ongistr»* 
tare*  et  d«g  lois  les  dernier»  éclM»  de  sa  parole  puissante.  Leosq» 
li^islatif  était  ébranlé.  Le  garde  des  sceaux,  H.  Barocbe,  dot  fme 
de  grands  efforts^  pour  res^imr  la  majorité,  qui  inclinait  à  rendre 
aux  compagnies  lecire  ronileniens.  H  y  aurait  éekoué  si,  à  boat  d^u*- 
gumeiis,  H  n'aTaH  ^p)«cé  la  question,  forcé  If»  BerrjBr  à  parier 
dans  sa  réplique  des  serriees  dés  magistrats  récompensé»  par  li 
chancellerie,  et  enlevé  la  dmmbfeen  soutenant  que  Pbrateards 
roppoMtion  venait  d'injurier  la  magistrafare.  La  parote  fut'refinée 
à  M.  Tbiers»,.  comnxe  k^  M.  Segris,  el^  AS  voir  se  proDoneëveot  pov 
rendre  à  )a  magistrature  lear  garanttiea  nécessaires.  If  est  vni  ^ 
M.  Emile  OUivier  et  ses  futurs  collègues  avaâent  voté  omtFe  legliK 
vemement. 

Ausei^  deux  ans  ptas  taré,  xam  dbs  premières  mesures  du  muon- 
tère  Kbj^ral  fut-elle  de  remettre  en-vfgueur  lesage  décret  dè^fSW, 
qui  règle  aujourd'hui  ta  diJBtribution  des  magtstr atsi  eatre  les  cham^ 
bres.  Toutefois  il  estj^ste  de^reeomianrcrque  le  nouveau  oabiflet  fot 
poussé  dansi  cette  voie  par  Uiartiative  d'un  député  q^,  dès  li-fin  Ae 
janvier,  avait  présenté  auf  eerps  législatif  uu  projet  de  loi  sur  la 
magistrature.  M.  Martel  joignait  à  des  convictions  libérâtes  fort 
vivf9  les  souvenirs  d^une  carrière  jMiciuire  qai'  lui  assuraitren 
ces  matière»,  une  autorité  rseonoue;  Les  dispositions  du  ^projet 
étaient  sages  et  ne  pFétendarent'  k  rien  becrie verser  r  assurer  la 
situation  des  juges  As  paix;  en  subordonnant  letir  eboixcofumelear 
révocation  à  la  présentation'  ou  k  rfnitiatfve  des  cours  dëveoues  Ite 
prortecirice»  de  leur  indépendance,  instittier  des  cmdrtiotis  d'apti- 
tude à^  l'entrée  de  la  magistrature,  organiser  dee  concmxn,  investir 
les  compagniesdu  droit  de  nommer  lear»  présidleas,  dbCer  laoour  de 
cassation  d'un  système  (ferecnnement  par  cooptation;  qui  cntenà 
une  aicadésaie  duféreit  e(^  de  là  ^isprudence,  éfever  à  soixaote- 
quinae'  ans  l'âge  de  hi  retraiHe,  reconetittrer  la  chambre  du  oonseS, 
détruite  en  tWÔ;  nei  cozifler  nnstructioif  qu'aux  jtiges' tittilàiires 
et  FétabbYenfin^levoulëment  dâ  1899,  teffes  étafenffearéformes'to 
lesquelles  Bt»  Martel'  appelait  Tàflîentîeiî  des*  pouvoirs-  puWfcar. 

Ainsi,  à  l'heure  où  sonnait  la  chute  du  gouvernement  de  1853, 
les  amis  éclairés  oMftme^  les  adversaires  de  l'empire  étaisnl^d  ac- 
cord peurse  préoccuper  dèpFihsuflSiaïice  dès*  garanties  qui  entou- 
raient, les  magistrats  et  de  la  situation  mesquine  qui  leuc  était  Jaite 
par  Uuhiérai;chie,aocialfi.. 

Le  gouvernement  de  la  défense  nationale  eut  le  hoir  sefla>  de  as 


hik,  MWBM  Jui^iaAtti»  631. 

point  user  à  l'égard  de  la  magistrature  de  son  pouvoir  dictatorial. 
Gomme  en  18A8,  ce  fut  en  province  que  la  délégation,  en  contact 
avec  les  résistances,  et  voulant  sans  doute,  comme  les  commis- 
sakes  da  AL  Ledru-^Bollifit  exercer  une  pression  sur  les  électeurs, 
inagina,  à^k  «veîHe  da  scrutiny  de  pronescer  kdéchétDoe  ckr  quinze 
magistrats  inauMmblfia  qm  avaient  siégé  dan»  las  commissions 

Un  plus  grand  nossbre  sunriimenl  «ilovs;  mais,  quinse  furent 
choisiainr  M..6rémieux«  à  quel  tiloei?  da  quel  droit?  Quelle  qu'eût 
été  leus  fautev  eUe  n'autocisadt  auem  pouveir  à  vio4sf  lui-<méme 
la  kà  pour  Les  pmnir  de  ITavoir  transgressée.  Les  compsgnies  se 
refusèrent  à  pecevoif  la  serment  de  ceuK  qui  leur  avaient  été  don- 
nés pour  succeaseuBS,.  «t,  dès  le  S  mars,  M.  Sufaure  présentait  au 
nom  du  gouvernement  un  projet  de  loi  qui  annulail  les  décrets  de 
Bordeaui  a  oommc  contraires  au  principe  constit^iaionoel  de  l'ina- 
movibîlité  de  la  magistrature.  »  Peutnitire,  disait  l'exposé  des  mo- 
tifs, le  chef  du  pouvoir  exécutiîf  «  aurait-il  eu  le  droit  de  les  rap- 
porter liii-mèake.;  naais  un  grsad  princi^  de  notre  droit  puMîc  est 
engagé  dans  la  question;  il  s'est  pas  iautUe  que  vous  le  proclamiez 
de  loaveau,  comme  i'&  fait  l'assemblée  constituante  de  18&3.  » 
Le  garde  des  sceaux  n'aivain  certes  pas  de  tendresse  pour  les  ma- 
gistrats qui  avaient  fait  partie  des  commisûons  mixtes';  il  les 
jugeait  avec  une  rare  énergie  (1)  ;  mais  à  ses  yeux  il  s'agis^^ait,  dans 
cette  heure  de  crise  où  rien  ne  semblait  solide^  de  profiter  d'une 
occasion  pour  écrire  d'avance  une  ligpe  de  cette  constitution  qui 
ne  poavMt  manquer  de  coiisaerer  plua  tard  rinamovibilité. 

La  osoimission  et  l'assemblée  furent  d!accord  avec  le  gouver- 
nement, L'hommage  Eut  publiqaeateot  rendu  au  principe.  Aux 
réserves  et  aux  doutes  de.  M.  limperaai  IL  le  duc  d'Audil£ret-Pas- 
qsîer  répondit  avec  une  éloquence  qui  éclatait  pour  la  première 
fois  dans  l'assemblée  nationale  et  qui,  ce  jour-là,  servit  à  la  fois  à 
flétrir  les  complices  du  coup  d'état  et  k  placer  l'inamovibilité  judi- 
ciaire dans  une  sphère  supérieure  coome  le  droit  luirméme  aux 
capdces  de  la  politique.  (2&  mars*  1871.) 


(i)«  Gôi  n'est  p«i  ffo»  le  proiiet  qaenont  vooa  préeentooe  doi¥e  ètve,  dans  une  mesure 
qudconque,  aae  Jaaiiflcation  peraonnellei  des  magistrats  nommés  dans  le  décret»  ils 
ont  oublié  les  plus  saines  traditions  de  la  magistratare,  lorsqu'ils  ont  compromis  dans 
^  commissions  de  bon  plaisir  le  caractSre  honoré  dont  ils  étaieot  revtttus  ;  fTs  ont, 
contre  toutes  les  règles  ée  la  justice,  ]Qg6  sans  coneeltre^  condamna  sans  eoMAdre, 
^^pliqué  à  dea  délits  sana  nome  de»  peine»  inoottiraes  dans  dos  bis  cnmineUes.ii  (Ejq>« 
^.meUli.  Jownal  o(fUi$l  da  30.  rnsE»  1831,  p.  m,) 


6S2  AIYUB  DES  DEUX  MONDES. 

VI. 

Nous  nous  arrdtons  à  cette  première  discussion  de  l'assemblée 
nationale.  Nous  aurons  occasion  de  rendre  plus  loin  hommage  aui 
efforts  tentés  depuis  dix  ans  pour  résoudre  ce  grand  problème  de 
Torganisation  judiciaire.  Dans  cette  période  si  rapprochée  de  nous, 
où  tant  d'études  ont  été  commencées  sans  qu'aucune  ait  abouti,  il 
serait  fastidieux  de  chercher  à  renouer  la  suite  chronologique  de 
projets  avortés.  En  examinant  les  réformes  mûres  que  comporte  It 
justice,  nous  passerons  en  revue  les  idées  conçues  et  présentées 
par  ceux  des  hommes  publics  qui  avaient  eu  la  sagesse  d'aborder 
une  tâche  qu'il  fallait  accomplir  sans  tarder  au  risque  de  la  voL' 
tomber  en  des  mains  indignes. 

Ce  qu'il  importe  de  ne  pas  perdre  de  vue  en  étudiant  le  sort  et 
l'organisation  du  pouvoir  judiciaire,  c'est  ler6Ie  qu'il  a  joué  parmi 
nous  depuis  la  révolution.  Il  n'est  pas  une  des  formes  qu'il  a  revê- 
tues avant  le  commencement  de  ce  siècle  qui  n'offre  à  la  postérité 
une  leçon.  Tour  à  tour  électifs  ou  soumis  à  la  nomination  d'un 
maître,  sortis  des  délibérations  d'électeurs  choisis  ou  imposés  par 
la  fantaisie  irrésistible  d'un  suffrage  d'autant  plus  violent  qu'il 
était  moins  libre,  les  tribunaux  qui  succédèrent  à  ceux  de  l'ancieu 
régime  n'eurent  le  temps  de  se  faire  ni  une  clientèle  ni  une  place 
dans  l'histoire.  Étouffés  par  les  désordres  de  la  terreur  qu'on  pres- 
sentait, écrasés  bientôt  par  le  fracas  sinistre  du  tribunal  révola- 
tionnaire,  elécimés  par  lui,  chassés  par  le  caprice  des  sections, 
ramenés  en  thermidor,  affermis  par  la  nouvelle  constitution,  pais 
bannis  avec  la  réaction  jacobine  de  fructidor,  nommés  par  U  pou- 
voir contrairement  à  toute  loi,  les  juges  qui  siégèrent  pendant  ces 
neiif  années  nous  montrent  le  spectacle  de  l'impuissance  des  insti- 
tutions fondées  sur  le  sable  mouvant  des  fantaisies  révolution- 
naires. A  cette  instabilité  qui  avait  lassé  la  nation  succède  un  édi- 
fice solide  dont  les  lignes  étaient  harmonieuses  et  la  symétrie  par- 
faite. L'organisation  judiciaire  est,  à  vrai  dire,  sortie  des  cahiers 
de  89  ;  oubliée  par  les  flatteurs  du  peuple,  elle  fut  reprise  et  fécon- 
dée par  le  génie.  Elle  s'adapta  merveilleusement  à  notre  caractère 
et  à  nos  besoins.  Dotée  des  garanties  de  l'inamovibilité,  la  magis- 
trature acquit  une  autorité  et  une  influence  considérables,  recaeillit 
dans  son  sein  les  esprits  les  plus  distingués  de  cette  vieille  bour- 
geoisie française  qui  avait  fait  l'honneur  de  nos  parlemens,  se 
montra  indépendante  sous  la  i  estauration ,  ennemie  résolue  de 
l'anarchie  à  toutes  les  époques,  peu  disposée  d'ailleurs  à  se  mêler 
aux  passions  du  dehors,  rendant  la  justice  civile  avec  une  impar- 


LA  RÉFORME  JODICIAIRE.  %il 

tialité  à  laquelle  tous  les  partis  ont  tour  à  tour  rendu  hommage, 
perdant  de  sa  force  dans  les  procès  politiques,  répugnant  à  les 
juger  et  montrant  à  ceux  qui  doutent  d'elle,  pour  un  brouillon 
qu'elle  désavoue,  dix  magistrats  menant  une  vie  modeste  dans  la 
pratique  obscure  des  vertus  de  famille  et  méritant,  au  milieu  du 
tourbillon  de  nos  villes  modernes,  d'être  oubliés  du  passant  et 
admirés  du  philosophe. 

Ainsi  se  perpétuaient  les  saines  traditions  d'une  magistrature 
dévouée  à  tous  ses  devoirs.  On  a  vu  ce  que,  depuis  un  siècle,  tous 
ses  adversaires  ont  dit  d'elle.  Nous  n'avons  rien  caché.  L'inventaire 
de  ses  fautes  est  facile  à  dresser  :  sortie  de  la  meilleure  partie 
de  la  bourgeoisie  française,  elle  a  partagé  à  toutes  les  époques  ses 
croyances  comme  ses  erreurs.  Elle  a  eu  comme  elle  ses  jours  He 
puissance;  comme  elle,  elle  a  tenu  de  près  au  gouvernement  du 
pays;  aussi  bien  qu'elle,  elle  connaît  aujourd'hui  la  mauvaise  for- 
tune et  doit  combattre  pour  conserver  intacte  la  chaîne  de  la  tra- 
dition. Elle  a  lutté  sans  faiblir  contre  les  violences  de  l'anarchie,  ce 
que  la  bourgeoisie,  dans  nos  jours  de  discordes  civiles,  a  toujours 
su  faire,  car,  en  France,  nul  ne  manque  de  courage.  Elle  doit  con- 
tinuer à  lutter  contre  l'esprit  de  désordre  qui  veut  la  détruire,  sans 
que  cette  lutte  pour  l'existence  la  jette  hors  des  sentiers  du  droit 
et  de  la  justice,  dans  les  ardeurs  d'une  réaction  aveugle  où  elle  trou- 
verait sa  perte.  Les  juges  traversent  aujourd'hui  l'épreuve  la  plus 
redoutable  pour  les  hommes  et  pour  les  institutions,  l'obligation  de 
se  vaincre  eux-mêmes  et  de  demeurer  en  des  heures  où,  en  dedans 
de  soi,  on  sent  bouillonner  la  colère,  de  fidèles  serviteurs  de  la 
mesure  et  de  la  modération.  Ils  tiennent  leur  sort  entre  leurs 
mains  :  qu'ils  demeurent  des  juges  et  qu'ils  ne  s'en  rôlent  pas  parmi 
les  combattans. 

Le  vote  qui,  malgré  d'éloquens  efforts,  vient  de  suspendre  l'ina- 
movibilité pour  un  an  à  l'imitation  de  la  chambre  introuvable  ne 
doit  pas  ajouter  à  leurs  alarmes.  Nul  doute  que  le  sénat  ne  repousse 
tue  loi  que  ceux  mêmes  qui  l'ont  votée  pour  plaire  à  leurs  élec- 
teurs déclarent  tout  bas  n'être  pas  viable;  mais  il  est  deux  manières 
pour  une  chauibre  haute  de  répondre  en  les  rejetant  aux  lois  de 
colère  d'une  majorité  qui  écoute  ses  passions  :  —  Elle  peut  ne  con- 
sidérer que  le  texte,  le  repousser  avec  dédain  et  passer  à  des  dis- 
cussions sérieuses.  —  Elle  peut  faire  mieux,  en  substituant  à  des 
mesures  imbues  de  l'esprit  révolutionnaire  une  réforme  hardie  et 
prudente,  digne  de  l'expérience  d'esprits  sages  et  qui  constitue  de 
la  part  du  sénat  la  réplique  la  plus  décisive  à  l'acte  d'impolitique 
étourderie  d'une  chambre  en  quête  de  succès  électoraux. 

Georges  Picot. 


■SBagEQBBBBSrsr 


QUESTIONS    SCOLAIRES 


DE    L'ENSEIGNEMENT    HI«TORIQtJE    DANS  L* UNIVERSITÉ. 


L'opinion  s'intéresse  si  vivement  de  nos  jours  aux  questions 
d'instruction  publique,  elle  en  est  si  justement  respectueuse,  que 
nous  ne  devons  pas  craindre  de  la  prendre  pour  témoin  et  pour  juge 
de  nos  préoccupations  et  de  nos  pratiques  professionnelles  au  sujet 
des  principaux  problèmes  que  présente  l'enseignement  universi- 
taire. A  la  confiance  du  pays  nous  avons  le  devoir  de  répondre  en 
témoignant  de  notre  sollicitude  incessante  à  surveiller  et  à  perrec- 
tionner  nos  méthodes,  sur  lesquelles  nous  appelons  l'examen. 
L*liistoire,  en  particulier,  avec  la  géographie  son  annexe,  réclame 
dans  nos  lycées  une  place  toiijours  plus  importante,  et  de  récentes 
mesures  prises  par  l'administration  supérieure  tendent  A  la  lui 
assurer.  Cest  l'enseignement  peut-être  le  plus  populûre  dans  nos 
classes,  et  en  même  temps  le  plus  redouté,  car  il  peut,  selon  qu'il 
est  présenté  bien  ou  mal,  ouvrir  et  fortifier  les  esprits  ou  bien  les 
charger  et  les  accabler.  L'étude  de  l'histoire  peut  et  doit  être  pour 
les  jeunes  gens  un  apprentissage  de  droite  raison,  une  sorte  d'ex- 
périence avant  Fftge,  et  dans  quel  temps  en  ont-ils  jamais  eu  plus 
besoin?  L'étude  de  la  géographie  doit  les  armer  d'une  instruction 
positive  et  pratique.  Chacune  des  deux  sciences  peut  beaucoup 
pour  le  développement  de  quelques-unes  des  plus  précieuses  fa- 
cultés; mais  ces  heureux  résultats  ne  peuvent  être  obtenus  qu'an 
prix  de  métho'^es  habiles  aux  mains  de  professeurs  infiniment 
attentifs,  ayant  la  conscience  du  but  suprême  et  Tintelligente  dis- 
position des  moyens.  A  ces  maîtres  en  expérience  et  en  bon  sens, 
il  faut  un  bon  sens  exquis,  un  rare  esprit  de  mesure  et  de  discré- 
tion, une  science  sûre  d'elle-même,  capable  de  se  modérer  et  de 


Qcoe&noifs  i^c&uuts^m  686 

se  contenir^  L'accablâment  que  peut  oMser  aux  esprits  Tétude  de 
Ia'  science  historique  n'est  à  redouter  que  si  ceux  qui  esBoignent, 
manquant  de  méthode  et  de  droiture  patientet  ne  savent  pas  ailier 
l'usage  nécessaire  des  vues  générales  avec  le  tra/vail  peraonseU 
eiact  et  précis,  sur  des  programmes  ménagés  et  allégés  le  mieux 
possible.  Le  meilleur  professeur  d'histoire  n'est  pas  celui  qui  a  su 
emmagasiner  dans  son  souvenir  le  plus  de  faits  et  de  dates,  car 
la  mémoire  n'est  rien  sans  le  bon  esprit  et  le  jugement;  qu'il  soit 
difficîie  de  kii  tracer  ses  justes  limites  dans  un  easeignement  et  dans 
im  temps  qui  sollicitent  à  tant  de  •connaissances  diverses,  on  peut  en 
convenir  :  il  y  faut  cependant  réussir  à  tout  prix,  sous  peine  de  man- 
quer l'cauvre  de  T'éducatîon  publique* 

Un  concours  annuel,  dit  d*agrégation^  sert  au  mcrutement  géné- 
ral des  professeura  de  l'université.  U  attire  parliculiërement  pour 
rbistoire,  ou^re  les  candidats  eogagés  soit  à  l'école  normale  supé- 
rieure, soit  dans  les  lycées  comme  suppléans,  des  jeunes  gens  de 
l'enseignement  libre,  des  licencias  ou  jBaéme  des  docteurs  en  droit, 
qui  y  cherchent,  non  pas  seulement  l'accès  d'une  honorable  car- 
rière, mais  encore  un  engagement  vers  une  certaine  discipline 
d'esprit.  On  peut,  en  examinant  comment  ce  concours  est  constitué, 
en^ijDterrogeant  les  épreuves  diverses  dont  il  se  compose,  ae  rendre 
compte  de  la  direction  que  reçoivent  les  futurs  professeurs  et  -des 
maximes  dont  Leurs  juges  s'impirent.  Pures  questions  scolaires,  il 
est  vrai,  mais  que  ne  dédaignera  ni  en  France  ni  môme  à  l'étranger 
le  public  d'élite  soucieux  de  ces  sortes  de  problèmies.  Par  ce  temps 
fertile  en  congrès,  comment  un  congrès  ne  s'estril  pas  réuni  pour 
on  tel  sujet?  C'est  ici  que  les  comparaisons  seraient  intéres- 
santes et  utiles.  Gomment  enseigne«t-on  i'hi&toire  dans  les  di- 
Tersea  universités,  en  Allemagne,  en  Angleterre,  en  Italie  ?  Quels 
sont  les  divers  programmes?  Quelle  place  chacun  d'eux  donne-t-il 
à  l'histoire  nationale  en  comparaison  avec  rhiatoire  étrangère? 
Il  y  aurait  certainement  là  matièce  à  de  curieuses  enquêtes,  fort 
ÎBstruaives,  de  nsiture  k  détruire  plus  d'un  préjugé,  à  faire  s'ar- 
baisser  plus  d'une  barrière,  —  Une  simple  étude  comme  celle 
qu'on  voudrait  esquisser  ici,  écrite  avec  la  meilleure  compétence 
sur  quelque  université  du  dehors,  nous  serait  inimiment  pré- 
cieuse. Nous  n'aurons,  pour  notre  part,  qu'à  ajouter  aux  souvenirs 
de  toute  une  carrière  d'enseignement  ceux  d'un  jury  présidé  pen- 
dant cinq  années  (1)  ;  nous  n'aurons  iqfu'à  nous  faire  l'interprète 
exact  de  collègues  choisis  parmi  les  plus  expérimemés  et  les  plus 
déYoués.  De  tels  jurys,  à  vrai  dire,  ont  entre  leurs  mains  la  direction 
iatellectuelle  et  morale  de  renseignement;  car,  dans  ces  sortes  de 

(1)  Voyex,  an  Journal  officiel  da  0  octobre  deniier,  uû  rapport  éteDda  sur  le  con*- 
cann  de  iSSO. 


636  EET0B  DES   DEUX  MONDES. 

concours  d'où  sortent  les  jeunes  maîtres,  chaque  impulsion  donnée 
soit  par  la  rédaction  des  programmes,  soit  par  la  manière  de  jager 
les  épreuves,  est  comparable  à  celle  d'un  gouvernail  dont  l'action 
se  continue  plus  ou  moins  directe  et  durable. 

L 

Vagrégation^  à  laquelle  nous  devons,  dans  l'état  actuel,  à  peu 
près  tous  nos  professeurs  de  médecine,  de  sciences  mathématiques 
et  physiques,  de  droit  et  de  lettres ,  est  le  principal  ressort  et  la 
meilleure  sauvegarde  de  l'uoiver^sité.  M.  Jules  Simon,  qui  a  écrit 
sur  la  Réforme  de  renseignement  secondaire  un  livre  de  philosophe 
et  de  moraliste  en  même  temps  que  d'homme  d'état,  en  a  très  bieo 
expliqué  par  quelques  mots  l'origine.  C'est  en  vertu  d'une  ordon- 
nance royale  du  3  mai  1766,  quatre  ans  après  l'expulsion  des 
jésuites,  et  afm  de  pourvoir  aux  lacunes  résultant  du  départ  subit 
de  tant  de  maîtres,  que  fut  établi  un  concours  annuel,  jugé  par 
l'université  elle-même,  en  faveur  de  ceux  qui,  déjà  munis  des 
grades  traditionnels,  souhaitaient  en  outre  d'être  u  agrégés  au  corps 
des  professeurs,  »  et  d'obtenir  de  la  sorte  une  situation  régulière 
dans  l'enseignement.  Soixante  places  de  docteurs  agrégés  étaient 
créées  dans  l'ancienne  Université  de  Paris,  pour  la  philosophie,  les 
humanités  et  la  grammaire.  Jacques  Delille,  le  traducteur  des  Géor- 
giquesy  fut  reçu  au  premier  concours,  qui  eut  lieu  en  octobre  1766. 
—  C'était  une  profonde  innovation,  puisqu'à  la  licence  conférée 
par  le  chancelier  de  Notre-Dame  on  substituait  une  épreuve  tout 
intérieure  et  indépendante.  Le  décret  du  17  mars  1808,  en  organi- 
sant l'université  impériale,  étendit  l'institution  à  toute  la  France; 
le  titre  ne  fut  toutefois  donné  d'abord  que  par  collation,  chaque 
lycée  devant  avoir  trois  agrégés  seulement,  pour  les  sciences,  les 
lettres  et  la  grammaire. 

Les  premiers  concours  d'une  agrégation  commune  ne  furent  éta- 
blis qu'en  1821 ,  mais  uniquement  encore  poiu*  les  trois  mêmes 
facultés.  Ce  n'était  pas  qu'on  négligeât  entièrement  le  projet  de 
créer  un  enseignement  historique.  On  peut  suivre  dans  le  recueil 
des  Circulaires  et  Instructions  officielles  relatives  à  Finstructiim 
publique  les  timides  velléités  qui  se  traduisirent  bientôt  en  os 
commencement  imparfait  d'exécution.  Le  point  de  départ  est  mar- 
qué par  une  circulaire  du  26  avril  1817,  où  M.  Royer-CoUard,  pré- 
sident de  la  commission  de  l'instruction  publique,  se  plaint  de  ce 
que  «  les  notions  d'histoire  et  de  géographie,  qui  servent  de  com- 
mentaires aux  textes  anciens  et  qui  doivent  entrer  nécessairement 
dans  le  plan  d'une  éducation  dassique,  »  font  toujours  défaut. 
«  Cette  partie  de  l'enseignement,  ajoute-t-il,  n'a  donné  que  des 


QUESTIONS  SCOLAIRES.  687 

résultats  peu  satisfaisaDS  jusqu'à  ce  jour  :  Tobstiuadon  routinière 
de  quelques  professeurs  en  est  la  cause;  elle  a  excité  de  justes 
plaintes  qu'il  importe  de  faire  cesser.  »  M.  Royer-Gollard  se  rassure 
promptementf  il  est  vrai,  mais  par  un  motif  qui  ne  parait  pas  cor- 
riger suflSsamment  cet  aveu  d'impuissance  :  «  La  sagesse  du  roi, 
qui  uous  observe,  dit-il,  nous  commande  la  sécurité.  »   —  Gela 
n'empêchait  pas  que,  dès  l'année  suivante,  un  arrêté  de  la  com- 
mission, développant  les  programmes  des  collèges  en  ce  qui  con- 
cerne l'histoire  et  la  géographie,  confiait  cet  enseignement  à  un 
personnel  spécial.  Ce  n'est  toutefois  qu'à  partir  de  1820  que  toutes 
les  classes,  de  la  quatrième  à  la  rhétorique,  obtiennent  des  profes- 
seurs d'histoire,  mais  auxquels  on  ne  demande  pas  encore  de  s'être 
présentés  à  un  concours  d'agrégation  spécial  :  après  la  révolution  de 
Î830  seulement  on  voit  ce  progrès  s'accomplir. 

Nulle  pensée  ne  devait  être  plus  conforme  au  mouvement  des 
esprits.  L'enseignement  historique  avait  mission  pour  servir  à  la 
diffusion  et  à  la  défense  de  ces  idées  libérales  qui  venaient  de 
triompher  :  il  pouvait  en  montrer  le  progrès  non  interrompu  même 
au  sein  de  l'ancienne  France,  et  y  ajouter  l'appui  d'une  longue 
tradition.  L'essor  des  esprits  prenait  aussi  un  tour  historique  dans 
l'ordre  des  idées  littéraires.  Le  théâtre,  les  arts,  le  droit,  invoquaient 
l'histoire,  et  lui  demandaient  des  ressources  et  des  vues  nouvelles. 
11  ne  faut  donc  pas  s'étonner  si,  en  moins  de  quatre  mois  après 
juillet  1830,  l'édifice  du  nouvel  enseignement  dans  les  établisse- 
mens  de  l'université  apparaît  construit  de  toutes  pièces,  sur  ses 
bases  définitives.  Le  remarquable  arrêté  qui,  dès  le  mois  d'octobre, 
règle  le  système  des  études  à  l'école  normale,  rentrée  en  possession 
de  son  vrai  nom,  témoigne  à  la  fois,  sur  ce  point  particulier,  de  la 
fermeté  de  vue  des  premiers  fondateurs  et  de  leur  prompt  succès. 

Ce  plan  d'études  réserve  une  place  très  importante  à  l'histoire. 
En  première  année,  révision  des  études  du  lycée,  avec  un  cours 
d'histoire  ancienne,  «  où  le  professeur,  en  rappelant  les  principaux 
événemens  dans  un  ordre  chronologique,  insistera  particulièrement 
sur  les  institutions,  les  mœurs  et  les  usages,  la  religion,  les  arts 
et,  en  général,  les  antiquités  des  peuples.  »  Dans  la  seconde  année, 
libre  de  tout  examen  ou  concours,  apte  par  là  même  à  représenter 
ce  que  doit  offrir  d'original  l'enseignement  de  l'École,  toutes  les 
études  sont  tournées  du  côté  de  la  culture  historique  ;  au  cours 
d'histoire  moderne  et  du  moyen  âge  s'ajoutent  un  cours  d'histoire 
de  la  littérature  grecque,  un  d'histoire  de  la  littérature  latine,  un 
d'histoire  de  la  littérature  française,  un  d'histoire  de  la  philosophie, 
Conception  qui  est  évidemo^nt  un  fidèle  reflet  des  préoccupations 
générales.  Du  même  mois  d'octobre  1830  date  l'institution  de  deux 
Professeurs  d'histoire  dans  chacun  des  collèges  royaux,  suivie  trois 


mçb  après  deicelto  d'un  tcoisième  prûfeasaur^  Enfia,  camne  un 
concourt  pour  TagrégatioB  de  pliUosopfaie  «v«U  é4é  iasdloé  pir 
arrè^  du  21  août  de  k  même  année,  un  concoure  pour  i*liià- 
toire  est  aussi  décidé  par  «rrèté  «du  21  noveminre  ;  il  eul  Uea  en 
septembre  1821.  M,  Toussenel»  «mahre  esoeUeut^e  tant  de  géné- 
sations,  fut  xeçu  à  cette  date.  U  j  avait  trois  sortes  d'épreuves  : 
uie  cofltposition  écrite  ;  nn  examen  oral,  chaque  candidal  devant 
être  interrogé  pendant  une  heure  par  deux  autres  ooncarrens 
a  sur  plusieurs  questions  d'histoire,  d'antiquités,  de  gtegrspliie 
uftcienne  oa  moderne,  dont  le  texte^  arrêté  par  une  commissiaQ 
spéciale,  aurait  été  publié  quelques  osois  sYSOt  roaverture  du 
concours.  »  La  troisième  épreuve  consistait  en  une  leçon  sur  un 
sujet  désigné  vingt-quâtre  heures  à  l'avance.  Sauf  le  nombre  det 
compositions,  sauf  la  diiiiirence  très  considérable,  il  est  vrai,  eotre 
cette  singulière  épreuve  orale,  mal  dtôuie,  et  que  devait  reBq>lacer 
le  système  actuel  d'expositions  établi  dès  l'année  suivante,  c'était 
toute  la  théorie  du  concours  telle  qu'elle  se  retrouve  encore  i  peu 
près  aujourd'hui. 

Ainsi  est  née  du  mouvement  politique  et  intellectuel  de  1830 
cette  institution  universitaire  qui,  en  fixant  notre  enseignement  his- 
torique, a  procuré  k  la  jeimesse  française^  de  concert  avec  les  agré- 
gations de  philosophie,  de  lettres  et  de  grammaire,  une  instruction 
solide  et  une  éducation  vraiment  libérale.  On  a  pu  modifier,  ou 
peutdésiner  de  modifier  encore  quelques  dispositions  de  rédifice; 
on  e  pu  et  l'on  pourra  y  ajouter  ou  en  supprimer  quelques  parties 
secondaires,  mais  nal  n'a  Jamais  souhaité  d'en  voir  changer  les 
bases. 

De  1881  à  1662,  pendant  vingt  et  an  aas,  l'agrégation. d'hktolre 
n'eut  d'antres  vicissitudes  que  le  progrès  naturel  d'un  desseia  hien 
conçu  et  la  succession  des  professeursémioens  qui  y  étaient  appelés 
comme  juges,  sous  la  présidence  de  Letronne^n  18S1  et  18i2,  de 
M«  Naudet  depuis  18S3  jusqu'en  1830,  puis  .de  }L  Saint-Marc  Girar- 
din  jcusqu'en  1851.  -—  Elle  disparut  cependant  en  1852.  Si  l'os 
demande  par  quels  moti£i  le  législateur  de  oeite  époque  la  détroi* 
sit,  la  léponae  n'esta  croyons^nous,  écrite  dansaucun  docuneieoi  offi- 
ciel ;  nous  avions  vainement  recherché  les  procès-verbaux  détaillés 
du  conseil  supérieur  de  l'instruction  publique  à  cette  date;  il  parait 
Inen  qu'il  n'y  eut  pas  de  discussion.  Les  mêmes  motifs  politiques 
qui  firent  disparaître  également  l'agrégation  de  philosophie  furent 
naal  disaimuléssous  le  voile  d'une  imprudente  réforme  pédagegiipis. 
Pufott  croire  de  bonne  foi  qu'on  fortifierait  ou  qu'on  réglerait  les 
esprits  en  les  privant  des  drâx  sortes  de  culture  qui  sont  le  phis 
propres  à  développer  la  rectitude  du  sens  et  ia  foroe  ou  l' élévalien 
de  la  pensée  ? 


Q0B8TI0N8  8GOLAIAB9.  6M 

Cette  craelle  mutilatloo  de  ¥jmhfevéM  dara  iHiit  «nuées,  après 
lesquelles  le  rétablissement  du  conot^ars  spécial  fut  en  grande  par- 
tie rœnvre  d'un  savant  à  qui  ses  belles  études  sur  Thistoire  du 
droit  avaient  donné  depuis  longtemps  une  grande  autorité,  et  qrui, 
après  arroir  été  mînistrede  rinstruetien  publique,  s'était  retiré  sans 
être  oublié.  M.  Gb.  Giraud,  de  concert  avec  un  ministre  de  bon 
sens,  M.  Rouland,  soutint  dans  le  censeil  supérieur  et  (it  triompher 
en  1860,  malgré  beaucoup  de  préventions  subsistantes,  la  cause 
de  ragrégation  d^histoire,  en  attendant  que,  bientôt  a7>rës,  M.  Da- 
niy  revendiqu&t  celle  de  philosophie.  M*  Giraud  fit  plus  :  il  intro- 
duisit dans  ce  concours  une  épreuve  excellente,  l'explication  des 
textes,  dont  nous  parlerons  tout  à  Theure  ;  il  y  fit  rentrer  l'ancienne 
épreuve  des  thèses;  il  consentit  enfin  à  le  présider  pendant  quinze 
ans,  jusqu'en  1678.  Nous  lui  devons  ainsi  une  grande  part  de  Tor- 
gasisation  actuelle  d'un  des  ressorts  les  plus  utiles  de  notre  ensei- 
gnement universitaire.  Le  concours  s'est  développé  depuis  lors 
avec  une  remarquable  énergie;  de  récentes  dispositions  tendent  à 
l'agrandir  et  à  le  fortifier  encore.  Voyons  comment  il  est  constrtoé, 
à  quelles  nécessités  il  doit  répondre,  de  qneh  développemens  il  est 
capaWe,  et  de  quelle  nature  est  Tinfluence  qu'il  exerce  sur  notre 
enseignement  historique. 

IL 

II  tst  absolument  nécessaire,  si  Ton  veut  apprécier  ou  seule- 
ment comprendre  l'économie  et  le  mécanisme  de  ce  concours, 
de  stroir  avant  tout  quel  en  est  Fobjet  et  ce  qu'il  veut  être.  Doit- 
il  recruter  exclusivement  l'enseignement  secondaire,  ou  bien  en 
même  temps  l'enseiçuement  supérieur?  —  Cette  question  en  sup- 
pose une  autre,  d'une  réelle  importance  :  Tùn  et  l'autre  domaines 
doivent-ils  être  soigneusement  séparés  par  une  préparation  diffé- 
rente et  un  recrutement  à  part?  L*enseîgnement  supérieur  doit-il 
se  confondre  avec  la  culture  de  la  science,  et  renseignement  secon- 
daire doit-il  y  renoncer?  Il  n'a  pas  manqué  de  réponses  excessives 
à  chacune  de  ces  questions,  qu'il  importerait  de  résoudre  avec 
modération  et  justesse,  sous  peine  d'imprimer  des  directions  très 
regrettables. 

Qu'un  galant  homme,  d>sprit  et  de  goût,  à  la  parole  nette  et 
vive,  au  travail  d'assimilation  prompt  et  facile,  voué  par  profession 
et  parr  goût  à  l'enseignement  de  l'histoire,  ami  de  la  jeunesse,  se 
tienne  au  courant,  par  une  lecture  constante,  des  principales  pubR- 
cations  historiques  en  France  et  à  l'étranger  ;  qu'il  fasse  passer 
avec  aisance  dans  son  enseignement,  sans  cesse  renouvelé,  tous 
les  résultats  acquis  :  il  exercera  un  attrait,  une  séduction  îrrésis- 


6A0  AfiVUE  DES   DEUX  MONDES. 

tible  ;  il  réalisera,  cela  n'est  pas  douteuXt  une  sorte  d'idéal  da  pro- 
fesseur d'histoire  pour  la  jeunesse  de  nos  lycées.  Plusieurs  de 
nos  meilleurs  maîtres  ne  font  pas  autrement  :  au  lieu  de  briller 
par  des  écrits,  au  lieu  de  chercher  à  se  faire  un  nom,  comme  ils 
pourraient  faire,  dans  les  facultés  et  les  académies,  ils  enferment 
leur  dévoûment  dans  leur  chaire,  ils  n'ont  d'autre  but  ni  d'autre 
joie  que  l'avancement  de  leurs  élèves,  et  regardent  comme  on 
devoir  de  probité  professionnelle  de  ne  point  porter  ailleurs  leur  tra- 
vail et  leurs  soins.  Qui  songerait  à  médire  de  tels  hommes?  C'est 
d'eux  que  Joubert  a  dit  qu'ils  font  comme  les  Muses,  qui  inspireoi 
et  ne  produisent  pas;  ils  méritent,  cela  n'est  pas  douteux,  recon- 
naissance et  respect.  Supposez  à  leur  place  de  jeunes  ambitieux, 
trop  préoccupés  de  franchir  ;iU  plus  vite  ce  qu'ils  osent  coosidénr 
comme  un  pénible  stage  pour  prendre  intérêt  à  leurs  presens 
devoirs  ou  pour  consentir  à  les  faire  passer  avant  toute  chose,  ou 
bien  des  esprits  particuliers,  absorbés  par  des  études  spéciales  et 
négligeant  tout  le  reste,  il  est  clair  que  la  cause  de  renseignement 
secondaire  sera  compromise.  Cet  enseignement  s'adresse  aui  fils 
de  notre  intelligente  et  active  bourgeoisie,  qui  serviront  leur  pays 
dans  les  carrières  les  plus  diverses,  au  barreau,  dans  la  magistra- 
ture, l'armée,  l'industrie,  le  commerce.  Il  importe  surtout  de  don- 
ner à  cette  jeunesse  nombreuse,  outre  les  grands  et  nobles  senti- 
mens,  des  idées  saines  et  justes,  des  connaissances  à  la  fois 
générales  et  précises.  Ce  qu'elle  attend  de  son  éducation  classique, 
c'est,  à  ne  parler  que  des  qualités  nécessaires  pour  la  pratique  des 
diverses  professions,  la  vivacité  3'intelligence,  la  promptitufle  et  la 
droiture  du  jugement,  la  ferme  logique,  et,  s'il  se  peut,  l'habileté 
honnête  de  la  parole,  qui  résume  et  met  en  œuvre  avec  puissance 
ces  dons  rares  et  précieux.  Il  n'y  a  pas  précisément  besoin  pour  cet 
enseignement -là  de  professeurs  éruditset  destinés  à  briller  comme 
tels,  mais  bien  plutôt  de  bons  et  fermes  esprits,  préparés  par 
une  instruction  solide,  soutenus  par  un  patriotique  dévoûment. 

Les  administrateurs  prudens  de  l'université  ne  disent  pas  autre 
chose,  et  notre  enseignement  secondaire  n'a  pas  d'autre  principal  but. 
Nous  pouvons  bien  le  modifier  par  certains  côtés  extérieurs  ;  nous 
pouvons  chercher  à  le  rendre  en  même  temps  plus  rapide  et  plus 
fécond  —  ce  sera  tout  profit;  nous  pouvons  essayer  de  faciliter  sa 
tâche,  soit  par  une  meilleure  disposition  des  programmes,  soit  en 
créant  de  nouveaux  cadres  qui  ne  laissent  aux  études  classiques 
que  ceux  qui  veulent  en  profiter  directement;  mais  les  vrais  prin- 
cipes de  l'enseignement  secondaire  sont,  chez  nous,  bien  compris 
et  bien  observés  :  nous  croyons  n'avoir  rien  à  envier  à  cet  égard, 
ni  à  l'Allemagne,  ni  à  aucun  autre  pays  étranger. 

Gela  dit,  ne  retenons  pas  l'enseignement  secondaire  trop  i 


QUSSTIONS  8COLAIHE8*  6&1 

distance  de  renseignement  supérieur  ;  Tun  et  l'autre  auraient  cer- 
tainement eu  en  souiTrir.  Ne  paraissons  pas  conseiller  aux  pro- 
fesseurs de  nos  lycées  de  se  désintéresser  des  hautes  études.  Sans 
doute  on  peut  comprendre  qu'il  y  ait  d'excellens  maîtres  achevant 
leur  carrière  sans  avoirjamais  rien  publié  et  sans  laisser  après  eux 
rien  d'écrit  ;  ce  ne  doit  pas  être  cependant  le  plus  grand  nombre,  car 
comment  comprendre  que  des  hommes  voués  à  un  travail  inces- 
sant dans  l'intérêt  de  leurs  élèves  ne  s'arrêtent  jamais  sur  une 
recherche  à  faire,  un  doute  à  éclairdr,  un  problème  &  creuser? 
Combien  sont-ils,  ceux  qui  résisteraient  pendant  toute  leur  vie 
à  une  telle  tentation  sans  se  déshabituer  de  cette  activité  d'esprit 
qui  permet  seule  de  se  renouveler,  et  par  là  de  dominer  et  d'ex- 
citer les  jeunes  intelligences  7  Au  reste,  nous  devons  au  personnel 
de  l'enseignement  secondaire,  dans  l'Université,  un  très  grand 
nombre  de  publications,  non  pas  autant  d'écrits  philologiques  qu'en 
publient  les  gymnases  allemands,  —  il  y  a  là  peut-être  une  diffé-* 
rence  de  génie,  —  mais  beaucoup  de  mémoires  et  de  livres. 

Ces  livres  sont  souvent  des  thèses  pour  le  doctorat,  passeport 
nécessaire  vers  l'enseignement  supérieur,  et  que  doivent  accom- 
pagner ou  suivre  de  près  les  travaux  originaux  et  les  recherches 
d'une  réelle  valeur.  Jadis  on  avait  institué  une  seconde  agrégation 
donnant  accès  aux  facultés  des  lettres;  mais,  le  niveau  de  la  pre- 
mière ayant  continué  de  s'élever,  n'était-il  pas  probable  que  celle-ci 
deviendrait  une  épreuve  un  peu  vaine?  11  ne  faut  pas  abuser  de 
ces  concours  toujours  un  peu  factices,  où  la  fortune  et  les  circon- 
stances ont  trop  souvent,  quoi  qu'on  fasse,  une  injuste  part.  Les 
facultés  de  médecine  et  de  droit  exigent  nécessairement  de  l'âge 
viril  ces  sortes  d'épreuves  ;  si  les  études  de  sciences  et  de  lettres, 
plus  générales,  les  imposent  à  l'âge  moins  avancé,  faut-il  doubler 
l'expérience?  ne  suffit-il  pas,  après  les  premiers  témoignages,  du 
concours  de  la  vie,  de  celui  qu'instituent  à  chaque  jour  entre  les 
hommes  de  cœur  le  sentiment  de  la  dignité  personnelle,  l'émulation 
et  le  respect  commun  de  la  science  (i)?  Nous  avons  vu  de  ces  tour- 
nois universitaires  :  on  les  a  célébrés  deux  ou  trois  fois  avant  de 
les  abandonner  probablement  pour  toujours.  Les  hommes  de  grand 
talent  qui  devaient  y  vaincre  n'avaient-ils  pas  vaincu  à  l'avance 
devant  l'opinion,  et  fallait-il  essayer  de  les  classer? 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'enseignement  supérieur  emprunte  nécessai- 
rement le  plus  grand  nombre  de  ses  candidats  à  l'enseignement 

(1)  Il  faut  noter  que  cette  agrégation  lopérieore,  comme  Tagrégation  ordinaire  qoi 
tobsiste  aojoard'hoi,  ont  affecté  presque  toujours  le  caractère  d'examens  en  même 
temps  que  de  concours  :  concours  par  les  rangs  assignés,  examens  par  la  certitude  du 
titre  pour  tont  candidat  qui  en  est  reconnu  digne. 

«on  juu  —  1880^  41 


•As  EETOB  DM  DEOX  1C01IM8. 

seooodhira»  et  pir  là  ii  trouve  la  garantie  si  nécessaire  d'une  ferle 
préparation  classique»  On  a  dit  qu'à  ssivre  trop  longtemps  de  trop 
générales  étades^  un  temps  précieux  serait  penlu»  et  de  maufaim 
halaîtades  scienttBqfnes  contractées.  Il  y  a  là  une  question  d'âge  et 
de  aMsmre.  Il  est  possible  que,  pour  des  études  d'érudition  toute 
spéciale  engeant  une  réelle  pratique,  indépendame  de  la  maturité 
d'esprit,  il  faille  de  bonne  heure  crouser,  à  certaine  distnce  du 
grand  ehemiD^  son  étroit  sillon  ;  mais  il  n'en  saurait  être  ainsi  des 
études  qui  ont  un  caraictëEe  général  :  celles-là  ne  connaissent  que 
les  difiéreneas  de  degrés  sur  l'échelle  commune.  Tous  les  monbrei 
de  nos  écoles  françaises  d'Athènes  et  de  Rome  qui  sortit  de 
rScoIe  ntnrmale  sont  agrégés  ;  it  n'est  pas  démontré  qu'il  leur  eftt 
été  absolument  bwoin  d'une  autre  préparation  pour  defenir  de 
bons  épigraphistes,  des  heHénistes  ou  des  archéologues  distingoés. 
On  ne  Tout  pas  ider  qu'un  peu  plus  de  préparation  spéciale  ne  dût 
leur  être  fort  utile;  mais  ne  pourrai t--an  pas  ea  introduire  la  me^ 
leure  partie  dans  l'agrégation  même,  dans  celle  des  lettres  et 
dans  celle  de  grammaire?  Cet  appoint  d'un  peu  d'érudition  sendt-ii 
entièrement  superflu  pour  leurs  concurrens  7  Serait-il  siftdieax 
qu'un  futur  professeur  de  rhétorique  ou  de  seconde  eût  étadié 
l'épigraphie  latine  ou  grecque  et  l'archéolc^e}  Ceux  des  membres 
de  Técole  française  de  Rome  qui  viennent  de  l'école  des  durtes 
ou  de  l'école  des  hautes  études  sont  le  phis  soutent  non  agré- 
gés ;  on  ne  voit  pas  que  leur  préparation,  quelque  intense  qa'elle 
ait  pu  être,  eût  été  absolument  empêchée  par  quelques  études  géaé- 
raies  de  plus.  11  faut,  en  résumé,  que  l'idéal  et  la  pratique  des 
hautes  études,  élémens  essentiels  de  l'enseignement  supérieur,  ne 
manquent  pas  non  plus  à  l'enseignement  secondaire.  On  ne  doitpas 
séparer  deux  carrières  dont  l'une  resterait  sans  perspective  etl'autre 
sans  tradition. 

Si  ces  calculs  sont  justes,  les  concours  d'agrégation,  en  pbitoeo- 
pl\ie,  en  lettres,  en  histoire,  doivent  servir  également  à  recruter 
l'enseignement  secondaire  et  l'enseignement  supérieur.  En  réalité 
il  en  est  ainsi,  et  il  ne  peut  en  être  autrement,  car  il  est  impossible 
d'interdire  le  passage  du  premier  au  second  degré,  ni  de  les  dis- 
joindre. Il  s'ensuit  que  ces  concours  doivent  avoir  des  épreuves  un 
peu  différentes  entre  elles,  et  se  {N'étant  à  la  manifestation  des  qaa- 
lités  diverses  que  réclament  Tune  et  l'autre  vocations.  CTest  ce  qui 
arrive  naturellement  pour  le  concours  d'histoire,  si  les  règles  con- 
stitutives en  sont  appliquées  avec  précision  et  justesse. 

II  débute  par  quatre  compositions  écrites  :  il  faut,  en  sept  heures, 
traiter  sans  le  secours  d'aucune  communication,  d'aucune  note, 
d'aucun  livra,  un  sujet  imprévu  d'bîstonre  ancienne,  le  lendemais 
un  sujet  d'histoire  du  moyen  âge,  puis  un  d'histoire  moderne  et 


«OBunoMft  fiooiiàiBU.  665 

élëroSt  pour  certainds  périoto,  à  des  mMiuek^  ei  ds  m  traitir 
eD  classe  que  les  questions  importantes*  Le  danger  de  ee  eTStiaie 
nous  parait  être  celui-ci  :  volontiers  les  étëves  se  persuadent  qu'ils 
peuvent  dédaigna:  absolument  ce  que  Ton  pusse  tout  à  iiit  sens 
silence;  si  Ton  procède  par  vastes  lacunes,  c'est  dans  leur  esprit 
Torigine  d'une  idée  fausse  et  d'une  confiisioB  nrémédiable.  Il  leur 
parait  que  la  Providence  a  négligé  ces  périodes  qui  n'offrent  pas  i 
Thisloiien  de  saillies  éclatantest  tandis  qu'au  contraire  c'est  le  plus 
souvent  la  tarame  de  ces  temps  obscurs,  taxés  par  nous  de  dée»- 
denee  et  de  corruption,  qui  offre  les  tmits  les  plus  précieux.  A 
Tuniiié  rompue  par  cette  méthode  de  travail,  ils  imaginent  inveloiH 
tsirement  que  correspond  une  rupture  supérieure;  ils  n'aperçoi- 
vent plus  aucune  suite  ;  ils  ne  voient  qu'une  série  d'épisedes,  sujets 
de  narrations.  Jadis,  pour  que  ces  fausses  idées  entrassent  mieux  dane 
oos  jeunes  esprits,  nous  avons  vu  certains  Précis  où  les  développe* 
mens  étaient  imprimés  en  gros  caractères,  et  les  résumés  en  petits. 
On  abandonnait  à  notre  étude  peraonnelle  les  méprisables  résumés 
que  BOUS  aurions  lus  fort  inutilement,  tant  ils  étaient  condensés  et 
obeciirs.  En  petits  caractères  la  décadence  de  Fempire  romain,  en 
petits  caractères  l'invasion  des  barbares, — en  gros  caractères  Glovis 
et  Cbarlemagne.  L'étude  biographique  effaçait  l'étude  historique  ; 
l'action  d'un  homme  sur  son  temps  se  substituait  à  l'action  du  génie 
d'un  peuple,  au  progrès  intérieur  d'une  civilisation,  à  l'enchaîne^ 
ment  de  la  logique  éternelle,  à  la  majesté,  à  la  moralité  de  l'bis- 
toîre« 

Pmsque  nous  en  sommes  au  détail  pédagogique,  pourquoi  ne 
dirions-nous  pas  un  mot  d'un  sujet  délicat,  sur  lequel  il  n'est  pas 
âcile  d'arriver  à  une  solution  satisfaisante  avec  un  grand  nombre 
d'élèves,  et  devant  la  complexité  des  programmes  dans  les  hautes 
classes?  Je  veux  parler  de  l'usage  qui  permet  ou  quelquefois 
ordonne  de  prendre  des  notes  pendant  que  le  professeur  fait  son 
e^iosition  orale.  Il  convient  au  psychologue  de  dire  quel  subtil 
travail  d'analyse  c'est  pour  l'intelligeuce  que  de  savoir  noter, 
quand  parle  un  orateur,  les  points  culminaos  de  son  discours. 
Si  le  but  principal  est  d'avoir  bien  écouté,  cette  analyse  difficile 
doit  plus  d'une  fois  s'interrompre;  nous  ne  parlons  pas  seule- 
ment des  passages  qui  peuvent  comporter  un  véritable  intérêt 
ou  bien  quelque  émotion,  mais  aussi  de  certains  raisonnemens, 
de  certaines  déductions  qu'il  faut  suivre  avec  une  attention  sans 
partage.  Ce  travail  si  ardu  pour  des  esprits  déjà  formés,  des  enfans 
de  treixe  à  dix-sept  ans  sauraient-ils  l'entreprendre  impunément 
sans  le  secours  incessant  et  l'extrême  prudence  de  ceux  qui  les  diri- 
gent? Qui  de  nous  n'a  eu  ce  spectacle  lamentable  de  trente  à  qua- 


656  BETOB  DBS  DEUX  MONDES. 

raote  enfans  de  sixième,  de  cinquième,  de  quatrième,  auxquels  le 
zèle  mal  entendu  et  la  paresse  d'esprit  conseillaient  ce  pénible  eOort 
d'essayer  de  noter  par  écrit  toutes  les  paroles  du  professeur?  Les 
liûssera-t-il,  avec  leur  écriture  encore  mal  assurée,  couvrir  des 
pages  entières  de  lignes  sales  et  informes,  se  désespérer  s'ils  omet- 
tent un  mot,  interroger  leurs  voisins,  perdre  le  fil  et  le  faire  perdre 
aux  autres,  se  dépiter  et  ne  plus  rien  reconnaître?  Ne  devra-til 
pas,  au  plus  vite,  leur  faire  écarter  plume  et  encre,  les  placer  en 
présence  de  leur  court  sonmiaire,  et  leur  oflrir  de  faciles  dévelop- 
pemens,  qu'ils  comprendront  sans  le  travail  pénible  et  peu  intd- 
ligent  des  notes?  La  tâche  n'est  pas  beaucoup  plus  facile  pour  les 
élèves  des  autres  classes.  Si  l'on  croyait  pouvoir  la  supprimer  abso- 
lument, ce  serait  à  la  condition  de  la  rendre  inutile  par  une  exposi- 
tion d'autant  plus  méthodique,  d'autant  plus  intéressante,  dont  le 
sommaire  dicté  aurait  fixé  déj^  les  principales  indications.  Tout  au 
moins  est-il  nécessaire  de  veiller  à  ce  que  ce  travail,  toujours  difB* 
cile,  n'absorbe  pas  une  attention  qui  doit  appartenir  à  la  leçon  du 
maître  et  non  pas  à  la  transcription  de  ses  paroles.  11  convient,  en 
un  mot,  de  tenir  l'intelligence  des  élèves  en  éveil,  et  de  susciter, 
en  l'attirant  à  soi,  leur  active  liberté. 

J'avais  à  traiter  un  jour,  en  quatrième,  à  Louis-le-Grand,  il  7  a 
quelque  trente  années,  de  la  guerre  du  Samnium.  Dans  ce  sujet 
complexe,  le  beau  récit  du  x*  livre  de  Tite  Live  sur  la  bataille  de 
Sentinum  nous  offrait  un  bel  épisode.  «  Voyant  que  les  Romûns 
pliaient  et  n'écoutaient  plus  leurs  chefs,  Décius  appelle  le  grand 
pontife  et  lui  ordonne  de  dicter  la  formule  du  dévoûment.  Après 
les  prières  solennelles,  il  ajoute  qu'à  présent  marchent  devant  lui 
la  terreur,  la  fuite,  le  carnage  et  la  mort,  la  colère  des  dieux  du 
del,  la  colère  des  dieux  des  enfers;  il  proclame  qu'il  frappe  des 
plus  horribles  anathèmes  les  drapeaux,  les  traits,  les  armures  de 
Tennemi,  et  que  ce  même  lieu  qui  sera  le  théâtre  de  sa  mort  le 
sera  aussi  de  la  destruction  des  Gaulois  et  des  Samnites.  Apr&s 
avoir  prononcé  ces  terribles  imprécations,  et  contre  lui-même  et 
contre  les  Gaulois,  il  lance  son  cheval  à  toutes  brides  au  plus  épais 
de  leurs  bataillons.  A  partir  de  ce  moment,  continue  le  grand  his- 
torien, il  n'est  plus  guère  possible  de  reconnaître  l'œuvre  des 
hommes  dans  les  événemens  de  cette  journée  :  les  Romains  tout  à 
coup  se  sont  arrêtés  dans  leur  fuite,  et  les  voilà  qui  se  portent  en 
avant  ;  les  Gaulois,  conune  frappés  de  vertige,  velut  alienaia  tnenUy 
restent  à  la  même  place,  et  leurs  bras  engourdis  lancent  au  hasard 
des  traits  impuissans...  d  J'en  étais  là  de  ma  lecture  quand  j'anse 
un  de  mes  jeunes  auditeurs  qui,  sans  paraître  beaucoup  écouter,  se 
livrait  évidemment  à  quelque  fantaisie  sur  son  papier.  Je  me  fais 


un  de  géographie.  —  L'objection  est  toute  {uréte  :  «  Quail  dit^xi, 
TOUS  demaodez  aux  caodidtlB  d'être  prêts  à  certain  jour  sur  toute 
rhistoire,  et,  cooHne  ai  œ  n'était  pas  4é}à  trop,  sur  toute  la  gé»* 
gnpUe,  et  tous  n'eiduex  ni  rbist(»re  des  institutions,  ni  salle  des 
lettres  «t  des  arts  I  V^nis  voulec  <pi'ils  puissent  ^aiter  raisonnabiie- 
mest,  à  rimprovistet  de  tous  les  sujets  compris  dans  cet  imnianse 
dcmiiael  Pourquoi  ne  pas  leur  laisser  ua  msnuel,  un  dictionnaire 
historique,  un  side-mémoire?  Vous  les  trsnsformerez  en  diction^ 
Daîres  nor-niâiiies  au  lieu  d'en  faire  des  lettrés  et  des  historiens, 
lent  SB  moins  tous  faTOriaeres;,  au  détriment  du  vrai  mérite,  le 
SETok  personnel,  superficiel  et  médiocre.  » 

Le  râproche  tomberait  juste  si  deux  conditions  importantes 
n'étaient  obserTées  :  il  fasut  que  les  questions  soient  bien  données  ; 
il  £uit  que  les  compositioos  soient  bien  jugées.  Sans  doute,  en 
présence  de  questions  trop  partîcHliàres,  un  esprit  distingué  peut 
Inean'aroir  pas  de  souvenirs  assez  précis  ;  mais  appelez  son  atten« 
tian  flur  les  aspeois  tgénéraxoL  de  rhiatoii^tet  aussitôt  le  souvenir, 
aidé  du  jugement  et  de  la  comparaison,  ne  le  trahira  plus.  Deman- 
dBrlai,  sur  ua  sujet  d'isiportaoce,  non  pas  la  série  exaete  et  com- 
plète des  £Bits,  mais  l'intellisBnœ  des  différentes  phases  et  la  signi* 
fieilioB  g^nérak.  U  peut  bien  n'avoir  pas  présent  à  l'esprit  le  récit 
cbrosologique  d'une  des  croisades;  mais  il  ne  sera  pas  anberrassé, 
pearvu  qu'il  ait  une  instruetian  générale,  d'eospoaer,  dans  un  résumé 
sufisamment  logique  et  substantiel,  les  principaux  résuUate  d« 
croisades,  les  cbangemens  politiques  et  territoriaux  qu'elles  ont 
entraînés,  le  progrès  scientifique^  littéraire,  artistique  et  moisal  qui 
les  a  suivies.  11  pourra  bien  l'eooncer  &  la  puérile  épreuve  de  racon- 
te sans  erreur  rbistoire  confuse  de  la  Frondet  ^^  il  acceptera  d'en 
caractériser  tes  diverses  p^iodes,  d'énumérer  les  principaux  d'entre 
les  mémoires  contemporains  qui  nous  en  instruisent,  et  d'apprécier 
les  diverses  opinions  sur  le  degré  de  gravité  qu'a  ofEert  cet  épi- 
ssde  au  point  de  vue  de  notre  bistoire  générale*  Pour  peu  qu'il  ait 
aeolamen)  iait  de  bonnes  études  littéraires,  il  ne  se  pourra  pas 
qu'il  ne  sache  quelque  chose  de  Rets  et  de  M°^  de  MotteviUe  ;  pour 
peu  qu'il  ait  r^échi  aux  vicissitudes  de  la  France,  &  ses  trop  nom- 
Bieuses  révolutions,  il  ne  se  pourra  pas  qu'il  n'ait  médité  sur  ces 
paves  paroles  qu'adressait  le  spiritud  coadjuteur  au  prînee  de 
Gondé  :  «  U  n'y  a  que  Dieu  qui  puisse  exista  par  lui  seul.  Auire- 
^  H  existait  en  France  un  milieu  entre  les  peuples  et  les  rois;  te 
lenverseoaent  de  ce  milieu  a  jeté  l'état  dans  les  convulsions  o&  l'ont 
va  nos  pères. .«  fiéclsrex-voos  luuitement  protecteur  des  compa* 
goies  souveraines,  et,  avec  leur  concours,  vous  réfonmres  l'état 
peutr-étre  pour  des  siècles—  »  Paroles  divinatrices  du  passé  et  de 
Tavenirt  programme  éloquent  de  la  double  destinée  ai  diffirett'* 


6A&  RETUE  DBS  DEUX  M0KDE8. 

ment  échue  à  TÀDgleterre  et  à  U  France  ;  Retz  a  eu  plus  d'une 
fois  de  ces  regards  perçans,  qui  traversent  toute  Thistoire  et 
gifon  n'oublie  pas  après  en  avoir  aperçu  la  lumière. 

L'épreuve  des  compositions  écrites  n'effraiera  donc  pas  rhoaune 
suffisamment  instruit  de  l'histoire  générale,  puisqu'il  sait  qu'on  ne 
lui  demandera  pas  autre  chose.  Cette  instruction  suffisante,  il  faut 
bien  qu'il  la  possède  s'il  veut  enseigner.  11  convient  évidemment 
que  le  professeur  ait  la  possession  familière  et  sûre  d*un  certain 
fonds  de  connaissances  historiques.   Gela  seul  lui  peut  fournir  les 
termes  de  comparaison,  matière  de  son  jugement  et  de  ses  vues 
d'ensemble.  Des  lacunes  trop  nombreuses  ou  trop  graves,  un  savoir 
trop  incertain,  lui  créeraient  dans  sa  chaire  de  réels  embarras  et 
nuiraient  à  son  autorité  morale.  Il  ne  faut  pas  qu'en  présence  de 
ses  élèves,  en  les  interrogeant,  en  les  exerçant,  il  puisse  être  pris 
au  dépourvu,  rester  court  ou  laisser  échapper  de  graves  erreurs 
qu'ils  apercevraient.  Il  y  a  là  des  nécessités  professionnelles  dont 
aucun  système  raisonnable  ne  saurait  affranchir  nos  candidats, 
Mais,  encore  une  fois,  ce  n'est  pas  sur  toute  Fhistoire  qu'ils  peurent 
être  appelés  à  répondre,  c'est  seulement  sur  les  grands  épisodes 
et  sur  l'enchaînement,  que  nécessairement  ils  connaissent  en  une 
certaine  mesure.  Ce  que  leur  mémoire  peut  leur  opposer  de  lacunes 
regrettables  est  aisément  compensé  par  les  sérieuses  qualités  qui 
conviennent  à  de  pareilles  épreuves  :  la  bonne  exposition,  l'appré- 
ciation saine  et  droite  des  suprêmes  résultats.  Quatre  fois  répétée, 
l'épreuve  ainsi  comprise  offre  aux  concurrens  les  moyens  et  la 
nécessité  môme  de  se  montrer  tels  qu'ils  sont,  avec  leur  degré  de 
science  acquise,  avec  toutes  leurs  qualités  personnelles.  —  Ceux 
qui  ont  paru  trop  peu  munis  des  connaissances  nécessaires  ou  trop 
faibles  pour  les  mettre  en  œuvre  sont  éliminés,  et  ne  peuvent  pren- 
dre part  aux  autres  épreuves  du  concours  :  règle  salutaire,  mais 
qui  s'applique  avec  une  extrême  réserve. 

Toutes  les  épreuves  suivantes  sont  orales  et  publiques.  La  pre- 
mière est  d'un  grand  intérêt  ;  elle  est  de  nature  à  plaire  à  tous  les 
esprits,  à  mettre  en  lumière  des  qualités  diverses,  celles  de  ren- 


parmi  les  histonens  grecs, 
latins,  français,  ont  été  désignés  :  par  exemple  un  livre  de  Strabon 
ou  de  Pausanias,  de  Tacite  ou  de  Tite  Live,  de  Villehardouin  ou  de 
Joinville,  de  Froissart  ou  de  Gomines,  ou  quelque  ouvrage  comme  la 
Satire  Ménippéey'ou  les  chapitres  du  Siècle  de  Louis  XIV  de  Vol- 
taire qui  traitent  des  lettres,  des  arts  et  des  sciences,  ou  bien  du 
Montesquieu,  etc.  Quelques  pages  de  chacun  de  ces  textes  sont 
assignées,  lors  de  la  triple  épreuve,  à  chacun  des  candidats,  qui 


QUESnONS   SCOLAIRES.  615 

doit  présenter,  pendant  une  demi-heure  chaque  fois,  tous  les  com- 
mentaires historiques,  archéologiques,  littéraires  auxquels  ces  pas- 
sages peuvent  donner  lieu. 

Cette  excellente  épreuve,  introduite  dans  le  concours  d'agréga- 
tion d'histoire  depuis  1860,  donne  au  futur  historien  le  conseil  de 
travailler  d'après  lesdocumens  originaux,  soigneusement  étudiés  et 
comparés,  et  au  futur  professeur  cet  autre  conseil,  de  ne  pas  sépa- 
rer renseignement  historique  de  l'enseignement  littéraire,  le  plus 
apte  certainement  à  ouvrir  et  à  diriger  les  jeunes  esprits. 
Mais  l'épreuve  la  plus  importante,  celle  qui,  bien  dirigée,  doit 
satisfaire  les  candidats  désireux  de  s'élever  à  l'enseignement  supé- 
rSeur  et  à  la  science,  et  intéresser  avec  grand  profit  ceux  qui  ne 
stf^rtiront  pas  de  l'enseignement  secondaire,  est  assurément  celle  des 
ibèses.  Huit  mois  à  l'avance,  en  même  temps  que  les  textes,  des 
ttiëaes  ont  été  proposées.  Lors  du  concours,  chaque  candidat  admis- 
&ible  doit  faire  une  leçon  publique  d'une  heure  environ  sur  un 
ftujet  tiré  au  sort  depuis  vingt-quatre  heures  et  découpé  dans  ces 
thèses.  Il  s'agit  de  constater,  mieux  encore  que  par  l'explication 
des  textes,  si  les  candidats  sont  capables  de  recherches  spéciales 
et  d*études  personnelles.  C'est  pour  eux  l'occasion  de  donner,  après 
une  longue  préparation  à  l'abri  de  toute  surprise,  la  vraie  mesure 
de  leur  intelligence  et  de  leur  aptitude.  On  leur  demande  d'étudier 
ces  thèses  avec  le  secours  des  documens  originaux  et  non  pas  d'a- 
près les  livres  de  seconde  main,  de  faire  preuve  de  quelque  indé- 
pendance de  travail  et  de  jugement.  C'est  cependant  ici  que  l'ap- 
plication du  programme  devient  très  délicate;  nous  le  montrerons 
par  des  exemples.  Yoici  quelques-unes  des  thèses  jadis  désignées. 
Les  six  premières  composaient  le  programme  du  concours  de  1831, 
le  plus  ancien  de  tous  ;  il  était  signé  :  Yillemain,  Cousin,  Montalivet. 

Comment  se  renouvelait  et  quelles  attributions  avait  le  sénat  romain 
aux  diverses  époques  de  la  république  et  dans  le  premier  siècle  de 
Tempire?  —  Quelles  étaient  les  limites,  les  villes  principales,  les  mœurs 
et  la  civilisation  de  la  province  romaine  d'Afrique  au  iv«  siècle  de  notre 
ère?  —Quelles  lumières  peut-on  tirer,  pour  l'iiistoire,  dfc  Panégyrique 
de  Théodoric  par  Ennodius  ?  —  Quelles  étaient  les  grandes  divisions 
territoriales,  les  villes  principales  et  la  constitution  politique  de  l'Aile- 
]3Qagne  au  xi*  siècle?  —  Quelle  est  Torigine  et  quels  ont  été  à  différentes 
époques  les  divers  sens  des  mots  guelfe  et  gibelin?  —  Quels  ont  été  les 
établissemens  des  Portugais  dans  les  Indes  au  xv«  siècle?  Faire  connaître 
Particulièrement  le  génie  et  les  actions  d'Alphonse  d'Albuquerque. 

^  ie  programme  de  1832  donnait  huit  thèses,  parmi  lesquelles 
^'<lussi  importans  sujets  que  ceux-ci  : 


6iA  REvitt  B»  BBUL  mniii. 

Qael«  furent  l'état  du  sacerdoce  et  riufloance  du  culte  dans  U  Grèce 
depuis  les  temps  homériques  jusqu'à  la  mort  d*Aleiaiidre  ?  —  Espow 
l'orgaDisatioQ  politique  de  l'empire  romain  bous  Auguste  et  sous  Die* 
clfttien.  —  Exposer  Tovigine,  les  priiidpalefl  époiiiies  et  les  Ticissitades 
de  riDfltiitttioa  des  pulemeus.  eu  FraoeeL 

La  valeur  d'une  kielitirtÎDa,  d'une  disposîtioni  d'un  rë^eamt, 
réside  en  grande  partie  dans  l'applicatiim  pratique  qui  ^^  est  faite. 
Nous  disions  tout  k  ïbeuare  que  Vépreuve  des  thèse»  éuta  intéres- 
sante parce  qu'on  y  demandait  quel(fse  étude  attentive  et  vraiment 
peisonneUe;  le  programme  de  18M^  cehd  que  nous  venons  de 
dter^  ajoute  un  avis  dftns  le  môme  sens  :  «  Ces  questions,  di^il, 
devront  être  traitées  surtotut  d'après  les  textes  originaux  ooBteni- 

Cûna.  »  On  est  bien  étonné  eepeadant  quand  on  remaiiqae  que 
^  candidsÉs  n'ayaient  en,  cette  année^là,  que  quatre  mois  et 
demi,,  du  7  juin  ait  27  septembre,  peur  étudier  «  d'après  les  textes 
origiaeiia  »  de  pareils  problèmes»  Admettmie  que  cette  première 
année'  du  concours  ait  été  exceptieonelle,  ert  que  les  choses  aieat  été 
UD  peur  ppéelpitéee  ;  nmia  les  années  snivaiufees  comportent,  avec 
la  méîùe  recommandation,  uni  pareil  nombre  de  thèeee  à  peu  près 
senbld^les  à  préparer  ea  sis  mois,  ce  qui  donnait  moins  d'an 
mois  pour  chacun  de  ces  difficiles  sujets.  Il  est  dair  qa'nne 
autre  médiode  et  d'autres  habitudes  d'e^it  que  ceUtê  que  nous 
croyons  aujourd'hui  préférables  présidaiest  alera  à  la  direction  de 
cefrconcours.  Les  hommes  de  talent,,  les  célèbres  malitres  qui  gou- 
vernaient alors  rUniveraité  partaient  évidemment  de  ce  principe 
que  les  ptx>fesseurs  de  l'enBeignement  secondaire  n'ont  pas  besoin 
d'âtru  érudits,  qu'il  serait  même  fâcheux  qu'ils  le  fussent;  ils  roa- 
laisnt  nous  exercer  bien  plutôt  à  disposer  des  cadres»  à  l'aide  des 
vues  générales  et  d'un  habile  arrangement  des  matières  ;  ils  nous 
demandaient  de  savsk,  sans  plier  soos*  le  loinrd  favdeau,^  noos  enga- 
ger dans  le  travail  historique  et  ne  pas  nous  y  perdre,  juger  des 
choses  à  distfmce^  vite  et  bien,  et  reporter  à  nos  élèves  quelque 
chose  de  cette  aisance  intelUgonle  et  mesurée.  Beau  programme, 
que  nous  retenons  aujourd'hui  pour  certaines  épreuves  du  coneouis, 
mais  non  pour  celle  de*  la  thèse»  L'excès  en  convenait  peul^tie  à 
celte  première  période  de  Venseignement  historique  :  on  Mùà  en 
pionniers,  on  reconnaissait  le  terrain  ;  il  faut  maintenant  recaler 
en  maîtres. 

Les  habitudes  de  tramil  se  sont  modifiées^  ne  serait-«&  que  par 
la  multiplicalîonf  des  instrumens  de  trsvalL  Nom  n'avions  pas  j«lis 
sous  la  main  tant  de  publications  utiles  qui  rendent  possible,  et 
par  conséquent  nécessaire,  une  étude  plus  ample  et  plus  pàié* 
trente  que  celle  que  nous  pouvions  faire  aulrefoisr  Lo  Muttêil  au 


igmmom  sgoloms.  4A7 

LHêrm  *d€  Rickelim  par  il.  Avenel  n'coisttuit  p«s.,  ni  1%  MecuêU 
en  Lettres  de  CaUmri  par  IL  iPieroe  tCténeirt;  eoume  il  eût  été 
impouible  dt  «uffdén:  à  4d  tels  limes  «aos  ua  éneime  travail^  «e 
travail  ne  Boas  était  rpas  denandé.  PemévéDer  aujoord'bui  dans 
une  mëdiode  ipn  pawratt  «avoir  ia«tvefois  aa  raiaaa  «I  peu^t^ètra  aoa 
atililé,  «  laarak,  ^^  n'èéa tans  paa  à  le  dbe ,  —  «ncousa^^  la  tém*- 
rilé  saip^srfidetta  et  pea  acrupirieuae,  «t  décourager  le  travail 
coaatieocieiix.  Las  effarlis  qui  se  fcni  chaque  aB&éa  en  vue  de  nos 
coBBanrB  sent  Irto  conaidéraiilea;  iiona  sie  deii^Ba  ni  ne  Toulons 
les  airiièter;  il  SmA  de  toute  aAoe^shé  «qu'ils  rscâenl  eaooiragés  au 
coMtEaive,  dirigés  H  véampeosés. 

Qu'on  veaille  Uen  juger  par  «i  esemple  |iArticaiier  de  Timpor- 
tance  onacate  et  pratique  de  «ceMe  observation,  et  >de  Timposaibilité 
qu*il  y  a  désormais,  en  présenoe  du  progrès  général  4es  études,  A 
continuer <ie  proposer  des  llièses  ti:»|p  nombyreuses,  destinées  A  être 
partagées  en  des  sajets  de  toçoBS  trop  étendus. 

Paimi  ies  tfaèses  «de  l'an  <derBier  figurait  celle-ci  :  «  Insdtotians 
judiciaires  sous  PMUppe  le  Bel.  industrie  et  comaerce  sons  le  même 
r^giie.  »  Nous  avans  dit  que,  pour  Fépreuve  du  concours,  il  iajut 
dîTiser  les  tiièses  «en  inn  certain  nombre  de  sujets  ds  leçons,  que  le 
sort  distribue  comme  il  l'entend  aux  divers  candidats  vingt-quatTiO 
beores  à  Tavaiioe.  Supposez  que  l'on  assigne  à  un  seul  ce  double 
sujet  :  «Industrie  et  comnaorce  sans  Pinlippe  ie  Bel,  »  au  lieu  de  le 
partager  en  deux  leçons,  vaset  ce  <pl  peut  .arriirer*  Un  candidat  peu 
scnqiuleux  s'est  centeitfé  de  Hva  liai  ouvrage  de  seconde  main, 
peut-'ètre  le  valuBie  (pae  M.  fioutaric  a  publié  précisément  sur  ^ces 
Bsatfièfes.  11  a  peut-être  ajouté  quelques  textes.,  gr&ce  aux  r^ivcRS 
qui  ies  lui  indiquaient;  mais,  a'il  y  a  dans  oe  tcës  intéressant  ouvrage 
de  graves  omieBioQS,  il  n'a  pas  pris  k  peine  de  les  réparer;  s'il  y  a 
de  fassses  inteiprétaidois,  il  ne  les  a  paa  coalr&lées  et  critiquées. 
Gela  n'empècke  pas  que,  l'esprit  tranquille,  et  profitant  des  vingt- 
quatre  (beaires  de  préperadoa  insnédiale  qui  lui  sont  acccsrdéea,  il 
ne  constpoise  une  leçon  de  bonne  apparence,  qu'une  expositioii 
facile  et  dégagée  neo^a  peat-ètre  assez  agréable  à  suivre.  Un  autre 
candidat  a  procédé  autrement  :  il  a  voulu  étudier  d'une  part  l'état 
de  rindusirie  sous  Pbilippe  le  Bel,  d'autre  part  l'action  de  l'auto- 
rité royale  sur  l'industrie.  11  a  oosAmencé  par  étudier  les  documena 
originaux  :  il  y  a  vu  des  faits,  canoM  la  suppression  des  confré- 
ries, la  resliricâon  de  la  juridiction  des  grands  officiers,  la  truisfor- 
laalion  de  métiers  libres  en  métiers  royaux,  la  loi  somptuaire,  qui 
ne  peuvent  être  compris  que  très  imparfaitement  si  l'on  ne  connaît 
pas  Tétat  de  l'industrie  au  commencement  du  règne.  Il  a  donc  étudié 
les  deux  époques,  les  premières  et  les  dernières  années.  Si  vous 
lui  donnez  à  traiter  seulement  de  Tindustrie,  il  pourra,  en  se  près- 


6&8  RBTUB   DBS   DBUX   MONDES. 

sant  beaucoup,  rendre  compte  à  peu  près  de  tout  ce  qu'il  aura  pré- 
paré, et  se  tirer  d'affaire.  Mais  supposons  qu'il  ait  aussi  à  parler  da 
commerce.  Il  a,  pour  le  commerce,  fait  le  même  travail  que  pour 
l'industrie.  Il  voudrait,  pour  chacune  des  subdivisions  de  ce  sujet 
considérable,  donner  l'état  au  commencement  du  règne  de  Philippe 
le  Bel  et  montrer  ce  qui  s'est  passé  sous  ce  prince,  s'étendre  un  peu, 
au  chapitre  du  commerce  intérieur,  sur  les  règlemens  des  foires  de 
Champagne,  qui  sont  d'une  réelle  importance;  il  voudiait,  au  cha- 
pitre^du  commerce  extérieur,  étudier  le  privilège  aux  Lombards,  et 
surtout  les  ordonnances  sur  l'entrée  et  la  sortie  des  marchandises. 
Iljui  resterait  encore  à  parler  du  commerce  maritime,  des  douanes, 
du  régime  de  l'argent,  des  banques,  des  mesures,  des  monnaies;., 
que  fera-t-il  s'il  lui  faut  traiter  en  trois  quarts  d'heure  de  l'io- 
dustrie  et  du  commerce  7  Effaré  au  milieu  de  ses  textes,  qui  l'en- 
combrent, il  se  trouvera  réduit  à  les  sacrifier  presque  tous;  ou 
bien  il  fera  une  leçon  trop  pleine,  difficile  à  suivre,  sans  asseï  de 
clarté  ni  de  précision.  —  Et,  brisé  par  ce  pénible  effort,  il  accu- 
sera ses  juges  d'avoir  trahi  eux-mêmes  son  zèle,  de  lui  avoir  eux- 
mêmes  tendu  un  piège,  et  il  conseillera  aux  candidats  des  géné- 
rations à  venir  de  s'en  tenir  au  travail  superficiel  et  aux  ouvrages 
de  seconde  main. 

Il  n'y  a  pas  ici  la  moindre  exagération;  nos  exemples  sont  pris 
sur  le  vif,  d'après  une  expérience  de  trente  années  (1).  Ces  doutes, 
ces  anxiétés,  ces  découragemens,  nous  les  avons  vus  se  produire, 
nous  les  avons  connus,  nous  les  avons  entendus.  Ce  n'est  pas  que  les 
candidats  nous  doivent  ou  nous  présentent  des  découvertes  iné- 
dites, des  mémoires  d'Institut;  il  s'agit  d'un  concours,  c'est-à-dire 
quelles  résultats  sont  ceux  que  comportent  les  conditions  com- 
munes d'âge,  d'expérience,  de  temps  accordé  à  la  préparation.  Mais 
il  est  certain  que  de  grands  efforts  sont  accomplis  et  que  nous 
avons  le  devoir  impérieux  de  ne  pas  les  tromper.  Voilà  ce  qui  rend 
absolument  nécessaire  le  partage  des  thèses,  d'autant  moins  nom- 
breuses, en  sujets  étroits  de  leçons  définitives.  Une  thèse  sur  la 
politique  intérieure  de  Richelieu  ou  sur  celle  de  Henri  IV  formera 
aisément  sept  à  huit  leçons  au  iieu  de  deux  ou  trois,  chacune  tiai- 
tant  d'une  ou  de  plusieurs  négociations  importantes.  One  thèse  sur 
les  institutions  d'Athènes  à  l'époque  de  la  guerre  du  Péloponèse  se 
partagera  en  sept  ou  huit  sujets  au  moins,  puisqu'on  pourra  étu* 
dier  à  part  l'assemblée  populaire,  le  système  des  impôts  et  les 
revenus  de  l'état,  le  théâtre  considérô  comme  institution  politique 


(1)  JlnToqae,  oatre  mes  Bouveairs  personnels,  et  je  mets  à  profit  dans  cas  ptgoi 
diverses  lettres  de  mes  collègues  et  amis,  M.  Fostel  de  Couianges,  M.  Lavisse,  etc., 
justement  préoccupés  do  ces  délicates  questions. 


QUESTIONS  SCOLAiaBS.  6i9 

et  religieuse,  Tempire  athéûieû  à  la  mort  de  Périclès,  les  fêtes 
publiques,  Tarmée  et  la  marine,  le  sénat.  On  n'ira  pas  donner  en 
thèse,  pour  une  seule  fois,  .Fétat  intérieur  de  la  France  en  1789, 
immense  sujet  qu'il  importe  cependant  de  faire  étudier  avec  soin; 
mais  on  proposera  chaque  année  une  partie  de  cette  abondante 
matière,  en  la  divisant  le  plus  possible  :  divisions  administratives, 
justice,  finances,  agriculture,  etc. 

Adopté  depuis  plusieurs  années,  ce  système  des  sujets  étroits  a 
pleinement  réussi.  La  nécessité  subsistant  de  mesurer  la  matière 
générale  de  manière  à  obtenir  pour  les  opérations  du  concours  vingt 
sujets  de  leçons,  puisque  le  nombre  des  admissibles  est  ordinaire- 
ment de  vingt,  trois  thèses  seulement,  de  la  môme  étendue  que  les  six 
ou  sept  thèses  qu'on  donnait  jadis,  sont  maintenant  assignées.  II  a 
paru  qu'il  serait  plus  court  et,  en  tout  cas,  plus  intéressant  et  plus 
instructif  d'étudier  en  même  temps  les  diverses  parties  d'un  même 
sujet,  qui  se  correspondent  et  se  complètent,  que  de  se  répandre 
superficiellement  sur  de  plus  nombreuses  thèses  devant  se  partager 
en  vastes  questions.  Â  traiter  un  des  sujets  étroits  que  nous  venons  de 
désigner,  nul  candidat  très  bien  préparé  ne  pourra  se  plaindre  rai- 
sonnablement de  n'avoir  pu  développer  et  montrer  ce  qu'il  avait 
appris  ;  et  quant  aux  candidats  insuffisamment  préparés,  leur  expo- 
sition, même  limitée  au  commentaire  de  quelques  textes  impor* 
tans  sur  le  sujet,  se  trouvera  encore  meilleure  et  plus  utile,  et 
répondra  mieux  à  ce  que  demande  l'épreuve  de  la  thèse  qu'une 
leçon  impersonnelle  résumée  d'après  quelques  livres  de  seconde 
main.  Il  vaut  mieux  présenter  en  bon  ordre  quelques  considérations 
probantes,  appuyées  sur  des  textes  bien  compris  et  bien  expliqués, 
que  de  s'approprier  sans  examen  des  conclusions  qu'on  emprunte 
à  d'autres. 

Ce  qui  revient  à  dire  :  un  des  dangers  de  l'enseignement  histo* 
rique  est  l'abus  des  généralisations,  l'habitude  des  conclusions 
hâtives,  déclamatoires  et  vides  de  sens,  qu'on  répète  d'âge  en  âge, 
avec  une  réelle  indifférence  pour  la  recherche  sérieuse,  patiente 
et  sincère  du  vrai.  Craignons  ces  formules,  craignons  ces  opinions 
sommaires  partout  répandues;  elles  plaisent  aux  esprits  superfi- 
ciels parce  qu'elles  Içs  dispensent  du  travail  ;  elles  plaisent  quel- 
quefois à  une  nation  parce  qu'elles  flattent  sa  vanité,  au  risque 
de  lui  créer  des  illusions  redoutables,  impatientes  de  tout  exa- 
men. Le  principal  fruit  de  l'enseignement  historique  doit  être  de 
donner  aux  esprits  le  sens  du  vrai  sur  les  choses  humaines.  Pour 
obtenir  ce  précieux  résultat,  il  faut  que  le  futur  professeur  ne  se 
contente  pas  trop  aisément  des  faits  vus  en  gros,  de  ce  que  quel- 
qpies-uns  appellent  a  l'histoire  vue  de  haut  »  ou  «  la  philosophie  de 
rhistoire;  »  il  est  nécessaire  d'étudier  les  faits  d'unjpeu  près;  il 


M0(  RET-ra  m»  nra  mamm. 

cQnment  défaire  prémiloir  la.  métbode  d'analyse,  Tétade  dBsmxKes^ 
reaprit  critique,  le  sens  dw  détail.  Telle  est  la  tiche*  da  profeSRor, 
tout  au  moin»  dian  son  cabmeti  d^élHide.  A  ce-  prix,  il  deinendn 
homme  dé  scienceet  d^enseigaernent  à  la  fois;  Nous  savons  biesqa'ii 
nesaàraii  enseigner  sans  l'empioi  des:  vues  d^'enseœble,  qui  senlcf 
pecrrent  aider  à  résumer  tes  Mi»  ov  à  faire  oompiiendre  te  Uen  das 
événemens.  Nous  ne  nous  élevons-  pas>eeiitre  ces  idées  g^éraies^ 
logiques  et  puissantes  expressions  des  plue  hautes  vérités,  et  dont 
s'est  inspiré,  après  le  génie  classique,  le  génie  fraoçaisF  en  partira^ 
lier  :  ce  serait  récuser  notre  propre  grandeur,  ce  serait  étoaffer 
l'enseignement.  Nous  voulons  dire  que  ces  idées  veulent  être  entre- 
tenues et  ravivées  sans  cesse  par*  Tétude,  sous  peine  de  se  réduire 
à  l'état  de  formules  inertes  ou  dangereuses*  11  eni  est  aiasn  dans 
l'enseignement.  Le  professeur  doit  édifier  sur  une  étude  attentive 
les  conclusions  génâmles  qu'il  met  en  oeuvre,  et  il  doit  habituer 
les  jeunes  esprits  à  rechercher  les  causes  avee  patience  et  méthode: 
ainsi  seulement  il  peut  espérer  de  les  forger  et  de  les  dresser. 

La  leçon  de  thèse  est  suivie  d'une  argumentation  faite  par  ua 
des  concurrens,  qu'a  désigné  le  sort.  Les  }nges  peuvent  intervenir, 
et  poser  à  l'un  ou  l'autre  candidat  des  questions  ou  des  objectioDSi 
C'est  une  épreuve  intéressante,  qui  peut  mettre  en  lumière  des 
qualités  d'esprit  imprévues  et  même  inconscientes;  elle  a  le  mérite 
particulier  d'être  une  sanction  de  plus  au  travail  des  tbèses. 

Thèse  et  argumentation  sont  suivies  d'une  leçon  d'histoire  snrua 
sujet  tiré  au  sort  depuis  vingt-quatre  heures^  exercice  UM  pra-^ 
tique,  où  il  convient  d'apporter  avant  tout  les  qualités  propres  à 
l'enseignement  secondaire.  C'est  là,  comme  dans  les  compeaitîons 
écrites^  qu'il  faut  se  montrer  habile  à.  dresser  un  cadre,  ibien 
poser  les  matières,  à  presser  la  conclusion,  à  tirer  d'un  usage 
creU  des  vues  générales  une.  sage  distribution  de  la  lumière. 

Le  concours  se  termine  par  une  leçon  de- géographie.  Ce  n'est 
pas  répreuve  la  moins  utile  de  toutes  ni  la  moins  ônbarrasante. 
Nul  ne-  conteste  l'utilité  dTnne  science  qui  comporte  avec  ettatoet 
un  cortège  de  connaâssaneesi  k  peu  prèS'  in^spensablesi  à  l'IuMUBe 
moderne.  Les  programmes  universitdre»  groupent,,  avec  raisoD^ 
autour  de  la  géographie  physique  ce  qu'on  appelle  ïm  géograpbîe 
administrative,  politique,,  économique,  bien  d'autre*  choses  eeoon* 
Nou»  sommes  loin  de  nous  en  plaindre  :  Kactivîté  d'esprit  de  aotre 
spodété  réclame  tant  d!infarmatiQQar  diverses;;  mai»  il  &ut  arooer 
que  lé  mattre  intelligent,  soucieux  de  bien  répartir  les  isatiicear 
d'enseignement  en  raison  de;  la  capacité  desespritsy  est  mis  k  nae 
difficile  épreuve.  De  quel  considéiâble  bagage  l'enseignenenthis^ 
torique ,  dont  celui--ci  n'est  qu'une  annexe,  ne  se  trouverait^il  pas 
chargé  si  l'on  n'y  prenait  garde  I  Quelle  mesure  et  qud  tact  ne  fautai 


QUilftTIOn  SGMAiB08.  051 

pasponr  esipèdsr  que  œsurarolt  n'aocablel  II  y  a  danger  pour  les 
nndtres  eus-mémes  de  dépasser»  en  peursuiwnt  leurs  études  per- 
sooneHes  smr  ces  malières,  les  irraies  limites  de  leur  domaine,  car 
la  géc^rapine  pbysiqoe,  première  base  de  tout  cet  enseignement,  est 
nne  science  qui  leur  appartient  à  peine;  ils  n'ont  pas  non  plus  à  se 
transformer  ni  à  transformer  leurs  élèves  en  économistes,  en  statis- 
ticneofl,  en  géologues,  en  météorologiates,  en  hydrographes,  en  agro- 
nomes. -—  Et  d'aii^e  part  quelle  riche  matière  ^pour  attirer  «t  ohav- 
mer  les  esprits!  Descriptions  de  beautés  naturelles,  peûitures  «de 
mcemrs,  récits  d*eiqiéditions  lointaines  et  de  voyages  de  décoaverte, 
notions  élémentaires  d'économie  politique,  d'administration,  mire 
mènae  de  finance  et  d'agriculture,  comUend'attrshs  pour  cette  utile 
&calté,  la  curiosité  d'esprit,  que  l'eoseignementpurement  tittéraûie 
pourrait,  en  certains  cas,  ne  point  assez  exciter  J  fout  cela  estsou- 
JBB  à  la  difficile  condition  quo  le  maître  se  aoit  assimilé  tant  de 
coimaissances  de  manière  à  les  tradmre  clairement  et  sobrement. 
S'il  «ait  en  faire  une  quintessence,  il  sera  étosmé  de  la  capacité 
des  jeunes  intell^noes.  Le  succès  en  une  telle  entreprise  aura  un 
très  grand  prix  ;  mais  l'insuccès  sera  très  nmsible,  étant  de  na- 
tare  à  doubler  la  somme  d'accablement  et  d'ennui  que  peut  déjà 
causer  dans  nos  classes  l'enseignement  de  l'histoire  mal  compris  e^ 
mal  pratiqué. 

Si  l'on  doit  attendre  des  futurs  professeurs  qu'ils  témoignent  de 
tant  de  qualités  à  la  fois,  qui  les  y  préparera?  Gomment  aura  Ueu 
le  bon  recrutement  de  nos  concours,  qui  mtéresse  si  fort  l'ensei- 
gnenaent  secondaire  et  renseignement  supérieur  à  k  fois?  C'est  ici 
qu'il  consent  de  signaler  les  salutaires  efforts  de  l'admimstration 
supérieure  de  l'iastruction  publique  pour  assurer  la  préparation 
plus  sérieuse  que  jamais  de  nos  épreuves.  II  y  a  d'une  part  réoale 
normale;  la  sévérité  de  ses  méthodes,  le  dévoûmeot  de  son  direc- 
teur et  de  ses  maîtres  de  conférences,  l'tfdeur  de  ses  élèves,  nous 
assurent  l'appoint  de  fortes  études  qui  maintiendra  et  fera  monter 
le  niveau  des  concours  universitaires.  Mais  en  dehors  de  cette 
grande  école ,  il  y  a,  dispensé  par  toute  la  France  dans  rensei- 
gnement libre  ou  dans  les  lyoées  et  ooUèges,  tout  un  personnel 
de  candidats  d'autant  plus  intéressant  qu'il  a  le  plus  souvent  acquis, 
à  ses  risques  et  périls  et  sans  beaucoup  de  secours,  une  utile  expé- 
rience et  une  instruction  considérable.  De  ce  personnel  si  digne 
d'estime  sont  sortis  plus  d'une  fois  nos  premiers  agrégés.  Rien  ne 
serait  plus  mérité  ni  plus  utile  que  de  lui  offrir  les  moyens  d'une 
préparation  vraiment  efficace. 

C'est  le  résultat  que  produiront  et  qu'ont  déjà  commencé  de  pro- 
duire les  récentes  mesures.  Des  bourses  dites  de  licence,  puis  d'a- 
grégation, permettent  à  des  jeunes  gens  de  suivre  pendant  plu*- 


652  REYUB  DES  DSUI  MONDES* 

sieurs  années  consécutives  des  conférences  spéciales,  instituées 
près  les  facultés.  Quant  à  ceux  qui  sont  éloignés  des  grandes 
villes,  une  correspondance  régulière  est  établie  entre  eux  et  les 
maîtres  de  ces  conférences,  et  des  bibliothèques  circulantes  leur 
procurent  à  tour  de  rôle  les  livres  spéciaux  dont  ils  ont  besoin. 
Des  facilités  leur  sont  accordées  pour  aller  prendre  eux-méines  la 
plus  grande  part  possible  de  ces  travaux.  Groupés  autour  de  nos 
professeurs  des  facultés,  avec  des  bibliothèques  spéciales,  multi- 
pliées dans  ces  derniers  temps,  ces  jeunes  gens  apprennent  à 
connaître  les  grands  recueils  d'érudition,  dom  Bouquet  et  les 
Ordonnances^  Pertz  et  Rymer,  Orelli  et  le  Corpus  de  Berlin.  On 
peut  avoir  une  idée  du  travail  qui  s'accomplit  déjà  pour  cette  pré- 
paration par  ce  qui  s'est  passé  à  la  faculté  de  Lyon  cette  année 
même.  Parmi  les  textes  proposés  aux  candidats  d'histoire  se  trou- 
vait ce  curieux  écrit  de  la  Bépublique  d'Athènes^  qui  a  été  atmbué 
tantôt  à  Gritias,  tantôt  à  Thucydide  ou  à  un  ami  de  Thucydide, 
tantôt  à  Xénophon  ou  à  un  ami  de  Xénophon  ;  livre  singulier,  où 
se  trouvent  à  la  fois  une  si  fière  exaltation  et  une  critique  si  amëre 
de  la  démocratie  athénienne.  Est-ce  une  ironie?  est-ce  un  pamphlet 
politique?  avait-il  la  forme  d'un  dialogue?  quelles  en  sont  les 
lacunes  et  quelle  en  est  la  vraie  ordonnance?  comment  peut-on 
essayer  de  le  reconstituer?  quel  en  est  l'auteur?  Questions  difficiles, 
dans  l'étude  desquelles  il  était  bon  que  les  candidats  rencontras- 
sent un  guide.  M.  Belot,  professeur  à  la  faculté  de  Lyon,  déjà  bien 
connu  par  un  livre  excellent  sur  les  Chevaliers  romains^  s'est  chargé 
de  cette  assistance;  et,  chemin  faisant,  il  s'est  tellement  intéressé 
qu*il  a  commencé  de  publier  sur  ce  sujet  un  volume  in-&*. 

L'école  normale  ne  va  donc  plus  être  l'unique  centre  de  pn^pa- 
ration  savante  :  c'est  là  un  très  important  résultat.  La  meilleure 
décentralisation,  la  plus  libérale,  est  celle  qui  suscite  de  partout  les 
hommes  distingués,  et  leur  offre  partout  les  moyens  de  travailler 
avec  fruit  pour  eux-mêmes  et  pour  les  autres.  Quant  aux  facultés, 
elles  n'abandonneront  certes  pas  les  leçons  publiques,  qui  sont  leur 
premier  devoir,  qui  font  leur  honneur,  et  qui  profitaient  déjà  en 
plus  d'un  cas  à  des  préparations  même  spéciales;  mais  leur  dévoù- 
ment  trouvera  dans  les  conférences  familières  une  occasion  de  plus 
de  s'exercer  en  faveur  de  véritables  élèves. 

in. 

Le  candidat  devenu  professeur,  quelles  directions  durables 
résultent  pour  lui  de  la  nature  même  des  épreuves  qu'il  a  eu  à 
subir?  iNous  n'avons  rien  à  dire  de  l'enseignement  supérieur,  qui 
doit  se  faire  ses  lois  à  lui-même.  Remarquons  seulement  que  c'est 


QUESTIONS  SCOLAIRES*  658 

dans  les  facultés  plutôt  que  dans  les  lycées  que  figure  l'histoire 
ancienne  avec  une  importance  analogue  à  celle  qui  lui  est  attribuée 
dans  le  concours  d'agrégation,  nouvelle  preuve  que  ce  concours 
est  fait  aussi  en  vue  de  ce  but  élevé.  Ce  n'est  pas  uniquement  au 
futur  professeur  des  lycées  que  s'adresse  l'épreuve  de  l'explication 
de  textes  comme  le  traité  de  Xénophon  sur  Athènes.  Il  ne  sera 
jamais  à  propos  d'enseigner  en  quelque  détail  aux  enfans  de  qua- 
trième les  institutions  de  Rome  républicaine  et  impériale  ;  la  partie 
héroïque  et  narrative  convient  seule  pour  leur  âge.  De  même  dans 
les  classes  inférieures,  il  n'y  aura  lieu ,  sur  l'histoire  de  l'ancienne 
Grèce  et  de  l'ancien  Orient,  qu'à  des  récits  empruntés  d'Hérodote, 
de  Xénophon,  de  Plutarque.  Certes  les  découvertes  de  Botta  et  de 
Layard,  de  Mariette  et  de  Schliemann  seront  mises  utilement  à 
profit,  mais  sous  quelles  conditions  de  modt^ration  et  de  réserve  ! 
L'expérience  parait  avoir  consacré,  pour  l'enseignement  de  l'his- 
toire dans  les  lycées,  la  méthode  suivante  (1);  toute  simple  qu'elle 
est,  elle  demande  beaucoup  de  prudence,  de  calcul  et  de  mesure  ; 
elle  exige  un  éclectisme  réglé  à  tout  instant  par  une  appréciation 
intelligente  et  sévère.  Dicter  aux  élèves  un  sommaire  aussi  court, 
aussi  précis,  aussi  logique  que  possible,  contenant  les  principales 
indications  historiques,  chronologiques,  littéraires,  morales  même, 
que  comporte  le  sujet  à  traiter.  Développer  de  vive  voix  ce  som- 
maire en  trois  quarts  d'heure  au  plus  (c'est  la  mesure  de  l'atten- 
tion presque  pour  tout  auditoire)  et  en  suivant  exactement  l'ordre 
une  fois  indiqué.  Le  professeur  rendra  un  grand  service  aux  élèves, 
il  leur  épargnera  bien  des  efforts  inutiles  s'il  exige  qu'ils  apprennent 
exactement  chaque  fois  ces  résumés,  s'il  les  leur  fait  répéter  sans 
cesse,  en  les  abrégeant  quand  ils  seront  devenus  trop  nombreux, 
de  telle  manière  qu'après  quelques  mois,  après  une  ou  plusieurs 
années,  le  souvenir  général  leur  en  soit  prompt  et  facile.  Son 
exposition  devra  être  intéressante  avant  tout,  c'est-à-dire  tout  au 
moins  claire  en  même  temps  que  substantielle  et  proportionnée  à 
l'âge  et  aux  facultés  de  ses  auditeurs;  de  la  sorte  elle  ne  sera  pas 
seulement  une  leçon  d'histoire,  comportant  un  grand  nombre  de 
notions  diverses  et  s' adressant  à  la  curiosité  d'esprit;  elle  sera 
encore  un  persuasif  exemple  de  bonne  diction,  c'est-à-dire  d'ordre 
intellectuel  et  de  simplicité  logique,  qui  s'insinuera  et  laissera  une 
durable  empreinte.  Si  le  professeur  n'est  pas  intéressant,  —  et 
encore  une  fois  on  peut  le  devenir,  à  défaut  d'une  certaine  facilité 
naturelle,  par  le  bon  arrangement  des  choses  et  la  passion  d'être 

(1)  Voir  au  XIV*  volume  du  Bulletin  administratif  du  ministère  de  Vinstruction 
publique,.,  page  307,  le  très  iniéreM^nt  Rapport  général  sur  renseignement  de  l'his- 
toire et  de  la  géographie,  par  MM.  Levasseur  et  Himly. 


S5i  UETUB  DIS  BEn  moudes» 

utile,  —  s'il  ne  se  fnt  pas  écouter,  s*il  faut  aux  élèves  un  effigrt 
i'sttMtioB  pénible,  il  y  a  ïàeù  à  craindre  que  toot  ne  soit  pmh. 

La  tâdie  des  élèfea,  après  qu'on  les  a  fait  écoater  ayec  intelBr 
genee,  est  de  p(réparer  une  expositton  écrite  reprodoîsant  à  pea 
près,  aT>ec  un  ^brt  dTacoent  personnel,  la  leçra  du  professeur,  et 
ne  dépassant  donc  pas  un  petit  nocnbre  de  pages.  On  a,  dans  f  uni- 
Tersité,  eomme  le  seofenir  d'un  fléau  quand  on  pense  aux  kvgoes 
rédactions  de  jadis  ;  noua  espérons  que  ee  grand  mal  a  diipini. 
Cette  expeshiott  doit  être  fort  eoignée  de  Téléve,  pour  le  st^e  et 
peur  rexécution  matérielle  comme  pour  l'exactitude  historiqae;  il 
y  peut  reprodnre  en  marge  les  diverses  indications  du  somouon. 
Le  professeur  ne  néglige  pas  de  lire  et  de  corriger  à  la  pfanne,  pus 
de  rendre  amiotés  le  plus  de  œs  devoirs  qu'il  lui  est  possible.  Il 
peut  donner  à  ces  annotations  un  réel  prestige  en  en  faissnt  un 
moyen  de  commumcation  fréquente  et  vraiment  persoondle  avec 
les  élèves,  qu'il  verra  les  attendre  avec  impatience  conMe  des 
encouragemens  ou  les  craindre  à  titre  de  reproches.  Gela  l'aidert  à 
s'abstenir  des  punitione,  sinisU*e  héritage  que  certain»  professeurs 
ne  connaissent  presque  plus,  et  que  la  diminution  du  nombre  des 
élèves  dans  chaque  classe  fera  presque  disparaître. 

La  même  méthode  d'enseignement  paraît  bonne  aussi^  avec  des 
différences  à  observer,  pour  les  classes  supérieures,  pour  la  setonde 
et  la  rhétorique.  Il  s'agit  ici  d'histoire  moderne.  Le  professeur  le 
trouve  en  présence  d'un  programme  si  complexe  qu'il  cramt  d^abord 
de  ne  pouvoir  y  suffire.  Ce  premier  accablement  n'est  que  pour 
lui  ;  il  sait  l'éviter  aux  élèves  en  sacrifiant  dans  ses  leçons  betu- 
coup  d'épisodes  de  troisième  ordre,  en  n'accordant  qn'uoe  pbce 
très  mesurée  à  ceux  de  second  ordre,  en  commentant  par  d'inté- 
ressantes lectures  les  matières  principales.  II  suffira  que  les  élèves 
possèdent  par  la  mémoire  la  série  de  leurs  sommaires,  sobreuieût 
et  clairement  expliqués,  pour  que  nul  important  anneau  de  la 
chaîne  logique  ne  leur  échappe,  et  que  toute  information  nou* 
velle  fournie  par  une  lecture  fortuite,  par  ime  conversation  im- 
prévue, par  une  visite  à  un  musée,  vienne  se  placer  dans  leurs 
esprits  à  sa  place  chronologique  et  rationnelle.  Si  l'on  objecte  que 
le  concours  général  institué  entre  les  lycées  ne  s'accommode  pas 
de  cette  sobriété  de  l'enseignement  historique,  peut-être  commet-oa 
une  erreur,  car  le  bon  esprit  des  juges  écartera  sans  doute  cer- 
tains dangers;  ce  serait  le  concours,  en  tout  cas,  dont  il  faudrait 
essayer  de  changer  les  conditions,  plutôt  que  celles  d'une  méthode 
paraissant  conforme  aux  intérêts  de  l'enseignement  en  général. 

On  a  quelquefois  proposé  contre  Taccablement  qui  pourrait 
résulter  des  programmes^  surtout  en  histoire  du  moyen  âge  on 
en  histoire  moderne ,  un  certain  expédient  :  c'est  de  renvoyer  to 


LA  FRANCE  AU  SOUDAN 


I. 

LE    CaSMIN    DE    FER    DU    SÂNËGAL    A0   NIGER. 


Les  eq;>res^oiis  de  Soudan^  de  Nigritie  et  de  Takrour  ont  la 
même  signification,  elles  désignent  le  pays  des  noirs.  Elles  devraient 
par  conséquent  s'étendre  à  toute  l'Afrique  nègre,  mais  l'usage  en 
a  restreint  l'application  à  la  région  comprise  entre  le  Sahara  au 
nord,  le  baMin  du  Nil  à  Test,  la  Sénégambie  à  l'ouest,  la  Guinée 
et  les  régions  inexplorées  de  l'Afrique  équatoriale  au  sud.  Ce  vaste 
territoire  a  une  longueur  de  &,600  kilomètres,  une  largeur  moyenne 
de  6  à  700  kilomètres  et  une  superficie  de  2,7&0,000  kilomètres 
carrés.  C'est  près  de  cinq  fois  et  demie  celle  de  la  France.  Les 
voyages  de  Hungo-Park,  de  Glapperton  et  de  Denham,  des  frères 
Luider,  de  Caillé,  de  Barth,  de  Mage,  de  Gerardt  BoblCs  et  de 
Nachtigal  nous  l'ont  fait  connaître  suffisamment  pour  que  nous  en 
ayons  une  idée  dont  les  explorations  ultérieures  ne  pourront  plus 
modifier  les  traits  généraux.  La  moitié  occidentale  en  est  arrosée  par 
un  beau  fleuve  de  A, 800  kilomètres  de  cours,  le  Niger.  La  moitié 
orientale  est  comprise,  partie  dans  le  bassin  de  la  Benoué,  affluent 
da  Niger,  partie  dans  une  série  de  bassins  intérieurs  dont  les  prin- 
cipaux sont  ceux  des  lacs  Tchad  et  Fittri.  Le  relief  du  terrain  ne 
présente,  sauf  dans  l'est,  aucun  massif  montagneux  d'une  grande 
importance,  et  d'une  façon  générale  on  peut  dire  que  le  Soudan 
est  une  immense  plaine  qui  continue  le  plateau  méridional  du 
Sahara, 


660  BEYUB  DES  DEUX  MONDES. 

La  triple  condition  d'une  grande  fertilité  s'y  rencontre  :  un 
profond,  des  eaux  abondantes  et  la  chaleur  tropicale.  Le  coton, 
l'indigo,  le  riz,  et  dans  quelques  parties  le  café,  le  poivre,  le  gin- 
gembre et  la  noix  de  gourou  y  poussent  naturellement;  on  récolte 
du  blé,  de  l'orge  et  des  dattes  dans  la  zone  qui  avoisine  le  désert, 
et  partout  du  mil,  dont  les  variétés  sont  très  nombreuses,  du  mais, 
du  sorgho,  du  doura,  du  doukhn,  des  patates  douces,  designames, 
des  pastèques,  des  oignons,  des  fèves  et  des  haricots.  Également, 
sur  la  lisière  du  désert,  existent  de  grandes  forêts  de  gommiers  ;  le 
caoutchouc  et  l'ébénier  ne  sont  point  rares  dans  les  forêts  de  Tinté- 
rieur.  Le  tabac  est  l'objet  d'une  culture  générale  :  l'usage  en  est  aussi 
répandu  qu'en  Europe,  sauf  dans  les  pays  tels  que  leMassina,oûle 
fanatisme  religieux  le  proscrit  comme  un  péché.  Les  graines  et  les 
fruits  oléagineux  sont  multipliés  plus  qu'en  aucune  autre  partie 
du  monde.  En  première  ligne  se  place  l'arbre  à  beurre  [bam 
Parkii),  qui  est  l'essence  dominante  des  forêts  du  Haut-Niger; 
viennent  ensuite  l'arachide  et  le  sésame.  Avec  les  grands  troupeau 
de  bœufs,  de  moutons  et  de  chèvres  des  Peuls,  les  abeilles,  qui  sont 
très  répandues,  les  dépouilles  d'autruches  et  l'ivoire,  le  règne  animal 
offre  d'autres  ressources  au  commerce,  et  les  entrailles  de  la  terre, 
encore  inexplorées,  semblent  devoir  fournir  un  appoint  considérable 
à  cette  liste  déjà  longue  de  richesses.  On  signale  de  tous  cdtés  des 
minerais  de  fer  de  bonne  qualité,  et  les  montagnes  qui  bordent  le  pla- 
teau au  sud  et  au  sud-ouest  contiennent  des  mmesd'or  depuis  long- 
temps exploitées;  celles  du  Bouré,  si  primitifs  que  soient  les  pro- 
cédés d'extraction  des  nègres,  envoient  tant  à  Tombouclou  qu'à 
Sierra-Leone  pour  2  millions  de  métal  par  an.  Celles  du  Kong, 
sur  lesquelles  on  possède  beaucoup  moins  de  renseignemens, parais- 
sent être  aussi  productives  et  occuper  un  territoire  beaucoup  plus 
étendu.  Cet  or,  l'ivoire,  les  plumes  d'autruche,  la  cire  et  les  peaux 
donnent  lieu  dès  maintenant  à  un  mouvement  d'exportation. 

Cependant  l'importance  économique  d'un  pays  ne  se  mesure  pas 
seulement  aux  richesses  naturelles  qu'il  renferme,  mais  surtout  à 
la  quantité  qu'il  en  peut  mettre  en  œuvre  et  offrir  en  échange.  Si 
fertile  que  soit  ce  pays,  il  faut  encore  qu'il  soit  cultivé;  si  abon- 
dans  que  soient  ses  produits,  il  faut  encore  qu'on  les  recueille. 
Grâce  à  des  circonstances  politiques  plus  favorables  sans  doute,  l> 
population  est  plus  dense  entre  le  Niger  et  le  lac  Tchad  ;  on  trou^ 
là  plusieurs  villes  qui  ont  de  vingt  à  soixante  mille  habitant, 
comme  Kouka,  N'gornou,  Kano,  Sakatou.  Dans  la  partie  occiden- 
tale, des  guerres  incessantes,  envenimées  à  la  fois  par  des  baines 
de  races  et  par  des  haines  de  religion,  ont  ruiné  de  vastes  terri- 
toires. Bœhm,  dans  sa  statistique,  évalue  la  population  totale  du 
Soudan  à  un  peu  plus  de  quarante  millions  d'habitans.  Ce  chiffre 


LA   FaANCB  AU  SOUDAN.  661 

ne  repose  naturellement  sur  aucunes  données  précises  :  cependant, 
à  s'inspirer  des  suggestions  des  voyageurs,  il  semble  qu'on  peut 
l'accepter  comme  une  approximation  satisfaisante.  11  ne  faut  donc 
point,  comme  on  Fa  fait  quelquefois,  comparer  le  Soudan  à  l'Inde, 
car  la  population  de  celle-ci  est  de  beaucoup  plus  nombreuse,  plus 
laborieuse  et  plus  civilisée.  Il  est  mauvais  d'exagérer,  fût-ce  en 
vue  de  forcer  l'attention,  mais  tel  quel  le  Soudan  n'en  est  pas  moins 
un  marché  de  premier  ordre,  bien  fait  pour  exciter  l'ambition  d'une 
grande  nation. 

A  quoi  tient  qu'un  pays  d'une  telle  importance  soit  encore  fermé 
aux  Européens?  C'est  que  la  nature,  qui  lui  a  accordé  tant  de  dons,  lui 
en  a  refusé  un  dont  l'absence  rend  tous  les  autres  inutiles  :  le  Soudan 
n'a  point  de  débouchés  naturels.  Le  Niger  est  la  grande  artère  par 
laquelle  la  vie  circule  dans  la  partie  occidentale  et  dans  le  centre; 
avec  quelques  canonnières  et  un  certain  nombre  de  postes  de  ravi- 
taillement de  distance  en  distance,  on  dicterait  des  lois  à  toute  la 
région;  le  tout  est  d'y  atteindre,  ce  qui  est  impossible  jusqu'à  pré- 
sent. Au  nord,  un  désert  terrible  de  1,800  à  2,000  kilomètres  de 
traversée  ;  à  l'estet  à  l'ouest,  de  trop  grandes  étendues;  au  sud,  une 
côte  très  difficile  à  aborder  et  excessivement  insalubre,  des  popu- 
lations inhospitalières  opposent  au  grand  commerce  des  obstacles 
Infranchissables.  Un  moment,  les  Anglais  avaient  espéré  pénétrer 
par  l'embouchure  du  Niger,  mais  leurs  bâtimens  ont  dû  s'arrêter 
aux  cataractes  de  Boussa,  et  même  entre  Boussa  et  la  mer  ;  le  climat 
meurtrier  du  Delta  rendra  toujours  précaire  une  entreprise  conduite 
par  des  blancs.  Il  y  a  quelques  années,  les  Européens  employés  dans 
la  rivière  de  Brass  périrent  jusqu'au  dernier  pendant  l'hivernage. 
Ainsi,  de  tous  côtés,  la  nature  avait  fermé  ce  vaste  et  riche  pays. 
Il  a  fallu  les  grandes  inventions  du  xix*  siècle  pour  qu'on  puisse 
songer  à  supprimer  ces  barrières;  aujourd'hui  l'homme  peut  se 
passer  de  la  nature  ;  là  où  elle  n'a  point  ouvert  de  grandes  voies 
de  communication,  il  en  crée  d'artificielles  ;  les  chemins  de  fer  sup- 
pléent aux  fleuves  qui  manquent;  ils  annulent  les  horreurs  de  la 
traversée  des  déserts  et  abrègent  les  espaces. 

Trois  têtes  de  lignes  sont  indiquées  pour  une  voie  ferrée  diri- 
gée sur  le  Soudan  :  Tripoli,  l'Algérie  et  le  Sénégal.  Ces  deux 
dernières  sont  en  notre  possession.  Ce  précieux  avantage  constitue 
poumons  une  obligation;  tenant  ces  deux  portes  du  Soudan,  c'est 
à  nous  qu'il  appartient  de  l'ouvrir  à  la  civilisation;  il  y  va  de  notre 
honneur  aussi  bien  que  de  notre  intérêt.  Depuis  une  vingtaine  d'an- 
nées, cette  nécessité  apparaissait  à  nombre  d'esprits  sans  qu'on  par- 
vint à  appeler  sur  le  problème  l'attention  du  gouvernement  ni  celle 
du  public,  lorsqu'on  1877,  un  ingénieur  en  chef  des  ponts  et  chaus- 
sées, M.  Duponchel,  obtint  de  l'administration  l'autorisation  de  se 


602  HBVBB  0£S  DBCX  MQNBBS. 


rendre  en  Algérie  pour  rétudier».  I^  lectear  Goanatt  le.raipport  dans 
lequel  il  réeuma  ses  iravMix  (1).  fie  documeot,  à  défiaut  de  doimées 
nou  vielles  eur  les  régpnuie  à  .parcourir  et  à  atteindre,  eut  le  Irès  grand 
nédie  d'^e  fort  remadrqné.  Il  présentait  la  question  avec  une  net- 
teté Boieotifique  qui  la  fisîsait  sertir  du  domaine  dee  rêveries,  où 
elle  était  iwatée  ju9q[u' alors.  «  Saisi  par  le  rapport  de  IL  Dopen- 
cliel ,  dit  dans  un  rappc»!  au  président  de  k  république  M.  de 
Freycinet,  alors  ministre  des  travaux  publics,  je  n'ai  pas  cru  devoir 
rester  inactif.  »  Une  commission  provisoire,  nommée  pour  étudier 
la  valeur  dee  idées  qu'il  veufecmait,  conclut  de  la  façon  la  plus  favo- 
rable, et  fun  décret  du  1&  juillet  1879  institua  défiaiiivenient  4ioe 
grande  commission  a  pour  l'étude  des  questions  relatives  à  la  mise 
en  cemmuflication  par  voie  ferrée  é^  l'Algérie  et  du  Sén^al  avec 
l'intérieur  du  .Soudan,  d 

M.  Duponchel  ne  a'était  occupé  que  des  îuiejasns  de  pénétrer  au 
Soudan  par  l'Àlgéiie.  C'est  un  menad»e  de  la  comnûssîM  provi- 
soire, M.  LegFoa,  inspecteur-général  dee  travaux  narltimes  an 
ministère  de  la  marine,  qui  avait  iqppelé  l'attention  sur  le  Séa^.Il 
y  a  vingt  ans  déjà  que  le  plus  illustre  des  gouverneurs  de  cette  colo- 
nie, le  général  Faidherbe,  avait  songé  à  la  relier  au  Niger  par  ime 
route  que  protégerait  une  série  de  postes  fortifiés.  Beprenant  cepith 
jet  aviec  la  bardiesse qu'inspire  la  poissaaoe  de  l'industrie  modône, 
M.  Legros,  au  lieu  d'une  route,  proposait  un  ch^nin  de  fer.  k  l'o- 
rigine, cette  ligne  du  Sénégal  n'était  qu'accessoire  :  un  coocoorsde 
drcoDstances  heureuses  lui  a  fait  prendre  le  pae  sur  celle  du  Traos- 
saharien.  Elle  est  plus  courte  de  moitié;  en  effet,  Alger  est  à 
2,600  kilomètres  du  Niger  en  ligne  droite,  tandis  que  Dakar  n'en  est 
qu'à  un  peu  plus  de  1,300  kilomètres  en  suivant  les  sinuosités  do 
tracé  projeté  ;  le  pays  qu'elle  traverse  est  plus  accessible,  il  est  mieux 
connu,  il  est  beaucoup  plus  peuplé,  il  est  infiniment  plus  fertile,  ks 
dépenses  peuvent  être  calculées  avec  précision;  l'amiral  Jaurégoi- 
berry,  en  ayant  apprécié  sur  place  l'importance,  alor8  qu'il  était 
gouverneur  du  Sénégal,  s'y  est  vivement  intéressé  ;  il  a  été  secondé 
avec  ardeur  par  le  directeur  des  colonies,  M.  Michaux,  et  par 
M.  Legros  ;  enfin  il  s'ei^  trouvé  que  le  gouverneur  du  Sénégal  est 
un  iiomme  remarquable,  énergique,  d'une  activité  qui  demande  à 
être  contenue  plutôt  qu'excitée,  d'un  esprit  entreprenant  et  fécond 
en  ressources,  organisateur  babile  au  choix  des  hommes  et  au  mou- 
vement des  affaires.  II  est  résulté  de  tout  cela  que  l'intérêt  s'est 
déplacé.  Tandis  que  la  ligne  du  Transsaharien  en  est  toujours  à  la 
période  des  premôëres  études^  celle  du  Sénégal  au  Niger  est  i  la 
veille  d'entrer,  elle  est  entrée  même  dans  la  période  d'exécution. 

(i)  Voyez  U  Rwuê  da  i*'  oui  i879. 


lA  IBAMCS  MI  SOSJDAK.  663 

ToUà  q«i  surprendra  peut-être  un  peu  le  public*  que,  pour  des  rai« 
sons  qu'il  est  inutile  d'exposer  ici,  on  n'ayait  pas  cru  devoir  ren- 
seigner jusqu'à  présent  sur  ce  qui  s'est  fait  dans  notre  colonie  séné- 
galaise depuis  quinze  mois. 


Le  gouverneur  du  Séaégal,  M.  Briëre  de  l'isle,  accueillit  avec 
empressement  le  projet  de  relier  le  Sénégal  au  Nigev  par  une  voie 
ferrée;  dans  un  vaste  programme,  il  proposa  l'ouverture  immér- 
diate  des  chantiers  et  la  construction  de  la  ligne  en  six  années*  On 
ne  disposait  pour  la  première  campagne  que  d'un  crédit  de 
500,000  francs,  force  fut  de  commencer  plus  modestement.  Et  la 
chambre  ne  se  pressa  point  de  le  voter,  ce  qui  faillit  compromettre 
même  ce  commencement.  Lies  transports,  en  effet,  ne  se  font  actuel- 
lement entre  le  bas  et  le  haut  Sénégal  que  par  le  fleuve,  lequel  n'est 
navigable  que  tiois  ou  quatre  mois  dans  l'année,  au  moment  des 
pluies;  si  l'on  ne  profitait  pas  de  la  saison  propice  pour  accumuler 
dans  le  haut  pays  le  matériel  nécessaire  aux  premiers  travaux,  l'an- 
née était  perdue.  Or  le  ministre  de  la  marine  ne  put  envoyer  l'au- 
torisation de  se  mettre  à  Y  œuvre  que  le  21  septembre  1879,  c'est- 
à-dire  lorsqu'on  ne  pouvait  plus  compter  que  sur  quelques  semaines 
de  navigation. 

Le  chemin  de  fer  projeté  se  divise  naturellement  en  trois  sec- 
dons;  la  première,  de  260  kilomètres,  va  de  Dakar  à  Saint-Louis; 
la  seconde ,  de  580  kilomètres ,  s'embranche  à  M'pal  sur  la  pre- 
mière et  aboutit  à  Médine  ;  la  troisième,  de  520  kilomètres  environ, 
va  de  Hédine  au  Niger.  Pour  la  clarté  de  notre  travail,  nous  expo- 
salons  successivement  ce  qui  a  été  fait  pour  chacune  d'elles. 

La  première  section  est  de  nécessité  locale;  M.  Brière  de  l'isle 
en  avait  fait  étudier  l'avant-projet  dès  1878,  c'est-à-dire  à  une 
épo(|ue  où  il  n'était  pas  question  encore  d'en  faire  une  voie  d'in- 
térêt général  en  la  prolongeant  vers  le  Niger.  La  ville  de  Saint- 
Louis,  bâtie  sur  une  des  nombreuses  lies  du  Sénégal  maritime,  est 
la  capitale  commerciale  du  bassin  du  fleuve  en  même  temps  que  le 
chef-4ieu  de  la  colonie.  Elle  compte  quinse  mille  habitans,  et  son  tra- 
fic annuel  s'élève  à  plus  de  60,000  tonnes  métriques.  Un  obstacle 
naturel  a  fort  contrarié  jusqu'à  présent  le  développement  de  son 
commerce.  Depuis  la  baie  d'Arguin  jusqu'à  Sieira-Leone,  la  côte 
d'Afrique  est  absolument  inhospitalière.  Elle  est  basse,  une  triple 
ligne  de  bancs  de  sable  la  borde,  des  ras  de  marée  la  ravagent  fré- 
quemment. Les  marées  sont  d'une  très  faible  amplitude,  0'",90  à  1 
mètre  au  maximum  ;  les  matières  dont  sont  chargées  les  eaux  des 
fleuves,  poussées  par  le  courant  et  repoussées  par  le  flot,  se  dépo- 


OOi  UTDS  DES  DEUX  MONDES. 

sent  au  point  où  ces  deux  impulsions  contraires  se  neutralisent  et 
les  immobilisent.  Ces  dépôts  forment  des  barres  qui  entrayent  la 
navigation.  Celle  du  Sénégal  est  une  des  plus  mauvaises,  et  parfois 
l'interruption  des  communications  entre  Saint-Louis  et  la  mer  dure 
jusqu'à  trois  mois.  On  conçoit  quelle  gène  résulte  pour  les  rela- 
tions commerciales  d'un  débouché  aussi  incertain.  Cette  côte  ter- 
rible ne  présente  de  réelles  facilités  d'accès  qu'en  un  seul  endroit, 
au-dessous  du  Cap-Vert,  àl'abri  duquel  elle  s'arrondit  en  une  vaste 
et  belle  rade  foraine.  C'est  là  que  s'élève  la  ville  récente  de  Daiar, 
dont  le  port,  très  sûr,  peut  recevoir  les  navires  du  plus  fort  ton- 
nage. Les  bâtimens  marchands  accostent  bord  à  quai,  les  jetées 
ont  un  développement  utile  de  600  mètres,  avec  un  tirant  d'eau 
qui  varie  de  A  à  10  mètres  à  la  basse  mer.  Comme  elles  peuvent 
desservir  en  moyenne  un  mouvement  de  300  tonnes  de  jauge  par 
mètre,  elles  suffiront  largement  pendant  longtemps  au  trafic  de  la 
colonie.  Déjà  les  paquebots  français  de  Bordeaux  au  Brésil  et  à  la 
Plata,  et  les  paquebots  anglais  de  Liverpool  à  Femando-Po  touchent 
régulièrement  à  Dakar. 

Le  plus  bref  examen  suffit  à  faire  comprendre  l'immense  avan- 
tage qu'il  y  aurait  à  relier  Saint-Louis  avec  ce  port  par  un  chemin 
de  fer  qui  assurerait  l'écoulement  régulier  des  produits  du  Sén^I. 
L'avant-projet  dressé  par  M.  Walter,  chef  du  service  des  travaux 
publics  de  la  colonie,  montre  que  l'exécution  est  des  plus  faciles  au 
point  de  vue  technique.  La  ligne  partant  de  Dakar  s'infléchit  con- 
sidérablement vers  l'est  pour  traverser  de  part  en  part  la  partie  la 
plus  fertile  et  la  plus  populeuse  du  royaume  de  Cayor.  Dans  presque 
tout  le  parcours,  la  plate-forme  pourra  être  établie  sans  remblai  ni 
déblai  sur  un  terrain  sablonneux ,  mais  solidement  fixé  par  de 
grandes  forêts  d'arbres  à  haute  tige,  où  l'on  trouvera  tout  trans- 
porté le  bois  pour  les  traverses.  Par  un  traité  qu'on  trouvera  plus 
bas,  le  roi  du  Cayor  nous  a  autorisés  à  faire  gratuitement  tous  les 
abatages  nécessaires.  Les  rayons  minima  des  courbes  ont  été  tués 
à  300  mètres.  Les  déclivités  de  la  voie  seront  partout  inférieures  à 
0'",009  par  mètre,  sauf  au  passage  du  col  de  Thiés,  où  on  a  admis 
exceptionnellement  une  rampe  de  0",015  par  mètre  sur  2,300  mè- 
tres de  longueur.  Il  n'y  aura  qu'un  ouvrage  d'art  à  construire,  un 
viaduc  indispensable  pour  traverser  le  marigot  de  Leybar  près 
de  Saint-Louis.  Il  aura  120  mètres  de  long  et  8  mètres  de  haut,  la 
dépense  en  est  évaluée  à  264,000  francs.  Le  prix  de  revient  par 
kilomètre  est  estimé  à  62,âA0  francs,  soit,  pour  les  260  kilomè- 
tres, une  somme  totale  de  16,234,400  francs. 

U  est  aisé  d'évaluer  quel  sera  le  trafic  en  marchandises  de  la 
nouvelle  ligne  tant  qu'il  sera  borné  au  commerce  actuel  de  Saint- 
Louis.  Le  tarif  du  transport  à  Dakar  équivaudra  aux  frais  qu'en- 


LA  FRANGB  AU  SOUDAN.  665 

traîne  le  passage  de  la  barre  du  Sénégal,  de  façon  qu'il  n'en  coûtera 
pas  plus  pour  expédier  une  tonne  de  marchandises  de  Dakar  que 
de  Saint-Louis,  ce  qui  permet  de  calculer  que  les  facilités  d'em- 
barquement décideront  les  négocians  de  Saint-Louis  à  faire  toutes 
leurs  expéditions  par  Dakar.  C'est  un  trafic  de  63,000  tonnes  qui,  & 
11  fr.   50  par  tonne,  rapportera  72A,500  francs.  Des  avantages 
du  même  genre  attireront  le  trafic  de  Rufisque,  soit  19,000  tonnes 
qui,  à  h  fr.  50  la  tonne,  produiront  85,500  francs,  soit  en  tout 
810,000  francs.  L'auteur  de  l'ayant^projet  n'a  point  voulu  faire 
entrer  en  ligne  de  compte  le  trafic  présumé  des  stations  intermé- 
diaires. Cependant  il  est  probable  qu'il  ne  sera  point  sans  impor- 
tance. Le  Gayor  est  un  pays  éminemment  propre  à  la  culture  de 
l'arachide,  ses  babitans  ont  de  nombreux  troupeaux  et  ses  forêts 
contiennent  de  magnifiques  bois  de  construction.  L'immense  forêt 
du  Saniokhor  notamment  est  presque  tout  entière  composée  de 
palmiers  roniers,  un  arbre  superbe  qui  s'élève  à  de  grandes  hau- 
teurs, droit  comme  une  colonne,  et  dont  le  bois  est  incorruptible.  La 
population  est  assez  nombreuse;  le  chemin  de  fer  passe  dans  le  voi- 
sinage de  plusieurs  centaines  de  petits  villages.  Pour  les  voyageurs, 
les  chiffres  sont  beaucoup  plus  aléatoires.  M.  Walter  suppose  qu'il 
yen  aura  annuellement  de  16  à  17,000  donnant  une  recette  totale 
de  52A,000  fr.  Il  y  a  lieu  de  croire  là  à  quelque  exagération,  tandis 
que   les  frais  d'entretien  et  d'exploitation  paraissent  avoir  été 
trop  abaissés.  M.  Walter  ne  les  évalue  qu'à  550,A00  fr.,  ce  qui, 
si  Ton  adoptait  son  chiffre  de  recettes  brutes,  donnerait  un  revenu 
net  annuel  de  783,600  francs.  Quelles  que  soient  les  réserves 
que  Ton  doive  faire  relativement  à  ces  calculs,  il  paraît  bien  évi- 
dent que,  si  la  garantie  d'intérêt  par  l'état  doit  fonctionner  pour  cette 
ligne,  ce  ne  sera  que  dans  une  mesure  insignifiante.  Et  le  jour  où 
elle  sera  devenue  tronçon  de  la  grande  voie  du  Sénégal  au  Niger 
et  où,  en  surplus  du  trafic  de  Saint- Louis,  elle  recevra  celui  du  Sou- 
dan, non-seulement  elle  n'aura  plus  besoin  de  cette  garantie,  mais 
elle  donnera  des  bénéfices. 

Au  moment  où  l'on  s'occupa  d'étudier  les  moyens  de  mettre  en 
communication  le  Sénégal  et  le  Niger,  la  première  section  de  la 
ligne  se  trouva  ainsi  préparée  d'avance.  Cependant  il  restait  à 
obtenir  l'assentiment  du  souverain  du  Cayor,  Lat-Dior,  dont  il  faut 
traverser  le  territoire.  Nos  ingénieurs  avaient  été  bien  accueillis  par 
ses  sujets,  et  lui-même  avait  toujours  manifesté  pour  les  Français 
le  respect  d'un  homme  qui  avait  été  exposé  à  leurs  coups.  Hais  le 
gouverneur  était  informé  que  nos  projets  l'inquiétaient  vivement* 
Le  général  Faidherbe  lui  avait  fait  une  rude  guerre  il  y  a  vingt  ans, 
l'avait  chassé  de  ses  états  et  y  avait  établi  notre  domination  par 
une  chaîne  de  postes  fortifiés.  Il  craignait  que  la  construction  d'une 


1 


^eOO  BSTTB  SES  DEUX  MOIINB. 

route  ne  cachât  quelque  autre  entreprise  contre  son  poatoir  et 
qu'on  essay&t  de  nouTeau  de  le  déposséder.  M.  Brière  de  f  Me  loi 
dépêcha  le  cadi  de  Saint-Louis,  le  vieux  noir  Ouoloff  Bou-el-Mogh* 
dad,  qui  sert  depuis  tant  d'années  ia  France  avec  un  dévoûmeotct 
une  Intelligence  qui  font  honneur  à  sa  race*  Bou--el-Moghéid  pirÉ 
en  pleine  saison  des  pluies  et  remplit  sa  mission  diplomatique  tuBsi 
rapidement  qu'heureusement.  Il  apaisa  les  craintes  du  damd^  mA 
qu'on  appelle  le  souverain  du  Gayor;  il  lui  démontra  les  ayaaitages 
que  son  pays  retirerait  de  la  construction  de  la  voie  et  il  tiiomplui 
des  derniers  scrupules  que  la  religion  ou  plutôt  la  supentitioD 
inspirait  &  Lat-Dior,  en  lui  affirmant  qù«,  dans  ses  voyages,  il  afst 
TU  des  chemins  de  fer  en  pays  musulman  et  que  les  pèlerins  de  la 
llecque  ne  se  faisaient  point  scrupule  de  s'en  servir. 

Le  10  septembre  1879,  notre  envoyé  signa  avec  le  Cayor  à  Ke«'- 
Amadou  Talla,  un  traité  dont  voici  les  principaux  articles  : 

Artîcte  premier.  —  Le  Gayor  tel  quTil  existe  en  ce  jour,  d'après  le 
traité  du  12  janvier  1871,  étant  la  propriété  du  damel,  est  gafantipir 
les  Français  à  la  famille  régnante  des  Gaedj. 

C'est-à-dire  :  si  des  étrangers  venaient  à  attaquer  ce  pays,  le  gouver- 
neur du  Sénégal  enverrait  son  armée,  comme  en  1875,  prâter  maio- 
forte  à  l'armée  du  damel  pour  chasser  ces  étrangers  du  Cay»r  et  les 
punir.  Aucune  îndenmitâ  quelconque  ne  serait  demandée  au  Cayor  poar 
le  service  ainsi  rendu. 

Art.  2.  —  En  échange  des  avantages  stipulés  dans  l'article  [woiier 
ci-dessus,  le  damel  s'engage  de  son  côté  à  accorder  aux  Ftançais  la 
jouissance  d^une  route  commerciale  qui,  venant  du  poste  français  de 
Thîès,  passera  par  Terraouane,  Kelle,  Louga  et  Sakal,  appartaoaot  ao 
Gayor,  pour  arriver  au  canton  français  de  M'Pah 

Art.  3.  —  Il  ne  sera  jamais  placé  de  poste  de  soldats  fran^ôs  m  de 
soldats  du  Gayor  sur  cette  route. 

Si  des  troubles  nécessitaient  la  présence  de  qn^ques  détackeiMS 
provisoires  sur  la  route  ou  à  côté,  la  question  se  réglera  d'ua  «oauniD 
accord  entre  les  deux  parties  contractantes. 

Art.  H.  —  Tous  les  frais  de  c(Histruction  de  la  Iroute  seroat  SQpp<^ 
par  les  Français.  Le  damel  donne  grataitement  le  terrain  nécesiffc 
pour  la  route  et  pour  tous  les  étaMissemens  qui  en  dépendent. 

Art.  5.  —  Gette  concession  n'est  faite  qu'à  la  condition  qae  te  FW- 
çaîs  arrangeront  le  chemin  pour  faciliter  le  commerce,  le  transport 
rapide  des  mardhandises,  des  produits  du  sol  et  des  voyageurs  ^ 
moyen  des  grandes  voitures  traînées  par  des  macirines  à  y^peÊti^ 
motives).  Le  travail  devra  Ôlre  terminé  la  troisième  année  après  q»*!! 
aura  été  commencé. 

Art.  6.  —  Le  damel,  avec  une  suite  de  vingt  persooaoB  w  phBi  >•* 


LA  nâflVCB  M  SOOOàJX,  667 

le  droit  de  dreuier  gratuilement  sur  cette  route.  Les  sujets  du  Cayor 
seront  traités,  pour  le  prix  des  places  dans  les  voitures  et  pour  les  prix 
du  iransporc  de  leurs  narcliandises;  pn>duits  du  soi,  bestiaux,  etc., 
cemme  les  suiets  français*  Les  puits  qui  seront  creusés  sur  le  parcours 
paarreot  être  fréquentés  par  les  babitans^ 

Art.  11.  —  La  police  des  gares  et  des  points  d'arrêt  sera  faite  exclu- 
smment  par  des  Français... 

lions  les  employés  et  fonctionnairôs  qui  résideront  sur  cette  route 
seront  exclusivement  de  Tordre  civil,  et  il  leur  sera  absolument  interdit 
de  s'immiscer  dans  les  afTaires  du  Cayor. 

Art.  12.  —  Conformément  aux  traités  antérieurs  qui  assarent  aux 
sujets  de  toutes  les  nations  la  libre  circulation  des  voyageurs^  et  eom- 
merçans  dans  Tintérieur  du  Cayor  sans  qu'ils  aient  k  payer  aucun 
droit  ni  redevance,  aucun  paiement  ne  sera  demandé  par  le  damel  ni 
par  les  chefs  du  Cayor  sur  cette  route,  soit  pour  les  marchandises  et 
produits  du  sol,  soit  pour  les  animaux,  ainsi  que  pour  les  persooaes 
qui  viendront  pour  y  être  transportés  ou  pour  commercer  dans  les 
gare8k> 

Bon-el-Mogbdftd  avait  encore  mission  de  chercher  à  (â>tenir  du 
damel  des  ouvriers  et  des  bois  de  construction.  Ce  fut  l'objet  de  la 
convention  additionnelle  que  voici  et  qui  fut  signée  le  surlende-^ 
mam: 

Artieio  premier.  —  Lorsque  des  études  nouvelles  auront  permis  aux 
iogénienrs  d'arrêter  définitivement  le  tracé  de  la  route,  le  damel 
enverra  sur  le  parcours  de  la  voie,  aux  points  qïA  seront  indiqués,  le 
nombre  d'hommes  qui  sera  demandé  par  le  gouverneur  afin  qu'ils 
coupent  les  arbres  et  les  herbes  et  travaillent  la  terre  pour  la  confoc- 
tien  de  cette  voie.  Tous  les  outils  seront  fournis  par  les  Français. 

Art«  2*  —  11  sera  payé  pour  chaque  homme  et  pour  chaque  josrnée 
de  travail  1  fr.  25  comme  à  Saint-Louis,  et  si  la  radon  de  riz  est  four- 
nie,  ù  fr.  Ib  seulement.  Les  enfans  de  moins  de  douze  ans  ne  pourront 
être  employés  aux  travaux. 

Art.  3.  —  Les  travailleurs  ne  pourront  être  demandés  chaque  année 
avant  le  l**  décembre  et  seront  renvoyés  le  15  mai  au  plus  tard.  Dans 
le  cas  où  ils  seraient  nourris,  ils  reee? raient  trois  rations  de  riz  le  jour 
de  leur  renvoi. 

Art.  b.  —  Les  Français;  s'engagent  à  fournir  de  l'eau  douce  en  abon- 
dance sur  tous  le»  chantiers^  soit  en  creusant  des  puits,  soit  en  faisant 
porter  de  l'eau. 

Partout  où  les  puits  seront  creusés,  ils  seront  disposés  pour  pouvoir 
desservir  les  popelations  voisines  ou  celles  qui  voudraient  ve&ir  s'éta- 
blir aux  aloBlouiB  avec  rautocisation  du  damel.. 


668  RETUS  DES  DEUX  MONDES. 

Art.  5.  —  Les  bois  do  roniers  et  autres,  ainsi  que  tous  autres  maté- 
riaux qui  seraient  nécessaires  à  la  construction  de  la  voie  et  à  tous  les 
travaux  se  rapportant  au  chemin  de  fer,  seront  donnés  gratuitement 
aux  Français ,  qui  paieront  seulement  la  main-d'œuvre  pour  Texploi- 
tation  de  ces  bois  et  matériaux.  Les  roniers  femelles  ne  pourront  pas 
être  coupés. 

Art.  6.  —  A  la  fia  de  chaque  campagne,  après  que  les  travailleurs 
auront  été  renvoyés,  le  gouverneur  donnera  au  daiuel  deux  beaux  che- 
vaux arabes  en  téuioignage  de  sa  satisfaction  pour  la  manière  dont  ses 
sujets  auront  travaillé. 

Il  sera  fait  facultativement  des  cadeaux  aux  chefs  directs  des  pro- 
vinces françaises,  ainsi  qu'à  tous  ceux  qui  auront  envoyé  sur  les  tra- 
vaux, pendant  toute  la  durée  de  la  campagne,  une  moyenne  de  plus  de 
soixante  hommes  parmi  leurs  administrés. 

A  la  suite  d*un  concours  ouvert  au  ministère  de  la  marine,  la 
concession  à  titre  définitif  du  chemin  de  fer  de  Dakar  à  Saint-Louis 
a  été  accordée  à  la  compagnie  des  Batignolles.  La  convention  est 
en  ce  moment  soumise  à  Tapprobation  des  chambres;  comme  elles 
n'ont  aucune  raison  pour  la  refuser,  la  construction  de  la  première 
section  de  la  ligne  du  Sénégal  au  Miger  sera  donc  commencée  dès 
la  saison  prochaine. 

La  seconde  section,  qui  va  de  M'pal  à  Hédine,  traversera  des 
territuires  que  nos  colonnes  ont  plusieurs  fois  parcourus,  mais 
qui  n'avaient  jamais  été  étudiés  au  point  de  vue  de  rétablissement 
d'une  voie  de  communication.  La  faiblesse  des  ressources  n'ayant 
pas  permis  l'envoi  de  brigades  topographiques,  que  U.  Brière  de 
risle  demandait  pour  procéder  à  la  confection  immédiate  d'an 
avant-projet,  le  gouverneur  fit  du  moins  reconnaître  rapidement  le 
terrain  par  quelques-uns  de  ses  officiers.  Il  y  avait  plusieurs  avis 
sur  le  tracé.  La  voie  partant  de  M'pal  se  dirige  d'abord  sur  Méri- 
naghen,  où  un  viaduc  sera  nécessaire  pour  lui  faire  franchir  le 
marigot  de  Bounoun.  De  là  les  uns  conseillaient  de  lui  faire  décrire 
une  courbe  vers  le  nord  et  longer  le  lac  Guier,  pour  aller  rejoindre 
à  Dagana  la  rive  du  Sénégal,  qu'elle  ne  quitterait  plus  jusqu'à 
Hédine  ;  les  autnes  pensaient  qu'il  était  préférable  de  couper  en 
ligne  droite  sur  Guédé,  vis-à-vis  duquel  seulement  la  voie  pm- 
drait  la  vallée  du  fleuve.  Enfin  M.  Gasconi,  dé[)uté  de  la  colonie, 
avait  recommandé  une  ligne  qui,  sans  faire  de  détour  pour  suivre 
le  Sénégal,  s'en  irait  directement  de  Mérinaghen  à  Bakel,  à  travers 
le  désert  alors  inexploré  du  Ferlo.  Trois  missions  furent  lancées 
dans  ces  diverses  directions. 

La  première,  sous  les  ordres  de  M.  Pietri,  lieutenant  d'artillerie, 
était  chargée  de  parcourir  le  pays  de  H'pal  à  Guédé,  par  la  ligne 


LA  FEANGE  AU  SOODAlf.  660 

directe,  et  de  revenir  par  le  détour  proposé  sur  Dagana,  explorant 
ainsi  deux  des  variantes  du  tracé;  la  seconde,  commandée  par 
H.  Jacquemart,  lieutenant  d'infanterie  de  marine,  était  chargée  de 
8uiTre,de6uédéàBakel,un  itinéraire  côtoyant  la  limite  extrême  des 
inondations  du  Sénégal,  qu'il  était  fort  important  de  déterminer  ; 
la  troisième,  dirigée  par  MM.  Monteil  et  Sorin,  lieutenant  et  sous- 
lieutenant  d*infanterie  dei  marine,  devait  reconnaître  le  Ferlo.  Cha- 
cune devait  faire  le  levé  du  terrain,  recueillir  des  renseignemens 
sur  la  nature  du  pays,  leurs  ressources,  leurs  populations  et  leurs 
lieux  habités,  annoncer  aux  noirs  que  nous  nous  disposions  à  con- 
struire sur  leur  territoire  un  télégraphe  et  uu  chemin  de  fer,  et  les 
convaincre  que  le  but  que  nous  nous  proposions  était  essentielle- 
ment commercial  et  pacifique. 

M.  Pietri  quitta  M'pal  le  16  décembre  1879,  et  ayant  été  appelé 
à  faire  partie  de  la  mission  du  Segou,  remit,  au  milieu  du  voyage, 
la  direction  de  l'entreprise  à  M.  Marly,  qui  rentra  à  M'pal  le  21  jan- 
vier. M.  Pietri  souffrit  de  la  soif.  Les  chameaux  qui  portaient  les 
outres,  effrayés  par  l'apparition  de  quelques  girafes,  s'enfuirent  et 
perdirent  une  partie  de  leur  charge.  M.  Marly,  officier  d'avenir  et  fort 
estimé  de  ses  chefs,  mourut  quelques  jours  après  son  retour. G' est  la 
seule  victime  que  le  climat  ait  faite  jusqu'à  présent  parmi  les  blancs, 
déjà  nombreux,  qui  ont  été  employés  aux  études  du  chemin  de  fer 
du  Niger.  De  M'pal  à  Mérinaghen,  le  pays  est  plat  et  abondant  en 
arbres  de  gros  diamètre  ;  au-delà,  dans  l'une  comme  dans  l'autre 
direction,  il  n'y  aura  que  de  simples  travaux  de  déblais  et  de  rem- 
blais à  faire.  L'avantage  du  tracé  direct  sur  Guédé,  c'est  qu'on  y 
trouvera  des  arbres  pour  les  traverses,  mais  la  population  y  est  fort 
clair-semée  pendant  l'hivernage  et  nulle  le  reste  de  l'année.  C'est 
le  contraire  pour  le  tracé  par  Dagana  :  il  desservirait  plusieurs  gros 
villages,  mais  il  n'y  a  point  de  bois  de  construction.  Partout  nos 
officiers  ont  trouvé  la  population,  qui  est  composée  de  Ouolofs  et 
de  Peuls,  très  hospitalière.  Sans  attendre  l'expression  de  leurs 
désirs,  on  leur  apportait  de  l'eau  et  du  lait  pour  eux  et  pour  leur 
personnel.  Les  habitans  sont  très  favorables  à  rétablissement  d'un 
chemin  de  fer  et  sont  convaincus  qu'il  leur  sera  d'un  grand  profit 
pour  l'écoulement  de  leurs  produits. 

Dans  la  partie  visitée  par  MM.  Pietri  et  Marly  comme  dans  celle 
qu'a  parcourue  M.  Jacquemart,  la  rive  gauche  du  Sénégal  a  trois 
sortes  de  villages.  Quelques-uns  sont  bâtis  sur  le  bord  du  fleuve,  ce 
qui  les  rend  inhabitables  au  moment  des  inondations  :  on  ne  s'y 
tient  qu'en  saison  sèche  ;  d'autres  sur  la  pente  des  collines  ou  sur 
leurs  crêtes  :  on  les  habite  toute  l'année  ;  d'autres  enfin  sur  le  pla- 
teau situé  en  arrière  de  la  vallée  :  les  pasteurs  seuls  y  résident 


670  RETUS  DBS  DUJX  HOHDEB* 

pendant  rhifemage;  quand  les  maiBS  qui  leur  fournifiaait  de  Teu 
se  dessèchent,  ils  se  rapproQhent  du  fleuve. 

Plus  on  s'éloigne  de  Saint-Louis,  plus  la  populalîon  deiient 
dense.  M.  Jacquemart  a  trouvé  la  ydlée  du  Sâiigal  rdatiTement 
fort  peuplée.  Il  a  eompté  kl  villages  at  32»700  habitans  dans  le 
Toro  ;  &0  viUagea  et  20,170  halûtans  dans  le  Lao,  S2  villages  et 
10,&60  babitans  dans  F Irlabé  de  Touest  ;  132  villages  et  81,i&0  habi- 
tans^dans  le  Fouta  indépendant;  75  villages  et  S2,050  babitans 
dans  le  Damga;  15  villages  et  7,500  babitans  dans  le  Guoye;  soit 
en  tout  :  lS&,i20  habitans  pour  le  pays  qu'il  a  visité.  Cette  pc^n- 
lation^  occupe  une  des  vallées  les  plus  fertiles  du  monde.  (Test 
comme  une  réduction  de  la  vallée  du  Nil  :  elle  s'étend  le  long  da 
fleuve  entre  la  rive  gauche  et  une  chaîne  de  collines  de  15  à  20  mè* 
très  de  haut,  qui  tantAt  touche  le  bord  et  tantât  s'en  éloigne  jusqu'à 
12  kilomètres,  lussant  entre  elle  et  lui  une  immense  plaine  que 
l'inondation  iéconde  par  le  limon  qu'elle  y  dépose  régulièrement 
chaque  année.  La  limite  des  eaux  est  bien  facile  à  reconnaître. 
L'herbe  des  terrains  inondés  est  très  vigoureuse;  elle  atteint  trois 
mètres  de  haut,  ses  arêtes  sont  tranchantes,  die  r«kte  toujours 
verte.  Celle  des  terrains  où  le  fleuve  ne  parvient  pas  a,  au  contraire, 
k  tige  ronde,  elle  est  beaucoup  moins  forte,  et  elle  sèche  une  fois 
que  l'hivernage  est  passé.  Les  noirs  se  contentent  de  faire  un  troa 
dans  la  terre  pour  y  déposa  les  semences  et  ils  les  conGent  ensoite 
aux  soins  de  la  nature  jusqu'au  moment  où  il  est  temps  de  laire 
la  récolte.  Ils  cultivent  le  mil,  dont  les  variétés  sont  très  nom- 
breuses, le  riz,  le  mais,  les  haricots,  les  arachides,  principal  élément 
du  commerce  d'exportation,  l'indigo  et  le  coton.  On  trouve  de 
la  cire  dans  le  Damga  et  le  Guoye,  de  la  gomme  dans  le  JBosaéa, 
des  plumes  d'autruche  dans  le  Bosaéa,  le  Damga  et  le  Guoye.  Le 
Toro'posaède  de  grands  troupeaux  de  moutons  et  de  chèvres,  et  U 
y  a  beaucoup  de  bœufs  dans  l'Irlabé.  Gomme  le  reste  de  la  Séné- 
gambie,  toute  cette  région  est  en  grande  partie  couverte  de  forêts. 
KL.  Jacquemart  a  rencontré  vingt  essences  différoites  dans  le  pays 
non  inondé,  et  seize  dans  le  pays  inondé.  U  a  rapporté  des  échan- 
tillons du  bois  de  chacune  d'elles.  Quelques-unes  fourniront  des 
bois  de  construction.  La  plus  utile  eu  même  temps  que  l'une  des 
plus  répandues  est  le  gondiier,  qui  atteint  de  grandes  dimensions. 
Les  indigènes  en  font  des  pirogues  et  on  pourra  s'en  servir  pour  les 
poteaux  télégraphiques  et  pour  les  traverses  de  chemin  de  fer*  £n 
un  mot,  le  pays  serait  fort  riche  si  le  climat,  qui  fait  sa  fécondité, 
n'amollissait  en  n^ême  temps  ses  habitans.  Les  Toucouleurs  mettent 
leur  point  d'honneur  dans  la  paresse  et  ne  sèment  que  juste  ce  qai 
leur  est  nécessaire.  Cependant  il  y  a  lieu  d'espérer  qu'ils  change- 


QUESTIONS   SGOLAIBBS.  667 

apporter  la  page  suspecte  :  elle  offrait  un  fort  intéressant  croquis 
de  la  scène  si  bien  exposée  par  Tite-Live  :  au  milieu^  le  grand 
pontife,  la  tête  voilée;  à  côté  de  lui,  Décius  qui  s'élance;  è  droite, 
les  Romains  tous  penchés  dans  le  sens  de  l'attaque  ;  à  gauche,  les 
eDoemis  décontenancés  et  regardant  en  arrière. ••  Fallait-il  gronder 
beaucoup  cet  enfant-là?  Il  avait  fort  bien  écouté,  il  avait  pris  des 
Dotes  selon  sa  manière,  qui  était  spirituelle.  Ce  n'était  pas  un  futur 
historien.  Il  s'appelait  Ludovic  Halévy. 

Nous  n'aurons  omis  aucun  des  élémôns  de  la  judicieuse  méthode 
le  plus  ordinairement  suivie  dans  notre  enseignement  secondaire 
si  nous  ajoutons  que  chaque  leçon  devient,  à  la  classe  suivante,  le 
sujet  d'interrogations  et  de  nouveaux  développemens.  C'est  là  que 
peuvent  se  placer  des  lectures  choisies  ;  des  scènes  de  Shakespeare, 
comme  celle  du  discours  d'Antoine,  des  récits  de  Joinville,  des  cha- 
pitres de  Montesquieu,  bien  lus,  bien  conunentés,  en  apprendront 
beaucoup  à  tous  les  élèves  sans  exception,  et  leur  inspireront  peut- 
être  le  goût  de  la  lecture,  qui  peut  devenir  à  lui  seul,  pour  certains 
esprits,  le  levain  et  la  sève.  On  ne  néglige  pas  impunément  ce  puis- 
sant moyen  de  culture  intellecteulle  et  de  vie  intérieure;  il  est 
délaissé  dans  notre  éducation  universitaire  ;  il  est  délaissé  dans 
nos  familles;  il  est  délaissé  dans  la  nation.  L'Angleterre  et  l'Alle- 
magne lisent  plus  que  nous  :  on  n'a.  qu'à  observer  à  Londres  l'é- 
tonnant succès  de  la  Circulating  Library  du  libraire  Muddie.  Il  y  a 
là  chez  nous  un  mal  réel  qu'un  peu  plus  de  liberté  dans  l'enseigne- 
ment pourrait  servir  à  corriger.  Nous  avions  jadis  à  Gharlemagne 
un  professeur  de  troisième,  M.  Loudierre,  qui  consacrait  à  des  lec- 
tures près  d'un  quart  d'heure  par  classe  :  pour  combien  fallait-il 
compter  ces  intéressantes  et  fécondes  leçons,  ce  vrai  cours  de  lit- 
térature, dans  les  succès  devenus  légendaires  de  notre  lycée  7 

La  lecture  amènerait  les  commentaires  et  les  utiles  entretiens, 
sous  la  direction  du  maître.  La  conversation,  de  nos  jours,  est 
aussi  désertée  que  la  lecture.  On  ne  converse  pas  dans  nos  écoles 
primaires,  malgré  d'intelligens  conseils  ;  on  ne  converse  pas  dans  nos 
lycées,  sous  prétexte  de  je  ne  sais  quelle  discipline  ;  on  ne  converse  pas 
dans  nos  familles  :  on  y  discute,  hélas!  et  on  y  dispute.  Il  senible 
que  ce  serait  l'attribut  naturel,  —  non  le  privilège  exclusif,  — 
du  professeur  d'histoire  de  se  servir  de  la  conversation.  Sobrement 
pratiquée,  elle  répandrait  dans  nos  classes  la  variété,  elle  sèmerait 
la  confiance,  elle  donnerait  place  à  une  multitude  de  ces  notions 
pratiques  qu'on  cherche  à  répandre  dans  l'enseignement  primaire 
sous  le  nom  de  leçons  de  choses]  elle  compenserait  en  quelque 
mesure,  pour  certains  enfans,  le  manque  déplorable  des  entretiens 
de  la  famille. 

ion  xub  —  1880,  42 


6&ft  BSfBI  VU  pUOi  HMOMSt 

Bq  résumé^  dans  im  tei^ps  où  rensoignement  univeiBitaire  Teut 
ae  développer  et  se  diversâier  en  tous  sens,  pour  répondre  aux 
légitimes  exigences  d'un  état  social  aivide  d'expansion  et  de  progrès, 
on  reconnaît  toujours  davantage  dans  ragrégpttion,  avec  ses  dlfië- 
rentes  branches»  le  tronc  vigoureux  qui  rasBomble  et  dirige  la  sève 
commune.  Le  concoun  d'agrégation  d'histoira  recrute  à  la  lois,  et 
néoessairement,  l'enseignement  secondaire  et  renseignement  supé- 
rieur. Pour  l'une  et  l'autre  yocationst  proposées  4  des  jeunes  gens 
qui  le  plus  souvent  s'ignorent,  il  a  des  épreuves  communest  mais 
diverses.  Ceux  qui  plus  tard  s'élèveront  à  renseignement  supérieur 
et  à  la  science  trouvent  une  occasion  particulière  de  se  révéler  dâ08 
celles  des  épreuves  qui  comportent  une  préparation  de  huit  mois  ; 
il  est  utile  qu'ils  témoignent  aussi  d'un  savoir  général  et  de  quel- 
que habileté  pédagogique*  Ceux  qui  consacreront  leurs  efforts  et 
leur  vie  à  l'enseignement  secondaire,  peut-être  sans  jamais  rien 
publier,  seront  heureux  d'avoir  témoigné  au  moins  une  fois  qu'ils 
étaient  capables  de  travaux  personnels  et  de  recherches  spéciales. 
Aux  uns  comme  aux  autres,  il  faut  le  respect  et  la  pratique  des  hautes 
études.  La  tâche  des  derniers  est  la  plus  délicate,  puisqu'on  leur 
demande,  avec  la  charge  d'un  savoir  considéraUe,  la  pratique  con- 
stante d'un  choix  habile  et  discret.  L'extension  nécessaire  de  l'ea- 
seignement  de  la  géographie  est  venue  ajouter  à  leur  fardeau  ;  mais 
l'histoire  des  lettres  et  des  arts  va  devenir,  nous  l'espéronstle  do- 
maine des  (NTofesseurs  de  lettres  :  ils  commencent  à  faire  sur  ce 
double  sujet  des  leçons  rédigées  par  les  élèves,  excellente  innova- 
tion, qui  comblera  une  regrettable  lacune  &  laquelle  les  professeurs 
d'histoire  ne  pouvaient  pourvoir  qu'incomplètement.  Les  autres 
mesures  récentes  que  nous  avons  énumérées  vont  d'ailleurs  rendre 
plus  générale  et  plus  intense  la  préparation  des  jeunes  nattres,  et 
l'enseignement  en  recueillera  bientôt  le  profit.  Bien  de  plus  sou- 
haitable que  de  voir  se  fortifier  sans  cesse  d'énergiques  et  sévères 
concours,  qui  donnent  à  la  jeunesse  française  tant  de  guides  expé- 
rimentés, au  pays  et  à  l'université  tant  d'utiles  serviteurs,  et  qui 
révèlent  à  eux-mêmes  et  mettent  en  lumière  sur  tous  les  points  de 
notre  territoire  tant  d'hCNumes  de  mérite  ou  de  talent.  Rien  de  plus 
à  propos,  rien  de  plus  pressant,  dans  un  pays  de  suffrage  univer- 
sel, que  de  veiller  à  la  bonne  discipline  d'un  enseignement  très 
capable  de  contribuer  à  la  rectiUide  du  sens  et  de  hftter  la  mator 
nié  des  esprits. 


At  GnreoT* 


£â  VKàNCB  Air  BÙXJÙAJXn  071 


ront.  Bans  les  provimes  où  rinfluence  française  s*est  déjà  fait 
tir  comme  dans  le  Toro,  Tappftt  dn  bien-être  qui  se  présente  à  eux 
fms  Taspect  des  divers  ol^ets  qae  leur  offre  notre  commerce  las 
pousse  à  se  procurer  des  moyens  d'échange  en  augmentant  tenn 
cultures  et  leurs  récoltes. 

Parti  de  Guédé  le  9  décembre  1879,  M.  Jacquemart  arri^  à 
Me!  le  1*'  janvier  1880.  A  son  avis,  le  chemin  de  fer  aurait  avan^ 
tage  à  suivre  de  près  la  limite  des  inondations  sur  le  flanc  des  col- 
Udcs.  C'est  là  que  les  mouvemens  de  terrain  sont  le  moins  accusés 
et  que  sont  bâtis  les  villages  habités  toute  Tannée.  Il  y  aurait  à 
traverser  une  douzaine  de  ravins  venant  de  Tintérieur  du  pays.  Les 
bois  ne  manqueront  en  aucun  endroit  de  la  route,  mais,  sauf  quel- 
ques caillou  tîs  sans  valeur,  on  ne  trouvera  de  la  pierre  qu'en 
appprochant  de  Bakel.  L'obstacle  le  plus  sérieux  viendra  des  mau- 
vaises dispositions  d'une  partie  de  la  population.  Les  gens  du  Toro 
nous  aideront  volontiers.  Le  jeune  chef  de  ce  pays  intrigua  vive- 
ment les  Parisiens  en  1878  en  apparaissant  en  boubou  bleu  et  en 
bonnet  rouge  à  la  suite  des  représentans  des  familles  impériales 
et  royales  d'Europe  venus  à  la  distribution  des  récompenses  de 
TExpositton  universelle.  Sa  face  noire,  les  couleurs  voyantes  et  la 
coupe  de  son  costume  formaient  un  contraste  inattendu  dans  une 
pareille  société.  Il  a  rapporté  de  ce  voyage  une  vive  et  sympathique 
admiration  pour  notre  pays,  sous  le  protectorat  duquel  le  sien  est 
du  reste  placé  depuis  1863  et  il  a  promis  d'envoyer  sur  les  chan- 
tiers tous  ses  sujets,  hommes  libres  et  esclaves.  Dans  le  Lao  et  l'Ir- 
labé,que  le  traité  du  2&  octobre  1877  a  également  placés  sous  notre 
protectorat,  on  se  prêtera  à  la  construction  du  télégraphe  et  du 
chemin  de  fer  sans  enthousiasme,  parce  qu'on  sait  qu'on  ne  peut 
faire  autrement.  Dans  le  Damga,  que  nous  avons  protégé  pendant 
quelques  années  et  qui  se  souvient  de  la  sécurité  que  nous  lui 
avions  donnée  d'autant  plus  vivement  qu'il  est  aujourd'hui  en  proie 
aux  exactions  et  aux  razzias  des  gens  du  Fouta,  on  souhaite  ardenn 
ment  notre  présence.  Il  en  est  de  même  dans  le  Guoye.  Hais  dans 
le  Fouta  indépendant  nous  sommes  franchement  détestés. 

Les  Toucouleurs  qui  l'habitent  sont  une  race  métisse,  issue  du 
mélange  des  Peulset  des  Ouolofis.  Ils  ne  travaillent  guère,  comme  nous 
le  disions  plus  haut,  et  leur  principale  industrie  est  le  pillage  de 
leurs  voisins,  ce  qui  entretient  chez  eux  une  humeur  turbulente  et 
belliqueuse.  Les  mêmes  raisons  qui  nous  font  désirer  des  autres 
peuples  les  éloignent  de  nous,  ils  sentent  bien  en  effet  que,  pour 
donner  la  paix  aux  autres,  nous  leur  interdirons  la  guerre  et  les 
condamnerons  à  changer  de  vie.  A  cela  s'ajoute  une  vieille  rancune. 
ElHadj-Omar  était  un  Toucouleur,  et  ce  sont  eux  qui  ont  composé 
les  armées  qu'il  a  promenées  de  victohre  en  victoire  depuis  les 


672  REYUB  DES  DEIIX  MORDES* 

sources  du  Niger  jusqu'à  Tombouctou.  Ils  sont  très  fiers  de  cette 
page  de  leur  histoire  et  se  souviennent  avec  non  moins  d'orgaeil 
que  de  Bakel  au  lac  Guier  ils  formaient  autrefois  une  confédération 
puissante  qui  dominait  tout  le  bassin  du  Sénégal,  Or  c'est  nous  ({m 
avons  imposé  une  barrière  infranchissable  sur  ce  fleuve  à  leur 
prophète,  c'est  nous  qui  avons  rompu  leur  confédération  et  en  avons 
détaché  successivement  le  Toro,  le  Damga,  le  Lao  et  Tlrlabé  occi- 
dental. De  là,  dans  une  partie  du  peuple  toucouleur,  une  haine 
d'autant  plus  vive  que  l'amour-propre  national  est  plus  grand; 
toute  innovation  venant  de  nous  est  considérée  comme  une  menace 
et  est  assurée  d'avance  de  leur  mauvais  vouloir.  Les  chefs  ont 
conscience  de  notre  force  et,  amollis  par  la  fortune,  sont  moios  fana- 
tiques que  leurs  sujets  ;  mais  pour  conserver  leur  pouvoir  il  leur 
faut  flatter  cette  haine,  tout  en  évitant  habilement  les  occasions 
d'entrer  en  lutte  ouverte  avec  la  France. 

Quand  M.  Jacquemart  arriva  sur  les  frontières  du  Bosséa,  le  chef 
Abdoul-Boubakar,  sous  prétexte  de  ne  point  l'exposer  à  des  dangers 
certains,  lui  fit  défendre  d'y  entrer.  On  palabra  trois  jours;  devant 
l'énergique  attitude  de  cet  oflicier  on  se  décida  enfin  à  le  laisser 
passer.  Abdoul  déclara  à  notre  envoyé  que,  si  le  gouverne  urper* 
sistait  à  vouloir  construire  un  télégraphe  dans  son  pays,  toute  la 
population  émigrerait  soit  sur  la  rive  droite  du  Sénégal,  soit  vers 
les  colonies  anglaises  de  la  Gambie.  M»  Jacquemart  lui  réponoit 
fort  bien  qu'un  peuple  ne  quittait  que  par  la  force  un  territoire 
depuis   si  longtemps  possédé  par  sa  race  et  que  nous  n'avions 
que  des  intentions  de  paix.  Cependant  cette  menace  n'était  pas 
tout  à  fait  vaine.  Les  gens  du  Bosséa  ne  nous  connaissent  pas; 
dans  beaucoup  de  villages,  M.  Jacquemart  était  le  premier  Fran- 
çais qu'on   eût  jamais  vu;   ils   sont  donc  faciles  à  tromper.  1^ 
télégraphe  leur  est  apparu  comme  je  ne  sais  quelle  effrayante  ma- 
chine d'oppression,  ils  se  sont  imaginé  que  nous  voulions  nous 
emparer  de  leur  pays  et  les  accabler  de  corvées  et  d'impôts.  Quel- 
ques mois  après,  un  naturaliste  envoyé  à  Segou  par  le  ministre  de 
l'instruction  publique,  M.  Lecard,  parcourant  le  Diafounou,  y  ren- 
contra des  émigrans  du  Fouta  que  ces  folles  terreurs  avaient  fait 
fuir  et  qui  répandaient  partout  leur  crainte  et  leur  haine  des  Fran- 
çais. C'est  là  un  ennui  plutôt  qu'un  obstacle,  car  les  Toucouleurs 
sont  trop  affaiblis  pour  tenter  une  résistance  à  main  armée.  H.  Jac- 
quemart est  d'avis,  et  le  gouverneur  espère,  que  des  relatioas  plus 
réquentes  et  des  cadeaux  habilement  placés  auront  raison  de  cette 
difliculté. 

Le  voyage  de  H.  Honteil  est  un  véritable  voyage  d'exploration. 
Le  territoire  compris  entre  le  Sénégal,  la  Falemé,  le  lac  Guier  et  la 
Gambie  forme  le  vaste  plateau  du  Feilo,  que  n'arrose  aucune  rivière. 


Li  FRA.NGB  AU  SOUDAN.  -  73 

Ce  n*est  plus  cependant  le  désert  saharien,  les  pluies  tropicales  y 
entretiennent  assez  d'humidité  pour  le  couvrir  d'une  forêt  con- 
tinue. En  1818,  Mollien  en  avait  coupé  l'angle  nord-ouest  de 
Khorkhol  aux  environs  de  Saldé,  mais  jamais  avant  M.  Monteil  un 
voyageur  européen  ne  l'avait  traversé  de  part  en  part.  Parti  de 
Saint^Louis  le  21  novembre,  ce  jeune  officier  arriva  à  Bakel  le  26  dé- 
cembre suivant.  Par  suite  de  l'impraticabilité  des  gués  du  marigot 
de  Bounoun,  il  dut  descendre  assez  bas  vers  le  sud  pour  aller  de 
Merinaghen  à  Khorkhol.  Il  parcourut  ainsi  par  terre  ce  curieux 
pays  que  M.  Braouezec  avait  déjà  visité  eu  bateau  en  1861.  Le  lac 
Guier  est  un  déversoir  du  Sénégal  ;  quand  le  fleuve  croit,  il  croit, 
et  le  courant  du  marigot  de  Bounoun  se  dirige  vers  rintérieur  des 
terres  ;  quand  le  fleuve  décroît,  le  lac  décroit  à  son  tour  et  le  cou- 
rant du  marigot  se  dirige  alors  vers  lui.  Pendant  la  saison  sèche, 
conmie,  sur  un  très  grand  rayon  à  la  ronde,  on  ne  trouve  d'eau  que 
là,  tous  les  animaux  sauvages  du  désert  de  Ferlo  y  affluent.  Lions, 
élépbans,  girafes,  antilopes,  gazelles,  y  abondent  alors.  M.  Lecard 
assure  avoir  trouvé  sur  les  bords  du  lac  un  cimetière  d'éléphans, 
c'est-à-dire  un  endroit  que  ces  animaux  ont  choisi  pour  mourir. 
Le  fait,  signalf^  par  plusieurs  voyageurs,  est  bien  connu  des  indi- 
gènes, qui  surveillent  attentivement  le  cimetière  pour  y  recueillir 
Tivoire  à  mesure  que  les  élépbans  y  viennent  rendre  le  dernier 
soupir. 

Le  Djolof,  dont  le  Bounoun  fait  partie,  compte  de  20  à  30,000  habi- 
tans.  Les  Ouolofs,  race  vigoureuse  et  vaillante,  en  constituent  la 
grande  majorité.  Des  Peuls  pasteurs  errent  dans  les  solitudes.  Le 
sol  est  plat  sur  la  rive  gauche  du  marigot,  et  légèrement  ondulé 
entre  la  rive  droite  et  Khorkhol.  Il  est  entièrement  recouvert  par  la 
forêt  au  milieu  de  laquelle  les  cultures  font  clairière.  Cette  forêt 
exploitée  intelligemment  donnerait  de  beaux  revenus  tant  en  bois 
qu'en  gommes.  Mais  les  gommes  s'y  perdent,  et  les  pasteurs  peuls 
en  rabougrissent  les  arbres  en  les  faisant  brouter  par  leurs  trou- 
peaux et  en  incendiant  fréquemment  les  herbes*  M.  Monteil  dénonce 
unautreennemidudéveloppementde  la  forêt,  ce  sont  les  termites. 
Ces  prodigieux  petits  travailleurs  recouvrent  tous  les  arbres  d'une 
couche  de  terre,  et  ce  doit  être  un  bien  surprenant  spectacle  que 
celui  d'un  bois  dont  les  moindres  rameaux  sont  enveloppés  d'argile. 
Quand  on  frappe  délicatement  une  branche,  la  croûte  supérieure 
s'écroule,  et  on  aperçoit  des  lacis  de  canaux  qui  sont  les  galeries 
des  insectes.  Les  termites  piquent  l'écorce  apparemment  pour  pom- 
per la  sève,  et  cela  détermine  une  maladie  qui  se  reconnaît  aux 
taches  noires  qui  se  développent  dans  le  bois. 

De  Khorkhol,  M.  Monteil  se  dirigea  en  droite  ligne  sur  Bakel. 

Towi  xuL  —  18S0.  13 


d7&  RXYUB  DES  DEUX  MONMS. 

Le  pays,  dit-il,  est  le  type  du  tarain  plat  et  couvert.  Les  pluies  de 
Tbivernage  y  laissent  des  mares  qui  durent  de  six  seauôiies  à  deux 
mois,  suivant  leur  profondeur.  Passô  ce  délai,  les  V9yages  devien- 
nent impossibles.  Bien  qu'il  eût  emmené  une  vingtaine  de  cbameaux 
pour  le  transport  de  ses  provisions,  M.  Monteil  faillit  périr  de  soif, 
car  il  resta  onze  Jours  sans  trouver  de  l'eau.  Déjà  sa  caravane  se 
croyait  perdue,  lorsqu'un  spabia  aperçut  la  surface  d'une  mare 
bleuissant  à  travers  le  feuillage»  Au-delà  de  ce  désert,  on  entre 
dans  le  Ferlo  proprement  dit,  dont  les  habitans  percenl  l'épaisse 
couche  argileuse  pour  creuser  des  puits  de  i5  à  50  mètres  de  pro- 
fondeur. Peu  à  peu  la  poussière  et  les  éboulemens  en  oblitèrent 
le  goulot  inlorieur,  et  le^urage  est  si  périlleux  que  les  genspréfoent 
aller  creuser  un  nouveau  puits  plus  loin,  de  sorte  que  les  villages  se 
déplacent  sans  cesse.Le  désert  lui-mèn^  était  autrefois  peuplé  et  a 
éui  ainsi  abandonné.  La  population  est  de  trois  mille  cinq  cents  à 
quatre  mille  âmes  pendant  la  saison  sècbe;  mais  pendant  la  sai- 
son des  pluies,  ce  chifire  s'élève  à  six  mille,  parce  que  les  pasteurs 
remontent  des  bords  du  Sénégal  avec  leurs  troupeaux.  Ces  trou- 
peaux sont  nombreux  et  le  sol  est  fertile  en  mil  et  en  mais,  mais 
avec  une  si  faible  p(q[>ulation  ce  qu'il  peut  produire  est  peu  de 
chose.  En  somme,  l'avantage  d'élre  plus  court  que  le  tracé  de  la 
vallée  du  Sénégal  ne  compense  point  suffisamment  pour  le  tracé 
du  Ferlo  la  pauvreté  du  pays  traversé  et  l'absence  complète  de 
matériaux  de  construction.  Il  est  définitivement  écarté» 

Le  cours  du  Sénégal  entre  Bakel  et  Médine  a  dû  être  rdeîé  an 
mois  d'avril  dernier  par  le  lieutenant  Fol.  Nous  scaunes  assurés 
des  dispositions  pacifiques  des  populations  du  Guoye  et  du  Kaméra, 
qui  ne  s'enrichissent^dans  le  commerœ  que  grâce  à  la  sécorité  que 
nous  maintenons  sur  le  fleuve.  Là  commence  la  série  des  plaieaux 
successifs  par  lesquels  le  terrain  s'élève  jusqu'au  faite  de  partage 
des  eaux  cotre  le  Sén^al  et  le  Niger.  Le  pays  devient  montagneux. 

IIL 

Au-delà  de  Médine,  on  sort  des  limites  du  territoire  sur  lequel 
s'était  jusqu'à  l'année  dernière  exercée  notre  influence^  Dans  nos 
rapports  avec  les  indigènes,  nous  avions  constamment  affirmé  nis 
prétentions  sur  la  rive  gauche  du  Sénégal  jusqu'à  Bafoulabé;  mais 
nous  ne  les  avions  jamais  appuyées  d'aucune  démonstralîoa  eSec-  J 
tive.  Dès  qu'il  fut  question  de  nous  diriger  vers  le  Soudan,  tous 
les  efforts  de  M.  Brière  de  l'Isle  tendirent  à  exercer  ces  droits 
si  soigneusement  réservés.  Le  crédit  de  500,000  francs  fat  à  pei 
près  tout  entier  employé  dans  le  haut  fleuve  ;  les  nécessités  de  l'en- 
treprise obligèrent  même  à  anticiper  de  300,000  francs  sur  celui 


LA  FRANCE  AIT  SOUDAN.  675 

qae  Ton  espérait  faire  porter  au  budget  extraordinaire  de  1880. 
L'occapatioa  de  Bafoulabé  fut  décidée  comne  la  première  étape 
vers  le  Niger  et  la  eoDStruction  d'un  poste  fortifié  en  cet  endroit 
comme  le  premier  de  la  chaîne  qui  reUera  ce  fleute  au  Sénégal.  Le 
lit  de  ce  dernier  est  fort  encombré  aunlessus  de  Hédine  et  ne  peut 
fournir  une  voie  de  communication  régulière  môme  au  moment  des 
hantes  eaux.  Pour  suppléer  à  cette  ressource,  le  gouyemement 
résolut  de  relier  Bafoulabé  à  Médine  par  une  route  construite  de 
façon  à  defenir  plus  tard  la  plate-^forme  du  chemin  de  fer  ;  une 
ligne  télégraphique  deyait,  ra  outre,  le  mettre  en  relation  avec  le 
chef-lieu  de  la  colonie.  L'autorisation  d'agir  fut  expédiée  tanliye- 
ment,  comme  nous  Tavons  dit.  Les  envois  de  matériel  et  de  per- 
sonnel furent  faits  plus  tardivement  encore  ;  les  moyens  de  trans* 
ports  étaient  insuffîsans,  les  travailleurs  manquaient;  n'importe, 
fort,  route,  télégraphe,  tout  fut  entrepris  et  mené  de  front;  on 
(il  des  prodiges  avec  les  faibles  ressources  de  ia  colonie  et  on  par- 
vint, sinon  à  réaliser  tout  le  programme,  du  moins  à  en  exécuter 
deux  points  sur  tirois. 

La  première  chose  à  faire  était  de  reconnaître  le  pays  dans  lequel 
on  allait  agir.  Pour  Tintelligence  de  ce  qui  va  suivre,  il  est  néces- 
saire de  rappeler  en  quelques  mots  l'histoire  d'El-Hadj-4)mar.  Cet 
homme  extraordinaire  naquit  à  la  fin  du  siècle  dernier  dans  le  Fouta 
sénégalais.  Un  voyage  à  la  Mecque,  qui  dura  plusieurs  années,  lui 
acquit  une  grande  réputation  de  sainteté  parmi  les  musulmans,  et 
nous  le  trouvons  vots  1850  établi  sur  la  frontière   du  Fouta- 
Djsllon,  où  son  renom  lui  ayait  attiré  une  troupe  de  disciples  as3es 
nombreuse  pour  qu'il  ait  pu  songer  à  s*en  faire  une  armée.  C'est 
à  cette  époque,  c'est-à-dire  lorsqu'il  touchait  déjà  à  la  vieillesse, 
qu'il  commença  ses  conquêtes.  Il  appela  les  musulmans  à  com- 
battre les  infidèles  qui  avaient  encore  la  prépondérance  dans  la 
vallée  du  haut  Niger  et  dès  lors  ne  s'arrêta  plus.  Son  système  de 
guerre  l'obligeait,  du  reste,  à  une  offensive  continue.  Quand  il 
ayait  occupé  un  pays,  il  y  séjoumût  généralement  tant  qu'il  y 
trouvait  des  vivres:  comme  il  détruisait  impitoyablement  toutes 
les  populations  qui  lui  résistaient,  les  ressources,  une  fms  épui- 
sées, ne  se  renouvelaient  plus,  et  il  lui  fallait  aller  plus  loin. 
Pendant  quinze  ans,  il  dévasta  ainsi,  un  district  après  l'autre,  tout 
le  pays  compris  entre  le  Sénégal  et  le  Niger,  les  montagnes  de 
Kong  et  Tombouctou.  Les  vieilles  monarchies  païennes  du  Kaarta 
et  du  Segou  et  l'empire  musulman  plus  récent  du  Macina  tom- 
bèrent successivement  sous  ses  coups.  Quand  il  avait  pris  un  vtl- 
1^,  il  faisait  couper  le  cou  à  tous  les  hommes  ;  les  femmes  et 
les  enfans  étaient  réduits  en  esclavage;  ce  qui  ne  pouvait  être 
emporté  était  incendié  avec  les  cases.  Les  malheureux  mêmes  qui  se 


676  ftÉYUB  DBS  DEUX  MORDES» 

rendaient  n'étaient  pas  assurés  de  la  yie.  Un  jour  qu'il  était  assiégé 
dans  Nioro,  les  habitans  furent  massacrés  sur  simple  soupçon. 
Une  autre  fois,  les  vivres  manquant,  il  obligea  ses  soldats  à  aban- 
donner leurs  femmes.  Les  neuf  dixièmes  de  la  population  ont  dis- 
paru dans  la  plupart  des  contrées  où  ce  terrible  conquérant  a  passé. 
Plût  à  Dieu  qu'il  eût  l'esprit  pratique  de  ce  roi  de  l'Unyoro  qui 
répondait  au  voyageur  Benner  :  «  Tuer  un  homme  !  mais  un  homme 
mort  ne  paie  plus  d'impôts.  »  Son  armée,  qui  compta  jusqu'à  qua- 
rante mille  combattans,  se  recrutait  principalement  chez  les  Tou- 
couleurs  sénégalais,  ses  compatriotes.  Il  périt  dans  le  Macina 
vers  1865.  H.  Soleillet,  qui  a  fait  un  voyage  à  Segou,  en  1879,  y 
trouva  une  légende  déjà  formée  sur  sa  fin.  On  raconte  que,  cemé 
par  l'ennemi,  il  se  retira  sur  une  haute  montagne  et  qu'il  y  fut 
enlevé  au  paradis. 

n  ne  retenait  les  vaincus  que  par  la  terreur;  ce  lien  devait  for- 
cément s'affaiblir  à  sa  mort.  En  effet,  son  empire  se  disloqua. 
Son  neveu  Tidiani  semble  s'être  maintenu  dans  le  Macina,  on 
ne  sait  dans  quelles  conditions.  Son  fils  Ahmadou,  qu'il  avutde 
son  vivant  installé  à  Segou,  eut  la  charge  des  autres  conquêtes  ; 
mais  son  pouvoir  ne  resta  établi  avec  quelque  solidité  que  dans  le 
Segou  même,  dans  le  Kaafta  et  aux  environs  de  Duioguiray,  point 
de  départ  des  conquêtes  d'Omar,  parce  que  les  Toucouleurs  s'étaient 
fixés  dans  ces  provinces  en  plus  grand  nombre  que  dans  les  autres. 
Les  Bambarras  du  Niger  et  les  Malinkés  du  Haut-Séaégal  se  soule- 
vèrent et  la  guerre  s'éternisa  dans  ces  malheureux  pays,  ensauvagée 
par  une  double  haine  de  races  et  de  religions  entre  conquérans  et 
autochtones,  croyans  et  païens.  Aucun  des  deux  partis  ne  s'est  trouvé 
assez  fort  jusqu'à  présent  pour  établir  la  paix  par  l'écrasement  de 
r autre;  la  dévastation  se  poursuit,  et  la  soUtude  s'étend  tous  les 
jours  davantage. 

Quand  il  voulait  s'assurer  d'une  province  conquise,  El  Hadji- 
Omar  y  bâtissait  une  place  forte,  ce  qu'on  appelle  nntata  dans  cette 
partie  du  Soudan.  Il  était  habile  à  lui  choisir  une  bonne  position 
stratégique  et  il  y  laissait  une  garnison  chargée  de  faire  rentrer 
le2>  impôts  et  de  réprimer  les  tentatives  de  rébellion.  C'est  amsi 
qu'il  avait  renfermé  le  Haut-Sénégal  entre  les  places  de  Guemou,  de 
Kouniakary,  de  Koundian  et  de  Somsom-Tata,  qui  ne  surveillaient 
pas  seulement  les  provinces  riveraines,  mais  encore  nos  propres 
possessions.  Le  général  Faidherbe  s'appliqua  à  détruire  ce  quadri- 
latère qui  nous  étreignait.  Somsom-Tata  fut  pris  et  rasé  par  nos 
troupes  en  1857  et  Guemou  en  1859.  Koundian  resta  en  Pair, 
perdu  au  milieu  de  populations  hostiles.  Ahmadou,  inquiet  de  cet 
isolement,  fit  alliance  avec  les  gens  du  Logo  et  du  Natiaga,  pays 
situés  près  de  notre  fort  de  Médine.  L'audace  du  Logo  devint  telle 


LA  FRANGE  AU  SOUDAN.  677 

à  la  suite  de  cette  alliance  qu'une  expédition  fut  jugée  nécessaire. 
Le  22  septembre  1878»  une  colonne  détruisit  Sabouciré,  le  tata  du 
chef,  qui  périt  dans  la  lutte.  Elle  était  commandée  eu  premier  par 
le  colonel  Reymond  et  en  second  par  le  colonel  Bourdiaux,  officier 
d'artillerie  de  grand  mérite,  qui  dirige  aujourd'hui  au  ministère 
de  la  marine  le  bureau  spécial  qu'il  a  fallu  créer  pour  les  affaires 
du  Haut-Sénégal.  Ahmadou,  professant  le  respect  du  fait  accompli, 
renia  son  allié  quand  nous  l'eûmes  abattu  et  resta  notre  ami. 

Le  jour  où  nous  serions  obligés  de  nous  prononcer  en  faveur  de 
l'un  des  deux  partis  qui  se  disputent  le  Soudan  occidental,  notre 
intérêt  serait  de  nous  tourner  vers  les  païens.  Ils  sont  beaucoup 
moins  rebelles  à  nos  idées  que  les  musulmans.  Les  Bambarras  peu- 
plent les  rangs  de  nos  tirailleurs  sénégalais,  leurs  villages  sont 
remarquables  par  la  beauté  des  cultures.  Les  Malinkés  sont  égale- 
ment cultivateurs  et,  de  plus,  grands  comm^^rçans;  ils  sont  éco- 
Qomes  jusqu'à  l'avarice,  âpres  au  gain,  entassant  les  richesses^ 
L'islamisme  semble  au  contraire  éloigner  les  nègres  du  travail,  la 
vie  d'un  musulman  noir  s'écoule  entre  la  lecture  du  Coran  et  la  sur- 
veillance de  ses  captifs.  Enfin,  argument  décisif,  cette  religion 
les  rend  absolument  réfractaires  à  notre  influence.  Mais  aussi 
longtemps  que  nous  pourrons  les  avoir  tous  pour  amis,  ce  serait 
folie  que  de  nous  brouiller  avec  les  uns  ou  les  autres.  Assez  d'ob- 
stacles entravent  une  entreprise  aussi  neuve  que  celle  de  la  con- 
struction d'un  chemin  de  fer  dans  l'Afrique  tropicale  sans  y  ajou- 
ter de  gatté  de  cœur  des  difficultés  avec  les  populations.  11  fallait 
donc  un  homme  habile  pour  la  reconnaissance  du  territoire  dans 
lequel  on  allait  s'engager.  Le  gouverneur  choisit  le  capitaine  d'in- 
fanterie de  marine,  Gallieni.  C'est  vraiment  un  plaisir  de  voir  la 
quantité  de  collaborateurs  distingués  que  M.  Brière  de  l'isle  a  pu 
trouver  dans  le  petit  nombre  d'officiers  qui  l'entourent.  Et  rien 
n'est  plus  facile  à  concevoir  que  le  sentiment  qui  lui  inspirait  ce 
passage  d'une  lettre  qu'il  adressait  à  un  de  ses  amis  :  a  Certes, 
oui,  M.  G...  a  eu  raison  de  vous  dire  que  nous  sommes  tous  ici 
dans  les  meilleures  dispositions.  Je  me  sens  rajeunir  et  j'oublie  les 
fatigues  d'une  trop  lourde  besogne,  lorsque  je  vois  autour  de  moi, 
de  la  part  des  officiers  de  toutes  armes,  cette  intelligence  des  explo- 
rations et  cet  esprit  d'abnégation  et  de  patriotisme  qui  ne  s'acquiè- 
rent assurément  que  par  une  éducation  particulière  et  une  pra- 
tique spéciale  de  la  vie.  » 

Les  instructions  de  M.  Gallieni  lui  ordonnaient  de  pacifier  le 
Logo  et  le  Natiaga,  dont  les  habitans  s'étaient  réfugiés  sur  la  rive 
droite  du  fleuve  et  de  nouer  des  relations  avec  les  divers  chefs 
malinkés  établis  entre  le  Bafing  et  le  Bakhoy,  sur  lesquels  nous 
n'ayions  encore  que  des  données  très  vagues,  de  manière  à  nous 


678  REVUE  DES  DEUX  MOUraS* 

préparer,  au  point  de  vue  politique,  l'accès  vers  les  régioitt  da 
Haut-Niger.  Par  une  conventioD,  passée  le  28  septembre  avec  le 
Logo,  et  une  autre  passée  le  1'^  octotre  187^  avec  le  Natiaga,  les 
hahitaus  de  ces  deux  pays  exprimëreut  le  repentir  de  leur  con- 
duite passée  et  leur  reconnaissance  pour  le  gouverneur  qui  leoi 
rendait  leur  territoire,  se  replacèrent  sous  la  protection  delaFranee 
et  renouvelèrent  les  engagemens  qu'ils  avaient  contractés  ptéci- 
demment  par  le  traité  du  30  septembre  1855.  Ils  promirest  en 
même  temps  de  fournir  des  tra:vailleurs  pour  la  route  qu'oB  se  pro- 
posait de  construire. 

L'actif  officier  arriva  à  Bafoulabé  le  12  octobre,  et  trouva  le  pays 
dans  un  état  singulîèreHient  favorable}à  sa  mission*  Tous  les  thés 
malinkés  du  Haut-Sénégal,  révoltés  contre  Âhmadou,  étaient  réu- 
nis à  une  journée  à  peine  ai^-dessous  de  Bafoulabé.  Ils  asaé- 
geaiœt  le  tata  d'Oualiha,  possession  du  chef  indigène  Tiecoro,  qui 
s'était  fait  musulman  au  moment  du  passage  d'El-Hadji-Omar  et  qn 
depuis  n'avait  pas  cessé  de  tenir  pour  son  maître  et  pour  son  suc- 
cesseur. M.  Gallieni  ne  crut  pas  pourvoir  aller  à  Oualiba;  il  désirait 
garder  les  apparences  d'un  simple  explorateur  et  ne  point  se  com* 
promettre  auprès  d'Ahmadou  ;  il  craignait  en  effet,  si  la  place  tom- 
bait au  momeot  de  sa  {ttésence  dans  le  camp,  de  paraître  coopérer 
à  un  acte  d'hostilité  contre  les  Toucouleurs.  Mais  il  fit  prier  les 
chefs  de  venir  à  nn  rendez-vous.  CeuK^d,  après  avoir  obligé  ses 
envoyés  à  boire  de  l'eafu-de-vie  pour  se  convaincre  qu'ils  n'avùest 
pas  affaire  à  des  adeptes  de  Flslam,  se  rendirent  à  son  invitittOD. 
Tous  accueillirent  avec  un  grand  empressement  le  projet  d'in- 
staller les  Français  au  milieu  d'eux,  et  notamment  à  Baroalabé. 
L'korrible  état  de  guerre  et  d'incertitude  dans  lequel  ils  virent 
depuis  trente  ans  est  un  sûr  garant  de  leur  sincérité  à  ce  sojet; 
ils  savent  bien  que  nous  leur  donnerons  la  paix  :  nous  avons  coatre 
nous  les  jûUards  et  les  gens  de  désordre,  pour  nous  tous  les  gess 
laborieux.  Les  Malmkés  du  Bambouk,  du  Bakhoj,  du  Bafing  et  de 
Kita,  les  Peuls  du  Fouladougou  assurèrent  à  notre  officier  que  notre 
arrivée  serait  accueillie  avec  joie  dans  le  pays.  Le  fils  du  chef  de 
Kita  insista  même  pour  que  la  résidence  de  son  père  fiit  immédia- 
tement choisie  pour  Femplacement  de  l'un  des  nouveaux  postes 
que  noua  nous  proposions  de  ooDstrmre.  Il  s'offrit  en  outre  à  gui- 
der une  expédition  jusqu'à  Bamako  (1)  quand  on  le  voudrût. 
H.  Gallieni  demanda  aux  chefs  d'envoyer  des  délégués  auprès  da 
gouverneur  pour  conférer  avec  lui  ;  ils  refusèrent  d'abord  en  disant 
que  tout  le  monde  se  devait  au  siège  commencé,  mais  ses  instances 

(1)  MoDgp-Park  écrit  Bamakou^  Caillé  Bamako.  Bamakoa  a  prévala  jnsqa'à  prteent. 
D*après  M.  BayoT,  on  pronoDce  Bamako  dans  le  pays.  Noaa  revenons  donc  définitive- 
meal  k  cette  orthographe. 


LA  FRANCE  AU  SOUDAN.  679 

finireni  par  en  décider  quelques-uns  et,  tant  de  Bafoulabé  que  des 
autres  pays  qu'il  avait  traversés,  il  ramena  à  Saint-Louis  le  fils  du 
chef  du  Kita,  le  fils  de  l'un  des  chefs  de  Bamako,  un  proche  parent 
du  chef  de  Bakhoy,  un  représentant  de  Gara,  l'instigateur  de  la 
révolte  qui  assiégeait  Oualiha,  le  fils  du  chef  du  Natiaga,  un  délé- 
gué de  Tiecoro,  qui  tenait  à  témoigner  de  son  désir,  —  probable- 
ment peu  sincère,  —  de  nous  Toir  nous  établir  à  Bafoutabé,  qui 
dépend  de  son  territoire,  enfia  le  fils  du  chef  Bambarra  Dama,  qai 
s'est  établi  avec  une  assez  forte  colonie  de  ses  compatriotes  aux 
oivirons  de  Bakel.  Tous  ces  gens  forent  comblés  de  caresses  et  de 
cadeaux  par  le  gouverneur  et  rq)artirent  enchantés  de  Saint-Louis, 
au  mois  de  décembre,  sauf  les  fils  des  chefs  de  Kita  et  de  Bamako, 
réservés  comme  guides  pour  une  nouvelle  mission. 

H.  Gallieni  était  accompagné  pendant  son  yoyage  par  M.  Yal- 
lières,  lieutenant  d'infanterie  de  marme,  qui  était  chargé  de  faire 
la  carte  du  fleuve  et  le  croquis  des  terrains,  genre  de  travaux 
auxquels  il  excelle.  Ce  jeune  officier  a  recueilli  les  élémens  d'une 
belle  carte  du  haut  fleuve,  que  dans  un  second  voyage  dont  nous 
albns  parler,  il  a  pu  proloi^er  beaucoup  plus  loin.  Les  difficultés 
inhérentes  aux  pays  montueux  que  le  chemin  de  fer  aura  commencé 
à  rencontrer  de  Bakel  à  Médine  s'aoceâtueront  au-delà  de  ce  der- 
nier point.  Le  Logo  forme  une  belle  plaine  éminemment  propre  à 
la.  culture  des  arachides,  mais  aux  environs  de  Médine  même, 
autour  de  Hansoanah ,  capitale  du  Natiaga  et  près  du  mont  Mou- 
mania,  il  y  aura  des  obstacles  difficiles  à  franchir.  En  revanche,  le 
bois  de  construction  et  les  pierres  abonderont  sur  toute  la  ligne. 
Le  Logo  peut  contenir  actuellement  cinq  mille  habitans  environ  et 
le  Natiaga  trois  mille.  Au-delà,  le  pays  est  désert,  mais  des  ruines, 
de  nambreux  vestiges  de  forges  où  l'on  fondait  les  minerais  de  fer 
du  nK>nt  Houmaoia  attestent  qu'il  n'en  a  pas  toujours  été  de  même. 
La  terre  est  fertile,  c'est  la  guerre  qui  en  a  éloigné  les  hommes. 
Près  de  Bafoulabé  même,  existe  un  petit  village  appelé  Makhina 
de  deux  cents  habiuns  environ.  Bafoulabé  est  un  mot  malinké  qu 
indique  un  confluent;  dans  le  cas  qui  nous  occupe,  il  désigne  le 
point  où  les  deux  rivières  le  Bakhoy  et  le  Bafing  se  révnissent  pour 
former  le  SénégaL  11  ne  s'y  trouve  point  de  village  indigène. 

Notre  arrivée  étant  ainsi  bien  préparée,  le  gouverneur  poussa 
activement  l'occupation  de  ce  dernier  point.  Dto  le  mois  de  sep- 
teoabre,  il  avait  envoyé  à  Médine  les  cinquante  hommes  destinés  à 
en  former  la  garnison.  Il  y  avait  expédié  en  outre  une  centaine  de 
fusils  doubles  pour  armer  les  travailleurs.  Les  tirailleurs  sénégalais 
venaient  d'échanger  cette  arme  contre  le  fusil  Gras,  et  il  s'en  trou- 
vait ainsi  heureusement  une  certaine  quantité  dans  les  magasins. 
Les  mois  d'octobre  et  de  novembre  furent  employés  à  monter  à 


680  REVUE  DES   BEUX  MONDES. 

Médine  les  approvisionnemens  nécessaires  à  la  constniction  du  fort 
et  à  la  nourriture  des  ouvriers  et  des  soldats,  de  la  poudre,  de  la 
chaux  et  tout  ce  que  l'on  put  trouver  d'outils  disponibles  dans  la 
colonie.  Le  commandant  Mousnier,  directeur  du   génie,  quoi- 
que fort  souffrant,  alla  présider  en  personne  à  l'installation.  Le 
10  décembre,  il  quitta  Médine  avec  le  lieutenant  Marchi,  qui 
devait  commander  le  nouveau  poste,  l'adjudant  du  génie  Audrei(i), 
qui  devait  diriger  les  travaux  après  son  départ,  les  cinquante  tirail- 
leurs, cent  dix  ouvriers  de  Saint-Louis,  hommes  sûrs  auxquels  les 
fusils  double^^  étaient  destinés  et  une  quarantaine  de  travailleurs 
malinkés.  11  emmenait  deux  pièces  d'artillerie,  que  les  soldats 
traînèrent  galment  et  qu'en  certains  passages  il  leur  fallut  porter 
sur  leurs  épaules.  On  arriva  le  21  à  Bafoulabé.  M.  Gallieni,  esti- 
mant que  la  pointe  même  du  confluent  était  le  lieu  le  plus  élevé 
du  pays,  l'avait  désignée  pour  l'emplacement  du  fort.  Après  deux 
ours  d'études,  M.  Mousnier  acquit  la  conviction  que  la  rive  gauche 
du  Bafing  était  plus  haute  et  partant  plus  saine,  et  c'est  là  qu'on  se 
fixa.  Les  habitans  du  Bakhoy  se  plaignirent  amèrement  d'une  dis- 
position qui  nous  éloignait  d'eux,  et  pour  leur  faire  plaisir  on  con- 
struisit également  sur  la  pointe  un  petit  fortin,  où  l'on  mit  une 
garnison  de  quinze  hommes.  Le  commandant  Mousnier  repartit  le 
SA  pour^Médine.  Mais,  sous  l'énergique  impulsion  de  MM.  Marchi 
et  Andrei,  les  travaux  marchèrent  promptement.  Le  30  janvier,  une 
redoute  provisoire,  entourée  d'un  fossé  et  d'une  palissade  étsdtcoo- 
struite,  ainsi  que  de  bons  gourbis  en  torchis  couverts  d'un  chaume 
épais  pour  les  logemens.  Les  environs  étaient  débroussaillés  jus- 
qu'à 300  mètres  ;  les  deux  canons  étaient  en  batterie  et  la  place 
était  imprenable  pour  une  armée  nègre.  Une  route  était  construite 
pour  la  relier  au  village  de  Makhina,  deux  puits  étaient  creusés. 
On  abattait  des  arbres  et  on  extrayait  des  pierres  pour  le  fort  défi- 
nitif; trente  barques,  quinze  au-dessous  des  chutes  de  Goulua  et 
quinze  au-dessus,  achevaient  le  transport  des  approvisionnemens 
dans  les  endroits  navigables  du  fleuve.  Des  animaux,  en  trop  petit 
nombre  malheureusement,  y  pourvoyaient  dans  le  reste  du  trajet. 
Les  choses  marchèrent  moins  bien  pour  la  route  projetée  entre 
Médine  et  Bafoulabé,  ou  plutôt  elles  ne  marchèrent  pas  du  tout. 
L'insuccès  fut  complet.  Le  gouverneur  envoya  là  le  seul  ingénieur 
qu'on  lui  eût  expédié  de  France  ;  mais  cet  homme  ne  répondit  point 
aux  espérances  qu'on  avait  mises  en  lui.  Il  monta  à  Médine  par  le 
même  bateau  qui  emportait  le  commandant  Mousnier;  après  avoir 
très  rapidement  fait  le  plan  de  la  route  jusqu'à  Bafoulabé,  il  en 

(1)  On  a  d<ijà  remarqué  sans  doute  TabondaDce  des  déaincncea  italiennes  parmi  le; 
noms  qne  nous  avons  à  citer.  C'est  qu'autant  que  possible  on  emploie  des  hommes 
io  Midi,  et  notamment  de  la  Corse,  comme  plus  faciles  à  acclimater. 


LA  FRANGE  AU  SOUDAN.  631 

délaissa  rexécution  pour  courir  le  Bambouck  et  quitta  la  colonie 
dès  le  mois  de  mars.  Le  commandant  de  Bakel  se  montra  mou  et 
celui  de  Mëdine  inhabile  à  réunir  les  travailleurs  indigènes  sur  les 
chantiers  et  à  les  tenir  à  la  besogne.  On  avait  compté  en  avoir  un 
millier,  à  aucun  moment  on  n'en  eut  la  moitié.  Seul  le  Logo,  dont  les 
babitans,  rentrés  sur  leurs  terres  trop  tard  pour  ensemencer,  étaient 
menacés  de  la  famine,  en  fournit  régulièrement  de  cent  dix  à  cent 
trente.  Bref,  au  mois  de  mai,  c'est-à-dire  après  une  campagne  de 
six  mois,  on  avait  obtenu  seize  mille  journées  de  travail  en  tout,  et 
ces  seize  mille  journées  avaient  produit,  quoi?  A, 800  mètres  de 
route.  Il  avait  fallu  onze  journées  d'indigènes  pour  équivaloir  à  une 
journée  de  terrassier  européen.  Ce  résultat  donne  à  réfléchir  :  on 
aura  beau  faire  une  large  part  à  l'insuffisance  de  la  direction,  en 
faire  une  autre  non  moins  grande  à  l'inexpérience  des  noirs  convo- 
qués, il  n'en  semble  pas  moins,  après  cet  exemple,  bien  difficile  de 
compter  uniquement  sur  la  main-d'œuvre  indigène  pour  les  grands 
travaux  que  nous  méditons  entre  le  Sénégal  et  le  Niger.  On  devra 
faire  appel  soit  aux  terrassiers  marocains  et  algériens,  soit  aux  Ghi- 
iiois,  à  qui  paraît  devoir  échoir  maintenant  l'exécution  des  grands 
travaux  de  l'industrie  moderne.  Ce  n'est  point  là  une  difficulté. 
Les  indigènes  se  montrèrent  plus  aptes  aux  travaux  du  télé- 
graphe. Eu  arrivant  dans  la  colonie,  M.  Brière  de  l'isle  avait  trouvé 
une  ligne  établie  de  Dakar  à  Saint-Louis  et  de  Saint- Louis  à  Podor. 
Eu  1877,  il  la  fit  pousser  jusqu'à  Dagana;  en  1878,  la  fièvre  jaune 
empêcha  tous  les  travaux;  en  1879,  les  perspectives  nouvelles  qui 
s'étaient  ouvertes  pour  la  colonie  le  déterminèrent  à  entreprendre 
de  la  continuer  d'un  seul  coup  jusqu'à  Bafoulabé.  Les  nègres  cou- 
pèrent dans  la  forêt  et  apportèrent  sur  leur  tête,  seul  véhicule  dont 
on  disposât  dans  le  pays,  trois  mille  poteaux  jusqu'aux  endroits 
indiqués;  la  flottille  du  Sénégal  en  monta  deux  mille  huit  cents, 
qui  avaient  été  envoyés  de  France  et,  à  l'heure  actuelle,  il  ne  reste 
plus  que  les  sections  de  Saldé  à  Matam  et  de  Matam  à  Bakel  à  faire 
pour  compléter  la  ligne.  C'est  l'affaire  de  trois  mois.  Le  télégraphe 
s'enfoncera  dans  le  Soudan  à  mesure  que  nous  nous  y  enfoncerons 
nous-mêmes.  Mais,  tandis  que,  de  ce  côté,  il  s'avancera  comme  un 
messager  de  la  civilisation,  il  convi'^ndrait  de  le  mettre,  de  l'autre, 
en  communication  avec  le  foyer  de  cette  civilisation.  Le  cable  sous- 
marin  de  Lisbonne  au  Brésil  a  une  station  aux  lies  du  Gap-Yert,  en 
face  du  Sénégal;  il  en  coûterait  1,300,000  fr.  environ  pour  le  relie, 
à  Dakar  par  un  autre  câble.  Les  communications  entre  la  métropole 
et  la  colonie,  qui  demandent  aujourd'hui,  aller  et  retour  de  vingt 
à  vingt-cinq  jours,  s'opéreraient  en  quelques  heures.  Avec  l'impor- 
tance exceptionnelle  que  le  Sénégal  va  prendre,  ce  complément  est 
indispensable  à  l'œuvre  que  nous  y  entreprenons. 


682  aEvoE  DBS  DBOX  wxmxB. 

Les  TouGouleurs  surreillent  avec  an  soin  jaloux  nos  agissema» 
au  Sénégal.  Nous  n'y  bisons  rien  qu'Ahmadou  n'en  soit  aussitôt 
averti.  M.  Soleillet,  qui  était  auprès  de  lai  au  moment  où  il  apprit 
l'occupation  de  Bafoolabé^  en  avait  rapporté  la  nouvelle  qu'il  n'a- 
vait ressenti  aucune  i&clieiise  impression  de  cette  mesure.  Cepen- 
dant nous  ne  pouYions  nous  flatter  d'atteindre  le  Niger  sans  un 
arrangement  préalable  &vec  lui.  Les  territoires  à  traverser  ne  recon- 
naissent plus  son  autorité  depuis  longtemps,  mais  il  n'a  jamais 
cessé  de  les  considérer  comme  siens.  De.  reste,  notre  ligne  de 
postes  séparera  Daingairay  de  Segov,  et  il  était  sage  de  s'assurer 
l'assentiment  de  ce  prince  avant  de  couper  ainsi  son  empire  eo 
deux.  II  entrait  dans  les  vues  de  M.  Brière  de  l'isle  de  lui  envoyer 
une  mission  après  la  saison  pluvieuse  de  i880;  mais  l'accueil  qne 
le»  chefs  réunis  à  Oaaliha  firent  à  M.  Gallieni  le  détermina  à  li 
mettre  immédiatement  en  route  et  à  l'employer  à  deux  fins,  à  pro- 
fiter d'abord  des  bonnes  dispositions  de  ces  chefs  pour  noos  les 
attacher  par  des  traités  qu'elle  contracterait  sur  sa  route  et  à  négo- 
cier ensuite  avec  Ahmadou  une  fois  qu'elle  serait  à  Segou. 

Le  gouverneur  ne  crut  pouvoir  trouver  un  officier  plus  digne  de 
cette  nouvelle  mission  que  M.  Gallieni,  et  il  lui  attacha  de  nonveaa 
M.  Yalliëres;  il  lui  adjoignit  en  outre  M.  Bayol,  médecin  de  la 
marine  de  première  classe ,  (c  homme  de  beaucoup  d'extérienr  et 
dejjfond  et  d'un  excellent  espritf  »  et  M.  Tautain,  aide-médedn  de 
la  marine.  Les  instructions  portaient  entre  autres  points  :  recueillir 
tous  les  renseignemens  possibles  sur  le  pays  entre  Bafoulabé  et 
Bamako,  point  désigné  pour  aboutir  sur  le  Niger;  passer  des  traités 
pour  la  construction  de  postes  à  Fangalla  et  à  Kita  ;  examiner  si  le 
Bakhoy  n"*  2  existe  comme  l'indique  ta  carte  de  Mage;  reconnaître 
si  une  rivière  coule  de  l'est  des  montagnes  de  Kita  jusqu'au  Nigert 
en  passant  à  AO  ou  50  kilomètres  au  nord-est  de  Mourgoula  et  voir 
si  la  vallée  en  conviaidrait  au  chemin  de  fer;  revenir  de  Segou  à 
Médine  par  la  route  la  plus  directe;  affirmer  partout  nos  inteatiiMBS 
pacifiques  et  le  caractère  purement  commercial  de  notre  entreprise. 
M.  Bayol  devait  rester  à  Bamako  comme  résident  français,  battant 
pavillon  sur  le  Niger;  le  chef  de  la  mission  devait  lui  acheter  une 
maison  et  lui  faire  construire  un  yacht. 

La  mission  quitta  Saint-Loois  le  30  janvier  et  vint  organiser  sa 
caravane  à  BakeL  Elle  emmenait  vingt  et  un  tirailleurs,  sept  spabis, 
dott2e  muletiers,  une  soixantaine  d'âniers,  des  interprèles,  des 
guides,  parmi  lesquels  les  fils  des  chefs  de  Kiu  et  de  Bamako, 
vingt  chevaux,  douxe  mulets  et  trob  cents  ânes.  Elle  était  pourvue 
de  préeens  considérables  pour  Ahmadou,  notamment  de  deux  beanx 
chevaux  blancs,  couleur  aussi  rare  as  Soudan  chex  les  inrnwmx 
que  chez  les  hommes.  Le  80  nors,  elle  était  à  Bafoulabé.  Aa-ddà 


LA  FBAIIGI  AU  SOUDAN.  98S 

commençait  l'exploration.  Oo  longea  la  rive  gauche  du  Bakhoy  jus- 
qu'à quelque  distance  au-dessus  de  Fangalla,  on  le  passa  au  gué  de 
Sidibé  et  on  longea  la  rive  droite  jiisqpi'à  Kita.  M.  Piétri  fit  un 
crochet  pour  explorer  l'affluent  signalé  par  Mage  sous  le  nom  de 
Bakhoy  n""  2.  La  vallée  en  est  magnifique,  mais  c'est  un  grand  ruis- 
seau où  il  y  a  plus  de  pierres  que  d'eau,  dit  le  voyageur.  11  s'ap- 
pelle Baoulé  ou  Babilé,  il  vient  du  Kaarta  et  reçoit  &  gauche  une 
autre  rivière  du  nom  de  Badingo.  Le  pays  est  très  varié  d'aspect, 
généralement  montagneux  et  coupé  de  nombreux  marigots,  dont 
quelques-uns  exigeront  des  travaux  d'art  pour  être  fraochis.  II  est 
fertile,  mais  très  peu  peuplé.  La  cause  de  cette  solitude  est  toujours 
la  môme  :  les  guerres.  Il  est  bon  de  remarquer  ici  que  le  lecteur 
aurait  tort  de  juger  des  autres  parties  du  Soudan  par  celle-ci.  Le 
long  du  Haut-Niger,  et  bien  que  les  guerres  y  aient  également  sévi, 
existent  des  populations  beaucoup  plus  denses;  ce  sont  elles  qu'il 
s'agit  d'atteindre  par  le  chemin  de  fer.  Le  petit  district  de  Kita,  qui 
a  été  moins  maltraité  que  les  autres,  contient  seize  villages  et  sept 
ou  huit  mille  habitans.  Partout  les  chefs  se  montrèrent  pj'èts  à 
ratifier  les  promesses  qu'ils  avaient  précédemment  faites,  et  tous 
signèrent  des  traités  par  lesquels  ils  se  plaçaient  sous  le  protecto- 
rat de  la  France.  Pour  donner  une  idée  de  ces  traités,  nous  repro- 
duisons celui  de  Kita.  Gooune  les  autres,  il  est  rédigé  à  la  fois  en 
français  et  en  arabe  : 

Au  nom  de  la  République  française, 

Entre  G.  Baière  de  l*Isle,  colonel  d'infanterie  de  marine,  comman- 
deur de  la  Légion  d'honneur,  gouverneur  du  Sénégal  et  dépendances, 
représenté  par  le  capitaine  GalHeni,  chef  de  la  mission  du  Haut-Niger 
d'une  part, 

Et  Makhadougou  ,  chef  du  pays  de  Kita,  Tokhouta,  chef  de  Maka'n- 
dianbougou  (1),  assisté  des  fils  de  Tokhouta  et  des  principaux  chefs  et 
notables  d^autre  part, 

A  été  conclu  le  traité  suivant  : 

Article  premier.  —  Les  chefs  notables  et  habitans  du  pays  de  Kita 
déclarent  qu'ils  vivent  indépendans  de  toute  puissance  étrangère  et 
qu'ils  U8en\  de  cette  indépendance  pour  placer  de  leur  plein  gré  eux, 
leur  pays  et  les  populations  qu'ils  administrent  sous  le  protectorat 
exclusif  de  la  Frauce. 

Art.  2.  —  Le  gouvernement  français  s'engage  à  ne  jamais  s'immis- 
cer dans  les  affaires  intérieures  da  pays,  à  laisser  chaque  chef  gouver- 
ner eC  administrer  son  peuple  suivant  leurs  us  et  coutumes  ou  religron, 
à  ne  rien  changer  dans  la  coastitstion  du  pays  qu'il  prend  sous  sa 

(1)  Le  principal  vUUge  da  Kita. 


68&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

protection  ;  il  Be  réserve  le  seul  droit  de  faire  sur  le  territoire  da  pays 
de  Kita  les  établissemeos  qu'il  jugera  nécessaires  aux  intérêts  des  par- 
ties contractantes,  sauf  à  indemniser,  s'il  y  a  lieu,  les  particuliers  dont 
les  terrains  seraient  choisis  pour  servir  d'emplacement  à  ces  établisse^ 
mens. 

Art.  3.  —  Les  babitans  de  la  région,  reconnaissans  envers  le  gouver- 
nement français,  qui  les  prend  sous  sa  protection,  s'engagent  à  meUre 
à  la  disposition  du  gouverneur  tous  les  moyens  en  leur  pouvoir  pour 
Taider  à  élever  les  constructions  et  établissemens  prévus  par  l'article  2 
ci-dessus.  Tout  travail  exécuté  par  un  habitant  du  pays  pour  le  gouver- 
nement français  sera  rétribué  suivant  le  taux  en  usage. 

Art.  k*  —  Le  commerce  se  fera  librement  et  sur  le  pied  de  la  plus 
parfaite  égalité  entre  les  nationaux  français  ou  autres,  placés  sous  la 
protection  de  la  France,  et  les  indigènes.  Les  chefs  s'engagent  à  ue 
.gêner  en  rien  les  transactions  entre  vendeurs  et  acheteurs,  et  à  o*user 
de  leur  autorité  que  pour  protéger  le  commerce,  favoriser  l'arrivage 
des  produits  et  développer  les  cultures. 

Art.  5.  —  En  cas  de  contestation  entre  un  individu  de  nationalité 
française  et  un  chef  du  pays  ou  Tun  de  ses  sujets,  l'affaire  sera  jugée 
par  le  représentant  du  gouverneur,  sauf  appel  devant  le  chef  de  la 
colonie.  En  aucune  circonstance  et  sous  quel  prétexte  que  ce  soit,  les 
opérations  commerciales  d'un  traitant  ne  pourront  être  suspendues  par 
ordre  des  chefs  indigènes. 

Art.  6.  —  Ceux-ci,  comme  leurs  successeurs,  s'engagent  à  préserver 
de  tout  pillage  les  étrangers  qui  viendront  faire  le  commerce  chez  eux, 
à  quelque  nationalité  qu'ils  appartiennent. 

Art.  7.  —  Les  chefs  de  la  contrée  n'exigeront  aucun  droit,  aucuoe 
coutume  ou  cadeau  de  la  part  des  commerçans  pour  autoriser  le  oom* 
merce. 

Art.  8.  —  Chaque  année,  les  chefs  qui  voudront  se  rendre  à  Saint- 
Louis  ou  y  envoyer  un  de  leurs  parens  avec  leurs  pouvoirs  pour  traiter 
directement  les  affaires  avec  le  gouverneur  y  seront  conduits  gratuite- 
ment par  les  soins  des  Français  et  ramenés  de  même  &  leur  point  de 
départ. 

Fait  et  signé  en  triple  expédition  au  village  de  Maka'ndianbougoo, 
le  25  avril  1880,  en  présence  de  MM.  Bayol,  médecin  de  première  classe 
de  la  marine;  Valiiëre,  lieutenant  d'infanterie  de  la  marine;  Tautain, 
médecin  auxiliaire  de  la  marine;  Alpha  Séga,  interprète. 

Quelques  chefs  ont  signé  en  arabe,  les  autres  ont  apposé  leur 
marque.  Tokhouta  a  ajouté  ce  vœu  à  sa  signature  :  «  Au  nom  de 
Dieu,  venez,  ô  gouverneur;  mon  pays  à  moi,  Tokhouta,  est  à  vous.  » 
Au  traité  de  Kita,  par  une  nouvelle  convention  passée  le  surlende- 
main, a  été  ajouté  Tacte  additionnel  suivant  : 


LA  FRANCE  AU  SOUDAN.  685 

Les  chefs  notables  et  habitans  du  pays  de  Kita,  voulant  montrer  leur 
vif  désir  de  conserver  et  cimenter  leur  alliance  avec  les  Français, 
alliance  consacrée  par  le  traité  du  25  avril  1880,  signé  à  Maka'odian- 
bougon  par  eux  et  par  le  représentant  du  gouverneur,  cèdent  à  la 
France  en  toute  propriété  remplacement  choisi  pour  y  construire  les 
établissemens  jugés  nécessaires  pour  que  la  France  puisse  remplir  les 
engagement  qu'elle  a  contractés  vis-à-vis  du  pays  de  Kita  par  le  traité 
du  25  avril  1880. 

Ils  consentent  à  ce  que  les  Français  viennent,  dès  la  plus  prochaine 
saison  sèche  ou  quand  ils  le  voudront,  construire  sur  cet  emplacement 
un  poste  capable  de  maintenir  pour  toujours  la  paix  dans  tout  le  pays 
et  sous  la  protection  duquel  se  fera  le  commerce. 

Ils  s'engagent  à  fournir  les  travailleurs  nécessaires  pour  la  construc- 
tion de  ce  poste  et  pour  la  route  qui  devra  Tunir  aux  autres  établisse- 
mens français  les  plus  voisins.  Ces  travailleurs  seront  nourris  par  les 
Français  et  recevront  pour  chaque  journée  de  travail  une  valeur  de  deux 
coudées  de  guinées  en  nature  (1). 

Déjà,  dans  la  relation  de  son  voyage  à  Segou,  M.  Mage  disait  de 
Haka'ndianbougou  :  «  C'est  un  point  important  par  sa  situation 
même  et  par  l'avenir  qui  l'attendrait,  si  jamais  la  civilisation 
envahit  ce  coin  du  globe;  sa  position  sur  un  plateau  élevé,  sain, 
riche  en  terres  végétales,  en  bois  de  construction,  adossé  à 
une  montagne  qui  forme  une  défense  naturelle  ;  la  facilité  des 
cultures  dans  les  plaines  du  nord,  le  riz  de  bambou  qu'on  récolte 
en  grande  quantité,  le  beurre  de  karité  (beurre  végétal),  les  bois 
de  ca!lcedras,  sont  des  richesses  naturelles  qui  ne  feraient  que 
croître  par  suite  du  double  passage  des  caravanes  de  sel  et  de 
bestiaux  qui  se  rendent  de  Nioro  à  Bouré  et  dont  Kita  est  le 
lieu  de  passage  obligé  ;  étant  le  point  de  départ  de  toutes  les 
routes  du  Sénégal  au  Niger,  il  acquerrait  une  importance  considé- 
rable comme  place  de  commerce.  »  C'est  surtout  par  sa  salubrité 
que  Kita  pourrait  rendre  un  jour  de  grands  services.  «  Certes,  dit 
de  son  côté,  M.  Brière  de  l'Isle,  ce  n'est  pas  pour  rechercher  un 
sanitarium  qu'on  a  songé  à  marcher  de  Médine  sur  le  Niger  ;  mais 
si,  un  jour,  on  pouvait  envoyer  en  moins  de  quarante-huit  heures  des 
convalescens  changer  d'air  à  Kita,  à  une  altitude  de  5  à  600,  peut- 
être  de  800  mètres,  et  loin  de  la  mer,  ce  qui  a  son  importance  pour 
la  fièvre  jaune,  combien  notre  possession  du  Sénégal  demanderait- 
elle  de  sacrifices  d'hommes  en  moins  à  la  France  et  quelle  recon- 
naissance les  familles  ne  devraient -elles  pas  aux  promoteurs  de 
l'œuvre  !  »  On  voit  de  quelle  importance  sont  les  avantages  que 

(1)  Dcui  coudées  de  guinées  en  France  valent  à  peu  près  02  centimes. 


686  ftETinS  DE6  DSOX  MONDES. 

DUOS  nous  sommes  issnrés  par  le  traité  du  25  airril  1880.  Kita 
étant  à  mi-cbemin  à  peu  près  entre  BafouliJ:)é  et  le  Niger»  Fii- 
tention  du  gouyemement  est  d*en  faire  comme  le  nœad  de  tott 
notre  système  de  défense  dans  cette  région.  On  y  établira  une  sorte 
de  camp  retranché  avec  des  af^rovisionnemens  considérables  et  ime 
garnison  assez  forte  pour  pouvoir  former  des  colonnes  qui  rayon- 
neront sur  les  pays  environnans. 

Jusqu'au  Bélédougou,  notre  expédition  continua  d'être  bien  reçue 
quoiqu'ayec  un  peu  plus  de  froideur.  M.  Valliëres  se  détacha  au 
sud  pour  aller  visiter  Mouiigoula,  une  des  places  d'Ahmadoo,  et 
M.  Piétri  s'en  alla  parle  nord,  reconnattre  si  la  vallée  tributaire da 
Niger,  que  signalaient  les  instructions  du  gouverneur,  existe  réelle- 
ment. M.  Gallieni  continua  sa  route  droit  sur  Bamako.  U  resswt 
des  renseignemens  rapportés  par  M.  Bayol,  que  ce  n'est  point  par 
là  qu'il  faudra  tenter  de  faire  franchir  au  chemin  de  fer  la  ligne  de 
faite  qui  partage  les  eaux  entre  le  Sénégal  et  le  Niger.  Le  passive 
du  Badingo  et  du  Baoulé  est  difficile  ;  le  pays,  très  montagneux, 
présente  une  succession  de  vallées  à  pentes  énormes  et  rocheuses. 
Les  marigots  sont  nombreux,  à  rives  escarpées,  et  souvent  fort 
larges. 

Le  Bélédougou,  qui  a  toujours  résisté  plus  ou  moins  victorieo- 
sement  aux  attaques  du  Segou,  doit  à  ce  bonheur  d'avoir  gardé 
d'assex  nombreux  vills^es  et  de  compter  de  12  k  16,000  habitaQS.Il 
est  habité  par  des  Bambarras  avec  lesquels  M.  Gallieni  n'avait  pu 
se  mettre  en  relation.  Ils  firent  sans  doute  ce  raisonnement, que  des 
hommes  qui  portai^it  des  préaeos  à  leur  ennemi  Ahmadou  étaient 
des  ennemis.  Leur  armée  tout  entière,  au  nombre  de  pris  de 
2^700  hommes,  vint  leur  tendre  une  embuscade  près  du  village  de 
Dio,  à  &5  kilomètres  environ  de  Bamako,  et  l'attaqua  le  13  mai.  La 
mission  eut  seize  blessés,  trente-huit  hommes  tués  ou  di^ams  et 
perdit  tous  ses  bagages  et  tous  ses  ftnes«  U  lui  fidlut  marcher  peadant 
vingt-sept  heures  sans  manger  avant  d'atteindre  Bami^.  Cette 
affaire  est  un  véritable  malheur,  en  ce  sens  qu'elle  nous  obligeia 
à  sortir  pour  un  temps  de  l'attitude  résolument  pacifique  que  nous 
entendions  garder,  et  cela  pour  combattre  les  mêmes  gens  que  ks 
Touoouleurs,  que  nous  avons  si  peu  d'intérêt  à  favorisa.  Il  imp(»te 
en  effet  à  notre  prestige  de  tirer  une  vengeance  éclatante  et 
prompte  de  l'attaque  de  Dio,  car  les  nègres  n'ont  de  respect  que 
pour  la  fort^e. 

Les  habitans  de  Bamako  étant  de  complicité  avec  lee  Banduoras, 
M.  Bayol  ne  pouvait  songer  à  résider  parmi  eux.  U  fut  convenu 
qu'il  rentrerait  en  France.  Il  passa  dans  le  Manding,  admirable 
contrée,  J)elle  comme  un  parc  anglais,  où  l'or,  si  abondant  dans  le 
pays  voisin  du  Bouré,  commence  à  sa  montrer^  et  revint  par  Mour- 


LA.FBANCB  AU  SOUDAN.  687 

gouh  à  Bafoalabé.  Les  autres  membres  de  l'eipédîtion,  réunis  de 
Doweau  à  Bamako,  franchirent  le  Niger  et  en  redescendirent  la  rite 
droite  vers  Segou.  On  n'a  plus  ea  de  leurs  nouydles  directes,  mais 
d'après  les  rapports  de  quelques  marchands  noirs,  Àhmadou  les 
aurait  fort  bien  reçus  et  les  aurait  installés  à  proximité  de  sa  capi- 
tale. 

Tel  est  le  résumé  de  ce  qui  s'est  fait  pendant  la  première  cam- 
pagne de  l'entreprise  du  chemin  de  fer  du  Sénégal  au  Niger.  Celle 
de  1880-1881,  qui  vient  de  commencer,  promet  d'âtre  plus  fruc* 
tueuse  encore.  Le  5  février  dernier,  l'amiral  Jauréguiberry  déposait 
à  la  chambre  un  projet  de  loi  tendant  à  la  construction  immédiate 
de  la  ligne.  Outre  la  section  de  Dakar  à  Saint-Louis^  des  compagnies 
particulières  devaient  construire  celle  de  M'pal  à  Hédine.  L'état 
se  chargeait  de  la  section  de  Médine  au  Niger.  La  dépense  qui  lui 
incombait  était  évaluée  à  64^188,800  francs.  Le  ministre  de  la 
marine  proposait  de  répartir  cette  sonome  entre  six  exercices  et 
demandait  l'ouverture  d'un  premier  crédit  de  9  millions  au  budget 
des  dépenses  extraordinaires  pour  1880.  La  commission  du  budget, 
mal  pr^Murée  à  un  projet  aussi  grandiose,  Pajouma,  tout  en  mani- 
festant ses  sympathies.  Elle  vota  seulement  1,800,000  francs  pour 
la  continuation  des  études.  Voici  l'emploi  qui  a  été  assigné  à  cette 
somme  t  2A,000  fr.  pour  l'achèvement  de  la  ligne  télégraphique  ; 
300,000  fr.  pour  la  création  de  nouveaux  postes;  850,000  fr.  pour 
l'organisation  et  la  solde  de  quatre  nouvelles  compagnies  de  tirail- 
leurs indigènes;  109,000  francs  pour  les  approvisionnemens ; 
100,000  francs  pour  le  personnel  des  brigades  U^ographiques  ; 
300,000  francs  pour  liquidation  du  compte  de  1879  et  117,000  fr. 
pour  frais  divers. 

Aujourd'hui,  les  quatre  compagnies  nouvelles  de  tirailleurs  sont 
organisées,  on  a  fonné  en  outre  une  compagnie  auxiliaire  d'ou- 
vriers d'artillerie  blancs,  qui  fournira  des  surveillans  pour  les  chan- 
tiers et  des  ouvriers  pour  les  métiers  inconnus  des  indigènes.  Le 
colonel  Borgnis- Desbordes,  appelé  au  commandement  des  troupes 
et  à  la  direction  des  travaux  dans  le  Haut-Séaégal,  châtiera,  s'ils  nous 
refusent  satisfaction,  les  Bambarras  du  Bëlédou,  et  assurera  ainsi 
parmi  les  populations  du  Soudan  le  respect  du  nom  français.  Une 
brigade  topograpbique,  commandée  par  le  conunandant  Derrieu  et 
composée  de  huit  officiers,  s'est  embarquée  à  Bordeaux,  le  5  octobre, 
et  est  aujourd'hui  dans  le  haut  fleuve.  Elle  étudiera  le  pays  entre 
Bafoulabé  et  le  Niger,  en  fera  la  carte  et  reconnaîtra  particulière- 
ment les  trois  vallées  du  Bakhoy,  du  Baoulé  et  du  Badingo,  pour 
déterminer  quelle  est  la  plus  praticable  pour  un  chemin  de  fer.  Le 
personnel  et  le  matériel  nécessaûres  pour  la  construction  de  trois 
nouveaux  postes  fortifiés  sont  en  route.  Ces  postes  seront  établis  à 


688  RETUE  DES   DECI   MONDES» 

Fangalla,  à  Goniakorry  et  à  Kita,  ce  qui  transportera  notre  frontière 
à  250  kilomètres  à  peine  da  Niger.  Jamais  encore  on  n'aura  vu  autant 
de  blancs  dans  le  Soudan,  mais  Texpérience  de  Tannée  dernière  est 
rassurante,  elle  a  permis  de  constater  que  le  climat  est  beaucoup 
moins  malsain  dans  l'intérieur  qu'on  ne  le  supposait. 

Enfin  l'amiral  Cloué,  reprenant  les  projets  de  l'amiral  Jaurégul- 
berry,  son  prédécesseur,  avec  une  ardeur  qui  peut  rassurer  les 
partisans  du  chemin  de  fer  du  Sénégal  au  Niger,  a  déposé  dans  la 
séance  de  la  ^hambie  du  13  novembre  dernier  une  demande  de 
crédit  de  8,552,751  francs  pour  entreprendre  dès  la  saison  1881-1882 
la  section  de  la  voie  ferrée  comprise  entre  Médine  et  Bafoolabé. 
L'exposé  des  motifs  fait  ressortir  avec  beaucoup  de  vigueur  les  rai- 
sons qui  doivent  déterminer  )e  parlement.  En  votant  1,800,000  &. 
pour  les  études  et  pour  les  premiers  travaux,  il  s'est  moralement 
engagé  à  voter  ensuite  les  fonds  nécessaires  à  la  construction  du 
chemin  de  fer.  Les  nouveaux  postes  doivent  être  reliés  au  plus  vite 
à  la  colonie  du  Sénégal,  car  il  serait  actuellement  impossible  d'en 
secourir  les  garnisons  en  cas  d'attaque  pendant  l'hivernage.  Ou  nous 
devons  occuper  Bafoulabé  définitivement,  et  alors  il  faut  construire 
le  chemin  de  fer;  ou  notre  influence  au  Sénégal  ne  doit  pas  dépasser 
Médine,  et  alors  nous  devons  reculer  au  plus  vite  dans  nos  anciennes 
limites,  si  nous  ne  voulons  pas  que  les  noirs,  las  d'attendre  la  pro- 
tection effective  qi;e  la  France  leur  a  promise  par  des  traités,  en 
concluent  que  nous  sommes  impuissans  à  tenir  nos  engagemens  et 
ne  se  tournent  contre  nous.  Dès  maintenant,  cette  retraite  sur 
Médine  serait  un  grand  coup  porté  à  notre  prestige;  plus  tard  elle 
amènerait  infailliblement  un  désastre.  Il  faudra  donc  prendre  une 
décision  définitive  cette  année.  Le  rapport  de  la  commission  du 
budget  pour  1881,  qui  a  été  déposé  le  15  novembre^demier,  en  fai- 
sant prévoir  que  dans  la  nouvelle  émission  de  3  pour  100  amortis- 
sable qui  va  être  faite,  9  millions  seront  réservés  pour  le  Sénégal, 
permet  d'annoncer  dès  maintenant  ce  qu'elle  sera.  11  s'agit  d'affennir 
nos  possessions  d'Afrique,  de  décupler  notre  domaine  colonial,  de 
donner  à  la  France,  condamnée  en  Europe  à  une  réserve  systéma- 
tique, un  champ  presque  illimité  pour  ses  forces  d'expansion,  d'as- 
surer à  notre  influence  l'espace  auquel  le  rôle  historique  de  notre 
race  lui  donne  droit  dans  le  partage  du  globe  entre  les  diverses 
races  européennes  ;  cette  décision  ne  Saurait  être  un  moment  dou- 
teuse. Ajoutons  que  les  Anglais,  eux  aussi,  s'occupent  de  pénétrer 
au  Soudan  parle  cap  Juby,  par  la  Qambie  et  par  Sierra-Leone.  Nous 
avons  pris  l'avance,  sachons  la  garder. 


Paul  Bodbde. 


LES     SOUVENIRS 


DUN 


RÉVOLUTIONNAIRE 


Il  y  a  deux  espèces  d'hommes,  ceux  qui  oe  changent  pas  et  ceux 
qui  changent.  Ces  derniers  sont  de  beaucoup  les  plus  nombreux  et  les 
plus  sages.  Nous  ne  parlons  pas  de  ceux  qui  ont  du  décousu  dans  la 
pensée  ou  dans  la  conduite,  et  dont  les  variations  s'expliquent  par  la 
versatilité  de  leur  humeur,  par  Tinconstance  de  leurs  goûts.  Nous  n'en« 
teDdoQS  louer  que  les  variations  raisonnables  et  raisonnées,  auxquelles 
se  résignent  de  bonne  grâce  les  esprits  réfléchis,  qui  acceptent  les 
leçons  de  la  vie  et  se  laissent  mûrir  par  le  temps.  H  faut  se  défier  des 
hommes  qui  ne  se  sont  jamais  trompés,  jamais  ravisés.  Le  changement, 
disait  un  grand  orateur,  est  a  la  loi  du  pays  que  nous  habitons.  »  Sa 
férule  à  la  main,  l'expérience,  cette  souveraine  et  rigoureuse  mai- 
tresse,  nous  prêche  impérieusement  le  repentir.  Mais  il  y  a  des  cer- 
veaux durs,  des  cerveaux  de  granit,  réfractaires  à  tous  les  avertisse- 
meos  de  la  destinée;  il  y  a  des  volontés  superbes,  qui  font  gloire  de 
ue  jamais  fléchir  ;  il  y  a  des  orgueils  intraitables,  qui  n'acceptent  de 
leçons  de  personne,  pas  même  des  événemens.  Il  y  a  aussi  des  imagi- 
nations incurablement  romanesques,  éternellement  éprises  de  leurs 
songes,  dont  rien  ne  peut  les  dégoûter.  Elles  se  sont  promis  de  faire  à 
leur  façon  le  bonheur  de  Thumanité,  et  en  vain  l'humanité  repousse  le 
bonheur  qu'elles  lui  offrent,  en  vain  leur  roman  est  condamné  par 
l'histoire  et  par  le  monde,  leur  sublime  entêtement  résiste  aux  plus 

TOMi  XLU.  —  1880.  44 


690  BEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

énergiques  remontrances,  aux  plus  fâcheux  accidens,  aux  plos  cmelles 
déconvenues.  L'homme  qui,  en  matière  de  politique,  a  des  principes 
absolus  dont  il  ne  démord  point,  l'homme  qui  ne  prend  pas  conseil 
des  circonstances  et  qui  refuse  de  compter  avec  les  faits,  est  destiné  à 
voir  avorter  tristement  ses  desseins  et  à  finir  ses  jours  en  solitaire.  Il 
est  vrai  qae  son  orgueil  s'en  trouve  bien ,  car  la  solitude  a  sa  gran- 
deur, et  c'est  faire  figure  que  d'appartenir  à  la  confrérie  des  immuables. 
Quelqu'un  prétendait  qu'il  n'y  a  que  Dieu  et  les  sots  qui  ne  changent 
pas,  il  faut  y  ajouter  les  intransigeans  et  les  révolutionnaires. 

Personne  ne  mérite  mieux  de  figurer  dans  la  confrérie  des  immuables 
que  le  Magyar  Louis  Kossuth  ;  ses  mémoires  ou  plutôt  ses  fragoiens  de 
mémoires,  dont  il  vient  de  publier  le  premier  volume,  en  font  foi  (i). 
C'est  un  homme  fort  remarquable  que  Louis  Kossuth.  Il  a  prouvé  dans 
de  tragiques  circonstances  qu'au  don  d'enflammer  les  muUitudes  par 
son  éloquente  parole  il  joignait  la  volonté,  la  résolu tion,  l'audace,  Je 
génie  de  l'organisation,  qui  met  de  l'ordre  dans  le  désordre,  l'art  d'in- 
spirer la  confiance  aux  hommes  et  môme  aux  capitaux,  lesquels  sont 
plus  circonspects  que  les  hommes,  enfin  toutes  les  qualités  qui  font  les 
grands  tribuns  et  les  habiles  entrepreneurs  politiques.  Son  nomdemeo- 
rera  à  jamais  attaché  à  une  grande  aventure,  à  cette  mémorable  iQSur^e^ 
tien  de  la  Hongrie,  où  tant  de  sang  fut  répandu,  où  tant  d^héroîsme  fat 
dépensé,  et  que  l'Autriche  se  sentit  impuissante  à  réduire.  Pour  en 
venir  à  bout,  elle  dut  réclamer  Fassistance  de  Tempereur  Nicolas,  qai 
s'empressa  de  lui  prêter  son  épée. 

La  fortune  avait  prononcé,  la  capitulation  de  Vilagos  fut  signée,  et 
le  gouverneur  révolutionnaire  de  ka  Hongrie  dut  s'enfuir.  Avant  de 
franchir  la  frontière  de  son  pays  qu'il  quittait  poor  toujours,  il  se  pn^ 
sterna  en  pleurant,  il  baisa  ce  sol  qui  se  dérobait  sous  ses  pas,  il 
ramassa  dans  le  creux  de  sa  main  un  peu  de  cette  poussière,  pour 
qu'elle  l'accompagnât  dans  son  exil.  Un  officier  turc  le  salua  respecr 
tueusement,  en  prononçant  le  nom  d'Allah,  et  le  conduisit  à  un  gnbat 
qu'on  lui  avait  préparé.  —  «  Je  me  tenais  là,  nous  dit-il,  [rfongé  dans 
une  sombre  tristesse,  au  bord  de  ce  Danube  devenu  étranger  pour  moi, 
et  aux  ondes  duquel  se  mêlait,  venant  d'amont,  un  brouillard  qni  tom- 
bait en  pluie,  un  brouillard  fait  des  larmes  du  peuple  hongrois.  Le 
Danube  coulait,  se  frayant  son  chemin  à  travers  les  barricades  rocheoses 
des  Portes  de  fer,  murmurant,  rugissant  comme  s'il  eût  lancé  da 
imprécations  contre  une  destinée  imméritée.  J'écoutais  ce  rugissement, 
qui  se  confondait  avec  la  tempôte  de  mon  âme.  Mes  joues  s'inondèrent 
de  larmes  à  mon  insu.  Dans  cette  douleur,  il  y  avait  tout  ce  qui  torture 
le  cœur  du  patriote,  tout,  une  seule  chose  exceptée,  la  désespàaoce.  > 

(1)  Souvenirs  et  Écrits  de  mon  exil,  période  de  la  ^erre  d'Italie,  par  Knaath, 
Paria,  ISSO;  Pion. 


LES  SOUVENIRS  d'oN  BÂVOLUTIONNAIBE.  691 

n  ètaft  navré,  torturé,  il  pleurait  des  larmes  de  sang,  mais  il  croyait 
encore  à  la  Hongrie  ou,  pour  mieux  dire,  à  son  idée,  et  aujourd'hui  même, 
presque  octogénaire,  il  y  croit  toujours.  Du  fond  de  l'exil,  il  a  guetté 
sans  relâche  les  occasions,  et  quand  les  occasions  se  sont  offertes,  il  a 
étendu,  pour  les  saisir,  une  main  avide  et  frémissante,  mais  elles  se 
sont  dérobées  à  son  impatience.  Il  a  été  jusqu'h  la  fin  l'éternel  recom- 
menceur.  Cependant  les  événemens  marchaient  et  condamnaient  ses 
rêves.  En  1867,  le  peuple  hongrois,  plus  sage,  plus  avisé  que  son  ex-dic- 
tateur, abjurant  ses  illusions  et  ses  rancunes,  a  conclu  avec  l'Autriche 
un  mariage  de  raison;  il  a  renoncé  à  l'indépendance,  la  liberté  lui  suf- 
fisant, et,  tout  bien  pesé,  !1  ne  peut  que  s'applaudir  du  pacte  qu'il  a 
signé.  C'est  là  surtout  ce  qui  désole  et  exaspère  le  grand  apôtre.  Dans  la 
préface  de  ses  mémoires,  il  remontre  à  ses  compatriotes  leur  coupable 
erreur,  il  leur  explique  qu'ils  ont  tort  de  se  croire  heureux,  que  tout  ou 
rien  est  la  devise  du  sage  :  —  «  Il  fallait,  leur  dit-il,  avoir  le  courage  de 
prolonger  encore  les  souffrances,  afin  de  réserver  entièrement  Ta  venir.  » 
—  Il  maudit  l'Autriche,  il  l'accable  de  ses  anathëmes;  peut-être  nour- 
rit-il dans  son  cœur  des  ressentimens  plus  amers  encore  à  l'égard 
des  patriotes  hongrois  qui  se  sont  prêtés  à  un  compromis.  Les  intransi- 
geans  ont  moins  de  peine  à  pardonner  à  leurs  adversaires  qu'à  ceux  de 
leurs  amis  qui  transigent.  Surtout  ils  n'admettent  pas  que  quiconque 
a  biffé  ou  raturé  un  article  de  leur  programme,  ait  le  front  de  se  décla- 
rer content  de  la  vie.  Leur  consolation  est  d'aboyer  après  ce  faux  bon- 
heur qui  ne  craint  pas  de  s'étaler  au  soleil  ;  quand  ils  ont  l'âme  géné- 
reuse, il  leur  suffit  de  le  plaindre  et  de  lui  préférer  Texil.  Cest  ce  que 
fait  Kossuth.  N'avions-nous  pas  raison  de  dire  que  l'homme  qui  refuse 
de  changer  dans  un  monde  où  tout  change  finit  trop  souvent  par  être 
seul? 

Quand  on  range  Kossuth  parmi  les  intransigeans,  il  font  s'entendre. 
En  18ft9,  la  Hongrie  avait  proclamé  par  sa  bouche  la  déchéance  de  la 
maison  d'Autriche.  II  n'a  jamais  consenti  à  révoquer  cette  sentence,  il 
s^est  refusé  sur  ce  point  à  toute  transaction.  Il  a  toujours  dénoncé  les 
sucœsseors  des  Habsbourg  comme  les  pires  ennemis  de  son  pays,  de 
la  liberté  de  tous  les  peuples  ;  il  a  toujours  affirmé  qoMI  y  allait  du  salut 
de  l'humanité  que  ces  tyrans  disparussent  de  la  surface  de  la  terre. 
C'était  son  Delenda  Carthago.  Mais,  quant  au  reste,  il  se  pliait  à  des 
accommodemens  ;  si  républicain  qu'il  fût,  il  se  résignait  à  ajourner  la 
i^publique,  pourvu  que  la  Hongrie  fût  indépendante. 

Pendant  bien  des  années,  Kossuth,  Ledru-Rollin  et  Mazxiai  furent  les 
triumvirs  de  la  révdution  vaincue  et  proscrite.  Le  plus  dogmatique  des 
trois  était  l'Italien.  Il  jugeait  que,  hors  du  dogHie,  il  n'y  a  pas  de 
salut.  Il  ne  cessait  de  répéter  :  «  Point  de  pacte  avec  la  maison  de 
Savoie  !  Mon  Dieu  est  le  seul  vrai,  le  poignard  et  les  bombes  fulminantes 


692  BETUB   DES  DEUX  MONDES. 

sont  ses  prophètes.  »  Kossu  th  était  beaucoup  plas  coalant  sur  raâde 
du  dogme,  et  il  o'a  jamais  cru  que  le  bonheur  du  genre  hiii»i?àt 
sortir  d'une  bombe.  Esprit  plus  politique,  il  était  prêt  à  s'enteadreiw 
les  rois  et  les  empereurs»  à  en  faire  les  complices  ou  les  instnimeaée 
ses  desseins.  Ce  hardi  navigateur  passait  des  marchés  avec  toos  ks 
vents  qui  pouvaient  gonfler  sa  voile;  tous  lui  étaient  bons,  pourvu go'k 
leur  aide  il  pût  entrer  au  port.  Le  5  mai  1859,  comme,  en  soruat  des 
Tuileries,  il  se  promenait  le  long  du  quai  avec  le  prince  NapoiécA.  fs: 
venait  de  le  présentera  Tempereur  :  —  «  A  propos,  monsieur k ri^- 
blicain,  lui  dit  le  prince,  que  penseront  de  cela  vos  amis  LednhfioUis 
et  Masziui?  —  La  chose  leur  plaira  peu,  répondit-il;  mais  je  9sév 
triste  patriote  si,  obéissant  à  mes  doctrines  politiques,  je  refusais  fjr* 
cepter  la  main,  quelle  qu'elle  soit,  qui  offre  d'assister  mon  pays daesïa 
lutte  pour  l'existence.  L'Amérique  républicaine  n'a-t-elle  pas  dû  la  oa^ 
quête  de  son  indépendance  à  la  France  absolutiste?...  raisoufesti 
à  Ledru-Rollin  et  à  Mazzini,  continua-t-il,  que,  pour  atteindre  vm^l 
je  contracterais  alliance  avec  des  empereurs,  avec  des  rois,  avecdes^ar 
tans,  avec  des  despotes,  même  avec  le  diable  en  personne.  Seoleoe:!/ 
je  prendrais  garde  qu'il  ne  m'emportât  pasi  » 

Kossuth  parait  avoir  écrit  ses  mémoires  pour  démontrer  aui  Hoii^ 
que  leur  bonheur,  tel  qu'il  l'entend,  a  été  sa  seule  pensée  etflOOODiqsc 
souci,  qu'ouvertement  ou  dans  l'ombre  il  a  sans  cesse  travaillé  p(wr^i; 
qu'il  n'a  pas  tenu  à  lui  que  les  grands  événemens  qui  ont  \xA^^^^ 
l'Europe  n'eussent  pour  effet  de  les  affranchir  à  jamais  d'un  jougo^<^^ 
A  cette  fin,  il  a  traité  successivement  avec  l'empereur  Napoléon,  a^^^ 
comte  de  Cavour,  avec  M.  de  Bismarck.  Ces  diverses  campagoes^^ 
matiques  lui  promettaient  le  plus  heureux  succès,  qu'il  croyait  # 
tenir  dans  sa  main;  elles  ont  trompé  ses  espérances,  elles  onitû0 
les  trois  avorté  contre  toute  prévision.  Il  s'en  prend  aux  étoiles,  c^' 
à-dire  à  la  mort  prématurée  d'un  grand  ministre  et  au  dénoûmeat^^' 
de  deux  grandes  guerres  qui  ont  tourné  court  avant  d'avoir  fvA^ 
tous  leurs  résultats.  Le  volume  qu'il  vient  de  publier  est  ooqs^  ^ 
l'histoire  de  son  premier  pacte  avec  le  diable,  aux  négociations  qo'^ 
engagea  avec  l'empereur  avant  et  pendant  la  guerre  d'Italie.  Ge^teiiiS' 
toire  est  curieuse  et  n^érite  d'être  lue  avec  attention,  mais  aussi  ^^^ 
un  peu  de  défiance,  car  s'il  est  permis  d'admirer  les  révolutioflo^' 
il  faut  toujours  s'en  défier. 

Des  trois  diables  avec  lesquels  Kossuth  a  négocié  tour  à  toar,  \'^^' 
pereur  Napoléon,  quoiqu'il  ne  le  dise  pas,  était  celui  avec  quionsfeo- 
tendait  le  plus  facilement  et  dont  lui-même  a  dû  garder  le  plasaioiii)'^ 
souvenir.  Les  deux  autres  étaient  de  profonds  combinateurs,  incapal)!^ 
d'agir  par  sentiment  et  subordonnant  toujours  l'intérêt  d'autroi  au 
savant  calcul  de  leurs  propres  intérêts,  ce  qui  est  le  premier  devoir (l'^ 


m,  us  SOUTENIRS  D*DN  BÉYOLUTIONNAIRE.  69S 

Hip;:  homme  d'état.  L'empereur  était  un  diable  sympathique  et  sympathi- 
luf..  sant,  don  fatal,  car  un  souverain  qui  fait  de  la  politique  de  sympathie 
cur  devient  tôt  ou  tard  la  proie  ou  la  dupe  des  exploiteurs.  Quand  il  vint 
/:.::  an-devant  de  Kossuth  jusqu'à  la  porte  de  son  cabinet  de  travail,  en  lui 
ie; -disant  :  «  Enchanté  de  faire  votre  connaissance!  »  —  c'était  plus  qu'une 
:v.  phrase  de  politesse  banale:  longtemps  proscrit,  il  avait  du  goût  pour 
ç  -les  proscrits.  Quelqu'un  qui  le  connaissait  bien  avait  dit  de  lui  :  «  Graitez 
(|p  le  souverain,  et  vous  trouverez  le  réfugié  politique.  » 
r  ,     Ayant  promené  de  pays  en  pays  les  mélancolies  et  les  rêves  de  son 
!j  .  exil,  ce  réfugié  était  devenu  cosmopolite,  et  quand  il  fut  le  maître,  il 
,;..  JQgea  qu'il  y  allait  de  son  impériale  grandeur  de  régler  les  affaires  de 
.,  TEurope,  de  redresser  tous  les  griefs  et  tous  les  torts,  d'intervenir  en 
;.  faveur  des  souffrans,  de  s'ériger  en  patron  des  opprimés,  d'accrotire 
„.^^  sans  cesse  à  son  dam  sa  nombreuse  et  embarrassante  clientèle.  Il  pre- 
,1^..    nait  les  devans,  il  demandait  à  Cavour  :  «  Que  peut-on  faire  pour  Tlta- 
[?, .  lie?  »  Plus  tard  sa  bienveillance  pour  la  Pologne  lui  a  coûté  fort  cher, 
^^  sans  que  les  Polonais  en  aient  tiré  aucun  profit.  C'est  lui  qui  a  déclaré 
.'^  qu'il  est  glorieux  a  de  faire  la  guerre  pour  une  idée.  »  Dans  un  de  ses 
^    discours  du  trône,  il  exprimait  son  vif  regret  que  la  reconstitution  des 
..  Provinces  Danubiennes  ne  répondit  pas  aux  légitimes  désirs  des  Moldo- 
y  ^  Yalaques  ;  il  ajoutait  :  «  Si  Ton  me  demandait  quel  intérêt  la  France 
■^^  peut  avoir  dans  ces  contrées  lointaines  qu'arrose  le  Danube,  je  répon- 
^"  drais  que  l'intérêt  de  la  France  est  partout  où  il  y  a  une  cause  juste  et 
civilisatrice  à  faire  prévaloir.  »  C'était  parler  à  peu  près  comme  cette 
'  ;    Russe  qui  affirmait  que  «  la  civilisation  est  la  vraie  patrie.  »  Une  femme 
d'esprit  qui  n'est  pas  reine  a  le  droit  de  tout  dire,  mais  un  souverain 
'.  français  est  tenu  de  ne  prendre  conseil,  en  toute  renconire,  que  des 
intérêts  de  son  pays  et  de  ressentir  pour  eux  toutes  les  sollicitudes 
jalouses  d'un  égolsme  exclusif  et  âpre.  Il  est  aussi  de  son  devoir  de 
s'inspirer  sans  cesse  des  vraies  traditions  nationales,  et  Napoléon  III  en 
prenait  volontiers  le  contre-pied,  comme  s'il  eût  voulu  inaugurer  des 
traditions  nouvelles.  Il  nous  souvient  qu'un  homme  d'état  fort  avisé 
nous  disait  à  ce  propos  :  «  Il  semble  que  l'empereur  se  pique  de  renou- 
veler la  politique  étrangère  de  son  pays  ;  il  oublie  que,  si  un  peuple  peu  t 
varier  dans  sa  politique  intérieure,  il  ne  peut  jamais  avoir  qu'une  poli- 
tique étrangère.  On  n'innove  pas  plus  en  diplomatie  qu'en  amour,  ec  il 
D'y  a  qu'une  manière  de  faire  les  enfans;  il  faut  s'y  tenir,  non-seule- 
Dient  parce  qu'elle  est  bonne,  mais  parce  que  c'est  la  seule.  » 

En  dehors  des  traditions,  il  n'y  a  place  que  pour  les  aventures,  et 
Qialheureusement  Napoléon  III  avait  l'humeur  aventureuse.  C'était 
un  grand  essayeur,  un  joueur  téméraire  et  fataliste,  qui  ne  proportion- 
nait pas  les  chances  du  gain  à  l'importance  de  i'eujeu.  11  comptait  sur 
son  étoile  pour  parer  aux  difficultés  qu'il  prévoyait.  Comme  le  remar- 


69&  BIYUB  DBS  DEUX  MOSIDBS. 

qnail  M.  Thiers,  il  aliaii  devant  lui  jusqu'à  ce  qu'il  rencontrât  le  mv, 
et  si  le  mur  résistait,  il  rebrovssait  chemin.  La  politique  de  sympathies 
et  de  vaine  gloire,  sans  autre  correctif  que  la  résistance  du  mur,  est 
un  fâcheux  système  de  conduite  pour  un  sonveraifi;  elle  le  condamne 
à  de  perpétuelles  alternatives  d*audaces  et  de  reculs,  qui  tour  i  tour 
exposent  sa  sûreté  ou  compromettent  son  prestige.  C'est  rédoire  l'an 
de  gouverner  au  jeu  de  Tamour  et  du  hasard,  et  ce  n'est  pas  ainsi  que 
l'ont  entendu  les  Richelieu,  les  Gavonr,  les  Bismarck,  dont  la  prodeote 
hardiesse  s'est  toujours  appliquée  à  justiûer  et  à  sauver  les  coups  les 
plus  osés  par  de  profondes  combinaisons.  Mais  quiconque  est  né  avec 
une  imagination  hasardeuse  ne  guérit  jamais  de  cette  maladie,  et  Napo- 
léon IH  a  fini  comme  il  avait  commencé,  par  une  aventure. 

On  conçoit  sans  peine  que  Kossoth  se  flattât  d'employer  à  ses  des- 
seins un  souverain  tel  que  Napoléon  III.  Ce  qai  Tencourageait  dans  ses 
espérances  et  lui  facilita  ses  tentatives,  ce  fut  l'habitude  qu'avait  Tein- 
pereur  de  négocier  avec  qui  bon  lui  semblait  sans  en  avertir  ses 
ministres  et  derrière  leur  dos.  Quand  Kossuth  se  présenta  aux  TaiI^ 
ries  cinq  jours  avant  que  l'empereur  se  mit  en  route  pour  aller  prendre 
en  Italie  le  commandement  de  son  armée,  de  fidèles  rapports  Pavaient 
instruit  depuis  longtemps  du  véritAle  état  des  choses.  Il  savait  que  le 
comte  Walewski  avait  travaillé  sincèrement  pour  le  maintien  de  la 
paix,  que  réclamaient  le  corps  législatif,  l'administration  tout  entière, 
comme  l'opinion  publique;  mais  il  savait  aussi  que  le  maître  avait  sa 
politique  personnelle  et  occulte,  qui,  inaugarée  dans  Tentre^e  de 
Plombières,  avait  trouvé  sa  ooDsécratioD  dans  le  mariage  da  prince 
Napoléon  et  dans  le  traité  d'alliance  défensive  et  offensive ,  secrète- 
ment conclu  avec  le  roi  Victor*Ëmmantiel  en  décembre  1858.  t  Cest 
un  fait  important,  nous  dit-il,  et  que  rhistorien  de  notre  teops  doit 
toujours  garder  dans  sa  mémoire,  que  la  politique  de  Tempereur  Napo- 
léon différa  souvent,  même  du  tout  au  tout,  de  œlie  de  ses  ministres. 
Souvent  ceux-ci  n'étaient  même  pas  initiés  à  la  pensée  du  maltra  ni 
chargés  de  la  mettre  en  oeuvre.  Ainsi  les  réfugiés  hongrois  étaiem  en 
communication  seulement  avec  Tempereur,  avec  le  prince  Napoléon, 
qui,  en  d'importantes  occasions,  fut  utilisé  comme  médiateur  et  agent 
d'exécution,  et  avec  certains  personnages  sans  situation  oikâeNe,  qui 
étaient  toutefois  des  îosirumens  de  confiance.  Mais  nous  n'avions  fanais 
affaire  aux  ministres;  pour  ma  part,  je  n'eus  aocvn  rapport  avec 
eux.  Us  n'étaient  pas  initiés  à  nos  relations,  du  moins  en  1859.  Plus 
tard,  quand  Thouveoel  fut  ministre  des  affaires  étrangères,  il  y  eut  en 
ceci  quelque  changement,  non  que  le  système  fût  modifié,  mais  sim- 
plement parce  que  mon  ami,  le  colonel  Nieolas  de  Kiss,  était  intime- 
ment lié  avec  Thouvenel  et  que  leurs  familles  étaient  appareolées. 
L'empereur,  qui  connaissait  cette  grande  intimité,  ne  la  désapprouva 


LES  SOOTfiNtRS  d'dN  BÉVOLUTIORNAIRE.  695 

pas.  »  On  peut  établir  que,  durant  son  long  règne,  Louis  XIV  n'a  pris 
aucune  résolution  importante  sans  l'avoir  au  préalable  discutée  et  con- 
certée avec  ses  ministres  ;  en  reyanche,  il  est  hors  de  doute  que  Napo» 
léon  III  n'a  pris  pendant  le  sien  aucune  décision  de  conséquence  qu'il 
n'eût  conçue  et  préparée  à  Tinsu  de  ses  conseillers  officiels.  Quand  on 
a  passé  sa  jeunesse  à  conspirer,  on  conspire  sur  le  trône,  et  quelque- 
fois on  C(xi9pire  contre  soinnéme.  On  révèle  à  Kossuth  ses  pensées 
secrètes,  qu'on  dérobe  soigneusement  à  la  connaissance  du  comte 
Walewski.  Et  cependant,  quelques  raisons  que  nous  puissions  avoir 
de  nous  plaindre  de  nos  amis  ou  de  mettre  en  doute  leur  clairvoyance, 
mieux  vaut  nous  ouvrir  à  eux  que  de  nous  livrer  à  l'étranger.  Le  pire 
pour  un  c^f  d^état  est  de  s'attirer  les  bénédictions  de  ses  ennemis. 

La  conférence  de  Kossutb  et  de  Napoléon  III  s'ouvrit  sous  les  auspices 
les  plus  favorables.  Le  tribun  sentit  tout  d'abord  que  ses  propostuons 
avaient  chance  d*ètre  écoutées  ;  il  commença  par  peloter  en  attendant 
partie,  la  raquette  rendait.  Il  s'était  fait  une  juste  opinion  du  proscrit 
devenu  empereur,  et  il  s'était  promis  d'exploiter  les  générosités  de  son 
esprit  aussi  bien  que  ses  penchans,  ses  passions  et  ses  faiblesses,  il 
procédait  avec  la  sàreté  d'un  général  qui  possède  une  excellente  carte 
du  terrain  où  il  opère  et  qu'il  a  eu  soin  de  faire  reconnaître  par  ses 
éclaireurs.  a  Je  profitai  de  cette  conversation  pour  plaider  chaleureuse- 
ment la  cau9e  de  mon  pays.  Entre  autres  points,  je  fis  observer  à  l'em- 
pereur que  TEnrope  ne  peut  arriver  à  un  état  normal  que  lorsque  les 
questions  qui  s'imposent  de  par  la  logique  de  Thistoire  seront  résolues^ 
Je  lui  parlai  de  la  gloire  réservée  à  la  puissance  qui,  prenant  en  main 
la  solution  de  ces  questions,  inaugurerait  une  ère  nouvelle  dans  les 
annales  de  TEurope...  C'étaient  là  des  phrases,  ajoute-t-il  crûoftent,  aussi 
je  ne  les  consigne  pas.  a  —  Ehl  ooi,  c'étaient  des  phrases,  mais  il  eoo* 
naissait  à  fond  le  diable  avec  qui  il  traitait;  il  le  savait  non-seulement 
cosmopolite  et  sympathisant,  mais  logicien  et  idéologue,  et  il  n'ignorait 
pas  que  les  idéologues  sont  sujets  à  se  payer  de  mots,  que  rien  ne  res- 
semble plus  à  une  grande  idée  qu'une  grande  {Arase,  qu'on  prend 
souvent  Tune  pour  l'autre.  Toutefois  il  s'avança  un  peu  trop,  et  quand 
il  en  vint  à  parler  de  Tunité  allemande,  qu'il  tenta  de  la  recommander 
aux  sympathies  de  Fempereur,  celui-ci  l'interrompit  en  souriant  et  lui 
dit,  sa  cigarette  à  la  main  :  «  Quant  à  cela,  c'est  autre  cbœe.  Passe 
pour  deux  Âllemagnes,  mais  rAllemagne  une,  cela  ne  me  va  nulle* 
ment  » 

En  ce  qui  le  concernait,  le  tribun  n'était  pas  disposé  à  se  payer  de 
mots,  il  goûtait  peu  les  paroles  vagues  et  les  promesses  incertaines.  Le 
père  Nioodème  disait  à  Jeannot  :  a  Fais  des  phrases,  Jeamiot  ;  ma  dou- 
leor  t'en  conjure,  n  Et  leannoC  apprit  à  faire  des  phrases,  mais  il  se 
défiait  de  celles  des  autres.  Koesuth  était  résolu  à  ne  point  tirer  les  jnar- 


690  AETUfi  DES   DEUX  MONDES» 

rODS  du  feu  ;  il  voulait  être  Bertrand.  Il  avait  décidé  qu'il  ne  se  laisse- 
rait pas  emporter  par  le  diable,  qu'il  emporterait  le  diable  sur  ses 
robustes  épaules.  Aussi  réclamait-il  des  gages  et  de  solides  garanties. 
Avant  d'appeler  ses  compatriotes  aux  armes,  il  tenait  à  s'assurer  qoe 
leur  soulèvement  ne  serait  pas  une  simple  diversion  au  profit  d'auirai. 
Il  entendait  que  leur  affranchissement  figurât  dans  le  programme  des 
souverains  alliés  au  même  titre  que  la  délivrance  de  l'Italie.  li  exigeait 
que  l'empereur  adressât  lui-même  une  proclamation  aux  Uongrws  et 
que,  de  plus,  il  leur  envoyât  un  corps  expéditionnaire  français  de  vingt 
ou  trente  mille  hommes.  C'était  beaucoup  demander,  et  pourtant  ses 
conditions  furent  agréées. 

De  son  côté,  l'empereur  lui  fit  part  des  inquiétudes  qui  le  travail- 
laient. Ce  qui  le  préoccupait  d'abord,  c'était  l'attitude  ambiguë  de  TAd- 
gleterre.  Les  tories,  qui  étaient  au  pouvoir,  voulaient  beaucoup  de  bien 
à  l'Autriche,  à  leur  chère  Autriche,  to  their  darling  Austria,  et  ils  se 
souciaient  peu  de  l'affranchissement  de  l'Italie;  ils  estimaient  que  des 
réformes  modérées  suffisaient  à  son  bonheur.  Napoléon  Ili  craigoait 
que,  si  la  guerre  venait  à  se  prolonger  ou  à  s'étendre,  le  gouvernemeot 
anglais  ne  se  décidât  à  intervenir,  et  il  souhaitait  ardemment  qae  le 
ministère  de  lord  Derby  fût  remplacé  à  bref  délai  par  un  cabinet  whig. 
Kossuth  lui  promit  de  s'y  employer  activement,  et  il  fut  de  parole. 
L'école  de  Manchester  tenait  alors  la  balance  dans  la  chambre  des 
communes;  elle  assurait  la  majorité  aux  whigs  quand  il  lui  plaisait  de 
voter  avec  eux.  L' ex-dictateur  avait  des  liaisons  fort  étroites  avec  les 
coryphées  de  ce  parti  opposé  à  toute  intervention  de  la  Grande-Bretagne 
sur  le  continent.  Lorsqu'il  fut  de  retour  en  Angleterre,  il  y  ouvrit  une 
campagne  de  meetings  eu  faveur  de  la  Hongrie,  dont  le  résultat  fut  que 
lord  Palmersion,  entratné  par  le  torrent  de  l'opinion,  se  décida  à  con- 
clure un  pacte  avec  l'école  de  Manchester.  Elle  lui  procura  le  pouvoir 
et  en  retour  il  lui  promit  d'abandonner  rAutriche  à  son  sort.  Il  con- 
sentit même  à  s'engager  par  écrit,  et  sa  lettre  ainsi  que  celles  de  ses 
collègues  furent  déposées  dans  les  mains  de  Kossuth,  pour  qu'il  en  fit 
un  usage  discret,  c'est-à-dire  qu'il  les  montrât  à  l'empereur  Napoléon  III. 

Mais  l'empereur  avait  d'autres  inquiétudes  plus  cuisantes;  il  com- 
mençait à  s'émouvoir  de  ce  qui  se  passait  sur  la  rive  droite  du  Rhin. 
A  cette  époque,  les  Allemands  goûtaient  peu  la  cour  de  Vienne;  ib 
avaient  contre  elle  beaucoup  de  griefs  et  de  vives  rancunes.  Cependant, 
à  peine  la  guerre  parut-elle  inévitable,  d'un  bout  de  l'AUemagna  à 
l'autre  la  haine  de  la  France  prévalut  sur  la  haine  de  rAuuiche. 
Princes,  libéraux,  démocrates,  tout  le  monde  s'accorda  à  déclarer  que 
c'était  sur  les  rives  du  Pô  qu'il  fallait  défendre  la  frontière  du  Rhin. 
La  presse  tout  entière  s'ameuta,  se  déchaîna  contre  le  cabinet  des  Toi- 
leries, contre  Théritier  du  grand  césar,  contre  l'homme  suspect  et  taci- 


LES   SOUVENIRS  D*CN  RÉVOLUTIONNAIRE,  697 

turne,  cootro  Teanemi  héréditaire  qui  s'apprêtait  à  déchirer  les  trai- 
tés. A  ces  attaques  amères,  aigres»  virulentes,  on  répondit  d'abord 
avec  une  fierté  dédaigneuse,  puis  sur  un  ton  plus  bénin.  Ces  réponses 
ne  servirent  qu'à  attiser  le  feu,  et  les  perplexités  de  l'empereur  n'é- 
taient que  trop  justifiées. 

Ce  qui  le  rassurait  un  peu,  c'étaient  les  nouvelles  presque  satisfai- 
santes qu'il  recevait  de  Berlin.  Fidèle  à  ses  ressentimens,  la  Prusse,  qui 
se  souvenait  d'Olmûtz,  paraissait  blâmer  la  surexcitation  fiévreuse  des 
petites  cours  et  des  journalistes.  Quoiqu'elle  eût,  par  mesure  de  précau- 
tion, mobilisa  son  armée,  on  pouvait  espérer  qu'elle  assisterait  aux 
événemens  l'arme  au  bras  et  qu'elle  laisserait  T Autriche  se  tirer  toute 
seule  d'aCTaire.  Le  jour  où  il  conféra  avec  Kossuth,  l'empereur  avait  ou 
tâchait  d'avoir  quelque  confiance  dans  les  amicales  dispositions  du  cabi- 
net de  Berlin,  et  l'ex-dictateur  n'eut  garde  de  le  détromper.  Il  insinue 
même  dans  ses  mémoires  que  cette  confiance  était  fondée,  que  Napo- 
léon 111  aurait  pu  pousser  à  fond  de  train  la  guerre  contre  l'Autriche, 
sans  que  la  Prusse  renonçât  à  sa  neutralité.  Nous  nous  permettons  de  ne 
pas  l'en  croire.  Le  Jeu  de  la  Prusse  étaii  fort  simple,  fort  naturel,  très 
conforme  à  ses  traditions  nationales,  dont  elle  ne  s'écarte  jamais.  Elle 
voulait  se  faire  acheter  son  concours,  elle  le  mettait  à  prix,  et  certes  il 
en  valait  la  peine.  Elle  avait  alors  un  ministère  libéral,  qui  devait 
compter  avec  les  sentimens  des  chambres,  et  les  députés  prussiens 
étaient  médiocrement  disposés  à  donner  des  hommes  et  de  l'argent 
pour  conserver  à  l'Autriche  ses  possessions  italiennes.  La  cour  de  Vienne 
ne  pouvait  venir  à  bout  de  leur  mauvais  vouloir  qu'en  se  résignant  à 
quelque  sacrifice.  C'est  à  quoi  elle  n'entendait  pas,  elle  ne  voulait 
renoncer  à  aucun  de  ses  avantages  ni  en  Allemagne  ni  en  Italie,  elle 
prétendait  tout  recevoir  sans  rien  offrir,  et  les  Prussiens  n'ont  pas  l'ha- 
bitude de  donner  sans  recevoir. 

Nous  tenons  de  bonne  source  que,  quand  l'archiduc  Albert  se  présenta 
à  Berlin  pour  y  annoncer  qu'un  ultimatum  venait  d'être  signifié  au 
Piémont  et  pour  proposer  un  accord,  le  prince-régent  le  renvoya  à  son 
ministre  des  affaires  étrangères  le  baron  de  Schleiniz,  qui  lui  dit  en 
substance  :  a  A  titre  de  confédérés,  nous  ne  vous  devons  rien  et  nous 
ne  ferons  rien;  mais,  si  vous  voulez  conclure  avec  nous  un  traité  conven- 
tionnel, nous  pourrons  nous  arranger.  »  Cétait  dire  en  d'autres  termes  : 
a  Donnant  donnant;  si  vous  désirez  que  nous  vous  prêtions  main-forte, 
résignez-vous  à  partager  avec  nous  la  présidence  de  la  confédération 
germanique  ou  à  nous  accorder  l'union  étroite  avec  les  petits  états  du 
Nord.  ))  L'Autriche  refusa,  elle  ne  comprenait  pas  encore  toute  la  gra- 
vité du  piMI  qui  la  menaçait;  mais,  comme  l'a  dit  un  diplomate,  «  si  on 
comprenait  toujours,  il  n'y  aurait  point  d'histoire.  »  Après  la  bataille  de 
Magenta,  elle  revint  à  la  charge,  la  même  réponse  lui  fut  faite.  Heureu- 


698  RBYUB   D£S   OfiOX  MONDES. 

sèment  pour  elle,  M.  de  Bianarck  n'était  pas  ^ncoce  ministre;  il  tmi 
accepté  l'office  de  représenter  son  pays  en  Russie,  et  on  assare  qn'avaDt 
de  partir  pour  Saiot-Pétersbourg,  il  disait  &  rambassad^or  de  France  à 
Berlin  t  «  Ne  me  prenez  pas  pour  un  de  ces  imbédies  qui  n'aiment  ^ 
1 1  France,  je  voudrais  une  eutente  avec  elle.  »  On  assure  qu'il  disaû 
aussi  au  baron  de  Schleiniz  :  a  La  politique  ^pectante  est  une  soUise. 
Commencez  par  offrir  votre  alliance  à  l'Autriche  en  lui  donnant  qo 
quart  d'heure  pour  accepter  vos  conditions,  car  il  faut  toujours  garder 
quelque  hooDêteté  dans  la  coquinerie.  Si  elle  refuse,  allez-vous-ea  bien 
vite  au  quartier*général  français,  et  dites  A  l'empereur  :  c  A  nous 
deux!  n  M.  de  Schleiniz  eût  été  fort  empêché  à  suivre  ces  ooo- 
seils,  son  tempérament  résistait;  il  n'était  pas  l'homme  de  la  politique 
impérieuse,  de  la  politique  des  à-coups  et  des  sommations.  Il  n*en  estpas 
moins  vrai  que  TAtitriche,  poussée  à  bout  et  menacée  dans  son  existeDoe, 
n'eût  pas  tardé  à  devenir  plus  traitable,  que  faisant  de  nécessité  verto, 
elle  se  fût  prêtée  à  quelque  accommodement,  qu'on  aurait  fiai  par 
s'entendre  et  que,  de  manière  ou  d'autre,  la  Prusse  fût  entrée  ea  scèae. 
Celui  qui  était  alors  prioce-régent  et  qui  est  aujourd'hui  l'empereor 
Guillaume  a  suffisamment  prouvé  qu41  n'était  pas  enclin  à  se  croiâer 
les  bras  quand  il  avait  quelque  chose  à  craindre  ou  quelque  chose  à 
gagner. 

Pendant  ces  allées  et  venues,  Kossutii  s'était  rendu  en  Italie,  où  il 
organisait  sa  légiou,  et  déjà  l'éloquente  proclamaUon  qui  devait  iosor- 
ger  la  Hongrie  était  entièrement  rédigée,  lorsque,  peu  de  jours  après  la 
bataille  de  Solferino,  il  alla  trouver  Tempereur  dans  sou  quartier-général 
de  Valeggio.  Napoléon  III  loi  fit  l'accueille  pluscormal,  le  questionna, 
Pencouragea,  l'approuva,  le  félicita.  Toutefois  il  prononça,  dans  le  cours 
de  l'entretien,  quelques  mots  sigoificatifs,  qui  n'étaieut  pas  des  phrases 
et  qui  ressemblaient  à  un  avertissement.  Il  lui  échappa  de  d^  qu*ii 
enverrait  une  armée  en  Hongrie,  «si cela  n^étailpas  absoluoieut  impos- 
sible, 9  que,  si  l'Autriche  offrait  à  l'Italie  une  paix  telle  qu'd  la  pouvait 
désirer,  lexpédilion  n'aurait  pas  lieu.  U  conclut  en  disant  :  c  Ap^quez* 
vous  à  préparer  une  armée  ;  je  vous  donnerai  Targent  et  toutes  les  faci- 
lités nécessaires.  »  On  croît  facilement  œ  qu'on  désire,  et  Kossuth  se 
sentit  comme  précipité  de  ses  gtorieases  espérances,  quand  cinq  jours 
plus  tard  retentit  la  terrible  nouvelle  qu'une  suspension  d  armes  venait 
d'être  signée  à  Villafranca.  L'empereur  avait  fini  par  se  défier  4e  la 
Prusse,  il  craignait  de  se  heurter  contre  une  coalition,  il  s'était  con- 
vaincu, comme  il  le  dit  au  corps  législatif,  que  les  chances  à  cmuir 
n'étaient  plus  en  proportion  avec  l'intérêt  français  engagé  dans  cette 
guerre  sanglante.  Bref,  il  avait  rencontré  le  mur  et  il  s'arrêtait.  BL  Hé- 
tri  se  présenta  auprès  de  Kossuth,  tenant  à  la  main  une  lettre  aiitx>- 
graphe  qu'il  venait  de  recevoir  et  qui  était  ainsi  conçue  :  «  La  gueire 


LES   SODYENIBS  s'ON  RÉVOLUTUMIMAlRE.  699 

est  finie.  Dites  à  M.  Kossuth  que  je  regrette  iafiaiment  que  cette  fois  la 
délivrance  de  son  pays  doive  en  rester  là  ;  mais  je  le  prie  de  ne  pas 
perdre  courage,  d'avoir  confiance  en  moi  et  dans  l'avenir.  Qu'en  atten- 
dant il  soit  convaincu  de  mes  sentîmens  amicaux,  et  quant  à  sa  per- 
sonne et  à  ses  eofans,  je  le  prie  de  disposer  de  moL  »  —  Arriva  à  ces 
derniers  mols^  la  colère  de  mon  àme  éclata  en  un  rire  amer:  Oui,  oui, 
dis-je,  voilà  bien  les  têtes  couronnées l  Oa  offre  quelque  chose  à  ronger 
àl'bomme,  et  Ton  pense  qu'il  se  consolera.  Monsieur  lesinateur^  dites 
à  votre  aiaître  que  l'empereur  des  Français  n'est  pas  assez  riche  pour 
faire  l'aumône  à  Kossuth,  et  que  Kossuth  n'est  pas  assez  vil  pour  l'ac- 
cepter de  lui.  » 

On  a  vingt-quatre  heures  pour  maudire  ses  juges;  s'il  en  faut  davaa*- 
tage,  qu'où  les  prenne»  mais  après  y  avoir  réfléchi,  Kossuth  aurait  dû 
cOQvenir  que  la  paix  de  Viliafranca  était  l'acte  le  plus  sage,  le  plus  rai- 
sonaable,  le  plus  patriotique  qu'eftt  accompli  Napoléon  111  dans  tout 
sonrëgoe.  C'est  une  réflexion  qa'il  n'a  eu  garde  de  faire.  Quand  jadis 
UQ  char  immense  promenait  autour  du  temple  de  Djaggemauth  l'idole 
moDStrueuse  de  Vichnou,  des  milliers  de  fanatiques  se  précipitaient 
à  Tenvi  sous  les  roues,  heureux  et  fiers  de  mourir  écrasés  par  un  dieu. 
Ce  ne  sont  pas  euxrmémes,  ce  sont  les  autres  que  les  révolutiomiaires 
immolent  de  grand  cœur  à  l'utopie  qui  leur  tient  lieu  de  Vichnou.  Si 
rempereur,  nous  assure  Kossuth,  avait  été^  un  véritable  homme  d'état, 
il  eût  compris  que  l'unité  allemande  était  la  conséquence  nécessaire 
de  l'unité  italienne,  et  il  eût  trouvé  bon  que  la  France  s'épuisât  d'or  et 
de  sang  pour  détruire,  pour  anéantir  l'empire  des  Hababouiig,  à  la  seule 
fin  de  procurer  la  liberté  à  la  Hongrie  et  d'offrir  à  titre  de  don  gratuit 
les  provinces  allemandes  de  l'Autriche^»  à  qui  donc?  Au  roi  de  Prusse, 
dont  le  jardin  parait  évidemment  insufiSsant  au  tribun  hongroisw  — 
«  Ahl  si  l'empereur  avait  compris  tout  cela  I  quel  rôde  sublime  il  aurait 
joué  !  quelle  trace  il  airait  laissée  dans  l'histoire  1  quel  souvenir  dans 
le  cœur  des  nations  qui  par  lui  auraient  recouvré  leur  indépendance  I 
Et  d'ailleurs  ne  sait-oo  pas  que  la  France  est  un  flambeau  qui  éclaire, 
tout  en  restant  dans  Tobscurilér  Non  mUii,  sed  luceo.  N'est-il  pas  cer- 
tain que  sa  mission  historique  consiste  à  être  le  champion  de  la  liberté 
des  autres  ?»  —  Dans  Tintërôt  de  l'édition  française  de  ses  ménmires, 
Kossuth  aurait  mieux  fait  d'y  supprimer  ces  imprudentes  déclarations, 
qui  trouveront  peu  d'écho.  La  France,  peut-il  l'ignorer?  a  juré  par  ses 
malheurs,  par  ses  désastres,  par  les  champs  de  bataille  de  Gravelotte  et 
de  Sedan,  qu'elle  n'était  pas  assez  riche  pour  payer  sa  gloire,  qu'elle 
n'en  croirait  plus  les  faiseurs  de  phrases,  qu'elle  ne  ferait  plus  de  la 
politique  impériale,  qu'elle  s'abstiendrait  soigneusement  de  guerroyer 
pour  une  idée  ou  pour  la  cause  d'un  peuple  étranger,  si  sympathique 
qu'il  lui  soit,  que  désormais  elle  mettrait  son  honneur  à  être  sagement 


700  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

égoïste  et  égolstement  sage.  Plût  au  ciel  que  Napoléon  III,  non  content 
de  faire  la  paix  à  Villafranca,  eût  médité  à  tête  reposée  sur  Tavertisse- 
ment  qu'il  venait  de  recevoir  I  II  avait  eu  Toccasion  de  s'instruire  des 
vrais  sentimens  de  T Allemagne;  il  avait  éprouvé  Tamertume  de  se  s 
haines,  la  violence  de  ses  rancunes,  Tàpreté  de  ses  convoitises.  Cette 
expérience  aurait  dû  lui  inspirer  de  durables  inquiétudes  et  lui  dicter 
sa  conduite.  «  Les  grandes  destinées,  a  dit  un  écrivain  allemand  que 
cite  Kossuth,  projettent  leur  ombre  devant  elles,  et  dans  le  jour  d'au- 
jourd'hui, demain  est  déjà  présent  :  In  dem  Heute  wandelt  schon  d(U 
Morgm,  » 

Si  les  conclusions  de  ses  mémoires  ne  sont  pas  de  nature  à  être 
agréées  des  Français,  seront-elles  beaucoup  plus  goûtées  de  ses  com- 
patriotes? penseront-ils  qu'ils  auraient  dû  prolonger  indéfiniment  iears 
souffrances  dans  le  chimérique  espoir  de  posséder  un  jour  la  terre  pro- 
mise? se  laisseront-ils  persuader  qu'ils  ont  eu  tort  de  ne  pas  écouter 
leurs  voyans  et  leurs  prophètes,  qu'en  s'arrangpant  avec  rAutriche,  en 
1867,  ils  ont  commis  une  erreur  fatale,  une  faute  à  jamais  regrettable? 
C'est  fort  douteux;  si  Kossuth  croit  encore  à  la  Hongrie  de  sesréves,la 
Hongrie  ne  croit  plus  guère  aux  rêves  de  Kossuth.  Lui -môme  lésait  bien. 
—  «La  Hongrie,  s'écrie-^t-il  tristement,  est  devenue  la  Transleithaoie,  et 
moi,  d'un  exilé  je  suis  devenu  un  répudié...  Il  se  peut  qu'au  food  des 
cœurs  il  y  ait  encore  une  question  hongroise.  Je  le  crois  môme;  mais 
pour  le  monde,  il  n'y  en  a  plus.  Avec  mes  fils  et  quelques  fidèles  amis 
qui  partagent  ma  foi,  nous  sommes  seuls,  les  erran.^,  les  solitaires,  les 
abandonnés.  La  conviction  de  mon  &me  me  dit  à  moi,  voyageur,  qiii> 
arrivé  au  seuil  de  la  tombe,  n'ai  plus  d'avenir,  et  dont  le  passé  est  sans 
joie,  que,  de  môme  que  jadis  j'avais  raison  contre  les  ennemis  de  ma 
nation,  aujourd'hui  j'ai  raison  contre  ma  nation  môme.  Le  juge  éternel 
jugera.  »  —  £n  pareille  matière,  le  juge  éternel  est  le  bon  sens,  et  le 
bon  sens  nous  enseigne  que  la  transaction  est  la  loi  de  la  vie,  que 
les  programmes  des  révolutionnaires  ne  sont  le  plus  souvent  qu'ao  mi- 
rage, que  dans  tout  l'univers,  mais  plus  particulièrement  dans  l'empire 
austro-hongrois,  il  est  bon  de  savoir  rabattre  de  ses  prétentions,  se 
départir  de  ses  exigences,  se  contenter  des  joies  discrètes  et  des  bon- 
heurs modérés,  qui  sont  les  seuls  durables. 


G.  Valbert. 


QUELQUES   MOTS 


SUE 


L'ARCHÉOLOGIE    PRÉHISTORIQUE 


Lt$  Prmniert  Hommes  9t  les  Temps  préhistoriques,  par  M.  le  marquis  de  NadaiUae  ; 
3  Yol.  in-8«,  plaocbes,  et  figures  dans  le  texte;  Paris,  1880,  Massoa. 


Le  livre  de  M.  de  Nadaillac  est  de  ceux  dont  on  peut  dire  à  la  lettre 
qu'il  vient  remplir  heureusement  une  place  demeurée  trop  longtemps 
vide  et  combler  une  véritable  lacune.  Ce  sont  là  manières  de  parler  dont 
on  abuse  quelquefois,  pour  ne  rien  dire,  sous  une  forme  obligeante  et 
flatteuse.  On  va  voir  qu'elles  sont  ici  l'expression  de  la  vérité  vraie. 

Non  pas  certes  qu'en  France  comme  ailleurs,  depuis  une  trentaine 
d'années,  on  ne  se  soit  occupé  passionnément  d'archéologie  préhisto- 
rique. Il  nous  est  même  permis  de  dire  que  les  travaux  français  ont 
contribué  presque  pour  la  plus  large  part  à  l'avancement  de  cette  jeune 
science.  Mais  enfin  nous  n'avions  pas  d'ouvrage  où  les  travaux  épars 
fussent  racontés,  résumés,  généralisés,  mis  en  ordre,  et  les  derniers 
résultats  de  ces  fouilles  si  curieuses  dans  le  passé  de  l'humanité,  pré- 
sentés, sous  une  forme  à  la  fois  élégante  et  sévère,  à  la  lecture  du 
grand  public.  Les  Suédois,  les  Allemands,  les  Angl  ais  surtout  avaient 
de  ces  ouvrages.  Rappelons  le  livre  de  sir  Charles  Lyell  sur  l' Ancienneté 
de  rhomme,  celui  de  M.  Ferguson  sur  les  Monumens  mégalithiques,  celui 
de  sir  John  Evans  sur  Us  Ages  de  la  pierre,  celui  de  sir  John  Lubbock  sur 
VHomme  préhistorique  et  sur  les  Origines  de  la  civilisatianj  enfin  celui 
de  M.  E.  Tylorsur  la  Civilisation  primitive.  Les  sujets  que  traite  ce 
dernier,  le  titre  même  de  Touvrage  de  M.  de  Nadaillac  indique  assez 


702  UTUB  DBS  DBDX  MONDES. 

qu'il  n'a  fait  que  les  effleurer,  k  vrai  dire,  la  science  des  origines  de  la 
civilisation  est  elle-même  déjà  comme  un  prolongement  de  rarchéolo- 
gie  préhistorique  proprement  dite.  Les  deux  sciences  confinent  Tune 
à  l'autre,  et  par  bien  des  endroits  se  pénètrent  :  elles  ne  sont  pourtant 
pas  tout  à  fait  la  môme  science.  Mais,  pour  tous  les  autres  travaux  que 
nous  venons  d*énumérer,  le  livre  de  M.  de  Nadaillac,  écrit  à  Tusage  do 
public  français,  nous  pourra  désormais  tenir  lieu  de  toute  une  cûcy- 
clopédie  sur  la  matière,  qu'il  résume,  ou  plus  exactement  qu*il  condense 
et  qu'il  fixe,  qu'il  étend,  qu'il  complote  sur  certains  points. 

On  saura  gré  tout  d'abord  à  Tauteur  d'avoir  limité  rigoureusement 
son  sujet  et  de  n'avoir  trop  longuement  parlé  ni  de  l'origine  de  la  pla- 
nète, ni  de  l'origine  de  la  tie  sur  la  terre,  ni  da  Torigme  enfin  des 
espèces.  Le  peu  qu'il  voulait  dire  sur  ces  sujets,  il  l'a  réparti,  selon 
l'occasion,  dans  le  cours  de  l'ouvrage,  et  même,  c'est  à  la  fin  de  son 
second  volume  qu'il  en  a  rejeté  l'essentiel,  conformément  aux  lois 
d'une  bonne  méthode  scientifique.  En  effet,  quelque  opinion  que  Ton 
adopte,  —  car  ce  sont  encore  là  toutes  matières  d'opinion,  quoi  qu'en 
disent  les  éclaireurs  de  Tavenir,  et  non  pas  précisément  de  science,  — 
une  opinion  sur  l'origine  des  espèces  ou  sur  Torigine  de  la  vie,  ce  son% 
à  bien  y  regarder,  des  conclusions  où  Ton  arrive  et  non  pas  des  pré- 
misses d*où  l'on  parte.  Peut-être  môme  l'auteur  aurait-il  pu  soivre  jus- 
qu'au bout  la  logique  de  ce  plan,  et,  procédant  par  inversion  de  l'usage, 
remonter,  de  proche  en  proche,  du  certain  au  probable  et  du  probable 
à  rbypotliétique,  de  l'âge  de  pierre  à  Tàge  quaternaire,  de  l'âge  qtia- 
ternaire  à  l'âge  tertiaire  et  de  Tâge  tertiaire  enfin  à  ces  âges  plus  loin- 
tains, où  les  évolutionnistes  intransigeans  ont  placé  les  singes,  -^siages 
à  queue,  singes  sans  queue,  pithécoldes,  anthropoïdes  et eatirrhimeiis,  — 
d'où  ils  se  piaiseot  à  nous  faire  descendre.  C'est  d'Âlembert,  je  croîs,  qui 
demandait  qu'on  écrivit  ansi  l'histoire  comme  à  rebours,  en  remontant 
le  courant  de  la  chronologie.  On  se  figure  malaisément  l'histoire  écrite 
et  racontée  de  la  sorte;  une  biographie  de  César,  par  eiempU,  qui 
commencerait  à  la  mort  de  César.  Il  se  pourrait  que  ce  fftt  la  bonne 
manière  d'exposer  la  préhistoire.  Nous  demandons  droit  de  cité  poor 
le  barbarisme.  Il  est  presque  nécessaire  et  déjà  quasi  consacré. 

Aussi  bien  c'est  un  peu  ce  qu*a  fait  dans  son  livre  H.  de  Nadaîllac,  sauf 
qu'en  racontant  les  recherches  et  discutant  les  travaux  relatifs  aux  âges 
de  la  pierre,  il  a  suivi  pour  cette  partie  Tordre  oommuoèmeot  reçu.  L'his- 
toire des  âges  de  la  pierre  remplit  une  bonne  part  du  premier  voloBe 
et  deux  ou  trois  chapitres  du  second,  le  ne  crois  pas  que,  dans  aneon 
livre  encore,  on  nous  en  eût  tracé  le  tableau  plus  clair  en  même  teoips 
que  plus  complet,  et,  ~  rare  mMie  assurément,  —  sans  jamais  dépas- 
ser les  bornes  de  l'induction  permise,  sans  jamais  affirmer  là  o&  il  coo- 
vient  de  suspendre  et  de  retenir  le  jugement,  sans  jamais  tomber  dans 


l'archéologie   PaBUISTOIlQCE.  70S 

Tesprit  de  syatôms  ou  jAuiài  de  parti»  Car,  chose  curieuse  et  même 
extraordinaire  I  on  se  compte  sur  le  crftoe  de  Néandertbal,  et  c'est  une 
façon  de  se  classer  que  d'avoir  une  opinion  ou  1* autre  sur  l'antiquité 
de  la  fameuse  mâchoire  de  Moulin-Quigoon.  U  n'est  pas  aussi  que  vous 
ne  connaissiez  de  fort  honnêtes  gens,  qui  d'ailleurs  pleins  d'un  superbe 
mépris  pour  les  superstitions  populaires,  comme  ils  appellent  tout  ce 
qu'ils  ne  comprennent  pas,  se  sont  fait  un  article  de  foi  d'honorer  le 
premier  ancêtre  de  l'homme  sous  la  forme  d'un  pseudo-moUusque. 
Supposez  un  membre  du  conseil  municipal  de  Paris  qui  ne  fût  pas  trans- 
formiste :  il  ne  serait  pas  réélu  I 

Ce  serait  faire  injure  k  l'esprit  de  modération  et  d'impartialité  scien- 
tifique dont  témoigne  le  livre  de  IL  de  Nadaillac,  que  d'insister  davan- 
tage. Contentons-nous  donc  de  dire  qu'il  a  justifié  largement  la  phrase 
qu'il  a  mise  en  tête  de  sa  préface  :  a  Ceci  est  un  livre  de  bonne  foi.  » 
En  pareil  sujet,  le  mérite  est  plus  difficile»  et  de  beaucoup,  que  l'on  ne 
pense. 

Nous  ne  suivrons  pas  l'auteor  de  chapitre  en  chapitre»  n'ayant  à  notre 
disposition  ni  l'espace  qu'il  y  faudrait»  ni  surtout  la  spécialité  de  com- 
pétence. Mais  nous  voulons  signaler  do  moins»  comme  plus  particu^^ 
liërement  intéressans  et  très  pleins,  les  chapitres  où  M.  de  Nadaillac  a 
discuté  la  question  si  controversée  de  Tàge»  de  l'origine,  de  la  signi- 
fication des  monumens  mégalithiques»  et  la  question  non  moins  débat- 
tue de  l'origine  de  Thomme  américain. 

Pour  les  dolmens»  cromlechs,  menhirs  et  tons  autres  monumens  du 
mèioe  genre»  un  simple  rapprochement  suffit  à  montrer  l'amplitude  du 
champ  où  se  meuvent»  s'entre-croisent  et  se  contredisent  les  hypothèses. 
Certains  savans»  d'une  part,  les  ont  fait  remonter  jusqu^à  la  plus  fabuleuse 
antiquité»  c'est-à-dire  jusqu'au  temps  où  des  races  aborigènes  aujour- 
d'hui disparues  auraient  couvert  le  sol  peuplé  depuis  par  les  invasions 
de  nos  ancêtres  aryens»  et,  d'autre  part,  il  est  acquis  que  quelques  tri- 
bus de  l'Inde,  —  on  cite  les  Khassias,  —  continuent  jusque  de  nos  jours 
à  planter  de  ces  informes  et  cependant  grandioses  monumens.  Une 
distinction,  qui,  de  jour  en  jour,  semUe  oonfinotiiée  par  des  faits  nou- 
veaux» peut  bien  ici  servir  à  guider  les  investigations.  C'est  que  les 
expressions  trop  usitées  d'âge  de  la  pierre,  âge  du  bronze»  âge  du  fer 
désignent  moins  des  époques  déterminées  dans  le  temps,  et  chronolo- 
giquement successives  pour  l'humanité  tout  eniièn»  que  des  phases  de 
développement  dont  la  longueur  aurait  varié  selon  les  races»  les  mi- 
lieux et  les  circonstances.  On  sait  que  les  Anglais  ont  été  beaucoup  plus 
loin.  Us  ont  posé  comme  axiome  que  les  peuplades  encore  aajourd'hui 
sauvages  qui  tombent  sous  notre  observation  seraient  de  si  fidèles 
images  de  nos  propres  ancêtres  que  noos  pourrions  conclure  d'elles  à 
eux»  et  nous  rei^4senter  l'état  sodai  des  Gaulois,  par  exemple»  il  y  a 


70&  RBTUE  DES  DEUX  MONDES. 

quelque  deux  ou  trois  mille  ans,  sous  les  traits  que  nousoffrent  enran  1880 
telles  populations  océaniennes  ou  telles  tribus  de  Tlnde  que  nous  venons 
de  citer.  Les  Khassias  élèvent  de  nos  jours  des  dolmens  et  des  menhirs  : 
pour  savoir  à  quelles  intentions  répondit  jadis  sur  notre  propre  sol  l'érec- 
tion de  ces  monumens,  il  suffira  de  savoir  à  quelle  intention  les  Khas- 
sias d'aujourd'hui  les  élèvent.  Ce  sont  des  monumens  funéraires  ou  des 
monumens  votifs.  Tenons  donc  pour  autant  de  monumens  votifs  oq 
funéraires  les  dolmens  ou  menhirs  que  nous  rencontrons  sur  notre 
propre  sol.  Bien  plus:  et  de  Tidentité  de  ces  architectures  primitives 
on  croit  pouvoir  induire  par  analogie  légitime  l'identité  des  mœurs,  de 
rétat  social  et  du  degré  de  civilisation  matérielle.  Ajoutez  enfin  que 
quelques  ethnographes  pencheraient  volontiers  à  croire  que,  sur  le  sot 
de  noire  Europe,  comme  dans  la  péninsule  de  THindoustan,  les  Aryeas 
jadis  auraient  refoulé  devant  eux  des  populations  inférieures  formaot, 
pour  ainsi  dire,  à  la  surface  de  la  planète,  une  couche  première  de 
civilisation. 

Toutes  ces  hypothèses  peuvent  se  soutenir,  et  bien  d'autres  encore;  i! 
ne  s'agit  que  de  savoir  s'y  prendre  :  tant  est  grand  le  nombre  des  faits 
qui  se  contrarient  en  pareil  sujet  jusqu'à  se  contredire.  Que  si  Tod 
descend  au  détail  précis  et  rigoureusement  scientifique  de  chacun  de 
ces  faits,  M.  de  Nadaillac  nous  montre  clairement,  en  ce  qui  regarde 
les  monumens  mégalithiques,  Téternelle  difficulté  de  concilier  les 
généralisations  prématurées  avec  les  faits  certains.  «  Nous  sommes 
forcés,  dit-il  précisément  à  la  fin  de  ce  chapitre,  de  reconnaître  combien 
les  voiles  qui  couvrent  le  passé  de  notre  race  sont  épais  et  combien  la 
science  humaine  est  encore  impuissante  à  résoudre  les  questions  si  mal- 
tiples  qui  la  concernent.  »  La  conclusion  paraîtra  sans  doute  un  pea 
sceptique.  C'est  la  meilleure  cependant,  ou  plutôt,  dans  l'état  actuel 
des  choses,  c'est  la  seule  que  l'on  puisse  donner. 

On  ne  lira  pas  avec  moins  d'intérêt  les  chapitres  que  M.  de  Nadaillac 
a  consacrés  à  la  discussion  du  peuplement  de  l'Amérique.  Cest  encore 
un  de  ces  problèmes  si  curieux,  mais  si  difficiles  à  résoudre.  Entre 
autres  opinions  qu'il  paraît  impossible  d'admettre,  mais  dont  la  singu- 
larité prouve  au  moins  combien  est  grande,  ici  comme  ailleurs, 
la  disette  de  ces  faits  authentiques  qui  brident,  dans  les  sciences 
plus  sûres  d'elles-mêmes  et  de  leur  méthode,  la  liberté  des  hypothèses, 
citons  celle  qui  veut  attribuer  aux  Romains  la  primitive  colonisation  do 
Mexique  et  du  Pérou.  C'est  assez  de  la  citer  :  il  n'est  guère  besoin  de  la 
discuter.  Parce  que  l'on  aura  trouvé  des  espèces  de  collèges  de  vestales 
au  Pérou,  ce  n'est  vraiment  pas  une  raison  pour  conclure  que  le  coite 
de  la  déesse  ait  été  jadis  importé  de  Rome  au  Pérou. 

L'opinion  vers  laquelle  penche  M.  de  Nadaillac  est  celle  qui  voit  dans 
le  peuplement  de  l'Amérique  l'œuvre  des  immigrations  asiatiques.  Et, 


I.*ABCHÉOLOGIE  PRÉHISTOHIQUE.  705 

de  fait,  aucune  autre  jusqu'ici  ne  pourrait  invoquer  de  plus  nom* 
breuses,  ni  de  fins  fortes  présomptions.  Je  n'en  mentionnerai  qu'une» 
pour  ceux  qui  savent  la  part  de  Taccident  aux  plus  grandes  découvertes» 
mais  surtout  aux  découvertes  maritimes.  C'est  que  les  courans  des  mers 
du  Japon  jettent  fréquemment,  à  travers  le  Pacifique,  jusque  sur  la  côte 
américaine»  les  jonques  japonaises  :  «  De  1872  à  1876»  49  jonques  ont 
été  entraînées  ainsi,..  19  ont  fait  côte  aux  îles  Âléoutiennes,  10  sur  les 
rivages  de  la  presqu'île  d'Alaska»  —  ancienne  Amérique  russe»  —  3  sur 
celles  des  États-Unis  et  deux  aux  îles  Sandwich.  »  La  démonstration 
n'est  pas  encore  faite.  En  ce  qui  touche  le  fait  que  nous  citons»  on  peut 
se  demander  si  les  courans  ne  se  seraient  pas  déplacés  depuis  l'époque 
lointaine  où  l'on  est  obligé  de  remonter.  Mais  aussi  ce  n'est  là  qu'un 
fait  entre  beaucoup  d'autres.  Nous  accorderions,  par  exemple»  une  grande 
importance  aux  traces  de  bouddhisme  que  semblent  révéler  les  sculp- 
tures des  anciens  monumens  des  grandes  cités  d'Amérique.  Et  l'on 
parle  encore  de  certaines  analogies,  au  moins  très  curieuses,  entre  le 
peu  que  l'on  sait  des  civilisations  mexicaine  ou  péruvienne  d'une  part» 
et  de  l'autre  le  formalisme  bien  connu  des  civilisations  asiatiques.  II 
est  dODC  permis  de  conjecturer  que»  si  la  démonstration  doit  se  faire, 
c'est  dans  ce  sens  qu'elle  a  présentement  le  plus  de  chances  de  se 
faire. 

II  nous  reste  à  dire  deux  mots  des  conclusions  de  M.,  de  Nadaillac 
sur  l'homme  tertiaire  et  sur  les  origines  de  la  vie.  Elles  sont  aussi 
nettes  que  brèves  :  pour  ce  qui  regarde  l'existence  de  l'homme  ter- 
tiaire» ou,  comme  on  dit  aujourd'hui»  du  «  précurseur  de  Thomme,  » 
M.  de  Nadaillac  estime  «  que  la  preuve  reste  encore  entièrement  à 
faire.  »  Nous  n'avons  point  à  prendre  parti,  mais  il  nous  semble  que 
quiconque  lira  le  chapitre  où  M.  de  Nadaillac  discute  la  question  se 
rangera  sans  peine  à  son  avis.  Nous  l'avons  dit  et  nous  le  répétons,  il 
a  du  moins  cet  avantage  sur  les  défenseurs  de  la  thèse  contraire  qu'il 
ne  met  aucun  intérêt  de  doctrine  ou  de  système  à  vouloir  ou  ne  vouloir 
pas  qu'il  y  ait  eu  ou  qu'il  n'y  ait  pas  eu  d^homme  tertiaire.  Il  parait 
à  de  certains  savans»  anthropologues  ou  ethnographes,  qu'ils  auront 
fait  une  grande  chose  quand  ils  auront  prouvé  l'existence  de  l'homme 
tertiaire  ;  ils  auront  prouvé  que  l'homme  tertiaire  existe  :  voilà  tout. 
Ajoutons  après  cela  que»  dans  ce  moment  môme,  la  balance  semblerait 
pencher  de  leur  côté.  C'est  du  moins  ce  que  disait»  il  y  a  quelques 
jours»  M.  de  Quatrefages  en  présentant  à  l'Académie  des  sciences  le 
livre  même  de  M.  de  Nadaillac. 

On  sait  comment  la  question  de  l'homme  tertiaire  à  son  tour  mène 
à  la  question  de  l'origine  des  espèces,  et  par  conséquent  de  l'origine  de 
la  vie.  S'il  a  existé  un  homme  tertiaire»  on  veut  qu'il  ait  été  parent 
presque  plus  proche  du  singe  que  de  l'homme  :  à  force  de  longueur  de 

vm»  luu  —  ISSO.  45 


706  ÏÏSfm  DBS  DEUX  MOmBd. 

temps,  deux  espèces  aujourd'hol  profondément  distinctes  am^ent  donc 
pu  diverger  d'une  souche  commune  2  ce  qui  serait  vrai  de  tous  les  ver- 
tébrés pris  ensemble  devrait  l'être  du  vertébré  le  plus  rudimentaire, 
comparé  à  l'un  quelconque  des  représentans  d'une  autre  classe  do 
règne  :  et  ainsi  de  suite,  jusqu'à  ce  que  le  problème  de  TapparitloQ  du 
premier  vivant  se  pose  et  s'impose.  M.  de  Nadaillac  s*est  contenté  de 
l'efiSeurer  et  de  répondre  aux  théories  en  vogue  parmi  certains  smns 
que  leurs  théories  sont  ingénieuses,  qu'ils  les  soutiennent  avec  habileté, 
qu'ils  les  défendent  avec  ardeur,  —  quelquefois  avec  mauvais  goût, 
mais  c'est  Teffet  chez  M.  Haeckel,  par  exemple,  d'une  conviction  fortOi 
-—  et  qu'ils  n^ont  enfin  qu'un  tort,  c*est  de  vouloir  à  tout  prix  que  doqs 
soyons  si  nalbque  de  prendre  leurs  hypothèses,  construites  souvent  sur 
une  pointe  d^aigulUe,  pour  l'expression  de  ce  que  Ton  appelle  à  pleine 
bouche  au]ourd*hui  «  la  vérité  scientifique.  »  Mais  le  plus  grand  dérè- 
glement de  Tesprit,  «  c'est  de  voir  les  choses  comme  on  veut  qu'elles 
soient,  et  non  comme  on  a  vu  qu'elles  étaient.  »  Transformisme,  unisme 
et  monisme  :  au  fond,  tout  cela,  c'est  de  la  métaphysique,  et  pourquoi 
n'ajouterions-nous  pas:  de  la  mauvaise  métaphysique? 

Nous  avons  essayé  de  mettre  en  lumière  quelques-uns  des  plus  inté- 
ressans  chapitres  du  livre  de  M.  de  Nadaillac.  Si  les  conclusions  en  sont 
sur  beaucoup  de  points  négatives,  c'est  qu'au  fond  il  est  bien  peu  des 
questions  qu'il  traite  sur  lesquelles  la  science  ait  prononcé  son  juge- 
ment sans  appel.  Mais  il  a  réuni  dans  ces  deux  volumes  tant  de  docu- 
mens,  il  a  si  franchement  fait  valoir  le  fort  et  le  faible  des  hypothèses 
en  lutte,  il  a  si  clairement  exposé  le  dernier  état  des  recherches,  qu'à 
ceux  qui  ne  connaissent  pas  la  question  il  tiendra  lieu  de  toute  ono 
bibliothèque,  qu'à  ceux  qui  n'en  connaissaient  que  les  traits  généraux, 
il  aura  donné  le  moyen  de  se  faire  une  opinion  raisonnée  solidement, 
qu'à  ceux  enfin  qui  la  connaissent  plus  profondément,  nous  ne  doutons 
pas  qu'il  ne  remette  en  mémoire  bien  des  choses  un  peu  oubliées  et 
même  a'^apprenne  beaucoup  de  choses  neuves* 


*** 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


IW» 


30  aovembre  1880, 

Les  commencemeDS  de  seesion  sont  dlidiitude  une  occasion  de  régler 
toas  les  comptes  entre  le  gouvernement  et  les  assemblées,  d'évaluer, 
pour  ainsi  dire,  la  situation  nouvelle  où  Ton  se  retrouve.  Cétait  d'au- 
tant plus  naturel,  d'autant  plus  opportun  à  la  rentrée  récente  du  par- 
lement de  la  France,  que,  dans  Tintervalle  des  deux  sessions,  desévé- 
nemens  d'une  évidente  gravité  s'étaient  accomplis. 

Le  cabinet  nouveau  avait  cru  pouvoir  dire  en  paraissant  pour  la  pre- 
mière fois  devant  les  chambres  :  n  Le  changement  de  ministère  qui  s'est 
effectué  pendant  votre  absence  n'est  pas  de  ceux  qui  modifient  la  direo 
tion  générale  des  affaires  publiques...  n  C'était  une  assez  grande  har- 
diesse ou  une  singulière  légèreté.  S'il  n'y  avait  eu  aucun  changement 
dans  la  u  direction  des  affaires  publiques,  »  comment  Tancien  prési- 
dent du  conseil  avait-il  été  conduit  à  se  retirer  au  lendemain  d'un  dis- 
cours retentissant  qui  avait  la  valeur  d'un  manifeste?  911  y  avait  une 
modification  assez  sérieuse  pour  qu'un  premier  ministre  responsable  ne 
pût,  sans  renier  ses  opinions,  accepter  de  rester  au  pouvoir,  comment 
cette  modification  était-elle  devenue  nécessaire?  par  suite  de  quelles 
circonstances  insaisissables  avait-elle  dû  s'accomplir?  Par  quelle  ano- 
malie surprenante  ceux  qui,  la  veille  encore,  paraissaient  s'approprier 
le  discours  de  leur  chef  en  le  faisant  afficher  dans  toutes  les  communes 
de  France  se  trouvaient-ils  chargés  de  le  désavouer  dans  leurs  actes? 
La  question  naissait  d'elle-même  ;  elle  s'est  élevée  naturellement  devant 
le  sénat  comme  devant  la  chambre  des  députés.  Dans  Tune  et  l'autre 
assemblée,  le  dénoùment  du  débat  a  été  à  peu  près  le  même  en  ce  sens 
que  le  nouveau  cabinet  a  en  une  majorité,  que  dans  les  deux  cas  la 
pensée  d'éviter  une  crise  ministérielle  a  visiblement  inspiré  le  vote. 
Seulement  la  discussion  du  sénat  a  eu  l'avantage  d'aller  plus  droit  au 
but,  de  porter  plus  directement  sur  le  point  décisif,  et  elle  a  eu  pour 
résultat,  sinon  de  tout  éclaircir,  du  moins  de  produire  par  la  contradic- 
tion, par  le  choc  des  opinionSi  par  les  interventions  qu'elle  a  provo- 


708  BETUB  DBS  DEUX  MONDES. 

quées,  un  peu  de  cette  lumière  qu'on  avait  vainement  demandée  dans  U 
chambre  des  députés.  Ce  qu'il  y  a  de  clair  maintenant,  c'est  que  la 
retraite  de  M.  de  Freycinet  n*a  pas  été  aussi  insignifiante  que  le  nou- 
veau président  du  cooseil  a  bien  voulu  le  dire.  Ce  qu'il  y  a  de  parfaite- 
ment évident,  c'est  que  le  changement  de  ministère  a  été  en  même 
temps  une  modification  dans  la  a  direction  des  affaires  publiques,  »  et 
que  cette  crise  du  mois  de  septembre  marque  justement  l'heure  d'une 
accélt'ration  nouvelle  dans  un  mouvement  qui  se  déroule  depuis  deux 
ans,  qui  a  déjà  dévoré  plus  d'un  chef  de  cabinet,  qui  va  on  ne  sait  où 
parce  qu'il  n'a  ni  règle  ni  mesure.  C'est  là  ce  que  prouve  cette  instruc- 
tive discussion  du  sénat,  engagée  d'une  parole  serrée  et  ferme  par 
M.  Buffet,  soutenue  avec  plus  de  suffisance  que  de  tact  par  M.  Jules 
Ferry,  éclairée  par  les  explications  de  M.  de  Freycinet  aussi  bien  que  par 
l'intervention  de  M.  Laboulaye  et  de  M.  Jules  Simon. 

Tous  les  secrets  n'ont  peut-être  pas  été  dits.  Il  reste  du  moins  un 
fait  avéré,  incontesté,  qui  est  comme  le  point  de  départ  de  la  phase 
nouvelle  où  sont  entrées  les  affaires  intérieures  de  la  France.  Il  y  a  eu 
un  moment  où  deux  politiques  se  sont  trouvées  en  présence  et  ou  c'est 
la  politique  la  plus  prévoyante,  la  moins  hasardeuse,  si  Ton  veut,  qui  a 
été  vaincue  dans  le  conflit.  Assurément  M.  de  Freycinet  avait  l'Idée  la 
plus  juste  et  la  plus  raisonnable  lorsqu'après  avoir  cédé  à  des  obses- 
sions, à  des  pressions  dont  il  sentait  lui-môme  le  danger,  il  se  proposait 
de  s'arrêter,  de  modérer  l'emportement  des  passions.  Il  était  dans  la 
vérité  lorsqu'il  se  disait  que,  sous  un  régime  qui  est  la  paix  de  l'état  et 
de  l'église  réglée  par  un  concordat,  ce  qu'il  y  avait  de  plus  simple  était 
de  chercher  à  s'entendre  par  des  négociations  ou  par  des  «  communi- 
cations, »  peu  importe  le  mot,  avec  le  chef  du  gouvernement  religieux 
qui  est  au  Vatican.  Avoir  un  ambassadeur  de  France  auprès  du  pape  et 
un  nonce  apostolique  à  Paris  pour  ne  pas  traiter  des  affaires  religieuses, 
c'est,  en  effet,  un  défaut  de  logique,  un  non-sens  que  l'ancien  prési- 
dent du  conseil  a  raison  de  ne  pas  comprendre.  M.  de  Freycinet  mon- 
trait certainement  la  prudence  d'un  homme  d'état  en  se  préoccupant 
de  dégager  du  conflit  la  dignité,  la  sûreté  des  consciences  religieuses, 
en  se  défendant  des  guerres  à  outrance,  des  actes  qui  ressembleraient 
à  une  persécution,  et  en  se  disant  que,  sMl  y  avait  un  moyen  d'éviter  le 
danger  soit  par  des  négociations  avec  Rome,  soit  par  une  loi  nouvelle 
sur  les  associations,  il  fallait  prendre  ce  moyen.  C'était  toute  une  poli- 
tique sensée,  réfléchie,  trop  peu  apparente  peut-être,  suffisamment 
résumée  néanmoins  dans  le  discours  de  Montauban,  et  de  plus,  en  agis- 
sant ainsi,  en  négociant  ou  en  communiquant  avec  Rome,  M.  de  Frey- 
cinet ne  faisait  rien  d'irrégulier,  comme  on  Ta  laissé  supposer  quelque- 
fois. La  marche  qu'il  se  proposait  de  suivre,  qu'il  suivait  déjà,  n'était 
inconnue  ni  de  M.  le  président  de  la  république  ni  de  ses  collègues,  qui 
ne  l'avaient  pas  désapprouvé  daos  ses  tentatives.  Pourquoi  donc  tout 


BETUE*  —  CHBONIQUE.  70Ô 

cela  a-t-il  été  emporté  dans  une  bourrasque  soudaine?  Comment  se 
fait-il  que,  dans  une  question  de  politique  générale,  la  défaite  ait  été 
pour  celui  qui  avait,  comme  président  du  conseil,  la  responsabilité  légale 
de  cette  politique,  et  la  victoire  soit  restée  à  ceux  qui,  au  dernier  instant, 
ODt  cru  devoir  se  séparer  de  leur  chef?  On  ne  prétendra  pas  sérieuse- 
ment sans  doute  qu'une  déclaration  jugée  incomplète  ou  vague  des 
ordres  religieux  aurait  suffi  pour  ruiner  d'un  seul  coup  un  système  de 
conduite  qui  avait  été  adopté  dans  Tintérôt  de  la  république,  du  gou* 
vemement,  non  dans  l'intérêt  des  communautés! 

Le  malheur  ou  la  faiblesse  de  M.  de  Freycinet  est  d'avoir  mis  peu  de 
précision  dans  ses  idées  et  de  s'être  fait  quelques  illusions,  d'avoir 
montré  plus  de  bonnes  intentions  que  de  résolution.  Son  devoir  le  plus 
simple,  le  plus  rigoureusement  parlementaire,  au  moment  de  la  crise, 
eût  été  de  ne  pas  passer  si  vite  condamnation,  de  représenter  à  M.  le 
président  de  la  république,  à  ses  collègues,  que  ce  qu'il  proposait  avait 
été  accepté  dans  le  conseil,  que  son  discours  de  Montauban  avait  été 
affiché  dans  toutes  les  communes  de  France  comme  l'expression  de  la 
pensée  du  gouvernement,  que  c'était  pour  tous  une  obligation  d'aller 
devant  les  chambres,  à  qui  appartiendrait  le  dernier  mot.  Et  qu'on  ne 
dise  pas  qu'il  aurait  échoué,  qu'il  aurait  été  mal  compris,  peu  soutenu, 
parce  qu'on  ne  prévoyait  pas  alors  les  difficultés  de  tout*^  sorte  que  Texé- 
cution  des  décrets  allait  rencontrer  :  c'est  là  l'éternelle  raison  de  ceux 
qui  ne  veulent  rien  tenter  I  En  cédant  avant  le  combat,  presque  à  la  pre- 
mière sommation,  M.  de  Freycinet,  sans  le  vouloir,  a  paru  livrer  une 
politique  à  laquelle  il  est  réduit  aujourd'hui  à  rendre  le  témoignage  de 
regrets  tardifs  et  d'une  sagesse  inutile.  En  résistant,  en  demeurant  à 
son  poste  autant  que  possible,  il  aurait  rendu  un  singulier  service  au 
gouvernement,  il  l'aurait  empêché  de  s'engager,  comme  il  l'a  dit  lui- 
même,  «sur  une  pente  funeste,  où  peut-être  on  aura  de  la  peine  à  se 
retenir  I  »  Que  s*est-il  passé  en  efr«H?  La  retraite  même  de  Tancien  pré- 
sident du  conseil  a  imprimé  son  caractère  et  créé  une  sorte  de  fatalité 
au  cabinet  recomposé.  Il  est  bien  clair  que  le  nouveau  ministère  res- 
tant au  pouvoir  dans  ces  conditions  était  obligé  d'aller  jusqu'au  bout, 
et  il  est  bien  certain  sous  ce  rapport,  on  a  été  fondé  à  le  dire,  que  ce 
qui  est  arrivé  devait  arriver.  On  ne  pouvait  faire  autrement  sous  peine 
de  n'avoir  plus  de  raison  d'être.  On  s'est  étourdiment  jeté  dans  cette 
aventure  sans  s'apercevoir  que,  pour  des  questions  de  légalité  douteuse, 
on  allait  commencer  par  se  heurter  contre  tous  les  droits,  par  recourir 
à  toutes  les  formes  de  l'arbitraire  administratif,  au  risque  d'offrir  ce 
spectacle  étrange  de  républicains  désavouant  toutes  les  traditions  libé- 
rales, absolvant  ou  imitant  ce  qu'ils  ont  mille  fois  réprouvé.  On  s'est 
exposé  à  s'entendre  dire,  Tautre  jour,  par  M.  Laboulaye  :  «  Que  nous 
demandez- vous?  Vous  nous  demandez  d'abandonner  toutes  les  convic- 
tions de  notre  vie.,.  Votre  programme,  je  le  connais,  ce  n'est  pas  une 


710  BETUB  DB8  DEUX  HCKTOBS. 

nouyeaoté,  c*est  mdme  une  réaction  étrange;  c'est  Pétat  a^ant  la  m«in 
partout,.,  c'est  Tempire  !  a  En  d'antres  termes,  c*est  la  république  recon- 
stituant, par  un  dangereux  calcul,  le  régime  discrétionnaire  à  son  profit, 
épuisant  tout  pour  la  domination,  -*-  pour  une  domination  de  parti. 

Ah  I  le  goût  de  l'omnipotence,  des  représailles  et  de  l'arbitraire, 
quand  on  est  un  parti  victorieux,  on  ne  s^en  défend  pas  aisément  sans 
doute.  Rien  n'est  plus  commode  que  de  s'approprier  sans  façon  les 
armes,  les  procédés  dont  on  a  si  souvent  reproché  aux  autres  de  se  ser- 
vir, — et  comme  la  plaisanterie  se  môle  souvent  aux  choses  sérieuses,  il 
7  a  même  des  républicains  qui  s'étonnent  plus  ou  moins  naïvement  de 
n'être  pas  toujours  soutenus  dans  leur  rôle  nouveau  de  conservateurs  de 
ce  qu'ils  appellent  les  droits  de  l'état  I  Au  fond,  si  on  y  regarde  de  près, 
le  signe  le  plus  caractéristique  du  moment,  c'est  cette  sorte  d'aban^ 
don  avec  lequel  on  épuise  toutes  les  combinaisons  de  l'arbitraire  et  on 
prétend  tout  refaire,  tout  reconstituer  ou  tout  juger  dans  un  intérêt  de 
parti.  On  commence  par  l'exécution  sommaire  et  administrative  des 
congrégations  sans  s'inquiéter  si  la  loi  est  aussi  claire  qu'on  le  dit,  si 
on  ne  va  pas  se  heurter  contre  des  libertés  individuelles,  contre  des 
droits  de  propriété  et  de  domicile  qui,  après  tout,  échappent  à  la  haute 
police.  On  continue  par  Texécution  de  la  magistrature  sans  se  deman- 
der si  Ton  ne  va  pas  irréparablement  affaiblir  la  plus  puissante  garan« 
tie  de  la  vie  sociale.  L'arbitraire  se  môle  à  tout,  à  un  acte  de  parlement 
comme  à  une  mesure  d'administration,  et  le  gouvernement,  qui  sem- 
blerait devoir  rester  le  gardien  de  tous  les  droits,  de  toutes  les  garan- 
ties respectées,  s'est  désarmé  d'avance  contre  l'envahissement  universel. 
La  rançon  des  décrets  pour  lui,  c^est  qu'il  ne  peut  ni  défendre  la  ma- 
gîstrature,  ni  combattre  les  tentatives  d'usurpation  parlementaire  qui 
peuvent  se  produire.  Autrefois  il  y  avait  des  idées  ou,  si  l'on  veut,  des 
utopies,  des  propositions  de  réformes  plus  généreuses  que  réalisables; 
aujourd'hui  il  y  a  des  expédions  discrétionnaires  au  service  des  passions, 
des  préjugés  de  parti,  et  môme  parfois  des  intérêts  personnels. 

Qu'estH^e  donc  que  cette  réforme  ou  cette  prétendue  réforme  de 
l'ordre  judiciaire,  qui,  après  les  décrets  de  mars,  est  devenue  l'affaire 
la  plus  urgente,  l'objet  d'une  sorte  de  passion  fixe  et  qui  a  été  expédiée 
en  quelques  séances,  en  toute  h&te,  comme  une  mesure  de  salut  public? 
Sans  doute,  si  on  l'avait  voulu,  si  Ton  ne  s'était  préoccupé  en  toute  im- 
partialité que  du  bien  du  pays,  cette  question  d'une  réforme  de  l'ad- 
ministration de  la  justice  en  France  méritait  d'être  abordée.  Depuis 
longtemps  elle  attire  l'attention  des  esprits  réfléchis,  et  dans  cette  dis- 
cussion même  qui  vient  d'occuper  quelques  journées  de  la  chambre,  il 
s'est  trouvé  des  députés  qui  ont  su  prouver  qu'ils  en  comprenaient 
l'importance.  Un  jeune  représentant  des  opinions  modérées,  H.  Ribot, 
a  défendu  avec  autant  d'indépendance  que  de  talent  les  idées  les  plus 
vraies  et  les  plus  saines,  les  idées  que  le  gouvernement  lui-même 


BEnJB«  —   GHBONIQUE*  711 

aurait  dû  soutenir*  Ua  autre  orateur  d'une  nuance  d'opinion  plus  avan- 
cée, M.  René  Goblet,  a  su  allier  à  l'esprit  réformateur  le  respect  des 
conditions  essentielles  de  toute  justice.  Un  député  de  la  droite,  M,  Fauré, 
a  parlé  simplement  et  babilementi  en  homme  instruit.  Pour  les  uns  et 
les  autres,  la  question  garde  son  caractère  sérieux  et  son  ampleur.  II  y  au- 
rait à  examiner  ce  qu'on  pourrait  faire  pour  relever  l'institution  des  juges 
de  paix  en  l'affranchissant  des  influences  de  parti,  pour  adapter  la  répar- 
tition des  tribunaux  à  la  situation  créée  par  les  transformations  écono- 
miquosy  pour  rendre  la  justice  moins  coûteuse  en  simplifiant  lés  pro- 
cédures, pour  régulariser  l'accessibilité  et  l'avancement  dans  la 
magistrature.  C'est  une  œuvre  considérable,  utile,  qui  ne  peut  être  con- 
duite qu'avec  une  impartialité  supérieure,  avec  le  sentiment  le  plus 
équitable  des  intérêts  multiples  qui  sont  en  cause  ;  mais  ce  n'est  vrai- 
ment pas  de  cela  qu'il  s'agit.  M*  Bardoux,  qui,  lui  aussi,  est  intervenu 
avec  talent  sur  le  point  décisif,  qui  a  tenté  un  effort  malheureusement 
inutile  pour  sauver  le  principe  de  l'institution  judiciaire,  M.  Bardoux 
l'a  dit  avec  raison,  avec  une  franchise  qui  aurait  dû  réveiller  quelques 
flcrupules  :  «  Toute  la  loi,  c'est  Tarticle  8 1  L'article  8,  c'est  la  suspension 
de  l'inamovibilité  pendant  une  année,  et  la  suspension  de  l'inamovibi- 
lité, c'est  l'épuration  discrétionnaire  légalisée,  érigée  en  système,  sus- 
pendue sur  la  magistrature  tout  entière.  Voilà  la  question  qui  pour  le 
moment  éclipse  et  domine  toutes  les  autres  In 

Vainement  on  fait  observer  à  ces  réformateurs,  en  vérité  assez  vul- 
gaires, que  la  république  existe  depuis  dix  ans,  que  la  constitution  date 
déjà  de  cinq  années,  qu'un  régime  ne  procède  pas  après  un  si  long 
espace  de  temps  comme  au  lendemain  d'une  révolution,  que  d'ailleurs, 
dans  cet  intervalle,  un  renouvellement  incessant  s*est  accompli  dans  la 
magistrature  ;  vainement  on  fait  observer  tout  cela,  les  réformateurs  de 
la  chambre  ont  décidé  répurationi  EstKse  à  dire  que  la  magistrature 
française  puisse  dtre  soupçonnée,  dans  son  intégrité,  dans  la  manière 
dont  elle  rend  la  justice  ordinaire?  Nullement;  un  des  plus  vifs  défen* 
seurs  de  la  réforme,  M.  Allain-Targé,  dont  l'esprit  semble  osciller  entre 
la  passion  de  parti  et  un  respect  de  souvenir  pour  l'ordre  judiciaire, 
M.  AIlain-Targé  lui-même  déclarait,  l'autre  jour»  que  la  magistrature 
était  honorée,  qu'aucun  soupf^n  ne  pouvait  atteindre  son  intégrité, 
qu'elle  n'était  pas  riche,  mais  qu'elle  méprisait  l'argent,  »  que  de  plus 
elle  était  généralement  indépendante.  Pourquoi  donc  tant  d'hostilités 
violentes  et  de  déclamations  furieuses  auxquelles  le  gouvernement  a 
même  cessé  d'opposer  la  plus  légère  protestation,  comme  s'il  était  le  pre- 
mier à  livrer  ce  grand  corps  de  la  justice  française?  C'est  tout  simple, 
le  crime  est  évident  I  La  magistrature  est  suspecte  de  tiédeur  pour  la 
république  ;  elle  est  accusée  de  sédition,  de  rébellion  ou  de  complicité 
dans  la  rébellion.  On  hésitait  jusqu'ici  à  la  frapper,  on  n'hésite  plus 
depuis  qu'elle  a  manqué  de  zèle  dans  la  campagne  des  décrets.  Une 


712  BETUB  DES  DEUX  MOmOES. 

question  s'est  élevée,  tellement  incertaine  que  près  de  deux  mille  juris- 
consultes se  sont  prononcés  contre  l'interprétation  du  gouvernement, 
que  près  de  quatre  cents  magistrats  du  ministère  public  ont  honorable- 
ment donné  leur  démission  pour  ne  pas  s'associer  à  rexécution  des 
décrets;  parce  que,  sur  cette  question  contestée,  certains  tribunaux  ont 
partagé  Topinion  de  juristes  comme  M.  Demolombe  et  M.  Rousse  ;  parce 
que  ces  tribunaux  n'ont  pas  voulu  accepter  comme  parole  d'évaogîle 
ce  que  M.  le  ministre  de  l'intérieur  a  dit  dans  un  mémoire,  ce  qui  ne 
sMtait  pas  dit  depuis  longtemps,  que  l'administration  est  seule  jugea  de 
la  mesure  des  sacrifices  qu'elle  peut  imposer  aux  droits  privés,  »  parce 
que  ces  faits  se  sont  produits,  la  magistrature  est  traitée  en  ennemie 
de  la  république,  —  de  Tordre  et  de  la  société  I 

Que  devait  donc  faire  la  magistrature  pour  échapper  à  ces  accusa- 
tions, pour  mériter,  comme  l'a  dit  naïvement  M.  le  garde  des  sceaux, 
f(  la  confiance  du  gouvernement?  »  C'est  encore  assez  clair,  elle  aurait 
été  la  meilleure  des  magistratures  si  elle  s'était  montrée  soumise  et 
muette,  si  elle  avait  accepté  sans  mot  dire  ces  déclioatoires  d'incompé- 
tence par  lesquels,  selon  une  expression  spirituelle,  on  a  remplacé 
avantageusement  l'article  75  de  la  constitution  de  l'an  vin.  Elle  est 
traitée  en  ennemie  parce  que  quelques  tribunaux,  quelques  magistrats 
ont  jugé  en  toute  indépendance,  sous  leur  responsabilité,  au  risque  de 
déplaire.  C'est  pour  cela  que  la  suspension  de  l'inamovibilité  doit  être 
prononcée  pour  un  an,  —  et  qu'on  remarque  bien  ce  qu'il  y  a  d'étrange 
dans  cet  expédient  de  représaille  contre  une  institution.  Évidemment, 
cette  suspension  temporaire  est  plus  équivoque,  plus  dangereuse  que  la 
suppression  même  de  l'inamovibilité.  La  suppression  complète  de  l'ina- 
movibilité est  un  système  dont  l'application  comporte  des  garanties  d'un 
autre  ordre;  l'élection  des  juges  est  encore  un  système.  La  suspension 
temporaire  n'est  pas  un  système.  Cest  tout  simplement  l'arbitraire  intro- 
duit dans  la  loi,  consacré  par  la  loi.  Ainsi,  pendant  un  an,  et  pendant 
cette  année  des  élections  vont  se  préparer,  un  garde  des  sceaux,  celui 
qui  est  aujourd'hui  à  la  chancellerie  ou  tout  autre,  disposerait  souve- 
rainement du  corps  judiciaire  tout  entier,  exclurait  on  déplacerait  des 
magistrats  à  son  bon  plaisir  l  M.  Bardoux,  M.  Ribot,  ont  eu  certes  raison 
de  le  dire  :  «  C'est  la  justice  suspendue  pendant  un  an  ;..  pendant  un  an 
c^est  un  rendez-vous  donné  à  toutes  les  dénonciations,  à  toutes  les  ran- 
cunes, à  toutes  les  convoitises...  »  C'est  ainsi  qu'on  prétend  donner  satis- 
faction à  l'opinion  publique,  sans  compter  qu'on  n'a  pas  apparemment 
riilusion  que  ce  qu'on  ferait  aujourd'hui  serait  respecté  par  d'autres, de 
sorte  que  si  le  sénat  n'arrêtait  pas  au  passage  de  telles  fantaisies,  on 
arriverait  tout  simplement  à  créer  un  régime  d^arbitraire  tempéré  par 
l'anarchie. 

Oui,  vraiment,  un  des  plus  dangereux  ennemis,  c'est  ce  goût  d'arbi- 
traire, qui  n'exclut  pas  l'anarchie,  que  les  théories  oflSciellQs  consacrent 


REVUE.  .—  GHROmQUE.  743 

souvent,  que  les  pratiques  ou  les  faiblesses  du  gouvernement  encou- 
ragent et  qui  est  la  contradiction  de  ce  qu'on  avait  Fhabitade  de  con- 
sidérer comme  la  tradition  libérale  du  pays.  Dès  qu'un  intérêt  de  parti 
est  en  jeu,  il  est  entendu  que  tout  est  permis,  les  abus  de  domination 
aussi  bien  que  les  plus  violentes  iniquités  de  polémique  contre  les 
hommes.  Il  suiBt  de  se  couvrir  d'un  grand  mot,  la  démocratie,  l'état  ou 
même  le  patriotisme,  pour  se  donner  tous  les  droits  ou  plutôt  toutes 
les  licences.  Rien,  certes,  ne  peut  être  plus  pénible  et  plus  tristement 
significatif  que  ce  qui  se  passe  depuis  quelque  temps  soit  dans  le  par- 
lement, soit  dans  la  presse,  au  sujet  d'un  des  plus  anciens  chefs  de  l'ar- 
mée, qui  depuis  1870,  a  été  ministre  de  la  guerre  successivement  sous 
M.  Thiers  et  sous  M.  le  maréchal  de  Mac-Mahon. 

Un  jour,  il  y  a  quelques  semaines,  un  procès  né  de  cette  fureur  de 
soupçon  et  de  dénigrement  qui  règne  aujourd'hui  divulgue  deux  lettres 
que  M.  le  général  de  Cissey  aurait  pu  sans  doute  se  dispenser  d'écrire, 
qui  ne  sont  après  tout  pourtant  que  des  actes  d'un  ordre  privé  sans 
gravité  et  sans  conséquence  pour  l'intérêt  public.  Que  ces  lettres  aient 
pu  être  une  imprudence,  le  gouvernement  en  a  jugé  ainsi,  puisqu'il  a 
cru  devoir  relever  de  son  commandement  celui  qui  les  avait  écrites  à  l'é- 
poque où  il  était  ministre, — et  l'expiation  était  assez  dure  pour  un  vieux 
soldat  près  d'arriver  au  terme  de  l'activité.  Gela  n'a  cependant  pas  suffi. 
Depuis  quelques  semaines,  c'est  un  véritable  déchaînement  d'outrages, 
de  diffamations,  d'iniquités,  d'inventions  injurieuses  contre  un  homme 
qui  a  passé  sa  vie  à  servir  le  pays,  qui  l'a  servi  souvent  avec  éclat.  Rien 
n'est  respecté,  ni  la  carrière  du  soldat,  ni  la  dignité  de  l'homme,  ni 
l'intégnrité  de  l'administrateur.  Concussions,  malversations,  fraudes, 
abus  d'autorité,  rien  n'a  été  négligé,  —  et  bientôt  il  a  été  clair  que  ce 
qu'on  poursuivait  surtout  en  M.  de  Cissey,  c'était  le  chef  militaire 
ramenant  au  mois  de  mai  1871  un  des  corps  de  l'armée  de  Versailles 
dans  Paris  ravagé  et  incendié  par  la  commune  I  Dans  cette  campagne 
d'outrages  organisée  par  d'étranges  vengeurs  de  la  morale  et  du  patrio- 
tisme, il  y  avait  une  partie  qui  ne  relevait  vraiment  que  de  la  justice. 
M.  le  général  de  Cissey  a  fait  ce  qu'il  y  avait  de  plus  simple;  il  a  livré  aux 
tribunaux  les  diffamateurs  en  les  sommant  de  justifier  leurs  allégations, 
et  devant  la  justice  naturellement  pas  une  ombre  de  preuve  n'a  été 
produite.  La  régularité  de  l'administration  de  M.  le  général  de  Cissey 
a  été  démontrée,  mise  en  lumière  par  un  ensemble  de  témoignages,  de 
dépositions  qui  ont  fait  crouler  Tédifice  de  mensonge  et  de  calomnie. 
Tout  a  disparu  notamment  sous  la  parole  ferme,  lucide  et  décisive  d'un 
des  plus  jeunes  et  des  plus  brillans  chefs  de  notre  armée  d'aujourd'hui, 
M.  le  général  Berge,  qui  a  été,  comme  directeur  de  l'artillerie,  un  des 
plus  actifs  coopérateurs  de  la  réorganisation  militaire  de  la  France.  Le 
tribunal  a  prononcé;  mais  il  y  a  une  autre  partie.  A  cette  campagne  se 
sont  trouvés  plus  ou  moins  mêlés  des  législateurs,  des  députés  qui  ont 


TiA  VKWB  DBS  DEtJX  MONDES. 

voulu  vdr  dans  ce  fouillis  d'allégations  une  affaire  de  parlemeat,  on 
objet  d'enquétOi  et  o'est  justement  ici  que  reparaît  cette  ardeur  d'arbi- 
traire qui  se  manifeste  sous  toutes  les  formes,  à  tout  propos. 

Évidemment  ce  n'est  pas  le  droit  d'ordonner  et  de  faire  une  enquête 
qui  peut  être  contesté  à  la  chambre  des  députés.  Le  droit  existe,  il 
s'est  exercé  de  tous  les  temps.  Encore  cependant  faut-il  que  cetto 
enquête  ait  des  raisons  précises,  qu'elle  s'applique  à  des  faits  déter* 
minés;  sans  cela  elle  s'engage  dans  le  vague,  dans  une  voie  d'arbi* 
traire  indéfini.  Cest  précisément  ce  qui  arrive  aujourd'hui.  Sur  quoi 
va«*t**elle  porter  cette  enquête,  qui  a  été  acceptée  en  effet,  qui  n'a  cepen- 
dant été  votée  que  dans  la  confusion,  par  une  chambre  partage  et 
incertaine  7  La  commission  qui  a  proposé  Tenquéte  assure  qu'elle  ne 
prend  d'autre  point  de  départ  que  «  les  faits  révélés  au  cours  du  procès 
jugé  le  12  octobre,  »  elle  décline  l'intention  de  s'occuper  «  des  polé« 
miques  qui  ont  suivi.  »  ^^  Non,  dit*on  d'un  autre  côté,  ce  n'est  pas  assex; 
l'enquête  doit  s'étendre  à  tous  les  actes  de  l'administration  de  H.  le 
général  de  Cissey.  A  qui  faut-il  croire?  Où  est  la  limite?  S'il  ne  s'agit 
que  des  n  faits  du  procès  du  12  octobre,  »  c'est-à-dire  des  lettres  de 
M.  le  général  de  Cissey  lues  dans  une  audience,  ces  lettres  sont  cûih 
nues,  elles  ne  sont  pas  niées  et,  de  plus,  elles  ont  été  expiées  ;  il  se 
reste  plus  rien  à  voir  ni  à  dire  sur  ce  point.  Si  les  recherches  doîTe&t 
s'étendre  aux  actes  sans  nombre  de  l'administration  de  la  guerre  pen- 
dant une  certaine  période,  sait-on  bien  où  l'on  va?  Les  opératioos  aux- 
quelles M.  le  général  de  Cissey  a  présidé  comme  ministre,  embrassent 
près  de  cinq  années.  Elles  ont  été  soumises  aux  commissions  da  bud- 
get, à  la  commission  de  liquidation,  à  la  cour  des  comptes.  La  com- 
mission nouvelle  aura  donc  le  droit  de  reprendre  cette  instruction,  de 
revoir  ce  qui  a  été  fait,  de  surprendre  en  défaut  les  commissions  qui 
l'ont  précédée  I  Et  pour  entrer  dans  ce  fourré  quel  fil  conducteur  a*tHMil 
Des  bruits,  des  allégations,  ces   «  polémiques  »  qu'on  ne  vent  pas 
connaître,  des  commérages,  pas  un  fait  précis,  pas  une  présomption  à 
demi  spécieuse.  M.  le  ministre  de  la  guerre  a  bien  essayé,  si  l'on  veut, 
de  détourner  l'enquête  en  déclarant  qu'il  n'avait  rien  trouvé  dans  son 
département  qui  fût  de  nature  à  justifier  les  imputations  dirigées  contre 
M.  le  général  de  Cissey,  en  montrant  les  inoonvéniens  de  l'œovie 
qu'on  allait  entreprendre.  Il  est  évident  que  s'il  avait  plus  fermement 
insisté,  si  M.  le  président  du  conseil  l'avait  appuyé,  si  le  gouvernement, 
en  un  mot,  n'avait  pas  craint  de  s'exposer  à  un  échec,  il  eût  épargné  à 
la  chambre  de  tomber  dans  un  piège  où  elle  se  sent  embarrassée 
aujourd'hui,  de  s'engager  dans  une  voie  où  une  enquête,  qui  n'a  rien 
de  précis  ni  de  plausible,  est  réduite  par  cela  même  à  être  un  acte 
d'omnipotence  arbitraire.  Et  qu'on  prenne  bien  garde  que  rarbitraire, 
parce  qu'il  revêt  la  forme  parlementaire,  ne  cesse  pas  d'être  l'arbitraire. 
C'est  là  le  danger,  et  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  qu'avec  tout  cela 


BEVms*  •—  GHBONIQUIt  71 S 

on  crée  d'étranges  précédons.  Depnis  trois  ans,  avec  la  grande  cam- 
pagne des  invalidations  parlementaires,  avec  Texécation  des  congréga- 
tions par  la  haute  police,  avec  les  mesures  d'épuration  qu'on  prépare 
contre  la  magistrature,  avec  Tenquéte  qu'on  vient  de  voter  sur  toute 
une  période  de  l'administration  de  la  guerre,  on  s'est  exposé  à  forger 
des  armes  pour  ceux  qui  voudront  ou  sauront  s'en  servir.  On  a  justifié 
d'avance  les  représailles  qui  pourraient  être  exercées  par  d'autres» 
S'attaquer  tantôt  aux  croyances  religieuses,  tantôt  à  la  magistrature, 
tantôt  à  l'armée,  accusée  ou  livrée  dans  ses  chefs,  c'est  peut-être  une 
étrange  façon  de  servir  la  république.  De  tous  ces  faits  on  pourrait 
certes  dire  ce  que  M.  de  Freycinet  disait  l'autre  jour  en  parlant  des 
mesures  d'exécution  des  décrets  :  (t  Nous  ont-elles  fait  un  seul  ami? 
Pouvaient-elles  nous  en  faire  un?  Non,  elles  ne  pouvaient  nous  créer 
que  des  adversaires,  et  elles  nous  ont  créé  des  adversaires  parmi  des 
gens  dont  peut-être  un  certain  nombre  seraient  venus  à  nous,  o  C'est 
après  tout  la  moralité  la  plus  évidente  de  la  politique  du  jour. 

Bien  d'autres  nations  que  la  France  ont  assurément  aujourd'hui  leurs 
problèmes  et  leurs  embarras.  Il  y  a  en  Europe,  dans  la  plupart  des 
pays,  grands  ou  petits,  des  questions  de  toute  sorte.  Il  y  a  avant  tout, 
pour  les  puissances  qui  représentent  la  civilisation  de  l'Occident,  il  y  a 
la  question  d^ordre  international,  d'équilibre  général  qui  intéresse  la 
paix,  la  sécurité  universelle  et  dont  la  diplomatie  est  chargée.  Celle-là, 
sans  cesser  d'être  la  première,  la  plus  sérieuse  par  son  caractère,  n'a 
plus  rien  d'immédiatement  menaçant  depuis  quelques  jours,  depuis  que 
Dulcigno  occupé  par  les  Turcs  a  pu  être  transmis  au  Monténégro;  mais 
à  part  cette  affaire  commune  à  tous  les  états  intéressés  à  l'équilibre 
des  forces  dans  le  monde,  il  y  a  dans  tous  les  pays  bien  d'autres 
questions  de  toute  nature,  questions  religieuses,  politiques,  sociales, 
économiques,  toutes  plus  ou  moins  graves,  plus  ou  moins  pressantes 
selon  les  circonstances,  souvent  selon  la  passion  du  jour.  Quel  est  le 
pays  qui  n*ait  pas  aujourd'hui  sa  question?  L'Angleterre  a  l'Irlande, 
dont  les  agitations  passionnées  deviennent  un  embarras  croissant  et  ont 
failli,  ces  jours  derniers,  provoquer  une  scission  dans  le  ministère  de 
M.  Gladstone.  La  Russie  a  le  nihilisme,  qu'elle  s'efforce  de  combattre  ou 
de  neutraliser,  tantôt  par  des  répressions,  tantôt  par  des  apparences  de 
concessions  à  des  désirs,  à  des  besoins  de  réformes  intérieures  qui  ne 
font  que  s'accroître.  L'Autriche  a  ses  luttes  de  races,  occupées  à  se  dis- 
puter l'influence,  la  suprématie  dans  l'empire.  La  petite  Belgique  elle- 
même  a  ses  conflits  plus  vifs  que  jamais  entre  libéraux  et  cléricaux.  Qui 
aurait  dit  cependant  qu'à  l'heure  présente  du  siècle,  au  milieu  des 
progrès  du  temps,  dans  cette  Allemagne  qui  se  croit  modestement  la 
nation  la  plus  civilisée  du  monde,  qui  aurait  dit  que,  dans  cette  Alle- 
magne, orgueilleuse  de  ses  idées  autant  que  de  ses  victoires,  il  se  pro- 
duirait tout  à  coup  une  question  sémite? 


716  mETUB  DES  DEUX  MONDES. 

Qu'est-ce  que  la  question  sémite  en  Allemagne?  C'est  vraiment  no 
phénomène  assez  curieux.  Le  fait  est  que,  depuis  quelque  temps,  il  y  a 
dans  une  partie  du  pays,  dans  certaines  classes  de  la  société  allemande, 
toute  une  agitation  organisée,  dirigée  contre  les  juifs.  On  accuse  sans 
déguisement  les  juifs  de  tout  envahir,  de  former  une  nation  dans  la 
nation,  d'être  une  menace  pour  la  prépondérance  de  l'élément  chrétien 
et  germanique,  de  profiter  des  crises  économiques  pour  accaparer  la 
richesse,  d'opprimer  le  commerce  de  leur  influence,  d^offenser  la  sim* 
plicité  de  la  vieille  société  allemande  aussi  bien  que  la  misère  des 
classes  populaires  par  leur  faste.  On  ne  se  borne  pas  à  des  polémiques 
plus  ou  moins  violentes  ;  partout,  dans  ces  derniers  temps,  ont  circolé 
des  pétitions  qui  ne  tendraient  à  rien  moins  qu'à  replacer  les  Israélites 
sous  le  coup  d'interdictions  légales,  à  les  réduire  à  une  sorte  d'infério- 
rité dans  l'empire.  On  demande  tout  simplement  contre  eux  des  lois 
d'exception  qui  les  excluraient  «  de  certaines  carrières,  de  certaines 
distinctions,  de  certains  postes  publics,  »  et,  qu'on  le  remarque  bien, 
les  chefs,  les  promoteurs  de  Tagitation,  de  ce  qu'on  appelle  la  «  ligue 
antisémitique  »  ne  sont  pas  les  premiers  venus;  les  principaux  sont  on 
prédicateur  de  cour,  le  docteur  Stoecker,  qui  s^est  constitué  Tapôtre 
d'un  «  socialisme  chrétien,  d  un  savant  renommé,  le  professeur 
Treitschke,  qui  est  connu  par  des  travaux  historiques  et  qui  s'est  créé  une 
assez  grande  popularité  dans  la  jeune^^se  universitaire,  qui  recevait 
même  récemment  de  bruyantes  ovations.  Il  ne  faut  rien  exagérer  sans 
doute.  A  cette  agitation  ont  répondu  bientôt  des  manifestations  d'un 
esprit  plus  libéral,  et  contre  les  a  pétitions  antisémitiques  »  il  y  a  eu 
tout  dernièrement  une  protestation  signée  de  personnages  considé- 
rables, hommes  politiques,  administrateurs  et  savans,  M.  Delbruck, 
—  le  premier  bourgmestre  de  Berlin,  M.  de  Forkenbeck,  —  M.  Gneist, 
M.  Moramsen,  M.  Virchow.  «  On  réveille  aujourd'hui  d'une  façon 
imprévue  et  tout  à  fait  honteuse,  dit  la  protestation,  les  haines  de  race 
et  le  fanatisme  du  moyen  âge...  Le  legs  de  Lessing  est  attaqué  par  de? 
hommes  qui,  du  haut  de  la  chaire  et  de  la  tribune,  devraient  annoncer 
que  la  civilisation  moderne  a  fait  cesser  l'isolement  dans  lequel  on 
avait  tenu  la  race  qui  nous  a  donné  le  monothéisme...  »  Le  «  legs  de 
Lessing  »  n'est  pas  sérieusement  menacé,  il  faut  le  croire.  La  question 
n^estpas  moins  devenue  assez  vive  pour  provoquer  des  animosités  vio- 
lentes, même  un  certain  nombre  de  duels,  et  elle  a  pris  assez  de  gra- 
vité pour  être  récemment  portée  devant  le  Landtag.  Oui,  pendant 
quelques  séances,  dans  le  parlement  de  Ber^n,  on  a  discuté  éloquem- 
ment  sur  ce  qu'il  y  avait  à  faire  ou  ne  pas  faire  contre  la  race  qui,  de 
nos  jours,  a  donné  Meyerbeer  et  Henri  Heine  à  l'Allemagne  I 

Il  y  a,  on  en  conviendra,  des  signes  étranges  dans  la  vie  des  peuples 
les  plus  puissans.  Que  la  réaction  a  antisémitique,  »  qui  se  manifeste 
en  Allemagne  s'explique  d'une  manière  plus  ou  moins  spécieuse,  par 


HSTUS.  —  CHRONIQUE.  717 

des  drcoDStances  particulières,  c'est  possible.  Les  Israélites  expient  ua 
peu  rédat  d'une  fortune  qui  a  considérablement  grandi,  qui  est  sur- 
tout devenue  plus  frappante  depuis  dix  ans,  depuis  la  guerre  de  1870. 
Ils  ont  excité  les  jalousies,  les  ressentimens  par  leurs  succès,  par  Tha- 
bileié  avec  laquelle  ils  ont  su  profiter  des  événemens,  de  cette  profu- 
sion de  milliards  qui  a  produit  pour  le  pays  une  crise  économique 
désastreuse,  et  ces  jalousies,  ces  ressentimens,  échauffés,  conduits  par 
l'esprit  de  secte,  se  tournent  aujourd'hui  contre  eux.  Ils  expient  peut- 
être  aussi  jusqu'à  un  certain  point  les  inconséquences  des  chefs,  des 
orateurs  qu'ils  ont  eus  dans  le  parlement.  Geux-d  ont  compté  parmi  les 
plus  ardens  auxiliaires  de  la  campagne  du  Culturkampf  contre  les 
catholiques,  et  aujourd'hui,  à  leur  tour,  ils  voient  recommencer  contre 
eux  une  guerre  qu'ils  ont  trouvée  bonne  contre  d'autres  :  preuve  évi- 
dente que  désormais,  pour  toutes  les  religions  comme  pour  tous  les  par- 
tis, le  libéralisme  est  de  la  prévoyance  !  Au  fond,  les  animosités  d'un 
autre  temps  n'iront  pas  bien  loin  sans  doute,  elles  ne  l'emporteront  pas 
sur  la  raison  allemande,  et  le  vice-président  du  conseil,  le  comte  de 
Stolberg,  a  déclaré  qu'on  n'avait  pas  l'intention  de  diminuer  les  droits 
des  juifs;  mais  ici  précisément  il  y  a  un  autre  point  assez  curieux.  Le  gou- 
vernement a  bien  déclaré  effectivement  qu'il  ne  voulait  porter  aucune 
atteinte  aux  droits  constitutionnels  des  Israélites  ;  il  n'a  pas  dit  un  mot 
pour  décourager  ou  pour  blâmer  l'agitation  a  antisémitique.  »  Qu'est-ce 
à  dire?  M.  de  Bismarck  se  serait-il  proposé  de  faire  sentir  aux  Israélites, 
comme  il  l'avait  fait  déjà  avec  les  libéraux-nationaux,  que  ni  les  uns  ni 
les  autres  ne  pouvaient  rien  sans  lui,  que  seul  il  pouvait  les  protéger? 
Aurait-il  cédé,  une  fois  de  plus,  à  cette  tentation  méphistophélique  de 
laisser  les  partis  se  diviser,  se  dévorer  pour  intervenir  en  souverain  paci- 
ficateur? N'importe,  il  y  a  désormais,  en  plein  siècle  delà  libre  pensée, 
une  question  sémite  à  Berlin  !  L'agitation  contre  les  juifs  n'est  proba- 
blement pas  près  de  finir,  et  Tesprit  de  tolérance  se  manifeste  sous 
des  formes  étranges  dans  cette  victorieuse  et  puissante  Allemagne  ( 

Ch.  de  Mazaob, 


ESSAIS  ET  NOTIOES. 


Monumens  de  Va/ri  anttgtM,  publiés  ioub  la  directioii  de  BL  OUvier  Rayet« 

Paris,  1880^  Qasntin. 

M.  Rayet  publie  une  nouvelle  collection  des  MonurMm  de  Fart 
antique;  nous  en  avoûs  sous  les  yeux  la  première  livraison,  qui  con- 


'TIS  RSTCB  DBS  DEUX  MONDES. 

tient  quioze  planches  avec  des  notices  explicatives»  En  oommençant, 
.  H.  Rayet  rappelle  que  beaucoup  d'autres  ont  imaginé  avant  lai  de  lAa- 
.nir  dans  un  livre  maniable  les  œuvres  les  plus  intéressantes  de  l'antir 
quité,  et  il  s'excuse  de  recommencer  ce  qui  a  été  déjà  fait  avec  talent 
fo  crois  qu'il  obtiendra  aisément  son  pardon.  Il  est  facile  de  comprendre 
qu'un  ouvrage  de  ce  genre»  quoique  très  bien  fait,  soit  toajours  i 
refaire.  Les  procédés  par  lesquels  on  reproduit  les  modèles  se  perfec- 
tionnent sans  cesse^  le  goût  du  public  diange,  la  science  mardie,  les 
monumens  nouveaux  qu'on  tire  du  sol  inépuisable  de  la  Grèce  aident 
à  comprendre  les  anciens*  Aussi,  quelque  admiration  qu^on  ^ffouve 
pour  les  Winckelmann,  les  Millingen,  les  Ottfried  MûUer,  les  Welder, 
on  peut,  sans  être  accusé  d'impertinence,  reprendre  leur  œuvre  aY6C 
des  ressources  nouvelles  et  dans  un  esprit  différent.  M*  Rayet  se  pio- 
pose  un  autre  dessein  qu'eux;  ils  travaillaient  surtout  pour  les  archéolo- 
gues I  lui  s'adresse  plutôt  aux  artistes  et  aux  geos  de  goât.  «  Nous  vott- 
lons,  dit41t  faire  passer  sous  leurs  yeux,  sans  nous  astreindre  à  un  ordre 
méthodique,  sans  tenir  compte  de  la  chronologie,  sans  nous  inquiéter 
des  publications  antérieures,  les  œuvres  de  ces  heureuses  époques  oà 
Ton  cherchait  avec  un  zèle  si  honnête  à  copier  la  nature,  mais  à  la 
copier  dans  ce  qui  mérite  d'être  regardé,  oh  rien  n'était  ni  extravagant 
ni  vulgaire,  où  le  bon  sens  courait  les  rues  en  compagnie  du  seos  da 
beau,  où  l'œuvre  de  l'artiste  restait  vraie  et  où  le  moindre  objet  sorti 
des  mains  du  dernier  artisan  révélait  une  étude  et  avait  un  style.  Nous 
ne  publierons  que  ce  qui  nous  paraîtra  intéressant  au  point  de  vue  de 
l'art,  mais  nous  trouvons  intéressant  tout  ce  qui  témoigne  d'un  effort 
sincère,  d'un  sentiment  juste,  même  lorsque  la  main  est  encore  mda- 
droite  et  rend  mal  la  pensée.  La  rude  et  gauche  naïveté  des  maîtres 
primitifs  n'a  rien  qui  nous  effarouche,  Phabileté  banale  des  artistes  de 
la  décadence  nous  ennuie.  Aussi  nous  remonterons  quelquefois  très 
^aut,  rarement  nous  descendrons  très  bas.  Et  lorsque  nous  quitterons 
la  Orèce  du  v*  et  du  iv*  siècle,  ce  sera  plus  volontiers  pour  nous  diriger 
sur  rÉgypte  des  pharaons  et  l'Assyrie  des  Sargonides  que  pour  uoos 
acheminer  vers  la  Rome  des  Césars.  » 

Dans  ces  lignes,  M.  Rayet  trahit  ses  préférences.  Si  la  perfection  le 
charme  par-dessus  tout,  Û  aime  mieux  se  placer  à  l'aurore  des  époqoes 
parfaites  qu'à  leur  déclin.  Il  éprouve  le  plus  vif  attrait  pour  ces  esprits 
vigoureux  et  sains  qui  précèdent  et  préparent  les  artistes  accomplis.  Ils 
ont  entrevu  le  beau,  ils  le  cherchent  avec  sincérité,  et  s'il  leur  arrive 
de  le  dépasser  quelquefois,  avant  de  l'avoir  atteint,  par  une  sorte  d'excès 
d'énergie,  M.  Rayet  est  tout  prêt  &  leur  pardonner.  De  là  vient  son 
goût  pour  les  ruines  admirables  des  temples  d'OIympie,  que  les  Alle- 
mands achèvent  de  déblayer.  Paeonios  de  Mendé  et  Alcamène  de  Lem- 
noSj  dont  les  oemvres  viennent  de  nous  être  rendues  en  débits,  loi 
paraissent  être  bien  près  de  Phidias.  C'est  précisément  par  une  de  ces 


BEVUE.  —  CtmoNlQUE.  719 

œuvres  qu'il  a  tenu  à  commencer  son  ouvrage.  Il  â'agit  des  firagmeus 
(Tune  métope  qui  fut  trouvée  à  Olympiepar  Tarchitecte  Blouet,  pendant 
Texpédition  de  Morée,  et  qui  est  aujourd'hui  au  Louvre.  Elle  représente 
Héraclès  domptant  le  taureau  crétois.  M.  Rayet  ne  la  trouve  pas  infé- 
rieure aux  métopes  du  Parthénon  :  je  crois  même  qu'au  fond  il  la  préfère. 
«  Nous  sommes  loin,  dit-il,  dVoir  assez  de  monumens  de  Part  grec  du 
v«  siècle  pour  pouvoir,  avec  certitude,  distinguer  les  diverses  écoles  et 
marquer  les  qualités  propres  de  chacune  :  il  semble  bien  cependant  per- 
mis d'affirmer,  dès  aujourd'hui,  que  les  sculpteurs  du  Péloponèse  ont 
eu  plus  de  puissance  et  d^ampleur  que  les  artistes  de  TAttique,  particu- 
lièrement épris  de  la  grâce  et  soigneux  du  détail.  » 

Phidias,  pourtant,  reste  toujours  le  maître  des  maîtres.  II  est  repré« 
sente,  dans  cette  livraison  de  M.  Rayet,  par  un  de  ses  chefs-d'œuvre,  le 
groupe  de  Deméteret  de  Coré,que  possède  le  British  Muséum.  M.  Rayet 
explique,  commente  ce  groupe  merveilleuXi  il  en  fait  ressortir  la  simpli- 
cité» le  naturel,  l'élégance,  et  il  termine  par  ces  paroles  ;  «  L'homme 
qui  a  tiré  du  marbre  ces  divines  figures  n'a  pas  encore,  après  vingt- 
trois  siècles,  trouvé  son  égal,  et  ses  œuvres  inspirent  à  qui  les  regarde 
les  mêmes  sentimens  d'étonnement  et  de  respect  que,  dans  Thymne 
homérique,  les  immortels  éprouvent  à  la  vue  d'Athéna  s'élançant 
armée  au  milieu  d'eux»  »  A  côté  de  ces  chefs-d'œuvre,  M.  Rayet  fait 
une  place  à  ce  que  nous  pouvons  appeler  l'art  industriel  chez  les 
Grecs.  Il  a  reproduit  deux  plaques  estampées  en  terres  cuites,  dont  l'une 
représente  un  convoi  funèbre.  Enfin,  il  s'est  bien  gardé  d'omettre  ces 
charmantes  figurines  deTanagra,  qui  sont  si  recherchées  depuis  quelques 
années.  Personne  n'en  peut  parler  avec  plus  de  compétence  que  lui  : 
il  a  eu  la  chance  heureuse,  dans  ses  voyages,  d'être  un  des  premiers  à 
les  connaître  et  à  les  faire  connaître  au  public,  il  les  a  vues  sortir  de 
terre  avec  l'éclat  de  leurs  couleurs  véritables,  il  a  rapporté  lui-même  et 
possédé,  dans  sa  collection,  quelques-unes  des  plus  belles.  Celles  qu'il 
reproduit  dans  son  ouvrage  sont  des  merveilles  d'élégance  et  de  vérité* 

yÉgypte  aussi  figure  dans  sa  première  livraison.  Il  y  a  reproduit  une 
tête  de  scribSt  d9  la  quatrième  ou  de  la  cinquième  dynastie,  d'un 
réalisme  expressif,  ^  diverses  statuettes  ea  bpis  qui  représentent  un 
prôtroi  une  femme  et  uu  soldât.  C'est  M.  Maspéro  qui  s'est  chargée  des 
notices  explicatives^  H  s'est  d'abord  demandé  pourquoi  les  statues  de 
ce  genre  se  rencontrent  ai  fréquemmwt  dans  les  tombeaux,  filles 
n'étaient  pas  faites  pour  conserver  à  la  famille  le  souvenir  du  mort, 
puisqu'on  les  enterrait  avec  lui,  qu'elles  étaient  placées  dans  des  salles 
étroites,  sans  jour,  murées,  et  que  personne  ne  pouvait  plus  les  revoir. 
M.  Maspéro  leur  attribue  une  autre  destination.  Les  Égyptiens,  nous 
dit-il,  se  faisaient  de  l'àme  humaine  une  idée  assez  grossière.  Ils  la 
considéraient  comme  une  reproduction  exacte  du  corps  de  chaque 
individu.  Ce  double,  comme  ils  l'appelaient,  avait  toutes  les  infirmités 


720  BEYUB  DBS  DEUX  MONDES. 

de  la  vie  terrestre  :  «  Il  buvait,  mangeait,  se  vêtait,  if  oignait  de  par- 
fums, allait  et  venait  dans  sa  tombe,  exigeait  un  mobilier,  une 'maison, 
des  serviteurs,  un  revenu.  On  devait  lui  assurer  dans  Pautre  moade  la 
possession  de. toutes' les  richesses  dout  il  avait  joui  dans  celui-ci  sous 
peine  de  le  condamner  à  une. éternité  de  misères ' indicibles.'  La  pre- 
mière obligation  que  sa  famille  contractait  à  son  égard  était  de  lui  four- 
nir un  corps  durable,  et  elle  s*en  acquittait  en  momifiant  de  sou  mieux 
la  dépouille  mortelle,  puis  eh  cachant  la  momie  au  fond  d'un  puits,  où 
l'on  ne  l'atteignait  qu'au  prix  de  longs  travaux.  Toutefois  le  corps, 
quelque  soin  qu'on  eût  mis  à  Tembaumer,'  ne  rappelait  plus  que  de 
loin  la  forme  du  vivant.  Il  était  d'ailleurs  unique  et  facile  à  détruire. 
Lui  disparu,  que  serait  devenu  le  doubkf  On  lui  donna  pour  support 
des  statues  représentant  la  forme  exacte  de  l'individu.  Les  statues  eo 
bois,  en  calcaire,  en  pierre  dure,  étaient  plus  solides  que  la  momie,  et 
rien  n'empêchait  d'en  fabriquer  la  quantité  qu'on  voulait.  Un  seul  corps 
était  une  seule  chance  de  durée  pour  le  double;  vingt  statues  représen- 
taient vingt  chances.  »  Telle  était  la  destiaation  véritable  des  statuettes 
qui  garnissent  en  si  grand  nombre  les  armoires  du  musée  'égyptien  du 
Louvre  ;  et  de  là  vient  aussi  qu'elles  ne  sont  pas  toujours  belles.  Les 
héritiers  du  mort  ne  cherchaient  pas  à  lui  procurer  un  corps  idéal  et 
embelli.  Ils 'copiaient  exactement  son  image.  Quand  le  défunt  avait  le 
malheur  d'être  laid,  comme  le  scribe  de  la  cinquième  dynastie,  il  fallait 
bien  le  représenter  comme  il  était;  sans  cela,  le  double  aurait  pu  oepas 
reconnaître  son.ancien  associé.  Mais  si  ces  petites  statues  n'ont  pas  toute 
la  beauté  des  figurines  grecques,  elles  ont  toujours  une  vie  et  une 
vérité  singulières,  parce  qu'elles  sont  l'image  exacte  de  la  réalité. 

Telle  est  la  première  livraison  des  Monumens  de  fart  antique  de 
M.  Rayet.  Elle  annouco  bien  l'ouvrage  et  en  fait  vivement  désirer  la 
suite.  Rien  n'a  été  négligé  pour  satisfaire  les  gens  de  goût.  Les  mooo- 
mens  sont  reproduits  par  le  procédé  héliographique  de  M.  Dujardio,  qui 
a  toute  la  sincérité  et  toute  la  vigueur  de  la  photographie  sans  en  av<Hr 
les  inconvéniens.  Les  notices,  sans  aucun  appareil  d'érudition,  sont 
savantes,  précises,  attachantes,  souvent  pleines  de  vues  et  d'idées  Doa« 
velles.  M.  Rayet  annonce  n  qu'il  voudrait  rendre  aux  amateurs  sérieux 
l'abord  de  la  science  plus  aisé,  donner  à  quelques  indifférens  le  goût 
des  recherches  approfondies  et  ramener  l'attention  des  gens  du  monde 
sur  les  civilisations  antiques,  où  nous  avons  tant  à  apprendre  et  tant  à 
admirer.  »  Je  crois  que  son  livre  est  fait  pour  y  réussir» 

Gaston  Boissifa. 


Le  directeur-gérant  :  G.  BolOZ. 


NOIRS   ET   ROUGES 


TKOISlftUB    PIKTIB    (1). 


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XI. 

C'est  le  propre  des  belles  et  bonnes  âmes  comme  des  esprits 
supérieurs  de  chercher  à  tout  comprendre,  même  ce  qui  les  cha- 
grine, et  comprendre,  c'est  pardonner.  Après  s'être  indignée  contre 
M°'''  de  Moisieux,  M^^*  Maulabret,  qui  était  une  belle  et  bonne  âme, 
finit  par  la  plaindre,  et  en  vérité  la  marquise  était  digne  de  quelque 
pitié. 

Le  jour  où  l'homme  dé  mérite  qu'elle  avait  choisi  pour  gou- 
yemeur  de  son  fils  avait  entrepris  de  lui  démontrer  que  les 
trois  angles  d'un  triangle  sont  égaux  à  deux  droits,  il  s'était  mis 
à  pleurer  et  lui  avait  dit  :  «  Monsieur,  maman  prétend  que  vous  êtes 
un  honnête  homme;  donnez -moi  votre  parole  d'honneur  que  ces 
trois  angles  en  valent  deux,  mais,  pour  l'amour  de  Dieu,  ne  me 
démontrez  rien.  »  Jt"*  de  Moisieux  lui  pardonnait  de  n'avoir  pu 
mordre  ni  à  l'algèbre  ni  à  la  géométrie  et  d'attribuer  à  Charle- 
magne  les  bons  mots  d'Henri  lY.  Elle  aurait  pris  son  parti  d'a- 
voir pour  fils  un  imbécile,  si  cet  imbécile  n'eût  été  un  bourreau 
d'argent.  Du  vivant  de  son  mari,  elle  lui  avait  laissé  le  soin  de 
pourvoir  aux  fantaisies  coûteuses  de  l'être  impossible  qui  était  son 


(1)  Voyei  la  Rmme  du  15  novembre  et  i*'  décembre. 
Tom  xuL  —  ISSOt 


46 


722 

supplice,  sa  couronne  d'épines,  sa  croix.  Depuis  quelques  années, 
il  était  retombé  tout  entier  à  sa  charge,  et  elle  sentait  doulou* 
reusement  la  pesanteur  de  ce  fardeau.  Il  n'avait  hérité  de  soa 
père,  après  qu'elle  eut  exercé  ses  reprises,  qu'un  peu  plus  de 
cent  mille  francs,  xtent  il  ne  ievait  faire  que  deux  bouchées, 
—  non  qu  il  e&t  des  goftts  dispendieux  :  un  flacon  de  i-faum  et  la 
première  venue  suffisaient  à  son  bonheur,  —  mais  il  était  bourreau 
d'argent  par  vanité  bête,  il  aimait  à  faire  le  paon  et  le  sult«n.  A 
la  femme  qui  lui  demandait  deux  louis  il  en  donnait  cinquante; 
la  gloire  d'éblouir  une  fille  chatouillait  délicieusement  ce  noble 
cœur.  La  marquise  était  convaincue  avec  raison  qu'elle  n'aurait  de 
repos  et  de  sûreté  que  le  jour  où  elle  l'aurait  marié.  Elle  y  avait 
employé  vainement  son  entregent,  ses  finesses,  son  industrie,  elle 
reconnut  alors  qu'elle  n'était  plus  rien.  Elle  imagina  de  Texpédier 
aux  États-Unis;  on  lui  avait  persuadé  que  les  citoyennes  de  la  libre 
Amérique  sont  très  friandes  de  marquis.  Mais  Lésin  eut  beau  pro- 
mener ses  charmes  de  New- York  à  San-Francisco,  de  Chicago  à  la 
Nouvelle-Orléans,  il  n'eut  pas  l'heur  de  rencontrer  une  seule  héri- 
tière qui  voulût  de  lui.  Pour  amuser  sa  solitude  et  tromper  ses 
ennuis,  il  pratiqua  de  plus  en  plus  la  dire  bouteille;  homme  de 
génie  ou  imbécile,  elle  se  donne  à  tout  le  monde,  elle  n'est  pas 
bégueule. 

Depuis  six  mois,  il  était  au  bout  de  son  héritage;  la  mar- 
quise lui  envoya  de  l'argent  en  lui  représentant  que  cétait  le 
dernier,  qu'il  ne  devait  pas  CQJDQ^ter  sûr  elle,  qu'elle  n'avait  plus 
rien.  Peut-être  était- elle  un  peu  moins  pauvre  qu'elle  ne  s'en  don* 
ûalt  l'air,  mais  elle  se  gardait  le  secret.  Tout  à  coup  une  éclairde 
se  fit  dans  les  brumes  de  son  horizon.  Il  se  trouva  ^ue  p«r  Jin  inci- 
dent imprévu  M.  Cantarel  avait  une  pupille  et  que  cette  pupille 
était  une  héritière;  elle  entonna  le  cantique  de  Siméon.  H.  Canta- 
rel lui  avait  déjà  rendu  des  services  qu'elle  ne  croyait  pas  payer 
trop  cher  en  se  condamnant  à  jouer  tous  les  soirs  au  bésigue  avec 
lui.  Elle  pouvait  tout  exiger  de  ce  banbon  amoureux  et  allumé,  qui 
grillût  de  s'emmarquiser.  Elle  dédda  qu'après  l'avoir  dâbarrassée 
de  ses  créanciers,  il  la  délivrerait  de  son  fils,  que  par  son  obli- 
geante entremise  Lésin  épouserait  on  /gros  nîUion  et  serait  nosimé 
deuxième  secrétaire,  après  quoi  on  l'enverrait  si  loin  qu'elle  n'en- 
tendrait plus  parler  de  lui.  ti  Ce  sera  Jbbl  un  de  ma  grande  liqm- 
dation,  »  se  disut-elle,  et  le  passé  liquidé,  cette  femme  revenue 
et  guérie  de  tout  se  promettait  4e  commencer  autre  chose.  EUe 
en  prenait  à  témoin  les  sept  portraits. 

Après  avoir  tenu  conseil  avec  elle-même.  M"*  Maulabret  avait 
jugé  que  sa  dignité  et  sa  pr^idence  luicoaunandaient  de  feindre  une 
eptière  ignorance  des  desseins  qu'on  avait  sur  elle;  le  lièvre  avait 


neifté  ET  ROUGES»  72S 

YU  brilkr  le  fuail  du  chaseeeur,  il  luij  coisrenait  da  nfen  avoir  paa 
Tair.  Elk  contiiramt  de  se  rendre  presque  chaque  joar  au  diatlet,  oA 
ï°^  de.  IMsieux. faisait  fête  «  à  sa  towte  beUe,  »<  conuue  elle  l'ap- 
pelait, aAsetaott  de  lut  parler  ayec  une  entière  franchise  de  sea 
perpleiitjés  an  sujet  de  son  iilsi,  BUe  se  phugnait  qu'il  fût  gauche^ 
timide,  qu'il  maa<|uât  de.  formes;  miais  le  fend  était  exceU 
leot,  le.  cœur  étaiîli  généreux,  exquis,  un  cœur  d'or.  Elle  citait  de 
lui  des  traitsi  de  sensibilité  à  faijL*e  venir  les  larmes^  aux  yeux  ;  il 
était  bomme'  à  danaer  à.  un  paavre  sa  dernière  chemise.  A  l'en** 
tecdrev  c'était  dan®  les  hôpitaox' de  New-York  qu'il  avait  semé  l'or 
à  pleines  mains.  Elle  désirait  vivement  le  marier,  disait-elle,  étant 
persuadée  qu'une  femme  qui  prendrait  de  Tascendant  sot  lui  en 
fierait  un  gentilhomme  accompli»  Malheureusement  il  ne  s'y  prê- 
tait pas;  il  avait  refusé  plusieurs  partis  fort  sortables  qu'elle  lui 
avait  proposés,  il  entendait  ne  faire  qu'un  mariage  d'amour,  et 
ramûur  n'était  pas  vena« 

—  Ce  maudit  garçon,  disait^-elle  encore,  me  désole  par   son 
obstination;  coùtts  que  coûte,  j'en  viendrai  à  bout.  Je  suis  con- 
vaincue que  la  femme  qui  l'^oruaeraisera  parfaitement  heureuse.«« 
Non  fils  n'est  pas  un  génie,  ajoutait-elle  en  souriant,  mais  voyez^ 
vous,  ma  toute  belle,  ce  sont  les  imi>édles  qui  font  les  bons  maris. 
31"'  Maulabret  avait  quelquefois  le  déplaisir  de  trouver  Lésin  au 
chalet;  mais  les  scènes  que  lui  avait  faites  sa  mère  avaient  poicté 
leurs  fruits,  11  s'obs^tait,  il  avait  de  la  tenue*  Ao  surplus,  il  ne 
prenait  pas  la  peine  de  fah*e  la  cour  à  Jetta«  Pour  parler  son  beau 
langage,  il  se  flattait  «  qu'elle  en  tenait  pour  lui,  que  l'affaire  était 
dans  le  sac,  »  et  il  s'en  félicitait  «  pavce  qu'avec  ses  airs  de  sainte- 
nitouche,  disait-il,  cette  petite  était  un  morceau  de  roi.  »  Cepen- 
iant  c'est  surtout  pour  la  dot  qu'il  en  tenait  f  il  savait  à  quelle 
sauce  il  la  mangerait.  A  sa  manière,  il  ne  noasiquait  pas  d'imagina* 
tioQ.  Il  avait  disposé  d^avance  de  ces  dôme  cent  mille  francs  et 
décidé  que  son  bonheur  ne  serait  pas  parfait  s'il  n'avait  deux  meutes, 
l'une  de  lévriers  gris  de  souris,  l'autre  de  chiens  courans  au  pelage 
blanc,  mêlé  de  noir  on  de  fauve.  Chiens  courans  et  lévriers,  il  les 
voyait  àé^  il  les  appelait  par  leur  nom^  il  leur  parlait,  il  les  sif* 
Hait,  et  quand  il»  se  permettaient  d'aboyer  mal  à  propos  sans  être 
sur  les  voies  de  la  bête,,  cet  homme  au  cœur  d'or  les  fouettait  sans 
nttséricordie. 

Ce  (pA  rieanuyait,  ce  qui  lui  semblait  fastidieux;  c'étaieni  les  pré^ 
lisrâiaères. et  la  nécessité  d'avoir  de  la  tenue  deax  heures  par  jour; 
il  aurait  voidui  brusquer  Taifenture.  Quand  il  avait  passé  la  moitié 
d'une  après-midi  à  étudier  ses  gestes' et  son  langi^,  il  lui  prraait 
une  effroyable  laasitude,  une  sorte  de  courbative,  comme  s'il  venait 
d^accomiÂruii  des' dix  trwaux  d'Bercule,  et  se  dérobasnt,  il  se  glis- 


72&  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

sût  en  catimini  dans  le  café  du  Cheval^Blanc^  où  se  rassemblaient 
tous  les  cochers  des  environs.  C'était  sa  société  favorite.  Avec  eux, 
il  pouvait  allonger  ses  jambes  sans  contrainte,  poser  ses  coades 
sur  la  table,  s'épanouir,  s'étaler,  faire  la  roue.  Us  l'appelaient  mon- 
sieur le  marquis  gros  comme  le  bras,  ils  goûtaient  ses  plaisanteries 
et  mêlaient  leurs  l^zzi  à  son  rire  opaque.  II  leur  payait  à  boire, 
leur  distribuait  ses  purosy  leur  montrait  à  jouer  au  billard,  les 
ébaubissait  par  l'audace  de  ses  carambolages.  Quelquefois  aussi, 
entouré  d'un  cercle  qui  béait  ou  semblait  béer,  il  racontait  ses 
exploits  cuUnaires,  ses  bonnes  fortunes,  l'Amérique  et  les  Améri- 
caines, ou  bien  il  annonçait  à  mots  couverts  son  prochain  mariage, 
le  château  qu'il  se  bâtirait,  ses  écuries,  ses  chasses,  sa  garenne, 
et  au  milieu  de  ce  beau  rêve  galopaient  à  perte  d'haleine  des 
lévriers  éperdus  qui  mêlaient  leur  long  museau  aux  oreilles  pen- 
dantes et  à  la  gueule  baveuse  des  chiens  courans.  Mais  il  faut  lui 
rendre  cette  justice  qu'il  ne  disait  jamais  quelle  femme  il  épouse- 
rait. Au  moment  où  son  nom  allait  lui  échapper,  il  se  souvenait 
fort  à  propos  de  la  figure  que  faisait  jadis  soc  père  en  se  dd'en- 
dant  contre  les  questionneurs  indiscrets  et  de  la  façon  dont  il  raya- 
lait  sa  langue.  Il  ravalait  la  sienne,  et  dans  ce  moment,  il  avait 
l'air  profond.  Ce  qui  était  une  affaire,  c'était  de  sortir  du  Chetal- 
Blanc  sans  être  vu.  11  entr'ouvrait  discrètement  la  porte,  jetait  un 
regard  craintif  dans  la  rue,  et  la  trouvant  vide,  il  s'échappait, 
après  quoi,  pour  donner  le  change  à  sa  mère,  il  battait  les  buis- 
sons pendant  une  heure,  ce,  qui  n'empêchait  pas  la  marquise  de  lui 
dire: 

—  D'où  sortez-vous?  Fi  doncl  vous  sentez  le  rhum. 

—  Je  vous  jure  que  non,  répondait-il. 

Et  en  attendant  le  dîner,  il  s'allongeait  sur  un  sofa  ;  mais  peu  à 
peu  ses  paupières  s'appesantissaient.  La  marquise  le  regardait  dor- 
mir avec  une  rage  concentrée  et  se  disait  cent  fois  : 

—  Seigneur  mon  Dieu  I  quand  donc  en  serai-je  débarrassée? 
Elle  avait  bon  espoir,  elle  comptait  que  cela  se  ferait  bientôt.  EQe 

partait  du  double  principe  que,  pour  une  jeune  fille  qui  ne  connaît 
que  le  couvent  et  l'hôpital,  une  première  déclaration  d'amour  est 
un  événement,  et  qu'une  petite  bourgeoise  résiste  difficilement  i 
la  tentation  de  devenir  marquise.  Elle  interrogeait  le  visage  de 
Jetta ,  mais  ce  visage  ne  répondait  rien.  La  meilleure  diplomatie 
est  quelquefois  de  n'en  pas  avoir.  On  raconte  qu'un  ministre  célèbre 
disait  un  jour  à  son  roi  :  «  Sire,  je  suis  réputé  pour  être  un  honune 
fin.  »  Le  roi  lui  repartit  :  a  Mon  cher  ministre,  je  le  suis  donc  plus 
que  vous,  puisque  je  n'en  ai  pas  la  réputation.  » 

Au  bout  de  trois  semaines,  M"*  de  Moisieux  jugea  que  le  pre- 
mier coup  d  œil  avait  été  sauvé,  et  que  l'habitude  d'une  part,  son 


NOIBS   ET  AOUGES.  725 

éloquence  de  l'autre  avaient  suffisamment  réconcilié  M"*  Maula- 
bret  avec  la  bléme  figure  du  jeune  homme  au  cœur  d'or.  Elle  réso- 
lut de  précipiter  le  dénoûment. 

Il  y  avait  beaucoup  de  lapins  dans  le  parc  de  M.  Gantarel,  qui 
les  avait  mis  à  la  discrétion  du  jeune  marquis.  Lésin  les  tirait  quel- 
quefois, et  le  plus  souvent  les  manquait.  Un  matin,  d'accord  avec 
sa  mère,  il  en  offrit  le  divertissement  à  Jetta.  Elle  n'accepta  qu'à 
son  corps  défendant,  elle  avait  quelque  sympathie  pour  les  lapins. 
Deux  se  présentèrent,  Lésin  les  manqua  l'un  et  l'autre.  Il  s'en  prit 
à  son  fusil  et  s'avisa  tout  à  coup  que  la  chasse  au  furet  amuserait 
davantage  M"«  Maulabret.  M.  Gantarel  en  avait  un,  on  envoya  Lara 
le  chercher,  et  sans  l'attendre  on  se  dirigea  vers  la  partie  du  parc 
où  abondaient  les  terriers.  Le  sentier  était  étroit.  Jetta  marchait 
devant,  Lésin  suivait,  la  marquise  formait  l'arrière-garde  et  traî- 
nait. Bientôt,  ayant  tourné  la  tète,  Jetta  ne  la  vit  plus.  Elle  voulait 
rebrousser  chemin  pour  aller  la  rejoindre;  Lésin  lui  dit  en  se  don- 
nant un  air  mystérieux  : 

—  Ma  mère  sait  toujours  ce  qu'elle  fait. 

Elle  avait  peur,  mais  elle  s'en  cachait.  Elle  continua  d'avancer. 

—  Mous  y  voici ,  dit-il  en  débouchant  dans  une  petite  clairière 
bordée  d'un  talus  où  la  gent  tinûde  et  prolifique  avait  creusé  beau- 
coup de  trous. 

Cependant  il  éprouvait  lui-même  quelque  trouble.  Adossé  contre 
un  chêne,  il  se  demandait  par  où  il  allait  commencer,  et][machina- 
lement  il  fouillait  son  carnier  de  sa  main  gauche  comme  dans  l'es- 
poir d'y  trouver  une  ingénieuse  entrée  en  matière.  Enfin  : 

—  J'aime  les  bois...  et  vous?..  Ils  me  donnent  toujours  des 
idées. 

Et  il  fixait  sur  elle  ses  gros  yeux  ronds  ;  son  idée  y  était.  Aussi 
Jetta  s'empressa-t-elle  de  détourner  le  propos. 

—  Je  n'ai  jamais  vu  de  furets,  dit-elle.  Comment  sont-ils  faits? 

—  Là  vraiment,  vous  n'avez  jamsds  vu  de  furets?  Il  parait  qu'on 
n'en  a  pas  dans  les  couvens.  Vous  verrez  tout  à  l'heure,  c'est  un 
joli  petit  animal  blanc  jaunâtre,  avec  des  yeux  roses...  Oui,  c'est 
une  jolie  bête,  mais  j'aime  encore  mieux  une  jolie  fille. 

Et  il  accompagna  cette  déclaration  d'un  clignement  d'œil  très 
significatif. 

—  Vous  avez  chassé  quelquefois  en  Amérique?  reprit  vivement 
Jetta  pour  rompre  encore  les  chiens. 

—  Quelquefois...  Mais  c'est  pour  un  autre  genre  de  chasse  que 
ma  mère  m'y  avait  envoyé...  Eh  bien!  je  n'ai  pas  eu  de  chance,  je 
suis  revenu  bredouille...  A  vrai  dire,  les  Américaines  ne  me  con- 
viennent pas,  et  je  vous  le  jure,  sans  compliment,  je  n'en  ai  pas 
découvert  une  seule  qui  vous  valût...  Est-il  vrai  que  vou  pensiez 


726  REVUE  DEB  imisf  mmBhS. 

à  entrer  en  religTon?  M»  psrole^  d^onnenr,  ce  serait  nne  pitié. 
On  vous  couperait'  ItiS  cbeveor,  et:  ils  soot  d^ane  finesee,  d'un 

blond!.. 

—  Je  De  me  savais  pas  blonde  «  fit-elle  en  essayant  de  son* 

rire. 

—  II  n'y  a  pour  moi  qno  des  blondes  et  des  brunes,  et  vous  n'al- 
lez pa»  me  faire  croire  que  tous  êtes  brune..*  Et  puis  quels  jeuf.. 
et  surtout  quel  teint!  Gomment  faites-vous  pour  ayoir  un  teint 

pareil? 

—  Je  vous  assure  que  je  n'en  sais  rienj,  répliquait- elle  sèche- 
ment. 

Il  était  lancé,  il  lui  semblait  que  le  plus  difficile  était  fait,  qu'il 
n'avait  plus  qu'à  marcher.  Il  passa  en  revue  toutes  les  grâces  de 
Jetta,  qui  sondait  du  regard  les  profondeurs  du  bois;  bêlas!  auenn 
sauveur  n'apparaissa't.  Après  les  joues  vint  la  boudie  et  iprèsla 
bouche  la  coquille  de  l'oreille,  qui,  en  vérité,  était  cfaannaote.  Il 
comptait  bien  ne  pas  s'en  tenir  là,  il  s'était  promis  de  lui  demao- 
der  son  cœur  en  tombant  à  ses  genoux.  Comme  il  songeait  i  toat, 
il  interrompit  un  instant  son  discours  pour  coucher  sur  le  gazon 
son  fusil,  qui,  au  moment  décisif,  l'aurait  gêné.  Puis  il  reprit  : 

—  Je  ne  sais  pas  parler,  je  ne  suis  pas  un  faiseur  de  phrases, 
moi...  Mais  je  vous  jure  que  du  premier  jour  où  je  vous  ai  vue,., 
ouï,  je  vous  jure... 

Il  venait  d'apercevoir  au  bout  du  sentier  Lara,  qui  apportait  le 
furet,  et  Lara  n'était  pas  un  de  ces  subalternes  auprès  desqueb  il 
se  sentait  à  l'ai'^e.  Au  contraire,  ce  petit  page  à  l'air  hautain,  déluré, 
lui  imposait^  l'intimidait.  Peut*-être  avait-il  le  sentiment  vague  que 
Lara  ressemblait  à  un  prince  déguisé  et  que  Lésin  de  Moisieui  était 
un  palefrenier  manqué.  Il  demeura  court,  à  la  grande  joie  de  Jetia, 
qui  bénit  la  Grèce  et  tout  l'Orient. 

Remettant  la  fin  de  sa  déclaration  à  une  «atre  fois,  il  oe  s'oc- 
cupa plu&  que  de  la  chasse.  Après  avoir  reconnu  les  deux  entrées 
d'un  terrier,  il  tendit  une  poche  devant  l'une,  introduisit  le  furet 
dans  l'autre  et  annonça  soIennellemeDt  à  Jetta  qu'die  allait  voir 
dans  quelques  minutes  sortir  un  gros  lapin  suii^  de  près  par  scm 
ennemi.  —  Le»  voilà  !  s'écriait^il  incessammeurt.  Mais  les  minutes 
se  passaient,  point  de  lapin  et  point  de  furet.  Lara,  joyeux  de  sa 
mésaventure,  lançait  à  Jetta  des  regards  d'intelligence.  Lésin,  impa- 
tienté, lui  ordonna  de  ramasser  des  feuilles  sèches  et  dcr  héia  mort 
et  d'y  mettre  lé  feu,  pour  que  la  fumée  fbrçftt  le  furet  à  la  retraite. 
Les  feuilles  brûlèrent,  le  furet  ne  donna  pas  signe  de  vie.  Sans 
doute  il  se  trouvait  bien  où  il  était,  peut-être  aussi  avait-il  décou- 
vert quelque  issue  secrète.  Alors,  oubliant  tout,  ses  projets,  les 
instructions  de  sa  mère,  les  bois  et  les  idées  qu'ils  lui  donnai^it, 


SOIBS  ET  HOUG».  727 

Tœil  fixé  tour  À  tour  Hiir  les^deux  ;tnoii6,  il  se  mit.  à  ina^terolu  pœd, 
à  saonr^  ià  pestec,  -saBB  s^apencevoir  que  Jâtu^,  fi'asqairaat -d'an 
pas  ieate,  reprenait  le  chemin  du  (shÂle«u« 
Quand  i\  fieiprésenta  an  chalet,  peu  avadt  le  déjeuner  .: 

—  Ëh  ioBOà  I  a\GBE-^0U8  réussi?  lui  demanda  M""'  de  Moiaieuz, 

—  Oh  I  la  sacrée  bête  I  s'écria-l^il  en  serrant  les  pomga.  JDiapa- 
rue  dans  ud  Iroul  fiahl  nous  en  aérons  quittes  pour  en  donner  une 
antre  à  AI.  Gantarel. 

—  Dne  autre  pupille 7.^.  De  qui  parlez- vous,  je  vous  prie? 

—  Bh  I  parbleu,  de  ce  sacré  furet  I  Figurez^ous*., 

—  Vous  lasseriez  la  patience  d'un  ange...  Occupons^nous  de 
M"'  Maulabret. 

—  Ahl  maman,  dit-il,  en  reprenant  .^aes  esprits,  xie  ce  côtéJà  tout 
va  bien,  très  bien. 

—  Vous  vous  êtes  dédaré? 

—  Oui,  à  peu  près,  et  j'en  aurais  dit  bien  davantage  si  ce  maudit 
Lara  n'était  survenu  fort  mal  à  propos...  Je  ne  l'aime  pas,  ce  gar- 
çon ;  il  est  avantageux,  impertinent,  il  a  l'air  de  se  croire  le  maître 
ici. 

La  marquise  rougit  légèrement,  ce  qui  ne  lui  arrivait  guère.  Elle 
n'admettait  pas  que  son  fils  lui  reprochât  de  mal  gouverner  sa 
maison. 

—  Et  grâce  à  Lara,  grftoe  au  furet,  reprit-elle  avec  dépit,  vous 
avez  laissé  partir  M"*  Maulabret  comme  elle  était  venue  ? 

—  Gomment  pouvez-vous  dire!..  Je  lui  ai  débité  quelques  dou« 
ceurs,  tout  en  restant  très  convenable*  Demandez-lui  plutôt  I 

—  Et  vos  douceurs  ont  été  bien  reçues? 

—  Très  bien,  très  bien...  Quand  je  vous  dis  que  cette  petite  fille 
est  à  moi  et  que  l'afTaire  est  dans  le  sac I..  Mais  ma  parole  d'hon- 
neur I  je  donnerais  l'une  de  mes  deux  meutes  pour  savoir  ce  qu'a 
bien  pu  devenir  ce  damné  furet. 

Elle  lui  jeta  un  regard  de  suprême  mépris  et  murmura  : 

—  Il  f«ut  que  j'entre  en  campagne  dès  ce  jour  ;  autrement  nous 
n'en  finirons  pas. 

XII. 

Le  lendemain,  vers  dix  heures  du  matin,  M.  Gantarel  se  dispo- 
sait à  se  rendre  à  Par».  La  voiture  qui  devait  le  conduire  à  la  gare 
était  déjà  avancée  devant  le  perron.  Le  cocher,  immobile  sur  son 
siège,  se  tenait  prêt  à  toucher;  le  valet  de  pied  avait  ouvert  la 
portière  et  attendait,  raide  conune  un  piquet,  l'arrivée  du  maître. 

De  sa  fenêtre,  Jetta  regardait  l'élégant  coupé,  qu'un  beau  soleil 
de  fin  d'hiver  faisait  resplendir.  Il  avait  été  lavé,  nettoyé  avec  un 


728  BEVUE  DES   DEUX  MOin>ES. 

soin  exemplaire.  Les  rais,  les  jantes  des  roues  étincelaient;  on  se 
serait  miré  dans  les  moyeux.  Le  cheval  fringant,  aux  jambes  fines, 
mâchait  son  mors  avec  impatience;  sa  tête,  effilée  et  nerveuse, 
gracieusement  ornée  de  cocardes  rouges,  détachait  dans  Tair  des 
saccades.  Évidemment  il  se  faisait  illusion  sur  sa  situation  sociale, 
il  se  croyait  au  service  d'un  empereur. 

Le  maître  parut,  enveloppé  dans  sa  pelisse  qui  ajoutait  à  IVpais- 
seur  de  sa  taille  et  à  son  importance.  Ayant  levé  le  nez,  il  aperçut 
sa  pupille,  se  mit  à  rire,  lui  fit  signe  de  descendre.  Elle  jeta  un  capu- 
chon sur  sa  tète  et  descendit.  Il  avait  remonté  le  perron  pour  aller 
à  s  arencontre.  Il  la  regarda  dans  les  yeux,  riant  toujours  et  mur- 
mura :  —  Ah  !  petite  masque  I 

Il  ajouta  :  —  Décidément  je  vais  me  mettre  à  croire  aux  mira- 
cles. 

L'air  interdit,  elle  attendait  qu'il  s'expliquât. 

—  £h  !  oui,  ne  faut-il  pas  que  je  croie  aux  miracles,  puisque  cette 
petite  fille  en  fait?..  Ah^l  petite  masquel 

11  s'interrompit  pour  examiner  son  équipage  et  ses  gens,  pour 
s'assurer  qu'ils  étaient  dignes  de  lui;  toute  sa  personne  respirait 
la  gravité  d'un  général  qui  passe  une  inspection  à  la  veille  d*uiie 
bataille.  Il  s'a\dsa  que  la  cravate  blanche  du  valet  de  pied  était 
d'une  propreté  douteuse. 

—  D'où  sort  cette  cravate?  s'écria-t-il.  Pour  qui  meprends-tuî 
Va-t'en  bien  vite  la  changer. 

Puis,  revenant  à  Jetta  : 

—  Comment  avez-vous  fait  pour  l'ensorceler?  Ah!  ces  nonnes, 
elles  les  savent  toutes!  Le  pauvre  garçon  en  perd  le  boire,  le  man- 
ger et  le  dormir. 

—  Le  boire?  même  le  boire?  dit-elle  en  s'elTorçant  de  sourire. 
Elle  ne  savait  pas  où  elle  en  était. 

—  Ahl  mon  bon  oncle,  je  vous  jure... 

—  Vous  jurez?  interrompit-il  en  lui  donnant  une  tape  sur  It 
joue.  Depuis  quand  les  nonnes  se  permettent-elles  de  jurer?  Ah!  je 
le  dirai  à  mère  Amélie...  Enfin,  hier  au  soir,  la  marquise  m'a  tout 
révélé.  Cette  pauvre  femme  aime  tant  son  fils  qu'elle  s'est  rendue 
à  ses  supplications.  Elle  rêvait  pour  lui  des  duchesses,  des  prin- 
cesses,., mais  ce  que  veut  cette  petite  fille.  Dieu  le  veut,  et  M"*  Mau- 
labret  sera  marquise. 

Elle  contemplait  fixement  l'une  des  cocardes  du  cheval.  Elle  y 
voyait  toute  sorte  de  choses  invraisemblables,  impossibles  ;  elle  y 
voyait  aussi  qu'elle  dirait  non,  que  ce  non  allait  la  brouiller  avec 
tout  le  monde,  et  les  combats  qu'il  faudrait  livrer  épouvantaient 
d'avance  cette  âme  pacifique.  Dieu  !  que  d'ennuis  peuvent  tenc 
dans  la  cocarde  d'un  cheval  ! 


HOIRS   ET  RODGES.  729 

Elle  joignit  les  mains,  et  d'un  ton  suppliant  : 

—  Écoutez-moi,  monsieur...  Mon  bon  oncle,  écoutez-moi... 
Mais  il  ne  Técoutait  pas.  Ayant  vu  reparaître  son  valet  de  pied, 

il  s'était  élancé  dans  le  coupé.  La  portière  fut  refermée  sur  lui,  le 
cheval  piaffa,  la  voiture  s'ébranla.  Il  pencha  au  dehors  sa  tête  fri- 
sée, et,  de  la  main  jetant  en  l'air  un  baiser,  il  cria  : 

*-  A  bientôt,  madame  la  marquise  I 

Quelques  heures  plus  tard,  M"'''  Gantarel  et  M*^*  Maulabret,  assises 
en  face  l'une  de  l'autre,  s'occupaient  à  tricoter  des  bas.  Le  silence 
régnait,  Jetta  hésitait  à  le  rompre;  il  lui  semblait  qu'elle  avait 
devant  elle  une  statue  et  qu'on  ne  parle  pas  aux  statues.  Enfin, 
prenant  son  courage  à  deux  mains  et  laissant  tomber  son  tricot  sur 
ses  genoux  : 

—  Madame,  seriez-vous  assez  bonne  pour  venir  à  mon  secours? 

—  De  quoi  s'agit-il,  ma  chère?  Est-ce  que  votre  diminution  vous 
embarrasse  ? 

~  Plût  à  Dieu  qu'il  ne  s'agit  que  d'une  diminution!..  Figurez- 
vous  que  la  marquise  et  mon  tuteur  veulent  absolument  me  faire 
épouser  M.  Lésin  de  Moisieux. 

£lle  entreprit  de  raconter  tout  ce  qui  s'était  passé,  mais  elle 
n'osait  se  flatter  d'être  écoutée,  tant  le  visage  de  sa  tante  demeu- 
rait impassible.  Quand  elle  eut  fini  : 

—  Vous  croyez  donc,  ma  chère,  m' apprendre  quelque  chose? 
répondit  M*"^  Gantarel.  J'avais  tout  deviné  dès  le  jour  où  votre  oncle 
m'a  annoncé  son  intention  de  passer  l'hiver  à  Combard.  J'ai  com- 
pris qu'on  entendait  vous  soumettre  au  régime  du  système  cellu- 
laire. Jolie  et  riche  comme  vous  l'êtes,  les  mouches  n'auraient  pas 
manqué  de  courir  au  miel.  On  a  voulu  vous  empêcher  de  voir  un 
autre  homme  que  ce  charmant  marquis  et  vous  épargner  l'embar- 
ras du  choix...  Soyez  raisoimable;  de  quoi  vous  étonnez-vous? 
Dn  jeune  homme  immariable  et  une  jeune  fille  qui  a  douze  cent 
mille  francs  de  dot  !  La  marquise  serait  une  mère  dénaturée  si  elle 
laissait  échapper  un  pareil  parti. 

—  Aussi  n'est-ce  pas  auprès  de  M""*  de  Moisieux  que  je  vous  prie 
le  vouloir  bien  intervenir.  Âhl  je  vous  en  supplie,  demandez  à 
Don  onde... 

—  Je  serais  charmée,  ma  chère,  de  vous  être  agréable,  inter- 
ompit-elle  d'un  ton  sec,  mais  il  y  a  quinze  ans  que  je  ne  me  sou- 
iens  pas  d'avoir  rien  demandé  à  votre  oncle.  Et  puis,  quand  je 
onsea tirais  à  plaider  votre  cause,  soyez  certaine  que  je  parlerais  à 
n  sourd.  Vous  ne  vous  doutez  pas  encore  du  prodigieux  ascen- 
aot  qu'exerce  sur  lui  M'°«  de  Moisieux.  Les  Espagnols  ont  coutume 
e  dire  à  l'étranger  qui  se  présente  chez  eux  :  u  Ma  maison  est  à 
0U3,  D  C'est  une  métaphore.  M.  Gantarel  a  mis  à  la  disposition  de 


730  BETUE  DfiS  DEUX  MORDES. 

sa  belle  voisine  son  parc,  ses  serres^  ses  voitures,  ses  dix  cheraox 
et  se»  doiuse  domestiques,  il  y  &  nwins.  de  métaphore  dans  scm  iiit, 
Don  qu'il  euteode  lui  céder  la  nue  pn^iiété  de  tout  celii,  nns  il 
ne  tient  qu'à  elle  d'en'  avoir  Tusufruit.  A  vrai  dire,  elle  en  fidt  un 
.  usage  fort  dsscret.  Elle  aieceptle  des  fleurs^  des  pèches,  des  melons» 
du  raisin  ;  mais  votre  oncle  a  de  temps  à  antre  des  idées  de  grand 
seigneur,  des  idées  talon  rouge,  qn^il  ne  réusnt  pas  i  loi  faire 
goûter,  n  arvait  imaginé,  sana  lui  en  rien  dite,  dTadieter  la 
vigne  attenante  à  ses  charmilles,  vob&  savez,  cette  vigne  bodée 
par  un  mur  à  tessona  qui  ôte  la  vue  à.  Tajoupai..  tt  se  présenia  oa 
matin  devant  la  dame  de  ses  pensées,  l'acte  de  vente  à  la  maint  et 
lui  dit,  un  genou  en  terre  :  «  Belle  marquise,  la  vigne  est  à  tous  et 
le  mur  aussi;  avant  demain  soir,  une  escouade  de  viogt  oinrieis 
que  j'ai  commandée  l'aura  mis  à  bas.  »  ËUe  eut  le  bon  goût  de  se 
ftcher,  de  s'emporter,  on  fut  sur  le  point  de  rompre.  Asonyif  cb^ 
grin,  il  dut  garder  sa  vigne  et  laisser  le  mur  sur  pied;  elle  piéteodit 
que  les  tessons  lui  tenaient  chaud,  l'abritaient  contre  les  vents  do 
nord.  Cela  n'empêcha  pas  son  obligeant  voisin  de  lui  offirir  deuxnnis 
plus  tard  un  cheval  de  selle,  qu'elle  refusa.  Aujourd'hui  il  Imofij^ 
sa  pupille,  et  elle  accepte...  "Vous  me  demanderez  peut-éire com- 
ment je  suis  si  bien  instruite.  Votre  oncle  a  tant  d'affaîres  en  tète 
et  sur  les  bras  qu'il  s'est  déchargé  sur  mm  de  sa  GOBptsbiliié 
domestique,  et  c'est  à  moi  que  son  intendant,  M.  Violet,  lend  ses 
comptes.  M.  Violet  est  un  bavard;  je  ne  l'interroge  jamais,  mûssi 
je  Tempéchais  de  parler,  le  pauvre  homme  en  moiimitr  et  je  œ 
veux  pas  sa  mort. 

Elle  se  tut,  elle  comptait  ses  mailles.  Pu»  ajcanl;  levé  un  instant 
au  plafond  ses  grands  yeux  languissana,  qu'elle  reporta^eosuite  sm 
Jetta  : 

—  n  me  semble,  reprit-elle,  qu'une  jeune  fille  qui  a  passé  près 
d'un  an  dans  un  hôpital  doit  savok  bien  des  choses  et  qn'il  o'i  ' 
pas  à  se  gêner  en  causant  avec  elle...  Ma  chère,  sojeî^sûie, 
H"*®  de  Moisieux  et  M.  Gantarel  ont  conclu  oisemble  une  sorte  <k 
marché,  et  il  se  flatte  que  le  jour  où  le  beau  Lésia  aura,  pris  \vint 
son,  il  pourra  de  son  côté  tout  exiger  de  bi  reconnaisBance  d'une 
mère.  Je  n'en  crois  rien,  attendu  qu'elle  se  moque  de  lui,  ouis  u 
le  croit.  Que  voulez-vous  faire  à  cela? 

Jetta  éprouva  un  tel  saisîssemeBt  que  de  ses  genovxaon  tricdiet 
son  peloton  de  laine  roulèrent  sur  le  upis.  Geti»  découverte  ét^^ 
bien  pire  que  l'autre.  Que  M»«  de  Moisieux  l'eûjt  abusée  ptf  ^ 
caresses,  elle  avait  fini  par  décider  que  c'était  tout  naturel.  B>^ 
que  son  tuteur...  Elle  s'imaginait  qufen  d^it  de  ses  boatades- 
avait  pour  elle  quelque  affection,  et  il  se  trouvait!..  Non^  il  ^Ji^^ 
pas  un  mot  de  vrai  dans  cette  répugnante  bistaire;  jamais  m'^ 


fMAS  tX  BOUGEA.  731 

joe  lui  €11  idmiii  tKmté  de  jpaffeilles.  Elle  6e  rappela  subite* 
meut  la  scène  de  Tajoupa,  elle  revit  ce  gros  homme  agenouillé,  qui 
ne  pouvait  piusaeiTedFfiaser^.le  ridicule  de  Ba^posture,  son  embarras, 
.attu  dcfKt.  L'bistQBireiQfétait  que.tMf)  vcaie.  —  U  Jaut  dnroc  quie  je 
sois  au  fils  pour  que  la  mère  soit  à  lui!  se  dit-elle  en  frissoimairt. 
Ob!  que  ne  monde  ett  /une  vilaise  luakonl  —  Puis,  .ayant  relevé 
ies  yeoK  ci  oonsidéré  ub  instant  sa  iante  qui  coniSnuait.de  tricota*  r 
elie  Me  sentit  iiaMlfittfle  •  de  taoït  s'apiloyer  sur  (elle-mâoie,  qui  .tenait 
enoone  «a  destinée  dans  ses  nuiina,  iquand  elle  avait  devant  jelle  un 
malheur  irréparable  et  résigné  et  quinze  longues  années  de  servi- 
Uide  qui  sectatsaienL^efut JûeQ  tentée  de  .courir  ÀeUe.et  de  l'em- 
hnnser;  mais  Al*^  CantMrel,  tpii  .semblait  ileviner  ce  qui  se  pas*  * 
saii  daoB  cette  jaune  tête,  noprit  avec  un  sourire  de  firoide  ironie  : 

—  Oh  I  par  exemple,  épargnez-vous  la  peine  de  me  consoler.  Si 
vous  saviez  comme  cela  m*est  égal  I  Que  voulez^ous?  votre  oncle 
a  les  paflMens  'vîves.  J'ui  dégà  dÛTenvojier  dtÀix  femmes  de  cham- 
bre à  cause  de  lui  ;  pendant  longtemps,  j'ai  été  condamnée  à  m'en- 
touner  de  Jaiderans.  Hais  aigoucd'lûi  «es  goiiits  jsont  tout  à  fait 
reievés  et  .ses  amU^ons  planeni  dans  Kempyrée.  Laiasons-lui  sa 
marquise,  œ  «omit  un  crante  de  la  lui  ôteor,  il  a  juré  d'en  faire 
hoBiinage  à  k  république.  Cette  marquise,  voyez-vous,  est  une 
terref .  j'allais  dore  ^mrge,  eùilfarùleil'arJaarerleidrapeau  rouge««. 
C'^st  du  mdioaiismfe  aoieatifique,  ou  ge  ae  m'y  connais  pas. 

— Jiadanae,  docne^^mei  an  iconseiU  iui  dit  Jetta  après  une  longue 
pauae. 

—  Un  ^conseil  1  à  quoi  bon?  Je  n'aioie  pas  à  me  naéJiQr  des  affaires 
des  autres.  D'ailleurs  il  faut  savoir  se  conseiller  soi-même.  Vous 
seotez-YOïK  taillée  pour  la  réaistanœ?  Aéôsitez.  Sinou,  prenez  votre 
parti.  Eh  I  mon  Dieu,  vous  vous  ferez  peut-être  à  cet  homme.  Sui- 
vez mon  exemple;  oa  conunence  jpar  ia .colère,  on  coujtinue  par  le 
mépris,  on  finit  par  rindUEiienee.  Ou:plufc&t  faites  mieux  que  moi, 
commesoez  tout  de  suite  par  l'dndiffére&œ.  Oui,  c'est  presque  le 
honhear,  pourru qu'on  l'accosopagoe  d'oiae  jnaiûe,  d'une  toquade... 
Voyons,  nia  chèee^  ne  poanieai-vous  pas  vous  arranger  pour  aimer 
lea  coqs  nègres  7 

—  Je  ne  suis  pas  assez  philosophe  pour  oela,  reparût  Jetta  avec 
un  sourire  triste,  et  je  Gcains  bien  qiie  les  coqs  nègres  ne  puissent 
suffire  à  mon  bonheur. 

—  En  ce  cas,  je  vous  plains,  dit-elle. 
Et  la  discussion  fut  dose. 

Dae  heure  avant  le  dîner.  M"'  Maulabret  était  seule  au  salon  et 
plongée  dans  ses  réflexions,  quand  IL  Cantarel,  qui  arrivait  de 
Paris,  survenant  à  l'improviste  et  lui  pinçant  selon  son  habitude  le 
fin  bout  de  l'oreille,  s'écria  : 


732  R£VUB  DES  DEUX  MONDES. 

Or  çà,  jolie  fille,  quel  message  porterai-je  ce  soir  au  chalet  de 

votre  part? 

C'était  le  signal  de  la  mêlée,  le  premier  coup  de  canon.  Elle 
rassembla  son  courage,  sa  volonté  et  répondit  d*une  voix  assez 

ferme  : 
Mon  cher  oncle,  je  m'en  remets  à  vous,  à  votre  habitude  da 

monde,  à  votre  bienveillance  pour  moi,  du  soin  de  faire  comprendre 

à  M""  de  Moisieux,  sans  la  blesser,  que  ce  mariage  est  impossible. 

11  recula  de  trois  pas,  comme  s'il  avait  vu  une  bombe  éclater 

devant  lui. 

Impossible  1..  Oh  1  bien,  je  serais  curieux  de  savoir  pourquoi. 

Je  suis  fort  sensible,  poursuivit-elle  d'une  voix  plus  fenne 

encore,  à  l'honneur  que  M.  de  Moisieux  veut  bien  me  faire,  mais  il 
me  semble.  •• 

—  Il  vous  semble  7. . 

Que  je  ne  pourrai  jamais  m' accoutumer  à  son  visage  ni  à  ses 

manières. 

—  Là  vraiment  !..  Apprenez  que  je  m'y  suis  accoutumé  tout  de 
suite,  moi  qui  vous  parle.  Je  le  trouve  bien,  ce  garçon,  fort  intelli- 
gent, très  gentil...  Eh!  mon  Dieu,  ce  n'est  pas  un  Apollon.  Il  tous 
faut  donc  un  Apollon?  On  vous  en  fera  sur  commande.  Peste  1  vous 
avez  le  goût  fort  renchéri.  Ne  savez-vous  donc  plus  qui  vous  êtes 
et  d'où  vous  sortez?  Avez-vous  oublié  par  hasard  que  votre  mère  a 
couru  les  aventures,  que  votre  père  s'est  brûlé  la  cervelle?  C'est 
une  tare,  ma  mignonne,  et  plus  d'un  honnête  homme  pourrait 
s'en  effaroucher.  Croyez-moi,  vous  n'êtes  pas  une  fille  commode  à 

caser. 
Aussi  ne  suis-je  point  pressée  de  me  marier»  répondit-«Ue. 

Il  rougit  de  colère. 

Ah!  je  vois  ce  que  c'est,  je  comprends  de  quoi  il  retourne. 

Mademoiselle  est  une  colombe  mystique,  mademoiselle  veut  réser- 
ver sa  virginité  au  Seigneur,  mademoiselle  entend  épouser  le  bon 
Dieu.  Et  qui  lui  a  fourré  ces  belles  idées  dans  la  tète?  Mère  Amélie, 
une  vieille  horreur  qui  est  entrée  en  religion  parce  qu'il  ne  s'est 
trouvé  aucun  homme  assez  courageux  pour  consentir,  même  en 
fermant  les  yeux...  Mais  vous  me  feriez  dire  des  sottises. 

Si  douce  que  soit  la  colombe,  elle  trouve  dans  l'occasion  bec  et 
ongles  pour  défendre  ceux  qu'elle  aime. 

Je  ne  sais  pas  si  mère  Amélie  est  une  vieille  horreur,  répon- 
dit-elle d'un  ton  indigné,  mais  je  sais  qu'aucune  des  malades  à  qui 
elle  consacre  sa  vie  ne  songe,  pas  plus  que  moi,  à  la  trouver  laide, 
et  je  sais  aussi  que  mon  grand-oncle  Antonin,  qui  pourtant  ne  Tai- 
iiiait  guère,  lui  rendait  justice  et  la  respectait. 

—  Belle  autorité  !  parlons-en.  Un  honune  capable  de  laisser  douxe 


NOIRS   ET  EOUGES.  733 

cent  mille  francs  à  une  folle  n'avait  pas  le  cerveau  bien  sain.  Votre 
grand-oncle  Antonin,  mademoiselle,  n'a  jamais  eu  le  sens  commun. 
C'est  mon  humble  avis...  Vous  dites? 

—  Je  ne  dis  rien,  répondit-elle. 

—  Eh  Men  !  puisque  vous  avez  la  bonté  grande  de  me  céder  la 
parole,  je  vous  dirai,  moi,  que  si  le  gouvernement  connaissait  ses 
devoirs,  il  aurait  chassé  depuis  longtemps  toutes  les  congrégations 
des  hôpitaux  comme  de  partout...  Et  les  malades  n'y  perdraient 
rien.  Tout  le  monde  se  mettrait  à  les  soigner,  Paul,  Jacques  et  moi, 
Louis  Cantarel,  tout  le  premier. 

Emportée  par  son  indignation,  elle  eut  l'audace  de  lui  dire  : 

—  Hère  Amélie  n'a  peur  ni  des  varioleux  ni  des  typhoïdes. 
Heureusement  pour  elle,  il  ne  comprit  pas  l'allusion. 

—  Préchi  I  prêcha  !  reprit-il.  La  vraie  variole  et  le  vrai  typhus, 
ce  sont  les  jésuites  et  les  nonnes.  Quand  donc  la  France  en  sera- 
t-elle  purgée?  Les  femmes  ont  été  mises  au  monde  pour  faire  des 
enfans,  et  vous  en  ferez,  et  vous  y  prendrez  goût,  ou  M.  Lésin 
n'est  qu'un  sot.  Et  d'ailleurs,  les  vœux,  c'est  immoral.  Remarquez 
bien  que  les  vœux  perpétuels  sont  manifestement  contraires  au 
code  civil.  Il  y  a  dans  le  code  un  article  qui  interdit  aux  journaliers 
d'engager  leurs  services  à  perpétuité. 

—  Il  me  semble,  monsieur,  répliqua-t-elle  d'un  ton  plus  tran- 
quille, que  le  mariage  lui-même  est  une  sorte  d'engagement  per- 
pétuel. 

II  ne  daigna  pas  répondre  à  son  objection,  il  l'écrasa  d'un  regard 
de  pitié  et  se  mit  à  arpenter  le  salon,  en  soufflant  comme  un  phoque 
pour  évaporer  sa  colère.  Il  était  surpris  autant  qu'irrité.  Jusqu'alors, 
conformément  aux  instructions  de  mère  Amélie,  Jetta  avait  coulé 
le  moucheron  pour  sauver  la  mouche.  Il  l'avait  trouvée  si  complai- 
sante dans  les  petites  choses  qu'il  la  jugeait  incapable  de  lui  tenir 
tète  dans  les  grandes.  Il  était  ému  de  la  résistance  qu'il  venait  de 
rencontrer.  Il  se  résolut  à  changer  de  méthode,  à  recourir  au  sen* 
timent.  C'était  son  fort. 

Il  alla  s'asseoir  auprès  d'elle  et  lui  tapotant  doucement  les  deux 
mains  : 

—  Voyons,  chère  petite,  dit-il,  aimons-nous  un  peu  notre 
tuteur?...  Oui  ou  non,  l' aimons-nous? 

Elle  se  décida  à  faire  un  signe  de  tète  affirmatif,  qui  lui  coûta 
plus  d'efforts  qu'un  long  discours,  tant  ce  qu'elle  avait  appris  lui 
pesait  lourdement  sur  le  cœur. 

—  Ah  !  nous  aurions  bien  tort  de  ne  pas  l'aimer,  notre  petit 
tuteut,  car  enfin  il  a  bien  quelques  bontés  pour  nous...  Et  tenez 
plutôt  !.. 

A  ces  mots,  il  tira  de  sa  poche  un  petit  écrin,  qu'il  posa  devant 


VZh  REVINS  SBS   DEUX  AfOlCDES. 

«Ue,  et  (du  tOQ  Bafivrraat  et  eafaBlin  dont  on  ae  sert  pour  parler 
mai  5WN1  tards  : 

—  Ouvrez  seulement,  ma  petite  Jetta,  .mm  petit  Jeton...  Qu'f 
a-tril  là  dedans?. .  Eh  !  que  vois-je  ?  Ue  joli  petit  éléphant  en  argpot. 
C'est  ufi  laijouià  la  ttode  que  notre  tuteitr,  quipesse  tonîoanJi  nous, 
;a  acheté  ta&tôt  à  Pans  pocir  remplacer  cette  croix  qui  nous  peDd 
tovgoKtrs  sur  la  poitrine,  cette  éternelle  troix,  mou  petit  Jeton,  qui 
TAgaoe  un  peu,  ce  iuteiir,  qui  l'agace  oonsidéEableiBent..  Efabiec! 
doutecûDS-DOUs  qu'il  ait  lie  l'aonitié  pour  nous,  ce  tuteur  7  Loi  qm  i 
des  affaires  par-dessus  les  oreilles,  il  pense  à  nous  acheter  de  jelis 
petits  élépbans.  Et  pourtant  ce  pauvre  homme,  qui  nous  dne tint, 
ce  pauvre  homme,  qui  se  consaore  à  notre  boaliear,  etqmTcut 
faire  de  nous  une  grande  dadute,  et  qui  nous  a  trouvé  un  vrai  mar- 
quis, un  marquis  à  vingt-quatre  carats,  ah  I  fi  dooc,  nous  ne  crai- 
gnons pas  de  hii  faire  de  la  peine  ?  Ce  n'^t  pas  Inen,  ma  chère 
petite  û!!e. 

U  avait  presque  des  larmes  dans  les  yeux  et  il  s'étonnait  ien'eD 
pas  voir  dans  ceux  de  Jetta,  qui  en  ce  moment  étaient  tout  à 
fait  noirs  ;  impossible  de  se  douter  que  d'habitude  ils  étaient  bleos. 
Elle  regardait  le  petit  éléphant,  et  quoiqu'il  iiuLt  en  aigent  etqae 
ses  défenses  fussent  en  ivoire,  les  paupières  de  cette  ingrate  fille 
ne  se  mouillaient  pas.  —  «  C'est  un  vrai  cai<Lbu  que  ce  pecitcœur,  n 
pensa-t-il.  Puis  tout  à  coup,  comme  illuminé  par  un  éclair  qai 
venait  de  traverser  son  esprit,  il  changea  brusquement  de  ioD,  et 
s'écria  d'une  voix  solennelle  : 

—  Et  mon  élection  I  mon  élecUon  I 

Elle  ne  pouvait  comprendre  ce  qu'une  élection  au  cooieiliniiiû- 
cipal  de  Paris  avait  k  démêler  dans  son  affaire  ;  elle  le  coBfnt 
bientôt. 

—  Je  suis  Bûr,  Jetta,  que  vous  n'aviez  pas  pensé  à  mon  clectioo* 
Je  ne  vous  en  fais  pas  un  crime,  les  jeunes  filles  ne  pensent  pas  i 
tout.  Elles  ont  leur  petite  idée  qui  les  occupe  et  l&xc  fait  onbiûr 
les  grands  intérêts  de  l'état.  Mais  supposons,  ma  mignonoei  ^^ 
c'est  une  supposition  que  je  ne  puis  faire  sans  frissonner^  suppo- 
sons que  vous  vous  obstiniez  à  prononcer  des  vœux  qui,  je  ^ 
répète,  sont  en  contradiction  flagftmte  avec  l'esprit  et  la  lettre  da 
code  civil,  supposons  que,  coaune  cette  vieille,.,  je  veox  diie 
comme  mère  Amélie,  vous  vous  enrôliez  dans  l'armée  noire,  ^ 
supposons  aussi  qu'un  jour,  dans  une  réunion  électorale,  nn  de 
mes  électeurs  se  lève  et  interpelle  le  citoyen  Louis  Cantarel  eolv 
disant  :  a  Citoyen,  vous  aviez  une  pupille,  qu'en  avej&^voas  fait<  ^ 
Ah!  ma  mignonne,  je  serais  un  bMime  perdu,  codé,  rasé,  os 
homme  à  la  mer. 

Il  ne  doutait  pas  qu'elle  ne  se  sentit  foudroyée  par  cet  aiiguineDt 


NOIRS  ET  ROUGES.  7S5 

dont  il  aTRÎt  été  foudroyé  Id^^méme  tout  le  premier,  et  il  répétait 
pv  intenralFes  réguliers  : 

—  Kàrt  électioirl  moiï  électroor! 

Bientôt  il  s'avisa  d'un  autre  argument  encore. 

—  Efr!  tenezi  nous  pariions  tout  à*  llieure  de*  votre  oncle  Anto- 
nin.  Je  veux  croire  (ja^rl  respectait  mère  Amélie;  mais  vous  ne 
niere»  pas  qu'il  '  ne*  fût  athée;  vous  en  savez  quelque  chose.  Je  ne 
suis  pas  athée,  moi;  je  crois  en  Dieu  à  ma  manière,  moi,  je  crois 
au  Dieu  de*  Jean'-JiaEcques,  su  Dieu  de  Robespierre,  à  un  Dieu  laïque, 
tout  k  fait  laSqne...  lÛis  Antonin  ne  croyait  à  rien.  Eh  bien! 
peosesr^ous  que  ce  franc  athée  TOUS  eût  Itsissé^une  fortune  s'il  avait 
pu  supposer  que  lé  magot  servirait  k  enrichir  les  congrégations 
et  les  jésuites?  car  les  jésuites^  sont  au  fond  de  tout.  Oseriez-vous 
dire  que,  si  von»  refusiez  d'épouser  M.  Lésin  de  Hoisieux,  vous 
ne  tratmiez  pas  les  intentions  du  testateur 71.  Eh  bonne  foi,  Jetta, 
oseriez- vous  le  dire? 

—  Mon  grand-oncle  Antonin,  répondit-elle  doucement,  a  déclaré 
dans  son  testament  qu'il  entendait  respecter  ma  liberté,  et  il  me 
semble  d'atHeurs,  mon  cher  tuteur,  qu'il  m'a  accordé  deux  ans  pour 
réfléclrir. 

Il  la  croyait  convaincue,  écrasée,  terrassée  par  son  éloquence. 
Elle  résistait  encore  I  Outré  d'indignation,  il  lui  arracha  violemment 
la  croix  en  cailloux  du  Rhin  qu'elle  portait  pendue  à  son  cou,  et  il 
Imdit  : 

—  Cette  croix  m'est  odieuse  ;  elle  a  l'air  si  bête  I  Je  ne  veux  plus 
lavoir,  et  j'exige  que  vous*  1»  remplacier  sans  plus  tarder  par 
l'éléphant. 

Puis,  enfonçant  son  chapeau  dans  sa  tète  : 

-*AhI  votre  graind-oncle  Antonin  entendait  respecter  votre 
liberté  I..  Bh  bien  I  moi,  je  la  respecte  aussi,  votre  liberté,  et  c'est 
pourquoi  je  vous  donne  vingt-quatre  heures  pour  prendre  votre 
parti. 

Et  il  sortit  en  secouant  les  portes. 

Pendant  tout  le  dtoer,  il  fut  d'une  humeur  exécrable  ;  il  roulait 
des  yeux  furibonds  et  n'ouvrait  la  bouche  que  pour  tancer  ses 
gens.  Il  pensait  à  la  cruelle  déception  qu'éprouverait  la  marquise 
en  apprenant  son  échec,  aux  reproches  qu'elle  ne  manquerait  pas 
de  lui  adresser,  à.  Tajoumement  mdéfini  de  ses  espérances.  Com- 
bien de  temps  encore  devrait*il  languir  sur  le  seuil  de  ce  paradis 
qui  lui  avait  entr'ouvert  discrètement  sa  porte  et  souph-er  après 
des  délices  auxquelles  il  ne  pouvait  songer  sans  frissonner  de  la 
tête  aux  pieds  î  II  ne  s'avisait  pas  que  sa  tète  était  transparente 
pour  les  yeux  somnolens  de  sa  femme,  qui  ne  laissaient  pas  de  tout 
voir;  en  ce  moment,  elle  devinait  ses  réflexions,  ses  chagrins,  ses 


73ô  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fureurs,  et  la  mésaventure  qu'il  venait  d'essuyer  la  mettait  aux 
anges.  A  peine  fut-il  sorti  de  table ,  renonçant  à  sa  partie  de 
bésigue,  il  courut  se  renfermer  dans  sa  chambre,  où  il  écrivit  un 
billet  ainsi  conçu  : 

a  Ma  chère  marquise,  cela  n'ira  pas  tout  seul,  il  y  aura  du 
tirage.  Cette  petite  sotte  a  dit  non  ;  mais  comptez  sur  moi  ;  il  ne 
sera  pas  dit  qu'une  béguine  ait  eu  raison  de  Louis  Gantarel.  Qaaod 
elle  aurait  derrière  elle  dix  mille  jésuites,  j'en  viendrais  à  bout,  » 

Le  domestique  qui  porta  le  billet  rapporta  la  réponse. 

«  Mon  cher  voisin,  les  nouvelles  que  vous  me  donnez  m'afiSigent 
sans  trop  me  surprendre.  Dans  ce  monde,  les  choses  ne  vont  jamais 
toutes  seules,  tâchons  d'avoir  l'un  et  l'autre  un  peu  de  patience. 
Venez  dîner  demain  avec  mon  fils  et  moi,  nous  aviserons.  » 

Pendant  que  la  petite  poste  allait  et  venait  entre  le  château  et 
le  chalet,  M^'^  Maulabret  écrivait  à  mère  Amélie  pour  lui  conter  le 
cas  et  implorer  le  secours  de  ses  directions  et  de  ses  conseils. 
Puis  elle  rejoignit  au  salon  M''''  Gantarel,  et  cette  dormeuse  qui 
voyait  tout  lui  dit  : 

—  Quelle  est  donc,  ma  chère,  cette  horreur  qui  vous  pend  sur 
la  poitrine  et  qui  m'a  causé  des  distractions  pendant  le  dtner  ?.. 
Vous  voilà  donc  condamnée  aux  éléphans,  livrée  aux  bêtes? 

—  C'est  un  châtiment  que  j'ai  bien  mérité,  répondit  en  soariaot 
M"'  Maulabret. 

Elles  tricotèrent  une  heure  durant  sans  sonner  mot;  mais  au 
moment  où  elles  se  séparaient  pour  gagner  leurs  lits  : 

—  Il  parait,  mademoiselle  Maulabret,  que  vous  avez  du  carac^ 
tère,  murmura  M°^*  Cantarel.  Je  ne  sais  pas  si  je  dois  vous  en  félici- 
ter ;  c'est  une  si  bonne  chose  que  l'indifférence  I  Enûn  nous  sao-  » 
rons  quelque  jour  laquelle  de  nos  deux  méthodes  est  la  meilieuie. 

Et  à  la  vive  surprise  de  Jetta,  qui  pensa  tomber  à  la  renverse, 
elle  la  prit  par  la  taille  et  déposa  sur  son  front  un  baiser.  Cétait 
sa  façon  de  la  remercier  de  l'heureuse  journée  qu'elle  lui  avait 
fait  passer. 

Le  lendemain,  M"^  Maulabret  se  promenait  dans  le  paie  en  mé- 
ditant sur  sa  triste  aventure  et  sur  les  rudes  combats  qu'elle  aurait 
à  soutenir,  quand  une  voix  lui  cria  : 

—  Jetta,..  ma  toute  belle! 

A  peine  eut-elle  le  temps  de  retourner  la  tète,  elle  se  trouva 
dans  les  bras  de  M""*  de  Moisieux,  qui,  la  pressant  sur  son  cœur  et 
l'obligeant  de  s'asseoir  à  côté  d'elle  sur  un  banc,  lui  dit  sans  débri* 
der  : 

—  Pas  un  mot  I  Écoutez-moi  et  ne  répondez  pas.  Le  remords  m'a 
tenue  éveillée  toute  la  nuit.  Quand  les  coqs  ont  chanté,  je  pensais 
encore  au  chagrin  que  je  vous  ai  infligé  malgré  moi.  Vous  saves  si 


NOIBS   ET  ROUGES.  737 

je  VOUS  aime,  et  pourtant  j'ai  été  cause  qu'on  vous  a  tracassée, 
tourmentée.  H.  Gantarel  est  le  plus  obligeant  des  yoisins,  mais  il 
épouse  avec  trop  de  zèle  les  intérêts  de  ses  amis,  et  je  suis  sûre 
qu'il  a  outre-passé  mes  instructions...  Pas  un  mot,  vous  dis-je  1 
c'est  moi  qui  parle...  Après  tout  je  suis  excusable.  Les  mères  sont 
si  faibles  I  et  mon  fils  est  si  amoureux  I  II  ne  l'avait  jamais  été,  c'est 
le  fruit  de  ses  économies.  Ah  I  vos  beaux  yeux  font  de  terribles 
ravages  dans  les  cœurs.  Il  a  conçu  pour  vous  une  passion  dont  il 
aura  bien  de  la  peine  à  guérir.  Mais  soyez  tranquille,  il  saura  se 
taire  ainsi  que  moi.  L'incident  est  clos,  vous  n'entendrez  plus  par- 
ler de  rien...  En  retour,  j'ai  deux  grâces  à  vous  demander.  Et 
d'abord,  je  vous  en  supplie,  continuez  d'en  user  avec  nous  comme 
si  rien  ne  s'était  passé,  car  si  je  devais  renoncer  à  notre  charmante 
intimité,  j'en  serais  inconsolable...  Et  puis,  autre  chose  encore. •• 
Vous  avez  des  scrupules,  que  je  respecte  profondément.  Mais  avec 
le  temps  on  change  quelquefois...  Dans  trois  mois,  mettons-en 
quatre,  dans  quatre  mois  nous  nous  assiérons  ensemble  sur  le  banc 
où  nous  voici,  et  je  vous  demanderai  :  a  Vous  étes-vous  ravisée  7 
voulez-vous  de  nous?..  »  A  quoi  vous  répondrez  oui  ou  non,  selon 
votre  convenance.  Vous  voyez  que  je  me  réserve  une  petite  porte  de 
derrière.  Il  en  est  de  moi  comme  de  mon  pauvre  ajoupa,  dont  on 
a  bouché  la  vue  par  un  vilain  mur.  M.  Gantarel  m'a  proposé  de 
remplacer  ce  mur  sur  une  largeur  de  vingt  pieds  par  une  grille 
dormante.  J'ai  accepté,  je  ne  serai  pas  fâchée  d'apercevoir  un 
bout  de  vigne  et  le  coq  d'un  clocher...  Ma  chère  enfant,  ne  murez 
pas  entièrement  nos  espérances.  Laissez-nous  un  petit  jour  sur 
l'avenir;  vous  aussi,  accordez-nous  notre  grille  dormante...  Pasun 
mot!  je  lis  dans  vos  yeux  que  vous  consentez,  et  je  vous  en  remercie 
de  tout  mon  cœur,  de  mon  cœur  de  mère  et  de  mon  cœur  d'amie. 

Là-dessus,  elle  l'embrassa  tendrement  sur  les  deux  joues  et  s'en- 
fuit de  son  pied  léger,  la  laissant  fort  soulagée,  quoique  un  peu 
chagrine  de  la  concession  muette  qu'on  venait  de  lui  arracher. 
Mais  les  grilles  dormantes  ont  cela  de  bon  que  si  on  jpeut  voir  au 
travers,  elles  ne  s'ouvrent  jamais. 

Quand  la  marquise,  M.  Gantarel  et  Lésin  se  mirent  à  table,  on 
eût  dit  trois  généraux  au  lendemain  d'une  bataille  perdue  ;  ils  por- 
taient leur  défaite  sur  leur  front.  M.  Gantarel  avait  l'oreille  basse  ; 
son  chagrin  était  mêlé  de  dépit  et  d'humiliation.  M"**  de  Moisieux 
iaisait  meilleure  mine  à  son  malheur  ;  elle  connaissait  les  hauts  et 
les  bas  de  la  destinée,  son  courage  n'était  pas  à  la  merci  d'un 
accident.  En  revanche,  Lésin  était  à  la  fois  consterné,  mortifié  et 
furieux.  Il  avait  préjugé  de  l'événement  avec  une  entière  confiancd, 
sa  déception  avait  été  cruelle.  Il  était  plus  blême  que  jamais,  et 

VOMI  im.  —  1880.  47 


738  RETUE  DES  DEUX  MOlfOES. 

il  eût  ToloBtier»  étranglé»  la  petîter  bourgeoiw  qui  amit  en  Teffroo- 
terie- de  âoiiaer  im  soofD^  à  UB  manfuis^  Mais  il  n'aitendait  pas 
renoncer  à  la  partie  v  son  antdtemtHb  égalait  sa  vanité. 

On  renvoya  Lara  airant*  le  dessert  pour  pouvoir  canser  libre- 
ment; précaution,  inntile^  car  lesi  portes'  da  chalet  n'étaient  pas 
épaisses- et  les  oreîUes  gpsc^es  sont  tràs-fines^  Lésini  entama  alors 
une  iKmgue' litanie  «  il  se  répandit  en  jérémiades^  comme  on  enfisuit 
àrqni  on  arefosé  lalune*  Son;  reficaiiK  était  : 

—  J'v  yeux  ravoir;  je  Taurall 

—  Eh'  I  oni,  vous  l'aurezi  loi  répondait  M».  GantareU  Laissez-moi 
faire  et  mettez-vous^  l'esprit  en  repos.  9*il  le  faut,  j^lse^ai  de  con- 
trainte. 

— (Test  à  quoi  je  ne  consentirai  jamais,  dît  la  marquise.  J'ai 
vu  tantôt  H'*^  Maulabret,  et  je  lui  ai  prondsque  nous  attendrioas 
paisiblement  qu'elle  se'ravisftt 

Lésin  s'emporta.  Il  déclara  qu'il  était,  comme  H.  Cantarel,  pour 
les  grands  moyens,  qu'on  avait  raison  des  jolies  filles*  par  des 
obsessions  mêlées  d'algarades  et  de  menaoeSk 

—  Je  connais  les  femmes,  disait-il^  elles  aiment  à  âtre  oondintes 
le  bâton  levé.  Et  tenezplutôt,  il  y  en  avait  une  k  New- York  presque 
aussi  jolie  que  M""  Maulabret.  Eh  I  bon  Dieu*,  si  je  m'étais  aoiiisé 
aux  préliminaires.  •• 

La  marquise  était  si  excédée  de  la  sottise  de  l'être  impmibld 
qu'elle  l'interrompit  en  lui  disant  à  brûle-pourpoint,  malgré  la 
présence  de  M.  Cantarel  : 

—  Êtes-vous  bien  sûr  que  ce  ne  fût  pas  une  servante  (fan- 
berge? 

—  Je  vous  jure,  maman,  que  c'était  la  femme  d'un  banquier. 

—  Et  Tavez-vous  eue  7  demanda  H.  Cantarel. 

—  Il.s'en  est  fallu  de  deux  secondes.  Malheureusement  le  mari... 

—  Laissez-nous  tranquilles  avec  vos  banquiers  et  leurs  femmes, 
reprit  la  marquise.  Je  vous  dis  que  cette  petite  fille  cache  sous  ses 
airs  de  douceur  beaucoup  de  volonté. 

—  Dne  béguine,  une  vraie  béguine,  s'écriaiM.  Cantarel,  labooche 
en  cœur,  confite  en  patelinage,  et  qui  porte  la  marque  de  fabri(iae 
des  jésuites  1  Voilà  pourtant  ce  qu'ils  feront  de  la  France,  si  00  tff 
met  bon  ordre.  Pauvre  France  I 

—  Laissons  en  paix  les  jésuites  comme  les  banquiers^  et  reve- 
nons à  notre  affaire.  Mon  opinion  est  que  cette  pauvre  enfant 
a  des  scrupules  dont  on  n'aura  pas  raison  par  les  grands  moyens; 
mieux  vaut  les  ménager.  Et  savez-vous  quoi,  mon  cher  voisin  J 
Mous  avons  fait  une  faute  en  la  gardant  ici  dans  une  solitude.  Le 
désert  est  favorable  aux  contemplations.   Emmenez-la  bien  vite 


fumm  ËX  BOUGES.  71^9 

passer  un  umhb  à  Paris.  C'est  un  faoseux  -endroit  pour  guiédr  les 
cooscie&ces  limer ée&. 

—  £Me  y  reniieziiaila  \icBlIe  iiocreor. 
— «Qui  doû£? 

— £hl  {nableu,  mère  AanéUe. 

-—  Vous  y  îuviftsrea,  c'est  -votm  affidre.  letez-Ia  en  .pk'm  tour- 
i)iU(BL,  menes-Ia  iMaMCDnp  au  théâtj»;  ic'esit  tii  Hsurxout  <}tte  iles 
jscmpfliles  ëàmmsmuA. 

M.  Qairtarel  fit  cl 'abord  la  {SOttrde  onetUe  à  oette  proposÂtiou  ;  il 
lui  en  oeûitaft  àe  reMmcer  pour  un  igirand  mws  à  ses  punies  de 
i>é6igiie  et  à^es  chers  tiète^-tètfi,  d'aulaaiplus  qdi*il  lai  était  irenu 
d^uîs  peu  oertaîneB  inquittndes  vago^s  idêatil  n'osait  faÎDe  part  À 
personne.  U  fiait  Dépendant  par  t^onseaiir,  tootais  il  lai  pmat  qne ^a 
résignation  méiitait  quelque  récampeiifiei^  et  il  attendait  poor  s'en 
expliquer  «que  Lésin  cpiilit&t  la  phrae.  Malèeureueement  Lésin  avait 
sa  ccxnsigne,  M°**  de  IloîsieiiK  lui  avait  enjoint  de  rester  jusqu'au 
bout.  II  fallait  bien  que  son  fils  loi  servit  à  quelque  chose. 

De  ^erro  lasse»  M.  Cantarel  se  retira  vers  onze  heures,  en 
maugréant  contre  son  sort.  Gomme  il  valait  d'ouvrir  la  petite  porte 
de  comnmnioation»  une  grosse  motte  de  terre,  lancée  d'une  main 
Yigourease,  vint  heurter  violemaient  son  chiqieau  et  l'envoya  rou- 
ler dans  un  fossé.  i)ës  qu'il  l'eut  ramassé,  il  adressa  une  bordée 
d'injures  à  i'invîsiMe  epnemi  qui  prenait  de  telles  libertés  avec  son 
auguste  personne.  S'il  avait  battu  les  baissons,  peulrètre  y  aurait*il 
trouvé  un  petit  Grec 

Sa  consig&e  étant  levée,  Lésin  gagna  sa  chambre,  où  il  emporta 
elandesiineflisnt  une  bouteille  de  rhum,  et  dans  le  fond  de  cette 
bouteille  il  réussît  à  laisser  pour  quelques  heures  ses  chagrins,  ses 
amours,  ses  espérances  cruellement  déçues,  le  château  de  ses 
rôves  et  ses  deux  mentes.  Il  eut  quelque  peine  à  atteindre  son  lit, 
où  il  se  coucha  tout  habillé  ;  mais  le  lendemain,  il  retrouva  à  son 
chevet  ises  lévriers  gris  de  souris  et  ses  chiens  courans  tachetés  de 
fauve,  qui  attendaient  impatiemment  son  réveil. 

—  On  peu  de  patience,  mes  enians  I  leur  dit-il.  Si  la  diplomatie 
de  maman  fait  long  feu,  nous  recourrons  aux  grands  moyens. 

XIII. 

Pour  l'intrigant,  pour  l'ambitieux,  Paris  est  la  ville  où  Ton  arrive 
à  tout  ;  pour  le  radical  intransigeant,  c'est  la  sainte  capitale  de  la 
révolution,  la  Jérusalem  de  l'émeute;  pour  l'homme  de  bourse, 
c'est  un  marché  d'argent  qui  serait  incomparable  si  Londres  n'exis- 
tait pas  ;  pour  le  savant,  c'est  un  des  grands  ateliers  de  l'esprit 
bumain;  pour  Tbomme  d'imagination,  c'est  un  nuisée  où  l'on  peut 


7i0  BEYDB  DES  DEUX  MONDES. 

satisfaire  toutes  ses  curiosités  ;  pour  rhomme  de  plaisirs,  c'est  un 
caravansérail  où  l'on  n'a  qu'à  se  baisser  pour  les  ramasser;  poar 
une  jolie  femme,  c'est  la  seule  partie  du  monde  où  l'on  s'habille, 
et  pour  le  gourmand  la  seule  où  l'on  sache  manger;  pour  les  che- 
vaux de  fiacre,  c'est  un  enfer  où  l'on  sue  et  où  l'on  maigrit;  pour 
le  philosophe,  c'est  un  observatoire  où  l'on  est  à  merveille  pour 
philosopher,  parce  qu'il  est  facile  de  s'y  cacher  et  d'y  tout  voir 
sans  être  vu;  pour  le  boulevardier,  c'est  le  seul  endroit  de  la  terre 
où  il  se  passe  chaque  jour  un  événement  nouveau  sur  lequel  il  soit 
possible  de  faire  un  bon  mot  absolument  inédit;  pour  le  moraliste, 
c'est  un  grand  carrefour  où  les  vices  les  plus  honteux  ou  les  plus 
éhontés  coudoient  d'admirables  vertus  qui  savent  sourire  et  qui 
joignent  la  grâce  à  la  sainteté.  Pour  M.  Gantarel,  Paris,,  qu'autre- 
fois il  aimait  peu,  était  devenu  une  ville  adorable  depuis  que  le  pa- 
lais des  rois  y  sert  de  lieu  de  réunion  au  conseil  municipal  ;  il  avait 
acheté  dans  la  rue  de  Rivoli  un  bel  immeuble  dont  il  habitait  le 
premier  étage;  de  sa  fenêtre  il  apercevait  les  Tuileries,  et  il  se 
disait  :  «  Us  y  sont^  et  demain  peut-être  j'y  serai.  »  Quant  à 
M'*"  Maulabret,  Paris  lui  semblait  aussi  un  lieu  charmant,  dési- 
rable, plein  de  délices,  parce  qu'on  y  trouvait  dans  un  quartier 
éloigné  un  vieil  édifice  en  briques  et  en  pierre,  où  elle  avait  passé 
dix  mois,  où  elle  comptait  passer  toute  sa  vie  et  dans  lequel,  au 
préalable,  elle  se  promettait  d'aller  causer  pendant  quelques  heures 
avec  une  femme  vêtue  d'une  robe  noire  et  qui,  en  vérité,  quoi  qu'en 
pût  dire  M.  Gantarel,  n'était  ni  vieille  ni  horrible. 

Elle  s'était  promis  d'acheter  cette  faveur  par  une  complaisance 
infatigable.  Quoique  son  tuteur  la  fit  aller,  venir,  trotter,  quoiqu'il 
ne  lui  laissât  pas  le  temps  de  soufiDier,  qu'il  la  traitât  comme  un 
cheval  qu'on  entraîne  pour  la  course,  elle  n'était  jamais  lasse  et  se 
prêtait  de  bonne  grâce  à  tout  ce  qu'il  lui  proposait.  Le  Cirque  et 
les  bureaux  de  la  Vraie  République^  journal  de  M.  Louis  Gantarel, 
les  grands  théâtres  et  deux  ou  trois  des  petits,  les  lacs  et  la 
chambre  des  députés,  un  concert  de  charité  au  bénéfice  des  am- 
nistiés et  une  grande  fête  donnée  à  l'hôtel  Gontinental  en  faveur 
de  l'enseignement  liûque,  rien  ne  lui  fut  épargné.  Il  voulait 
dégorger  le  poisson  en  pleine  eau  courante.  Il  eut  même  la  fantai- 
sie de  la  mener  un  soir  dîner  avec  lui  dans  un  restaurant  à  la  mode, 
où  il  l'appela  madame  et  lui  conta  des  histoires  salées.  Elle  prit 
tout  en  bonne  part;  elle  avait  son  idée.  Du  reste,  il  n'était  pas 
fâché  de  promener  à  son  bras  dans  les  lieux  publics  une  jolie  fiUe 
qu'on  remarquait  beaucoup.  Il  aurait  voulu  qu'on  s'imaginât  quelque 
chose,  mais  on  n'imaginait  rien,  parce  que  certains  visages  et  cer- 
tains maintiens  conjurent  tous  les  soupçons,  écartent  toutes  les 
mauvaises  pensées.  Il  lui  disait  quelquefois  avec  un  peu  d'impatience  : 


NOIRS  ET  BOUGES»  741 

—  Quand  donc  apprendrez-TOus  à  regarder  les  hommes,  petite 
colombe  ? 

La  complaisance  de  cette  colombe  fut  mise  à  une  plus  dure 
épreuve.  Il  la  conduisit  à  TOpéra  un  soir  qu'on  y  donnait  un  nouveau 
ballet.  II  estimait  que  de  tous  les  moyens  qu'on  peut  employer  pour 
empêcher  une  jeune  fille  d'entrer  en  religion,  le  ballet  est  le  plus 
efiBcace;  il  attribuait  aux  jetés  et  aux  battus  une  vertu  magique  et 
considérait  les  entrechats  comme  les  plus  puissans  alliés  de  la  «libre 
pensée.  Le  ballet  était  précédé  de  Freischûtz.  M.  Gantarel  n'aimait 
pas  la  musique.  A  peine  eut-il  installé  dans  leur  loge  sa  femme  et  sa 
pupille,  il  partit  pour  se  rendre  aux  bureaux  de  son  journal.  Il  ne 
revint  que  deux  heures  plus  tard  :  il  était  accompagné  d'un  jeune 
homme  blême,  qu'il  venait  de  rencontrer  dans  le  couloir  et  dont 
l'apparition  inattendue  causa  à  M"""  Maulabret  une  émotion  désa- 
gréable; mais  elle  eut  assez  d'empire  sur  elle-même  pour  n'en  rien 
marquer.  M*"*  Gantarel  fut  moins  mal  tresse  de  ses  senti  mens.  Elle 
ne  répondit  au  salut  de  ce  fâcheux  qu'en  lui  jetant  un  regard  qui 
voulait  dire  :  a  Que  venez-vous  laire  ici?  »  Il  ne  comprit  pas  ou  ne 
voulut  pas  comprendre. 

Après  y  avoir  profondément  réfléchi,  M.  Lésin  de  Moisieux  avait 
décidé  que  M"""  Maulabret  l'avait  refusé  parce  qu'elle  aimait  quel- 
qu'un. Il  se  piquait  de  connaître  les  femmes  et  ne  croyait  pas  à 
leurs  scrupules. 

—  Qu'est-ce  qu'un  scrupule?  disait-il  d'un  air  machiavélique. 
On  n'a  jamais  su  comment  c'était  fait. 

—  Vous  jugez  de  toutes  les  femmes  sur  vos  écureuses  de  vws- 
selle,  lui  avait  répondu  sa  mère.  Mais  vraiment  vous  êtes  fou. 
Quel  homme  voulez-vous  que  M^  Maulabret  puisse  aimer?  Elle 
n'en  connaît  point. 

—  Laissez  donc,  répliquait-il.  Elle  se  sera  coiffée  d'un  interne 
d'hôpital,  d'un  carabin.  Soyez  sûre  qu'il  y  a  anguille  sous  roche. 
J'entends  mettre  M.  Gantarel  sur  ses  gardes. 

Et  là-dessus,  sans  qu'elle  pût  ou  qu'elle  voulût  le  retenir,  il 
s'était  rendu  à  Paris,  résolu  d'y  rester  jusqu'à  ce  qu'il  eût  appro- 
fondi ses  soupçons.  Il  avait  vu  la  veille  M.  Gantarel,  il  venait  de  le 
rencontrer  de  nouveau,  et  deux  fois  M.  Gantarel,  qui  le  trouvait 
assommant,  lui  avait  ri  au  nez,  en  lui  déclarant  que  ses  sagaces 
conjectures  n'avaient  pas  le  sens  conunun.  Il  avait  fait  semblant  de 
se  laisser  convaincre,  mais  les  gens  qui  ont  peu  d'idées  tiennent 
beaucoup  à  celles  qu'ils  ont.  Il  tenait  beaucoup  à  la  sienne,  il 
s'était  juré  d'en  avoir  le  cœur  net. 

Malgré  le  mauvais Jaccueil  que  venait  de  lui  faire  M™*  Gantarel, 
il  s'assit  résolument.  Il  n'était  plus  timide,  ayant  bien  dîné.  Il 


7h2  REVUE  IMSft    IKCX   IfONDES» 

s'aoeoisda  saoïs  fiiçon  surledosaiBr^  faniteoil  qu'ocoupût  M^*  Uau- 
labret,  et  il  lui  deinaûda  si  el>e  aimait  les  ballets. 

—  Je  tieisais  pas,  je  n'en  ai  jamais  va« 

—  >Mai8  en  :gérâéi»l  aJDDDez-^voaB  la  ilanse? 

—  le  «e  isais  puR^,  je  n'ai  jamais  iëtié  au  baL 

—  Oh  I  voilà  qui  âe>rBnooutre  bien  :ma.  laAte,  k  comtene  de 
LireuKf'en  doune  un  dans.huit  jaun.  Je^vous  y  fejnaiiiAiteMfit 
danserons  «ensemible  ia  piemàèceipulka. 

—  Je  Wtts sois  mfiAkneiit  mbiigée, unais jeioe'safe  jpÈsàî 
Cefla  n'était  xpji'k  mmtié  vnaL;  elle  auah  pris  dans  le  lamps  pi- 
ques leçons  de  danse. 

—  Oti  1  bien,  je  ^xnxÈ  apprendod,  ice  sera  «baimant. 

—  Oh!  bren,  lui  dit  sëôbemBiit M^^  Gauutiirël,<iDa.uièoeiDem'pBS 
dans  le  monde  ^ods  tiiôL 

—  Qu'à  cela  ne  tienne,  =nadaine.  jew^afi  ibuai  invitter  uossL 

—  Je  n'ai  pas  Tiiabitiide  >  d'Aller  chez  les  \gSMS  cpue  je  ne  oeraus 
pas,  répliqua-t*elie  en  lui  toniuaM  le  do^. 

Il  alkit  riposter.  ileureuBement  le  dief  d'mrchfiSCre  venait  de  lever 
son  bâton,  violons  et  cuivres  attaquèrent  les  premières  Biesur»  de 
rouverture,  qui  ^étart  fort  courte,  et  bientôt  le  lideau  se  lewm.  fen- 
dant dSoL  minutes  au  moins  IP^^  Manlabret  ne  f>r6ta  «ucnne  «tteD- 
tion  au  ballet.  La  présence  de  Lésin,  qui  soufflait  bruyamment  et 
dont  elle  sentait  Thaleine  passer  sur  sa  nuque  et  sur  ses  ordUeB, 
lui  pesait  comme  un  oaïadhemaT,  saas  compter  qu'il  avait  des  son- 
vemens  nerveux  dans  les  jambes  qui  la  faisaient  lareasaillir  sarsui 
fauteuil.  Son  malaise  allait  croissant  ;  elle  fut  sar  le  point  de  pré- 
texter une  indisposition  et  de  prier  sa  tante  de  l'emmeoec.  Tout  i 
coup  la  salle  éclata  en  cq>pfamdisBemens.  Vdtue  d'une  mibe  de  tar- 
latane rose,  les  épaules  nues,  des  fleurs  dans  aes  dMveox,  use 
ravissante  créature  venait  de  traverser  le  théâtre  jusqpi'à  la  rampe, 
toute  droite  sur  ses  pointes.  Les  lorgnettes  Paient  braquées  sv 
elle,  et  le  public  ne  se  lassait  pas  d'applaudir,  âpxès  on  congé  de 
quelques  mois  pour  cause  de  maladie,  on  venait  de  Lui  rendre  une 
de  ses  favorites  et  il  lui  faisait  le  te. 

M"^  Maulabret  oublia  sur4e-champ  M.  Léain  de  &IoisieK,  Itat 
cette  créature  lui  parut  clmrmante.  Elle  était  merveiUeuamieDt 
jolie  et  bien  faite,  et  à  ses  ^:âoes  légères  elle  joignait  le  caprioe, 
l'audace,  des  frémissemens  anatias,  elle  y  ajoutait  aussi  cette  petite 
dose  d*eirronterie  qui  -est  aqjcnrd'hui  le  piment  obligé  de  tons  les 
grands  succès,  mais  elle  n'en  avait  pas  trop,  elle  savait  ce  qu'on 
peut  oser  à  l'Opéra,  la  discrétion  tempérait  ses  audaoes,  et  cela 
faisait  un  mélange  exquis  de  femme  et  de  sylphide* 

—  Elle  est  vraiment  gentille,  dit  Lésin  sur  le  ton  d'un  connais* 


NCOlfi  ET  MUGES.  7Ad 

seur  émérite  et  blasé.  Elle  s'appelle  M^^""  Kosellat  mais  son  vrai, 
nom  est  M""  Papet^  et  elle  est  la  fille  d'une  Iruitiâre  de  la  rue  du 
Foin.. 

—  Elle  a:  voulu  faire  csoîret  qu!elle  était  Italienne  ed  elle  a.  bien 
fait,  dit  M.  Gantarel.  La  France  refuse  de;  croire  au  génie  de.  ses^ 
danseiser^qui  ptMrtont.  sob(l  una-  de  ses  gUureSi.,  car  enfin... . 

Il  n'en  dit  pas  davantage.  Quoique  M*»*  Gantarel  s'étudiât  à. ne 
jamais  le  eontrafier^  elle:  ne  put  a'empuftcher  de  fra^ff^r  UU;  petit 
coup  de  son  éventail  sur  le.  voleurs  du.  cordon,,  et  comme>  il  était 
plus  intelligent  que  Lésin,  il  comprit». 

H^""  Rosellal..  Uparut  à.  Jettaqu'elle  avait  déjà,  entendu  ce  nom; 
mais  où  et  quand,  elle  ne.  le  savait  pas  e^,  net  se  souciait  pas  de  le 
savoir,  car  elle  était  sous  le.  cbarme.  Peu  lui  importait,  aussi  que 
H"'  Rosella  fût  tout  simplement  M^^""  Papet,  fille  d!une  fruitière  de 
la  me  du  Foin.Si  on  lui  atvail;  demandé  son.avis,,  elle  aurait  déclaré 
que  cette  danseuse,  aux.  j,upe6  de  gase  et  en  robe  de  tarlatane  des- 
cendait tout  droit  d'une  étoile. et  se  diapesaLt  à.  j;  retourner  bien 
vite  après  la  représentation.  Elle  la  regardait  aller,  venir,  tournoyer, 
tourbillonner,  bondir  dans  l'air  ^.retomber  si  légèrement  qu*elle 
semUait  ne  reprendre  terre  qpue  par  condescendance,  et  il  semblait 
aussi  que  si  elle:  ne  s'envolait  pas  dans  les  frises,  c'était  pour  ne 
pas  trop  humilier  la  pauvre  espèce  humaine,  que  sa  pesanteur 
retient  tristement  sur  le  sol. 

—  Ge  n'est  pas  une  femme,  c'est  un  papillon,,  se  disait  Jetta,  ou 
un  Cttseau,  qui  tout  à  l'heure  a  quitté  ses-  ailes  et  qui  va.  les  reprendre, 
et  alors  bon  voyage  I  on  ne  la  verra  plus. 

—  Quand  je  suis  parti  pour  l'Amérique,,  dit  Lésin,  elle  était  avec 
Albert  Valport..  Sont-ils  toujours  ensemble? 

—  Il  parait  qu'ils  se  sont  quittés  depuis  quelques  mois,  lui 
répondit  M.  Gantarel,.  et  on  assure  que  c'est  cette  brouille  qui  l'a 
rendue  malade. 

—  Bàbl  dit-il,,  il  lui  a  sûrement  laJtssé  l'hôtel,  et  puis,  moi,  je 
ne  crois  pas  aux  maladies  des  femmes* 

—  Et  croyez-vous  à  leurs  nausées^  lui  demanda  M'"''  Gantarel, 
qui  ne  pouvait  plus  sa  contraindre» 

Si  brutal  que  fût  le  mot,  il  était  encore  trop  fin  pour  lui.  II 
essaya  de  casser  cette  noix,  il  dut  y  renoncer;  il  s'y  serait  plutôt 
cassé  les  dents.. 

—  Ah!  quel  beau  couple  cela,  devait  faire!  pensa  naïvement 
M'^  Maulabret. 

Et  ses  yeux  parcoururent  toute  la  salle  pour  tâcher  d'y  décou- 
vrir celui  qui  ressemblait  à  un  tueur  de  lions  et  qui,  paraissait-il, 
s'entendait  aussi  à  apprivoiser  les  sylphides.  Quand  elle  les  reporta 
sur  la  scène,  la  robe  rose  n'y  était  plus,  mais  elle  n'était  pas  repar- 


7àà  R£yU£  DES  DEUX  MONDES. 

tie  pour  son  étoile.  On  la  rappela  deux  fois,  et  deux  fois  elle  revint, 
et  deux  fois  M^^  Rosella  parut  remercier  humblement  le  public  qui 
la  traitait  en  enfant  gâtée,  mais  elle  avait  dans  le  regard  un  rayon- 
nement de  gloire  et  de  Isonheur  qui  démentait  sa  modestie.  Et  puis 
elle  s'envola,  elle  disparut. 

—  Et  après  7  se  dit  avec  mélancolie  Jetta,  comme  en  sortant  d'an 

rêve. 

—  Ainsi  vous  ne  voulez  pas  venir  chez  la  comtesse  de  Lireux? 
lui  dit  Lésin  en  lui  soufflant  dans  Toreille.  Faites  cela  pour  moi,  et 
d'ailleurs  cela  vous  fera  voir  le  grand  monde. 

—  Â  petit  oiseau  petit  nid,  répondit-elle. 

Sur  quoi  il  se  leva  et  sortit,  la  tête  basse,  l'œil  morne. 

—  Décidément  elle  aime  quelqu'un,  pensaitril,  je  saurai  qui. 

—  Quel  animal  !  ne  put  s'empêcher  de  murmurer  M.  Cantarel. 
Mais  s'apercevant  aussitôt  qu'il  venait  de  s'oublier,  il  dit  à  Jetta  : 

—  Je  parle  de  ce  petit  prince  moldave  que  vous  voyez  là-bas  et 
qui  n'a  cessé  de  vous  lorgner  pendant  tout  l'entr'acte.  Faut-il  que 
j'aille  lui  donner  votre  adresse? 

Et  l'enveloppant  dans  son  manteau  : 

—  Voilà,  petite  fille,  ce  que  c'est  qu'un  ballet.  Pour  moi,  l'Opéra 
n'est  pas  un  endroit  où  l'on  s'amuse,  c'est  une  institution,  et  je 
considère  les  ballets  comme  le  meilleur  remède  contre  la  supersti- 
tion et  les  préjugés.  Quand  j'en  ai  vu  un,  je  me  sens  meilleur. 

Jusqu'au  bas  de  l'escalier  il  développa  ce  thème  sur  un  ton  plein 
d'onction;  il  parlait  des  jambes  de  M^*  Rosella  comme  du  saint 
sacrement. 

Il  fut  beaucoup  moins  onctueux  quand  elle  lui,témoigna,  quelques 
heures  plus  tard,^son  désir  de  rendre  visite  à  mère  Amélie  et 
qu'elle  sollicita  de  lui  cette  grâce,  qu'elle  pensait  avoir  un  peu 
méritée.  Il  la  rembarra,  la^ renvoya  bien  loin,  lui  interdit  de  mettre 
les  pieds  à  l'hôpital,  lui  signifia  que  si  elle  contrevenait  à  sa  défense, 
elle  enfreindrait  les  clauses  du  testament,  qui  stipulait  qu'elle  pas- 
serait deux  années  entières  dans  le  monde.  Il  ne  manqua  pas  cette 
occasion  de  pourfendre  le  jésuitisme,  de  flétrir  éloquemment  l'im- 
moralité des  réserves  mentales  et  de  la  casuistique. 

M*"*  Gantarel,  à  qui  elle  fit  part  de  sa  déconvenue,  l'engagea  à 
faire  M.  Yaugenis  juge  'de  la  question  en  sa  qualité  d'exécuteur 
testamentaire.  Au  même  instant  arriva  un  billet  de  l'ancien  prési- 
dent de  chambre,  qui  avait  appris  que  M*^'  Maulabret  faisait  un 
séjour  à  Paris  et  qui  la  priait  de  venir  le  voir.  Sa  tante  lui  prêta 
son  coupé  et  sa  camériste,  et  elle  se  mit  en  route. 

Trois  mois  auparavant,  M.  Yaugenis  l'avait  intimidée  par  sa  gra- 
vité un  peu  gourmée  et  par  le  strabisme  intermittent  dont  il  était 
affecté.  Elle  ne  l'aborda  pas  sans  quelque  émotion,  mais  il  la  mit 


NOIBS  ET  BOUGES.  7&5 

bien  vite  à  Taise.  M»«  de  Hoisieax  n'était  pas  là,  il  pouvait  se  dis- 
penser d'être  solennel. 
Elle  lui  soumit  son  cas  de  conscience  ;  il  lui  répondit  en  riant  : 

—  Oh  !  nous  ne  sommes  pas  si  rigoristes  I  Un  père  de  l'église 
disait  jadis  à  un  homme  qui  n'aimait  pas  à  faire  maigre  :  «  Mangez 
un  bœuf  et  soyez  chrétien.  »  Je  vous  dirai  :  «Allez  voir  mère  Amélie 
aussi  souvent  qu'il  vous  plaira,  mais  ne  négligez  pas  les  vertus 
mondaines.  »  Or  c'en  est  une  que  de  tenir  sa  parole,  et  vous  n'a- 
vez pas  tenu  la  vôtre.  Vous  m'aviez  promis  de  ne  prendre  aucune 
décision  grave  sans  m*avoir  consulté,  et  j'ai  appris  Tautre  jour  de 
votre  tuteur,  qui  a  tenté  de  me  mettre  dans  ses  intérêts,  que  vous 
aviez  refusé  un  parti  brillant. 

— M'auriez-vous  conseillé  de  l'accepter,  monsieur,  vous  qui  m'a- 
vez dit  :  Méfiez-vous  ? 

—  Et  je  le  dis  encore.  Aussi  ai-je  déclaré  à  M.  Cantarel  qu'il  ne 
devait  pas  compter  'sur  moi...  Ebl  qui  sait?  peut-être  avons-nous 
notre  candidat. 

—  Vous  aussi?  s'écria-t-elle  d'un  air  si  consterné  qu'il  se  mit 
à  rire  de  plus  belle. 

—  Oh  !  rassurez-vous,  je  vous  taquinais.  Votre  grand-oncle  Anto- 
nin,  qui  aimait  à  faire  le  bonheur  des  gens  sans  les  consulter, 
aurait  sans  doute  été  charmé  de  vous  marier  ;  heureusement  il  pré- 
tendait ne  connaître  aucun  homme  digne  de  vous.  Mais  il  faisait 
un  peu  moins  de  cas  de  M""  Vaugenis,  et  c'est  sur  nous  qu'est 
retombé  le  paquet...  Et  vraiment,  puisque  j'ai  le  bonheur  de 
vous  tenir,  je  veux  vous  conter  cette  histoire.  Il  n'y  a  pas  de  meil- 
leur juge  de  ce  genre  de  questions  qu'une  jeune  fille,  quand 
elle  est  désintéressée. ••  Nous  étions  jadis  un  trio  d'amis  insépa- 
rables, votre  grand-oncle,  un  riche  raflineur,  M.  Valport  et  moi, 
votre  serviteur.  Ce  cher  Valport  est  parti  le  premier,  laissant  près 
de  trois  millions  à  son  fils  qu'il  avait  toujours  tenu  de  très  court. 
A  père  ménager  fils  prodigue.  Pendant  quelques  années,  ce  beau 
garçon,.,  car  il  est  très  beau,.,  a  gaspillé  son  patrimoine  et  sa  vie  ; 
heureusement  les  restes  en  sont  bons.  Ses  aventures  qui  ont  fait 
quelque  bruit  chagrinaient  beaucoup  votre  grand-oncle,  qui  l'ai- 
mait comme  son  enfant;  il  ne  se  consolait  pas  de  voir  s'enrôler 
dans  l'armée  des  inutiles  un  jeune  homme  qui  a  de  rétofie,  beau- 
coup de  dons,  le  cœur  et  l'esprit  généreux.  Il  avait  juré  de  le  sau- 
ver en  le  mariant,  et  il  ne  le  rencontrait  jamais  sans  lui  proposer 
deux  ou  trois  partis,  mais  il  était  toujours  repoussé  avec  perte. 
Enfin  il  imagina  de  jeter  son  dévolu  sur  une  de  mes  filles  :  peu  de 
temps  avant  sa  mort,  il  fit  venir  ce  beau  garçon  et  lui  parla,  sans 
réossh:  à  s'en  faire  écouter.  Quelques  jours  plus  tard,  notre  bonheur 


7A6  aETtiE  aoB  deux  momdes. 

ou  notre  malfamu*  umt  ma  .fille  svr  le  chemiii  du  monBlire,  et  voilà 
un  homme  qui  reçoit  le  coup  de  foudre. 

—  Le  coup  de  foudrel  répéta  If'*  UauhibnBt  amc  éteanement. 

—  Eh!  oiri,  c'est  un  je  :n£  sais  quoi.  La  mmnte  d^^nwnt,  on 
allait,  on  yenait,  on  raisonnait  fooninie  tout  te  mande,  on  vaquait 
à  ses  affaires  «et  i  ses  phasirs,  ma  regardait  ies  passKOB  et  qd  s'i- 
maginait que  la  rie  consiste  à  passer.  La  minute  dViprè^,  an  est  un 
autre  homme,  (on  déraisonne,  <on  n'a  plus  te  sens  oanunsn,  «t  dans 
tout  Tunivers  on  ne  yoit  qu'elle.  Gela  s'appelle  le  coup  de  fondre... 
Vraiment,  nmdemoiselle,  vousToyez  un  père  fort  embarrassé.  Mi 
fille  a  des  doutes,  des  hésitations.  Dois-je  les  combattre?  Qui  me 
répond  qu'au  lendemain  du  mariage  on  ne  retournera  pas  à  Satan 
et  à  ses  pompes?..  Et  puis  ma  fiUe  n'a  pas  passé,  comme  yous,  par 
l'hôpital.  On  apprend  à  l'hôpital  que  l'homme  qui  se  porte  bien  est 
une  exception,  qull  faut  non*seulement  s'accoutumer  aux  malades, 
mais  les  soigner  sans  jamais  désespérer  de  leur  guérison,  et  qu'enfin 
le  plus  noble  des  métiers  est  celui  de  guérisseur  ou  de  gaéris- 
seuse...  Ma  fille  saura-t-elle  prendre  de  l'autorité,  de  l'ascendant 
sur  son  mari,  le  soustraire  à  l'empire  de  son  passé  et  de  ses  habi- 
tudes, venir  nu  secours  de  ses  bons  penchtms,  l'aider  à  foomir 
une  carrière  utile,  à  derenir  un  homme? 

—  Oh  I  monsieur,  quelle  bette  œuvre  ce  serait  I  s'écrkt  Jetta. 
Et  son  visage  parut  s'illuminer. 

—  Fort  bien  I  mais  cette  belle  œuvre,  savons-nous  si  cette  jeune 
fille  est  de  force  à  Taccomplû*? 

—  Il  faut  qu'elle  s'inilserroçe  et  qu'elle  interroge  anssi... 

—  Dieu,  n'est-ce  pas  ?.«  Oh  I  nous  ne  sonmes  pas  id  dans  le 
café  du  Crapaud- Volant,  on  peut  le  ncMmner  sans  payer  Tameade. 

—  Il  faudrait  surtout.*.. 

—  Quoi  donc  ? 

—  Que  cet  honune..^ 

—  Eh  bîeni 

—  Qu'elle  l'aimât,  dit-elle  en  rougissant  nn  peu. 

C'était  la  première  fois  qu'elle  laissait  échapper  ce  mot  qoi  lu 
semblait  redoutable  et  difiicile  à  prononcer. 

—  Ah  !  oui,  dit-il.  Nous  lisons  quelquefois  notre  Nouveaa-Testa- 
ment  ;  il  j  est  dit  «  que  l'amour  est  plein  de  bonté,  que  l'amoar 
est  patient,  que  l'amour  ne  se  fâche  pas,  qu'il  se  résigne  à  toot, 
qu'il  croit  tout,  qu'il  espère  tout,  qu'il  supporte  tout...  »  Gefaiiqni 
a  dit  cela  était  né  à  Tarse  et  il  s'appelait  Paul  ;  mais  certaines{;âi8 
prétendent  qu'il  était  visionnaire.  Le  point  est  de  savoir  si  ks 
femmes  sont  capables  de  ressentir  ce  genre  d'amour  et  si  H.  Val- 
port  est  digne  de  l'inspirer...  Si  je  vous  le  présentais!..  Vous  loi 
tâteriez  le  pouls  et  vous  m'en  diriez  votre  avis. 


1901M   ET  ROUGIS*.  7!Û 

Ob  I  monsieur,  répondit-elle  aTee  ua  geste  d'effroi,  j'ai  l'es- 
prit si  court  ! 
^tre  grand-onde  affirmait  quB  voib  aiviez:  des  yeux  qui 

vofaienlr  courir  let  yeat* 

Eile  allait  répliquer.  L'entretien  fut  interrompu  par  ua  doutes-' 
tique,  qui  apportait  une  carte  sur  un  plateau  d'argent. 

—  Eh!  bon  Dieu,  dit  M.  Yaugenis,  j'oubliais  que  nous  sommes  au 
25  mars.  C'est  le  jour  où  les  prisonniers  prennent  la  clé  des  champs. 

Et  il  présenta  &  JetUt  la  carte  de  visite,  où  elle  lut  la  nom  d'Al- 
bert Yalport.  Elle  se  lera. aussitôt  pour  se  retirer,  mstk^^  il.  Vaugenis 
la  retint  par  la  main,  en  lui  disant  : 

—  Rendei^moi  un  service,  un  grand  service.  le  désire  que  vous 
assistiez  sans  être  vue  à  mon  entretien  avec  mon  futur  gendre.  S'il 
lui  échappe  un  seul  mot  qui  vous  déplaise,  je  romprai  net  avec  lui. 

Elle  se  récria  en  vain.  Malgré  sa  résistance,  malgré  ses  objections, 
il  la  conduisit  dans  la  pièce  voisine, où  il  l'installa  dans  une  bergère 
et  dont  il  eut  soin  d^  laisser  la  porte  entr'ouverte,  en  faisant 
retomber  la  tenture  de  velours  qui  la  masquait. 

—  Vous  voilà  donc,  mon  cher  Albert!  s'écria-t-il  l'instant  d'après. 

—  Ehl  oui,  c'est  md,  mon  cher  président,  répondit  une  voix 
moelleuse  et  sonore  qui  fit  tressaillir  dans  sa  bergère  M.'^*  liaula- 
bret.  Je  suppose  que  vous  m'attendiez. 

—  Pas  trop.  Le  seul  Albert  Valport  que  j'aie  connu  était  un 
jeune  homme  qui  venait  quelquefois  q^uand  on  ne  l'attendait  pas, 
mais  qui  ne  venait  jamais  quand  on  l'attendait. 

—  Je  vous  en  présente  un  autre  qui  est  fort  différent  ;  une  régu- 
larité ponctuelle  est  au  nombre  de  ses  vertus.. •  Hais,  je  vous  prie, 
donnez -moi  des  nouvelles  de  M*"^  Vaugenis  et  de  vos  aimables  filles. 

—  Tout  à  l'heure...  Occupons-nous  d'abord  de  notre  aflaire,  du 
petit  traité  que  nous  avions  passé  ensemble...  Avez -vous  exécuté 
toutes  les  clauses  de  votre  engagement? 

—  S'il  m'en  souvient,  je  m'étais  engagé  à  ne  pas  qmtter  Bois- 
le-Roi  avant  le  25  mars.  J'y  ai  vécu  seul  comme  un  rat,  je  ne  m'y 
suis  pas  ennuyé,  et  j'ai  sujet  de  croire  que  Fan  prochain  je  serai 
nommé  maire  de  ma  commune,  ce  qui  causera  beaucoup  de  chagrin 
à  ce  cher  M.  Cornet,  qui  tient  aujourd'hui  la^  pTace. 

—  Si  j'étais  M"' Vaugenis,  pensa  Jetta  qui  ne  perdait  pas  un  mot, 
je-  me  Tépouserais  pas;  il  parle  de  ses  engagemens  sur  un  ton  trop 
dégagé. 

Et  CD  s^examin^nt  elle^m^étiie,  elle  découvrit  qu'elle  avait  une 
autre  ndsen  très  secrète  de  souhaiter  que  ce  mariage  ne  se  £tt  pas. 
Elle  n'eut  pas  le  temps  d'approfondir  ce  cas.  Après  une  courte 
pause,  l'entretien  avait  repris,  et  malgré  qu'elle  en  eût,  elle  écou- 
tait de  ses  deux  oreilles. 


7A8  E£TUE  DES  DEUX  MORDES. 

—  II  y  a  cela  de  bon  avec  vous,  poursuivit  H.  Yaugenis,  qu'on 
peut  vous  croire.  On  assure  que  la  parole  d'un  Turc  vaut  dix  signa- 
tures; vous  êtes  un  peu  Turc  par  cet  endroit...  Répondez  avec  la 
même  franchise  à  cette  autre  question.  La  liaison  que  nous  voulions 
rompre  7. . 

—  Est  à  jamais  rompue.  Bien  habile  qui  en  rejoindrait  les 
morceaux. 

—  Et  votre  bayadère  n'a  pas  tenté  de  vous  revoir  7 

—  Elle  est  venue  un  jour  à  Bois-le-Roi  ;  mon  concierge,  qui  est 
un  homme  de  consigne,  Ta  éconduite.  Elle  est  revenue  en  costume 
de  chasseur;  mon  concierge,  qui  est  un  homme  de  flair,  l'a  recon- 
nue sur-le-champ.  Alors  elle  m'a  écrit  qu'elle  mettrait  le  feu  à  mon 
château;  mon  concierge,  qui  est  un  homme  de  précaution,  a 
dérouillé  sa  pompe  à  feu  et  fait  quelques  rondes  de  nuit.  Mais  une 
semaine  plus  tard,  elle  m*a  notifié,  par  une  seconde  lettre,  qu'elle 
me  méprisait  de  toute  son  âme  et  que  ce  n'était  pas  moi  qui  l'avais 
quittée,  que  c'était  elle  qui  me  quittait...  Pure  question  de  vanité... 
Toutes  les  femmes  de  théâtre  en  sont  là. 

—  Cependant  votre  abandon  l'a  rendue  malade. 

—  Vous  croyez  cela 7..  Si  vous  lisiez  les  petits  journaux,  ils  vous 
auraient  appris  que,  quinze  jours  après  mon  départ,  elle  s'envolait, 
par  un  temps  de  glace  et  de  neige,  pour  aller  chasser  le  renard 
en  compagnie  d'un  landlord  écossais.  A  mon  vif  chagrin,  elle  a  r^>- 
porté  de  cette  fâcheuse  expédition  un  rhumatisme  articulaire.  C'est 
un  vilain  mal,  mais  le  cœur  n'y  est  pour  rien.  Au  surplus,  l'affiche 
en  fait  foi,  elle  a  dansé  hier  et  elle  dansera  demain.  Tout  est  bien 
qui  finit  par  des  entrechats. 

—  Autre  point  encore.  Vous  vous  étiez  engagé... 

—  Oh  I  n'achevez  pas.  Je  conviens  que  j'ai  quelque  chose  à 
me  reprocher...  Que  voulez-vous  ?  Les  yeux  ont  leurs  fringales... 
A  deux  reprises,  je  suis  allé  me  promener  à  cheval  dans  les  envi- 
rons de  Gombard. 

—  Gombard  I  dit  à  demi-voix  M*^'  Maulabret  en  se  redressant. 

—  G'était  Lindor,  moins  sa  mandoline.  Mais  je  n'ai  pas  été  payé 
de  mes  peines.  Une  fois,  j'ai  entrevu  de  loin,  au  travers  d'une  grille, 
un  joli  capuchon  gris,  doublé  de  bleu,  qui  arpentait  solitairement 
une  belle  allée  de  parc.  La  seconde  fois,  je  n'ai  rien  vu  du  tout... 
Mais,  pour  tout  dire,  j'ai  encore  un  autre  péché  sur  la  conscience. 
Je  savais,  pour  l'avoir  appris  de  bonne  source,  qu'elle  adore  les 
chrysanthèmes  ;  j'ai  succombé  à  la  tentation  de  lui  en  envoyer  un. 

Jetta  ressentit  un  long  frémissement;  son  ombrelle,  qu'elle  anit 
posée  en  travers  sur  ses  genoux,  roula  à  terre;  heureusement  un 
épais  tapis  de  Turquie  amortit  le  bruit  de  la  chute. 

—  G'était  de  moi  qu'il  s'agissait  I  pensait-elle,  tout  éperdue. 


NOIRS  ET  ROUGES.  7A9 

Et  aussitôt  elle  porta  ses  deux  mains  sur  son  cœur,  qui  palpitait 
si  fort  qu'elle  craignait  qu'on  ne  l'entendit  battre  de  l'autre  côté  de 
la  mursiJJe. 

—  \'os  péchés  méritent  quelque  indulgence,  reprit  M.  Yaugenis... 
Ainsi  vous  l'aimez  toujours  ? 

—  Belle  question!..  Autrement,  serais-je  ici? 

—  Et  qu'y  a-t-il  donc  en  elle  qui  vous  plaise  tant  7 

—  Vous  êtes  vraiment  trop  curieux,  ne  m'interrogez  pas  à  ce 
sujet.  Pour  la  première  fois  de  ma  vie,  j'aime  sans  savoir  pourquoi, 
et  voilà  le  véritable  amour,  le  seul  qui  dure. 

—  EdGd,  vous  avez  passé  trois  mois  sans  la  revoir,  et  on  ne 
peut  pas  vous  appliquer  le  proverbe  :  Loin  des  yeux,  loin  du  cœur. 

—  Ne  me  faites  pas  meilleur  que  je  ne  suis.  J'avais  avec  moi  son 
portrait. 

—  Un  portrait  volé? 

—  Un  portrait  de  contrebande.  Le  jour  où  celui  que  nous  regret- 
tons, vous  et  moi,  s'avisa  de  me  parler  d'elle,  je  ne  lui  fis  pas  la 
grâce  de  Técouter,  et  pourtant  une  curiosité  me  prit.  Je  me  rendis 
dans  son  hôpital,  sous  le  prétexte  de  m'informer  d'un  malade  qui 
ne  s'y  trouvait  pas.  L'interne  était  absent,  on  me  dit  que  lui  seul 
pouvait  me  renseigner.  J'attendis,  et  tout  à  coup  j'aperçus  une 
sœur  blanche,  agenouillée  aux  pieds  d'une  vieille  femme  dont  elle 
pansait  les  deux  jambes.  Tout  occupée  de  son  travail,  elle  n'avait 
garde  de  se  douter  que  si  près  d'elle  il  y  avait  un  homme  sur  qui 
elle  venait  de  jeter  un  sort  et  qui  se  disait  :  a  Elle  sera  à  moi  ou  j'y 
perdrai  la  vie.  »  Je  me  réfugiai  dans  l'embrasure  d'une  fenêtre,  je 
tirai  de  ma  poche  un  calepin,  vous  savez  que  j'ai  le  crayon  facile. 
Une  religieuse  vêtue  de  noir  vint  à  passer  et  me  jeta  un  regard 
foudroyant.  Je  remis  mon  calepin  dans  ma  poche  et  je  m'esquivai... 
Je  l'ai  terminé  de  souvenir,  ce  portrait,  et  je  vous  le  donne  pour 
un  chef-d'œuvre. , 

A  ces  mots,  M.  Vaugenis  s'écria  : 

—  Beau  sire,  étes-vous  bien  sûr  que  c'est  de  la  femme  et  non  de 
la  robe  que  vous  êtes  amoureux  ? 

— C'est  une  question  que  je  me  suis  posée  à  moi-même,  répon- 
dit-il avec  un  peu  d'hésitation.  Mais  en  me  rendant  à  Bois-le-Roi, 
je  l'ai  rencontrée  dans  une  gare;  elle  n'avait  plus  sa  robe  de  laine 
blanche,  et  j'ai  su  à  quoi  m'en  tenir...  Mais  en  voilà  assez;  j'ai 
rempli  mes  engagemens,  à  vous  de  remplir  les  vôtres. 

—  A  quoi  me  suis-je  engagé?  répondit  M.  Vaugenis.  A  observer 
une  neutralité  bienveillante.  Depuis  que  je  ne  suis  plus  président, 
je  décline  les  responsabilités...  Hélas  I  mon  cher  ami,  je  prévois 
beaucoup  de  difficultés  dans  cette  affaire. 

—  J'y  compte  bien.  Il  faut  toujours  acheter  son  bonheur,  et  les 


750  BETUE   DeSHEnaE*  MORKS. 

I 

diiBcultéa  sont  le  se)  de  la  ine...  Je  le»  eomnis»  ou  je  les  devine; 
j'en  Tiendrai  à  bout:..  JUais  quand  doue  me  présenterez-vous?!! 
n'est  que  mardi,  M"'"  Vaugenis  reçoit-elle  toujours  le  yadi  mtJ 
J'ai  appris  à  Combard  que  M''"  Maulabret  e«l  àr  Paris.  Sera-(-dt^ 
ici  après-demain  ? 

—  Je  lui  en  ferai  la  proposition...  Mai^st  elle  vous  refuse,  qae 
ferez-vous? 

Il  se  leva  et  repartit  avec  un  accent  demi-moqueur,  demi-sérietn  : 

—  Si  elle  me  refuse,  mon  cber  président,  je  vous  épouvanter» 
désormais  par  Ténormité  de  mes  crimes,  et  je  rendrai  M.  Goinet  le 
plus  heureux  des  hommes,  car  il  sera  maire  à. perpétuité. 

Il  ajouta  d'un  ton  plus  grave  : 

—  Soyez  neutre,  mais  soyez  bienveillant.  Ma  situation  ne  vous 
paralt-ellu  pas  intéressante  ?  Pour  la  première  fois  mes  intérêts, 
mon  bon  sens,  mon  imagination,  mon  cœur,  tout  est  d'accord... 
Dites,  je  vous  prie,  à  cette  charmante  fille  que  je  l'aime  avectoate 
ma  raison  et  avec  toute  ma  folie. 

—  Et  là-dessus  vous  partez  ? 

—  Je  ne  pars  pas,  y.  me  sauve,  répondit-il  en  se  dirigea,  t  vers  la 
porte.  Avez-vous  jamais  étudié  les  chenilles  7  Quaud  elles  s'apprê- 
tent à  accomplir  leur  métamorphose,  à  se  transformer  en  chrysalides, 
elles  n'ont  plus  goût  à  rien,  elles  ne  mangenl  plusv  elles  ne  tien- 
nent plus  en  place,  elles  sont  inquiètes,  remuantes,  agitées...  Je 
suis  une  chenille  qui  se  dispose  à  filer  son  cocon,  et  je  vais  tâcher 
de  me  procurer  par  beaucoup  d'agitation  le  san^froid  dont  j'auru 
besoin  après^lemain. 

A  peine  M.  Yalport  fut-il  sorti,  l'ancien  président  s'acbemioa 
de  son  pas  grave  et  mesuré  vers  la  pièce  attenante.  Il  y  trouva 
AP"  Maulabret  debout,  pâle,  tmmc^e.  Il  lui  tendit  la  maÎD,  elle 
ne  s'en  aperçut  pas.  Il  s'écarta  pour  la  laisser  passer  ;  elle  ne  s'ar- 
rêta que  dans  l'embrasure  de  la  fenêtre.  Elle  croyait  revoir  cette 
ravissante  créature  en  robe  rose  qu'elle  avait  tant  admirée  la  veille, 
et  elle  se  disait  :  «  Quoi  donc  !  c'est  à  moi  qu'il  la  sacrifie,  à  moi, 
Jetta  Maulabret  I  »  Il  lui  semblait  que  c'était  un  conte  de  fées,  et 
sa  figure  exprimait  une  épouvante  mêlée  de  joie,  une  joie  mêlée 
d'épouvante.  Certunes  peurs  ont  leurs  délices.  Puis  elle  regarda 
dans  la  cour  ;  elle  aperçut  un  phaéton,  attelé  d'un  beau  cheval 
bai  brun,  que  gardait  un  groom.  M.  Yalport  parut.  Il  s'élança  sur 
le  siège,  et  le  groom  lui  renaît  les  guides.  li  toucha  et  en  mêoe 
temps  il  leva  les  yeux  au  ciel  pour  examiner  un  nuage  noir  qui 
promettait  une  averse.  Le  cheval  fit  un  bond,  une  étincelle  jaillit 
du  pavé,  et  il  parut  à  Jetta  que  quelque  chose  d'elle-même  tour- 
nait avec  ces  roues,  bondissait  avec  ce  cheval  et  s'en  allait  avec 


.K0IR8  £T  BODGBS.  751 

cette  voiture  bien  Icmi,  Uen  loin,  dans  un  psys  rkmoBnu  .d'où  l'on 
ne  revient  pas, 
M.  ?augenis  lui  toucha  légèrement  te  'bras  et  lui  dit  : 

—  Vous  ^yez  que  je  ne  l'ai  pas  ménagé,  qpie  je  l'ai  mia  à  la 
question?  a-t41  laissé  échapper  cfselque  '«venqui  tqi£s  ait  déplu? 

Bile  ^arda  le  ailence. 

—  Ahl  oui,  reprit^il,  ce  serait,  vous  le  disiez,  une  ix)nne  et  beUe 
œuTre;  mais  vous  le  disiez  aussi,  il  faudrait  qu'elle  l'aimât. 

—  C'est  impossible,  flt-elle  d'une  voix  sourde...  Je  ne  suis  plus 
libre. 

—  Vous  n'avez  pas  encore  prononcé  vos  vœux. 

—  C'est  impossible,  répéta-t-elle  sans  lui  répondre...  Ahl  mon- 
sieur, dites-le-lui,  je  vous  en  conjure. 

—  Il  ne  m'en  croirait  pas,  et  je  ne  puis  vous  épargner  l'tamui  de 
le  lui  dire  vous-même...  Vous  savez  qu'il  sera  ici  après-demain. 
Y  viendrez- vous? 

—  Oui,  monsieur,  dit^elle  tout  bas.  —  Et  elle  prit  congé  de  lui. 
Il  lui  fallut  plusieurs  minutes  pour  arriver  au  bas  de  l'escalier  ; 

elle  s'entretenait  avec  une  ombre,  avec  un  grand  vieillard  au  corps 
puissant  et  osseux,  qui  n'était  plus  et  r;ui  pourtant  descendit  à  côté 
d'elle  deux  étages  marche  après  marche.  Elle  lui  disait: 

—  Vous  êtes  vraiment  cruel,  Qu'avez-vous  inventé  là  pour  me 
tourmenter  ?..  C'est  donc  un  défi,  une  bataille?..  Âhl  vous  la  per- 
drez. 

Mais  le  vieillard  qui  n'était  plus  souriait  et  «semblait  répondre  : 

—  C'est  ce  que  nous  verrons. 

XIY. 

Les  jeudis  de  M.  Yaugenis  se  composaient  de  deux  ou  trois  actes. 
On  faisait  d'abord  de  la  musique;  voix  et  mstmmens,  les  artistes 
étaient  de  premier  choix.  Après  cela,  l'un  de  ces  messieurs  de  la 
Comédie-Française  et  l'une  de  ces  dames  récitaient  une  saynète  ou 
on  dialogue  en  vers  ou  un  proverbe  à  deux  peraonnages,  en  tai- 
sant soigneusement  le  nom  de  l'auteur;  mais  on  le  reconnaissait 
aisément,  cet  auteur.  Il  se  tenait  blotti  dans  un  coin  et  comme 
ramassé,  comme  tassé  sur  lui-môme,  nerveux,  le  front  moite, 
l'œil  luisant.  Il  affectait  le  plus  souvent  une  gravité  sévère,  il  sem- 
blait rebuter  son  plat  et  Jbouder  son  écuelle,  il  avait  l'air  d'un  pâtis- 
sier qu'(m  oblige  malgré  lui  à  manger  ses  gâteaux.  Toutefois, 
quand  on  applaudissait  aux  bons  endroits  et  que  la  pièce  avait  du 
succès,  et  elle  en  avait  toujours,  il  consentait  à  se  dérider,  à  deve- 
nir indulgent,  il  faisait  à  son  public  la  grâce  d'être  un  peu  de  son 
avis.  Puis  il  prenait  les  gens  par  le  bouton,  leur  demandait  d'une 


1 


752  BETDE  DES  DEUX  MONDES. 

façon  câline,  insidieuse  :  «  Que  vous  en  semble?  »  Heureusement 
sa  diplomatie  était  transparente,  et  tout  le  monde  so  tenait  sur  ses 
gardes  ;  les  anciens  présidens  de  chambre  eux-mêmes  ne  sont  pas 
auteurs  impunément.  Gomme  la  musique  et  les  proverbes  ne  suf- 
fisent pas  au  bonheur  de  la  jeunesse,  cinq  ou  six  fois  dans  I*hiver, 
à  la  vive  satisfaction  des  trois  demoiselles  Yaugenis,  la  soirée  se 
terminait  par  une  sauterie  au  son  du  piano,  dont  les  pères  tâchaient 
de  se  consoler  en  jouant  le  whist  avec  acharnement,  après  qaoion 
soupait. 

Quand  M"*  Maulabret,  accompagnée  de  sa  tante,  parut  vers  dii 
heures  chez  M.  Yaugenis,  on  la  regarda  beaucoup.  On  se  disait  : 
Qui  est-elle  ?  —  et  son  histoire  eut  bientôt  fait  le  tour  du  salon. 
Elle  avait  une  rose  thé  dans  ses  cheveux  et  une  robe  blea  pâle, 
qui  faisait  autant  d'honneur  que  la  robe  de  surah  à  la  coutariëre 
de  M°*  de  Moisieux  ;  c'était  un  chef-d'œuvre  de  simplicité  coûteuse. 
On  admira  surtout  ce  charme  mystérieux,  cette  exquise  souplesse 
qu'elle  ne  devait  à  aucune  couturière  et  que  son  âme  communiquait 
à  son  corps.  Son  émotion,  dont  M.  Yaugenis  avait  seul  le  secret, 
ajoutait  à  ses  grâces.  Elle  était  venue  chercher  dans  un  salon  sa 
destinée,  et  elle  marchait  en  tremblant  à  sa  rencontre. 

La  musique  est  un  art  qui  dit  ce  qu'aucune  langue  ne  peut  dire; 
il  y  a  dans  l'âme  humaine  des  profondeurs  qui  se  taisent,  elle  prête 
une  voix  à  leur  silence,  et  nous  connaissons  par  elle  ce  je  ne  sais 
quoi  qui  est  en  nous  et  qui  ne  parle  pas.  Elle  a  aussi  cet  avantage 
que  chacun  l'interprète  à  sa  façon  ;  chacun  peut  s'imaginer  qu'elle 
lui  raconte  sa  propre  histoire.  On  jouait  un  adagio  de  Beethoven. 
Les  violons  exécutaient  un  chant  divin  qui  semblait  pointer  vers 
le  ciel  bleu  et  se  bercer  dans  l'espace.  Il  célébrait  des  joies  cachées 
et  muettes,  d'ineffables  délices.  Il  parlait  d'une  novice  d'hôpital 
qui  s'était  figuré  longtemps  que  les  pauvres  et  les  malades  suffi- 
saient à  remplir  son  cœur  ;  elle  avait  découvert  subitement  qu'ai- 
mer tout  le  monde,  ce  n'est  pas  aimer,  elle  venait  de  rencontrer 
celui  qu'elle  cherchait  sans  le  savoir,  et  elle  entendait  une  voix 
qui  criait  :  «  Dites  à  cette  charmante  fille  que  je  l'aime  avec  toute 
ma  raison  et  avec  toute  ma  folie.  »  Tout  à  coup  l'alto  gémit,  le 
violoncelle  gronda.  L'air  s'était  obscurci,  un  orage  s'annonçait,  il 
éclata.  Mais  le  soleil  reparaissait  par  intervalles,  et  le  chant  divin, 
semblable  à  une  colombe  qui  a  reçu  la  pluie  et  qui  secoue  son  aile 
trempée,  s'obstinait  à  repartir  pour  le  ciel.  La  tempête  redoubla  de 
violence,  elle  poussait  des  rugissemens  rauques  et  farouches,  et 
bientôt,  éperdue,  haletante,  la  colombe  retomba  sur  le  sol,  blessée 
à  mort.  Il  parut  prouvé  que  les  fêtes  du  cœur  ne  durent  qu'uo  jour, 
que  le  fond  de  la  vie  est  un  inexorable  refus,  et  que  tout  se  termine 
par  la  victoire  de  quelque  chose  dé  sourd,  d'implacable  et  de 


NOIBS  ET  ROUGES.  753 

morne  que  l'homme  appelle,  selon  les  cas,  le  destin  ou  le  devoir. 
Mais,  miracle  I  quand  tout  semblait  perdu,  le  chant  repartit  plus 
pur,  plus  suave,  mêlant  à  son  angélique  douceur  l'accent  d'une 
certitude  triomphante  ;  la  colombe  avait  ressuscité,  elle  planait  au 
haut  des  airs,  l'aile  étendue  et  immobile,  le  destin  désarmé  avait 
lâché  sa  prisonnière,  qui  le  bravait. 

Quand  les  violons  se  turent,  M"*  Maulabret  s'aperçut  qu'elle 
avait  rêvé,  que  rien  de  tout  cela  n'était  arrivé,  qu'elle  se  trouvait 
dans  un  salon  brillamment  éclairé,  où  étaient  réunis  beaucoup 
d'hommes  en  cravate  blanche  et  beaucoup  de  femmes  très  parées, 
mais  qu'on  ne  voyait  aucune  colombe  voler  autour  du  lustre,  et 
que  pour  le  moment  elle  avait  devant  elle  un  domestique  qui  se 
baissait  pour  lui  présenter  une  glace  sur  un  plateau.  Elle  la  prit,  et 
tout  en  portant  sa  cuiller  à  ses  lèvres,  elle  s'avisa  qu'une  femme 
assise  près  d'elle  et  coifiée  d'un  oiseau  la  regardait  d'un  œil  dur, 
malveillant.  C'était  une  mère  dont  la  fille  avait  les  épaules  pointues 
et  qui  s'en  prenait  aux  épaules  de  M*^'  Maulabret.  L'instant  d'après, 
hommes  en  cravate  blanche,  et  femmes  parées,  malveillantes  ou 
bienveillantes,  elle  oublia  tout.  Un  frisson  l'avait  saisie,  elle  était 
sûre  qu'il  venait  d'arriver,  qu'il  était  là.  Elle  tourna  légèrement  la 
tête  à  droite.  Il  lui  apparut,  debout  près  d'une  porte  et  promenant 
autour  de  lui  ses  yeux  d'aigle  qui  cherchaient  leur  proie  et  qui 
s'allumèrent  en  la  reconnaissant.  Elle  ressentit  comme  une  secousse, 
les  oreilles  lui  tintèrent,  les  battemens  de  son  cœur  Tincommo- 
daient. 

M.  Valport  s'était  approché  de  la  femme  coiffée  d'un  oiseau;  il 
lui  parlait  d'un  ton  animé,  avec  une  gatté  fiévreuse. 

—  Que  faisiez-vous  donc  à  Bois-le-Roi  7  lui  demanda-t-elle. 

—  Dans  le  temps  qui  n'était  pas  chaud  ?..  Foi  d'animal!  j'y  chan- 
tais. 

—  Et  vous  comptez  danser  maintenant? 

—  Dès  ce  soir. 

—  Avec  qui  donc  ?  Il  n'y  a  que  les  petites  filles  qui  dansent  ici. 

—  Et  les  mères  me  mettent  à  l'interdit? 

—  Non,  mais  elles  se  feraient  scrupule  de  vous  mettre  en  péni- 
tence. 

Il  allait  répliquer,  quand  M.  Vaugenis,  ayant  frappé  les  trois  coups 
du  régisseur,  annonça  que  la  pièce  en  un  acte  qu'on  allait  repré- 
senter était  intitulée  :  A  homme  qui  change  ne  demandez  pas  paur^ 
quoi. 

Albert  se  pencha  vers  la  femme  à  l'oiseau  et  lui  dit  en  riant  : 

—  Yôilà  un  proverbe,  madame,  qui  me  dispense  de  vous  ré- 
pondre. 

lOMi  xui.  —  1880,  48 


76ft  BETUl  MB  DEUX  MORDES. 

Et  ils  se  turent  l'un  et  raiitre«  U  repnésantatmi  commenpik  II 
est  heureux  que  M"*  Mimlabreit  M  m  fii4  pas  obwgéd  d*«i  rAdre 
compte  (kns  ua  jounial  ;  soft  feuilleton  elkt  été  sioguliëmMut  dé- 
oouBu  et  iDCohéDent»  Malgré  sa  bonne  volomè,  élke  n'écoulait  que 
d'une  <»ieilk  ce  petit  acte  bâiWeKMnt  pMidu,  fruit  (Tune  Terre 
facile  qui  ignorait  les  difficultéai  quand  on  n'oÉt  pas  du  métier, 
•n  ne  doute  de  ricn^  Il  ne  laissa  pas  d'avoir  beaucoup  de  suttès, 
grâce  aux  bons  mota  dont  il  foisonnait,  .grâce  surtout  k  d'excelteos 
acteurs  qui  faisaient  tout  taloir  et  (fui  donnaient  à  M.  Yaugems  le 
fingt  pour  osnt  de  son  oapitai*  Us'agiasait  d'un  jobtn  sur  le  rotsor, 
qui  se  retife  à  la  campagnei  où  il  vit  en  eroÂte  et  en  grigou.  8od 
valet  de  chambre  s'étonne  de  le  trou^ver  un  matin  faisant  «a  bute, 
il  s'étonne  encore  plus  <de  tow  lea  ordres  qu'il  regoitç  en  un  din 
d'œil  Yoilib  un  tran  de  maison  réformé,  c'est  plaa  qu'une  réforme, 
c'est  Une  lévolutioUé  Survient  une  charmante  veuve  du  voisiaage, 
qui  demande  le  pourquoi  de  cas  .grands  changemens^  Le  rdun 
hà  on  donne  des  espUcations  fort  saugi<ennes  et  finalement  hii 
fournit  la  vraie  en  tombant  à  ses  genoitf.  Il  y  avait  là  dedans  bein- 
coup  de  flèches,  de  flammesi,  de  carquois*  D'habitude^  les  magifl- 
trats  qui  font  du  théâtre  retardent  d*ufi  aiède,  ils  en  aont  encore  i 
Dorât. 

Cette  intrigue  était  ÙM  simple  et  .parut  cependant  très  compli- 
quée à  M^''  Maulabret;  elle  7  mêlait  toute  son  histoire.  Au  momsDC 
où  rex^ermite  tomba  aUx  pieda  de  ia  charmante  veuve,  elle  éteit 
occupée  à  se  dire  :  «  Je  suis  arrivée  ici  résolue  à  lui  ôter  tonte 
espérance,  à  lui  déclarer  que  c'est  impossible.  0  mon  Dieu,  veaez- 
moi  en  aide,  et  dans  quelques  heures  tout  seira  fini,  à  jamais  fini  1 
Elle  fut  bien  surprise  d'entendre  le  I^ros  de  la  pièce  poosser  un 
grand  cri  de  joie  et  de  le  vioir  baiser  avec  effusion  lea  mains  d'one 
jolie  femme,  au  cœur  compatissant,  qui  se  décidait  à  couronner  sa 
flamme. 

Quelques  instans  plus  tard,  elle  vit  arriver  M.  ViSAigeniat  qui  lui 
offrit  son  bras  pour  la  conduire  au  buffet.  Sur  son  refus,  il  s'assit 
auprès  d'elle.  Par  bonheur;  il  ne  lui  dit  pas  :  «  Eh  bieni  que  vous 
on  semble?  »  Si  auteur  qu'il  fût»  il  i^mpathisait  tMO^  atvecses émo- 
tions pour  exiger  d'elle  des  complimens.  Il  lui  dit  tout  bas  : 

—  Avec-vous  Ml  dos  réflexions  depuis  a/vanirhier7v«  Étes^tous 
toujouBS  déterminée  à  dire  non? 

—  Plus  que  janaisi  répondit-elle  doucement. 

—  Alors  armez-vous  de  courage.  Vous  avez  affaire  à  forte  paitis. 
En  ce  nM>ment|  M.  Cantorel  se  dii(K)aadt  à  scNrtir  du  salon  pour 

aller  s'asseoir  à  une  table  de  wbîsL  II  fit  un  crochet»  s'approcha  de 
M.  Yaugenis  et  lui  dit  : 


-^  Jfealfinds  la  rittwmelie  û(i»  quadFÎlte*.  ObligQ&rla  ik  danser. 
J'ai  b.MÎ{Ue  liorrewr  des  Mllrtsi  mantitei 

IL  VaugwU  la  regarda  s'ékÂgpera  pwh  ee>  peUwimaii.t  vevs 
Jetta  s 

--^  U  n'est  fi«t  ^  iMoiM^  huiMur,  et  il  y  a  deq^oL  Cast  une  his- 
toire qu'on  m'a  contécu  U  s'éi^t  reuda  cette  après^^iaidii  ài  l'hôtel 
Drouot»  où  I'qq  vwdftit  une  guérie  à»  uhleeux  suepecta;  U  y  avait 
dans  le  noml»^  un  Fragonard.  kl  faisait  tacte  chaud,  et  peut-ètr^e 
ainsi  availril  iiNiik  Inea  d^noé  ;  bcef»  M*  Cantarel  e'asAOMpit,  Kn 
bout  de  fttdciuea  moutea,  le  oomniiaaaiFiHpnaefir,  haussaa^  le  ton.» 
s'écrie  :  f  IL  me  semblée  91e  (pslqu'un  a.  offect  deuae  mille.  »  I^e 
doimsiir  ^  réveilla:  hmsquecneiil  en  i^baM  la  tftte.,  «  ii^ugé  ! 
dit  l'autre.  »  Et  on  lui  présente  aoo  balWtiA  qu'A  ew^ebe  «ms 
trop  sftww  ce  qu'il  fait.  HaUteureusesHSit».  sen  eype^t  lui  a  déclaré 
qae  sa  peinture  n'était  qu'une  oapie.  Il  est  désagréfthle  d'acheté? 
de  faux  Fragonard  en  doffmant,  ea  déchasge  son  dépHsur  sa  pupille, 
on  la  traite  de  cellet  moati...  Mais  à  propos,  tous  ferie^-venis  quel- 
le acrepule  die  danser? 

~  Aucun,  di^eUe. 

—  Fei^t  bien  1  car  je  ne  dejs  paa  vma  diasinimter  que  ll«  Yalpert 
vient  d'engager  les  tirois  dwioiaeUea  Vaugenie^  qui  aeac  fort  émws 
de  leur  «ventiure*  Il  a  sans  dûote  son  intention.  Ne  4isait41  pas 
i  autre  jaur  qu^il  iiaut  toujoui»  acheiler  sen  bonheur? 

—  Pure  oalomnie  !  s'éoria  M.  Valpert«  en  apparaiasani  soudaia. 
J'ai  trop  de  goAt,  men  cher  président»  pour  ne  pas  tuemyer  Yos  filles 
charmantes,  la  danse  m'amuse  ce  soir  comme  un  écolier,  et  je  ne 
vois  pas  qudle  arriëreipenaée. .  « 

^  Allandi  iant  mieux  1  interrompit  le  président,  ear  je  dais  vens 
préreinr  que  Bi^*  Haulahret  ne  daase  peint. 

Albert  raenla  d' Wi  paS|.  et  il  dit  4  M«  Yangenîs ,  en  regardant 
Jetta  : 

--  Tiresrnaoî  d'embarras,  je  yens  ptie.  J'ai  en  la  bonne  chance 
de  rencontrer  W^  HaulaJiHiet,  nais  je  n'ai  paa  en  Vhonneuir  de  Uti 
être  présenté* 

Jetta  ayait  de  nouyean  des  bourdonnemeîna  daasi  lea  oreilles.  La 
voix  de  M.  Yalport  lui  arriyait  comme  de  très  lein,  et  quoiqu'il  £(^ 
à  trois  pas  d'elle,  il  lui  semblait  qu'il  7  ayait  enlpre  eun  loute  la 
longuani;  d*itB  salon. 

—  IfademoiseUe»  dit  le  yréisident,  permrttaz^^nei  dm  youa  pré^ 
senter  M,  Albert  Yalport,  qui  était  l'enfant  gâté  de  yotre  grand-oncle 
AntODÎn, 

<— *  11  nous  aimait  tous  les  deux,  mademoisette,  reprit  A&ert, 
mais  dana  l'aSection  qa'M  avait  pour  tous,  il  entrait  beaucoup 
d'admiration^et  dans  eelie  dont  il  m'honorait.beauoimp  d'inditigenee» 


756  BBTUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Vous  êtes  son  héritière,  s'écria  M.  Vaugenis,  et  son  indul- 
gence fait  partie  de  sa  succession.  Faites  donc  à  M.  Yalpon  la 
faveur  de  danser  une  mazurke  avec  lui«  quand  toutefois  il  se  sera 
acquitté  de  ce  qu'il  doit  à  mes  trois  filles,  qui  lui  plaisent  tant. 

—  Y  consentez-vous,  mademoiselle?  demanda  Albert.  Selon  qu'il 
vous  plaira,  nous  danserons  ou  nous  causerons. 

Elle  s'inclina  en  signe  d'assentiment.  On  lui  offrait  la  bataille, 
elle  l'acceptait.  Elle  s'était  rendue  maîtresse  de  son  trouble,  elle  se 
sentait  plus  forte.  Il  lui  parut  que  son  entreprise  était  plus  facile 
qu'elle  ne  l'avait  pensé;  elle  était  presque  certaine  d'en  sortir  à  son 
honneur,  elle  augurait  bien  d'elle-même  et  de  l'événement. 

—  Ehl  qu'est-ce  donc?  cria  M.  Vaugenis  à  l'une  de  ses  filles  qui 
traversait  précipitamment  le  salon. 

—  Il  m'est  arrivé  un  malheur,  répondit-elle  en  lui  montrant  la 
traîne  de  sa  robe  qui  s'était  déchirée  sous  le  pied  d'un  maladroit. 

—  C'est  un  malheur  qui  sera  bientôt  réparé,  lui  dit  Jetta. 

Et  se  levant  aussitôt,  elle  suivit  la  jeune  fille,  qui  la  conduisit 
dans  sa  chambre ,  en  lui  faisant  traverser  la  salle  de  billard, 
laquelle  servait  de  fumoir  et,  par  miracle,  se  trouvait  vide.  Elle 
se  fit  donner  du  fil,  une  aiguille,  se  mit  bravement  à  l'ouvrage. 
Cette  occupation  lui  venait  à  propos.  Les  petits  accidens  de  la  vie 
ordinaire  font  une  diversion  bienfaisante  aux  grandes  crises  de 
l'âme  ;  on  est  heureux  de  se  persuader  pendant  quelques  minutes 
que  la  difficulté  la  plus  grave  qu'on  ait  à  résoudre  dans  cette  vie 
est  de  faire  une  reprise  à  une  robe  sur  laquelle  un  maladroit  a 
marché. 

Dès  que  sa  tratne  fut  en  état,  M"'  Vaugenis  s'enfuit  pour  aller 
retrouver  son  danseur.  Jetta,  à  son  tour,  allait  rentrer  dans  le  salon, 
quand  quelqu'un,  se  présentant  inopinément  sur  le  seuil  de  la  salle 
de  billard,  lui  barra  le  passage.  C'était  le  marquis  Lésin  de  Moi- 
sieux.  Comme  M.  Cantarel  le  tenait  au  courant  des  faits  et  gestes 
de  sa  pupille,  il  s'était  résolu  à  venir  la  retrouver  chez  M.  Vauge- 
nis pour  y  poursuivre  la  petite  information  judiciaire  qui  l'occu- 
pait. Le  président  l'avait  invité  jadis  à  ses  jeudis  ;  goûtant  peu  la 
comédie  et  la  musique,  il  n'y  était  jamais  allé,  mais  cette  fois  l'oc- 
casion lui  parut  bonne.  Il  venait  d'arriver,  au  grand  étonnement  de 
M.  Vaugenis,  qui,  en  le  présentant  à  sa  femme,  loucha  encore 
.plus  que  d'habitude.  Tandis  que  son  œil  droit  souhaitait  la 
bienvenue  au  jeune  marquis,  son  œil  gauche  (Usait  à  M"*  Vauge- 
nis :  ((  D'où  nous  tombe  ce  fâcheux?  »  Lésin  s'était  mis  aussitôt  en 
quête  de  M'^*  Maulabret,  il  l'avait  cherchée  de  salon  en  salon  et 
avait  fini  par  s'adresser  à  M.  Cantarel,  qui,  n'ayant  en  tète  que  sa 
partie  de  whist,  l'avait  éconduit  et  même  rabroué.  Il  s'en  était  con- 
solé en  buvant  deux  verres  de  punch  et,  faute  de  mieux,  il  venait 


NOIRS  ET   BOUGES.  757 

paseer  un  quart  d'heure  au  fumoir.  Il  fut  très  surpris  d'y  trouver 
M"'  Maulabret. 

—  Ohl  bien,  dit-il,  je  suis  un  peu  comme  ce  berger  des  Mille 
et  une  Nuits...  Diable  de  nom!  comment  Tappelez-vous?..  Il  était 
parti  pour  chercher  les  ânesses  de  son  père,  il  oe  les  trouva  pas, 
mais  il  rencontra  en  chemin  un  quidam  qui  le  fit  roi. 

—  Ce  berger  des  Mille  et  une  Nuits  était  Saûl,  fils  de  Kis,  et  ce 
qaidam  s'appelait  le  prophète  Samuel,  répondit- elle  d'un  ton  gla- 
cial. 

—  Peut-être  bien...  Le  fait  est  que  j'arrive  au  fumoir  pour  y 
fumer  et  que  je  vous  y  trouve...  Que  diable  y  ôtes-vous  venue 
faire? 

Et  son  regard  furetait  sous  les  meubles  comme  pour  y  chercher 
le  mot  de  Ténigme.  Elle  lui  fit  signe  de  s'écarter  pour  la  laisser 
passer. 

—  Oh!  que  non  pas,  dit-il.  Puisque  je  vous  tiens,  je  ne  vous 
lâcherai  pas  avant  que  vous  ayez  répondu  à  une  ou  deux  questions 
qui  me  tracassent.  Je  vous  ai  déjà  tenue  une  fols,  c'était  dans  le 
parc  de  M.  Cantarel,  mais  j'ai  été  dérangé  par  ce  petit  Lara,  que  je 
ne  puis  souffrir  et  surtout  par  ce  satané  furet  qui  n'a  pas  voulu  sor- 
tir de  son  trou...  Ici  il  n'y  a  ni  furets  ni  Lara,  et  j'entends  m'ex- 
pliquer  jusqu'au  bout...  Estril  vrai,  comme  le  dit  ma  mère,  qae 
vous  ayez  refusé  de  devenir  marquise? 

—  M""*  de  Moisieux  n'a  jamais  dit  si  vrai,  répondit-elle. 

Et  pour  la  première  fois  depuis  qu'elle  était  au  monde,  sa  figure 
exprimait  la  colère  et  le  mépris.  C'est  qu'elle  pensait  à  l'autre,  à 
celui  qu'elle  ;allait  refuser,  et  qu'elle  se  disait  :  «  Quand  je  le 
refuse,  lui,  c'est  me  faire  trop  d'injure  que  de  me  croire  capable 
d'accepter  l'homme  que  voici.  » 

Il  sourit  et  haussa  les  épaules.  Il  ne  croyait  pas  aux  scrupules 
des  femmes,  ni  à  leurs  maladies  ni  à  leurs  colères. 

—  De  deux  choses  l'une,  reprit-il  :  ou  bien  c'est  M"*  Cantarel 
qui  vous  a  monté  la  tête,.,  elle  ne  m'aime  pas,  cette  femme,  je  n'ai 
jamais  pu  savoir  pourquoi... 

—  Elle  a  peut-être  ses  raisons,  mais  je  ne  les  connais  pas  et  je 
ne  l'ai  point  consultée. 

—  Alors  c'est  que  vous  aimez  quelqu'un? 

—  De  quel  droit  m'interrogez-vous?  répliqua-t-elle,  ne  maîtri- 
sant plus  son  indignation. 

Et  elle  allait  tenter  de  forcer  le  passage,  quand  elle  vit  appa- 
raître M.  Valport,  qui  la  regardait  d'un  œil  étonné.  Il  dit  à  Lésin  : 

—  Permettez! 

Celui-ci  fit  un  demi  tour  à  droite,  et  Albert  entra. 

—  Mademoiselle,  la  mazurke  va  commencer,  dit-il  à  Jetta, 


759  REYUB  M8'  HEVX  MRn8« 

Ees  sots,  lorsqu'fls'sant  «noupeiix^  ont  de  89bîtesiciaîr¥0Y8Me&. 
Lésin  ne  s'écria  pas  comme  Archimëde  :  «J'ai  trouyë!  »  Use  com* 
tenta  cfe  se  £re'  à  lui-mêkne  i  «  VmHl  non'  bomme^  c'est  loL  »- 

Eir  reprenant  position  sorle  senil: 

—  J*en  suis  fâché  pom*  yoirs,  monsieiirY  mais  W^  Mauhkret  ne 
dansera  pas  cette  mazrrrke  arree  Tonsir 

ATbert;  stupéfait,  le  considéVa  im  imttat  dfepuîs  ses  bottines  ver- 
nies jusqu'à  la  racine  d<e  ses  cberefK;  il  semblait; prendre- satt^ 
sure. 

—  A;  qryi  aî-je  ITieranew  de  pariferî  lui  dit-ilu.  Ah  l  si  je*  ne  œe 
trompe,  c'est  an  marquis  de  Môisieux..^  Veuilier;  monsieur,  m'en- 
pliquer  pourquoi  M"*  Maulabret  ne  dansera  pas  cette  mazurke  amt 

moi. 

—  Elle  m'k  d'éi&taré^,  il  y  a  trois  Jours,  cpieWB  ne  dsisait  pes^  Si 
elle  se  ravise,  c'est  avec  moi  d'abord  qu'elle  dansera. 

—  Eh  I  ne  savez-vons  pas  qii«  inconséquence  est  le  premier  des 
droits  de  Thorame  et  mirtovtde  la  fèmmsl  lai  répondit  dTim  toa 
méprisant. 

Et  il  offrit  son  bras  k  J^ta,  qui,  sentant  ses  jambes  flâefair  sois 
elle,  lui  dît  r 

—  Oh!  je  vous  en  prié,  excnsei-iDoi%..  Je  me  sens  lasse. 
B  fronça  ses*  ombrageux*  sourdlsr  et  se  mordit  les  le  vies*. 

—  Je  respecte  votre  lassitade^,  dh^-ih^  mais  je  voudtais  être  sur 
qu'il  n'y  a  personne  ici  qui-  vous^  fasse  pear. 

*-  Le  premier  droit  #tine  femme  est  d'avoir  peur,  réplitfoa  Lfiiin 
en  ricanant. 

Un  édlair  jaitli!  âe  la  prunelle'  d'AlIbePtr  mois  ses^  yetn  reneoQ* 
trërent  le  regard  suppliant  de  Jetta.  Ge*  regard  lui  disait  r  a  Vous 
prétendez  m' aimer;  je  vous  en  conjure,  faitea-moi  le  sacriéca  de 
votre  juste  colère,  m 

Il  réussit  non  sans  peine  à  se  maMrîser  et  Bème*  à,  sourire,  et 
s^ihdinant  devant  Lésin  r 

—  Mon  cher  marquis,  dit^l ,  vous  êtes  beaucoup  trop  fin  pour 
moi,  je  renonce  à  déchiffrer  vos  énigmes. 

—  Je  suis  {H'ét  pœrtant,  s'^écria  Lésin  en  se  dreasanl  sar  ses 
ergots,  à  vous  donner  tous  les  genres  d'eaplioatioaa  qv'ili  voas 
plaira  de  me  demander. 

Heureusement  les  éclats  de  sa  veûr  amsnt  été  entenAis^;  ie 
maître  de  la  maison  s'empressa  d'accourir. 

— Mon  cher  mnsieut,  di^^il  à  ce  eoq  quii  battait  de  l'ailbt  per- 
metlei^inoi  de  vous  présenter  à  la  fbnmm  de  rnatre  premier  secré- 
taire à  l'ambassade  de  Berlin.  Elle  y  a  beaucoup  entenda  parler  de 
vous  et  brûle  du  désir  de  fltiie  votre  coanaiesaaceL 

—  Serait-ce  par  hasard  une  épTgramme^  se  demanda  léain,  qui 


HOIRS  m  BOUGB&.  7fi9 

était  disposé  à  cberchcr  querelle  à  tout  le  mofide»  Mais  Titir  gi^ave 
et^nik  de  M.  Ymugeois  et  ses  manîëFes  solssnelles  fe  raœuitèiient, 
il  oonseatit  4  se  laisser  emmeaer  par  l«i. 

M.  Yalport  était  frémissant;  il  sentait  mm  sang  beuillonner,  sa 
tète  couvait  un  orage«  Quand  il  eoA  raiDené  Jetta  dans  le  pre^iier 
stIoD,  BTisant  une  fcanxfuette  abondomiée,  il  J'y  fit  asMoir  et  s'assit 
(Wprës  d'elle.  Puis^  d'une  Toix  saccadée  : 

*^  Je  dois  dsfnc  renoncer  au  plaisir  de  danser  avec  tous? 

—  Oh  1  tous  y  perdes  bien  peu,  dit-elle  ea  s'efforçant  de  sourire. 
Je  suis  une  triste  43)086036. 

—  Et  TOUS  eiigez  aussi^  reprit-41  ea  pesant  sur  ses  mois,  que  le 
prenne  mon  parti  de  ne  pas  deoMMider  à  M*,  de  Moiaieux  les  espli- 
cations  qu'il  m'a  offertes  si  libéraiemenS? 

—  Oh  I  de  grâce  I  dit-eile  afec  un  geste  d'eCnoi« 

«^  Soit,  mais  il  me  semble  que  tact  de  docilké  et  tant  de  rési- 
gnstim  mérilent  quelque  récompmse. 

Qœ  pouvMt^Ue  répondre  2  £ile  s'était  sentie  de  fOToe  à  Taincve 
le  cliarme,  mais  elle  n'avait  pas  prévu  l'incident  qui  venait  de  se 
produire.  Au  charme  s'élaîi  jointe  la  peur,  et,  comme  l'avait  dit 
Lésin ,  les  fenimes  ont  droit  d'aToir  peur  ;  em  vérité ,  c'était  trop 
que  deux  ennemis  à  la  Ibis.  Elle  entendait  dans  la  pièce  voisine, 
doQt  la  porte  était  ouverte  à  deiu  battons,  la  musique  tour  à  tour 
vive  et  te»dre  d'une  mazurke.  £Ue  voyaît  passer  et  repasser  des 
jeunes  gens  qui  n'avaient  pas  d'autre  occupation  ni  d'audre  souci 
(pie  de  se  tréotousser  en  cadence,  de  bien  porter  lieur  tète  et  d'ar- 
rondir leurs  coudes.  Elle  voyait  tournoyer  des  robes  blanches,  des 
robes  roses,  des  robes  bleues  qui  tantôt  balayaient  nonchalasiaent 
le  parquet,  tantôt  fouettaient  l'air  comme  agitées  par  le  frémisse- 
ment du  plaisir  et  le  tourbillon  du  monde.  Et  pendsitt  que  ces 
insouciaos  et  ces  heuireux  travaittaient  à  leur  amusement,  assise 
sur  une  banquette  de  inelours  qui  lui  faisait  l'eiFet  d'une  vaste  et 
Dedootable  solitude^  elle  avaift  à  répondre  à  des  questions  qui  n'ad- 
mettaient pas  de  répense;;  elie  se  trduvait  aux  prises  avec  l'ii^- 
connU)  aT6c  le  mystère,  aTec  un  fier  et  beau  visaige  qui  exprimai  t 
en  Blême  temps  la  douceur,  et  la  menace^  avec  son  propre  cœur 
qui  demandait  grâce,  avec  sa  coiBoienoe  <pri  s'alarmait,  avec  son 
imeginatlofu  aSeiée  (pii  lui  mentoait  dans  un  bois  deux  hommes  se 
bittaayt  pour  lelle.  Socis  quelle  étoile  était-elle  donc  née?  Depuis 
qu'elle  était  parvenue  à  l'âge  de  la  réflexion ,  ses  yeux  n'avaient 
'^  que  des  -dvoses  tristes,  ses  oreilles  n'avmieist  entendu  <iue  des 
piroles  effrayantes,  elle  avait  reçu  pour  lot  l'étemel  labeur  et  1'^ 
ternel  souci  ;  d'un  danger  elle  tombait  dans  un  autre,  et  par  suc- 
croit,  la  fatalité  venait  de  Ja  prendre  oemme  dans  un  trébuchet. 
i/oieeau  avait  beau  s'effarer,  se  débattra  et  faire  dix  fois  le  tour 


760  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  sa  cage,  il  laissait  aux  barreaux  qui  Temprisonnaient  sa  plume» 
aes  ongles  et  ses  cris ,  sans  trouver  une  issue  pour  s'envoler.  Et 
cependant  le  piano  faisait  résonner  ses  accords,  les  coudes  s'arron- 
dissaient, les  robes  tournoyaient. 

—  M.  Yaugenis  m'a  confessé  ses  perfidies ,  poursuivit  le  beau 
jeune  homme,  aussi  impitoyable  qu'amoureux  et  qui  n'eût  renoncé 
pour  rien  au  monde  à  poursuivre  les  avantages  que  le  hasard 
venait  de  lui  assurer.  Vous  avez  tout  entendu  et  vous  savez  qui  je 
suis.  Vous  savez  aussi  que  je  peux  invoquer  en  ma  faveur  le  vcea 
suprême  de  quelqu'un  qui  vous  aimait  beaucoup.  Vous  savez  enfin 
que  vous  tenez  dans  vos  mains  le  sort  d'un  homme...  Je  suis  bien 
peu  de  chose,  mais  c'est  quelque  chose  qu'un  homme...  Écoutei- 
moi,  je  ne  demande  pour  ma  récompense  qu'un  peu  d'espoir. 

Était- il  donc  écrit  que  rien  ni  personne  ne  viendrait  interrompre 
ce  funeste  entretien  ?  Elle  jeta  un  long  regard  de  détresse  à  sa 
tante,  assise  à  l'autre  bout  du  salon.  Mais  M"*""  Cantarel  ne  s'occu- 
pait pas  de  sa  nièce,  elle  s'entretenait  avec  un  respectable  vétéran 
de  la  magistrature  qu'elle  avait  vu  souvent  chez  son  père.  Elle  se 
retrouvait  en  pays  de  connaissance,  la  joie  de  parler  du  passé  avait 
triomphé  de  sa  torpeur,  elle  causait  avec  animation,  presque  avec 
feu.  Il  y  a  des  arbres  dont  la  gelée  a  découronné  la  cime  et  qui  ne 
laissent  pas  de  reverdir  par  le  pied;  il  y  a  des  âmes  desséchées 
au  froid  contact  de  la  vie  qui  de  temps  à  autre  rajeunissent  par  le 
souvenir. 

—  Un  peu  d'espérance,  continua  M.  Valport,  est-ce  trop  deman- 
der? 

Elle  eut  la  force  de  répondre  : 

—  Impossible!  impossible! 
Il  changea  de  visage  et  dit  : 

—  Vous  voulez  donc  me  rendre  toute  ma  liberté  7. .  J'en  ferai  on 
usage  que  sans  doute  je  regretterai  moi-même. 

Ces  mots  pouvaient  avoir  deux  sens,  mais  comme  en  les  pronon- 
çant il  avait  jeté  un  regard  de  côté  sur  Lésttn,  dont  on  apercevait 
près  de  la  cheminée  la  tête  rousse  et  le  dos  cambré,  elle  frissonna 
de  nouveau  à  la  pensée  que  deux  hommes  iraient  sur  le  terrain  à 
cause  d'elle,  et  sa  gorge  se  serra. 

—  Dites  :  Peut-être!  et  je  partirai  content,  poursuivit-il  d'une 
voix  à  la  fois  insinuante  et  impérieuse...  Oh!  je  vous  en  conjure, 
dites  :  Peut-être  ! 

—  Peut-être  !  murmura-l-elle,  la  tète  perdue,  sans  s'apercevoir 
de  l'expression  de  triomphe  et  d'ivresse  avec  laquelle  il  la  contes- 
pi  ait. 

Quoiqu'elle  eût  parlé  tout  bas,  son  peut-être  avait  été  entends 
de^M.  Vaugenis,  qui  arrivait  un^  seconde  trop  tard  et  dont  lai 


.    NOIRS  ET  lOUGCS.  761 

lèvres  ébauchèrent  un  sourire  ironique.  Il  venait  lui  annoncer  que 
M.  Cantarel  se  disposait  à  partir  sans  vouloir  attendre  le  souper. 
Depuis  qu*il  n'était  plus  président  de  chambre»  la  principale  affaire 
de  M.  Vaugenis  était  de  chercher  dans  tous  les  incidens  de  la  vie 
matière  ou  prétexte  à  un  proverbe  en  un  acte;  c'est  une  occupation 
qui  aide  à  se  consoler  facilement  des  chagrins  des  autres,  il  e^t 
moins  facile  de  se  consoler  des  siens.  Pendant  qu'il  conduisait 
Jetta  auprès  de  sa  tante,  qui  venait  de  se  lever,  l'ex-président  se 
disait  :  «  Une  femme  qui  arrive  déterminée  à  dire  non  et  qui  dit 
oui  ou  presque  oui ,  c'est  un  joli  sujet.  On  pourrait  intituler  la 
pièce  :  Souvent  femme  varie...  Non,  il  faudra  trouver  un  titre  plus 
piquant.  » 

Ce  jour-là,  M.  Cantarel  avait  été  aussi  malheureux  au  whist  qu'à 
Thôtel  des  ventes  ;  il  avait  perdu  vingt  louis,  ce  qui,  joint  à  son 
faux  Fragonard,  mettait  le  comble  à  sa  mauvaise  humeur.  En  des- 
cendant l'escalier,  il  demanda  à  sa  pupille  si  elle  avait  dansé,  et 
sur  sa  réponse,  il  s'écria  : 

—  Eh  I  parbleu,  vous  auriez  craint  de  compromettre  le  salut  de 
votre  âme. 

XY. 

Les  émotions  de  cette  soirée  avaient  épuisé  les  forces  de  M"«  Mau- 
labret.  En  sortant  de  chez  M.  Vaugenis,  elle  se  sentait  harassée, 
brisée,  et  à  peine  eut-elle  posé  sa  tète  sur  son  oreiller,  elle  s'en- 
dorD)it  d'un  lourd  sommeil.  Pendant  quelques  heures,  elle  oublia 
tout.  A  son  réveil,  elle  se  souvint.  Elle  se  mit  sur  son  séant  et,  ses 
cheveux  épars  sur  ses  épaules,  eHe  enfouit  son  visage  dans  ses 
deux  mains.  Elle  ressemblait  à  une  Madeleine  pénitente  qui  pleure 
ses  péchés.  Le  sien  était  ce  terrible  peut-être  qu'elle  s'était  laissé 
arracher.  Au  lieu  de  cette  victoire  dont  elle  se  flattait  et  qu'elle 
avait  promise  à  sa  conscience ,  elle  n'avait  rapporté  de  la  bataille 
que  le  commencement  d*une  défaite,  et  malgré  toutes  les  explica- 
tions qu'elle  lui  donnait,  sa  conscience  s'indignait.  La  place  tenait 
encore,  elle  ne  s'était  pas  rendue,  mais  l'assiégeant  la  cernait  et  d'a- 
vance faisait  gloire  de  sa  prochaine  capitulation.  One  volonté  qui 
dit  :  Peut -être  !  arbore  le  drapeau  blanc. 

Heureusement  il  y  avait  une  armée  de  secours  et  quelle  armée  ! 
Il  n'était  pas  trop  tard,  tout  pouvait  se  réparer.  A  peine  fut-elle 
habillée,  Jetta  se  rendit  auprès  de  M""  Cantarel,  et  avec  autant  d'in- 
sistance que  s'il  se  fût  agi  d'une  question  de  vie  et  de  mort,  elle  la 
conjura  de  la  conduire  dans  l'après-midi  auprès  de  mère  Amélie. 

Elle  ouvrit  de  grands  yeux  quand  M""*  Cantarel ,  avant  de  lui 
répondre,  lui  dit  froidement  : 


t 


7dS  REVUE  DBS  KUX  MOIOMES. 

— 11  ne  semblé,  ma  cbèrcr  'fve  tow  avez  eu  tantAt  un  Miretm 
bien  jràriettK  arrec  M,  Valpcfi^.^.  Mais  je  ne  ipeue  deoMDëe  pas  vos 
secrets,  ajoata-t-elle.  fmqae  wqub  le  clésires^  je  t<hi8  coodukai 
à  votre  hôpital,  j'aa  affaire  dans  la  quanier,  je  voua  iaisserai  à  la 
porte,  jje  peviendraiyeus  cheroher  aa  boat^'ime  heure,  et  noiM  n'ea 
dirons  rien  à  AL  CantereL 

L'inpatnence  <i>e  M"*  Maulafaoret  compta  les  heures  et  lesttbiiAes; 
il  lui  sembiait  ^e  xxrk  nWriverait  jamais,  «tpomlmt  oela  airUa: 
tout  arrive.  'Oh  I  que  te  pavé  deeetté  cour  parnt  doux  à  ses  pieds! 
et  quelle  fête  ces  vieîiles  muraiDcs  briipie  et  pceire  firent  à  ses 
yeux.!  En  les  contemplant,  elle  ^euva  oi» soulaf^meot  qai  aenoa- 
çait  une  prochaine  délivrance,  a  Quand  je  sortirai  d'ici ,  se  diasifr- 
elle,  je  ne  senti  pins  la  mème^  j'aarai  le-asir  libre  «et  léger.  C'est 
ici  le  lieu  saint  où  L'en*  entend  ces  paroles  victerîcttses  qui  las- 
surent ,  qui  g nérissenl ,  cpti  iimt  rentrer  dans  TintirB  l'ànquiâtuds 
des  pensées  et  la  vie  toat  entière.  « 

Elle  voulut  prendre  par  le  grand  escalier  et  traversa  iDult  m 
sallcy  comme  elle  rayipelait  encore,  cette  salle  qui  n'avait  jamais 
cessé  d'être  à  elle.  Kn  y  entrant,  elle  eut  un  chagrin;  elle  a'y 
reconnut  personne,  et  personne  ne  la  reconnut.  Les  hôpitaux  sont 
des  lieux  de  passage,  les  auberges  de  la  maladie;  elle  vient  s'y 
asseoir  ou  s'y  coucher,  et  s'en  va.  Partout  des  visages  nouveaux, 
partout  des.  yeux  indiftérens  iqni  ne  se  pécfaauffaient  pas  ea  la 
voyan:t.  Les  murailles  eUes-mémes  la  regardaient  d'im  air  sévère 
et  semblaient  dire  :  a  Qui  est  cette  inooanue  7  d  SUe  avait  beau  lear 
crier  :  a  C'est  «ai,  c'est  sœur  Marie  I  »  elle  se  parvenait  pas  à  les 
persuader.  Où  éfeaiit  sa  robe  de  laine:  blanche  ?  où  avaît-eUe  égaré 
son  tablier,  qai,  propre  le  imada,  Jie  rétait  jamais  le  soirZ  £ik 
avait  des  ileurs  à  son  diapeau.  Elle  venait  du  monde,  eile  allait  y 
retourner;  le  nsoede  était  sou  maltve  et  elle  portait  sa  livrée,  et 
dans  son  cœur  etlle  portait  quelque  chose  de  mystérieux  et  d*é* 
trange,  un  rève^  une  musique,  qu'on  ee  vient  pas  promener  dus 
les  hôpitaux.  Elle  vit  passer  la  novice  qai  l'avait  reoiplacée  et  qui 
s'approcha  d^une  malade  poisr  lui  présenter  un  bouilleo.  EUe  fut 
bien  tentée  de  lui  prendre  la  tasse  des  mains;  mais  lessienm 
étaient  gantées,  et  ses  gacts  avaient  huit  boutons. 

Il  se  trouva  cependant  quelqu'un  qui  la  reconaut.  C'écait  Tio* 
terne,  quii,  son  cfas^eau  sur  la  téta,  se  disposait  à  sertir^  Il  s'ar- 
rêta en  tressaidlant,  ireiaraina  avec. attention,  et  venant  à  elle: 

—  Âhl  ma  sœurL. 

Il  se  reprit  aussitôt  et,  s'éSant  découvert,  il  loi  dit  d'un  air  obé- 
moniem  : 

—  fflademaiselle,  axiCBse2Nmoi...Yous  veneaaiQB  doute  pour  foir 
la  mère,  vous  la  trouverez  dans  son  cabinet» 


flOIBS  BT  .RW6E8.  7M 

£Ue  Tf  trouYAt  en  effet,  «t  1«  mère  n'a^ak  fias  cbapgé.  Los  jours 
et  les  mois  passaient  sur  elle  sans  toudier  à  sod  visage;  elle. n'a- 
vait jaBiess  été  jenae,  ette  neidemit  pas  yîeilUr;  que  jieut  le  lenyis 
sur  qui  vît  (dans  l'éttuuitéi  Paurquoi  donc  ilt^^  llAulabret,,  Sfirès 
Bwr  Irappft  à  la  parle  et  tourné  ftiéoipittdoaiDeat  le  loguet,  demeura- 
tnelle  un  instant  sar  le  seuil»  immobile^  cofifitse  at  craintive?  Non, 
ce  visa^  tn-élah  ]>as  oelui  qu'elle  létadt  venue  checcber.  Peut-être 
ravaît^dlle  transfiguré  dans  son  .adoûratieii  et  dans  son  -souvenir. 
Notre  mémoire  est  une  trompeuse  ;  elle  promène  aon  estompe  sur 
les  contours  des  objets  et  des  figures,  elle  les  enveloppe  d*une 
gaie  l^re  qtû  en  a«doucU  les  oooleurs  et  en  sauve  les  crudités. 
H"«  Uaulabret  avait  eublié  que  :mère  Âaaélie  eikt  une  %ure  si  ter- 
rible et  de  grands  yeux  noirs,  austères,  implacables,  que  dévorait 
le  zèle  de  la  maison  du  Seigneur;  était-il  vraiakent,possii>le  de  leur 
parler  sans  trembler  de  certaines  oboses  7  £Ue  était  arrivée  résolue 
à  tout  dire,  à  ouvrir  son  cœur,  à  répandre  son  âme  aux  pieds  de 
cette  sainte,  et  elle  se  sentait  envahie  par  une  craifitte  qui  la  (gla- 
çait et  la  paralysait.,  *sa  goi^e  se  serra,  la  parole  expira  sur  ses 
lèvres.  Quoique  la  mère  à  sa  vue  se  fût  levée  en  hâte,  (|uoiqu'eUe 
lui  fît  raccueil  le  plus  empressé  et  qu'elle  lui  4eadlt  ses  deux  mains 
tout  ouvertes,  après  «avoir  baisé  avec  dévotion,  avec  terreur  ces 
mains  de  cire.  M'*'  Maulabret  s'assit  en  face  d'elle  et  garda  le  silence« 
U  fallut  que  la  mère  l'interrogeât, 

— Je  vous  altendais,  j'étais  sdrre  que  vous  'vienditîez...âe'Sont-ils 
lait  beaucoup  tirer  l'oreille. pour  vous  le  peunettre? 

•^  Non,  ma  mère.  C'est  M*"*  Gantarel  ellenméme  qui  m'a  conduite 
jusqu'ici. 

—  £t  ce  dangereux  marquis,  qu'en  iaites-voas? 

—  Uhi  n'en  parlons  plus»., *Ge  n'est  pas  un  danger. 

—  L' avez-vous  refusé  dans  les  termes  que  Je  vous  avais  pres- 
crits? 

—  Je  n'ai  pas  eu  à  faire  usKge  de  vos  précieux  conseils,  on  n'est 
pas  ref-eoàu  à  la  change. 

—  Et  en  n'y  reviendra  fias? 
•—  Selon  toute  appaience* 

— A  ce  compte,  ils  ne  ivous  ont  pas  beaucoup  itourmentée? 

—  Non,  ma  mère  ;  je  n'ai  k  me  plaindre  de  i^rsomae. 
La  mère  reiprit  après  un  silence  i 

—  Savez-vous  pourquoi  il  vous  ont  amenée  à  Paris  ?...  Us  ae  sont 
dit  sans  doute  que  c'est  Tendroit  où  s'apprivoiseut  le  plus  faci- 
lement les  consciences  ua  peu  farouches...  ^Sans  doute  ^aus&i, 
ajouta-t-elle,  on  vous  conduit  de  fête  en  fête,  de  théâtre  en  théâtre. 

U  lui  en  coikta  de  prononcer  ce  deraier  mot» 
— ^  Vous  m'aviez  cecommandén  ma  mère... 


76&  tEYDE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Eh  !  oai,  ioterrompit-elle,  je  vous  ai  engagée  à  user  de  com- 
plaisance à  leur  égard.  Ces  gens- là  sont  d'une  mauvaise  foi  scan- 
daleuse. Si  vous  aviez  voulu  vivre  dans  le  monde  en  servante  du 
Seigneur,  ils  auraient  chicané  peut-être  sur  les  termes  du  testa- 
ment. Les  tribunaux  nous  auraient  donné  raison.  Mais  il  vaut 
mieux  éviter  toute  discussion  publique  à  ce  sujet.  Certains  jour- 
naux profiteraient  d'une  si  belle  occasion  pour  nous  abreuver  de 
calomnies...  A  propos,  j'aime  à  croire  que  du  moins  ils  ne  vous  ont 
pas  forcée  de  danser? 

—  Non,  ma  mère. 

—  Allons,  tant  mieux...  Quelle  épreuve  pour  une  fille  modeste, 
pour  une  enfant  de  Marie,  que  de  se  sentir  dans  les  bras  d'uD 

homme  I 
Jetta  baissa  les  yeux. 

—  Non,  pensait-elle,  je  ne  me  suis  pas  sentie  dans  les  bras  d'uo 
homme,  mais  cet  homme  est  là,  dans  mon  cœur. 

Elle  répondit  : 

—  Plût  à  Dieu  que  le  bal  fût  la  seule  tentation  à  laquelle  on  soit 
exposée  dans  le  monde  I 

—  Que  parlez-vous  des  tentations  ?  dit  vivement  mère  Amélie. 
Vous  m'écriviez  de  Combard  qu'elles  vous  semblaient  peu  sédui- 
santes et  peu  dangereuses. 

—  Il  est  vrai,  répondit-elle  avec  embarras,  mais  depuis  que  je 
suis  à  Paris...  il  y  a  dans  l'air  qu'on  y  respire  quelque  chose  qui 
amollit  le  cœur,  qui  énerve  la  volonté...  Oh  I  le  danger  n'est  pas 
pressant,  continua-t-elîe,  effrayée  du  regard  que  venait  de  lui  jeter 
la  mère;  mais  j'ai  des  langueurs,  des  tristesses,  et  je  suis  venue 
me  retremper,  me  fortifier  auprès  de  vous...  Parlez,  dites-moice 
que  je  dois  faire  dans  les  heures  où  je  me  sens  moins  ferme,  moins 
résolue,  moins  attachée  à  ma  vocation. 

—  Rappelez-vous  sans  cesse,  répliqua  la  mère  d'un  ton  d'auto- 
rité, que  vous  avez  prononcé  mentalement  vos  vœux  et  répétez-les 
à  demi-voix  et  à  genoux.  C'est  d'abord  le  vœu  d'obéissance,  par 
lequel  vous  avez  fait  à  Dieu  le  sacrifice  de  votre  volonté  propre,  et 
comme  l'obéissance  s'étend  sur  tout  le  détail  de  la  vie,  ce  sacri- 
fice est  l'holocauste  parfait.  Tous  ne  pouvez  plus  disposer  de  vous; 
dispose-t-on  d'un  dépôt?  C'est  ensuite  le  vœu  de  pauvreté,  qui 
consiste  à  renoncer  à  la  jouissance  de  tout  ce  que  nous  possédons, 
et  qui  comprend  aussi  l'appauvrissement  volontaire  du  cœur. 
L'église  nous  commande  de  nous  dépouiller  de  tout,  et  non-seole- 
ment  de  nos  biens,  mais  de  notre  attachement  pour  les  créa- 
tures. 

—  Cependant,  ma  mère,  vous  aimez  les  créatures,  dit  Jetta  d'une 
vou  hésitante,  puisque  vous  vous  consacrez  tout  entière  au  soin 


NOIBS   EX  BOUGES.  76b 

des  mal  ades  et  des  infirmes.  Elle  ajouta  :  —  Serait-il  possible  de 
Be  pas  aimer  beaucoup  quelqu'un  qu'on  aurait  soigné  et  guéri? 

—  Dans  ces  tristes  maisons  où  il  nous  est  interdit  de  nous  occu- 
per des  âmes,  répliqua-t-elle  d'un  ton  amer»  nous  devons  voir 
dans  1^  soins  que  nous  rendons  aux  corps  un  ouvrage  que  Dieu 
nous  confie,  une  mortification  qu'il  nous  impose  et  un  moyen  que 
sa  grâce  nous  accorde  pour  travailler  à  notre  salut. ..  Le  troisième 
vœu,  poursuivit-elle,  est,  comme  vous  le  savez,  le  vœu  de  chasteté, 
qui  nous  soumet  aune  double  obligation.  La  première  est  de  renon- 
cer au  mariage,  la  seconde  d'avoir  pour  ce  que  le  monde  appelle 
r amour  tout  le  mépris  et  toute  l'horreur  qu'il  mérite  d'inspirer. 

—  Qu'est-ce  que  l'amour?  murmura  Jetta  en  baissant  de  nou- 
veau les  yeux. 

—  C'est  la  révolte  de  la  chair  et  des  sens,  répondit-elle  avec  une 
sorte  d'emportement,  c'est  le  feu  de  la  concupiscence,  c'est  la 
recherche  des  plaisirs  charnels  qui  sont  le  partage  des  animaux, 
c'est  le  désir  immonde  et  le  péché  impur. 

Si  M"''  Maulabret,  égarée  au  milieu  des  forêts  du  Nouveau- 
Monde,  en  avait  été  réduite  à  demander  son  chemin  à  un  Peau- 
Rouge,  et  que  ce  Peau-Rouge  eût  répondu  à  ses  pressantes  ques- 
tions en  huron  ou  en  sioux,  son  embarras  eût  été  extrême  ;  mais 
au  trouble  de  son  esprit  ne  se  seraient  pas  jointes  cette  doulou- 
reuse confusion  du  cœur,  cette  honte  secrète  qui  en  ce  moment 
mettait  comme  une  stupeur  dans  ses  yeux  et  faisait  perler  sur  ses 
tempes  des  gouttes  froides.  Le  péché  impur  I  ce  mot  efiroyable, 
qui  alarmait  sa  pudeur,  n'éclairait  point  son  intelligence.  Depuis 
l'instaJQt  où  elle  s'était  écriée  dans  son  entretien  avec  un  ancien 
président  de  chambre  :  «  Ce  serait  une  belle  œuvre,  mais  il  fau- 
drait qu'elle  l'aimât  I  »  elle  avait  beaucoup  médité  sur  les  mystères 
de  cette  vie.  Elle  avait  conclu  que  la  vocation  préférable  entre  toutes 
et  la  plus  agréable  à  Dieu  était  celle  de  la  vierge  qui  se  consacre 
au  service  des  souffrans  ou  des  affamés;  cette  vocation,  sa  con- 
science l'avait  librement  choisie»  et  sa  conscience  entendait  demeu- 
rer fidèle  aux  muets  engagemens  qu'elle  avait  pris.  Mais  elle  avait 
décidé  aussi  que  tout  état,  toute  condition  a  sa  sainteté.  Il  lui  avait 
paru  qu'aimer  un  homme,  c'est  lui  donner  son  âme  et  son  corps, 
son  corps  et  son  âme,  pour  obtenir  de  lui  en  retour  une  part  de  sa 
volonté  et  son  cœur  tout  entier.  Ce  cœur,  s'était-elle  dit,  est  une 
proie  toujours  disputée,  ce  nest  pas  assez  de  l'avoir  conquis,  il 
faut  le  garder  et  le  dérendre  contre  les  ennemis  du  dedans  et  du 
dehors,  contre  les  entreprises  de  la  passion  et  contre  les  jalousies 
du  monde,  qui  rôde  sans  cesse  autour  des  bonheurs  cachés  comme 
un  lion  dévorant  autour  d*  une  bergerie.  Il  lui  paraissait  encore  que 
cette  lutte  incessante  demandait  bea  ucoup  de  vigilance»  beaucoup 


7V6  BEYUM  MB  sDIOX  «ODES. 

•de  Mcoâices^  vokt  tendresie  Im^oiltt  MaalÈm  et  vmjotis  oomj^ 
sanies  mtib  q«e  là  ilictnire  atait  éeê  dmioevs  àn&iiei^  ei  qt^uasi 
il  y  «tvflit  dei  déliogfl  ûua  <m  souttrancM,  des  Beareucas  ilào9  ces 
délice»,  et  q««  fA  ann  «dm  coamie  «mx  iwires  od  |Nnit  mêler  bt 
iMsique  de^eiMhDVW,  il  ust  p«rait  miisi  d'f  JMiélar  te  Bien  ck 
ciel  et  de  la  «eri^,  tpA  a  ci^  lee  corps  oonuM  h»  âdMs»  £i  ot 
iDMKt,  elliB  «oDsidèimic  lUMMiir  Mnme  ime  tose  anonie  ({u'S  iiMt 
cueiUir  %\it  um  ctt»iir,  «t^  â  tras  ditiè^  mm  q«i'eito  le  ^  c'énit 
moiM  d^un  tetnme  que  de  râimw  (^'<eHe  élidt  âMMmiseo.  l£ 
péth«  iisa)pwK.  Qd  }eMdt  ée  la  Miè,  Ai  te  faAge  Mr  iMi  mm. 
Elle  bttfisa  la  «été  «t  «ouiba  dans  une  trislt  révetw. 

Et  cependttt  la  mèra  parlait  Kmjows.  Son  mjét  l'tnepirait,  et 
son  éloquence  jaillissait  à  flots  pressés,  comme  un  torrent  qui  Mopt 
«a  digtie.  Bile  reptéseMêii  k  fetia  qu'^^mnt  d'être  comniia  eo 
«ciioDi  le  -pédhé  jfinpQr  eat  sMvefit  perfiifttré  d%i«ttce  dais  le  cmt. 
£l>e  s'efibiEçait  de  la  préimmr  oMtne  riioamodiMiie  des  Tegarda  trop 
libres,  contre  les  curiosités  criiaiMlles  des  yen  qui  cheicbeat  à 
pénéfbrer  ce  ique  cache  1%  vèMaMant^  cMtra  la  frianèioo  des  oreBles 
iLvtdes  à  se  t^apatire  de  panitea  «u^eatea^  comre  taa  Imûliarilts 
déplacées,  iee  jeux  de  mm^  les  sonirifrea  lascSIs  et  de  friaaoD  des 
atriouchemett»,  ^  surtout  ooiiuie  les  isMgiiiatioMs  amoureaBeaBest 
daressées  qui  (aiseent  dans  l'àiAMa  uxie  Muiltiare,  4xnM>e  4aa  soave- 
iiîrs  corrupteurs  doBi  on  boit  goutte  à  goutte  le  poison^  oodm  las 
Yttses  da  sctt^eaM^  «qui  rewart  à  mm  les  artifices  pour  aitieater  à  la 
vertu  a«géli^  e%  déreib^r  a«  Hoi  des  rois  «es  «ejets  et  aes  baeius. 

Aififsi  rédttfit  fiéyransemefit  sa  leçoti  cMe  sattile  dont  la  ?isage 
n'avadt  jaiinalA  été  isaressé  par  le  P^ard  d'^un  bomate,  Mr  lafoeDe 
aucun  hemme  ii>a^i^  ladssé  se  poser  son  désk*^  llUe  4ivmit  donaé  au 
i(i)i  des  rois  la  ^irg^nité  ^  ses  seas  eft  le  veuvage  de  son  ftoK;  il 
trouvait  e&  elle  uwe  épouse  «lal  gracieuse,  •omiinigeQse,  acanâtre, 
naaâs  toujMra  iatteAWe,  toujoui^s  fidèle  let  infinîHienc  reqiecidUe. 

Elle  regardait  Jeua,  qui  ne  la  regardait  pa«,  Orne  i&qiiÉMode  la 
prit,  mêlée  de  colère*  fiHe  tui  dit  : 

—  Mademoiselle  Mauiabret,  penses  soafvMt  à  votre  mère!  Bicore 
an  coap,  vous  n'aurea  jamads  assez  de  saraipaics. 

ieua  tressaillit^  aoaâs  ne  frépcnadit  point. 

-^  ËutendezHiMi  bien  :  ce  qtie  }e  craÉM  pour  vous,  oe  ne  sost 
pas  les  mauvais  procédés  de  ceux  avet  qui  vous  vives  ou  que  vats 
reacantrez  dans  les  fêtes,  dans  les  thé&lreS)  dam  toos  les  teoiples 
qu'on  a  élevé»  à  Seitan  a«r  cette  ^rre  ;  je  redovte  davantage  psar 
votre  fidblesse  leurs 'atteiiti<x»  «t  leurs  préveaaaoes,  fo  vous  oois 
incapable  de  plier  aoae  «me  «fenace,  mais  je  vous  cvoia  Ifop  sefr- 
«ible <ati  doux  parlai,  «aux  caresses  et  «ux  flataerîes. 

£He  ooûtiiMiait  de  la  regarder  fiaemeoti  et  «Ue  se  seanât  caane 


ofBvBsée^  dan»  son  esprit  autoM  «i  êiM  0a  diair  saortifife,  par  la 
fntcbeuF  déttôeuBe  de  oe  Yieage,  dont  nue  toilette  sieaple,  iMie 
eequiee,  faisait  Taleir  toates  leagrioee. 

—  Croyez-moi,  mademoiselle,  quand  vous  retournerez  à  de»^ 
bard«  cassea.  wtre  rnivoir,  dt^eÛe  «vae  une  aigre  yéhéneoce. 
Qtt'estKyet  que  k  hsauté?  I^a  flev  des  cfaampa  qui  se  fene  et  qui 
tombe»..  Ua  homme  qui  sans  dente  a  mérité  d'ôtre^  puni  de  Dieu 
parce  qu'il  a  odieusement  calomnié  les  jésuites,  maie  qui  peut^tFe 
a  oblaau  aat  geftcepour  avoir  passé  sa  vie  à  haïr  la  tie  et  1^  monde, 
cet  hoame  »  dk  :  t  Si  belle  cp/ùn  été  la  comédie,  la  fin  est  san« 
ghiBte^  OB  jette  vm  peu  de  terre  sur  la  tète,  et  en  r^lk  pour 
jamaiSé  » 

Lei  silence' pretoi^  de  Jatta  l'iriitaii;  son  doute  oe  changea  oa 
cBotUnide«  U  lui  parut  prouvé  qu'il  s'était  passé  ou  qu'il  se  prépa* 
rait^elque  chose,  que  ce  caeur  lui  caohail  uii'  secret.  D'une  vois 
measçanle,  elle  s'écria  : 

-^  Moi  qui  ai  toujours  répondu  de  vous,  moi  qui  en  réponds  aux 
hommes  dans  mes  entretiens  et  à  Dieu  dans  mes  prières,  si  j'osaia, 
aï  je  pouvais  ccoive  ou  supposer  I.^ 

-^  Ahl  ma  mèrel  ma  mèrel..  dit  Jetfta  avec  un  geste  d'effiroi 
qu'elle  prit  pour  an  signe  de  dénégation. 

£lle  se  rassura  à  moitié,  ae  reprocha  d'avoir  é(é  trop  dore,  trop 
véhéflsente.  £Ue  o'interrogBa  pomr  découvrir  si  k  son  zèle  pour  la 
sainte  cause  il  ne  s'était  pas  jnèlé  à  son  insa  quelque  retour  sur 
eUe*iaèaie,  quelque  aigreur  d'amo«r«»piropre  eu  d'intérôt  personnel. 
Selon  son  habiiudey  ello  fit  an  signe  de  croix  rapide  et  f urtif  pour 
éloigaor  le  tentateur. 

'^  J'en  étais  eerlaiae,  reprit^elle  d'an  ton  radouci,  il  ne  s'est 
rien  psesé,  et  vraiment  je  suis  trop  soupçonneuse  et  trop  sévère... 
On  ne  traverse  pas  impunément  le  monde,  mon  enfant  ;  vous  avez, 
comme  vous  le  disiez,  des  iangaoors,  des  sécheresses  spirituelles. 
Ne  vous  en  alarmez  pas  trop;  Dieu,  qui  voua  éprouve,  vous  viendra 
sûrement  en  aide.  Peut-être  étiez-vous  trop  confiante  en  v<mi8- 
mâme;  il  a  voulu  vous  avertir...  Ahl  vous  a^ez  bi&a  fait  de  venir 
ici  ;  j'ose  croire  que  cette  visite  ne  sera  pas  inutile  à  votre  âme.  On 
ne  saurait  se  défendre  de  trop  loin  contre  cette  brûlure  dont  psrle 
l'Apôtre.  On  secoue  bin  vite  de  sa  robe  un  charbon  allumé  avant 
mèoM  d'en  avoir  senti  la  chaleur  ;  il  n'y  a  que  les  fous  qui  atten- 
dent l'incendie. 

En  ce  moment^  on  vint  lui  annoncer  que  M'"*  Gantarel  était  en 
bas  et  réclamait  sa  nièc?» 

—  Gomme  leur  avarice  mesure  le  temps  que  vous  me  donnezl 
dit-elle  en  plissant  ses  lèvres  humblement  superbes.  Mais  l'espé- 
rance du  méchant  sera  trompée« 


768  EBYUS  0£S  DEUX  M<»C0E8. 

Puis  elle  entoura  un  instant  de  ses  bras  la  taille  de  Jetta,  qui 
venait  de  se  lever  et  qui,  touchée  de  ce  témoignage  d'a£fection 
inusité,  extraordinaire,  murmura  en  lui  baisant  de  nouveau  les 
mains  : 

—  Merci,  ma  mère  1..  Je  suis  heureuse  de  vous  avoir  revue. 
Hère  Amélie  voulut  la  reconduire  jusqu'au  bout  de  la  salle.  Elle 

fit  une  génuflexion  en  passant  devant  l'image  de  la  sainte  Vierge 
et  dit  tout  bas  : 

—  Le  plus  sûr  moyen  de  conserver  sa  chasteté  est  une  grande 
dévotion  à  Marie  immaculée,  reine  et  protectrice  des  vierges. 

Jetta  leva  les  yeux  sur  la  sainte  Vierge  et  ne  la  reconnut  pas. 
Celle  qu'on  voyait  autrefois  au  même  endroit,  sur  la  même  console, 
tenait  un  enfant  dans  ses  bras.  On  l'avait  remplacée  par  une  autre 
qui  semblait  oublier  que  ses  entrailles  avaient  enfanté  et  donné  un 
Dieu  aux  hommes.  Couronnée  d'étoiles,  vêtue  d'un  manteau  d'azur 
et  d'une  robe  blanche  brodée  d'or,  croisant  ses  deux  mains  sur  son 
cœur  virginal,  elle  avait  l'air  de  proposer  à  l'univers  sa  propre 
divinité. 

Quand  Jetta  fut  montée  en  voiture.  M"**  Cantarel  lui  demanda 
des  nouvelles  de  mère  Amélie.  Elle  répondit  d'un  air  distrait,  d'un 
ton  bref,  puis  elle  retomba  dans  ses  pensées  et  dans  son  silence. 
Hélas  I  de  cet  hôpital  où  elle  s'était  flattée  d'interroger  Dieu  lui- 
même,  elle  ne  rapportait  pas  l'une  de  ces  paroles  victorieuses  qui 
rassurent  et  qui  guérissent.  Certains  mots  qu'elle  y  avait  entendus 
la  poursuivaient,  l'obsédaient  comme  un  mauvais  rêve,  la  tour- 
mentaient sans  la  convaincre.  Par  intervalles,  toutefois,  elle  secouait 
machinalement  sa  robe  pour  en  faire  tomber  un  charbon,  mais  il 
n'en  tombait  rien.  Toujours  froide  et  toujours  perspicace.  M"*  Can- 
tarel respectait  son  triste  recueillement.  Le  coupé  venait  d'atteindre 
la  rue  de  Rivoli,  lorsqu'elle  se  prit  à  dire  : 

—  Voyez-vous,  ma  chère,  il  ne  faut  consulter  personne  ;  le  mieux 
est  de  régler  ses  petites  affaires  avec  soi-même.  Du  reste,  vous 
allez  avoir  du  loisir  pour  y  rêver.  M.  Cantarel,  que  nous  avons 
privé  trop  longtemps  de  M""*  de  Moisieux,  m'a  prévenue  ce  matin 
qu'il  entendait  retourner  à  Combard  dès  demain. 

M""  Maulabret  ne  put  réprimer  un  mouvement  de  joie.  Combard 
était  un  endroit  dont  on  pouvait  faire  le  tour  sans  y  rencontrer 
M.  Albert  Valport;  encore  fallait-il  avoir  la  précaution  de  ne  pas  l'y 
emporter  avec  soi. 


VlQTOR  ChEBBULIEZ. 


{La  quatrième  partu  au  prochain  n°,} 


LES 


DERNIERES    ANNÉES 


00 


MARÉCHAL   DAVOUT 


I. 

SA  VIE    DE   FAMILLE,   SES  AMITIÉS   ET   SES    HAINES 


Le  Maréchal  DawnU  raconté  par  les  siens  st  par  hd-métM,  par  H"**  la  marquise  de 
filocqnefille.  Vol.  m.  La  Russie  et  Hambourg.  Vol.  i?.  Un  Ikmier  Commandement, 
fExil  et  ta  Mort.  Paria,  1880. 

Combien  elle  était  sagace,  la  pratique  religieuse  de  cet  ancien 
qui,  toutes  les  fois  qu'il  lui  arrivait  un  événement  heureux,  s'em- 
pressait de  supplier  les  dieux  de  lui  envoyer  bien  vite  quelque 
accident  f&cheux  qui  pût  paraître  contre-balancer  sa  fortune  propice 
et  conjurer  les  revanches  du  mauvais  sort!  Rien  de  plus  judicieux 
que  cette  prière  à  quelque  point  de  vue  qu'on  l'examine.  D'abord, 
sans  misanthropie  aucune,  on  peut  dire  qu'il  est  bon  qu'un  homme 
présente  toujours  quelque  côté  où  le  prochain  puisse  mordre  ;  c'est 
là  un  fait  d'expérience  si  constant  que  personne  n'y  contredira.  Un 
accident  f&cheux,  pourvu  qu'il  soit  sans  trop  de  gravité,  a  l'inap- 
préciable avantage  de  désarmer  la  malice  des  ennemis  en  la  satis- 
faisant. En  outre,  si  tout  se  paie,  comme  le  disait  Napoléon,  il  faut 
donc  payer  son  bonheur,  et  par  conséquent,  si  on  peut  obtenir  de 

voua  xui.  —  1880;  49 


770  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  payera  prix  réduit,  comme  c'était  le  but  de  cette  prière,  la  tran- 
saction sera  de  celles  dont  il  y  aura  lieu  de  se  féliciter.  Enfin  cette 
prière  révélait  que  son  auteur  s'était  élevé  à  la  connaissance  de 
cette  loi  invariable  qui  veut  que  les  chances  heureuses  et  les 
chances  malheureuses  se  partagent  à  peu  près  également  l'existence 
humaine.  Notre  ancien  redoutait  pour  cette  raison  d'épuiser  les 
chances  heuceusas  et  essuyait  à»  se  prâserun:  des  maKieuriQfei  en 
leur  faisant  leur  part,  ce  qui  n'était  pasr  A  mal  raisonner.  6t  l'aher- 
nance  des  deux  séries  est  inévitable  et  s'il  est  vain  de  vouloir  s'y 
soustraire,  il  reste  à  savoir  cependant  si  les  effets  de  la  mauvaise 
ne  peuvent  pas  être  combattus  ou  amoindris.  Notre  ancien  le  croyait, 
tous  les  grands  hommes  d'action  l'ont  cru,  et  c'est  cette  convictioo 
qu'exprimait  Gromwell,  lorsqu'il  parlaîit  4e  u%  laisser  à  la  fortone 
que  ce  qu'on  ne  peut  lui  ôter  par  prudence,  constance  et  labeur. 
Nous  n'avons  jamais  mieux  compris  peut-être  combien  cette  loi 
est  invariable  et  combien  la  lutte  contre  ses  effets,  tout  inégale 
qu'elle  est,  est  toujours  possible  qu'en  lisant  les  deux  deroiers 
volumes  de  la  publication  que  M""'  la  marquise  de  Blocqueville  a 
consacrée  à  la  mémoire  de  son  illustre  père.  Pour  qui  lit  attenti- 
vement le  contraste  est  grand  en  effet  entre  ces  volumes  et  les  prë- 
cédens.  Dans  les  premiers,  ttous  assistioBS  au  déroulemeat  des 
chances  heureuses;  alors  tout  était  lumière,  victoire,  triomphe; 
mais  voilà  que  l'année  1809  est  venue  et  qu'elle  a  marqué  le 
point  culminant  de  cette  fortune.  Désormais  il  n'y  a  plus  de  place 
dans  la  destinée  de  Davout  que  pour  la  série  des  chances  contraires. 
Ce  sont  pour  lui  de  tristes  années  que  celles  qui  sont  comprises 
entre  les  dates  de  1811  et  de  1816.  Tout  est  sombre  en  loi  et 
autour  de  lui.  Sa  foi  en  Napoléon  n'est  plus  eatiëre  coouiie  aoln- 
fois,  sa  confiance  en  sa  propre  étoile  s'est  obecureie.  Le  sert 
s'acharne  à  ne  l'entourer  que  de  circonstances  défavorables  ou  à  ne 
lui  présenter  que  de  décevantes  ocGasiooft  de  ^oiro.  Ces  ehiiaps 
de  Russie,  oA  it  conriMtttra  si  bravemen!!,  il  ke  Draversera  sans  f 
trouver  une  bataille  qud  soit  l'égaled'Âtteretaedt  et4'BckmAhl;  «eue 
défense  de  Hambourg,  ^ft  i\  montrera  des  qualités  de  premier  ordre, 
s'efSacera  au  milieu  des  péripéties  de  reSondroHieol  de  l'empire; 
les  tâiches  que  lui  imposera  la  volonté  d'un  mattve  impérieux  seroat 
ingrates  pour  sa  renommée  autant  que  périlleuses  peur  ooa  hou» 
neur.  St  cependant,  en  dépit  de  la  malignité  du  sort,  i4  n'y  wn 
dans  la  seconde  partie  de  cette  carrière,  non  pi  «e  que  dans  la  p> 
miène^  un  seul  revers,  une  seule  défaite,  une  seule  AéCrissoro  i 
l'hoBoeur;  bien  mieux,  de  toes  ces  éléflaens  ingrats  il  réoKÎrt 
à  tirer  une  gloire  oouvelle,  stérile  en  comparaison  de  cdle  qu'il 
avait  acquise  déjà,  mais  «ne  gloire  ¥éritable«  Bt  à  quoi  ce  réaokat 
a-t-ii  tenu,  sinon  h  l'opiniâtreté  sagace  avec  laqudie  il  a  suarra- 


Ul  mAJmXMkL  flkATOVI.  771 

ohcr  à  iâ  fanliië  «Dut  «e  (fû  povttô  Jjm  èM  dispulé  par  prudeoflet 
fettiMBté  crt  JoyiMitéf  Om  rellauiiujn  mmdtmuài  t&admB  eatrekâ  «t 
IttpGflèoii,  à  quelles  ttchmio»  textoémités  ne  pouvFftteai-elleft  pas 
abemir  fiât  'au  Ûm  d'y  partar  m»  «nalutaaca  aloi<|Ud  et  aa  4utrétioa 
plaiM  de  fi^fflé,  tt  7  eût  poté  ToagMii  .nnciiMux  d'un  Maraau,  la 
cMieleusa  Aiesadd'UK  Bamadot^  Toîna  aûnplaiaefit  l'ardeur  vio- 
teMe#ati  R«y  m  chia  iltnit?  Quid  piège  ipour  ritanneur  de  tout 
mittie  «que  ^eevie  mission  de  HamJDoarg  oà  il  taii  était  si  iacile  d'im- 
IMrimer  ^  son  neva  cette  cMqae  sinistre  qui  distingue  dans  l'histoire 
les  eiécutMrs  des  nékÊHés  nrfales  implacables  l  C'étaient  là  de 
«fiffidles  et  souvent  déliotta»  épraufes  ;  poudant  Savant  a  jnéussi  à 
«a  siHtir  linlsict  «si  to«jo«ra  égal  à  lui^môme^  ea  sorte  gue  ces 
•dkancea  coatimiraa  aous  lea^neUBS  il  pouvaiit  4sombM:  n'ont  été  que 
la  imnçm4a  sa  glottieet  TéquiialeBl  de  -cea  acoîdaaaâaoiiiBaiaifs  que 
demandiâit  ta  prijM  de  l'avisé  diévot  da  TasKien  awide. 

les  fffè&m»  votâmes  cootienaent  namèare  de  détails  nouveaux 
snr  les  tir canstamcM  da  ««t»a  lenitaitira  de  rébelUosi  de  la  f ortone  ; 
ils  ^n  eootieiMiettt  da  pl«a  nombi^inL  entooe  mt  Yime  que  Davout 
sut  hn  apposer.  €'^t  âe'cefteâttieifveJDaMs  voulons  noas  occuper 
d'abord  ^  prinoîpaAemsttl,  et  iquand  nooa  l'avrona  vue  ipensar  et 
vonknr,  nous  ti'nàrais  aucune  peine  à  comprendre  «omment  elle 
sut  encÂratnar  ta  v^satile  déesse  et  ToUiger  à  lui  ^Goniiinuer  sinon 
'Ses  fisveursi  «a  méatê  aea  asrrvioes* 

l. 

Danstme  précédeafte  étadenoas  amna  dst'qaelsjFappor^is  teodus 
crristaieift  depuis  la  baftaiBed'Auatstaedtentoelkpeléoa  et  Davout. 
La  conscience  die  rifij>ustîoe  cammiae  du  oMé  de  Napoléon,  le  sen- 
timent de  l'injuslioe  subie  du  ^té  de  Aaroot  waîent,  comme  de 
concert,  élevé  entfis  eux  vm  mur  de  glace  qaia  rien  aie  put  plus 
janofats  fondre  '^iliài^nieftft-»  Ae  là  me  aitmation  idonloua:muse  dont 
mnis  avons  tfintenéu  ïtavoiit  s«  pdaiadM  naîstas  lois  dans  .sa  oar- 
respondance  avec  te  miii«èeliale  m  qoje,  ditna  Ségur,  mus  voyons 
TfapoSéon  déptorer  avec  une  >ttri9tssse  probablemeot  ainoèffe  devant 
le  vatinqpïeûr  d'fidcmiftil  miéme,  «pvès  la  fameuse  (pseoella  avec 
Bertfaier,  à  MaitieiAKmrg  :  11 H  m'^nrive  «quelcpief ois  de  douter  de  la 
fdéKté  de  ânes  plus  anciens  eompsccioiis'd'srmes,  rnasa  alors  k  tète 
me  tomne  de  cha^mi,  'et  je  ni'emppaBse  da  repousser  de  si  cruels 
sonpçems.  n  Cette  situtftien,  les  ennemis  qui  aie  ^pouvaient  manquer  à 
Dsrvoift  r^xploit&ient  «uprts  de  l'^pereurt  dont  ils  a'appUqiiiairat 
à  ravitef  eu  à  accroître  les  défiances,  et  leuis  manœuvies  réussis- 
saient d*atrta!nt  mieux  «^e  Davout  «'était  presque  jamais  présent 
pottî  les  prétentr  ou  les  ^^cm&Midre,  et  que  isan  'Caractôre  altîer 


772  RBTm;  DB8  DEUX  MONOBS. 

dédaigna  toujours  de  leur  accorder  la  moindre  attention.  Les  talens 
mêmes  de  Davout  pour  l'organisation  et  l'administration  militaires 
étaient  tournés  contre  lui  et  servirent  mainte  fois  de  prétexte  pour 
lui  refuser  les  occasions  d'un  accroissement  de  gloire,  car  NapoIéoD, 
qui  les  connaissait  par  heureuse  expérience,  l'employait  le  plos  qu'il 
pouvait  à  lui  créer  ou  à  lui  conserver  des  armées,  tâche  diffidle, 
qui  réclame  des  facultés  au  moins  égales  à  celles  que  demandent 
les  champs  de  bataille,  mais  qui  parle  moins  à  l'imagination  du 
vulgaire  que  la  plus  petite  victoire.  C'est  ainsi  que  nous  le  voyons 
de  ISIO  à  1812  cantonné  sur  fElbe,  organisant  l'armée  du  Nord, 
immobilisé  à  Hambourg  en  1813  et  en  181  A,  confiné  au  ministère 
de  la  guerre  en  1815,  pendant  le  suprême  effort  de  la  dernière 
lutte.  De  tels  hommes  aiment  les  querelles  franches  et  à  ciel  ouvert, 
comme  le  prouvèrent  dans  la  campagne  de  Russie  les  scènes  de  Ma- 
rienbourg,  de  Dorogobouge  et  de  Gumbinnen  ;  mais  cette  lutte  sourde 
contre  une  froide  malveillance  qui  refusait  de  se  déclarer  était 
pour  lui,  il  nous  le  fait  sentir  à  maint  passage  de  sa  correspondance, 
la  plus  irritante  des  souifirances.  Presque  désenchantée  de  cette 
mâle  passion  de  la  guerre  qui  lui  avait  été  si  chère,  son  âme,  par 
nature  d'un  sérieux  terrible,  se  replia  sur  elle-même,  s'enveloppa 
plus  que  jamais  de  taciturnité,  et  il  vint  un  moment  où  cet  hooune 
si  fortement  trempé  ne  respira  plus  que  du  côté  de  la  famille. 

Eh  bien  !  ce  sentiment  même  par  lequel  désormais,  —  c'est  lui 
qui  nous  le  dit,  —  il  était  seulement  heureux,  il  ne  pouvait  le  con- 
naître que  contrarié  et  le  satisfaire  qu'à  la  dérobée.  Dure  existence 
en  vérité  que  celle  d'un  soldat  de  ce  temps-là!  Depuis  son  retour 
d'Egypte,  c'est  à  peine  si  Davout  avait  revu  la  France  autrement 
que  pour  assister  comme  grand  dignitaire  aux  cérémonies  qui  mar- 
quaient un  changement  dans  le  régime  napoléonien.  II  y  était 
revenu  pour  les  cérémonies  du  sacre,  et  six  ans  après  pour  le 
mariage  de  l'empereur  avec  Marie-Louise,  les  Pays-Bas,  l'Alle- 
magne, la  Pologne  s'étaient  partagé  le  reste  de  ses  années.  Dans  cet 
exil  que  lui  faisait  sa  haute  situation,  il  n'assistait  que  de  très  loin 
aux  péripéties  des  existences  qui  lui  étaient  chères.  Des  enfans  lui 
naissaient  sans  quHl  pût  les  voir  entrer  dans  le  monde,  et  il  s'écou- 
lait souvent  de  longs  mois  avant  qu'il  leur  donnât  ses  premières 
caresses  ;  il  y  en  eut  même  qui  moururent  avant  qu'il  eût  le  temps 
de  les  connaître.  Cette  compagne  qu'il  adorait,  il  ne  pouvait  l'ap- 
peler auprès  de  lui  que  dans  les  rares  momens  d'éclaircie,  entre 
deux  batailles,  pendant  une  trêve  ou  un  armistice,  au  lendemain 
d'une  paix  bien  vite  rompue,  et  c'était  toujours  pour  un  temps  trop 
court  à  son  gré.  Encore  la  maréchale,  retenue  qu'elle  était  en 
France  par  lès  soins  de  sa  maison  et  les  affaires  de  la  fortune  com- 
mune dont  elle  avait  la  direction,  par  ses  fréquentes  grossesses. 


LB  MARÉCHAL  OATOUT.  778 

par  la  santé  de  ses  enfans,  ne  pouvait-elle  pas  toujours  profiter  de 
ces  occasions  fugitives  ;  de  quoi  le  maréchal  se  lamentait  et  sou- 
vent se  dépitait.  Les  seules  querelles  qu'il  ait  jamais  faites  h  la 
maréchale,  cette  longue  correspondance  en  fait  foi,  eurent  toujours 
pour  origine  le  mécontentement  où  il  était  de  ne  pas  la  voir  assez 
souvent.  Il  y  a  dans  les  négociations  conjugales  (c'est  le  mot  propre) 
qu'il  employait  pour  faire  aboutir  ses  désirs,  une  délicatesse  où  se 
trahit  une  ftme  aussi  digne  que  tendre.  Quand  il  appelle  la  maréchale 
auprès  de  lui,  l'invitation  n'est  jamais  expresse;  il  se  contente  d'insi- 
nuer qu'il  serait  heureux  si  elle  profitait  de  telle  ou  telle  circonstance 
favorable.  La  maréchale  montre-t-elle  quelque  hésitation  ou  oppose- 
t-elle  un  refus  motivé,  il  n'insiste  plus  ;  mais  à  l'accent  singulier 
de  tristesse  par  lequel  il  exprime  ses  regrets,  tristesse  qui  n'est 
jamais  mêlée  d'un  reproche,  on  sent  que  ce  cœur  susceptible  a 
éprouvé  un  frisson  de  froid,  et  que  battant  pour  ainsi  dire  en  retraite 
il  se  réfugie  en  lui-même  pour  souflrir  seul,  sans  vouloir  se  sou- 
lager en  faisant  porter  à  sa  compagne  la  responsabilité  de  sa  décep- 
tion. Mais  aussi  quelle  ivresse  lorsqu'il  a  pu  se  sentir  époux  et  père 
en  réalité  pendant  quelques  semaines  I  Les  premières  lettres  qui 
suivent  chacune  des  visites  de  sa  femme  nous  le  disent.  La  vivacité 
du  souvenir  récent  prolonge  pour  ainsi  dire  la  présence  de  la  ma- 
réchale, après  qu'elle  s'est  éloignée,  comme  le  jour  se  prolonge 
encore  après  que  le  soleil  a  disparu  derrière  l'horizon;  elle  a  laissé 
après  elle  des  traînées  d*amour  qui,  dans  les  premiers  momens  au 
moins,  dissimulent  son  absence  ;  elle  a  remis  le  cœur  de  son  mari 
au  ton  d'une  vie  passionnée  dont  il  refuse  d'abuidonner  l'habitude 
et  qu'il  continue  ingénieusement  après  le  départ  par  le  moyen  des 
songes.  La  personne  aimée  n'est  plus  là,  mais  les  yeux  ont  gardé 
d'elle  une  image  toute  fraîche  qu'ils  transmettent  à  l'âme  pendant 
les  heures  où  le  sommeil  la  délivre  de  la  vulgaire  tyrannie  de  la 
perception  immédiate.  Il  se  voit  encore  entouré  de  la  famille  qui 
vient  de  le  quitter,  il  reçoit  les  caresses  de  ses  enfans,  partage  leurs 
jeux,  et  au  réveil  son  premier  soin  est  de  noter  ces  rêves  heureux. 
Ces  rêves  sont  si  nombreux  qu'ils  finissent  par  constituer  une  par- 
ticularité psychologique  des  plus  significatives;  ils  suffisent  à  dire  en 
effet  combien  Davout  aimait  les  siens.  La  rédaction  en  est  quelque- 
fois très  gaie,  et  plus  souvent  encore  touchante  ;  mais,  pour  mettre 
le  lecteur  mieux  à  même  d'en  juger,  tirons  de  cette  correspondance 
deux  ou  trois  exemples  de  ces  hallucinations  d'amour. 

Thorn,  Si  avnl  1812. 

Après  un  départ  de  la  maréchale.  —  La  nuit  passée,  j'ai  été  avec  mon 
amazone  de  Stettio,  et  lorsque  j'ai  eu  la  certitude  que  c'était  un  rêve 
j'ai  éprouvé  un  chagrin  bieu  vif;  pendant  plus  d'une  heure  j'étais 


77&  asVW  M8  IBKHL  OUDINS* 

OMUM  uneafanit;  il  b»  aembltk  dcfus  Men  J^o^^npit,  mon  Aimée, 
quo  mon  BttadMoieDt  ponor  ^  ne  fioomit  pins ^'aocrallrei  Mak 'Oeder- 
lier  voyage  m*a  doani  Ja^o&nrtucb  éd  nmtcàin,... 

Dresde,  18  mars  1813. 

Ta  MtKeim^estparvimaB  sur  leBODiimit^  je  ne  sais  eadermi  après  sa 
lecture,  «t  peate&t  ^toat  «M»  sonufil  î'jiI  éeé  dans  mes  rêvea  avec  toi 
0t  vos  enfaaa.  lJoiiiB<eflt  à  éada,  umém  ^titos  me  UraàflBt  par  le  lias 
pour  que  )a  m'oceape  toujoun  d'ailies.  Aiuée  était a?BC  itaàts  sur  maa 
antre  geiieu,  et  c'étoit  ^d'elle  qao  ^^'Ëtaîs  Je  ploa  iioeupâ. 

Hamboorg,  13  Mût  1813. 

Aa  leadcBma  4*iane  *çi6âte  de  la  vanS^farale  pendant  farmistiee.  - 
Ma  chère  Aimée,  j'«i>épnMvé,  le  dWDÎariBioiB  qui  mefitde^'éooaier, 
qae  plas  je  fieoûMimsan  et  «plas  «hni  amours  mea attachement poor 
^  s'aagiaeQtaient  :  ^  oenaervcnui  Irien  hNigtcmps  He  eDinremr  des  viagl 
jours  que  j'ai  passés  «wc  tei  et  nos  4eux'fiUe8.  Tétais  trte^aiu  en  ne 
séparant 4e  vous;  j'ai  cherché  des  ^i^n'actècms,  j*aiL  parcoora  toola  ITk 
de  Withernsbearg,  le  4nea:Q  parc  qui  «Bt  ^dievé  ;  f  étais  panvei»  à  noa 
objet;  mais  eu  rentrant  ici,  iom4m#tion  et  ma  peioe  se  sent  ranea* 
▼etées  très  vivemeat.  J'aâ  cm  eeeendre»  étant  4  caesor  avec  qaalques 
officiers,  un  cri  «d'uoe  de  vies  peliies^  je  n»  suis  levé  prieipitaiiaBQBt 
povr courir;  la^rMeosion  mUi  an*ilé«^. 

^chmerio,  36  aoAt  1813. 

r«l  passé  toarte  la  waic  a\ee  «Km  Mmëe«t  noseaCans.  Je  oeTegretie 
pas  cette  illusioD,  fiuisque  ce  (>Mt  les  Eeuts  plaiafrs  <que  jefuisee  gaûter 
loin  4e  tai.  Nms  oéléln-ioas  ta  fête,  œNe  fle  Louis  «t  la  'inieane  :  f» 
dà  faire  des  mpcompînis  «que  lu  as  fl^eaueeip  «pplau Aïs,  et  qui  t'oni 
étonnée,  ne  me  coimaissaQt  pas  peëte.  te  4^greuede  les  «ipoîr  oublias, 
jeielesepaosarirans.  Je  me  rappelle <que  j'avais 4ans  ce  moneiiti'amour- 
propie  «de  ifuus  Jes  paèlcs^  je  trouvais  œs  impromptus 'dMHrraass! 

Voua  avex  remarqué  sans  <bute  par  l'histoirs  des  hônes  de  tous 
les  temps  qu'il  est  un  loertauii  ordre  ide  superfiiitioas'qiii,  biea  Jain 
d'être  une  marque  d'imperfectioci,  est  au  amlsaire  ua  .indiœ  de 
souveraine  élévation  d'eapcii  m  d'eitrème  puissaace  d'aaioiir. 
Le  vulgaire  des  incrédules  j  voit  le  pmat  de  faiblesse  pst  où  fes 
hommes  rares  se  rataachent  à  la  eomenujie  Jiumaaîlé,  les  esprits 
mieux  avisés  sont  tentés  d'y  voir  au  contraire  le  point  par  où  ils 
s'en  séparent.  Non-seulement  l'âme  du  maréchal  se  complaisait  aux 
rêves,  mais  nous  la  surprenons  en  quasi'-fliigrant  délit  de  supersd- 
tloQ  de  tejodresse.  Le  troisième  volame  de  ces  Méamâres  nous  ea 
présente  un  exemple  à  la  fois  lugubre  et  charaunt. 


£q  1810,  la  maréchale  ayant  irouvéà  Sa^îgny  une  déHeièine  biraocli9 
de  rosia-  portant  «oe  n>s$  épaiuMiie»,  deux  boutons  à  demi  ouvertaet 
un  troiaièma  eocore  ferméi,  Tawi  daaiiéa  à  sottsiari  eo.  lut  disant; 
(c  Voilà  ta  fenme,  tas  deux  fiiUea  et  aoto^  Napaléoa..  »  Lb  maréefaal  la 
met  à  sa  boutonnière  ec  €0ixtiAtte  sefû  aa  promenade.  La:  doeha  en 
dîner  no'  le  lamonant  pas  ea  dépit  deaon  axaetituisle  ardioaire,  la  maniF^ 
cbale  éioanée  sort  pour  le  cbeccher  et  le  trouva  sombce-,  ^ilé,  rap^ih 
sant  partout  où  il  avait  passé  paur  retrouver  le  s^alheufleux  troîaièoM 
boutuo.  Tous  se  prirent  à  chercber  ayec  zUe,  car  la  prince  d^Eckmûbl 
était  adoré  de  ses  serviteurs,  mais  lacbarmant  symbole  du  petit  Napo<^ 
léon  demeura  introuvable.  Six  semsiAes  plias  lard  mourait  d'une  con** 
gestion  cérébrale  ce  splendide  enfant*  orguieil  et  joie  de  ses  pajcens. 

De  tels  détails  sont  d'infaiUiUes  révélataons  de  h  naàare  sottrète, 
et  api'ès  las  avoiir  lus  an  n'est  pas  tenté  de  trcnirer  esagéaée  l'afiplâ* 
cation  q^ue  Fauteur  des  présens  Méoioiiies  £ait  à  «on  père  de  ceitte 
parole  de  Micbelet  :  «  Le»  plus  forts  aoat  lea  plus  tendrea.  n 

Si  les  deux  premiers  vobunes  de  ces  Itémoires  nous  ont  monlaré 
en  Davout  le  blSyle  frère  etTépoux^les  deux  demieis  bous  révèlent 
le  père,  et  c'est  peut-^étre  dans  ce  rôle  lapi' apparaît  le  mieux  toute 
la  mâle  ori;^inalité  de  sa  nature..  Ses  x61es  précédons  ii  a  pu  lea 
remplie  en  euûer,  mais  ce  dernier  il  ne  peut  le  reaaplir  «pi'locou** 
plètemeat,  fragmentairement»  par  les  conseils^  par  les  vaux«  con-* 
damné  qu'il  est  par  sa  situatâoa' à  s'ôtre  pour  ainad  dbe  père  qu'in 
partibm  làmtium.  Des  préoccupalâoiis  de  la  natare  k  plus  éteirée 
se  mêlaient  à  ces  tristesses  de  Tabsence*  Il  se  demaiidait  ce  que 
serait  Téducation  de  ses  enlana,  surtout  celle  du  seul  fils  qu'il  eût 
alors,  et  du  seul  que  la  mort  dût  épargner.  11  voudrait  transmettre 
à  ce  fils  comme  le  legs  le  plus  précieux  de  son  héritage,  les  senti- 
inens  qui  remplissent  son  âme,  pour  qu'il  soit  à  son  exemple  un 
dévoué  serviteur  de  la  France  et  de  l'empereur  que,  dans  ces  années 
de  ISli  et  de  1812^  il  identifie  encore  complètement  à  la  Dation. 
Il  veut  qu'il  soit  élevé  sans  mollesse,  qu'il  ait  les  mômes  passio»» 
que  lui,  les  mêmes  haines Tigoureuses  de  tout  ce  qui  est  ennemi  du 
nom  français.  Plus  tard,  lorsque  la"paix  désirée  le  ramènera  auprès 
de  cet  eiftfant  et  qu'il  ne  trouve  pas  sa  jeune  âme  montée  ais  ton 
de  patriotisme  militant  où  il  la  désire,  ne  sera-t«-il  pas  trop  tard 
pour  faire  passer  en  lui  ces  souffles  d'ardeur  guerrière?  A  maiates 
pages  de  cette  cone8p<Midance,  ces  inquiétudes  paternelles  s'expri- 
ment avec  un  tel  accent  de  sombre  colère  contre  nos  ennemis  d'a- 
lors et  très  particulièrement  contre  l'Angleterre,  qu^invoîontaire- 
ment,  par  une  association  d'idées  qui  n'a  rien  de  forcé,  Vd  sottvenk* 
se  reporte  à  ^^  grand  homme  de  guerre  de  l'antiquité  qui  fut  unsi 
bon  tiaisseur  <le  Aome,  et  qu'on  se  dit  que  c^est  à  peu  près  uns} 


770  R£T0E  DES   DEUX  MONDES. 

qu'Amilcar  derait  faire  passer  ses  colères  dans  l'âme  du  jeune 
AnnibaL  Cne  opinion  fort  particulière,  et  tellement  caractéristique 
qu'elle  suffirait  seule  à  donner  la  clé  de  la  nature  de  Davout, 
augmentait  encore  cette  inquiétude.  Le  maréchal  redoutait  pour 
son  fils  l'influence  de  l'éducation  maternelle,  et  cela  par  la  rai- 
son que,  selon  lui,  la  préoccupation  innée,  instinctive  des  femmes 
est  de  dresser  les  enfans  à  la  prévenance  envers  leur  sexe,  en  sorte 
qu'elles  font  tout  tourner  en  recherches  de  formes  aimables,  et 
qu'en  polissant  ainsi  le  caractère  elles  courent  risque  de  l'émasculer. 
Elles  façonnent  l'enfant  à  la  croyance  qu'il  n'y  a  pas  de  devoirs 
supérieurs  aux  égards  qu'elles  ont  droit  d'exiger,  tandis  que  la  véri- 
table éducation  consisterait  à  lui  apprendre  qu'il  y  a  beaucoup  de 
choses  qu'un  vaillant  homme  doit  mettre  au-dessus  de  la  crainte 
de  leur  déplaire  ou  seulement  de  ne  pas  leur  plaire.  Cette  Aimée, 
dont  il  estime  si  fort  le  jugement,  —  certaines  lettres  nous  diront 
bientôt  combien  cette  estime  était  fondée,  —  eh  bien  !  il  se  défie 
d'elle  sur  ce  chapitre  de  l'éducation,  et  toutes  les  fois  qu'il  en  est 
question  entre  eux,  il  la  semonce  amicalement,  mais  avec  une  fer- 
meté qui  se  refuse  à  toute  transaction.  Mors  il  s'élève  sans  y  son- 
ger et  en  laissant  courir  sa  plume  aux  considérations  les  plus  éle- 
vées et  à  la  plus  réelle  éloquence.  Si  les  présentes  pages  trouvent 
des  lectrices,  c'est  à  elles  qu'il  appartient  de  se  prononcer  sur  cette 
opinion  de  Davout  ;  aussi,  pour  les  mettre  à  même  de  juger  avec 
impartialité  des  raisons  du  procès  qu'il  fait  à  leur  sexe,  nous  pla- 
cerons sous  leurs  yeux  trois  admirables  lettres  qui  résument  avec 
une  netteté  sans  égale  ses  pensées  sur  ce  sujet  et  montrent  à  décou- 
vert le  stoïcisme  qui  faisait  le  fond  de  son  être. 

Hambourg,  31  Janyi^  1812. 

A  Dieu  ne  plaise  que  j'interprète  comme  tu  le  fais  les  sentimens  de 
mon  excellente  amie!  je  sais  que  ses  observations  lui  sont  dictées  par 
son  attachement  et  par  notre  iotérét  commun.  Gela  me  suffit  pour  inter- 
préter tout  en  bonne  part...  je  désire  que  tu  ne  prennes  pas  en  mau- 
vaise part  mes  réflexions  sur  les  sentimens  que  tu  veux  donner  à  Louis 
sur  ton  sexe.  Jamais,  mon  Aimée,  nous  ne  serons  du  môme  avis  à  ce 
sujet.  Si  j'avais  à  juger  ton  sexe  d'après  toi,  je  serais  en  accord  d'opi- 
nion; mais  je  le  juge  tel  qu'il  est;  et  Thomme  qui  se  laisse  dominer 
par  lui,  qui  s'en  occupe  beaucoup,  ou  je  me  trompe,  ou  il  sera  toujours 
de  l'espèce  des  médiocres.  A  qui  les  femmes  donnent-elles  leurs  suf- 
frages, leurs  préférences?  C*est  à  celui  qui  s'occupe  beaucoup  d'elles, 
parce  qu'elles  rapportent  tout  à  elles,  à  leur  vanité.  Ainsi,  par  exemple, 
le  général  Priant,  qui  u'a  pas  le  verbiage  du  général  X..,  ni  du  général 
V..,  ne  sera  pas  apprécié;  et  ces  indiviius,  qui  ne  sont  peut-Ctre  propres 


LE  MARÉCHAL  DATOUT.  777 

qu'à  avoir  des  prévenances  ou  des  petits  soins,  seront  préférés,  et 
rhomme  qui  sert  bien  Tétat  ne  le  sera  pas.  Les  femmes  ont  toujours 
été  ainsi  faites  et  ont  eu  cet  esprit  dans  tous  les  rangs.  Tout  le  monde 
connaît  la  Leçon  de  Louis  J/F...  Ce  roi,  si  faible  cependant  envers  les 
femmes,  s' apercevant  que  la  duchesse  de  Bourgogne  riait  de  la  vilaine 
figure  d'un  militaire,  lui  dit  :  «  Madame,  vous  avez  tort;  cet  homme 
est  le  plus  bel  homme  de  mon  royaume,  car  il  en  est  le  plus  brave.  » 
Je  te  parle  ici  avec  tout  le  désintéressement  possible,  car  je  ne  veux 
d'autre  préférence  que  la  tienne;  or,  dans  la  place  où  je  suis,  on  est 
toujours  préféré,  parce  que  les  femmes  vous  préfèrent  uniquement 
parée  que  vous  avez  le  pouvoir.  Ainsi,  qu'un  général  en  chef  soit  vilain, 
soit  heureux  ou  malheureux  à  la  guerre,  peu  importe;  il  est  général  en 
chef,  cela  est  suffisant.  Je  sais  bien,  et  par  ton  exemple  môme,  qu'il  y 
a  des  exceptions,  mais  ce  sont  des  exceptions. 

Voilà  bien  de  Térudition  en  pure  perte;  je  ne  convertirai  pas  mon 
Aimée;  mais  lorsque  notre  Bouton  de  rose  (1)  sera  en  âge  d'être  laissé  à 
son  père,  le  bon  sens  de  mon  amie  l'abandonnera  à  mes  soins...  En 
attendant  cet  âge,  mon  Aimée,  ne  souffre  pas  qu'on  ramollisse,  élève-le 
un  peu  durement,  pour  que  les  bivouacs  ne  lui  paraissent  pas  si  extraor- 
dinaires... 

Hambourg,  16  février  1812. 

Lorsque  je  t'ai  annoncé  que  je  redoutais  pour  mon  fils  l'éducation 
que  tu  pourrais  lui  donner,  je  n  ai  pas  eu  l'intention  de  t'afSiger,  mais 
je  t'ai  exprimé  ma  conviction.  Tu  voudrais  lui  inspirer  des  idées  sur  ton 
sexe,  sur  les  égards,  les  déférences  qu'on  lui  doit  qui  n'en  feraient 
qu'un  homme  fort  ordinaire  dans  noire  état.  Je  ne  doute  pas  que  cela 
ne  lui  valût  du  succès  dans  les  cercles  de  femmes  ;  on  dirait  qu'il  est 
bien  plus  aimable  que  son  père,  mais  je  doute  fort  que  cet  ascendant 
que  ton  sexe  aurait  sur  lui  le  rendît  bien  propre  à  occuper  dignement 
de  grands  emplois  pour  le  service  de  son  souverain.  J'en  appelle  à  ta 
conscience  :  certes,  je  t'estime  plus  que  presque  toutes  les  autres 
femmes  :  eh  bien  1  où  en  serais-je  si  tes  propos  avaient  pu  m'influen- 
cer  dans  différentes  occasions?  Si  tu  m'avais  communiqué  ton  humeur, 
dont  je  n'ai  jamais  pu  connaître  le  motif,  est-ce  que  cela  n'eût  point 
ralenti  mon  zèle  et  mon  amour  pour  le  service  de  l'empereur,  qui  seuls 
peuvent  me  soutenir  dans  le  travail  rebutant  et  l'isolement  où  je  suis, 
et  au(][uel  je  succomberais  si,  à  chaque  minute,  je  n'étais  soutenu  par 
l'amour  de  mes  devoirs  I  Ce  sont  peut-être  des  circonstances  qui  ne  se 
présenteront  plus  qui  m'ont  fortifié  dans  mes  opinions.  Mes  inquié- 
tudes sur  l'éducation  de  mes  enfans  ne  s'étendent  pas  sur  nos  filles; 

(1)  Louis,  secoDd  flls  du  maréchal,  a?alt  été  surnommé  par  ses  parens  Bouton  d$ 
rosê  en  souvenir  de  la  mélancolique  anecdote  que  nous  avons  rapportée  plus  haut. 


778  RBT1IB  OE6  asm  voiaies. 

je  sais  qu'elles  seront  biea  ttevâes  par  toi,  que  leur  éducBtkm  sera 
d'autant  meilleure  qu'elles  auront  sous  les  yeux  la  condsite  de  leur 
mère. 


Hanfcovrg,  n  rénfsr  ISIl 

Nous  avons  bien  de  la  peine  à  nous  entendre,  mea  amie.  Je  ne  pré- 
tends pas  élever  notre  petit  Leiûs  dans  une  mauvaise  idée  des  femmes  : 
à  Dieu  ne  plaise  I  mais  je  ne  négUgeraî  rien  pour  qu'elles  ne  puissent 
aiROir  aiicune  inflaence  sur  lui.  Je  ne  crois  pas  être  malhonuête  eovers 
ton  sexe  :  tu  as  même  fait  la  remarque  que  j'avais  plus  de  procédés 
vis^à*-vis  de  lui  que  la  plupart  des  hommes;  mais  je  me  suis  toujours 
défendu  de  me  laisser  influencer  par  lui.  Parcours  notre  histoire  de 
France,  et  j'aime  à  croire  que  tu  partageras  mon  opinion.  Certes  les 
femmes  auraient  bien  de  Teaprit,  et  un  ton  parfait,  soQslarégence  d'Anne 
d'Autricbe;  malheureusement  elles  n'avaient  que  trop  d'esprit^  et,  pour 
des  querelles  de  vanité,  elles  ont  seufflé  le  feu  de  la  discorde  et  été  en 
grande  partie  la  cause  des  troubles  du  temps.  On  cite  encone  on  des 
l^rands  seigneurs  qui  s'est  jeté  dans  le  parti  contraire  au  roi  pour  les 
beaux  yeux  d'une  femme.  Ayant  perdu  un  œil  à  la  bataille  Saint-Antoine, 
il  se  présenta  le  soir  du  combat  chez  elle,  et  pour  la  toucher,  il  lui  dît 
que  pour  Tamoar  d'elle,  en  faisant  la  guerre  au  roi,  il  a  perdu  un  œil, 
mais  que  pour  le  même  motif  il  l'eût  faite  aux  dieux.  Vois  de  nos  joars 
le  sort  des  pays  ou  les  Sommes  ont  une  grande  influence.  La  Prusse  a 
été  perdue  par  elles,  et  deux  fois  l'Autriche,  encore  par  les  femmes,  a 
été  poussée  à  la  guerre.  Tout  cela  n'est  point  écrit  pour  contrarier  tes 
idées,  mais  pour  justifier  les  miennes.  Si  toutes  te  ressemblaient,  toutes 
seraient  de  bonnes  mères  de  famiTIe,  et  cela  vaut  bien  ces  petites  répa- 
tations  du  moment  acquises  souvent  aux  dépens  de  ses  devoirs. 

Le  stoïcisme,  venons-nous  de  dire,  faisait  le  fond  de  Tètre  de 
Davout.  £n  effet,  on  en  remarque  en  lui  les  germes  dès  un  âge  si 
tendre,  qu'on  est  autorisé  à  avancer  cette  assertion  ;  il  faut  cepen- 
dant s'entendre  sur  ce  point.  On  aura  certainement  remarqué  dans 
les  lettres  qui  précèdent  que  la  fermeté  des  principes  ne  nuit  en 
rien  à  la  tendresse  des  sentimens.  Davout  sait  rester  inflexible  sur 
e  sujet  le  plus  chatouilleux  pour  les  ambitions  innées  du  cœur 
féminin,  sans  que  cette  inflexibilité  affecte  aucun  caractère  tran- 
chant et  puisse  blesser  celle  dont  il  nie  résolument  les  privilèges 
traditionnels.  Un  tel  art  des  ménagemens  n*existe  pas  à  ce  d^ré 
de  délicatesse  chez  les  stoïciens  de  nature,  qui  sont  d'ordinaire 
d'un  dogmatisme  plus  absolu  et  se  distinguent  rarement  d'ailleurs 
par  ces  ardeurs  amoureuses  qui  sont  si  puissantes  chez  Davout.  H 
faudrait  donc  en  conclure  que  ce  stoïcisme  était  plutôt  acquis  que 


BB  UJABCBâL  OâTOIJT«  779 

natimi,  msis'  acquis  comment!  Ge  n'ëuit  paa  par  expérienter  le 
stoldsiBe*  foc  est  dû» à  yc^qpérîcBQei  naissant  drocdinane  d'une  véac«- 
tioDMdignievCOBtre'hi  fosriaiieieuicooÉre  les  hornoon^  n'esben  sdiiiim 
qu'une  ^nriétA  de  lat  nssanArepiet  et  se  iaisassabémant  reconnaître 
à  ses  attures:  de  violence,  au  tias  clngnst.de  son.  humeun,  à  aaeonk- 
plsôsonee:  pouc  h»  pareles  acerbes,,  et  tet  n^eat.  jamais  le  cas  de 
Itaveni^  Ptna  nous  éliLdiens  nttcntivement  son*  oatadëce,  et  plue  .noua 
restais  persuadés  que  soa  steiainne  smîtété  crAi  par  la  réflemonv 
e'eat-à-<iireqiiifil  s'était  pfopeafe  de  besnejbeuxe  un  oevtaia  modèle 
morali  eC  qu:'^  s'était,  appliqué  ea  teute  diecmsùanee  à  le:  réaliser 
en  hii^ 

Ce  stoïcisaser  liMit  yolentaire:  eniiè  sur  une  narturerpaesiannée  étaiiD 

biei»  &ît  po«r  frapper»  %t  il  aembla  en.  effet  aieit  frappé  plus  d!mi 

oomen^rain.  Voki  à .  œ  au  jet  une  singuiantér  qu'il  serait  témé^ 

raire:  sans  doute  de  donner  cemme  mki  fait  certain,  maJa  qui  est 

txop  eerieuee  pona  n'^ètre;  pa^^^  signalées  Le  elMivalier  de  Bouflenss 

dont  la.  vie  se  prolongea  jusqufen  iSddi,  se  trouva  sÂnsi^  quelque 

appartsMoit  aune  génération  biea  antémeeffe,.le  eofiitemporaini  de 

itaHrouteQ  touirtempa,  et.ii  Kàvaitcmimuoertaîoement.  Bavout^^en. 

effet,  était  parent  de  la  citi^e  MV  de  Montesson,  dout  BoufOeta 

fréquentaii  te  saion  soua  le  eoMuIalr,  et  oh  la  raarécbale  racAnUit 

qn'dki  l'avaiit  sourent  remunivé;.  Benfiteist  araiil  été:  miUtaiire  dan^sa 

jeunesse;  en  cette  qualité»  M  dfefakâtre  pltts.partÎGuUèrement}CUj?i£UK. 

que  les  antres  beaux  esprits  de!  l'époque^  de  con^^iarer  la  nouvelle 

généntion  de  soldats  tfû  s'éle^'aît  soua  aea  yeux  dans  dea  ciscoA^ 

stancaBs  si  entraordinaireff  svecceHn  qu'il  a/rait  connue  sena^Vanden. 

régiase»  et  Forigroalîté  d'an  caoactère  tét  qne  ceMi  de  lUveut  ne 

peQvaît  Bsanqner  de  le*  frapper;,  Ge  fut  un  talent  fort,  l^er  sans 

doute,  mais  qui  eut  senvent  des  éKflaaogeataQM  d*étre  sérieux;  qe 

jamaia  ce  prurit  bûaive  n'a  éité  aaesi'  évident  qner  dans  la^e  cer**^ 

taîne  om^e  de  ses  dernièrea  années,  nn  conte  oriental  oà)  ce  genre 

cber  depiiâs  Iba  Leiire» pêrsanetk  tous  lea-  Kbertsnsi de  laplame. 

a  sobî  une  transformation!  qui  n'est  pas  sans  quelque.  noUesae.  L0 

Dendchû,  tel  est  le  tiJLrede  ce  conte dmkl  ladate  est  1840,  sia passe: 

daname  Inde  de  finttsisîe  où  l'onvcit  cependant  que  l'anteuir  a 

profité  des  premièrea  réftiationsi  des  orientatistea,  et  a  pour  berce» 

principal  un^  soldat  de  fortune  du.  nom  de  MffbHji  quâ  offre  airee. 

Davout  des  caractères  de  refflemhtonce  £9rt  étooita.  llobély  est.  im^ 

Daveut  peinùavee  imperfection  aans  doute,  surtout  aoi»  le  rapport: 

de  la  csnleur,  qui  est  d'une  sentimentalité  fade,,  mais  aven  une  pc^- 

ciaîon  dbns  le  dessin  des  traita  piôncipauK  qui  ftdt  soupçonner'  une; 

întsnttOB  de  portrait*  liême  tacitumitâ  noble,  même  sérieux  d'&met 

mâme!  aensibilitâ  contenue,  mène  dédainj  des  vains  poepea  ei  des> 

intrigues  de  casera»,  mèaaa  mépris  des  làcbea  et  dea  soldats  de; 


780  BEYBE  DBS  DEUX  MONDES. 

parade,  même  amour  de  la  discipline,  et,  ce  qui  est  plus  extraordi- 
naire, même  manière  d'entendre  la  guerre  et  de  se  renfermer  arec 
fermeté  dans  les  lois  strictes  qu'elle  impose  sans  les  exagérer  ni  les 
amoindrir.  Voilà  pour  les  traits  de  caractère  ;  quant  au  roman 
même  de  Mohély,  il  n'est  pas  non  plus  sans  offrir  plus  d'une  ana- 
logie avec  l'histoire  de  Davout.  Mohély  est  au  service  d'un  conqué- 
rant indien  que  Boufflers  nomme  le  grand  Acicbar  et  dans  lequel  il 
n'est  pas  difficile  de  reconnaître  Napoléon.  Enfant,  il  avait  été  exac- 
tement ce  que  fut  Davout  bambin  au  rapport  de  sa  mère,  c'est-i- 
dire  faisant  grand  tapage  avec  grand  sang-froid,  avec  cela  le  fils 
le  plus  respectueux  et  le  plus  soumis.  Il  est  présenté  comme  le 
fils  d'un  derviche  qui  l'avait  maudit  dans  sa  jeunesse  pour  son 
trop  d'ardeur  à  chasser,  malgré  sa  défense,  les  bêtes  féroces,  et 
s'était  repenti  plus  tard  de  sa  malédiction  ;  ici  l'analogie  cesse  d'être 
claire,  mais  si  l'on  ne  perd  pas  de  vue  que  ce  conte  est  écrit  en  plein 
empire  par  un  ex-émigré  d'opinions  assez  flottantes,  il  n'est  pas 
impossible  que  ce  derviche  ne  soit  là  pour  représenter  l'andeone 
société  française  à  laquelle  appartenait  Davout  par  sa  naissance  et 
dont  il  s'était  si  nettement  séparé  à  l'époque  de  la  révolution.  Il  est 
évident  qu'en  écrivant  ce  conte  Bouillers  avait  dans  l'esprit  un  certain 
type  militaire  qu'il  a  voulu  présenter  comme  l'idéal  du  soldat,  par 
opposition  au  type  bruyant  et  fanfaron  quî  était  traditionnellement 
plus  en  faveur.  Est-ce  Davout  qui,  sans  le  savoir,  a  posé  pour  cet  idéal 
du  vieux  Boufflers,  ou  cette  rencontre  est-elle  fortuite  ?  Ce  qui  nous 
persuade  qu'elle  ne  l'est  pas,  c'est  que,  outre  toutes  les  analogies 
que  nous  avons  signalées,  on  retrouve  textuellement  dans  ce  conte 
quelques-unes  des  formules  militaires  les  plus  caractéristiques  de 
Davout  et  qu'il  se  plaît  à  répéter  le  plus  fréquemment,  celle-ci  par 
exemple  :  faire  à  l'ennemi  tout  le  mal  nécessaire,  mais  ne  lui  faire 
que  le  mal  nécessaire,  et  réprimer  impitoyablement  tout  mal  qui 
n'aurait  pas  pour  but  unique  le  succès  de  la  guerre.  C'est  cette 
règle,  toujours  présente  à  l'esprit  de  Davout,  qui  a  dirigé  toute  sa 
carrière  militaire,  que  nous  le  voyons  appliquer  dans  ses  goaver- 
nemens  de  Pologne  et  de  Hambourg  avec  une  invariable  fermeté,  et 
regretter  de  ne  pas  trouver  suivie  dans  la  campagne  de  Russie,  où 
elle  aurait  prévenu  les  désordres  qui,  dès  les  premiers  mouvemens 
de  la  grande  armée,  marquèrent  cette  colossale  entreprise.  Toid 
enfin  une  dernière  raison  qui,  venant  après  toutes  les  autres,  parât* 
tra  peut-être  décisive.  Mohély,  qui  garde  toujours  son  visage  voilé 
pour  cacher  une  certaine  blessure  gagnée  un  jour  qu'il  a  sauvé  la 
vie  de  son  souverain  et  empêcher  ainsi  par  modestie  que  l'auteor 
de  cet  acte  ne  soit  découvert,  est  représenté  par  Boufflers  comme 
un  héros  méconnu,  victime  de  ses  hautes  qualités  et  que  son 
trop  grand  amour  du  silence  laisse  dans  une  sorte  d'infériorité;  c'est 


LE  MAIÉCHAI  DAYOUT.  781 

la  situation  même  de  Davout  à  la  date  de  ce  conte,  et  il  faut 
avouer  que  cette  blessure  voilée  de  Mohély  représente  assez  bien 
la  souffrance  discrète  dont  le  vainqueur  d'Auerstaedt  souffrait  depuis 
cette  journée. 

IL 

Après  les  affections  de  la  famille,  Tamitié  est  peut-être  le  senti- 
ment que  Davout  a  le  plus  fortement  éprouvé,  et  il  Ta  connu  d'autant 
mieux  que,  ne  disséminant  pas  les  forces  de  son  cœur,  il  pouvait  les 
porter  tout  entières  sur  ceux  qu'il  avait  une  fois  choisis,  et  ceux-là 
furent  toujours  en  petit  nombre.  Son  amitié  était  aussi  durable  que 
forte,  car,  n'étant  pas  déterminée  par  les  qualités  brillantes,  l'éclat 
du  rang  ou  les  vulgaires  entratnemens  de  la  nature,  mais  par  les 
qualités  solides  à  l'user,  elle  ne  s'adressait  qu'à  cette  race  d'hommes 
qui  n'ont  jamais  besoin  d'indulgence  et  se  trouvait  ainsi  assurée 
d'avance  contre  tout  incident  qui  aurait  pu  la  faire  cesser  ou  l'amoin- 
drir. La  sévérité  qu'il  portait  en  toutes  choses,  le  protégeant  contre 
les  choix  douteux  ou  les  sympathies  passagères,  le  servait  en  cela 
merveilleusement.  Quant  à  ce  genre  d'amitié  que  la  vie  des  camps 
engendre  et  favorise  plus  que  tout  autre,  Davout  ne  lui  sacrifia 
jamais.  On  peut  dire  de  lui  en  toute  exactitude  qu'il  eut  des  intimes 
et  ne  connut  pas  la  camaraderie.  En  aucune  occasion,  nous  ne  sur- 
prenons chez  lui  la  tolérance,  si  souvent  dangereuse,  qu'entraîne 
presque  nécessairement  cette  forme  un  peu  vulgaire  de  l'amitié.  Dès 
que  l'intérêt  de  ses  fonctions  l'exigeait,  il  arrêtait  net  toute  familia- 
rité, même  la  plus  naturelle  et  la  plus  légitime  ;  nous  avons  dit,  dans 
une  précédente  étude,  comment  il  exigeait  le  respect  des  formes  hié- 
rarchiques, même  au  sein  de  sa  famille.  Nous  ne  croyons  pas  que 
jamais  personne  ait  mieux  connu  la  portée  du  fameux  adage  :  Fami- 
liarité engendre  mépris.  C'est  là  un  adage  passé  à  l'état  de  lieu- 
commun,  dira-t-on  peut-être.  Sans  doute,  mais  toute  saine  morale 
n'est  faite  que  de  lieux-communs,  et  la  vie  n'a  d'honnête  direction 
qu'à  la  condition  de  ne  prendre  conseil  que  des  lieux-communs.  Un 
tel  homme  n'était  guère  capable  de  se  laisser,  par  complaisance 
amicale,  induire  en  sottise. 

Les  présens  Mémoires  nous  offrent,  entre  beaucoup  d'autres,  deux 
exemples  très  remarquables  de  la  résistance  immédiate  qu'il  savait 
opposer  aux  empiétemens  téméraires  ou  irrespectueux  de  la  camara- 
derie. Il  était  lié  avec  Oudinot  par  la  plus  ancienne  confraternité 
d'armes,  si  bien  que,  lorsqu'ils  s'écrivaient,  même  pour  les  nécessités 
du  service,  ils  employaient  le  tutoiement  et  se  dispensaient  des  for- 
mules officielles  obligatoires.  Il  était  à  peine  installé  au  ministère  de 
la  guerre  en  1815  qu'il  apprit  qu'Oudinot  s'était  reporté  sur  les  place  s 


782  BfiTVB  BU  nUK  IKMDMk 

froodëîes;»  et  pnrlÎGalièrem^nliSur  Hiti^^fu»  menaçait  VeoîBeBB  aom 
le  owp  dm  colères  Bvdewém  par  le  raieiir  de  Ttludr^Blbe*  Groywt, 
ou  peat-âtra  fiognaait  édcïoire  cpe  ceiUe  déoumeteation  pMrkiUqiKi 
implique  une  adhésion  au  second  gouvernement  de  NapoléoD,  B«roat 
écrit  à  Oudinot  sur  le  ton  de  leur  ancienne  camaraderie  pour  le  féli- 
citer et  l'engager  à  persévérer  de  la  part  de  l'empereur,  dont,  lui 
dit-il,  il  lui  transmettra  désormais  les  ordres.  La  réponse  d'Oudinot, 
écrite  avec  la  fiièone  temliaorilè,  x»  te  lait  pas  attendre^  ikfflrflMtire 
sur  iepoini;  delà  dëfbnse  patnKHJque  eu  tortiioiret  eUe  Tepousse  iomte 
adhésion  wa  gonrernemenA  d»  Naip(Moiif  avec  une  frajK^hiee  quelque 
peu  bribafâaate  et  u»e  âigntlè  mèkée  A'un  oortain  tre^uble  asm 
naturd  on  tellft  dneAnstance  à  un  4iic  et  maci^ckal  46  Vwipm, 
ImmédEatenuant!  toutiei  fimiiliarité  wm»  du  ei^té  de  Dovo«t»  la  tutoie 
ment  disparatt,  et  sans  essayer  é*w»  grondene  ou  d'une  suppK*» 
catiLoa  amicala  où  il  aurait  eomfnreistt  son  ctrMttère  eft  aw  auto* 
rite,  il  eKpédîe  i.  aaB  vieux  camarade  l'ardre  de  se  Fetineir  dus  ses 
terres  en  LorndUe  avec  la  plua>  froide  politesne  admîaisteatîve* 

Le  second  eiemple  est  phm  aa^aaiAciitif  epoere.  Aayomt.  avait  4té  w 
longues  et  bonnes  redations  arveo  ftappt  <fit'il  «vaat  œravect  plosiencs 
fois  contre  les  boutadesi  souvent  brutales  et  ii^stes  de  NafMJéae 
pendant  que  œ  géeécal  cfflumandait  à  D»Qtsig|.  6r»  un  jour  de  oetta 
même  année  184  b,  dans  une  heure  de  aMunise  huîneurt  Baf^m 
ayant  enveyé  ii  Saivout  une'  réclamation  à  propos  d'un  eertaîii 
ofiicier,  8*an  attira  cette  répense,  diotnt  la  iierdeuf  ne  basse  rien  à 
désirer  et  qui  mérite  d^ètre  eUée  ooosme  exemple  delà  ferflustiaveQ 
laquelle  Davout  savait  imposer  le  raspeet,  même  a«x  honuMs  lea 
plus  rapppoofaés  de  lui  daa^  l'éthslls  biérerebâpie. 

Mon  cher  Rapp,  Je  me  suis  borné  à  vous  envayer  la  eoiiimiMîo&  de 
l'officier  Thabet,  mais  j[e  vous  déchre  d^amitié  que,  si  Je  recevais  uns 
seconde  lettre  de  ce  style,  je  cesserais  d^re  mioîBtrs  ée  la  guerre  oa 
vous  cesseriez  de  commander  un  corps  d'armée.  Vous  n'avez  pas  bh 
dans  cette  circonstance  preuve  de  sagacité.  Vf»u9  deves  me  ooiimIm 
assez  pour  savoir  que  de  pareils  moyens  sont  indignes  de  mee  carac- 
tère. Je  ne  connais  cet  officier  ni  d'Eve  ni  d*Adam;  f^i  signé  sa  oaifr- 
mission,  comme  lant  d^autres,  de  cosfianoe.  Sil  est  Indigne  de  yemr 
notre  uniforme,  aAressez-moi  des  pMntes,  il  en  sera  fait  Joetice*  811 
n^est  pas  en  étal  d^ere  officier  d'état*-major,  ftrites-le  Qoneadtsre,  on  le 
changera.  En  attendant,  en^hiyez-le  où  vous  le  }ug;ere8  à  propos;  malt 
point  de  ce  style  ni  de  cette  manière  d'agir.  Je  vous  le  répète,  ]6  se 
le  souffrirai  pas. 


Depuis  ks  jours  4e  sa  jeunease  ei  ii  avait  tu  p^ir  i  de  si  eourts 


intervalles  tous  ceux  qu'il  aimait  le  plus,  Marceau,  Desaix,  son 
baau<-frèFe  Lecierc,  Davout  avait  toujours  été  heureux  du  côté  de 
ses  amitiés.  La  mort,  qui  faisait  sur  les  champs  de  bataille  tant  et 
de  si  rlcbes  mdssoDs,  n'avait  tottcfaé  à  aucun  de  ses  compagnons 
d'armes  préférés,  mais  enfin,  tti  4912,  la  chance  contraire  l'em- 
porte, et  il  n'y  a  plus  une  seule  bataille,  pas  même  un  simple  com- 
bat qui  ne  loi  enlève  quelqu'un  de  ceux  qu'il  tient  le  plus  en  estime. 
CTest  Gndin  qui  ouwe  la  marche,  Oudin  qui  avait  presque  toujours 
servi  sous  ses  ordres,  celui  de  ses  généraux  qu'il  affectionnait  te 
phis  et  ajuste  titre,  car  il  était  pour  ainsi  dire  un  autre  lui-même, 
nn  Davout  au  secontf  plan,  dont  la  videur  réglée ^  selon  l'expression 
de  Sëgur,  tCaimait  à  affronter  que  les  dangers  utUeSy  Gudin  tombé 
les  deux  jambes  emportées  par  un  boulet  à  la  bataiHe  de  Valou- 
tina.  A  partir  de  ce  moment,  la  correspondance  du  maréchal  est 
un  véritable  nécrologe  ;  pas  une  lettre  qui  ne  renferme  quelque 
annonce  de  mort.  Aussitôt  après  Gudin  meurt  Montbron,  qui  avait 
aussi  servi  sous  ses  ordres,  et  dont  il  avait  dit  un  jour  si  plaisam- 
ment, après  une  de  ces  équipées  que  sa  sévérité  tolérait  peu  et 
dont  le  brillant  officier  était  trop  souvent  coupable  :  a  9i  j'avais 
detix  Hontbrun,  fen  ferais  pendre  un.  »  Presque  en  même  temps 
lui  arrive  de  Paris  la  nouvelle  de  l'assassinat  du  général  Hulin, 
avec  lequel  il  avait  été  en  bons  rapports  depuis  l'époque  du  consu- 
lat, caractère  rude  et  un  peu  brutal,  s'il  faut  en  croire  les  récentes 
révélations  de  M*^  de  Rémusat  sur  la  mort  du  duc  d'Enghien,  mais 
qu'A  aimait  pout  Tamour  que  ce  soldat  portait  à  Napoléon.  Puis 
c'est  le  tour  de  Bessières,  puis  celui  de  Duroc,  de  toutes  ces  pertes 
la  plus  sensible  peut-être  au  cœur  de  Davout.  D'autres  moins  illus- 
tres et  pouvant  moins  se  promettre  de  laisser  leurs  noms  à  la  pos- 
térité, mais  chers  à  Davout  par  l'estime  qu'ils  lui  ont  inspirée  dans 
leurs  fonctiotis  plus  modestes  ou  plus  obscures,  disparaissent  en 
même  temps.  Te  comte  de  Chaban,  son  utile  et  dévoué  collabora- 
teur dans  l'administration  de  Hambourg,  et  un  certain  colonel 
Grosse,  un  de  ces  vaillans  dont  les  chefs  seuls  connaissent  les  émi- 
nentes  qualités  et  qui  sont  le  sel  des  armées.  La  douleur  qu'il  res- 
sent de  ces  pertes  répétées  s'ajoute  à  la  somme  déjà  si  grande  de 
ses  souffrances  et  contribue  à  assombrir  encore  sa  vie.  Sans  doute 
tous  ces  morts  ne  sont  pas  également  regrettés  :  il  en  est  qui  n'em- 
portent qu'une  patole  d'Mtime,  d'autres  qu'un  adieu  attrisié,  mais 
trois  an  moJm«(mt  plwiés  avec  de  véritables  larmee»  Gudio,  Duroc 
et  cet  obscur  coioiid  Grosse.  Arrétoas-^n^m  ua  instant  devint  ces 
expresnons  da  viril*  douleur  qui  noug  dlrool  tommem  ce  stcnqoe 
savait  aimer. 


78A  RBTUS  DB8  DEUX  HONDES. 


A  doaze  lieaes  de  SmolensV,  sur  la  roate  de  Moscoa,  20  tout  1811 

J*ai  à  te  donner,  ma  chère  Aimée,  une  bien  mauvaise  commission, 
celle  de  préparer  M°^  la  comtesse  Gndin  à  apprendre  le  malheur  qui 
vient  d'arriver  à  son  bien  estimable  mari  dans  un  combat  où  sa  divi- 
sion s'est  couverte  de  gloire.  Il  a  eu  une  cuisse  emportée  et  le  gras  de 
l'autre  jambe  fracassé  par  un  obus  qui  a  éclaté  près  de  lui  :  il  est  peu 
vraisemblable  qu'il  en  revienne.  Il  a  supporté  l'amputation  avec  une 
fermeté  bien  rare  :  je  l'ai  vu  peu  d'heures  après  son  malheur,  et  c'était 
lui  qui  cherchait  à  me  consoler.  On  ne  me  remue  pas  facilement  le 
cœur,  mais  lorsque  une  fois  on  m'a  inspiré  de  l'estime  et  de  l'ainitié, 
il  est  tout  de  feu.  Je  versais  des  larmes  comme  un  enfant  Gudio  a 
observé  que  je  ne  devais  pas  pleurer;  il  m'a  parlé  de  sa  femme  et  de 
ses  enfans,  dit  qu'il  mourait  tranquille  sur  leur  sort,  parce  qu'il  con- 
naissait toute  la  bienveillance  de  l'empereur  envers  ses  serviteurs,  et 
qu'il  emportait  avec  lui  la  certitude  que  je  ferais  ce  qui  dépendrait  de 
moi  pour  sa  famille.  Tu  peux  assurer  M"*  Gudin,  si  elle  a  le  malheur 
de  perdre  son  mari,  que  je  justifierai  dans  toutes  les  occasions  les  sea- 
timens  et  la  confiance  de  son  mari,  le  prendrai  près  de  moi  ses  aides 
de  camp... 

Ho8ooa,  SO  septembie. 

...  La  lettre  du  duc  de  Frioul  a  préparé  M"*'  Gudin  à  son  malheur. 
Celles  de  moi,  qu'elle  a  dû  recevoir  le  lendemain  ou  le  surlendemain, 
lui  en  auront  donné  la  triste  confirmation.  Assure-la  que  je  serai  fidèle 
aux  engagemens  que  j'ai  contractés  vis-à-vis  du  général  à  ses  demien 
momens,  et  que  je  porterai  à  ses  enfans  le  même  intérêt  qu'aux  nôtres. 
J'ai  rarement  éprouvé  dans  ma  vie  des  sentimens  aussi  pénibles  que 
ceux  que  m'a  causés  la  mort  de  Gudin,  dont  je  savais  apprécier  toutes 
les  belles  qualités.  Je  serai  fidèle  à  l'amitié  et  à  l'estime  que  je  lui  por- 
tais. 

À  la  mort  de  Duroc,  la  douleur  de  Davout  est  (f  une  vivacité 
exceptionnelle;  il  y  revient  jusqu'à  trois  fois. 

Haarboorg,  iO  mai  1813. 

Ma  chère  Aimée,  en  apprenant  les  résultats  heureux  et  dédsifi  de  It 
bataille  de  Bautzen,  j'ai  reçu  la  nouvelle  la  plus  affligeante,  celle  de  la 
mort  du  duc  de  Frioul,  qui  a  été  tué  par  un  boulet  perdu,  fai  resseit 
dans  ma  vie  très  fortement  deux  pertes  :  celles  du  général  Desaix  et  de 
ton  frère;  celle  du  duc  de  Frioul  m'a  autant  frappé.  C'est  une  perte 
irréparable  pour  l'empereur.  Je  cherche  à  me  faire  illusion,  j'ai  la  au 
moins  dix  fois  la  lettre  où  le  major-général  m'annonce  ce  malheur. 


LE  MABÉGHÂL  DAVOUT.  785 

espérant  toujours  avoir  mal  lu.  Je  ne  pourrais  t'entretenir  aujourd'hui 
d'autre  chose  :  je  te  quitte  pour  ce  motif. 

Hambourg,  5  juin  1813. 

l'ai  reçu,  mon  amie,  ta  lettre  du  30  mai.  Lorsque  tu  écriras  à  la 
duchesse  de  Frîoul,  parle-lui  des  vifs  regrets  que  je  partage  avec  tous 
les  fidèles  serviteurs  de  l'empereur  et  les  bons  Français.  Cette  perte  est 
irréparable  pour  l'empereur.  J'ai  lu  la  relation  de  ses  derniers  momens; 
ce  récit  a  renouvelé  ma  douleur,  il  m'a  fait  verser  des  larmes  comme 
un  enfant.  Tu  sais  que  ton  Louis  n'est  pas  prodigue  de  son  estime,  il 
en  portait  une  bien  grande  au  grand  maréchal,  qui  avait  un  beau  carac- 
tère, et  c'est  surtout  sous  ce  rapport  que  cette  perte  est  irréparable  : 
l'empereur  pourra  trouver  quelqu'un  d'aussi  attentif,  ce  qui  lui  sera 
encore  difficile,  mais  il  n'en  trouvera  pas  d'aussi  exempt  que  lui  des 
petites  passions.  * 

Hamboorg,  6  Jain  1813. 

J'ai  encore  lu  ce  matin  le  Moniteur  qui  rend  compte  des  derniers  mo- 
mens du  duc  de  Frioul.  Quelle  perte,  mon  amie,  pour  Tempereur,  dont 
il  avait  toute  la  confiance  I  II  avait  justifié  cette  confiance  par  sa  con- 
duite, depuis  qu'il  était  près  de  la  personne  de  l'empereur.  Il  avait 
un  tact,  un  aplomb,  un  sang  froid  extrêmes.  Je  le  regrette  vivement  et 
ne  puis  me  faire  à  sa  perte;  c'est  surtout  mon  dévouement  pour  l'em- 
pereur qui  m'occasionne  ces  regrets;  cependant  je  dois  avouer  qu'il  y 
entre  aussi  quelque  chose  qui  m'est  personnel,  car  j'ai  eu  occasion 
d'être  convaincu  que  jamais  le  duc  de  Frioul  n'a  partagé,  pour  ce  qui 
me  concerne,  les  petites  passions  de  bien  des  gens;  il  a  toujours  appré- 
cié mon  dévouement,  et,  sous  ce  rapport,  il  m'a  conservé  dans  toutes 
les  circonstances  estime  et  amitié.  Excuse-moi,  mon  amie,  de  ne  t'en- 
tretenir  que  de  ce  triste  sujet,  mais  j'en  suis  rempli,  et  avec  qui  pour- 
rais-je  mieux  m'épancher  qu'avec  mon  excellente  Aimée  ? 

L'oraison  funèbre  du  colonel  Grosse  est  singulièrement  originale 
dans  sa  brièveté.  C'est  tout  à  fait  une  oraison  funèbre  à  la  Davout, 
m&le*  laconique,  militaire,  où  éclate  brusquement  son  mépris  de 
la  gloire  jactancieuse  et  intrigante. 

MasBOw,  22  août  1813. 

Nous  avons  eu  hier  une  rencontre  avec  l'ennemi  qui,  pour  le  bruit, 
a  été  assez  vive.  Heureusement  que  notre  perte  est  insignifiante  pour 
le  nombre.  J'en  ai  fait  une  qui  m'est  bien  sensible,  celle  de  Grosse.  Il 
a  été  tué  d'une  balle;  j'ai  peu  connu  d'hommes  aussi  intrépides,  aussi 
actifs  :  il  avait  une  grande  quarUité  d actions  éclatantes  qu'il  ne  s^occupait 
pas  de  faire  valoir. 

xom  XLU.  —  1880.  50 


7M  lETUE  DES  DBUX  MMDES. 

N*est-ce  pas  que  cette  dernière  phrase  formerait  une  épitaphe 
d'une  nouyeauté  peu  commune  et  bien  faite  pour  trancher  avec  les 
banalités  élogieuses  qui  composent  trop  ordinairement  ce  genre  de 
littérature  funèbre  7 

Ceux  qui  aiment  fortement  font,  dit-on,  les  meilleurs  balssears. 
En  était-il  ainsi  pour  Davout?  Si  l'énergie  du  caractère  pnmre 
quelque  chose  en  telle  matière,  nous  croyons  bien  que  ses  haines 
devaient  être  d'une  solidité  à  l'épreuve  de  la  mort  et  du  temps;  ce 
qui  est  tout  à  fait  certain,  c'est  qu'elles  étaient  aussi  peu  nom- 
breuses que  ses  amitiés.  Ce  n'était  pas  le  premier  offenseur  venu 
qu'il  en  honorait,  et  tout  bien  compté  il  n'y  en  a  guère  qae 
trois  qui  aient  été  tout  à  fait  sérieuses  :  Berthier,  Hurat  et  Benia- 
dotte  ;  quant  aux  autres  ennemis  qu  'on  pourrait  citer,  il  se  con- 
tentait de  ne  pas  les  aimer,  et  nous  ne  voyons  pas  qu'il  ait  jamais 
dépassé  à  leur  égard  ce  qu'on  peut  appeler  la  haine  passive  on 
n^ative.  Du  reste,  nous  en  sommes  réduits  aux  conjectures  sur 
ce  sujet,  car  les  haines  de  Davou  t  sont  parmi  les  moins  loquaces 
qu'il  y  ait  eu  jamais.  Ce  qu'étaient  ces  haines  pour  Berthier  et 
Murât,  nous  le  savons  par  les  scènes  de  Marieiâ)ourg,  de  Gom- 
binnen  et  autres,  mais  c'est  Ségur  qui  nous  l'apprend,  et  Davout 
n'ajoute  rien  à  ce  que  nous  a  révélé  l'historien  de  la  grande  armée. 
Tous  ceux  qui  ont  lu  l'admirable  récit  de  la  campagne  de  1812  se 
rappelleront  certainement  la  dispute  de  Berthier  et  de  Davout  à 
Marienbourg  en  présence  de  l'empereur.  Yoici  tout  ce  que  nous 
rencontrons  sur  ce  grave  incident  dans  la  correspondance  du  maré- 
chal :  a  Je  n'ai  pas  eu  une  occasion  pour  te  donner  de  mes  nou- 
velles depuis  mon  départ  de  Marienbourg,  où  j'ai  eu  le  bonheur  de 
voir  l'empereur  ;  j'éprouvais  ce  besoin  ;  quelques  mots  de  lui  me 
donnent  une  nouvelle  ardeur  et  me  fortifient  contre  l'envie  qui 
vous  poursuit  lorsqu'on  ne  s'occupe  que  de  ses  devoirs  et  qu'on  bit 
tout  pour  les  remplir.  »  Rien  autre  chose,  on  le  voit,  qu'une  allu- 
sion indirecte  et  lointame,  si  indirecte  et  si  lointaine  qu'il  serût 
impossible  de  la  remarquer  si  la  date  ne  vous  avertissait  que  ces 
discrètes  paroles  s'appliquent,  non  à  quelqu'un  de  ces  ennuis  quo- 
tidiens dont  toute  profession  est  fertile,  mais  à  une  querelle  mé- 
morable que  Ségur  nous  dit  avoir  été  de  la  plus  extrême  violence. 
Pour  Hurat,  la  discrétion  est  plus  grande  encore.  Dans  les  lettres 
écrites  de  Russie,  nous  ne  surprenons  pas  la  plus  petite  expnesàm 
de  colère,  pas  la  plus  petite  trace  de  ressratiment  qui  puissent 
faire  soupçonner  à  la  maréchale  quels  orages  il  a  soulevés  ou  soUs, 
et  il  ne  tient  qu'à  elle  de  croire  que,  fatigues  physiques  et  périls 
misa  part,  la  vie  de  son  mari  est  la  plus  sereine  du  monde.  Il  aitand 
pour  décharger  son  cœur  que  la  campagne  soit  finie,  mais  àThoro, 
après  le  départ  précipité  de  Murât,  il  éclate  enfin  et  se  soulifge  de 


LB  MAlÉGHAi;  DATOUT.  787 

sa  colère  concentrée,  à  st  façon  laconique,  par  ces  dmxi  brosqaes 
lignes  vibrantes  d'un  sentimeaC  facile  à  nommer  :  u  Tu  sauras  sans 
doute  que  le  loi  de  Naples  neas  a  quittés  sans  crier  gare  ;  c'est 
le  vicenroi  qui  commande  :  les  affaires  de  l'empereur  ici  Be  pour- 
ront qu'y  gagnm:.  o 

Tout  aoitre  est  le  caractère  de  la  baiae  que  lui  inspire  Bema- 
dotle.  Si  invétérée*  si  profonde»  si  tenace  est  celle*là,  qu'il  en  oablie 
sa  discrétion  ordinaire  et  qu'il  s'y  livre  avec  le  plus  redoutable  em- 
portement. Que  depuis  la  jou];née  d'Auerstaedt  Davout  n'eût  pour 
Bemadotte  aucun  sentiment  de  reconnaissance  ou  d'estime,  on 
pouvait  aisément  le  soupçonner  ;  mais  quelle  était  l'étendue  et  la 
force  de  ce  ressentiment,  voilà  ce  que  les  papiers  qui  nous  sont 
aujourd'hui  livrés  nous  révèlent  pour  la  première  fois.  Jusqu'à 
l'accession  de  Bemadotte  au  trône  de  Suède,  on  ne  voit  pas 
que  cette  rancune,  assez  légitime,  ait  jamais  cherché  occasion  de 
se  faire  jour.  Les  relations  des  deux  maréchaux  restèrent  ce  qu'elles 
devaient  être  entre  dignitaires  de  cet  ordre,  froides  et  réservées 
du  côté  de  Davout,  polies  avec  une  pointe  aigre^douce  du  côté  de 
Bemadotte,  ainsi  qu'en  témoigne  certain  billet,  daté  de  1808, 
qui  contraste  singulièrement  par  le  ton  piqué  avec  les  billets  anté- 
rieurs à  l'aflaire  d'Auerstaedt,  billets  fort  bien  tournés,  d'une 
courtoisie  empressée  et  cù  se  lit  le  désir  évident  de  plaire.  Les 
événemens  de  1813  donnèrent  enfm  à  cette  animosité  longtemps 
refoulée  le  prétexte  d'éclater.  L'expression  en  fut  terrible,  et,  bien 
qu'elle  soit  restée  enfermée  dans  une  lettre  intime  destinée  à 
rester  secrète,  les  oreilles  durent  singuliôremrat  tinter  à  Bemadotte 
un  certain  soir  du  mois  de  septembre  1813,  s'il  est  vrai  que  toute 
parole  prononcée  avec  passion  va  sûrement  atteindre  celui  qu'elle 
concerne.  Quelques  troupes  danoises  et  françaises  relevant  du  com- 
mandement de  Davout  ayant  incendié  un  petit  village  du  nom  de 
Schônberg,  le  général  suédois  Wegesach  écrivit  au  général  danois 
commandant  à  Lubeck  pour  se  plaindre  de  cet  acte,  qu'il  se  plai- 
sait, disait-il,  à  attribuer  à  un  officier  ignorant  les  lois  de  la  guerre 
dans  les  états  civilisés,  et  pour  menacer,  en  cas  de  récidive,  de 
représailles  du  prince  héréditaire  de  Suède.  Ce  ne  fut  pas  le  géné- 
ral commandant  à  Lubeck  qui  répondit,  ce  fut  Davout  lui-môme, 
et  sa  r^nse  fut  rédigée  de  telle  sorte  que,  passant  par-dessus  la 
tête  du  général  suédois,  elle  put  atteindre  son  ancien  ennemi  devenu 
roi,  et  lui  crier  que  sa  conduite  avait  tenu  tout  ce  que  promettait 
son  inaction  à  la  journée  d'Auerstaedt.  Mais  cette  réponse,  il  ne  lui 
suffit  pas  de  l'avoir  dictée  et  d'être  sûr  qu'elle  arrivera  à  son 
adresse;  puisque  cet  acte  de  justice  ne  doit  pas  être  rendu  public, 
il  veut  au  moins  qu'il  ne  reste  pas  ignoré  de  la  personne  dcmt 
l'estime  lui  importe  le  plus,  et|  eontrairement  à  «es  habitudes  de 


788  EETUE  DES  DEUX  MONDES. 

réserve,  il  envoie  à  la  maréchale  copie  de  la  lettre  du  général  sué- 
dois et  de  sa  propre  réponse  accompagnées  de  conmientaires  sur  le 
caractère  de  Bernadotte,  où  la  véhémence  pathétique  des  malédic- 
tions passionnées  s'unit  à  la  solennité  religieuse  de  l'anathëme. 
Par  une  coïncidence  des  plus  singulières,  le  jour  où  il  annonce  cet 
envoi  à  la  maréchale  est  celui  même  où  il  apprend  la  mort  de 
Moreau,  et  il  se  plaît  à  associer  dans  un  môme  sentiment  d'exécra- 
tion ces  deux  illustres  coupables  envers  la  patrie.  Nous  donnerons 
cette  réponse  au  général  suédois  et  la  lettre  d'envoi  à  la  maréchale; 
ce  sont  des  pièces  du  plus  grave  intérêt  et  qui  désormais  appar- 
tiennent à  l'histoire. 

Ratzbourg,  11  septembre  1813. 

On  assure  que  ce  misérable  Moreau  a  été  tué  dans  les  affaires  de 
Dresde:  il  ne  méritait  pas  cette  mort.  La  postérité  en  fera  justice, ainsi 
que  de  tous  ces  misérables  ambitieux  qui  sacrifient  à  leur  passion 
patrie  et  religion.  J'ai  eu  occasion  d'exprimer  hier  ces  sentimeos  à  uo 
grand  ennemi.  Demain  je  t'enverrai  sa  lettre  et  copie  de  ma  réponse. 

Réponse  à  M.  le  général  Wegetach. 

Ratzboorg,  10  Mptembre  1813. 

Monsieur  le  lieutenant-général,  votre  lettre  de  Wismar  à  Son  Excel- 
lence le  général  commandant  les  troupes  danoises  à  Lubeck  a  été 
envoyée  à  M.  le  maréchal  prince  d'Eckmûhl,  commandant  les  troupes 
françaises  et  alliées  sur  le  bas  Elbe. 

Son  Excellence  a  ordonné  de  faire  prendre  des  informations  sur  le  bit 
qui  fait  Tobjet  de  votre  lettre,  c'est-à-dire  Tincendie  de  quelques  mai- 
sons de  Schôoberg,  Son  Excellence  ne  tolérant  à  la  guerre  que  le  mal 
nécessaire. 

Si  ce  fait  n'est  point  le  résultat  de  ces  malheurs  qui  sont  si  fréquens 
et  qui  ont  toujours  fait  de  la  guerre  un  véritable  fléau>  il  sera  fait  jus- 
tice des  coupables. 

M.  le  maréchal,  du  reste,  n'a  pu  voir  qu'avec  plaisir,  mais  sansétoo- 
nement,  combien  les  usages  barbares  dUncendier  le  pays  révoltent  un 
général  suédois,  quoique  ces  maximes  aient  été  tout  récemment  procla- 
mées par  des  gouvememens  avec  qui  l'empereur  Napoléon  est  en  guerre. 

Son  Excellence  m'a  ordonné  aussi  de  vous  faire  observer,  sur  votre 
exposé  que  la  guerre  ne  se  fait  de  la  part  des  nations  aUiées  et  européennes 
contre  Vempereur  et  roi  notre  souverain  que  pour  la  liberté  et  l'ifyUpen- 
dance,  que  la  postérité  jugera  9i  c'est  là  le  véritable  motif  de  cette 
guerre  ou  si  elle  n'est  point  enfantée  par  l'esprit  monopoleur  des 


LE  MARECHAL  DAYOCT.  789 

Anglais  et  suscitée  par  quelques  ambitieux  qui  sacrifient  à  leurs  pas* 
sions  religion  et  patrie.  J'ai  Thonneur,  etc. 

Signé  :  César  de  la  Ville. 

Ratzbourgy  12  septâmbre  1813. 

Je  t*envoie,  ainsi  que  je  te  Tai  annoncé,  la  traduction  de  cette  lettre 
du  général  suédois  et  copie  de  la  réponse  que  je  lui  ai  fait  faire,  le  tout 
pour  toi  seule.  Chaque  jour  de  mon  existence  avec  toi  m*a  donné  la  con- 
viction de  ta  discrétion  et  du  prix  que  tu  attaches  à  ce  que  je  t'appré- 
cie sous  ce  rapport.  Ne  vois  pas  dans  les  derniers  mots  de  la  réponse 
Texpression  d'un  sentiment  ou  d'une  passion  personnels.  Je  ne  suis  pas 
plus  exenapt  de  petites  passions  que  les  autres  hommes;  mais  je  les 
combats  avec  bien  du  soin,  et  dans  cette  circonstance,  si  j'ai  signalé  ce 
misérable  Bernadette,  c*est  par  la  conviction  où  je  suis  qu'il  est  un  des 
artisans  de  la  guerre  actuelle.  Je  me  rends  la  justice  que  je  n'ai  jamais 
consulté  mes  affections  particulières  lorsqu'il  a  été  question  de  mon 
souverain.  Je  n'ai  jamais  eu  contre  cet  homme  le  moindre  fiel;  je  l'ai 
méprisé,  lorsque  j'ai  eu  connaissance  —  et  des  preuves  —  de  son  exces- 
sive vanité  et  qu'il  n'avait  que  l'apparence  des  bonnes  qualités.  Tous 
les  coups  de  canon  qu'il  fait  tirer  contre  l'empereur  et  les  Français  sont 
autant  de  titres  qu'il  acquiert  au  mépris  de  la  postérité.  Cet  homme 
doit  tout  à  l'empereur  et  au  sang  des  Français;  l'empereur  a  exercé 
envers  lui  les  plus  grands  actes  de  clémence  ;  —  cela  ajoute  à  l'infamie 
de  sa  conduite;  j'espère  que  la  justice  divine  se  montrera  sévère  à  son 
égard. 

Une  seule  expression  de  cette  terrible  haine  ne  lui  suffit  pas;  il  y 
revient  à  plusieurs  reprises,  et  chaque  fois  pour  l'accentuer  davan- 
tage. Sur  la  fin  de  ce  même  mois  de  septembre  1813,  le  bruit  d'une 
déroute  du  prince  de  Suède  courut  à  Paris,  sur  quoi  la  maréchale 
fait  part  &  son  mari  de  cette  petite  scène  d'intérieur  où  se  reflètent 
d'une  manière  significative  les  passions  du  temps,  a  Léonie  (la  fille 
cadette  de  Davout),  entendant  dire  que  le  prince  de  Suède  a  été 
battu  complètement,  a  dit  :  «  Il  a  trahi  l'empereur,  qui  lui  a  fait  tant 
de  bien  :  il  faudrait  le  pendre  !  —  Hais  pourquoi  ne  veux-tu  pas 
qu'il  meure  d'un  boulet?  —  Parce  qu'il  y  a  trop  de  braves  qui 
meurent  comme  celai  »  A  ce  mot  de  sa  fille,  Davout  répond  par  ce 
commentaire  fort  bref,  mais  d'une  inexorable  précision  :  «  Les 
réflexions  de  Léonie  m'ont  fait  plaisir.  Elle  a  exprimé  une  idée 
juste  :  un  traître  ne  devrait  finir,  —  quel  que  soit  son  rang,  —  que 
par  la  main  du  bourreau  et  non  de  la  mort  des  braves.  » 

ÉMItE  MONTEGUT. 


LE 


SALON    DE    M""    NECKER 


D'APRÈS  DES  DOGUMENS  TIRÉS  DES  ARCHIVES  DE  COPPET. 


vr. 

LE    CONTROLE    OÉNÂRAL. 


Peu  d'hommes  politiques  ont  connu  au  môme  degré  que  M.  Neckcr, 
dans  une  carrière  relativement  courte,  les  alternatives  de  la 
faveur  publique  et  de  Timpopularité,  «  M.  Necker  a  éprouvé,  dit 
le  baron  de  Gleichen  dans  ses  Souvenirs^  ce  qui  est  toujours  irrivé 
à  ceux  qui  restaient  modérés  au  milieu  des  enragés.  »  Au  pre- 
mier rang  de  ces  enragés,  et  avant  même  les  pamphlétaires  de  la 
révolution,  il  faut  compter  tous  ceux  qui  ont  tenu  de  près  à  ce 
qu'on  appelait  alors  le  parti  de  la  cour.  Aux  yeux  de  Fersen,  de 
Weber,  du  marquis  de  Ferrîères,  de  l'auteur  anonyme  des  Souvt- 
nxrs  £un  officier  des  gardes  françaises^  M.  Necker  est  un  traître 
ou  tout  au  moins  un  ambitieux  qui  a  déchaîné  sur  la  France  les 
maux  de  la  révolution  pour  satisfaire  son  appétit  du  pouvoir.  Ber- 
trand-MollevlUe  croit  devoir  se  défendre  du  soupçon  de  partialité 
avant  d'écrire  a  qu'à  M.  Necker  incontestablement  doivent  être 
surtout  attribués  les  malheurs  de  la  révolution,  mais  que  c'est  sur 
le  compte  de  sa  vanité  et  de  son  ineptie,  et  non  sur  celui  de  sa 
méchanceté  qu'on  doit  les  mettre.  »  —  Dans  ce  concours  d'injures, 
la  palme  appartient  cependant  à  Sénac  de  Heflhan,  cet  ancien  inten- 
dant du  Hainaut  auquel  on  fait  aujourd'hui  une  réputation  de  mé- 
rite un  peu  tardive,  mais  qui  de  son  vivant  courut  inutilement  le 

i   (i)  Voyex  la  A«hm  des  1^  JanTier,  !«'  marfl,  l*'  avril,  i*'  Jain  et  l*'  août. 


LE   SALON  DE  M""*  NECKBR.  791 

ministère  et  l'Académie.  On  en  jugera  par  la  façon  dont  il  dépeint 
la  physionomie  de  M.  Necker,  cette  physionomie  si  connue,  un  peu 
lourde,  à  l'expression  fine  et  hésitante.  «  Sa  figure  oflre,  dit-il,  à 
l'œil  observateur,  de  l'atrocité,  du  dédain,  de  l'égarement,  de  la 
moquerie,  de  la  profondeur  et  de  l'insensibilité.  »  Dans  un  autre 
fragment  de  ses  ouvrages,  il  met  en  discussion  entre  trois  émigrés 
le  supplice  qu'il  conviendrait  de  faire  endurer  à  M.  Necker.  L'un 
se  prononce  pour  qu'il  soit  roué  vif,  l'autre  pour  qu'il  soit  écartelé, 
le  troisième  pour  qu'on  lui  coupe  le  poignet  et  qu'on  verse  sur  la 
blessure  du  plomb  fondu. 

Les  études  qui  ont  été  entreprises  depuis  une  trentaine  d'années 
sur  l'état  de  notre  ancienne  société  ont  montré  à  quel  état  de 
décomposition  cette  société,  calomniée  cependant  sous  certains 
rapports,  en  était  arrivée,  et  ne  permettent  plus  d'accumuler  sur 
une  seule  tète  un  tel  fardeau  de  responsabilités.  Mais  si  le  langage 
des  historiens  qui  appartiennent  à  ce  qu'on  pourrait  appeler  l'école 
royaliste  s'est  adouci  sur  le  compte  de  M.  Necker,  je  ne  voudrais 
pas  jurer  que  le  fond  des  sentimens  ait  beaucoup  changé.  Naguère 
un  des  écrivains  les  plus  brillans  et  les  plus  spirituels  de  cette  école, 
M.  le  comte  de  Ludre,  dans  une  ingénieuse  étude  sur  les  causes  de 
la  révolution,  parlait  couramment  des  vices  de  M«  Necker  et  de  ses 
dehors  répulsifs,  comme  s'il  se  fût  agi  de  Mirabeau  ou  de  Danton. 
D'un  autre  côté,  ces  modérés  au  parti  desquels  appartenait  M.  Nec- 
ker, l'ont  défendu  comme  en  général  les  modérés  se  défendent 
entre  eux,  c'est-à-dire  en  cherchant  à  rejeter  sur  lui  la  respon- 
sabilité des  fautes  qu'on  leur  a  reprochées.  Aussi  ne  trouverait-on 
nulle  part  l'apologie  de  M.  Necker  si  H*"^  de  StaeU  dans  ses  Con- 
sidérations  sur  la  révolution  française^  le  baron  Auguste  de  Staël, 
dans  la  notice  qu'il  a  mise  en  tète  des  œuvres  de  son  grand-père, 
ne  s'étaient  fait  un  devoir  de  l'entreprendre.  Mais  peut-être  l'en- 
thousiasme de  la  fille,  le  respect  du  petit-fils,  enlèvent-ils  quelque 
autorité  à  leurs  appréciations.  Bien  que  les  années  écoulées  me 
laissent  assurément  plus  de  liberté  d'esprit,  je  n'essaierai  pas  de 
refaire  cette  apologie,  car  ce  serait  sortir  tout  à  fait  du  cadre  de 
cette  étude,  où  je  ne  me  suis  proposé  de  faire  entrer  que  le  tableau 
d'un  salon.  Je  me  bornerai  à  montrer  quelles  furent,  pendant  la 
durée  des  fonctions  publiques  qu'il  exerça,  les  relations  de  M.  Nec- 
ker avec  la  société  au  sein  de  laquelle  il  vivait,  et  à  choisir,  parmi 
d'innombrables  documens,  quelques  échantillons  qui  peindront  l'é- 
tat d'esprit  de  cette  société  à  la  veille  du  grand  désastre.  Peut-être 
la  lecture  de  ces  pages  aura-t-elle  cependant  pour  résultat  d'inspirer 
quelque  intérêt  pour  un  homme  qui,  à  tout  prendre,  dans  un  temps 
deibÛe  compta  parmi  les  plus  sages,  dans  un  temps  de  crimes  parmi 
les  plus  honnêtes,  et  qui  fut  surtout  la  victime  d'un  immense 


792  REYCE   DES   DEUX   MONDES. 

malheur  :  celui  de  se  trouver  aux  prises  avec  une  tâche  sous  le 
poids  de  laquelle  aurait  succombé  peut-être  le  génie  d'un  Bona- 
parte. 

h 

Le  premier  poste  que  M.  Mecker  ait  occupé  est  celui  de  ministre 
de  la  république  de  Genève  à  Paris.  Cette  désignation  de  ses  conci- 
citoyens,  qui  lui  donnait  accès  à  la  cour,  contribua  plus  qu'on 
ne  croit  à  son  élévation  politique.  Si  grand  qu'eût  été  en  eOet  le 
succès  de  son  Éloge  de  Colbert^  qui  fut  couronné  par  l'Académie 
française,  et  de  son  Essai  sur  le  commerce  des  grains^  qui  excit;* 
tant  (le  colère  chez  les  partisans  de  Turgot,  le  vieux  Maurepas 
n'aurait  pas  été  chercher  M.  Necker  dans  ses  bureaux  de  la  rue  de 
Gléry,  pour  le  proposer  au  choix  de  Louis  XVI,  s'il  ne  l'eût  aupara- 
vant rencontré  à  Versailles.  Le  représentant  de  la  république  de 
Genève  était  en  rapports  assez  fréquens  avec  les  ministres  du  roi. 
et  ces  fonctions  furent  pour  M.  Necker  une  occasion  toute  naturelle 
de  nouer  connaissance  avec  des  hommes  qu'il  devait  retrouver 
plus  tard  comme  collègues,  comme  adversaires  ou  comme  amis. 
Je  m'arrêterai  donc  un  instant  sur  ces  débuts  peu  connus  de  sa 
carrière,  qui  nous  initieront  en  même  temps  au  secret  diplomatique 
d'une  petite  république  au  xvm**  siècle. 

La  république  de  Genève  avait  toujours  mené  une  existence  assez 
difficile,  resserrée  qu'elle  était  entre  le  territoire  de  son  ambitieux 
voisin,  le  duc  de  Savoie,  et  celui  de  son  puissant  voisin,  le  roi  de 
France.  A  ces  difficultés  extérieures  qui  dataient  de  tout  temps 
étaient  venues  s'ajouter  celles  causées  par  la  vivacité  des  querelles 
intérieures  entre  les  bourgeois  et  les  nalifSy  entre  les  négatifs  et 
les  représentons  (1).  Déjà  ces  querelles  avaient  ensanglanté  les 
rues,  et  il  était  à  craindre  que,  sous  couleur  de  maintenir  l'ordre, 
la  France  n'occupât  militairement  le  territoire  de  Genève,  qu'une 
fois  déjà  elle  avait  fait  bloquer  par  un  cordon  de  troupes.  On 
savait  le  duc  de  Choiseul  assez  mal  disposé  pour  la  république,  et 


(t)  On  appelait,  dans  la  langue  poUtlque  de  Genà?e|  dotirgeoû,  ceux  qui,  en  verto  de 
lenr  naissance,  étaient  investis  du  droit  exclusif  de  participer  an  gouTememeat  de  b 
républiqae^  et  natifs,  ceux  qui,  nés  sur  le  territoire  de  parens  étrangers,  étaient  as 
contraire  exclus  de  ce  droit  et  même  de  l'exerdce  de  certaines  professions  ;  rcyréMa* 
tant,  ceux  qui  avaient  adressé  des  représentaUons  au  Magnifique  Petit  Gonssil  après 
la  condAmnation  de  VÈmiU;  négatifs  ceux  qui  contestaient  la  légalité  de  ces  repré- 
sentations. Le  Magnifique  Petit  ConseU,  émanation  du  conieil  des  deux  cents,  éliit 
composé  des  syndics  et  d*un  nombre  variable  de  bourgeois.  C'était  un  oorps  à  la  fei> 
poUtique,  administratif  et  Judiciaire,  qui  exerçait  presque  tous  les  pouvoin  dias  la 
répubUque. 


LE   SALON  DE  M"**   NECKER.  793 

la  tentative  passablement  ridicule  qu'il  avait  faite  pour  transfor- 
mer en  un  port  de  commerce,  le  petit  village  de  Yersoîx,  situé  sur 
les  bords  da  lac  de  Genève,  dénotait  de  sa  part  des  intentions 
peu  bienveillantes.  Sur  ces  entrefaites,  le  représentant  de  la  répu- 
blique de  Genève  à  la  cour  de  France  vint  à  mourir,  et  le  Magni- 
fique Petit  Conseil  ne  crut,  dans  des  circonstances  aussi  déli- 
cates, pouvoir  faire  un  choix  plus  habile  que  celui  d'un  homme 
tenant  à  Paris,  depuis  plusieurs  années  déjà,  un  grand  état  de 
maison  et  pouvant  y  représenter  la  république  avec  un  certain  éclat. 
Aussi,  après  avoir  fait  pressentir  les  dispositions  de  M.  Necker  et 
avoir  reçu  une  réponse  favorable,  le  Magnifique  Petit  Conseil  s'em- 
pressa de  lui  notifier  sa  nomination  par  une  lettre  dont  la  forme 
pompeuse  et  toute  monarchique  était  celle  habituellement  employée 
dans  les  communications  officielles  de  la  république  : 

«  Très  cher  et  féal, 

Le  zèle  que  nous  vous  connoissons  pour  le  service  de  la  patrie  nous 
a  fait  espérer  que  vous  accepteriés  la  place  de  notre  ministre  à  la  cour 
de  France,  à  laquelle  nous  vous  avons  appelle.  Nous  avons  vu  avec  une 
rare  satisfaction,  par  votre  lettre  du  23  de  ce  mois,  que  vos  sentimens 
répondent  parfaitement  à  l'opinion  que  nous  avons  de  vous.  Nous  vous 
donnons  cette  marque  de  confiance  avec  d'autant  plus  de  plaisir  que 
votre  capacité  vous  a  déjà  mérité  des  marques  bien  flatteuses  de  l'ap- 
probation de  Sa  Majesté...  Nous  ne  doutons  point  qu'à  l'exemple  des 
généreux  citoiens,  qui  ont  servi  si  utilement  la  république  dans  la  place 
que  vous  allés  occuper,  vous  ne  négligerez  rien  pour  nous  conserver  la 
bienveillance  du  roi,  qui  nous  a  été  si  précieuse  et  si  honorable  que 
c'est  le  but  principal  que  nous  poursuivons  en  ayant  un  ministre  à  sa 
cour.  Nous  sommes  persuadés  que  nous  remettons  les  intérêts  de  la 
patrie  en  de  très  bonnes  mains. 

Sur  ce  nous  prions  Dieu,  très  cher  et  féal,  qu'il  vous  ait  en  sa  sainte 
garc^e. 

Les  sindics  et  conseil  de  Gêné  ve, 

LULUN. 
31  aoust  1768. 

A  cette  lettre  M.  Necker  répondit  en  témoignant  aux  «  Magni- 
fiques et  très  honorés  seigneurs,  membres  du  Petit  Conseil,  sa  sen- 
sibilité pour  l'honneur  qui  lui  était  fait  »  et  en  demandant  l'indul- 
gence «  pour  ses  taléns.  »  Quelques  jours  après,  il  rendait  compte 
au  conseil  de  sa  présentation  au  roi  et  il  faisait  sa  première  appa- 
rition à  Versailles. 


79k  lEVUB  DES  DEUX  MONDES. 

» 

M.  Necker  eut  Toccasion  de  rendre  à  la  petite  république  qu'il 
représentait  d'assez  importans  services,  entre  autres  en  obtenant 
le  rétablissement  du  libre  commerce  des  grains  entre  le  territoire 
de  Genève  et  celui  de  la  France  (ce  qui  n'était  pas  dans  ces  temps 
de  disette  fréquente  une  affaire  de  mince  intérêt)  et  aussi  en 
faisant  parvenir  de  temps  à  autre  aux  Magnifiques  et  très  hono- 
rés seigneurs  composant  le  Petit  Conseil  de  sages  représentations. 
C'est  ainsi  qu'en  les  informant  que  deux  mille  natifs^  exaspé- 
rés par  la  rigueur  des  bourgeois^  avaient  demandé  au  duc  de 
Choiseul  la  permission  de  s'établir  à  Yersoix,  il  ajoutât  :  «  11 
serait  malheureux  et  peut-être  un  peu  honteux  pour  nous  que 
des  protestans  préférassent  la  domination  qu'ils  semblent  désirer  i 
celle  d'une  république.  »  Ses  relations  avec  le  duc  de  Choiseul 
étaient  fréquentes,  et  bientôt  il  acquit  sur  l'esprit  de  cet  aimable 
ministre  un  crédit  dont  les  membres  du  Magnifique  Petit  Conseil 
devaient  bientôt,  et  un  peu  à  leurs  dépens,  mesurer  la  solidité. 
Sans  cesse  harcelés  par  eux  pour  qu'il  entretint  le  duc  de  Choised 
des  moindres  affaires  de  la  république  de  Genève,  et  ne  pouvant 
leur  faire  entendre  «  qu'il  était  difficile  que  M.  le  duc  de  Choiseul 
donnât  beaucoup  de  temps  à  des  affaires  qui  l'intéressaient  peu,  a 
M.  Necker  finit  par  s'excuser  d'une  façon  un  peu  vague  «  sur  ses 
grandes  affaires  et  sur  l'état  de  sa  santé,  qui  ne  lui  permettait  pas 
de  s'occuper,  avec  autant  de  zèle  qu'il  l'aurait  désiré,  des  afiaices 
de  la  république.  »  Le  Magnifique  Petit  Conseil  fut  blessé  de  cette 
défaite  ;  mais  comme  c'était  un  gros  parti  à  prendre  que  de  desti- 
tuer un  représentant  aussi  bien  vu  à  Versailles ,  on  s'arrêta  à  un 
moyen  terme,  il  faut  en  couvrir,  assez  singulièrement  trouvé, 
a  Après  la  prière,  disent  les  procès-verbaux  du  conseil,  M.  le  premier 
(le  premier  syndic  qui  présidait  le  Petit  Conseil)  a  dit  que  la  santé 
du  sieur  Necker  est  dérangée  de  manière  qu'il  ne  peut  s'occuper 
des  affaires  dont  il  est  chargé  autant  qu'il  serait  à  désirer.  On 
décida  qu'on  enverrait  quelqu'un  à  Paris  pour  soulager  le  sieur 
Necker  avec  des  lettres  de  créance  sans  qualité,  et  que,  vu  la 
nature  de  l'envoi,  il  n'était  pas  nécessaire  de  l'en  prévenir,  a  Et, 
dans  une  séance  ultérieure,  le  conseil  désigna,  pour  partir  prochai- 
nement, un  de  ses  membres,  noble  (1)  Philibert  Cramer. 

Celui  qui  acceptait  la  mission  délicate  d'aller  ainsi,  sans  qualité 
et  à  son  insu,  remplacer  le  ministre  de  Genève  à  Paris,  était  cepen- 


(i)  On  doonait  a  Genève  le  titre  de  fio6l6  à  ceu  qni  araîeut  exercé  d'i 
foDctione  pabliques  toiles  que  celles  de  syndic  ou  de  procureur  général,  ec  moad  par 
courtoisie  (comme  en  Angleterre  le  titre  de  lord)  à  leurs  flls.  Le.  titre  de  spedahk  était 
réserré  à  ceux  qui  avaient  embrassé  certaines  professions  lil>érale8  telles  que  eèllee  de 
pasteur,  d'avocat,  dé  médecin,  et  aussi  celle  dia  pharmacien,  honorée  à  Geaftfe  #ue 
conaidération  parUculière. 


LE  SALON  DB  M"*  NBGUl.  706 

dant  ua  homme  d'esprit.  Philibert  Cramer  était  le  frère  de  ce 
Gabriel  Cramer,  libraire  de  Yoltaire ,  que  Yoltaire  appelait  tantdt 
le  beau  Cramer  et  tantôt  le  marquisy  tandis  qu'il  appelait  Philibert 
le  prince.  Notre  Cramer  était  en  effet  fort  élégant  de  sa  perscHme, 
quoique  légèrement  contrefait;  il  avait  le  goût  des  lettres,  Tusage 
du  monde  et,  de  plus,  il  connaissait  déjà  Paris.  Ha»  un  peu  d'am- 
bition le  tenant,  il  crut  pouvoir  accq)ter  une  mission  irrégulière  dont 
il  ne  devait  retirer,  on  va  le  voir,  que  des  désagrémens.  En  effet, 
bien  que  des  peines  assez  sévères  fussent  portées  contre  les  con* 
seillers  qui  trahiraient  le  secret  des  délibérations  du  Magnifique 
Petit  Conseil,  le  départ  d'un  personnage  aussi  important  que  noble 
Philibert  Cramer  ne  pouvait  être  résolu  et  préparé  sans  que  le  bruit 
en  courût  par  la  ville.  Le  résident  de  France,  Hennin,  eut  vent  de 
ce  départ,  et  il  en  informa  le  duc  de  Choiseul,  qui  en  informa  à 
son  tour  M.  Mecker  par  un  billet  ainsi  conçu  (1)  : 

Je  vous  envoie  et  vous  confie  une  lettre  que  je  viens  de  recevoir  de 
Geoève  et  que  je  n'entends  pas.  Mais  je  vous  prie  de  mander  à  cette 
ville  que  tout  autre  que  vous  seroit  désagréable  et  que,  par  une  consé- 
quence naturelle,  je  ne  le  recevrols  point.  Vous  connoissez  mon  amitié 
pour  vous.  Ben  voyez-moi  la  lettre  de  M.  Hennin. 

P.  5.  —  La  Borde  et  La  Balue  sont  enchantés  de  vous.  Que  de  re- 
mercie mens  ne  vous  dois- je  point  I 

La  république  de  Genève  prenait  mal  son  temps,  comme  on  le 
voit,  pour  essayer  de  supplanter  indirectement  M.  Necker.  U  venait 
d'avancer  1,300,000  livres  aux  banquiers  de  la  cour,  et  ce  n'était 
pas  le  premier  service  de  ce  genre  qu'il  rendait.  Ainsi  prévenu  et 
rassuré,  M.  Necker  put  attendre  philosophiquement  l'arrivée  de  ce 
successeur  inconnu.  Débarqué  à  Paris,  le  nouvel  envoyé  se  trouva 
fort  dans  l'embarras  pour  s'ouvrir  un  accès  auprès  du  duc  de  Ch(M- 
seul,  et  ne  sachant  à  quelle  porte  frapper,  il  prit  le  parti  d'aller  trou- 
ver M.  Necker.  Celui-ci  le  reçut  avec  bonne  grice,  mais  le  plongea 
dans  un  embarras  plus  grand  encore  en  lui  communiquant  la  lettœ 
du  duc  de  Choiseul.  Laissons  noble  Philibert  Cramer  nous  dépeindre 
lui-même,  dans  une  dépèche  adressée  au  Magnifique  Petit  Conseil, 
la  gaucherie  de  sa  situation  : 

Le  conseil  comprendra  mon  embarras  à  la  lecture  de  ce  billet.  Obligé 
cependant  de  me  décider  provisionnellement»  j'ai  cru  qu'il  seroit  aussi 
indélicat  que  dangereux  d'exposer  un  membre  du  conseil  à  être  mal 

(1)  Cette  lettre  et  les  Baivantes  sont  tirées  des  archives  de  Genève,  qui  m*ont  été 
très  libéralement  ou? ortes. 


706  RBYDE  DES  DEUX  MONDES. 

reçu,  et  je  voas  assure  qu'en  cela  je  ne  m'envisageois  nullement.  Aa 
reste,  M.  Necker  se  porte  à  merveille  ;  il  est  gros,  gras  et  gai,  et  si  nous 
avions  eu  son  portrait  au  conseil,  jamais  je  ne  serois  parti. 

p.  S,  —  Ce  que  je  vois  de  plus  intéressant  dans  tout  ceci,  c'est  de 
sauver  le  ridicule.  Ce  que  je  désire  beaucoup  aussi,  c'est  qu'on  ne  m'a- 
dresse pas  de  Genève  des  lettres  sous  le  titre  de  ministre  de  la  répu- 
blique. Dans  la  position  où  je  suis,  ce  seroit  un  sobriquet. 

Éviter  le  ridicule  était  en  effet  la  chose  difficile,  et  noble  Philibert 
Cramer  ne  devait  pas  y  réussir  complètement.  Comme  il  ne  savait 
trop  quel  parti  prendre,  M.  Necker  vint  à  son  aide  et  lui  proposa, 
avec  une  courtoisie  un  peu  ironique,  de  le  présenter  lui-même  au 
duc  de  Cboiseul  comme  un  membre  du  Magnifique  Petit  Conseil  de 
la  république  de  Genève.  «  M.  Necker  m'a  offert,  écrivait  Cramer, 
de  me  présenter  à  M.  de  Cboiseul  coomie  un  magistrat  de  Genë?e, 
mais,  vu  ce  qui  s'est  passé,  je  ne  crois  pas  cela  trop  convenable,  et 
si  je  puis  me  faire  présenter  à  lui  d'une  autre  main»  je  crois  cela 
préférable.  » 

Faute  sans  doute  d'avoir  trouvé  une  autre  main  et  plutôt  que  de 
recourir  à  celle  de  M.  Necker,  Cramer  se  détermina  à  écrire  directe- 
ment au  duc  de  Cboiseul  pour  solliciter  une  audience  ;  mais  soit 
qu'il  l'eût  fait  en  termes  maladroits,  soit  que  le  duc  de  Choiseal  fût 
impatienté  de  cette  insistance,  le  nouveau  refus  que  le  ministre  op- 
posa à  cette  demande  d'audience  fut  tourné  d'une  façon  assez  déso- 
bligeante pour  que  Cramer  crût  devoir  s'en  retourner  à  Genève,  non 
sans  avoir  protesté  contre  l'atteinte  que  cette  lettre  portait,  suivant 
lui,  à  sa  dignité  et  à  celle  du  Magnifique  Petit  Conseil  lui-même.  Il 
fallut  que  M.  Necker  s'interposât  encore  pour  empêcher  l'affaire 
de  s'envenimer  : 

M.  Cramer  est  parti  lundy  dernier,  écrivit-il  au  conseil.  11  n'a  pas 
accepté  que  je  le  présentasse  à  M.  de  Cboiseul  comme  membre  du 
conseil.  J'aurois  insisté  davantage  là-dessus  s'il  n'avoit  pas  écrit  nue 
lettre  qui  ne  rendoit  plus  cette  démarche  possible.  Il  ne  recevra  pas  de 
réponse  de  M.  le  duc  à  ce  qu'il  m'a  dit  hier.  Je  supprime  quelques 
observations  qu'il  m'a  faites  à  cet  égard  comme  inutiles  à  l'heure  qu'il 
est.  Je  lui  ai  demandé  si,  dans  la  lettre  qu'il  a  écrite  à  M.  Cramer,  ii 
avoit  eu  quelque  dessein  de  mortifier  le  conseil  ou  la  république,  et 
il  m'a  assuré  que  non.  J'en  étois  persuadé  et  que  l'on  devoit  tout  attri- 
buer au  motif  que  je  vous  ai  indiqué. 

Il  ne  restait  plus  au  Magnifique  Petit  Conseil  qu'à  couvrir  de 
son  mieux  la  retraite  de  Cramer.  C'est  ce  que  le  Conseil  crut  faire 
en  décidant  «  d'écrire  à  M.  Necker  pour  lui  accuser  réception  de 
sa  lettre,  le  féliciter  du  retour  de  sa  santé,  et  lui  exprimer  les  seo- 


LB  SALON  DE  M"'  NECKER.  797 

timens  du  Conseil,  la  satisfaction  de  ses  services,  et  qu'il  n'a  point 
eu  d'autre  motif  de  l'envoi  de  M.  Cramer  à  Paris  que  ce  qu'il  a 
marqué  lui-môme  de  l'état  de  sa  santé,  a  Ainsi,  dans  cet  imbroglio 
diplomatique  d'où  le  pauvre  Cramer  (qui  craignait  tant  les  sobri- 
quets) remporta  celui  de  renvoyé  de  France^  M.  Necker  avait  fait 
preuve  de  plus  d'adresse  dans  le  maniement  des  hommes  qu'il 
n'en  devait  déployer  dans  d'autres  circonstances.  L'avantage  était 
resté  tout  entier  de  son  côté,  et  il  avouait,  au  bout  de  bien  des 
années,  que  de  tous  les  souvenirs  de  sa  carrière  publique,  celui  de 
cette  première  passe  d'armes  lui  était  le  plus  agréable. 

Quelques  années  après,  M.  Necker  vit  le  duc  de  Choiseul  suc- 
comber sous  la  cabale  de  H"*  du  Barry,  et  il  put  ainsi  faire  avec  les 
intrigues  de  cour  une  première  connaissance  que  les  événemens 
devaient  rendre  plus  ample.  Sa  situation  diplomatique  ne  lui  per- 
mit pas  d'être  au  nombre  de  ceux  qui  allèrent  rendre  visite  au 
ministre  disgracié,  dans  son  glorieux  exil  de  Chanteloup,  mais  il 
conserva  longtemps  avec  le  duc  et  la  duchesse  de  Choiseul 
d'affectueux  rapports.  J'anticiperai  un  peu  sur  l'ordre  des  temps, 
en  insérant  ici  deux  lettres  de  l'aimable  duchesse,  que  l'ima- 
gination prend  involontairement  pour  type  des  grâces  aristo- 
cratiques d'autrefois,  en  oubliant  qu'elle  était  la  fille  d'un  gros 
financier.  La  première  de  ces  lettres  n'est  qu'un  simple  billet,  mais 
agréablement  tourné^  par  lequel  elle  remercie  M.  Necker  de  l'en- 
voi du  Compte-rendu  : 


Ce  Inndy. 

Je  l'ai  lu,  monsieur,  ce  Compte-rendu,  et  cô  qu'il  y  a  de  plus  extra- 
ordinaire, c'est  que  je  crois  l'avoir  entendu.  Puisque  je  crois  l'avoir 
entendu,  vous  pensés  qu'il  m'a  charmé,  et  vous  ne  devés  pas  douter 
que  je  ne  vous  sois  iofinlement  obligée  et  du  plaisir  qu'il  m'a  fait  et  de 
Tattention  que  vous  avez  eue  de  me  l'envoyer. 

A  propos,  vous  ôtes  un  coquet  dans  tout  le  bien  que  vous  dites  de  la 
nation;  je  ne  doute  pas  que  cette  coqueterie  ne  vous  réussisse  auprès 
d'elle,  car  elle  vous  a  très  bien  réussi  auprès  de  moi.  Je  croirois  aussi 
qu'une  de  vos  notes  est  une  coqueterie  pour  M.  de  Choiseul. 

Quelques  mois  après  la  publication  du  Compte-rendu^  H.  Necker 
tombait  brusquement  en  disgrâce.  Aussitôt  que  la  nouvelle  de  sa 
retraite  arrivait  à  Chanteloup,  la  duchesse  de  Choiseul  s'empres- 
sait de  témoigner  à  M.  Necker  la  part  qu'elle  prenait  à  cet  événe- 
ment : 


708  «vrra  DBS  deiol  mmides.. 


A  Chanteloupi  ce  22  mtj  178t. 

C'en  est  donc  fait,  monsieur,  vous  nous  abbandoniies.  Vous  esufodia 
votre  gloire,  vous  nous  laissez  les  regrets.  Vous  nous  aviez  fait  beaacoop 
de  bien,  vous  nous  en  auriez  fait  encore  davantage.  Votre  retraite  oous 
livre  aux  plus  cruelles  inquiétudes  qui  seront  peut-être  justifite  par 
les  plus  grands  maux.  Si  cette  retraite  était  précipitée,  votre  gloire  im 
consoUeroit-elle  des  maux  où  vous  nous  auriez  exposés?  Je  ne  puis  le 
croire,  et  je  désire  votre  bonheur.  Je  suis  profondément  triste  parce 
que  je  deviens  désintéressée.  Gomment  peurroit-on  s'intéresser  aa  bieD 
qui  ne  peut  pas  se  faire  ? 

Vous  m'aviez  fait  espérer»  monsieur,  avant  mon  départ,  que  si  le 
malheur  que  je  craignois  arrivoit,  vous  vienderiez  m'en  coosoller  iq 
par  votre  présence.  Je  vous  avais  priée  d^engager  M"**  Necker  a  me  faire 
le  même  honneur.  La  discrétion  qui  me  privoit  alors  de  celui  de  faire 
connoissance  avec  elle  ne  subsiste  plus  aujourd'hui,  et  vous  avez  besoio 
Tun  et  l'autre  de  vous  arracher  dans  ce  moment-ci  aux  importaoités 
auxquelles  votre  commune  célébrité  vous  expose.  Vous  ne  trouverez  icy 
que  des  amis  et  avec  eux  la  paix«  le  repos  et  la  liberté.  Vous  vous  livre* 
rez  sans  inquiétude  au  besoin  de  parler  de  ce  que  vous  avez  fait,  vous 
vous  prêterez  sans  crainte  au  besoin  qu'on  aura  de  vous  eotendre.  Si 
je  ne  suis  pas  assez  heureuse  pour  que  M"**  Necker  et  vous  ayez  accepté 
ma  proposition  avant  le  départ  de  M.  de  Ghoiseul,  il  ira  vous  &i  pres- 
ser l'un  et  l'autre.  Je  conserverai  le  plus  que  je  pourrai  Tespéreoce  de 
son  succès  et  je  méritte  de  l'obtenir  par  les  sentimens  avec  lesquels  j^ai 
l'honneur  d'être,  monsieur,  votre  trés-humble  et  trés-obéissaote  ser- 
vante. 

La  duchesse  de  Ghoiseul. 

Ge  mot  naïf  et  profond  :  n  Je  sais  profondément  triste,  parce 
que  je  deviens  désintéressée,  »  exprime  à  merveille  la  nature  toute 
particulière  des  regrets  que  la  disgrâce  de  M.  Necker  faisait  éprou- 
ver à  la  duchesse  de  Ghoiseul.  Longtemps  M.  Necker  avait  passé  à 
la  cour  pour  être  de  ce  qu'on  appelait  le  parti  Ghoiseul,  et  peut- 
être  la  duchesse  espérait-elle  qu'à  la  mort  du  vieux  Maurepas,  fl 
contribuerait  à  rappeler  son  mari  au  pouvoir.  G'était  cette  der- 
nière espérance  dont  la  duchesse  pleurait  la  perte  autant  qu'elle 
déplorait  la  chute  de  H.  Necker.  Necker  et  Ghoiseul  I  deux  noms 
que  Thistoire  n'a  point  associés  et  que  l'imagination  même  a 
quelque  peiae  à  rapprocher.  Qui  sut  cependant  si  la  bonne  grâce 
et  la  dextérité  de  L'un  venant  en  aide  à.  la  science  financière  etih 
capacité  de  Taulre,  leurs  efforts  n'auraient  pas  réussi  à  éviter  re- 
cueil où  la  monarchie  devait  sombrer? 


LB  SALON  M  M"*  NBCXEB.  709 

On  a  VU  en  quels  termes  le  duc  de  Choiseul  remerciait  H.  Kec- 
ker  des  seryices  financiers  rendus  par  lui  à  l'état.  Ces  services 
étaient  fréquens,  et  la  correspondance  de  M.  Necker  avec  les  gardes 
du  trésor  royal  montre  à  quel  désordre   incroyable  l'état  des 
finances  publiques  était  arrivé  à  la  fin  du  règne  de  Louis  XV.  Ces 
gardes  d'un  trésor  bien  mal  gardé  supplient  à  chaque  instant  M.  Nec- 
ker de  venir  à  leur  secours.  Toute  leur  espérance  est  en  lui.  Us  font 
appel  à  son  amour  pour  la  réputation  du  trésor,  et  c'est,  à  un  mo* 
ment  donné,  de  cet  amour  que  dépend  le  départ  de  la  maison 
du  roi  pour  Fontainebleau.  Il  faut  penser  que  ces  supplications 
s'adressent  à  un  banquier  protestant  qui  représentait  auprès  de  la 
cour  de  France  un  gouvernement  étranger,  pour  mesurer  l'urgance 
d'une  réforme  à  tout  le  moins  dans  le  gouvernement  des  finaaces. 
4)uels  que  fussent  cependant  les  services  rendus  par  M.  Necker  et  la 
réputation  qui  commençait  à  s'attacher  à  son  nom,  encore  fallait-il 
qu'une  circonstance  heureuse  vint  le  tirer  de  la  pénombre  et  le 
mettre  en  pleine  lumière.  Comme  son  élévation  politique  est  par  elle- 
même  un  fait  assez  étrange,  ses  adversaires  n'ont  pas  manqué  de  l'ex- 
pliquer par  quelque  intrigue  à  laquelle  il  serait  descendu.  Sénac  de 
Meilban  a  mis  en  circulation  sur  ce  point  une  anecdote  à  laquelle  M.  DroK 
a  accordé  les  honneurs  de  la  reproduction  dans  sa  gravé  Histoire  de 
Louis  XVI  et  que  MM.  de  Concourt  ont  recueillie  dans  un  de  ces 
nombreux  ouvrages  où  la  saine  critique  est  remplacée  par  l'esprit, 
Tentrain  et  la  recherche  infatigable  des  documens.  D'après  Sénac 
de  Meilhan,  le  véritable  auteur  de  la  fortune  de  M.  Necker  serait 
une  sorte  de  chevalier  d'aventure  dont  il  est  souvent  question  dans 
les  mémoires  du  temps,  et  qui,  de  son  véritable  nom  Masson  de 
Pezai,  se  faisait  appeler  le  marquis  de  Pezai.  Ce  prétendu  marquis 
de  Pezai,  homme  à  inventions  creuses  et  en  même  temps  faiseur 
de  vers  assez  médiocres  (ce  qui  faisait  dire  de  lui«  dans  un 
quatrain,  qu'en  dépit  de  la  nature  il  s'était  fait  poète  et  mar^ 
quis),  avait  su  cependant  se  créer  dans  le  monde   une  situa- 
tion à  laquelle  les  agrémens  de  sa  personne  n'avaient  pas  nui. 
C'était  à  son  propos  que  M.  de  Maurepas  disait  plaisamment  : 
«  M.  de  Pezai  gouverne  la  France,  »  et  comme  on  lui  demandait 
pourquoi,  il  répondait  :  «  M.  de  Pezai  gouverne  la  princesse  de  Mont- 
barrey  dont  il  est  l'amant;  M*"*  de  Montbarrey  gouverne  ma  femme, 
ma  femme  me  gouverne,  et  moi,  est-ce  que  je  ne  gouverne  pas  la 
France  7  »  Ce  serait,  toujours  d'après  Sénac  de  Meilhan,  ce  person- 
nage assez  peu»  recommandable  qui  aurait  attiré  sur  le  banquier 
genevois  l'attention  du  premier  ministre  de  Louis  X¥I,  loi  encore 
qui  aurait  été  chargé  par  M.  Necker  de  remettre  au  roi,  dont  il 
avait  su  capter  la  confiance,  un  mémoire  sur  l'état  des  finances,  lui 

enfin  qui  aurait  par  ses  insistances  triomphé  des  béâtalions  du 


800  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

roi  et  de  celles  de  Maurepas  lorsqu'il  s'était  agi  de  pounoir  à  la 
vacance  ouverte  au  contrôle  -  général  par  la  mort  de  M.  de 
Glugny.  a  Plus  d'une  fois,  dit  Sénac  de  Meilhan,  le  superbe 
Necker,  enveloppé  d'une  redingote,  est  venu  attendre  chez  H.  de 
Pezai,  au  fond  de  la  remise  d'un  cabriolet,  le  moment  où  il  devait 
revenir  de  Versailles.  »  Le  malheur,  c'est  qu'aucun  document  D'à 
jamais  été  produit  par  Sénac  de  Meilhan  à  l'appui  de  son  affirma- 
tion malveillante  et  que  ceux  des  archives  de  Goppet  ne  la  confir- 
ment pas.  Ces  archives  contiennent  en  effet  plusieurs  lettres  adres- 
sées par  Pezai  (qui  écrivait  à  tout  le  monde)  à  M.  et  à  M"**  Necker. 
Aucune  de  ces  lettres  ne  contient  la  moindre  allusion  à  qaelqoe 
service  rendu  par  lui  à  M.  Necker  et  celle  même  qu'il  adresse 
à  M"*^  Necker  pour  la  féliciter  de  l'élévation  de  son  mari  est  aassi 
insignifiante  que  les  autres.  Or  Pezai  n'était  point  homme  à  laisser 
oublier  un  service  rendu  par  lui,  et  si  M.  Necker  lui  avait  eu  tant 
d'obligations,  il  n'aurait  pas  été  en  mesure  de  lui  refuser,  ainsi 
qu'il  fit  plus  tard,  la  succession  de  M.  de  Trudaine  aux  pools  eî 
chaussées. 

Il  faut  donc  en  revenir,  pour  expliquer  cette  élévation,  à  la  rai- 
son toute  naturelle,  c'est-à-dh:e  à  la  haute  estime  que  M.  Kecker 
avait  su  inspirer  de  ses  talens  et  aux  relations  familières  qae  ses 
fonctions  diplomatiques  avaient  créées  entre  lui  et  Maurepas.  >  Deux 
conversations  avec  M.  de  Maurepas,  dit  M*"*  de  Staël  dans  sa 
notice  sur  la  vie  privée  de  son  père,  avaient  suffi  pour  le  détermi- 
ner à  proposer  M.  Necker  pour  directeur  du  trésor  royal.  »  Deux 
conversations,  ce  n'est  pas  tout  à  fait  assez  dire.  Il  fallut  encore 
une  longue  lettre  directement  adressée  par  M.  Necker  à  Haarepas 
et  dont  l'original  se  trouve  aux  archives  nationales.  Dans  cette 
lettre,  écrite  au  moment  où  le  roi  hésitait  encore  à  consacrer  le 
choix  de  Maurepas,  M.  Necker  s'ouvre  à  son  protecteur  avec  une 
habile  franchise  du  désir  qu'il  éprouve  d'entreprendre  de  coflunon 
accord  avec  lui  la  tâche  de  rétablir  Tordre  dans  les  finances.  Apès 
avoir  commencé  par  remercier  Maurepas  d'un  billet  affectueux, 
qui,  dit-il,  a  sera  sur  son  cœur  toute  sa  vie,  »  M.  Necker  continoe 
en  ces  termes  : 

J'ai  toujours  eu  pour  amis  ceux  à  qui  j'ai  pu  me  montrer  à  découverti 
et  la  bienveillance  que  vous  montrez,  monsieur  le  comte,  m'encoonge 
encore  à  cet  égard.  Vous  m'aimerez  encore  davantage  quand  je  pourrai 
dans  une  carrière  commune  vous  rapporter  tous  mes  sentimeos  ei 
toutes  mes  pensées.  Ne  craignez  donc  point  de  déployer  toute  votre 
force;  je  vous  doane  ma  parole  d'honneur  que  vous  n'y  aurez  point 
de  regret.  Et,  sans  cette  confiance,  comment  et  dans  quel  but  pour- 
rois*je  rechercher  une  place  qui  ne  peut  mUntéresser  que  par  le  senti- 


LE  SALON  DE  M"""  NfiCKER.  801 

meot  de  satisfaction  que  j'espère  inspirer  et  que  je  suis  sûr  de  mériter 
par  une  conduite  sur  laquelle  la  plus  rigoureuse  critique  ne  trouvera 
jamais  à  reprendre?  Que  puis-je  craindre  aussy  moi  môme  avec  ce 
mobile?  Si  je  puis  bien  faire,  il  faudra  bien  qu*on  soit  content,  si  je 
ne  le  puis  par  des  circonstances  que  j'ignore»  je  ne  serai  pas  embar- 
rassant, car  je  m'en  irai  bien  vite. 

II  y  avait  cependant  une  difficulté  qui  tenait  à  la  religion  de 
M.  Necker.  La  place  de  contrôleur-général  donnait  droit  d'entrée 
et  voix  délibérative  dans  le  conseil  d'Ëtat;  or,  il  n'y  avait  pas 
plus  de  quatorze  ans  qu'un  arrêt  du  parlement  de  Toulouse  avait 
condamné  à  mort  un  pasteur  protestant,  François  Rochette,  comme 
c(  atteint  et  convaincu  d'avoir  exercé  les  fonctions  de  son  minis- 
tère, »  et  il  avait  marché  au  supplice  pieds  nus,  tète  nue,  la 
bart  au  col,  portant  au  cou  un  écriteau  sur  lequel  était  écrit  : 
«  Ministre  de  la  religion  prétendue  réformée.  »  Peu  s'en  était  fallu 
qu'en  1769  le  maréchal  de  Beauvau,  nommé  gouverneur  de  Pro- 
vence, ne  fût  tombé  en  disgrâce  pour  avoir  rendu  la  liberté  à  quel- 
ques fenunes  protestantes  encore  détenues  dans  la  vieille  tour 
d'Aiguës -Mortes.  Les  derniers  protestans  sortaient  à  peine  du 
hagne»  et  ceux  qui  étaient  toujours  demeurés  libres  n'avaient  pas 
le  droit  légal  de  se  marier  et  de  faire  reconnaître  leurs  enfans.  La 
pensée  de  revêtir  un  protestant  d'une  importante  fonction  publique 
montrait  donc  un  grand  progrès  de  la  tolérance,  et  il  faut  faire 
honneur  au  pieux  et  timoré  Louis  XVI  d'avoir  su  vaincre  ses  scru- 
pules dans  l'intérêt  public»  Mais  c'était  trop  lui  demander  que  de 
le  faire  entrer  d'emblée  au  conseil.  L'expédient  imaginé  fut  de 
partager  les  attributions  du  contrôle-général  et,  à  côté  d'un  con- 
trôleur général  qui  ne  serait  rien,  de  nommer  un  directeur  du 
trésor  qui  serait  tout.  II  semble  que  la  trace  des  hésitations  par 
lesquelles  Louis  XVI  dut  passer  se  retrouve  dans  le  libellé  du 
brevet  qui  fut  délivré  à  M.  Necker.  Les  actes  officiels  ne  revêtaient 
point  alors  cette  formule  uniforme  et  invariable  sous  laquelle  se 
dissimule  aujourd'hui  la  pensée  qui  les  a  dictés.  La  rédaction  de 
ces  actes  était  pleine  de  nuances  auxquelles  il  n'est  pas  indifférent 
de  s'attacher.  C'est  ainsi  que  les  termes  du  brevet  de  M.  Necker 
semblent  indiquer  l'intention  d'atténuer  l'importance  des  fonctions 
qui  lui  étaient  conférées  et  d'expliquer  en  même  temps  une  nomi- 
nation qui  pouvait  surprendre. 

Aujourd'hui,  22  octobre  1776,  le  roi. étant  à  Fontainebleau,  ayant 
jugé  convenable  au  bien  de  son  service,  en  nommant  le  sieur  Tabou- 
feau  des  Réaux,  conseiller  d'état»  ancien  intendant  de  Valenciennes, 


802  UYUB  DIS  DEUX  MONDES. 

pour  remplir  la  charge  de  contrôleur-géaéral  des  finances,  vacante  par 
le  décès  du  sieur  de  Clugny,  de  se  réserver  la  direction  du  trésor  royal, 
Sa  Majesté  a  cru  en  même  temps  ne  pouvoir  confier  un  détail  aassi 
important  à  personne  qui  en  fût  plus  digne  que  le  sieur  Necker.  Les 
preuves  multipliées  qu'il  a  données  de  son  zèle  pour  le  service  de  Sa 
Majesté  et  les  connoissances  profondes  qu'il  a  acquises  dans  radminis- 
tration  des  finances,  lui  per^adent  qu'il  répondra  dignement  à  la 
confiance  dont  Sa  Majesté  veut  bien  T  honorer.  A  cet  effet,  Sa  Majesté 
Ta  nommé  et  nomme,  pour  exercer  sous  ses  ordres  la  direction  de 
son  trésor  royal,  avec  le  titre  de  conseiller  des  finances  et  de  directeur 
général  du  trésor  royal;  et  pour  assurance  de  sa  volonté,  Sa  Majesté  a 
signé  de  sa  main  le  présent  brevet  et  fait  contresigner  par  moi,  con- 
seiller secrétaire  d'état  et  de  ses  commandemens  et  finances.  Signé: 
Louis,  et  plus  bas  :  Amelot. 

Cette  combinaison  ne  pouvait  durer  longtemps.  L'officieuse  M"*de 
la  Ferté-Imbault,  qui  connaissait  le  ménage  Taboureau,  avait  bien 
donné  force  conseils  à  M*"*  Necker,  en  lui  recommandant  de  ména- 
ger la  vanité  de  M""*  Taboureau  et  de  se  montrer  souvent  en  public 
avec  elle.  Mais  d'inévitables  froissemens  survinrent,  et,  après  neuf 
mois  de  collaboration,  durant  lesquels  Taboureau  s'occupa  exclosi- 
vement  de  rechercher  les  émolumens  de  sa  place  négligés  par  ses 
prédécesseurs,  il  donna  sa  démission.  Intervient  alors  un  second 
brevet  qui  détermine  la  nature  des  ionctians  nouvellest  créées  pour 
M.  Necker  : 

Aujourd'hui,  29  juin  1777,  le  roi  étant  à  Versailles,  ne  jugeant  pas 
convenable  de  nommera  la  place  de  contrôleur-général  de  ses  finances, 
vacante  par  la  démission  du  sieur  Taboureau  des  Réaux,  conseiller  d'é- 
tat, croyant  cependant  nécessaire  de  réunir  entre  les  mains  d'une  seule 
personne  les  fonctions  relatives  à  Tadministration  des  finances,  et  vou- 
lant donner  au  sieur  Necker  une  preuve  de  la  satisfaction  qu'il  a  de 
ses  services;  à  cet  effet,  Sa  Majesté  l'a  nommé  et  nomme,  pour  exercer 
immédiatement  sous  ses  ordres  la  place  de  directeur-général  de  ses 
finances. 

«  La  missieD  de  H.  Necker,  écrivait  au  Magnifique  Petit  Cobi^ 
H.  de  Vergennes,  ministre  des  affaires  étrangères,  ne  pouvait 
finir  plus  glorieusement  qu'elle  le  &it,  et  la  place  de  confiance 
à  laquelle  il  est  appelé  est  une  preuve  éclatante  de  toute  la  conâ- 
aération  qu'il  s'est  acquise.  »  Aussi  le  Magnifique  Petit  Gooseilf 
secrètement  flatté  de  l'bonneur  qui  avait  été  conféré  à  son  repré- 
sentant, arrétait-il  en  ces  termes  la  rédaction  d'une  iascriptioo 
latine  qui  serait  gravée  sur  une  médaille  décernée  à  VL  Necker 


us  8AI0N  DB  M"*  MBCKU.  MS 

Jacoho  fiecker^  Régie  GMorum  mrarii  superadminisirataH , 
quod  octo  armos  Ugatus  apud  Regem  chrigttaniiiitnumy  eximia 
fide  peritia  defunctu»  sit^  civi  optimo^  d$  patria  bene  merito 
Senatus.  Gen.  D.  D.  f716. 

Cette  inscription  fut  la  première  des  quatre-vingt-deux  qui 
devaient  être  rédigées  en  l'honneur  de  H.  Ned^er  dorant  les  années 
qui  allaient  suivre,  en  attendait  rheure  des  libelles. 

II. 

En  passant  de  Thôtd  Leblanc  à  celui  du  Contrôle-général,  qui 
était  situé  rue  Neuve-des-Petits-Champs,  M.  Necker  échangeait  la 
situation  d'un  riche  financier,  mari  d'une  femme  aimable,  contre 
celle  d'un  homme  publie  qui  allait  bientôt  devenir  le  personnage 
de  France  le  plus  en  vue.  Ses  fonctions  nouvelles  allaient  lui  créer, 
avec  le  roi  et  les  membres  de  la  famille  royale,  avec  les  hommes 
de  cour  et  les  évèques,  avec  les  hommes  de  lettres  et  les  philo- 
sophes, des  relations  dont  je  voudrais  marquer  la  nature  sans  entre- 
prendre de  retracer  l'histoire  de  son  administration.  Les  adversaires 
de  M.  Necker  font  asser  volontiers  le  silence  sur  ces  dnq  années 
d'une  conduite  si  avisée,  si  prudente,  durant  lesquelles  il  réussit 
souvent  à  faire  triompher  dans  la  direction  des  finances  des  prin- 
cipes qui  sont  passés  aujourd'hui  à  l'état  d'axiome,  mais  qui  alors 
étaient  à  peine  entrevus  par  les  esprits  les  plus  éclairés.  Je  dirai 
seulement  un  mot  du  caractère  de  cette  administration.  L'in- 
contestable supériorité  de  H.  Necker  sur  les  financiers  du  temps, 
c'est  d'avoir  discerné  avec  sagacité  les  points  où  une  réforme  était 
indispensable  et  d'avoir  avec  beaucoup  de  sûreté  de  coup  d'oeil 
porté  la  main  sur  des  rouages  vieillis  dont  quelques-uns  furent 
définitivement  brisés  par  lui ,  dont  les  autres  devaient  l'être  plus 
tard  par  des  mains  plus  brutales.  Lorsqu'au  prix  de  beaucoup  de 
colères  et  de  ressentimens,  il  réduisait  le  nombre  de  ces  intermé- 
diaires, fermiers  généraux,  croupiers,  régisseurs,  receveurs-géné- 
raux ,  entre  les  mains  desquels  restait  une  partie  de  l'argent  pro- 
duit par  les  impôts,  lorsqu'il  travaillait  à  ramener  l'unité  dans  la 
comptabilité  générale  en  supprimant  quelques-unes  des  caisses 
publiqpies,  et  (tâche  plus  difficile  encore)  quelques-uns  des  tréso- 
riers, lorsqu'il  s'efforçait  d'obtenir  que  chaque  année,  à  une  époque 
fixe,  il  fût  établi  une  sorte  de  tableau  comparatif  des  recettes  pro- 
bables et  des  dépenses  projetées  qui  permit  de  mettre  en  équilibre 
les  unes  avec  les  autres,  il  ne  faisait  rien  autre  chose  que  mettre  à 
l'avance  en  pratique  les  principes  d'après  lesquels  se  gouvernent 
aujourd'hui  en  matière  de  finances  tous  les  pays  civilisés. 

Lorsque,  dans  un  autre  ordre  d'idées*,  il  essayait  d'organiser  par 


80A  ftBTUE  DES  DBDX  MORDES» 

toute  la  France  des  assemblées  provinciales  qui  seraient,  entre 
autres  fonctions,  chargées  de  la  répartition  de  l'impôt,  il  jetait  les 
premiers  fonde  mens  de  la  seule  de  nos  institutions  dont  nos  bou- 
leversemens  politiques  n'aient  fait  qu'accroître  la  solidité  :  celle 
des  conseils-généraux.  Détail  assez  curieux  :  c'est  dans  le  projet 
d'édit  soumis  au  roi  par  M.  Necker  que  se  trouve,  sous  la  désigna- 
tion de  bureau  ou  commission  intermédiaire^  la  première  idée  de 
ce  rouage  d'une  commission  permanente  que  notre  législation 
récente  a  cru  emprunter  à  la  Belgique,  commission  qui  fonctionne 
aujourd'hui  dans  tous  nos  départemens  et  dont  l'administration, 
sans  être  irréprochable,  vaut  à  tout  prendre  mieux  pour  eux  que 
celle  des  préfets  d'aventure  auxquels  nous  les  voyons  condamnés. 

Enfin,  lorsque  peu  de  mois  avant  de  quitter  le  pouvoir,  M.  Necker 
jetait,  par  la  publication  du  fameux  Compte-rendu^  une  lumière 
inattendue  sur  la  matière  obscure  des  finances  publiques,  cette 
innovation  hardie  lui  était  inspirée  par  une  prévision  dont  l'expé- 
rience a  démontré  la  justesse.  Son  instinct  financier  devinait  les 
ressources  inépuisables  que,  dans  un  pays  fertile  et  laborieux,  uo 
gouvernement  sage  peut  obtenir  en  faisant  appel  au  crédit,  mais 
il  sentait  bien  que  par  ce  temps  où  l'opinion  publique  était  deve- 
nue une  puissance,  les  opérations  mystérieuses  n'avaient  plus  leur 
raison  d'être  et  que  la  publicité  était  devenue  la  seule  base  du 
crédit.  Cette  vérité,  qui  parait  aujourd'hui  si  simple,  était  alors 
une  découverte  à  peine  entrevue.  La  proclamer  était  une  grande 
hardiesse,  et  il  n'est  pas  surprenant  que  M.  Necker  ait  été  accasé 
par  ses  adversaires  d'avoir  trahi  le  secret  de  l'état.  Mais  ce  qui 
est  plus  étrange,  c'est  qu'il  se  trouve  encore  de  nos  jours  des  écri- 
vains pour  le  lui  reprocher. 

Un  autre  caractère  de  l'administration  de  H.  Necker,  c'est  une 
préoccupation  constante  du  sort  des  petits,  des  humbles,  des 
souffrans.  On  connaît  sa  réponse  à  une  solliciteuse  qui  lui  disait  : 
«Qu'est-ce  que  mille  écus  de  pension  pour  le  roi? —  Mille  écus! 
mais  c'est  la  taille  d'un  village  I»  Le  souci  de  la  condition  faite  à  ces 
classes  silencieuses  et  souifrantes  «  dont  la  vou,  disait-il  dans  un 
de  ses  ouvrages,  ne  se  fait  jamais  entendre  à  l'avance,  et  qui  ne 
sait  longtemps  que  bénir  ou  pleurer,  »  lui  inspire  même  parfois 
quelques  théories  assez  malsonnantes  sur  l'origine  et  les  limites  du 
droit  de  propriété,  théories  qui  lui  ont  valu  de  la  part  de  mon 
éminent  collaborateur,  M.  Janet,  le  reproche  de  socialisme  (1). 
Pardonnons  cependant  à  ces  théories  en  faveur  du  sentiment  qui 
les  lui  dictait  et  qui  lui  faisait  dure,  dans  son  Traité  sur  radmi- 

(1)  Voyex  dans  la  Rwue  da  15  JaUlet,  l'intéressante  étude  de  M.  Janet  sur  1^  Oti- 
gwei  dujocialùmê  contemporain. 


LB   SALON  DE   M"^*  NEGKER.  805 

nistraiion  des  finances^  après  avoir  établi  le  chiffre  des  sommes 
mises  par  l'impôt  à  la  disposition  du  roi  :  «  Je  voudrais  que  l'ad- 
ministration ne  vtt  pas  seulement  dans  un  pareil  tableau  la  puis- 
sance politique  du  monarque,  mais  qu'elle  y  lût  encore  en  lettres 
de  feu  l'effrayante  étendue  des  sacrifices  qui  sont  exigés  des  peu- 
ples. »  Ce  sentiment  était  assez  nouveau  chez  un  successeur  des 
Emery  et  des  Terray  pour  qu'il  soit  équitable  d'en  faire  honneur  à 
M.  Necker  et  de  revendiquer  pour  lui  une  part  de  l'éloge  que 
Louis  XVI  décernait  à  Turgot  lorsqu'il  disait  :  «  Il  n'y  a  que  M.  Tur- 
got  et  moi  qui  aimions  le  peuple.  » 

Ces  communes  préoccupations  de  philanthropie  n'étaient  pas  le 
seul  lien  qui  unit  le  monarque  au  ministre  :  il  y  avait  entre  eux  plus 
d'une  ressemblance  :  même  irréprochable  honnêteté  dans  la  vie 
privée,  même  droiture  dans  les  intentions  politiques,  et  aussi  même 
indécision  lorsque  s'imposait  la  nécessité  de  prendre  et  de  suivre 
définitivement  un  parti  énergique.  Mais  il  y  avait  chez  Louis  XVI 
plus  de  simplicité  et  de  détachement  de  lui-même,  chez  M.  Necker 
plus  d'esprit  et  de  sagacité.  Aussi  les  relations  du  roi  et  de  son 
ministre  furent-elles  un  perpétuel  malentendu.  Louis  XVI  croyait 
que  les  vertus  privées  dont  il  donnait  l'exemple  suffisaient  pour 
tirer  la  France  des  difficultés  où  les  abus  du  pouvoir  royal  l'avaient 
plongée  et  il  rêvait  pour  son  peuple  un  gouvernement  paternel  à 
la  Louis  XII.  M.  Necker,  mieux  au  fait  du  mouvement  des  esprits, 
sentait  qu'un  changement  dans  la  constitution  du  royaume  était 
devenu  nécessaire,  et  il  aurait  désiré  préparer  graduellement  ce 
changement,  tandis  que  Louis  XVI  était  au  contraire  disposé  à  voir 
dans  toute  tentative  de  cette  nature  un  attentat  à  l'autorité  royale. 
Hais  avec  quelque  sévérité  que  Louis  XVI  ait  fini  par  juger  la  conduite 
politique  de  M.  Necker,  il  n'a  jamais  prêté  l'oreille  aux  calomniateurs 
qui  s'efforçaient  de  lui  dépeindre  son  ministre  comme  un  conspira- 
teur travaillant  à  la  ruine  de  la  monarchie.  Et,  de  son  côté,  M.  Necker, 
deux  fois  abandonné  par  le  roi  dans  des  circonstances  où  cet 
abandon  lui  fut  assurément  cruel,  n'a  cependant  jamais  perdu  une 
seule  occasion  de  rendre  hommage  en  termes  émus  au  prince  qui 
avait  mis  en  lui  une  confiance  momentanée.  H""  de  Staël  a  eu 
raison,  pour  l'honneur  de  son  père,  de  publier  les  lignes  suivantes, 
qu'elle  a  retrouvées  après  sa  mort  et  qui  furent  écrites  par  lui  sous 
le  coup  de  l'émotion  que  lui  causa  l'exécution  de  Louis  XVI  : 

0  Louis,  excellent  prince  et  le  meilleur  des  hommes,  qu'il  n'y  ait 
jamais  un  écrit  de  moi  où  je  n'atteste  vos  vertus  comme  un  témoin 
digne  de  foi,  aucun  où  je  n'appelle  à  votre  défense  le  seul  jugement 
durable,  le  jugement  de  la  postérité.  Innocente  victime,  s'il  en  fut 


S06  UTUE  DES  DKOX  lf(XIDB8« 

jamais  I  ionocenle  yictime  des  pasBions  hamaines  I  Quel  gacrii»  im- 
pie I 

Si  Marie-Ântoinatte  derait,  «uz  approches  de  la  révolutiont  entrer 
avec  violence  dans  les  inimitiés  que  son  entourage  nourrissait  contre 
H.  Necker,  du  moins,  à  l'époque  qui  nous  occupe,  eut-elle  le  bon 
esprit  de  ne  point  prAter  la  main  aux  intrigues  dont  on  aurait  vouk 
qu'elle  devint  l'instrument.  Vertement  tancée  par  sa  mère  pour  la 
part  qu'elle  avait  prise  à  la  disgrâce  de  Malesherbes  et  de  Turgot, 
elle  avait  adopté  la  résolution,  qui  ne  coûtait  guère  à  son  insou- 
ciance, de  renoncer  à  toute  intervention  directe  dans  les  affaires 
publiques.  Hais  elle  se  prêta  de  bonne  grâce  aux  sacrifices  qui 
étaient  exigés  d'elle,  entre  autres  à  la  réforme  de  sa  maison  et  de 
celle  du  roi,  qui  faisait  partie  des  plans  de  M.  Necker.  Elle  ne  crut 
pas,  ainsi  qu'on  s'efforça  de  le  lui  persuader,  la  dignité  royale  inté- 
ressée à  conserver  dans  sa  cour  une  foule  de  places  superflues  i  la 
dénomination  bizarre,  sauf  (tant  était  grand  le  désordre  des  sept  ou 
huit  caisses  chaiigées  de  payer  les  gages  de  cette  nombreuse  livrée) 
à  ce  que  ses  laquais  mendiassent,  faute  d'argent,  dans  les  rues  deYer- 
sailles,  comme  le  faisaient  ceux  de  Louis  XY.  Elle  ne  lui  sut  pas 
davantage  mauvais  gré  de  la  résistance  souvent  maussade  qu'il 
opposa  aux  demandes  de  la  coterie  avide  dont  elle  était  malheureu- 
sement environnée.  C'est  ainsi  que,  le  duc  de  Guines  ayant  obtenu, 
par  l'intervention  de  la  reine  et  en  dépit  de  M.  Necker,  une  dot  de 
cent  mille  écus  pour  sa  fille  et  ayant  jugé  plaisant  ou  habile  d'écrire 
à  M.  Necker  pour  l'en  remercier,  il  s'attira  la  réponse  suivante  : 

Monsieur  le  duc. 

Quoique  j'attachasse  beaucoup  de  prix  à  votre  reoonnoissaiioe,  je  dois 
à  la  vérité  de  ne  point  accepter  ce  qui  ne  m'appartient  pas.  Tontes  ks 
fois  que  la  reine  m*a  fait  l'honneur  de  me  parler  de  votre  affaire,  fai 
fait  en  loyal  administrateur  des  finances  toutes  les  observations  conne 
que  j'ai  cru  pouvoir  me  permettre.  Sa  Majesté  m'a  ensuite  parié  de  la 
volonté  du  roi  qui  me  seroit  manifestée,  et  de  ce  moment  je  n'ai  en 
qu'à  montrer  mon  respect  et  mon  obéissance.  Vous  voyez  donc,  mon- 
sieur le  duc,  que  si  le  roi  me  donne  des  ordres,  vous  ne  me  devrez 
rien.  Après  cet  aveu,  qui  me  fait  perdre  un  titre  à  votre  bienveillanoe, 
je  vous  prie  de  croire  au  désir  sincère  que  j*ai  d'en  acquérir,  et  je 
chercherai  avec  empressement  les  occasions  de  vous  en  convaincre. 

Le  duc  de  Guines  était  des  mieux  placés  auprès  de  Marie-Antoi- 
nette, qui  s'était  déjà  employée  en  sa  faveur  dans  un  procès  impor- 
tant. Néanmoins  elle  ne  témoigna  aucune  mauvaise  homenr  de 


LE  SALDff  DB  U"«  NBCIUBIU  807 

cette  rebuffade  adressée  à  son  faTori^  et  lorsque  M.  Necker,  quelque 
temps  après,  donna  sa  démission.  H'"*  Nedier  put  écrire  au  curé 
d'une  des  paroisses  de  Paris  :  a  Une  consolation  pour  nous  dans  le 
monde,  s'il  en  peut  exister,  c'est  que  la  reine  partage  notre 
patriotisme;  elle  a  pleuré  samedi  toute  la  journée.  » 

Avec  les  autres  membres  de  la  famille  royale,  les  relations  de 
H.  Necker  n'étaient  point  aussi  faciles.  Nous  trouverons  tout  à 
l'heure  la  main  du  comte  d'Artois  dans  l'intrigue  qui  le  renversa* 
Quelques  mois  après  son  arrivée  à  la  direction  générale  des  finances, 
il  eut  le  périlleux  honneur  de  se  trouver  en  lutte  directe  avec  Mon- 
sieur. Celui  qui  devait  plus  tard,  sous  le  nom  de  Louis  XVIII,  rendre 
à  la  France  un  si  insigne  service  et  lui  assurer  dix  de  ses  plus 
belles  années,  était  alors  fort  préoccupé  de  faire  valoir  et  d'aug- 
menter sa  fortune  personnelle.  Il  avait  d'abord  sollicité  la  faveur 
d'être  admis  à  constituer  sur  sa  tête  et  sur  celle  de  Madame  un 
capital  de  2,500,000  livres  dans  un  emprunt  viager.  M.  Necker 
ayant  fait  repousser  cette  demande,  il  introduisait  alors  une  récla- 
mation tendant  au  remboursement  d'une  créance  de  l,06i,l91  livres 
18  sols  8  deniers  (rien  n'était  oublié)  qu'il  prétendait  lui  rester 
due  sur  la  succession  du  dauphin  et  de  la  daupbine,  ses  père  et 
mère.  Il  chargeait  son  intendant,  Gromot,  d'exposer  à  M.  Necker 
cette  réclamation  tardive,  et  Gromot  terminait  sa  lettre  dans  les 
termes  suivans  : 

En  m'acquittant  des  ordres  de  Monsieur,  je  dois  vous  prévenir  qu'il 
lui  est  revenu  que  vous  éiiés  dans  l'opinion  que  cette  affaire  avoit  été 
déjà  traitée  et  même  consommée  avec  vos  prédécesseurs.  Monsieur  ne 
peut  se  persuader  que  vous  ayez  abondé  dans  une  idée  qui  lui  seroit 
aussi  injurieuse,  et  si  on  avoit  cherché  à  vous  induire  dans  une  sem- 
blable erreur,  vous  en  sortiriés  facilement,  en  faisant  vérifier  les  faits 
dans  vos  propres  bureaux.  Je  mettrai  la  réponse  dont  vous  voudrés  bien 
m'bonorer  sous  les  yeux  de  Monsieur  qui  l'attend  avec  impatience. 

La  demande  était  directe»  la  démarche  pressante  et  la  tentative 

d'intimidation  à  peine  déguisée.  Un  ministre  moins  pénétré  de  ses 

4evoirs  que  M.  Necker  aurait  pénètre  plié.  Mais  il  n'hésita  pas,  et 

quelques  jours  après  il  répondait  à  Gromot  une  lettre  habilement 

rédigée  qu'à  son  tour  il  terminait  ainsi  : 

Il  est  vrai,  monsieur,  que  j'ai  fait  quelques  recherches  pour  exami- 
ner si  cette  demande  n'avoit  pas  déjà  été  formée.  Les  raisons  qui  pou- 
voi  ent  me  le  faire  croire  étoient  assez  plausibles  :  connoissant  votre 
activité  pour  les  intérêts  de  Monsieur  et  votre  intelligence,  il  me  parois- 


808  BBYDE   DES   DEUX   HOlfDES. 

soit  extraordinaire  que  depuis  tant  d'années  où  vous  aviez  eu  le  temps 
de  mettre  en  avant  cette  prétention,  vous  eussiez  choisi  le  moment  ou 
les  finances  sont  le  plus  accablées  du  poids  d'une  guerre  infinimeat 
dispendieuse.  Je  ne  puis  même  vous  dissimuler  qu'après  avoir  fait  pen- 
dant quelque  temps  des  recherches  inutiles  à  cet  égard,  j'ai  acquis 
depuis  peu  de  jours  desrenseignemens  d'où  il  résulte  que  cette  demande 
a  été  formée  et  rejetée  sous  le  feu  roi  au  rapport  de  M.  Tabbè  Terray, 
et  ces  renseignemens  sont  tels  que  j'y  aurois  ajouté  la  plus  enUère  fui 
si  vous  ne  me  disiez  pas  le  contraire. 

Je  prendrai  sur  tout  cela  les  ordres  du  roi,  si  Monsieur  l'exige;  mai< 
j'ai  cru  avant  tout  devoir  faire  connoître  ma  façon  de  penser,  aûa  qui 
Monsieur  puisse  choisir  un  autre  intermédiaire  s'il  le  juge  à  propos  ou 
suivre  directement  cette  affaire.  Et  comme  le  roi  ne  trouve  pas  mauvais 
que  vous  fassiez  valoir  les  droits  de  Monsieur  selon  vos  lumières,  fes- 
père  que  Son  Altesse  Royale  ne  désapprouvera  pas  que  je  discute  les 
intérêts  de  Sa  Majesté  suivant  ma  conscience. 

Inutile  de  dire  que  la  réclamation  de  Monsieur  n'eut  jamais 
d'autres  suites  ;  mais  je  doute  que  l'intendant  auquel  un  démenii 
était  si  poliment  donné  et  le  prince  lui-même  aient  jamais  par- 
donné cette  lettre  à  M.  Necker. 

Si  M.  Necker  eut  souvent  à  lutter  contre  des  difGcultés  de  la 
nature  de  celle  que  je  viens  d'indiquer,  en  revanche  il  dut  se  sen- 
tir singulièrement  encouragé  par  les  témoignages  de  confiance 
qu'il  recueillait  de  tous  côtés.  Il  n'y  a  rien  peut-être  qui  ferait 
mieux  revivre  l'esprit  dont  la  France  était  animée  sous  le  règne  de 
Louis  XYI  que  la  publication  des  milliers  de  lettres,  discours,  pièces 
de  vers,  qui  furent  adressés  à  M.  Necker  durant  les  cinq  années  de 
son  premier  ministère.  Rien  non  plus  qui  ferait  davantage  regretter 
que  tant  de  mouvemens  généreux,  tant  de  bonnes  volontés  ardentes 
n'aient  pas  réussi  à  éviter  la  catastrophe  finale.  Jamais,  à  la  prendre 
dans  son  ensemble,  la  France  ne  fut  animée  de  sentimens  meil- 
leurs que  durant  ces  quinze  premières  années  du  règne  de  Louis  If  !• 
Jamais  souverain  n'obéit  à  des  intentions  plus  pures  ;  jamais  no- 
blesse ne  se  montra  plus  disposée  à  se  réformer  elle-même  ;  janoais 
nation  n'eut  l'oreille  plus  ouverte  et  le  cœur  plus  accessible  à  toutes 
les  idées  élevées.  Quand  on  songe  que,  pour  rechercher  les  causes 
de  ce  tragique  avortement,  il  faut  remonter  à  plus  d'un  siècle  de 
politique  fausse  ou  funeste,  on  est  effrayé  du  poids  dont  la  fatalité 
pèse  sur  les  affaires  humaines  lorsqu'elle  n'est  combattue  par  aucune 
volonté  ferme,  et  on  se  prend  à  creuser  le  sens  profond  du  vers 
antique  : 

Delieta  majoram  immeritus  lues. 


LE  SALON   DB  M"**  NEGKER.  809 

Parmi  ces  nombreux  témoignages  de  l'incroyable  popularité  dont 
jouissait  M.  Necker  je  choisirai  ceux  où  se  peint  le  mieux  l'esprit 
qui  animait  alors  les  différentes  classes  de  la  société.  Assurément  il 
n'y  aurait  eu  rien  d'étonnant  à  ce  qu'un  ministre  étranger  et  bour- 
geois trouvât  liguée  contre  lui  la.  noblesse  de  cour  et  que  la  cabale 
des  courtisans  s'acharnât  tout  entière  contre  lui.  Il  n'en  fut  rien.  Si 
M.  Necker  excita  des  rancunes  implacables  chez  quelques-uns  de 
ceux  dont  il  contribua  à  faire  rejeter  les  demandes,  et  en  particulier 
dans  les  quatre  familles  qu'on  appelait  les  quatre  coins  de  la  reine, 
il  trouva  cependant  dans  les  rangs  des  plus  grands  seigneurs  des  par- 
tisans chaleureux.  Ce  sont,  leurs  lettres  l'attestent,  les  Montmorency, 
les  La  Rochefoucauld,  les  Noailles,  les  Mouchy,  les  Beauvau,  les 
Grillon,  les  Mailly,  bien  d'autres  encore  qui  se  prononcèrent  avec  le 
plus  de  vivacité  en  faveur  de  H.  Necker.  Je  choisirai,  parmi  ces 
témoignages  d'ardeur  désintéressée,  quelques  billets  dont  le  tour 
me  parait  le  plus  propre  à  montrer  quels  sentimens  animaient  alors 
une  partie  de  ce  monde  de  la  cour  de  Louis  XVI.  Presque  tous  ces 
billets  ont  été  écrits,  soit  à  Toccasion  de  la  publication  du  Compte- 
rendUf  soit  au  moment  de  la  retraite  de  M.  Necker.  Yeut-on  savoir, 
par  exemple,  quels  sentimens  la  lecture  du  Compte-rendu  avait 
excités  chez  un  maréchal  de  France  qui  devait  un  jour  périr  sur 
Téchafaud,  ainsi  que  sa  femme  et  sa  petite  fille?  qu'on  lise  cette  lettre 
du  maréchal  duc  de  Mouchy  : 

Versailles,  ce  17  février  1781. 

Je  viens  de  lire  avec  enthousiasme,  monsieur,  l'admirable  compte  que 
vous  avez  rendu  au  roy  :  rien  de  plus  beau  et  de  plus  touchant  pour 
tout  homme  qui  scait  penser;  rien  de  plus  capable  et  de  plus  fait  pour 
enflamer  tous  les  bons  François  d'amour  pour  leur  maistre  et  de  la 
reconnoissance  d'avoir  choisi  un  ministre  aussi  éclairé  et  aussi  actif  et 
qui  a  fait  en  quatre  ans  ce  qui  illustreroit  une  longue  vie.  J'en  fais  aussi 
mon  sincère  compliment  à  la  digne  et  respectable  compagne  de  vos  tra- 
veaux  dans  un  détail  si  intéressant  et  si  pénible.  Tous  les  bons  patriotes 
doivent  faire  des  vœux  pour  que  la  France  vous  conserve  un  siècle  pour 
son  bonheur.  Je  ne  serai  pas  des  derniers  à  le  désirer  très  vivement. 

J'ai  l'honneur  d'être,  monsieur,  avec  un  inviolable  attachement,  votre 
très  humble  et  très  obéissant  serviteur. 

N.  Maréchal  duc  de  Mought. 
J*ai  une  grande  impatience  que  ce  chef-d'œuvre  gagne  la  province. 

Est-on  curieux  du  jugement  que  portaient  sur  les  événemens 
du  nouveau  règne  et  sur  l'entreprise  de  M.  Necker,  les  courtisans 


810  SEYUB  DES  DEUX  HOBIDES» 

vieillis  à  la  cour  de  Louis  XV,  dont  la  jeunesse  avait  ea  des  specta- 
cles bien  différens  sous  les  yeux?  voici  une  lettre  écrite  d'une 
main  affaiblie  et  tremblante  par  un  homme  doDt  on  n'est  guère 
accoutumé  à  associer  le  nom  à  tout  ce  mouvement  d'idées  des  pre- 
mières années  du  règne  de  Louis  XVI,  par  ce  comte  de  TressaD,qQe 
Marie  Leckzinska  appelait  le  plus  aimable  des  vauriens  et  aaqnel 
elle  imposait  de  faire  des  cantiques  en  vers  comme  pénitence  : 


A  FranconfUla,  ce  maidy  (1). 

Monsieur, 

J'ay  été  élevé  sous  les  yeux  du  régent  et  à  la  cour  du  feu  roy,  par  un 
oncle  qui  m*avoit  apris  à  bien  voir;  je  suis  bien  vieux,  mais  ma  vue 
n'est  point  afTciblie,  et  je  gémis  sur  tout  ce  que  je  vois,  et  prewù. 
Votre  belle  ame,  monsieur,  et  celle  qui  lui  est  égale  et  qui  fait  votre 
bonheur  sont  les  seules  qui  puissent  estre  fermes  et  tranquilles  en  œ 
moment.  J'ay  été  passer  byer  une  heure  avec  M.  de  Buffou  mao  ami 
depuis  cinquante  ans,  j'ay  baisé,  les  larmes  aux  yeux,  une  lettre  faitte 
pour  instruire  et  pénétrer  le  cœur  d'un  vray  sage.  Permt'ttez-moy, 
monsieur,  de  vous  jurer  de  nouveau  l'attachement,  le  dévouement  que 
vous  m'avez  inspiré.  Je  vous  admîreray,  vous  respecteray,  vous  âmeray 
jusqu'au  dernier  soupir;  je  vous  suplie  de  me  mettre  aux  pieds  de 
M"»«  Necker,  mon  cœur  fut  déchiré  en  passant  hyer  devant  Saiat-Oueû, 
j'envie  le  bonheur  du  concierge  de  votre  maison. 

De  grâce,  ne  me  privez  pas  longtemps  tous  les  deux  de  Ilionoear  et 
du  bonheur  de  vous  aller  rendre  un  bien  pur  homage,  et  lorsque  vous 
voudrez  bien  voir  vos  serviteurs  les  plus  ûdelles,  je  vous  conjure  d'a- 
peller  ce  vieux  Tressan  qui  dans  ce  moment  ne  conoit  de  gens  edairés 
qui  sont  heureux  que  M.  et  M*^  Necker. 

Parfois,  ces  témoignages  d'enthousiasme  arrivaient  à  H.  Necker 
d'un  camp  bien  voisin  de  celui  où  il  comptait  ses  ennemis  les  plm 
acharnés.  C'est  ainsi  que  le  propre  beau-père  de  l'amie  de  la  reinei 
le  vicomte  de  PolignaCimécont6nt«il  est  vrai,  d'un  passe-droit  qu'il 
avait  subi,  exhalait,  dans  une  lettre  à  M.  Necker,  son  enthousiasDie 
et  ses  griefs  : 

Je  ne  croyois  pas,  monsieur,  pouvoir  rien  ajouter  aux  sentimeos  de 
haute  estime  et  admiration  que  vous  m'avez  déjà  inspiré,  mais  apris 
ia  lecture  de  votre  ouvrage,  je  ne  scay  plus  de  quels  termes  me  serfir 

(1)  Cette  lettre,  qoi  ne  porte  point  de  date^  a  dû  ètn  écrite  au  moment  de  U  dligrifle 
de  H.  Necker. 


LE  8A10H  DB  M"^  NSCUOU  811 

pour  yons  eiprimer  toutes  les  impressions  qu*il  m'a  fait  7  Tout  boa 
François  doit  verser  des  larmes  en  le  lizant  et  tout  bon  patriote  en  doiX 
verser  de  sang.  —  Souffrez  que  je  vous  rappelle  qu'étant  en  Suisse, 
j'eus  l'honneur  de  vous  envoyer  quelques  foibles  idées  de  patriotisme, 
une  espèce  de  projet  ou  d'apperçu  informe  pour  prouver  que  Tadmi- 
nistration  des  finances  demandoit  une  nouvelle  forme.  Je  voyois  comme 
au  travers  d'une  glace  à  facettes  une  quantité  d'abus  de  mauvaises  ges- 
tions, de  rapines,  de  foiblesses  ...  Rien  n'est  si  rebutant  pour  un  bon 
sujet  et  bon  patriote  que  de  voir  de  pareilles  menées.  Aussy  j'ay  pris 
mon  parti  ;  j'ay  dit  pour  toujours  adieu  à  la  cour;  j'y  serois  fort  inutile» 
ma  franchise  et  mon  âge  fort  déplacés.  Si  j'étois  assez  connu  de  vous, 
i  monsieur,  vous  ne  douteriez  pas  de  la  sincérité  et  franchise  avec 
laquelle  je  m'exprime.  Elles  partent  d^un  cœur  vraiment  touché  et  admi- 
rant votre  mérite  peu  commun. 

On  grand  nombre  de  femmes  de  la  cour  ne  se  montraient  pas 
moins  favorables  à  M.  Necker. 

Jamids  smintendant  ne  troava  de  crnelles, 

a  dit  Boileau;  mais  ce  n'est  point  ainsi  qu'il  faut  l'entendre  de 
M.  Necker,  et  s'il  eut  les  femmes  pour  lui  (chose  rare  pour  un  mi- 
nistre réformateur),  il  faut  l'attribuer  en  partie  à  cette  mode  qui 
les  poussait  à  prendre  vivement  parti  dans  des  questions  peut-être 
un  peu  au-dessus  de  leur  portée,  comme  elles  l'avaient  fait  dans  la 
question  du  commerce  des  grains,  à  la  suite  de  l'abbé  Galiani.  Au 
premier  rang  de  ces  tenantes  de  H.  Necker  étaient  la  maréchale  de 
Beauvau,  qui^  discourant  avec  vivacité  dans  son  salon  sur  l'égalité 
des  conditions,  s'offusquait  bien  un  peu  de  ce  qu'un  avocat  pro- 
fitât de  sa  distraction  pour  puiser  sans  façon  dans  sa  tabatière, 
mais  qui,  à  travers  Tépreuve  des  événemens,  demeura  fidèle  à  ses 
amis  comme  à  ses  opinions;  la  duchesse  de  Lauzun,  dont  on  n'a 
pas  oublié  la  lettre  enjouée  où  elle  confesse  s'être  prise  de  querelle 
aux  Tuileries  avec  un  promeneur  inconnu  qui  médisait  de  H.  Nec- 
ker; la  princesse  d'Henin,  qui  sera  plus  tard  une  des  meilleures 
amies  de  M""*  de  Staël  ;  la  duchesse  de  Rohan ,  née  d'Uzès,  qui, 
apprenant  la  retraite  de  M.  Necker,  lui  écrivait  «  que  c'était  comme 
citoyenne  qu'elle  s'affligeait;  »  la  comtesse  de  la  Marck,  née 
Noailles,  une  des  correspondantes  de  Gustave  III;  la  duchesse  d'En- 
ville,  qui,  depuis  le  temps  où  elle  avait  fait  la  connaissance  de 
M"«  Necker  sur  les  bords  du  lac  de  Genève,  n'avait  pas  perdu  le 
goût  des  philosophes.  J'en  pourrais  nonmier  bien  d'autres;  mais 
plutôt  que  de  continuer  cette  nomenclature,  j'aime  mieux  choisir, 
parmi  ces  témoignages  d'enthousiasme  féminin,  deux  lettres  qu'ofi 


812  REVUE  DES  l»nX  MONDES. 

lira  peut-être  avec  intérêt,  car  elles  portent  la  signature  de  deux 
femmes  pour  lesquelles  notre  temps  s'est  épris  d'un  goût  assez  vif. 
L'une  est  de  la  célèbre  M"**  d'Épinay,  qui  devait  sans  doute  à  sa 
belle-sœur,  M"'''  d'Houdetot,  la  connaissance  des  Necker,  et  qui 
exprimait  en  ces  termes  à  M.  Necker  le  regret  que  lui  causait  sa 
retraite  : 

Je  sens,  monsieur,  qu'il  est  peut-être  fort  indiscret  de  vous  parler  de 
la  peine  que  je  partage  avec  tout  le  public,  et  que  j'ose  prendre  la 
liberté  de  vous  assurer  que  personne  ne  ressent  aussi  vivement  que 
moi.  Tous  nos  amis  communs  m'ont  interdit  l'honneur  de  vous  écrire, 
mais  mon  sentiment  me  commande  de  vous  réitérer  l'hommage  de  ceui  ^ 
que  de  tout  temps  je  vous  ai  voué;  j'y  joignois  celui  de  la  reconnois- 
sance  pour  tout  le  bien  public  que  nous  devons  à  votre  ministère  et 
pour  avoir  bien  voulu  vous  occuper  de  moi  dans  ces  momens  de  crise. 
Pardonnez  mon  indiscrétion,  c'est  une  faute  de  mon  cœur.  La  grâce  et 
la  distinction,  que  j'ai  Thonneur  de  vous  demander,  c'est  de  ne  pas  me 
répondre;  je  ne  vous  ai  été  que  trop  un  sujet  d'importunité.  Si  je  pais 
espérer  que  dans  quelques  jours  de  loisir  vous  me  fassiez  l'honneur  de 
me  venir  voir,  vous  mettrez  le  comble  à  mes  vœux.  Recevez,  avec  votre 
bonté  ordinaire,  l'assurance  de  rattachement  le  plus  vrai  et  de  tous  les 
sentimens  que  la  vénération  et  la  reconnoissance  peuvent  inspirer,  avec 
lesquels  je  suis  monsieur,  votre  très  humble  et  très  obéissante  ser- 
vante. 

D'ESCLAVELLES  d'ÉpDIAY. 
A  Paris,  ce  20  mai  1781. 

L'autre  est  de  la  marquise  de  Gréquy,  dont  les  pseudo-mémoires, 
fabriqués  par  M.  Decourcbant,  avaient  fait  une  personne  médisante, 
à  la  langue  acérée  et  qui  était  en  réalité  une  femme  spirituelle, 
sagace  et  bonne.  Son  enthousiasme  pour  M.  Necker  est  d'autant 
plus  significatif  qu'elle  avait,  comme  on  sait ,  pour  meilleur  «mi 
Senac  de  Meilhan  et  que  celui-ci  avait  dû  tout  faire  pour  l'en  dégoû- 
ter. «  Retirez-vous,  polisson]!  M.  Necker  s'avance,  »  lui  avait-elle 
écrit  un  jour,  et  peut-être  cette  boutade  explique-t-elle  quelques- 
uns  des  sentimens  que  Sénac  de  Meilhan  portait  à  M.  Necker.  En 
tout  cas,  il  n'avait  pas  exercé  beaucoup  d'influence  sur  son  amie, 
car  voici  comme  elle  appréciait  la  retraite  de  M.  Necker  : 

A  Monflaoz,  (Bas-Maine),  co  18  aoast(l}. 

Vous  allés  pâtir,  madame,  de  ma  solitude,  car  j'ay  grande  envie  de 
parler.  Je  suis  partie  de  Paris  il  y  a  plus  d'un  mois,  et  après  avdr  été 

(1)  Si  la  démonstration  n^avait  été  surabondamment  faite,  cette  lettre  achèterait 
d'établir  le  caractère  apocryphe  des  Mémoires  où  M"**  de  Créquy  parle  aa  contraire 
des  Necker  en  termes  presque  iojorieax. 


LE  8AX.0N  DE  M"'  NECKEB.  813 

longtemps  inquiette  de  M.  Necker,  on  m'a  assuré  que  sa  santé  était 
rétablie,  mais  je  connois  les  effets  de  la  sensibilité,  et  j'ay  besoin 
d'estre  encore  réassurée.  J'ay  la  confiance ,  madame,  que- vous  ne  desa- 
prouverez  pas  la  liberté  que  je  prends;  j'y  suis  autorisée  par  le  cri  de 
la  populace  avec  laquelle  j'ay  des  communications,  et  quand  il  s'y 
mesie  un  ordre  plus  élevé  je  trouve  le  môme  sentiment,  si  ce  n'est  le 
même  langage.  Chacun  s'intéresse  à  Aristide,  car  je  n'en  sortirai  pas, 
c'est  lui-même,  et  s'il  y  avoitune  assemblée  ou  il  fut  question  du  juste, 
chacun  se  tourneroit  de  son  côté  comme  on  fit  à  Athènes. 

Je  ne  puis  que  sentir  les  malheurs  de  ma  patrie,  les  miens  ne  peu- 
vent être  mis  à  côté,  mais  enfin  nous  voila  à  la  veille  d'une  famine, 
les  bleds  nous  vont  manquer,  le  fermier  sera  hors  d'état  de  soulager 
et  pensera  à  tirer  parti  du  peu  qui  lui  viendra,  et  le  propriétaire  tou- 
chant peu,  donnera  mal.  En  prevoiant  ce  très  prochain  avenir,  je  dis  : 
0  Aristide,  comme  vous  m'auriez  donné  des  secours  I  et  puis  je  pleure 
seule  et  sans  témoins,  car  je  me  suis  aperçue  que  l'avenir  échappe  à 
ces  gens-là,  et  c'est  toujours  autant  de  gagné. 

Pline  le  jeune  ayant  perdu  son  ami  craignoit  de  se  relâcher  dans  la 
vertu.  Je  vous  assure,  madame,  que  je  crains  de  ne  pas  commencer  à  la 
pratiquer  depuis  que  je  vois  comme  elle  est  traittée,  et  que,  malgré  les 
motifs  supérieurs  il  y  a  des  instans  ou  je  me  sens  foible,  personnelle, 
intéressée.  Un  grand  modèle  dans  une  place  élevée  elevoit  les  âmes  ; 
chaque  action  mettoit  un  degré  d'émulation.  Il  est  vrai  que  les  âmes 
viles  ont  pris  de  la  jalousie,  mais  aucune  n'a  osé  révoquer  en  doute  les 
vertus  d'Aristide.  On  m'a  écrit  que  le  mémoire  au  roi  paroissoit  imprimé, 
je  l'aurai  sûrement,  j'y  trouve  un  très  grand  déffaut,  c'est  qu'il  n'y  a 
pas  un  mot  qui  ne  soit  vrai;  cela  ne  se  pardonne  point. 

Je  compte  m'en  retourner  le  mois  prochain  ou  les  premiers  d^octobre. 
Me  permettriez-vous,  madame,  d'aller  une  fois  vous  rendre  les  devoirs 
qu'on  doit  à  la  vertu,  me  frotter  à  la  manche  d'Aristide,  et  vous  assurer 
tous  deux  des  sentimens  de  vénération,  et  d'attachement  avec  lesquels 
j'ay  rhonneur  d'estre,  madame,  votre  très  humble  et  très  obéissante 
servante. 

La  marquise  douairière  de  Gaequy. 

■■  • 
Si  M.  Necker  trouvait  pareil  accueil  auprès  d'un  monde  auquel 
il  était  étranger  par  son  origine,  on  peut  penser  avec  quel  enthou- 
siasme son  arrivée  au  pouvoir  fut  saluée  par  les  hommes  de  lettres 
qui  composaieDt  la  petite  cour  de  H"*  Necker.  Bien  que,  dans  son 
salon,  M.  Necker  ne  se  familiarisât  guère  avec  eux,  peu  s'en  fallait 
cependant  qu'ils  ne  considérassent  comme  un  des  leurs  l'auteur 
d'un  Éloge  de  Golbert  qui  avait  été  couronné  par  l'Académie  fran- 
çaise. Aussi  les  trouvons- nous  tous  groupés  autour  de  lui,  chacun 


81&  BETUB  DBS  DEDX  HOHINBS. 

dans  Tattitude  que  nous  lui  connaissoDS  déjà  :  MannoBtel  obfié- 
qoieux,  Diderot  déckmatenr,  Grimm  flatteur  avec  adicsse.  Chez 
MarmoDtel  Teutbousiafiiie  tient  du  délire  : 

Enfin  nous  y  voilà,  écrit-il  à  H"*  Necker.  Ge  n'est  plus  fleolement 
M.  Necker  qui  se  comble  de  gloire;  c^est  le  roi.  Geae  sont  plas  les  vues 
confuses  d'économie  et  les  moyens  éparpillés  qu'on  se  proposoit  avaot 
ce  ministère  et  qui  se  trouvèrent  aussi  impraticables  qu'ils  étoient 
minutieux  et  vains.  C'est  un  plan  solide  et  vaste  qui  embrasse  toat  et 
met  tout  au  niveau.  C'est  une  marcbe  ferme  et  sûre  qui  va  au  but  en 
ligne  droite.  Cest  un  procédé  géométrique  appliqué  à  l'économie.  Dans 
ce  nouvel  ordre  de  choses,  rien  n*est  timide  et  rien  n'est  bazardé.  Ao 
lieu  de  ces  mots  en  usage  :  car  tel  est  notre  bon  plaisir,  le  roi  pourrait 
écrire  :  car  telle  est  la  raison  étemelle  et  la  rlgle  universelie  des  choses. 

Ce  ne  sont  pas  seulement  des  cris  d*admiration  que  lui  amche 
la  lecture  manuscrite  du  Compte-rendu  :  ce  sont  des  larmes  qui 
coulent  de  ses  yeux  et  qui  baignent  son  visage.  Il  croit  voir  Her* 
cule  armé  de  sa  massue  pour  écraser  l'bydre  de  la  calomnie,  ou 
plutôt  (car  cette  image  ne  convient  point  à  la  modération  et  à  la 
modestie  de  M.  Necker)  le  Saint  Michel  de  Raphaël  tenant  sous 
ses  pieds  le  dragon.  II  donne  ses  avis  sur  tout,  sur  la  régie  des 
domaines,  sur  la  comptabilité  de  la  marine.  A  force  de  parler 
finances,  la  fièvre  le  gagne,  et  il  envoie  à  H"*  Necker  tout  un  projet 
de  son  cru  avec  le  billet  suivant  : 

GeTvndredi  matin. 

Je  ne  rêve  plus  que  finances,  madame,  et  M.  Necker  n'en  est 
pas  plus  occupé  que  moi.  Ce  n*est  pas  que  je  sois  devenu  meilleur 
citoyen  ;  mais  l'intérêt  de  l'amitié  se  joint  à  celui  du  patriotisme.  Je 
viens  d'écrire  à  la  hâte  ma  rêverie  de  ce  matin.  Ayez  la  bonté  de  la 
lire,  et  si  vous  ne  trouvez  pas  cela  trop  commun,  ou  trop  peu  pensé, 
vous  la  jetterez  à  M.  Necker,  en  lui  disant  :  Tiens,  voilà  ce  pauvre  hmme 
qui  devient  fou  par  amitié  pour  nous. 

J'espère  bien,  madame,  avoir  Thonneur  de  diner  avec  vous;  mais  je 
n'ai  pas  voulu  tarder  à  vous  prouver  que  ma  première  pensée,  à  mon 
réveil,  a  été  pour  ce  qui  vous  interesse  le  plus  au  monde,  impatient  d« 
vous  apprendre  nonce  que  j'ai  rêvé,  mais  à  qui  j'ai  rêvé. 

Diderot  ne  se  prodigue  pas  autant,  car  il  est  Bioise  de  la  miisoa. 
Entre  temps,  il  ne  n^lige  pas  cependant  d'assurer  le  sort  de  scn 
gendre  qu'il  recommande  pour  un  emploi  à  la  bienveillanca  de 
M.  Necker,  et  de  solliciter  renvoi  de  la  petite  brochure  qù  M**Neo- 


LE  SALON  DE  H"**  NBCILBR.  815 

ker  avait  exposé  les  résultats  obtenus  par  elle  dans  la  maison  de 
santé  qui  porte  aujourd'hui  son  nom.  Cette  lettre,  qui  a  été  publiée 
pour  la  première  fois  il  y  a  peu  de  temps  dans  la  nouvelle  édition 
de  Diderot,  donnera  Tidée  du  diapason  de  son  admiration  : 


Madame, 

Je  ne  sais  si  c'est  à  vous  ou  à  M.  Thomas  que  je  dois  la  nouvelle 
édition  de  VHospice;  mais  pour  ne  manquer  ni  à  l'un  ni  à  l'autre,  per- 
mettez que  je  vous  en  remercie  tous  les  deux.  J*ai  désiré  ^Hospice  afin 
de  le  joindre  au  Compte-^endu  et  de  renfermer  dans  un  môme  volume 
les  deux  ouvrages  les  plus  intéressans  que  j'aie  jamais  lus  et  que  je 
puisse  jamais  lire.  Tai  vu  dans  Tun  la  justice,  la  vérité,  le  courage,  la 
dignité,  la  raison,  le  génie,  employer  toutes  leurs  forces  pour  refréner 
la  tyrannie  des  hommes  puissans;  et  dans  l'autre  la  bienfaisance  et  la 
pitié  tendre  leurs  mains  secourables  à  la  partie  de  l'espèce  humiiae 
la  plus  à  plaindre,  les  malades  indigens.  Le  Compte-rendu,  apprend  aux 
souverains  à  se  préparer  un  règne  glorieux,  et  à  leurs  ministres  à  jus- 
tifier aux  peuples  leur  gestion.  L'Hospice  enseigne  leurs  devoirs  à  tous 
les  fondateurs  et  directeurs  d'hôpitaux;  grandes  leçons  qui  resteront 
longtemps  infructueuses;  mais  ceux  qui  les  ont  données  marcherout 
sur  la  terre  au  milieu  de  Tadmiration  et  des  éloges  de  leurs  contempo- 
rains, et  n'en  mériteront  pas  moins,  de  leur  vivant  ou  après  leur  mort, 
un  monument  commun  oh  l'on  nous  montreroit,  Tun  instruisant  les 
maîtres  du  monde  et  Tautre  relevant  le  pauvre  abattu.  Voilà,  madame, 
ce  que  je  pense,  avec  tous  les  citoyens  honnêtes,  de  ces  deux  produc- 
tions. S'il  arrivoit  toutefois  qu'on  vous  dît  que  je  suis  resté  muet  devant 
quelques  malheureux  personnages,  en  qui  le  sentiment  de  l'honneur 
fût  étouffé  ou  ne  peignît  jamais  et  qui  auroient  eu  Timprudence  de  les 
attaquer,  croyez-le.  L'indignation  elle  mépris,  lorsqu'ils  sont  profonds, 
se  manifestent,  mais  ils  ne  parlent  pas;  et  je  suis  persuadé  qu'il  est 
des  circonstances  où  ce  n'est  pas  honorer  dignement  la  vertu  que  d'en 
prendre  la  défense. 

DmaaoT. 

Grimm  était  encore  en  Russie  lorsqu'il  apprit  Tarrivée  de  M.  Nec- 
ker  aux  affaires.  Ge  fut  Timpératrice  qui  lui  communiqua  cette 
nouvelle;  aussi,  tout  en  adressant  ses  félicitations  à  M""*  Necker, 
Grimm  ne  p^rd  pas  l'occasion  d'étaler  à  ses  yeux  l'intimité  si  flat- 
teuse où  il  vit  avec  la  grande  Catherine  : 

Llm^ratrice  vient,  madame,  de  m^apprendre  le  choix  que  le  roi  a 
fait  de  M.  Necker  pour  l'administration  d'une  des  branches  les  pins 


316  BETUB  DES  DEUX  HOKDES. 

importantes  de  ses  finances.  Gomme  elle  se  môle  un  peu  du  métier  et 
qu'elle  prétend  avoir  apprécié  les  talens  de  M.  Necker  depuis  longtemps, 
elle  m'a  fait  à  cette  occasion  l'éloge  le  plus  touchant  d'un  jeune  roi 
qui  sait  faire  de  pareils  choix.  Ensuite  est  venu  l'esprit  de  prophétie 
qui  possède  toujours  plus  ou  moins  les  gens  du  métier  et  qui  m'a  pré- 
dit les  suites  naturelles  de  ce  choix.  Sur  ce  point,  je  me  suis  trouvé  par- 
aitement  d'accord  avec  Sa  Majesté.  Ensuite  elle  m'a  demandé  ce  que 
vous  diriez  de  cet  événement.  Je  lui  ai  promis,  madame,  de  vous  le 
demander  et  de  lui  lire  votre  réponse.  Ensuite  elle  m'a  appris  que  tout 
le  public  de  Paris  avait  infiniment  applaudi  le  choix  du  roi,  de  sono 
que  le  public,  l'impératrice  et  moi  nous  sommes  d'accord  avec  le  roi 
très  chrétien.  De  tout  cela  est  résultée  une  conversation  où  l'impe'ra- 
trice  m'a  laissé  entrevoir  ses  principes  et  ses  procédés  dans  l'adminis- 
tration des  finances,  et  comme  l'ordre  qu'elle  y  a  mis  et  les  ressources 
qu'elle  a  su  y  trouver,  en  soulageant  d'année  en  année  ses  peuples,  ne 
sont  pas  ce  qu'il  y  aura  de  moins  mémorable  dans  son  règne,  je  dois 
en  dernier  ressort,  au  choix  que  le  roi  a  fait  de  M.  Necker,  une  séance 
des  plus  intéressantes  et  une  soirée  des  plus  agréables.  J'ai  de  ces 
séances  une  ou  deux  par  jour  et  je  passe  ma  vie  à  entendre  les  prin- 
cipes du  grand  art  de  gouverner.  Si  ma  mémoire  était  assez  fidèle  et 
que  j'eusse  assez  de  talent  pour  écrire  ces  conversations  avec  ceUe 
variété  de  tons  et  de  couleurs  qui  s'y  fait  sentir  à  chaque  trait,  j'aurois 
fait  un  des  livres  les  plus  extraordinaires  et  les  plus  piquans  de  ce  siècle. 
Il  n'y  a  qu'un  seul  grand  inconvénient  à  ma  manière  de  vivre  actuelle, 
c'est  de  voir  l'impératrice  trop  souvent,  car  ordinairement,  depuis  midi 
jusqu'à  neuf  ou  dix  heures  du  soir,  il  n'y  a  guère  que  deux  heures  on 
elle  ne  me  voit  pas^  d'où  il  arrive  que  plus  je  la  vois,  plus  je  m'y 
attache  et  qu'elle  se  lassera  d'autant  plus  vite  de  moi  qu'elle  me  Toit 
trop  souvent.  Il  lui  restera  le  parti  de  me  renvoyer  quand  la  satiété 
sera  arrivée  et  à  moi  celui  de  me  rappeler  toute  ma  vie  avec  recon- 
noissance  mon  bonheur  et  ses  bontés. 

La  satiété  sans  doute  étant  venue,  et  Grimm  de  retour  en  France, 
«  le  céleste  baron,  »  comme  l'appelait  Catherine,  continua  ce  bon 
office  de  transmettre  à  M.  et  M"**  Necker  les  complimens  de  Timpén- 
trice  et  ceux  des  princes  avec  lesquels  il  était  en  correspondance 
habituelle.  Tout  en  trouvant  que  «  les  finances  du  roi  très  chré- 
tien étaient  une  matière  tout  à  fait  dégoûtante,  »  Catherine  suivait 
avec  intérêt  les  réformes  de  M.  Necker  et  elle  ne  doutait  nullement 
((  que  le  ciel  ne  l'eût  destiné  à  tirer  les  finances  de  la  France  de 
l'état  très  embarrassé  où  il  les  avait  trouvées.  »  —  «  Pauvres  gensl 
écrivait-elle  à  Grimm  sur  le  bruit  assez  frivole  que  M.  Necker  avait 
fait  scandale  par  son  apparition  en  bottes  fortes  dans  les  galeries 
de  Versailles,  pauvres  gensl  des  gens  non  bottés  ne  peuvent  souf- 


L£  SALON  DE  H""^  BTECKEB»  817 

frir  ceux  qai  sont  trop  fermes,  trop  constamment  d'aplomb»  trop 
difficiles,  trop  conséquens,  trop  forts  et  trop  pleins  de  raison.  Tout 
cela  est  incommode.  »  Et  ces  appréciations  de  Catherine  étaient 
fidèlement  transmises  à  M.  Neckerpar  l'intermédiaire  de  sa  femme. 
Hais  ce  rôle  d'entremetteur  ne  su&ait  pas  à  Grimm,  et  il  trou- 
vait, pour  exprimer  l'admiration  que  lui  causait  le  mémoire  sur 
les  assemblées  provinciales,  des  termes  dont  Diderot  aurait  été 
jaloux  : 

Pai  rhonneur,  madame,  de  vous  renvoyer  le  mémoire  gae  M.  Meister 
m'a  confié  ce  matin  de  la  part  de  M.  Nedcer.  De  telles  lectures  récon- 
dlieot  avec  l'existence  et  rendent  de  l'énergie  à  une  âme  flétrie  par  le 
spectacle  habituel  des  malheurs  et  des  sottises.  Moi  dont  le  cœur  dur 
n'a  pu  être  ému  un  instant  par  quarante  Barmécides  (1)  massacrés  dans 
on  mouvement  de  légèreté  d'un  prince  d'ailleurs  plein  de  bonté  et  de 
générosité,  j'ai  pleuré  aux  sanglots  en  lisant  rapidement  ce  mémoire 
sublime.  Il  est  fâcheux  qu'un  tel  écrit  ne  puisse  pas  être  livré  à  l'atten- 
drissement et  à  la  reconnoissance  du  public.  C'est  un  chef-d'œuvre  de 
sagesse  et  de  sensibilité,  de  cette  sensibilité  vraie  et  profonde  dont  on 
entend  parler  sans  cesse  et  qu'on  ne  rencontre  nulle  part.  Lorsqu'on 
voit  un  bon  roi  conseillé  et  inspiré  de  cette  manière,  l'on  dort  tran- 
quille et  Ton  se  dit  que,  malgré  la  légèreté  et  la  témérité  des  jugemens 
publics  et  l'impulsion  qu'ils  recevront  souvent,  sans  s'en  douter  de  Tiû- 
trigue  et  de  l'intérêt  particulier,  il  est  impossible  que  la  nation  ne 
récompense  pas  enfin  par  des  acclamations  générales  et  un  mouvement 
vif  de  reconnoissance,  les  etTorts  d'un  ministre  vertueux  et  éclairé  diri- 
gés avec  une  sagesse  si  rare  vers  le  plus  grand  bonheur. 

M"«  d'Épinay  partage  ma  reconnoissance.  Cette  lecture  a  fait  une 
distraction  bien  puissante  à  ses  maux  habituels,  dont  elle  est  plus  acca- 
blée qu^à  l'ordinaire.  J'espère,  madame,  vous  présenter  demain  l'hom- 
mage de  mon  respect. 

Ce  mémoire  sur  les  assemblées  provinciales,  qui  devait  demeurer 
inédit,  fut  livré  par  une  indiscrétion  à  la  publicité  et  devint  une 
des  causes  de  la  disgrâce  de  M.  Necker.  C'est  un  exposé  bien  fait 
des  inconvéniens  d'une  centralisation  excessive  et  de  l'administra- 
tion des  intendans.  Mais,  s'il  ne  fallait  singulièrement  rabattre 
des  expressions  de  cette  sensibilité  a  dont  on  parle  sans  cesse, 
mais  qu'on  ne  rencontre  nulle  part,  »  on  ne  comprendrait  pas 
qu'une  telle  lecture  ait  pu  provoquer  cette  chose  rare  entre  toutes, 
les  larmes  de  Grimm. 

(i)  La  Harpe  venait  de  faire  représenter  au  Théàtre-IVançais  sa  tragédie  des  Bar^ 
mécideSt  qai  avait  été  sifflée. 

TOVB  xLii.  —  1S80.  52 


818  WTUB  DES  DBOX  MOIfDESp 

Si  l'on  veut  maintenant  connaître  le  jugement  porté  sur  H.  Nec- 
ker  par  quelqu'un  qui  n'était  point  un  complaisant»  il  faut  le  deiiM* 
der  à  BuObn,  dont  la  nature  orgueilleuse  se  pliait  niai  4  reconnaître 
le  mérite  d'autrui.  Jamais,  dans  sa  correspondance  avec  11*°*  Necfaer, 
Bttffon  n'appelle  M«  Necker  aulr^ment  que  «  notre  grand  homms.  • 
Parfois  il  juge  cooiyenable  de  l'admettre  en  tiers  dans  cette  rela- 
tion dont  on  n'a  pas  oublié  la  nature  passioomée.  «  Jamais,  loi 
écrit-ilt  ma  très  respectable  amie  n'a  manqué  de  vous  mettre 
de  part  et  souvent  de  moitié  dans  les  sentimens  qu'elle  a  eu  la 
bonté  de  me  témoigner.  »  Mais  c'est  surtout  au  moment  de  la 
publication  du  Compte-rendu  qu'éclate  son  admiration  et  que  k 
forme  où  elle  s^exprime  rappelle  le  Magna  sonaturrmi  que  M*^  Nec- 
ker proposait  d'inscrire  sur  le  socle  de  sa  statue  : 

Jiisquid,  ma  nobte  amie,  écrit-il  à  M"*  Necker,  je  n*av(ris  vu  ▼olre 
très  illtistre  époux  que  comme  Ton  peint  le  génie,  avec  une  auitMe  de 
gloire  autour  d'une  tête  du  plus  grand  caractère,  et  dont  en  mtee 
temps  le  corps,  les  bras,  les  mains,  même  les  ailes  et  les  organes  agi»- 
sans  sont  dans  un  nuage  qui  nous  dérobe  le  reste  de  sa  nature  difise, 
parce  que  les  peintres  ont  craint  qu'elle  ne  devint  trop  humaine;  aojour- 
d%ni  par  cet  écrit  en  lettres  d'or,  par  ce  Compte-renda  au  roi,  je  yoîs 
M.  Nedcer,  noa-^eulement  comme  un  génie,  mais  comme  un  ^en  tuté- 
laire  amant  de  rfaumanité,  qui  se  faît  adorer  à  mesure  quil  se  déoou«- 
vre.  J'en  dirois  bien  autant  d'une  autre  moitié  de  hii-même,  mus  tous 
me  desavoueriez,  mon  adorable  amie;  votre  modestie,  plus  grande 
encore  que  vos  hautes  vertus,  voudra  toujours  garder  son  yoile,  ne 
fAt-ce  que  pour  tempérer  leur  éclat,  et  Je  ne  puis  que  vous  en  louer 
encore.  Oui,  je  vous  aime,  je  vous  admire  et  respecte  tous  deux  du  plus 
profond  de  mon  cœur;  je  vous  le  dis  en  vérité  et  dans  renthousiasme 
que  je  viens  d'éprouver  après  la  lecture  de  cet  écrit  sans  exemple  et  à 
jamais  mémorable,  qui  fera  plus  de  bien  et  d^honneur  à  notre  siècle 
que  tous  nos  autres  écrits  mise  nsemble. 

Le  témoignage  d'un  homme  tel  que  BuiFon  était  de  ceux  qui  pou- 
vaient inspirer  quelque  orgueil  à  M.  Necker.  Souvent  on  lui  a  repth 
ché  son  infatuation  et  la  haute  opinion  qu'il  avait  de  luinnéaie; 
mais  n'est-ce  pas  une  excuse  que  cette  opinion  ait  été  partagée  par 
les  plus  distingués  d'entre  ses  contemporains,  et  peut-on  exiger 
d'un  homme  qu'il  ait  la  modestie  de  ne  pas  en  croire  sur  son  propre 
compte  des  juges  désintéressés? 

Trouvant  un  pareil  appui  dans  le  monde  des  lettres  et  des  phi- 
losophes, M.  Necker  n'aurait  guère  eu  le  droit  de  se  plaindre  s'il 
était  venu  se  heurter  à  une  hostilité  systématique  de  la  part  dn 
clergé  catholique.  Sa  nomination  n'avait  pas  été  vue  de  bon  oâ\ 


us  MUaN  1»  M*^  NICXBft.  8i9 

par  plusieurs  membres  de  Tépiscopat,  et  Ton  trouve  écrit  partout 
<]ue  l'opposition  du  clei^gé,  comme  celle  du  parlement,  fut  une 
des  difficultés  avec  lesquelles  M.  Necker  eut  à  lutter.  Due  affir- 
mation aussi  générale  n'est  pas  exacte.  «  Je  vous  l'abandonne,  si 
vous  voulez  vous  charger  de  payer  les  dettes  de  la  France,  » 
avait  répondu  M.  de  Maurepis  à  un  évéque  qui  lui  reprochait  la 
nomination  d'un  protestant  à  des  fonctîona  publiques  aussi  impor- 
tantes. Mais  le  haut  clergé  ne  présentait  pas  alors  cette  unité  de 
doctrines  et  de  vues  qu'offre  aujourd'hui  l'épiscepat  français,  et  il  se 
divisait  en  plus  d'un  parti.  Il  y  avait  d'abord  le  parti  qu'on  appelait 
le  parti  dévot,  qui  s'employait  avec  plus  de  fougue  que  d'adresse  à 
combattre  les  doctrines  pldiosophiques  ou  jansénistes,  et  qui  dé- 
ployait un  zèle  égal  contre  les  progrès  de  la  tolérance  et  contre 
<^eux  de  l'impiété.  A  la  tête  de  ce  parti  était  l'archevêque  de  Paris, 
Christophe  de  Beaumont,  dont  le  nom  doit  à  certaine  lettre  de 
Rousseau  une  célébrité  f&cheuse.  Tout  à  l'opposé  se  faisait  remar- 
quer le  parti  des  prélats  de  cour,  dont  le  cardinal  de  Rohan  a  été  le 
type  le  plus  éclatant,  beaucoup  plus  occupés  de  galanteries  et 
d'intrigues  que  de  querelles  tbéologiques,  et  dont  on  avait  grand'- 
peine  à  obtenir  quelques  mois  de  résidence  dans  leurs  diocèses.  Enfin 
il  y  avait  entre  les  deux  un  parti  intermédiaire  qu'on  avait  le  tort 
d'appeler  parfois  le  parti  philosophique,  composé  de  prélats  dont 
l'orthodoxie  était  suffisante,  les  mcftiirs  honnêtes,  mais  qui  ne  dédai- 
gnaient ni  le  suffrage  des  beaux  esprits  ni  le  commerce  du  monde. 
Parmi  ces  prélats  on  comptait  l'archevêque  de  Bordeaux ,  Cham- 
pion de  Cicé,  qui  joua  un  rôle  assez  important  à  l'assemblée  con- 
stituante, l'archevêque  d'Aix,  Cucé  de  Boisgelin,  qui  fut  à  l'Académie 
française  le  successeur  de  Yoisenon,  l'archevêque  de  Bourges,  Phe- 
lipeaux,  que  M.  Necker  devait  mettre  à  la  tête  de  l'assemblée  pro- 
vinciale du  Berry,  l'archevêque  de  Narbonne,  Dillon,  les  évêques 
du  Puy ,  de  Mirepoii  et  d'autres  encore.  M.  Necker,  dont  le  système 
politique  était  de  ménager  le  clergé  et  de  l'associer  à  ses  plans  de 
réforme,  rechercha  l'appui  de  ces  prélats.  H  n'eut  pas  de  peine  à 
l'obtenir.  D'assez  nombreuses  lettres  échangées  entre  eux  et  M*^  Nee- 
ker,  qui  était  dans  beaucoup  de  circonstances  le  secrétaire  de  son 
mari,  vont  nous  montrer  que,  si  la  tolérance  n'étut  pas  encote 
inscrite  dans  nos  loi^,  eHe  était  du  moins  (ce  qui  vaut  antant) 
entrée  proftodément  dans  oos  mœurs.  On  sera  peut-être  étonné  de 
TOlr  que  les  membres  les  plus  haut  placés  du  clergé  ne  jugeaient 
pas  les  actes  de  l'administration  de  M.  Necker  moins  favorablement 
que  Grimm  et  Diderot.  C'est  ainsi  que  l'évêque  de  Mirepoix,  Tristan 
de  Gambon,  écrivait  à  M^  Necker  au  moiuent  der  la  publication 
du  dmipte-rendu  s 


820  RETUÉ  DES  DEUX  MONDES* 


A  Toaloase,  ce  7  min. 

Je  devrois  vous  bouder,  madame,  il  sort  de  chez  vous  un  écrit  admi- 
rable et  vous  ne  me  l'envoyés  pas.  Quelques  personnes  en  reçoivent 
des  exemplaires,  et  je  suis  obligé  d'avoir  recours  à  elles  pour  le  lira, 
nos  libraires  ne  l'ayant  pas  encore  reçu.  11  contient  un  détail  clair  et 
simple  de  ce  qui  a  été  fait.  L'emphase  n'est  emploiée  que  pour  relever 
les  petites  choses  et  jamais  on  n'en  eut  moins  de  besoin;  aussi  n^y  en 
a-t-il  d'aucune  espèce.  M.  Necker  annonce  de  plus  grandes  choses 
encore  et  qui  exigent  plus  de  combinaisons  :  la  gabelle,  les  traités  exté- 
rieurs, etc.  Tel  est  l'effet  de  la  force  de  la  vérité  portée  à  l'évideoce 
que  je  regarde  M.  Necker  comme  placé  sur  un  rocher  immense  contre 
lequel  tous  les  flots  de  la  mer  viendront  se  briser.  Je  le  souhaite  et  je 
Tespère  ainsi,  bien  plus  comme  citoyen  que  comme  votre  ami.  Ce  que 
j'admire  le  plus  n'est  pas  ce  quMI  a  fait,  mais,  pour  me  servir  d'une  de 
ses  expressions,  c'est  la  mesure  qu'il  y  met.  Je  suis  bien  de  son  avis, 
c'est  une  excellente  réponse  aux  libelles.  Je  ne  pourrois  trop  vous  parler 
de  l'effet  admirable  que  cet  écrit  a  fait.  M.  l'archevêque  de  Toulouse 
en  a  été  attendri  jusqu'aux  larmes  et  cette  impression  s'est  soutenue 
après  plus  d'une  lecture,  faime  bien  le  compte  qu'il  rend  des  hôpitau 
et  des  prisons,  etc.  Je  suis  parfaitement  de  son  avis  sur  tout  œ  qii'3 
contient,  Tout  ceci  va  bien  prêtera  l'éloquence  de  M.  Burkeetdoit 
faciliter  une  paix  brillante  et  solide. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  respect,  madame,  votre  très  humble  et 
très  obéissant  serviteur. 

f  L'évêque  de  Mirepos. 

De  toutes  ces  lettres  les  plus  agréables  sont  celles  de  l'arche- 
vêque d'Aix,  qui  sentent  l'académicien  et  l'homme  da  monde  auttot 
que  le  prélat,  et  c'est  un  trait  de  mœurs  curieux  que  cette  corres- 
pondance fréquente  entre  un  évêque  de  l'ancien  régime  et  une  pro- 
testante. M.  de  Boisgelin  venait  volontiers  à  Paris,  et  durant  ses 
longs  séjours  un  goût  très  vif  l'attirait  versM"»*  Necker.  Mais  parfois, 
comme  s'il  eût  éprouvé  la  crainte  que  sa  présence  ne  jetât  qoelqae 
gène  dans  un  salon  où  la  liberté  des  conversations  était  grande,  il 
se  tenait  sur  la  réserve  et  adressait  en  ces  termes  à  M"*  Necker 
l'expression  de  ses  regrets  : 

il  y  a  bien  longtems,  madame,  que  je  n'ay  eu  Tavantage  de  foos 
faire  ma  cour.  J*y  ai  mis,  je  le  sens  bien,  une  sorte  de  réserve  et  j'iy 


ut  8ALQN  D£  M">*  NECSJSR.  821 

peatrestre  eu  tort.  J*ay  cru  dans  ma  dernière  visite  vous  avoir  causé 
quelqu'importunitë.  Mais  il  y  a  trop  longtemps  aussy  que  je  suis  privé 
d*un  plaisir  dont  vous  scavez  que  je  scais  connoltre  tout  le  prix.  Il  m'est 
doux  de  retrouver  dans  vostre  conversation  les  sentimens  nobles  et  les 
idées  justes  dont  il  faut  avouer  que  l'entretien  sera  toujours  le  plue 
aimable  délassement  de  la  solitude  et  du  monde.  J^en  suis  f&ché  pour 
vous,  madame,  mais  au  milieu  de  ce  monde  qui  vous  aime  et  que  je  ne 
hais  pas,  vous  avez  le  malheur  de  penser  souvent  comme  moy,  et  je 
vous  parle  avec  confiance  et  liberté  de  ces  mômes  impressions  et  réflexions 
que  je  crois  partager  avec  vous.  J'ay  voulu  plus  d^une  fois  vous  cher- 
cher; délivrez-moi  de  cette  crainte  involontaire  de  venir  dans  des 
momens  où  je  vous  causerois  quelque  gesne.  J'ay  passé  chez  M.  Necker 
ce  matin  à  Paris  ;  on  m'a  dit  qu'il  y  venoit  de  tems  en  tems.  Je  n'ay  pas 
été  assez  heureux  pour  le  trouver.  Agréez  le  sincère  et  respectueux 
attachement  avec  lequel  j*ay  l'honneur  d'estre,  madame,  votre  très 
humble  et  très  obéissant  serviteur. 

f  L'archevêque  d'âix. 

Nul  doute  que  U™*  Necker  n'ait  fait  ce  qui  dépendait  d'elle  pour 
délivrer  l'archevêque  d'Aix  de  cette  gêne  involontaire.  Mais  elle  n'y 
réussit  qu'imparfaitement,  car  à  une  lettre  de  reproches  qu'elle  lui 
adressait  sur  la  rareté  de  ses  visites,  il  répondait  de  nouveau  :  a  Je 
puis  vous  assurer  et  bien  franchement  que  j'ay  mis  pendant  quelque 
temps  de  la  discrétion  à  ne  pas  aller  vous  chercher,  mais  il  est  vrai 
aussy  qu'ensuite  j'ay  eu  des  remords.  J'ay  senty  que  ma  discrétion 
prolongée  devenoit  un  tort  pour  moy,  et  vous  deviez  être  bien  sûre 
que  les  remords  deviendroient  encore  plus  sensibles  par  les 
regrets.  » 

Ces  fréquens  séjours  de  l'archevêque  d'Aix  à  Paris  avaient  peut- 
être  encore  une  autre  raison  que  le  goût  d'un  monde  qu'il  avouait 
ne  pas  hdlr.  Par  ses  actes  d'habile  administration,  il  s'était  déjà 
créé  dans  son  diocèse  une  juste  popularité  et  il  devait  se  sentir 
aussi  propre  à  la  conduite  des  grandes  affaires  que  plus  d'un  prélat 
qui  y  avait  été  déjà  appelé.  Cette  honorable  anibition  ne  fut  cepen« 
dant  pas  satisfaite  (1),  et  quelques  années  plus  tard ,  définitive- 
ment fixé  dans  son  diocëse,  il  prenait  M"**  Necker  pour  confidente 
de  ses  déceptions  avec  une  mélancolie  qui  n'était  pas  exempte  de 
bonne  gr&ce  et  de  dignité  : 

Vous  me  parlez,  madame,  avec  bonté  d'une  carrière  brillante  à 
laquelle  je  ne  me  crois  pas  destiné.  J'en  ay  vu  les  apparences  s'évanouir 

(i)  H.  de  BolBcrelin  fat  cependant  éla  à  l'assembléd  constituante,  où  il  se  signala 
par  la  modération  de  aea  opinions;  il  rentra  en  France  au  moment  da  concordat  et 
fat  nommé  cardinal  et  archeréqne  de  Tours,  où  U  mourut  en  1804. 


822  EBVUB  DES  DBOI  MORDES» 

dans  des*  mamens  oà  je  peavois  me  laisser  sedaire  :  je  ne  rouvririi 
plus  mon  àme  à  la  séduction.  A  qaoi*  seiriroit  rexpérienœ  qui  dément 
si  bien  Les  erreurs  du  passé,  si  elle  laissait  toutes  ces  vaines  espérances 
que  j'appelle  les  erreurs  de  Pavenir?  fay  pris  depuis  dix  ans  un  parti 
dont  je  ne  m'écart^ai  pas«  J'ay  le  bonheur  de  preodr»  intérest  à  tout 
ce  que  j'ay  à.  faire  ;  je  suis  sur  de  Temploy  du  présent;  ma  vie  est  daos 
mes  devoirs  et  dans  mes  gousts;  je  ne  la  laisseray  pas  s'échapper  au-deia 
d'elle-même.  Il  est  permis  à  M.  Necker  de  jouir  d'une  gloire  acquise; 
les  souvenirs  agréables*  sont  les  trésors  de  tous  les  momens.  Il  possède 
ce  qu'il  a  fait;  il  voit  une  révolution  entière  éclorre  du  sein  d'une  opé- 
ration qu'il  avait  commencée  et  sans  doute  il  ne  peut  pas  oublier  une 
existence  que  Topinion  publique  lui  rend  toujours  présente.  Mais  cem 
qui  n'ont  pas  remply  les  grandes  places  doivent  se  contenter  d*un  sen- 
timent honorable  d'eux-mêmes  et  de  quelques  suffrages  flâneurs  qni 
semblent  suppléer  un  moment  par  une  illusion  assez  naturelle  aux  occa- 
sions qui  leur  ont  manqué.  Vous  m'avez  souvent  jugé  avec  une  indoi- 
gence  qui  m'a  fait  plaisir,  et  je  ne  puis  m'empescher  de  me  livrer  à 
votre  conCance,  à  votre  jugement. 

M"*  Necker  devait  faire  une  conquête  plus  difficile  que  celle  de 
ce  prélat  aimable  :  c'était  celle  de  l'archevêque  de  Paria,  Càns- 
tophe  de  Beaumont»  celui  qu'on  appelait  le  chef  du  parti  dévot. 
Des  relations  fréquentes  n'avaient  pu  manquer  de  s'établir  entra  le 
chef  du  diocèse  de  Paris,  et.  la  femme  du  directeur-général  des 
finances,  lorsque  celle-ci  avait  donné  l'exemple  assexr nouveau  d'une 
femme  s'occupent  avec  ardeur  de  soulager  la  misère  publûps,  tout 
en  continuant  d'être  mêlée  à  la  vie  du>  monde.  Les  ennemis  de 
M"^  Necker  n'ont  pas  manqué  de  tourner  ce  zèle  en  rîdienle,  et 
Weber,  le  fr^re  de  lait.de  Marie  Antoinette,  lui  reproche  dans  ses 
Mémoires  l'ostentation  avec  laquelle  elle  pratiquait  lacharilé.  Pour 
la^  défendre  de  oe  reproche,  je  me  bornerai  à  dire  que  de  tons  les 
dosuers  de  lettres  qui  se  trouvent  dans  les  ut^veade  Gi^pet,  le 
plus  volumineux  est  peut-être  celui  de;  sa  oorrespondance  vmc 
W^  Reverdil^  mère  du  porécepteur  de  Christian  Vil,  qui  était  Vm- 
termédiaire  des  secours  discrets  envoyéspar  M*"*  Necker  à  des  aais 
ou  à  des  parais  pauvres  du  pays  de  Yaud,  Quant  à  conduira  m 
secret  les  trairaux.  néoessaîres  à  l'érection  de  l'hdpital  qui  a  reçu 
depuis  et  qui  porte  encore  le  nom  d'hôpital  Necker,  c'eût  été  pav 
elle  une  tâche  d'autant  plus  difficile  qu'il  s'agissait  d'une  entre- 
prise publique  dont  le  roi  avait  fourni  les  fonds  sur  sa  cassette, 
et  dont  elle  n'avait  que  l'administration.  Il  s'agissait  de  démon- 
trer par  l'expérience  la  possibilité  de  réaliser,  sans  dépenses  exa- 
gérées ,  un  progrès  considérable  pour  l'époque  :  soigner  chaîne 
malade  dans  un  lit  séparéi  et  M°>*  Necker  se  consacra  à  cette  tâdie 


LE  8ÂL0N   DE  M*«  NECKER.  82S 

avec  l'ardeur  qu'elle  mettait  à  toute  chose.  A  cette  époque,  hi'cha- 
rite  hîque,  cette  mode  du  jour,  n'avait  pas  encore  été  inventée, 
et  le  succès  de  l'œuvre  dépendait  du  concours  des  autorités  reli- 
gieuses. H"^  Necker  s'adressa  aux  filles  de  la  Charité  et  conclut 
avec  la  supérieure  un  traité  qui  affectait  douze  d'entre  elles  au  ser- 
vice de  l'hôpital  (t),  sous  hi  surveiltance  du  curé  de  Sainl-Sulpice. 
Pareils  arrangemens  ne  poutaîent  être  pris  sans  l'intervention  de 
rarcfaevêque,  et  ce  fougueux  adversaire  des  philosophes  et  des  jan- 
sénistes ne  tarda  pas  &  nouer  avec  11.  et  M°"  Necker  de  cordiales 
relations.  11  leur  offirit  môme,  dans  son  palais  épiscopal,  un  dîner 
qui  fit  grand  bruit  et  qui  donna  lieu  à  l'épigramme  suivante  : 

Nous  Tavons  yu,  scandale  époayantable  I 

Neckdr  assit  avec  Cfaristopba  à  table. 

Et  dix  prélats  saTouraat  à  TonTi 

Et  grande  chère,  et  nectar  délectable. 

L'église  en  pleure  et  Satan  est  ra?!... 

Mais  eo  ce  Jour  d'une  indaigence  telle 

Quel  serait  donc  le  motif  important? 

C'est  que  Necker...  le  fait  est  très  coMtsnl, 

M'est  Janséniste;  il  n'est  que  pniettant. 

L'archevêque  de  Paris  devait  môme,  quelque  temps  après,  donner 
une  preuve  de  tolérance  plus  grande  racore  que  celle  d'offrir  à 
M.  Necker  «  grande  chère  et  nectar  délectable  »  en  compagnie  de 
dix  prélats.  La  ville  de  Paris  ayant  été  condamnée  à  lui  payer,  à 
la  suite  d'un  procès,  une  somme  assez  considérable,  il  crut,  tant 
était  grande  sa  ^^onfiaince  dans  les  intœtions  charitables  de  iL  Nec- 
ker, ne  pouvoir  faire  un  meilleur  usage  de  cette  somme  que  de  lui 
en  faire  remise,  «  pour  être,  dit  Facte  de  donation,  les  dits  fonds 
employés  par  mon  dit  sieur  Necker,  suivant  ses  vues  à  tel  objet 
d'utilité  publique  qu'il  jugera  convenable,  voulant  qu'il  ne  puisse 
être  tenu  de  rendre  compte  du  dit  employ  qu'à  Sa  Majesté  seule.  » 
h  doute  que  de  nos  jours  (et  je  le  dis  sans  aucune  pensée  de 
oritique)  aucun  préUt  fût  disposé  à  faire  entre  les  mains  d'un 
homme  étranger  à  sa  foi  l'abandon  d'une  somme  aussi  considé- 
rable; mais  notre  ancien  clergé  a  été  si  souvent  accusé  de  fana- 
tisme et  d'intolérance  qu'on  me  pardonnera  de  m' être  attardé  à 
montrer  sous  un  jour  assez  différent  quelques-uns  de  ses  membres 
les  iplus  refi(|>eclables  et  les  plus  haut  phcéa. 

(i)  Cest  à  M*«  Nesker  qu'est  également  due  l'idée  d'employer  des  Teligiensai  à  la 
garde  des  prisonnières,  idée  qui  a  donné  depuis  de  ai  admirables  sésuluts.  Les  pre- 
miers  efforts  tentés  en  France  pour  ramélioration  des  prisons  datent  de  l'administra- 
lion  de  M  Necker,  et  c'est  à  fif"*  Necker  que  Villostre  La?oisier  faisait  hommage  au 
nom  de  ses  confrères  du  projet  de  réforme  rédigé  par  VÀcadémU  an  tcUnen. 


82i  UTTE  M8  DCCX 

Aux  tèmoigBages  de  confiance  et  de  spnpathie  qui  venaient  de 
si  baot  témoigner  à  M.  Necker  les  sentimens  dont  les  classes  pri- 
Til^ées  étaient  alors  animées,  d'antres  venaient  s'ajouter  plus 
modestes  et  plus  humbles ,  mais  qoi ,  par  cela  même,  étaient  de 
nature  i  flatter  davantage  un  amour-propre  délicat.  C'étaient  des 
lettres  que  des  bourgeois,  des  militaires,  des  prieurs  et  des  supé- 
rieures de  communauté  lui  adressaient  du  fond  de  leurs  pro- 
vinces, de  leurs  garnisons  et  de  leurs  oouvens;  des  vers  rédigés 
par  les  ouvriers  de  l'imprimerie  royale  qui  avaient  imprime  le 
Compte^rendu;  des  acrostîcbes  tournés  par  les  dames  de  la  halle, 
tout  un  concert  de  louanges,  dont  les  auteurs  ne  prétendaient  ni  i 
la  notoriété  ni  à  la  récompense.  Toutefois  il  s'en  trouvait  parmi  ces 
enthousiastes  quelques-uns  dont  les  effusions  n'étaient  pas  tont  i 
fait  aussi  désintéressées.  Cest  ainsi  que,  dans  ce  fatras  de  lettres, 
j'en  ai  découvert  une  qui  est  ainsi  conçue  : 

A  HÂDAME  NECKBR. 

SoQs  les  mitB  de  Mentor  Minerve  rérérée. 

Fit  Jadis  au  Cretois  admirer  ses  Tertos  : 

Le  aage  respecté,  les  préjugés  vûncas. 

Dressèrent  à  sa  gloire  nn  immortel  trophée. 

Dans  le  char  d'Apollon  eondoite  par  les  Ris, 

Elle  descend  encore  dn  céleste  hémisphère; 

Mais  pour  rendre  aux  Français  sa  présence  plas  chèrSi 

Elle  a  l'esprit  de  Neckre  et  les  traits  de  Gypris. 

Je  ne  vous  fatiguerai  pas  davantage,  madame,  par  des  répétitions 
rimées,  de  ce  que  le  pablic  ne  cesse  de  dire  en  prose,  ma  voix  est  trop 
faible  pour  la  mêler  au  concert  que  les  muses  donnent  tous  les  jours 
à  votre  gloire,  et  je  n'ai  pas  assez  d'esprit  pour  attacher  un  fleoroo  à 
la  couronne  qu'elles  vous  préparent.  Je  n'ai  point  d'autre  hommage  à 
vous  présenter  que  l'occasion  de  faire  un  heureux.  Votre  seconde  méta- 
morphose a  dû  combler  les  vœux  d'une  nation  dont  les  délices  sont  de 
cultiver  les  sciences  et  qui  se  fait  une  gloire  d'être  soumise  à  Teppire 
des  grâces.  Si  d'un  jeune  homme  honnête  et  qui  n'est  rien,  vous  vou- 
liez faire  quelque  chose,  cette  dernière  transformation  ne  serait  point 
aussi  glorieuse  pour  vous,  ni  fort  utile  au  genre  humain,  mais  elleopë- 
reroit  le  bonheur  d'un  individu,  et  Minerve,  en  dictant  les  loti  qoi 
dévoient  rendre  heureux  les  peuples  de  Crète,  n'oublioit  pas  l'infor- 
tuné qui  gémissoit  dans  l'obscurité  d'une  retraite  éloignée.  Des  mœurs, 
point  de  talent,  une  mauvaise  écriture,  une  bonne  volonté  et  un  grand 
fond  de  reconnoissance,  voilà  tous  mes  titres;  s'ils  ne  suffisent  point 
pour  m'obtenir  la  grâce  que  je  demande,  peut-être  la  nécessité  excQ- 
sera-t-elle  à  vos  yeux  la  liberté  que  je  prends  aujourd'hui,  et  je  remer- 


LE  SALON  DE  M"'*  NEQLEB.  826 

cirai  la  fortune  de  ses  rigueurs,  si,  en  me  servant  de  prétexte  pour  vous 
offrir  un  hommage  qui  se  seroit  confondu  avec  celui  du  public  dans  des 
jours  plus  sereins,  elles  ne  me  font  point  encourir  votre  disgrâce  et  si 
j'apprends  que  vous  n*avez  pas  dédaigné  les  assurances  du  respect  avec 
lequel  je  suis,  madame, 

Votre  très  humble  et  obéissant  serviteur. 

VERGNUm). 
Paris,  ce  12  décembre  1776  (hAtel  de  rAmériqae,  me  des  Vieux-Âugastins). 

Cette  lettre  date  de  l'époque  incertaine  de  la  jeunesse  de  Yer- 
gniaud  où,  tout  en  étudiant  la  théologie  à  la  Sorbonne,  il  sollicitait 
l'honneur  d'être  présenté  à  Thomas  et  tournait  des  vers  dans  le 
genre  de  ceux  qu'on  vient  de  lire*  L'avoir  écrite  à  vingt-trois  ans 
n'est  pas  bien  criminel,  mais  montre  que  le  futur  chef  de  la 
Gironde,  «  ce  jeune  homme  honnête  et  qui  n'était  rien,  »  avait 
grande  envie  de  devenir  quelque  chose. 

La  popularité  de  M.  Necker  était  donc  à  son  apogée  lorsqu'il 
quitta  le  pouvoir  assez  brusquement  par  une  démission  moitié 
volontaire  et  moitié  forcée.  On  en  sait  assez  les  causes.  M.  Necker 
était  vilipendé  chaque  jour  dans  des  pamphlets  que  son  collègue 
Haurepas,  bien  revenu  de  ses  anciens  sentimens  de  bienveillance, 
encourageait  secrètement.  Le  plus  violent  de  ces  pamphlets,  qui 
avait  paru  sans  nom  d'auteur,  venait  d'être  saisi,  lorsque  le  lieute- 
nant de  police  reçut  la  visite  d'un  personnage  assez  obscur,  nommé 
Bourboulon,  trésorier  dans  la  maison  du  comte  d'Artois,  qui  s'en 
déclara  hardiment  l'auteur.  L'acte  était  audacieux  et  le  scanoale 
fut  grand,  car  Bourboulon,  en  revendiquant  la  responsabilité  d'un 
pamphlet  qui  pouvait  le  faire  mettre  à  la  Bastille,  témoignait  ouver- 
tement qu'il  se  croyait  assuré  d'un  puissant  protecteur.  Le  comte 
d'Artois  lui-même  fut  effrayé  de  tant  d'audace  et  après  avoir  mis 
son  trésorier  en  avant,  il  le  fit  désavouer  par  son  chancelier  M,  de 
Hontyon  (1),  qu'il  chargea  d'écrire  à  M.  Necker  la  lettre  suivante  : 

J'aû  rendu  compte  à  Monseigneur  le  comte  d'Artois,  disait  M.  de  Mon- 
tyon,  du  mémoire  par  lequel  le  sieur  Bourboulon,  son  trésorier, 
attaque  la  vérité  de  Tétat  des  finances  du  roy  que  vous  avez  rendu 
public  par  ordre  de  Sa  Majesté.  L'étude  que  j'ay  faite  depuis  longtemf^s 
des  objets  discutés  dans  ce  mémoire  m'a  convaincu  que  dans  plu- 

(1)  n  8*agit  ici  da  célèbre  philanthrope  que,  dans  une  étade  récente,  M.  Fernand 
Labour  noas  a  montré  quelque  peu  &pre  dans  ses  rapports  a?ec  ses  tenancière  et 
assez  Justement  impopulaire  dans  son  domaine  patrimonial. 


S20.  AETUB  DBS  PEUX  MONDES. 

sieurs  articles  sar  lesquels  j'ay  des  notions  certaines,  il  est  tombé  dans 
des  erreurs  évidentes.  Je  l'ay  fait  connoitre  à  Monseigneur  le  comte 
d'Artois,,  qui  m'a  chargé  de  vous  témoigner  son  estime  et  son  affectioD 
et  de  vous  assurer  qu'il  apprenoit  avec  plaisir  que  le  sieur  BourtKmloo 
étoit  dans  Terreur. 

Cette  réparation  à  Iruîs-clos  ne  parut  pas,  à  juste  titre,  suflSsante 
à  M.  Necker.  Pour  rétablir  son  crédit,  que  ces  attaques  tolérées  et 
encouragées  par  le  principal  ministre  Maurepas  risquaient  singu- 
lièrement d'ébranler,  il  crut  devoir  exiger  une  marque  publique  de 
la  faveur  royale.  Il  sollicita  donc  son  entrée  avec  voix  délibéralife 
au  conseil  d'état,  dont  il  était  demeuré  exclu  jusque-là,  et  il  faut 
avouer  que  c'était  pour  lui  une  situation  singulière  que  d'être 
chargé  d'un  département  aussi  important  que  celui  des  finances, 
et  de  n'avoir  pas  accès  au  conseil,  où  ses  projets  pouvaient  être 
discutés  et  battus  en  brèche.  A  cette  demande  si  juste  M.  de  Maa- 
repas  répondit  que,  s'il  voulait  avoir  entrée  au  conseil ,  il  n'avait 
qu'à  changer  de  religion.  C'était  à  la  fois  une  fin  de  non-recevoir 
et  une  insulte.  ML.  Necker  le  comprit  ainsi,  et  il  adressa  sa  démis- 
sion au  roi  par  une  lettre  dont  l'original,  retrouvé  dans  l'armoire 
de  fer,  est  aux  archives  nationales,  et  dont  le  texte  a  été  pour  la 
première  fois  publié  par  Soulavîe  : 

La  conversation  que  j'aî  eue  avec  M.  de  Maurepas  ne  me  permet  plus 
de  différer  de  remettre  entre  les  mains  du  roi  ma  démission.  J'en  ai 
l'âme  navrée,  fose  espérer  que  Votre  Majesté  daignera  garder  quelque 
souvenir  des  années  de  travaux  heureux,  mais  pénibles  et  surtout  do 
zèle  sans  bornes  avec  lequel  je  m'étais  voué  à  la  servir. 

M.  Necker  n'essayait  pas  de  dissimuler,  dans  cette  lettre,  la  viva- 
cité des  regrets  que  lui  causait  là  détermination  à  laquelle  il  avait 
cru  devoir  s'arrêter.  Plus  tard,  ces  regrets  devaient  se  transfor- 
mer en  remords.  De  tous  les  actes  de  sa  vie  publique,  cette  retraite 
volontaire  était  le  seul  qull  se  reprochât.  Il  se  demandait,  après 
avoir  été  témoin  de  tous  les  malheurs  auxquels  ses  successeurs 
devaient  conduire  la  monarchie,  s'il  n'aurait  pas  été  en  son  pouvoir 
de  prévenir  ces  malheurs,  si  le  parti  auquel  il  s'était  arrêté  s'imp(^ 
sait  à  lui,  et  si,  avec  plus  de  souplesse,  de  dextérité,  de  patience, 
il  n'aurait  pas  pu,  comme  la  reine  le  lui  demandait,  attendre  la 
mort  imminente  de  Maurepas,  qui  lui  aurait  laissé  le  champ  libre. 
Mais  ces  reproches,  que  M.  Necker  s'adressait  plus  tard  à  hii* 
même»  personne  ne  songeiut  sur  le  moment  à  les  diriger  contre  lai, 
et  c'était  à  la  cour  que  l'on  s'en  prenait  de  sa  chute.  PI u&  encore  que 


LB  6A10N  DB  V"**  MBCKBR.  827 

te  renvoi  de  Turgot,  dont  queiqiiesNuiis  des  piaas  étaient  mal  compris 
et  penpopulûres,  la>disgriœ  fiobtta'et  hiespliquée  de  'M.  Necker  1^ 
ufie  de  ces  fautes  qui  commeDoëient  d'aUteer  àLouis  Xf  1  la  ùmna 
de  J'^qpinMm  publiqae*  Les  téoxrigBages  de  la  isympsth»  qui  écbUtt 
en  faveur  de  H.  Necker  furent  ai  nombreux  et  si  uoaniûies  que 
M"^  Necàer  put,  quelques  >aBDéM  ptas  (tard,  écrire  sans  'aucune 
exagération  sur  la  volumineuse  liasse  oùaont  rassemblés  ces  témoi* 
gnages  : 

L'effet  que  produisit  la  vetraito  de  M.  Necker  ftit  si  extraordinaire 
qu'il  nous  étonna  nous-mêmes,  malgré  le  sentiment  que  nous  avions  de 
notre  amour  pour  le  bien  public,  de  nos  efforts  et  môme  de  nos  succès. 
Résignés  à  ringratitude  des  hommes  et  affectés  de  Tinjustice  dont  nous 
étions  la  victime,  nous  négligeâmes  d'abord  de  conserver  les  lettres  que 
nous  receumea  ;  enfin  nous  £6mes  frappas  de  lour  multitude  et  nous 
résolûmes  de  garder  ce  monomeilt  d'estime,  mais  ce  ne  fuit  qu'après 
avoir  brûlé  une  si  grande  quantité  de  ces  lettres  que  ce  qui  nous  eu 
reste  ne  peut  donner  qu'une  bien  faible  idée  des  marques  d'afBection 
que  M.  Necker  a  reçues. 

Ce  monument  d'estime  ne  formerait  pas  en  effet,  si  toutes  les 
lettres  étaient  publiées,  moins  d'im  gros  volume.  Dans  le  nombre, 
je  n'en  choisirai  qu'une  et  ce  qui  me  détermine  dans  ce  choix,  c'est 
précisément  l'obscurité  même  de  celui  qxd  écrivait  à  M.  Necker, 
dans  les  termes  qu'on  va  tire  : 


JUdU,  ^  nua  1781. 

Monsieur, 

Me  permettrez-vous  de  vous  dire  et  de  veos  ténoigner  la  grande 
douleur  dont  j'ai  été  pénétré  lorsque  j'ai  appris  <iue  vaus  n'occupiez 
plus  la  place  que  vous  avez  si  dignement  remplie  depuis  quelque  temps 
pour  le  bonheur  de  la  France?  Non,  il  n'est  pas  ipossibto  que  je  con- 
tienne plus  longtemps  mon  affliction  ;  il  faut  que  men  coeur  s'épanche 
et  il  ne  seroit  qu'imparfaitement  soulagé  s'il  ne  s'épanoboit  dans  votre 
sein.  Ayez  pour  agréables  les  larmes  qui  m'ont  échappées  lorsque, 
pendant  la  nuit,  le  défaut  de  sommeil  me  permettant  de  donner  on  libre 
essor  à  mes  réflexions,  j'ai  mé  Jité  sur  la  perte  que  fait  la  France.  Il  n*y 
a  que  la  nouvelle  de  la  mort  d'un  père  âgé  et  respectable  que  j'aime 
de  tout  mon  cœur,  qui  puisse  entrer  en  comparaison  avec  la  sensation 
que  m'a  fait  celle  de  votre  remerciement.  Je  sais  que  ce  fut  sans  brigues 
que  vous  obtîntes  cette  charge  importante.  Le  seul  mérite  vous  y  plaça  ; 


828  BEYinB  DBS  DBUX  MONDES. 

VOUS  y  avez  fait  to  ut  le  bien  qu'il  était  possible  de  faire;  vous  vous  pro- 
posiez d'en  faire  beaucoup  davantage  dans  la  suite  et  lorsque  nous  vous 
élevions  déjà  des  autels  dans  nos  cœurs,  tout  à  coup  vous  remercia  ! 
Quelle  perte  pour  l'état  I  Quel  sujet  de  chagrin  pour  tous  les  bons 
citoyens  I  Encore  une  fois,  monsieur,  permettez-moi  de  vous  dire  que 
cette  nouvelle  a  été  pour  moi  un  coup  accablant.  Elle  Ta  été  de  même 
pour  tous  ceuz  qui  désirent  sincèrement  le  bien.  Je  ne  suis  que  leur 

écho. 

Je  suis  avec  un  très  profond  respect,  un  respect  que  je  ne  puis  assez 
exprimer,  monsieur,  votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur. 

Jacob, 

Chanoine  régulier  aca  coUige  de  Saint-Louis. 

Inutile  dé  transcrire  ici  les  lamentations  des  Harmontel  et 
autres.  Il  était  cependant  parmi  les  amis  de  M.  et  de  H""  Nec- 
ker  quelqu'un  qui  se  refusait  à  plaindre  h  ministre  disgracié  : 
c'était  Gibbon.  Mais  la  raison  qu'il  donnait  ne  pouvait  blesser  m 
le  mari  ni  la  femme  :  «  Le  sort  de  votre  mari,  écrivait-il  i  IP'  Meo 
ker,  est  toujours  digne  d'envie;  il  se  connolt,  ses  ennemis  l'esti- 
ment, l'Europe  l'admire  et  vous  l'aimez  I  » 

Que  serait-il  advenu  si  H.  Necker  fût  demeuré  en  possesôon  de 
la  confiance  de  Louis  XYI,  et  si  le  temps  nécessaire  lui  eiit  été 
laissé  pour  mener  à  bien  ses  vastes  projets  de  réforme  politique  et 
financière?  Il  est  toujours  facile  de  refaire  l'histoire  après  coup,  et 
de  dire  avec  assurance  ce  qui  se  serait  pa^é  si  tel  ou  tel  événement 
n'avait  pas  eu  lieu.  Les  ennemis  de  H.  Necker  ont  eu  beau  jeu 
pour  prétendre  que  ce  sont  ses  concessions  imprudentes  qui  ont 
amené  la  révolution  française.  Il  ne  serait  pas  moins  facile  de  sou- 
tenir qu'il  l'aurait  prévenue  s'il  n'avait  pas  été  sacrifié  sans  motife 
à  des  rancunes  mesquines.  Mais  ce  qu'on  peut  dire  avec  certitude, 
c'est  que  la  situation  de  la  monarchie  eût  été  meilleure  si  le  déficit 
financier  ne  l'eût  mise  à  la  merci  des  états-généraux  et  que 
M.  Necker  eût  sauvé  la  monarchie  du  déficit.  Malouet,  dans  ses 
Mémoires,  émet  un  jugement  plus  favorable  encore  &  M.  Necker,  et 
l'on  nie  permettra  de  rapporter  ici  sans  la  discuter  l'opinion  du 
seul  homme  peut-être  qui  ait  traversé  cette  époque  redoutable 
sans  qu'on  puisse  lui  reprocher  ni  une  illusion  ni  une  faiblesse  : 
(c  Quoi  qu'on  en  puisse  dire,  c'est  de  la  retraite  de  M.  Necker  ai 
1781  et  de  l'impéritie  de  ses  successeurs  que  datent  les  désordres 
qui  nous  ont  conduits  aux  états-généraux.  » 

OTHfiNIN  d'HaUSSONTIIXB. 


LES 


DÉFENSES   MARITIMES 


ET 


LA  FLOTTE  MILITAIRE  DE  LITALIE 


Depuis  les  événemens  de  1870,  les  forces  militaires  des  divers 
états  ont  été  déplacées.  Les  unes  se  sont  développées;  d'autres 
ont  surgi;  d'autres  ont  diminué.  C'est  surtout  en  marine  que  les 
changemens  ont  été  remarquables.  Des  états  comptaient  à  peine  à 
la  mer  quelques  navires  ;  ils  ont  tout  à  coup  montré  des  forces  ma- 
ritimes au  moins  respectables  »  si  ce  n'est  prépondérantes.  Tels  ont 
été  la  Prusse,  la  Russie  particulièrement.  On  a  vu  des  républiques 
du  sud  d'Amérique  entrer  en  lice  avec  des  bâtimens  devenus 
presque  célèbres  même  en  Europe.  Autrefois,  deux  ou  trois  puis- 
sances étaient  maltresses  de  la  mer,  et  la  rivalité  ne  pouvait  exister 
qu'entre  elles.  Aujourd'hui,  elles  rencontrent  des  émules.  Les  con- 
séquences de  ce  changement  peuvent  être  considérables  et  la  poli- 
tique générale  peut  en  être  affectée. 

Or  ritalie  est  un  des  pays  qui  ont  pris  à  cœur  de  devenir  puis- 
sance maritime  et  de  figurer  parmi  les  plus  importantes.  Nous  ne 
rechercherons  pas  les  conséquences  possibles  de  cette  ambition, 
nous  nous  bornerons  à  notre  sujet,  qui  est  la  description  des  tra- 
vaux entrepris  en  Italie  pour  la  construction  d'une  grande  flotte, 
la  constitution  d'une  armée  navale  nombreuse,  l'instruction  d'un 
corps  considérable  d'ofiBciers,  et  enfin  la  défense  spéciale  des  côtes, 


S30  EEYUB  DES  DEUX  MONDES. 

comme  complément  de  Torganisation  des^forces  nationales  sur  mer 
et  sur  terre.  Ces  travaux  sont  fort  avancés,  et  il  faut  les  connaître 
pour  bien  savoir  quel  degré  d'appui  ou  de  concurrence  la  France 
peut  trouver  chez  ses  plus  proches  voisins. 


I. 


Après  la  bataille  de  Lissa»  las  Italiens  sentirent  la  nécassité  éa 
constituer  une  force  navale  sérieuse.  Cette  nécessité,  retendue  seule 
de  leurs  rivages  suffisait  à  la  leur  imposer.  La  Péninsule  a  plus 
de  3,000  kilomètres  de  côtes.  Les  hommes  d'état  faisaient  le  raison- 
nement suivant  :  «  Supposons,  disaient-ils,  qu'un  ennemi  domine 
la  mer  et  qu'il  en  chasse  notre  pavillon,  comme  les  pavillons  prus- 
siens et  russes  ont  été  un  moment  chassés  de  la  Baltique  et  de  U 
Her-Noire  :  où  s'abriteront  nos  vaisseaux  1  Laissons  même  hors  de 
question  notre  flotte,  qui  n'existe  pas  encore.  Quel  sort  sera  réservé 
à  nos  villes  maritimes?  Seront-elles  livrées  sans  défense  aux  bom- 
bardemens,  abandonnées  à  la  discrétion  de  l'assaillant,  soumises 
aux  rançons  les  plus  dures?  Si  l'ennemi  débarqué  les  occupe, 
deviendront-elles  une  base  d'opération,  une  porte  ouverte  à  Vmté- 
rieur,  une  tète  de  chemin  pour  l'approvisionnement  d'une  armée 
en  marche,  comme  Kamiesh  et  Balaclava  pendant  le  siège  de  Sébas- 

topol?  » 

Sous  les  gouvernemens  précédent  de  la  Péninsule,  la  défense 
maritime  était  fort  négligée  en  Itafie.  De  distance  en  distanœ,  on 
voyait  surgir  près  du  rivage  une  tour  isolée  et  mélancolique,  inu- 
tile contre  la  contrebande  et  dérisoire  contre  une  invasion.  Ces  édi- 
fices étaient  en  général  dépourvus  de  tout  armement  et  hors  d'état 
d'en  receveur  aucim.  Placées  d'ailleurs  à  des  intervalles  asses  éloi- 
gnés les  unes  des  autres ,  oes  tours  n'avaient  entre  elles  aocune 
corrélation  et  ne  pouvaient  se  prêter  aucun  appui.  La  nullité  de 
ces  ouvrages  aurait  pu  se  racheter  s'ils  avaient  servi  de  statiolis  à 
quelque  télégraphe  électrique.  Mais  l'utilité  de  cette  découverte 
de  la  science  contemporaine  n'avait  pas  été  jusqu'alora  constatée  en 
temps  de  guerre.  La  Prusse,  qui  a  montré  à  l'Europe,  au  bon  noomeot 
pour  son  ambition,  tant  d'institutions  militaires  d'un  effet  imprévu  : 
l'institution  de  la  réserve,  l'invention  du  fusil  à  aiguille,  l'esiplDi 
des  chemins  de  fer  pour  la  mobilisation  des  armées ,  les  caaons 
ILrupp,  les  fusillades  de  paysans  coupables  de  déîfendre  leurs 
foyers,  les  indemnités  de  guerre  imposées  aux  villes  ouvertest  et 
tant  d'autres  progrès  de  la  civilisation  el  de  la  crainte  àa  DieSt 
n'avait  pas  encore  indiqué  l'usage  en  guerre  de  l'électridtét  et 
d'aiUeuTB  les  pouvoirs  éphémères  de  l'Italie,  divisée  en  petites  prior 


Là  MABIHK  iTAUBllllfB.  8g{ 

eipsotéat  ne  fiongeaient  gaère  à  s'entendre  dans  un  dessefai  de 
défense  conumma. 

L'attention  publique  fut  d'abord  éveillée  sur  les  dangers  d'un  tel 
délabrement  par  une  publicaftion  du  général  Brijjfftone.  Il  proposai! 
à  ses  compatriotes  tout  un  sysième  de  défense  par  terre  et  pvt 
mer,  et  d'abord,  faisant  justice  des  postes  de  défense  érigés  le  long 
des  QôteSt  il  demandait  qpi'on  les  remit  an  domaine  et  qu'on  pré- 
parât une  porotectmi  plus  aérieose  da  pays.  Il  fallait  désormais 
tenir  compte  de  la  portée  des  canons,  du  poids  des  prejeciiles? 
il  fallait  prévoir  leur  puissance,  faire  entrer  dans  le  plan  géaé^ 
rai  un  élémeat  nonveau ,  lee  chemins  de  fer  ^  principai  instru- 
ment de  ce  qu'on,  appelle  aujourd'hui  la  «  défense  moUle,  ji  et 
qiù  comprend  le  transport  rapide  vers  les  points  menaeés  des 
ûxrces  stationnées  à  l'intérieur*  L'écrivam  militaire  était  loin  de 
renoncer  à  «  la  défense  permaneme,  »  c'est-à-dire  aui  fortifications^ 
Au  contraire ,  il  en  voulait  augmenter  la  force  par  la  construction 
de  quelques  citadelles  très  redoutables  sur  la  oôtBy  là  où  les 
débarquemens  seraient  plus  faciles  et  offriraient  à  l'ennemi  une 
bonne  position  stratégique  :  Génesv  Livourae,  Naples,  Syracuse, 
Palerme,  la  Spezzia,  Tarente,  Yeniee,  Messine:,  Boia,  Civita-Veccbia, 
Brindisiet  autres  lîraz*  En  tenu,  vingt  «t  un  ports  ou  villes  près  de 
la  mer. 

Ge  nombre  était  à  peine  auffisant,  et  pourtsAt  enlratnait  dos 
dépenses  considérable;.  Le  géaécal  en  é^uait  la  somme  totale  à 
70  millions,  calcul  évidemment  tvop  modeste.  Mène  sans  com^* 
prendre  la  construction  et  la  réputation  farsenaux  à  k  Spezzia»  à 
Venise,  à  Tarente,  il  aurait  pu  doubler  le  montant  de  cette  apprécia-^ 
tion,  tout  en  restant  au-dessous  de  la  vérité.  C'est  le  sert  des  devis 
d^ètve  inexacts^  et  l'on  sait  qu'ils  seront  toujours  dépassés.  Se  lier 
à  ces  estimalâons  préalables,  c'est  se  payer  d'illosbn,  c'est  s'expo^ 
ser  à  des  déceptions  certaines  et  oompter,  comme  on  dit,  sadn 
son  hôte.  On  le  sentait  bien,  et  la  perspective  de  dépenser  les 
millions  par  centaines  était-  de  nature  à  faire  véflédiir.  On  ne  sumà 
quel  parti  prendre. 

A  cette  époque,  l'Italie  était  fort  gênée.  A  peine  hoia  da  pagb, 
eUe  avait  obéré  ses  finances  parles  frais  de  son  établissement  dans 
le  monde.  Il  faut  bien  «  monter  sa  maison  »  quand  on  veut  fairu 
figure.  Elle  avait  hâte  de  se  montrer  l'égale  des  vieilles  nations 
et  ne  voulait  pas  avoir  la  pbysioiromie  *d'une  parvenue.  Elle  ne 
s'était  donc:  refusé  aucune  des  dépenses  dTutilité  qu'il  eût  été  peut* 
ètret  plus  sage  d'ajourner  ou  de.  graduer  en  gagnant  du  temps. 
Après  son  affranchissement,  elle  avait  trouvé  tome  à  faire.  Les  poil- 
VQirs^àntérieiirs  avaient  pkitôt  expfeité  qu'enrichi  le  pays.  Oaxt^ 
fiante  dans  l'aveoir  et  dans  la  pecapeelîve  d'une*  prospérit<fr&tuM« 


à 


832  HBTUE  DBS  DECT  MONDES. 

elle  avait  hâte  de  jouir  et  n'avait  pas  hésité  à  escompter  sa 
perspective  de  fortune  :  travaux  publics  et  chemins  de  fer»  instroc- 
tion  publique,  édifices  d'utilité  générale,  constitution  d'une  forte 
armée,  construction  d'une  marine,  elle  avait  tout  entrepris  à  la 
fois,  non  par  prodigalité,  encore  moins  par  dissipation  de  revenu, 
mais  par  empressement  de  prendre  rang  dans  le  concert  des 
gouvernemens  d'une  richesse  solide  et  d'une  vieille  importance. 
Le  même  sentiment  Tavait  conduite  antérieurement  en  Grimée,  où 
elle  avait  été  iiëre  de  prendre  place  entre  les  armées  de  France  et 
d'Angleterre. 

Elle  eotendait  affirmer  du  premier  coup  ses  prétentions  à  une 
grande  situation  dont  elle  ne  voulait  pas  déchoir  :  ambition  noble 
et  légitime  à  laquelle  on  ne  pouvait  faire  qu'un  reproche,  c'était 
de  l'emporter  au-delà  des  justes  bornes,  car,  pour  la  maintenir, 
elle  avait  dû  contracter  des  dettes,  et,  avant  tout,  il  fallait  y  faire 
honneur.  Son  gouvernement  devait  donc  reculer  d'abord  devant  la 
pensée  d'engager  des  centaines  de  millions  dans  des  travaux  de 
terrassemens  et  de  maçonneries.  Le  plus  pressé  était  d'équilibrer 
le  budget  et  de  mettre  les  dépenses  au  niveau  des  revenus. 

Et  pourtant,  il  se  trouvait  placé  dans  une  alternative  embarras- 
sante :  s'exposer  par  économie  à  tenter  un  ennemi  quelconque  par 
la  .facilité  des  débarquemens,  —  extrémité  impossible  à  subir 
volontairement;  —  ou  consacrer  d^  sommes  énormes  à  la  création 
de  forteresses  sur  les  côtes,  la  difficulté  n'était  pas  moindre.  La 
dépense  qu'exigeait  la  sécurité  publique,  les  calculs  financiers  la 
refusaient.  C'était  un  cercle  vicieux.  On  cherchait  donc  un  biais 
pour  en  sortir.  Écartant  l'idée  des  fortifications  à  terre,  toujours 
dispendieuses,  on  eut  d'abord  l'idée  d'y  substituer  des  fortifica- 
tions flottantes  d'un  prix  beaucoup  moins  élevé.  Au  demeurant,  il 
ne  s'agissait,  disait-on,  que  de  défendre  le  littoral.  Dans  l'intérieur, 
on  avait  des  ouvrages  imprenables  ou  à  peu  près,  comme  le  fameux 
quadrilatère,  où  les  Autrichiens  avaient  épuisé  toutes  les  res- 
sources de  l'art  militaire.  On  proposa  donc  la  combinaison  suivante. 

On  construirait  des  batteries  flottantes,  espèces  d'aflûts,  où  Ym 
placerait  des  pièceijB  de  grosse  artillerie.  Ces  lourdes  machines, 
remisées  sur  les  côtes,  ne  sortiraient  de  leur  mouillage  qu'à  la  vue 
de  l'ennemi.  Elles  s'ébranleraient  alors  pour  se  porter  à  sa  rencontre 
et  l'empêcher  d'avancer.  On  chercherait  à  compléter  ce  genre  de  dé- 
fense par  la  construction  de  barrages  où  Ton  poserait  des  torpilles. 
Sur  les  jetées  des  ports,  il  y  aurait  des  batteries  à  découvert. 

Ce  projet,  séduisant  en  apparence,  ne  tint  pas  devant  l'examen. 
Il  n'eût  rien  empêché.  Si  économique  qu'il  se  présentât,  il  eût 
encore  coûté  trop  cher  puisqu'il  eût  été  complètement  inutile.  La 
piscussion  publique  en  fit  ressortir  le  caractère  illusoire. 


Ul  MABINB  ITALIBNirB.  8SS 

Les  batteries  flottantes  proposées  ne  pouvaient  se  porter  au- 
devant  de  Fennemi  qu'en  cessant  d'être  abritées  par  la  côte  où  elles 
eussent  été  tenues  en  temps  ordinaire.  Une  fois  en  pleine  mer, 
pourraient-elles  résister  à  la  violence  du  vent?  ne  seraient-elles  pas 
eiqposées  à  sombrer  sous  le  poids  énorme  des  pièces  d'artillerie 
dont  la  marine  fait  usage  aujourd'hui?  Admettons  l'hypothèse  d'un 
temps  calme  et  d'une  mer  plate,  la  situation  de  ces  machines 
flottantes  n'aurait  pas  été  moins  compromise  par  une  raison  con- 
cluante. Pour  agir  utilement  contre  des  bâtimens  cuirassés,  em- 
bossés  à  distance  de  bombardement,  on  aurait  dû  les  porter  en 
avant  et  les  approcher  à  2^000  mètres  environ.  Sitôt  en  vue, 
elles  eussent  été  poursuivies  par  les  adversaires  et  bientôt  atteintes 
avant  de  parvenir  à  trouver  un  refuge  sous  les  canons  de  la  côte. 
On  leur  supposait  une  marche  de  10  nœuds.  Les  cuirassés  ont 
souvent  une  rapidité  de  plus  de  15  nœuds.  Devancer  les  batteries 
dans  leur  retraite,  les  couler  avant  leur  retour  au  port  eût  été, 
disait-on,  Taffaire  de  quelques  minutes. 

Quant  aux  torpilles  et  aux  barrages  dont  on  prévoyait  l'emploi 
pour  fortifier  l'entrée  des  ports  et  des  fleuves,  inutile  d'en  faire 
ressortir  l'insuffisance.  L'explosion  des  torpilles  peut  causer  des 
avaries,  même  des  catastrophes  particulières,  mais  non  détruire 
une  escadre.  On  peut,  sinon  s'en  garantir,  du  moins  en  éviter  sou- 
vent le  danger  par  des  informations  préalables,  par  des  dragages 
de  nuit.  La  science  qui  crée  ces  armes  redoutables  indique 
en  même  temps  les  précautions  à  prendre  contre  leur  atteinte. 
C'est  le  but  de  recherches  et  d'études  constantes  dans  les  rangs  de 
la  marine.  Si  la  solution  du  problème  n'est  pas  encore  trouvée,  on 
en  approche  du  moins,  et  l'expérience,  au  besoin,  suppléerait  aux 
formules  scientifiques.  On  a  l'exemple  des  torpilleurs  russes  et  de 
l'escadre  ottomane  dans  la  Mer-Noire;  l'exemple  des  flottilles  fédé- 
rales et  de  leurs  commandans  Ferragut  et  Porter  dans  le  Missis- 
sipi;  celui  des  Brésiliens  au  Paraguay.  On  a  les  essais  et  les 
découvertes  de  chaque  jour  en  Angleterre,  en  Allemagne,  en  Rus- 
sie, aux  États-Unis.  Le  moment  viendra  où  la  guerre  des  torpilleurs 
n'aura  plus  de  mystères  et  sera  soumise,  comme  la  guerre  ordi- 
naire, à  des  règles  précises  d'attaque  et  de  défense  que  le  hasard, 
le  bonheur  et  Thabileté  perfectionneront,  au  moment  du  combat, 
mais  dont  tous  les  officiers  auront  la  clé.  Les  périls  seront  alors 
diminués,  et  cette  invention,  d'abord  réputée  irrésistible,  aura  le 
sort  des  choses  dont  l'imagination  grossit  l'importance  et  dont  l'en- 
goûment,  comme  tout  autre  genre  d'enthousiasme,  est  éphémère. 
Dans  l'antiquité,  au  temps  des  galères  carthaginoises,  le  Romain 
Duilius  imagina  un  grappin  de  fer  :  le  fameux  a  corbeau  »  qui  vain- 
ion  im.  — isso»  53 


^ 


S8&  âETOB  Dfi6  Dm  M9NDBB. 

quit  sur  les  mers  les  enamiis  de  Rome.  Qa'est  deveiMn  cet  eogin 
de  guerre?  Il  a  passé,  comine  emblème  d'un  eiseau  de  proie,  su 
les  étendards  d'Odin  à  l'époque  des  Garlovingiens,  et  ce  symbole  te 
courage  barbare  a  fait  plus  que  les  mécanismes  les  plus  ingénieux 
pour  mener  les  bomaoïes  du  NcMrdàla  conquête  des  territoires- et  des 
champs  fertiles^  Au  <nioTen'âgeJe  feu  grégeois  fut.  l'efltoi  des  mm- 
rins,  et  le  secret  de  ce  feu,  qui  précéda  la  poudre  à  canon,  fut 
regardé' comme  (c  un  secvei^  d'élal.  »  A  bord  des  Taisseaui^i  en  l'a 
promptement  remplacé  par  l'artilierie^  et  le  feagr^eoisiy  «  quirépaa- 
dlait  la  terreur,  »  n'est  plus  qu'une  vietUerie  sans  intérêt.  Sur  terre, 
de*  nos  jours,  la  carabine  de  prédsion  et  les  canons  rayés  ont  été 
jugés  d'abord  irrésistibles*  On  a  attribué  à  la  carabine  Hinîé  la  pose 
de  Rome  et  aux  canons  rayés  la  vioteipe  de  Solférino.  Aujourd'hui 
ces  engins  sont  fort  arriérés.  La  carabine  ne  compte  plus.  Le  canon 
rayé  est  distancé  par  une  nouvelle  artillerie.  Puis  nous  ayons  vu 
surgir  le  fusil  à  aiguille,  dont  l'invention  a  été  bientôt  supplantée 
par  le  chassepot,  qui,  après  avoir  «  fait  merveilles,  »  a  été  ren^placé 
par  ses  dérivés.  Uu  clou  chasse  l'autre.  Le  moment  viendra  où  de 
nouveaux  «  perfectionnemens  »  ôteront  aux  torpilles  l'intérêt  de 
l'inconnu.  Déjà  on  les  a  tant  de  fim  bravées,  sans  accident,  qu'elles 
commencent  à  inspirer  moins  d'eSroi«  Par  le  fait,  c'est  une  arme 
très  délicate.  Elle  échappe  aux  meilleures  combimisons,  et  l'on 
n'est  pas  parvenu  à  les  faire  éclater  sûrement  quand  leur  explosèon 
serait  utile. 

Tout  calculé,  l'expédient  des  batteries  flottante»  fut  écarté.  On 
avait  reconnu  la  néoessité  de  les  douer  d'une  vitesse  au  moins 
égale  à  celle  des  vaisseaux;  de  les  cuirasser,  de  les  armer  très 
puissamment,  de  les  mettre  en  état  de  tenir  la  mer  par  on  groi 
temps  ;  il  faltait,  en  un  mot,  réunir  en  eux  toutes  les  Cacultés  de 
bàtimens  destinés  à  la  grande  navigation  et)  au.  combat,  Antaet 
valait  construire  une  ilotte«  Les  Italiens  l'ont  |ooni|unset  ac^onl 
résignés  à  en  faire  les  frais. 

Pour  construire  des  vaisseaux,  il  f»it  des  ehaotiers,  des  atetieis, 
des  outils  de  toute  aorte;  pour  les  tenir  à  flot,,  des  darses>el  des 
bassins  ;  pour  lesi  aormer,  tout  un  ensemble  d^iastruœens  :  finripes, 
grues,  marteaux  et  le  reste.  Les  navires  achevés,  il  £sut  les  abrilBi, 
lorsqu'ils  sont  désairmés,  contre  les  attaques  de  la  mer  et  les  déso»- 
dres  de  la  tempête,  il  faut  enfin  leur  assurer  un  refuge  contra 
un  ennemi  vimorieux  et  les  placer,  sous  la  protecttcm  de  ^^tfgnp^ 
sérieuses.  Au  momeot  de  oommencec  une  flotte,,  la  piemiéne  cbsas 
à  faire  était  donc  de  créer  des  arsenaux» 

Le  choix  des  laealités<  n'était  pas  4outettX.  La  natune  et  latsadi* 
tien  les  avaient  indiquées^. 

Gênes  et  Venise  d'abord.  Leur  passé  répondait  de  leur  avenir. 


U  Màêmn  ITAUINliB.  BM^ 

Or  U  exiitQ  non  loin  de  Génaa»  aux  cmifiiui  dd  la  Ligurie,  à  l'eiidroit 
même  où  elle  se  rattache  au  littoral  toscan,  près  de  la  rivière  H»- 
gra*  un  golfe  qui  semble  disposé  par  la  nature  pour  la  réception 
d'une  flotte.  Arest,  les  contows  de  ce  vaste  bassin  suivent  la  cour^be 
des  Apennins^  dont  les  contre-fiorls  s'avancent  vers  le  rivage  et 
peuvent  intercepter  la  route  pour  peu  qu'on  y  place  des  batteries 
et  des  forts.  Au  fond  du  golfe  est  une  ville  :  la  Spezua.  H.  de 
Gavomr  prit  la  résolution  d'y  fonder  le  principal  arsenal  de  l'Italie. 

Le  golfe  de  la  Spesaia,  dont  la  superficie  est  de  9,000,000  de 
mètres  carréa,  est  assas  profond  pour  recevoir  les  plus  grands 
navirea.  U  contient  buit  grandes  baies  dans  le  pourtour  de  ses 
rivages^  Les  unes  sont  fréquentées  par  la  navigation  marchande  ;  les 
autres  sont  assez  vastes  pour  les  évolutions  des  bàtimens  de  guerre. 
Çàet  là  des  lies  pointent  à  la  surface,  assea  larges  pour  porter  des 
forts.  La  première  idée  de  placer  un  arsenal  à  la  Spezzia  émane  de 
Napoléon  r%  qui  voulait^  disait-il,  y  ouvrir  le  principal  port  de 
son  empire*  A  M.  de  Gavour  est  écbue  l'exécution  de  ce  projet. 

Il  en  fit  préparer  les  plans  sous  la  mcmarchie  sarde,  tant  il  avait 
la  conviction  préconçue  de  ses  destinées  prochaines.  Dès  1801,  le 
roi  Victor-Emmanuel  put  voir  le  tracé  de  ce  port,  trop  vaste  pour 
un  petit  royaume»  digne,  par  ses  proportions,  de  Titalie  unie.  U 
comprend  une  étendue  de  1,200  mètres  en  longueur  du  bord  de  la 
mer  au  sud  au  mur  d'enceinte  au  nord,  et  de  700  mètres  en  lar- 
geur de  l'est  i  l'ouest.  La  nomenclature  des  ateliers,  hangais, 
dépôts  de  matériel,  cales  de  construction,  ne  serait  pas  à  sa  place 
dans  cette  étude,  qui  n'a  ni  la  prétention  ni  le  désir  d'être  tech- 
nique. Us  couvriront  une  superficie  de  5,600  mètres.  L'étendue  des 
cales  de  construction  sera  de  li,e00  mètres.  Il  y  aura  dix  bassins 
creusés  à  10  mètres  de  profondeur.  Ces  travaux  sont  en  cours 
d'exécution.  Quand  ils  seront  terminés,  l'Italie  possédera  un  arse- 
nal égal  aux  plus  beaux  établissemens  de  ce  genre,  soit  en  Aile- 
magncy  soit  en  Russie,  soit  en  France. 

Mais  ce  ne  sera  pas  assez  d'avoir  préparé  pour  les  vaisseaux  un 
abri  vaste  et  commode,  d'y  avoir  réuni  tous  les  moyens  de  construc- 
tion et  de  réparation  d'une  flotte  considérable,  il  faudra  se  tenir  prêt 
à  défendre  au  besoin  ce  matériel.  S'enfermer  dans  l'enceinte  d'un 
arsenal,  y  tenir  fwme,  repousser  des  assauts,  ne  suffirait  pas.  U 
faut  encore  éloigner  les  chances  d'un  bombardement,  et  comman- 
der un  tel  respect,  que  l'ennemi  ne  soit  pas  tenté  d'attaquer  de 
vive  force  et  reste  hors  de  portée.  On  arsenal  prend  donc  place 
dans  le  plan  général  de  défense  d'un  pays.  On  l'a  fait  remarquer 
dana  le  parlement  italien.  H.  Maldini,  dans  son  rapport,  disait  à 
ce  sujet  :  «  C'est  par  là  que  passe  la  route  qui  rejoint,  par  Gènes, 
la  frontière  française.  L'occupation  de  la  Spezzia  par  l'ennemi, 


8S6  BSfm  MB  DEUX  II01IDB8. 

ajoutaîM-il,  lui  donnerait  une  base  solide  d'opérations  sur  les  der- 
rières de  Tannée  qui  manœuvrerait  dans  la  vallée  du  Pô.  Tûn- 
queur  sur  le  P6,  l'ennemi  ne  pourrait  laisser  de  côté  une  forteresse 
si  importante,  qui  serait  une  menace  perpétuelle  sur  ses  flancs.  »  On 
s'est  donc  efforcé  de  rendre  la  Spezzia  inattaquable  par  un  ennemi 
descendu  des  Alpes  comme  par  une  armée  débarquée. 

Parmi  les  îles  du  golfe  on  remarque,  dès  l'entrée,   une  assez 
grande  terre,  c'est  Palmaria,  qui  surgit  près  du  rivage  occideaial. 
L'accès  en  est  assez  difficile,  la  position  dominante;  on  l'a  forti- 
fiée. Mais  aujourd'hui  les  vaisseaux  passent  devant  un  fort  et 
peuvent  en  recevoir  la  volée  sans  avarie  irréparable.  Ce  n'est  plus 
comme  au  temps  où  leur  marche  dépendait  du  vent  et  de  la  mer. 
Poussés  par  la  vapeur,  ils  vont  droit  et  rapidement  à  leur  but,  en 
tout  temps,  de  nuit  comme  de  jour.  Un  vaisseau  ne  reste  pas  plus 
de  quelques  minutes  dans  l'aire  des  canons.  C'est  à  peine  si  les 
artilleurs  ont  le  temps  de  charger  deux  fois  leurs  pièces  avant  que 
le  bâtiment  se  trouve  hors  de  portée.  On  compterait  donc  souvent 
en  vain  sur  des  batteries  croisant  leurs  feux  pour  arrêter  l'essor 
d'un  vaisseau  qui  passe.  Aussi  ce  genre  de  protection  est-il  main- 
tenant considéré  comme  insuffisant  si  son  action  n'est  pas  secon- 
dée par  d'autres  moyens  défensifs.  La  navigation  du  golfe  de  la 
Spezzia  est  entravée  contre  l'ennemi  par  une  digue  pleine,  comme 
à  Cherbourg,  et  qui  s'étend  d'un  rivage  à  l'autre.  Abrité  par  ces 
ouvrages,  l'arsenal,  au  fond  de  la  baie,  est  à  peu  près  hors  d'at- 
teinte par  mer.  Comme  protection  contre  des  troupes  débarquées 
aux  environs,  il  y  a  des  forts  et  des  canons  qui  battent  la  route  le 
long  du  rivage  et  surtout,  du  côté  de  l'intérieur,  où,  comme  nous 
l'avons  dit,  la  chaîne  des  Apennins  envoie  des  contre-forts. 

Telle  est  la  Spezzia  ;  une  véritable  forteresse  propre  à  toutes  fins, 
également  redoutable  pour  l'attaque  et  pour  la  défense.  Cest  le 
plus  considérable  des  ouvrages  militaires  que  l'Italie  ait  entrepris, 
depuis  son  affranchissement,  pour  protéger  son  indépendance  et 
préparer  au  besoin  ses  expéditions  à  l'étranger. 

IL 

L'Italie  a  d'autres  ports  de  guerre  :  Naples  et  Venise. 

L'arsenal  de  Naples  est  encore  tel  que  les  Bourbons  l'ont  laissé 
avec  son  annexe  de  Castellamare.  Il  suffit  jusqu'à  présent  à  la 
construction  des  plus  grands  bâtimens,  et  pourtant  il  est  fort  n^ligé. 
Les  approvisionnemens  de  matériaux,  bois,  fer  et  charbon,  y  sont 
très  peu  considérables.  Le  charbon  est  emmagasiné  dans  des  caves 
qui  s'étendent  sous  la  ville.  Des  combustions  spontanées  y  sont 
à  craindre.  Un  bombardement  y  pourrait  produire  les  effets  les 


Là  MARIRI  ITAUSimE.  837 

plus  funestes.  Le  bois  est  conservé  dans  des  fosses  où  l'on  intro- 
duit de  l'eau  minérale  sulfureuse  pour  leur  conservation.  On  ne 
s'approvisionne  qu'à  mesure  des  besoins,  car  l'arsenal  de  Naples 
est  condamné  à  l'abandon.  Tarente  a  été  désignée  pour  le  rempla- 
cer. Des  travaux  y  ont  été  commencés.  La  Spezzia  étant  au  nord  de 
l'Italie,  Tarente  au  sud,  ces  deux  ports  se  compléteront  l'un  par 
l'autre  et  la  nature  a  tout  fait  pour  y  préparer  la  place  d'un  grand 
arsenal.  Tarente  deviendra  le  centre  d'un  arrondissement  maritime. 
Mais  cette  œuvre  sera  fort  coûteuse  et  par  conséquent  très  longue. 
En  attendant,  l'arsenal  de  Naples  prolonge  sa  verte  vieillesse  et  les 
deux  premiers  vaisseaux  de  la  nouvelle  flotte,  le  Duilio  et  le  Dan- 
dolo,  sont  sortis  de  ses  chantiers. 

Le  troisième  port  de  construction  de  l'Italie  est  le  port  de  Venise. 

Au  temps  de  sa  grandeur,  Yenise  fut  la  reine  de  l'Adriatique. 
Cette  expression  n'a  rien  d'exagéré.  Elle  y  régnait  en  effet  sans  par- 
tage. Les  navires  étrangers  n'y  pénétraient  qu'avec  son  autorisation 
et  en  payant  un  droit.  Elle  était  fort  déchue  à  l'époque  de  son 
insurrection  contre  l'Autriche.  Cet  empire  peu  maritime  n'avait 
jamais  cherché  à  rétablir  la  prépondérance  de  la  marine  vénitienne 
lorsque  les  traités  lui  avaient  livré  la  Yénétie.  Un  sentiment  plus 
juste  de  ses  intérêts  aurait  rappelé  au  gouvernement  de  Vienne 
qu'une  province  prospère  augmente  la  force  d*un  empire,  qui 
s'affaiblit  au  contraire  par  la  décadence  d'un  territoire  annexé. 
Mais  la  fatalité  de  ces  annexions  forcées  est  d'indisposer  les 
sujets  contre  leur  nouveau  maître  et  celui-ci  contre  ses  nouveaux 
sujets.  Si  les  Vénitiens  ne  dissimulaient  guère  leur  antipathie 
contre  l'Autriche,  celle-ci  en  revanche  ne  leur  montrait  qu'une 
indifférence,  peu  politique  sans  doute,  mais  assez  naturelle  et  cer- 
tainement très  provoquée. 

Aussi  quand  Venise  s'insurgea,  sa  marine  était  très  délaissée  et 
son  arsenal  fort  négligé.  Il  tendait  à  devenir  une  sorte  de  musée 
plein  de  modèles  et  de  curiosités  fort  intéressans  pour  l'étude  des 
constructions  navales  au  moyen  âge.  Mais  on  y  bornait  les  travaux 
à  la  construction  d'embarcations  pour  les  lagunes  et  tout  au  plus 
y  voyait-on  sur  chantiers  par  intervalles  quelques  corvettes  et 
autres  navires  de  faible  échantillon.  Au  jour  de  l'iosurrection,  on  n'y 
trouva  qu'une  petite  frégate,  qui  même  ne  fut  jamais  terminée.  En 
Autriche,  il  est  vrai,  l'on  n'était  pas  beaucoup  mieux  pourvu.  Aussi 
les  deux  marines  au  moment  des  premières  hostilités,  donnèrent-elles 
l'exemple,  heureux  pour  la  cause  de  l'humanité,  d'adversaires  qui 
s'observent,  mais  ne  s'attaquent  pas. 

Bientôt  parut  dans  l'Adriatique  une  escadre  piémontaise,  com- 
mandée par  l'amiral  Albini  et  recrutée  à  la  hâte.  Dans  les  eaux  de 
Venise  se  trouvaient  déjà  des  bfttimens  de  guerre  envoyés  par  le 


8%  REYOB  I»  ran  JKINIIB8. 

gouTernemeDl  Bapolitiin,  sous  les  ordres  de  l'amiral  Goaa.  Enfin 
Venise  put  armer  deux  corvettes  et  un  bnsk.  Gelte  réuaion  de  bâti* 
mens  comprenait  quatre  frégates,  vne  corvette  et  deux  bricks  du 
Piémont;  deux  frégates  et  un  i)rick  de  Niples;  les  deux  corvettes 
et  le  brick  vénitiens  :  en  tout  uneiaoes  double  de  ToBoadre  autri- 
chienne. Mais  cell&*ci  était  d'aotaat  asoias  prèle  à  la  bataille  qu'elfe 
comptait  dans  ses  équipages  ua  oertaia  nombre  d'italiens  peu  dis- 
posés à  la  lutte  «entre  leurs  conqpairiotw. 

Les  alliés  allèrent  émic  à  sa  rencontie.  Elle  était  OMMiillée  eativ 
remboucfaure  de  la  Piave  et  oeUe  du  laglinmento.  Le  ecmmandtat 
de  la  flotte  sarde  avait  ordre  de  l'attaquer  partout  où  il  la  trou- 
verait. Mais  il  hésita.  Pourquoi  ?  il  était,  avec  les  b&timeoa  amis, 
de  beaucoup  le  plus  fort.  De  son  côté,  l'amiral  napolitsia  n'avait 
pas  une  entière  confiance  dans  les  véritables  intentions  de  son 
souverain.  On  remit  l'engagement  au  lend^nain.  La  nuit  vint  et 
l'escadre  autrichienne  en  profita  pour  se  retirer.  Le  lendenuun,  elle 
était  à  Trieste  et  quand  les  navires  italiens  l'y  trouvèrent,  elle  était 
fortement  retranchée  sous  la  protection  de  batteries  de  terre 
récemment  élevées  et  qui  eixssent  rendu  le  combat  plus  incer- 
tain. La  marine  italienne  crut  devoir  rester  sur  la  défensive.  Elle 
prit  position  devant  l'ennemi,  mais  ne  eàercha  pas  à  le  forcer 
dans  sa  retraite.  L'occasion  perdue  ne  se  représenta  {dus,  et  à  la 
paix,  les  deux  escadres  rentrèrent  chacune  de  son  cèté,  dans  leurs 
ports,  sans  s'être  fait  aucun  mal  :  expédition  pacififoe  dont  l'Au- 
triche prit  sa  revandie  i  Lissa.  La  Prusse  lui  avait  donné  un  coup 
de  main  en  faisant  intervenir  la  confédération  aUemande  dans  l'ia- 
térèt  de  la  navigation  de  ses  nationaux.  A  cette  époque,  la  balance 
était  indécise  entre  les  deux  partis  et  il  n'était  pas  encore  certMn 
que  les  armes  françaises  la  feraient  pencher  en  faveur  de  l'Italie  I 
Autre  temps  I  autre  politique!  Ce  bon  office  rendu  à  l'Autriche  con- 
tribua sans  doute  à  circonscrire  au  moins  l'action  de  la  marine  ita- 
lienne qui,  à  partir  de  ce  moment  surtout,  ne  fit  plus  qu'une  croi- 
sière inutile. 

A  la  fin  des  hostilités  entre  la  âardaigne  et  l'Autriche,  Albini  dut 
abandonner  Venise  à  son  sort.  11  y  avait  déjà  longtemps  que  l'ami- 
ral Gosa  avait  quitté  l'Adriatique.  Dès  lors  Venise  devait  s'attendre 
à  un  blocus.  C'était  le  cas  de  profiler,  pour  s'approvisionner,  de 
quelques  jours  de  répit  Cette  précaution  fut  négligée,  et  la  ville, 
assiégée  par  terre  et  par  mer,  se  vit  réduite  à  la  £amine.  Elle  avait 
entretenu  à  ce  sujet  des  illusions  malheureuses  ;  elle  croyait  qu'il 
suffirait  de  quelques  bâtimena  l^ers,  appelés  trabaccaU^  qu'elle 
avait  armés,  pour  recueillir  des  vivres  le  long  de  la  côte.  Mais  die 
fut  bientôt  désabusée,  'et  les  trabaccoli  ne  purent  être  utilisés  que 
dans  les  lagunes,  où  ils  concoururent  à  la  défense  des  forts.  Cette 


LL  MâBUSfi  ITibiaBHJIK»  SAO 

destination,  la  seule  qui  convînt  en  temps  de  guerre,  ne  pouvait 
guère  prolonger  la  résistance.  Elle  dura,  par  le  fait,  tant  que  la 
disette  n'obligea  pas  la  ville  à  capituler. 

Ge  fut  une  leçon  qui  profite  aujourd'hui  à  l'Italie  et  à  l'Aulncbe. 
Toutes,  deux  se  préparent  pendant  la  paix  à  assurer,  en  tempe  de 
guerre,  la  liberté  de  la  mer  ou  du  moins  leur  liberté  à  la  mer.  llaiB 
alors  elles  s'étaient  uniquement  préoœupéea  des  armées  datenre 
et  elles  n'avaient  pas  encore  compris  l'importance  d'une  mariae 
militaire.  Elles  ont  porté  la  peine,  de  lenr  faiblesse  maritime,  Venise 
par  sa  chute,  l'Autriche  par  la  résistance  prolongée  de  cette  ville. 
Les  occasions  de  se  défendre  et  d^écarter  l'ennemi  par  la  présence 
d'une  flotte  n'ont  pas  manqué  depuis  lora  en  Europe  et  ont  com- 
plété ia  démonstration*.  Les  dépenses  de  la  Prusse  et  de  la  Russie 
pour  armer  la  nation  de  ce  précieux  instrument  de  combat  ea  sont 
la  preuve.  Quant  i  l'Italie,  elle  donne  un  témoignage  fra{^ant  de 
sa  conviction  par  les  travaux  très  importaos  qu'elle  a  ordonaés 
pour  l'agrandissement  de  l'arsenal  vénitien  et  par  les  constructicNOS 
successives  de  bâtimens  militaires. 

Cette  confiance  est  d'autant  mieux  placée  que  l'arsenal  est  admi<- 
rablement  défendu,  comme  la  ville  même,  par  la  nature,  serait-il 
marne  réduit  à  ses  seules  forcée^  Les  lagunes  où  il  est.  situé 
s'étalent  en  marais  et  prennent  Taspect  d'un  lac  quand  la  mer  y 
monte*.  Il  est  parsemé  d'Iles*  entre  lesquelles  circulent  des  canaux 
enfilés  par  le  canon.  Les  trois  passes  principales,  —  Malamocco,  Lido 
et  Ghioggia,  —  communiquent  avec  la  mer,  mais  ont  k  peine  assez 
de  largeur  et  de  profondeur  pour  admettre  des  bâtimens  de  tonnage 
médiocre,  il  faut  les  creuser  pour  donner  accès  dans  l'arseBsi  aux 
grands  bâtimens.  Malamocco  doit  donc  être  ap{M*ofondi  à  9  mètres. 
Le  génie  militaire  a  très  biai  utilisé  les  dispositions  naturelles  du 
sol  pour  la  fortification  de  Venise*  De  nombreuses  batteries  et  des 
ouvrages  distribués  sur  les  Ilots  commandent  les  canaux,  battent 
leurs. jonctions  et  créent  de  redoutables  embarras  à.  l' envahisseur. 
La  navigation  des  lagunes  est  encore  entimvée  par  la  difficulté 
de  se  diriger  dans  les  défilés  iniques,  par  des  balises  qu'on  peut 
enlever  au  besoin*  Enfin,  du  côté,  de  la.  terre^  la^  grande  digue  qui 
continue  le  chemin,  de  fer  est.  dominée;  par  des  ouvrages  fortifiés 
que  les  Autrichiens^  en  ISiQ^  nf out.  pas  occupés  sans  peine  apiès 
on  siège  prolongé.  Dans  ua  syetème  général  de  défense,.  Venise 
occupe  un  poiat  stratégique  de  la  plus  haute  importance»  Fortifiée, 
elle  enfermera  le  paya  tout  entier  dans  ua  triangle  d'arseneuix  ;.  la 
Spezzia  au  nord-ouest,  Tarenteaumidi^  Venise  au  nord-est.  L'Italie 
n'épargne  donc  rien  pour  en  rendre  la  position  formidable  et  le 
parlement. a  voté  dans  cette  iateAtioa  4m^  sommes»  conakiécables. 


S&O  UTUB  DES  DB0X  MONDES. 


III. 


Le  roi  Victor-Emmanuel,  au  début  d'une  session,  disait  derant 
le  parlement  :  a  II  est  temps  de  s'occuper  plus  attentivement  de  Ii 
marine,  qui  mérite,  comme  l'armée,  rallection  du  pays  et  les  soins 
du  parlement.  »  Le  premier  résultat  de  cette  recommandation  fat 
la  suppression  de  l'ancienne  flotte.  On  décida  la  vente  do  mat&iel 
arriéré,  soit  trente-deux  bâtimens  :  sept  .cuirassés  dont  deux  fré- 
gates, deux  batteries  flottantes,  trois  canonnières,  treize  bâtimens, 
vaisseau  et  frégates  de  vieille  flotte;  le  reste  composé  de  navires 
de  flottille  et  autres  à  aubes  ou  à  voiles.  La  valeur  approximatif  e 
de  l'ensemble  avait  été  fixée  à  un  certain  nombre  de  millions.  On 
en  tira  quelques  dizaines  de  mille  francs.  Ils  n'étaient  pas  propres 
à  la  navigation  commerciale.  Il  eût  été  trop  dispendieux  de  les 
adapter  aux  besoins  de  l'industrie.  Ils  ne  trouvèrent  pas  d'acqué- 
reurs et  il  fallut  les  démolir.  Une  discussion  assez  chaude  s'était 
engagée  sur  l'emploi  de  l'argent.  Il  n'y  eut  pas  d'argent  et  cela 
mit  toutes  les  opinions  d'accord.  N'importe  I  l'aliénation  des  bâti- 
mens démodés  était  une  grave  détermination  qui  ne  fat  pas  sans 
courage.  Au  lieu  d'une  flotte  médiocre,  l'Italie  n'avait  plus  de  flotte. 
C'était  le  cas  de  dire  qu'elle  avait  a  brûlé  ses  vaisseaux,  o  Hais  elle 
vit  bientôt  naître  l'espoir  d'une  nouvelle  marine.  Elle  rajeumssait 
dans  un  bâtiment,  le  Dûilio,  qui  n'avait  pas  encore  son  pareil  et 
que  le  génie  maritime  italien  voulait  porter  au  plus  haut  d^ré  de 
force  et  de  perfectionnement. 

Le  Duilio  a  été  construit  à  Gastellamare.  C'est  un  modèle  nou- 
veau. L'imitera*t-on  dans  les  autres  pays  7  La  question  est  incer- 
taine. En  théorie,  c'est  la  perfection  de  l'art.  Les  essais  de  ce  bâti- 
ment ne  laissent  pas  beaucoup  d'incertitude  malgré  les  critiques. 
En  naltra-t-il  dans  la  pratique?  On  ne  sait  jamais  à  quoi  s'en  tenir 
sur  une  arme  tant  qu'elle  n'a  pas  subi  l'épreuve  de  la  bataille.  Ce 
superbe  vaisseau  ne  pourra  être  définitivement  jugé  que  quand  il 
aura  «  vu  le  feu.  »  L'occasion  d'en  recevoir  «  le  baptême  »  ne  s'est 
pas  encore  présentée  heureusement  depuis  1876,  époque  où  il  a 
été  lancé.  C'est  un  navire  cuirassé  à  tourelles,  en  fer  et  acier.  L'acier 
a  été  reconnu  plus  résistant  que  le  fer  et  plus  difficile  à  perforer. 
L'examen  des  cibles  employées  pour  l'essai  des  canons  de  100  tonnes 
en  a  démontré  la  supériorité.  L'acier  est  donc  mêlé  au  fer  dans  la 
construction  de  la  coque  même  et  de  la  cuirasse.  Cet  appareil  pro- 
tecteur est  d'une  épaisseur  qui  n'avait  jamais  été  obtenue  sur  aucun 
navire  ^t  qui  atteint  O'^^bb.  U  résisterait  aux  canons  ordinaires.  Hais 
on  adonné  à  ceux  du  Duilio mù  poids  et  une  puissance  encore  incoo- 
nuS|  et  les  canons  de  100  tonnes  percent  même  une  cuirasse  de 


LA  MABINS  ITALIENNE.  841 

0°*,55.  Le  Duilio  porte  donc  à  la  fois  une  ceinture  de  fer  que  les 
projectiles  en  usage  sur  d'autres  bâtimens  ne  peuvent  briser  et 
une  artillerie  capable  d'obtenir  ce  résultat  extraordinaire  au  moyen 
de  projectiles  qui  ne  pèsent  pas  moins  de  1,000  kilogrammes. 
Cette  épaisseur  de  cuirasse  a  été  d'ailleurs  réservée  aux  parties  les 
plus  exposées.  On  eût  compromis  la  stabilité  du  bâtiment  en  lui 
imposant  une  charge  plus  lourde.  Donc  les  œuvres  vives,  —  leméca* 
nisme  de  propulsion,  les  poudres,  le  gouvernail,  —  sont  défendus 
par  une  épaisse  enveloppe  de  fer  et  acier  qui  est  placée  transversa- 
lement. Les  organes  essentiels  se  trouvent  ainsi  entourés  par 
des  murailles  métalliques*  Une  deuxième  cuirasse  formant  retour 
dans  la  largeur  du  navire  sert  de  ceinture  au  mécanisme  des  tou- 
relles et  au  moteur  qui  porte  les  pièces  d'artillerie.  Ces  pièces 
étant  de  100  tonnes,  il  n'en  existe  d'aussi  puissantes  dans  aucune 
autre  marine.  Cette  innovation  appartient  à  l'Italie.  Jusqu'alors  on 
avait  considéré  80  tonnes  comme  un  maximum  au-delà  duquel  il 
était  dangereux  de  surcharger  un  navire.  Mais  l'artillerie  géante 
du  bâtiment  de  guerre  italien  et  de  ses  pareils  a  subi  des  essais 
réitérés  à  la  satisfaction  des  inventeurs  et  à  l'honneur  des  usines 
anglaises  où  elle  a  été  fabriquée.  Le  Duilio  enfin  est  un  navire  à 
compartimens  étanches.  Ce  système  de  construction  consiste  à  divi- 
ser la  coque  à  l'intérieur  en  cellules  pour  isoler  l'eau  introduite 
dans  le  bâtiment  par  un  projectile,  une  torpille,  la  rencontre  d'un 
écueil  ou  toute  autre  cause  de  déchirure,  et  d'en  borner  l'exten- 
sion à  des  compartimens  clos  où  il  soit  facile  de  Vétancher.  Cette 
disposition  a  pour  but  de  préserver  un  navire  en  danger  de  som- 
brer après  destruction  partielle  par  l'artillerie  ennemie,  les  mines 
soufr-marines  ou  par  un  coup  d'éperon. 

Tel  est  le  Duilio.  Le  navire-type  a  donc  pour  protection  un  blindage 
de  0",55;  pour  l'attaque,  quatre  canons  de  100  4onnes  dans  deux 
tourelles  cuirassées;  pour  ressource  extrême,  en  cas  d'avaries  ma- 
jeures, un  système  de  compartimens  divisés  de  manière  à  limiter 
l'invasion  de  la  mer  parles  ouvertures  accidentelles  de  la  coque.  Les 
précautions  accumulées  donnent  au  navire  italien  et  à  la  flotte  des 
vaisseaux  du  même  modèle  une  puissance  formidable.  On  aurait 
dû  le  nommer  T Achille^  car  on  a  tout  fait  pour  le  rendre  à  peu  près 
invulnérable.  Ses  moyens  d'attaque  sont  complétés  par  un  éperon. 
11  est  muni  d'un  appareil  à  lancer  des  torpilles.  Enfin  un  bateau 
très  rapide,  porteur  d'un  engin  de  cette  espèce,  est  enfermé  dans 
un  tunnel,  ménagé  à  l'arrière  du  bâtiment  et  peut,  dans  un  combat, 
être  dirigé  contre  l'ennemi.  L'amiral  Saint-Bon,  ministre  de  la 
marine,  a  présidé  à  la  construction  du  Duilio.  Dans  une  séance  du 
parlement,  il  a  pu  dire,  non  sans  un  orgueil  légitime,  quoiqu'un 
peu  prématuré  :  «  C'est  le  navire  le  plus  puissant  qui  existe.  II 


9à2  RBTBK  VEB  DBOX  MONDES. 

pourrait  tenir  tète  à  une  esoidre.  »  Nous  ajouterons  :  C'est  pos- 
sible, mais  tout  dépendra  de  la  maoïière  de  s'en  servir.  Ce  n'est 
pas  seulement  le  fer,  c'est  le  cœur  'et  la  tête  des  marins  qui  font 
la  force  et  le  succès  d'un  bàtîmeot  dans  les  batâûlles  navales.  Le 
Builio  a  coftté  au  mmns  1&  mîUions.  Trois  autres  vaiaseauK  sont  en 
cours  de  construction  ou  'd'armement  :  DandolOy  Itaim^  Lepanto. 
Nonobstant  les  promesses  ou  les  espérances  du  .ministre,  nos 
voisins  n'étaient  pas  encore  complètement  satisfaits  des  dimen- 
sions et  de  la  force  du  DuiUa^  il  a  103  mètres  <le  longueur  et  20 
mètres  à  peu  près  de  largeur.  Vltalia  a  122  mètres  de  long  sar 
28  noètres  de  large.  Le  Duilio  a  10,600  tonnes  de  déplaMaent; 
Yitalia  en  a  i&,300.  Le  tirant  d'eau  mofen  du  Duilio  est  de 
7«,90.  Vltatia  plongera  sa  carène  en  charge  à  8">,50.  Imagi- 
nera-t-on  pour  l'armer  des  canons  de  plus  de  100  tonnes,  pour 
le  protéger  des  cuirasses  d'une  épaisseur  plus  forte  que  0",5&7 
Où  se  terminera  cette  course  au  clocher  ou  plutôt  celte  course  à 
la  ruine?  Beaucoup  d'Italiens  croient  qu'il  conviendrait  de  s'arrê- 
ter, dès  à  présent,  dans  la  construction  des  Duilio  de  l'avenir.  Le 
nombre  des  bâtimens  de  la  flotte  devait,  dans  l'origine,  comprendre 
aeize  Taisseaax,  dix  frégates  et  corvettes,  six  avisos,  cbf  canon- 
nières, vingt-quatre  navires  de  flottille.  Inutile  d'en  indiquer  les 
noms.  Ce  sont  toujours  les  mêmes  dans  toutes  les  flottes.  U  semble 
qu'on  croie  communiquer  aux  b&timens  de  mw,  avec  leurs  noms, 
les  qualités  que  ces  désignations  comportent.  C'est  une  puérilité 
des  puissances  qui  rappelle  les  enftinlîUages^e  la  vieiUe  oivilisaÉion 
danoise.  Le  terme  des  travaux  de  eonstructiioa  est  l'Année  1€8S, 
peu  après  Tépoque  où  la  Prusse  achèvera  ceux  de  sa  flotte.  RiouniBS, 
les  deux  marines  formeraient  une  armée  très 'imposante,  et  (eapd[>le, 
par  le  nombre  et  la  force  des  «avires,  t)e  soutenir  une  lutte  môme 
avec  l'Angleterre.  Quelques  lrà«tmea6  «d^un  raoïg  inférieur  semMeot 
réaliser  certains  perfeotioBnemeoB  que  le  minière  «  présfBtds 
comme  de  très  grandes  nouveMlôs.  Tel  est,  par  'exemfAe,  le 
Pi€tro-Mica^  dent  la  chambre  italienne  tt  entendu  fetire  devance 
un  éloge  peut-être  un  peu  emphatique  et  qu'il  ne  faut  encme 
accepter  que  sous  bénéfice  d'inventaire.  On  se  serait  efibreé  de 
donner  à  ce  navire,  construit  à  Venise,  le  double  caractère  d'an 
navire  ordinaire  de  combat  et  li'un  torpilleur.  D'autres  bàtimeiis  de 
Blême  modèle  sont,  dit-on,  en  chantier.  Le  matériel  de  la  marine 
étant  ainsi  terminé,  il  ne  restera  qu'à  Tarmer  en  y  embarqont 
les  équipages  et  les  états-majors. 

M.  Depretis,  ministre  des  finances,  disait  un  jour,  dans  le  par- 
kment,  en  présentant  le  budget  ;  «  Po«r  oonstitu^  ^uBe  bonne 
marine  militûre ,  deux  choses  sont  nécessaires  :  des  navires  de 
guerre  bien  construits,  une  bonne  conduite  de  ces  bâtimens  et  un 


I^  IfABim  IXALIBRICB*  8/^ 

bon  usage  des  matériaux  de  gnerre  ;  d'où  résulte  la  Bécessité  d'ar 
yoir  deu2  ordres  de  personnes  :  des  constructeurs  habiles^  des  con- 
ducteurs intelligens  et  expérimentés.  La  première  catégarie  comr- 
prend  les  ingénieurs  maritimes;  la  seconde  est  composée  du 
personnel  militaire.  C'est  d'ailleurs  une  fllusioa,  ajoutait^^  de 
croire  que  les  études  du  personnel  militaire  puissent  se  faire  dane 
de  courtes  navigations,  encore  moins  par  des  simulacres  de  manœu- 
vres et  d'opérations  militaires  faites  avec  des  moyens  qu'on  n'em- 
ploiera pas  en  réalité.  II  faut  pour  cette  instruction  de  vrais  arme- 
mens  maritimes,  qui  sont  réclamés  par  d'autres  considérations. 
Telle  est,  par  exemple,  la  nécessité  d'avoir  sous  la  main  une  force 
navale  toujours  prête  pour  une  éventualité  politique  et  des  bâtimens 
qui  courent  des  mers  pour  la  protection  des  intérêts  commerciaux.  » 

Or,  pour  avoir  de  Imhis  officiers,  il  faut  d'abord  former  de  bons 
élèves.  Autrefois  l'Italie  avait  deux  écoles  navales  :  l'école  de  la 
marine  napolitaine,  au  palais  de  la  Consulte,  à  Naples;  l'école  de 
la  marine  sarde,  à  Gènes.  On  les  a  remplacées  par  une  académie 
navale  à  Livoume.  Cette  institution  est  divisée  en  deux  sections  : 
Tune  consacrée  aux  études  théoriques,  l'autre  plus  spécialement 
destinée  à  former  au  métier  de  la  mer  les  futurs  officiers.  On  sait 
d'ailleurs  que,  dès  l'année  1873,  l'Italie  faisait  évoluer  dans  la  Médi- 
terranée une  escadre  permanente  composée  de  b&timens  cuirassés 
et  de  quelques  navires  d'instruction.  De  plus,  le  gouvernement 
envoie  jusque  dans  les  mers  lointaines  des  stationnaires  pour  la 
protection  du  commerce  national. 

La  composition  des  équipages  n'a  pas  été  moins*  bien  préparée. 
Le  personnel  militaire  inférieur  comprenait  autrefois  des  ser- 
vices accessoires  qu'on>  a  supprimés.  L'infanterie  de  marine 
n'existe  plus,  l'Italie  n'ayant  pas  de  colonies.  La  police  dans  les 
arsenaux  est  confiée  aux  équipages  de  ligne  et  aux  gendarmes  ou 
carabiniers.  Les  bureaux,  dans  les  arrondissemens  maritimes, 
étai^it  occupés  par  des  employés  civils.  On  les  a  réformés,  et 
leur  service  a  été  réservé  au  commissariat.  Il  y  avait  à  bord  des 
aumènieiB  ;  ils  ont  été  supprimés.  Le  personnel  maritime  est 
donc  désormais  exclusivement  militaire.  U  comprend  un  anural, 
des  vice-amiraux,  des  contre-amiraux,  ctes  capiteioes  de  vaisseau, 
des  capitaines  de  frégate,  des  lieutenans  et  sous-lieutanans  de  vais- 
seau. Quant  au  génie  maritime,  il  comporte  des  officiers  ingé- 
nieurs et  des  officiers  mécaniciena.  L'ensemble  des  corps  de  la 
mmne  est  complété  par  les  officters  de  santé  et  ceux  du  commis- 
sariat. Dégagée  de  tout  parasite,  la  marine  italienne  est  libre  de  ses 
mowemens.  Les  levées  en  temps  de  guerre  se  feraient  très  prenp- 
tement;  les  embarquemens  seraient  effisctués  sans  embarras,  sans 
conflit  d'autorité,  sans  incertitude.  Les  cadres  sont  prêts;  les  chefs 


Shh  RBVUE  DES  DE13X  MONDES. 

connaissent  l'étendue  et  la  limite  de  leurs  devoirs.  Enfin  Tltalie 
peut  disposer  d'un  très  grand  nombre  de  marins.  A  yingt  ans,  ils 
sont  déclarés  propres  au  service  et  partagés  en  deux  conting^as  : 
l'un  qui  sert  pendant  quatre  ans  et  passe  ensuite  dans  la  résene 
pendant  huit  années;  l'autre  qui  est  classé  pendant  dix  ans  dans  la 
réserve. 


IV. 

Quelle  conclusion  faut-il  tirer  de  cette  étude?  C'est  que  l'Italie, 
comme  la  Russie,  comme  l'Allemagne,  a  voulu  sortir  de  son  infério- 
rité maritime.  C'est  une  ambition  naturelle,  mais  bien  coûteuse.  Si 
c'est  une  affaire  d'amour-propre,  c'est  un  amour-propre  qu'elle 
paie  bien  cher  :  si  c'est  une  prévision  politique,  quelle  est-elle?  Il 
est  toujours  dangereux  de  jouer  avec  des  armes.  On  est  tout  de 
suite  tenté  d'en  user  même  sans  être  assuré  qu'on  saura  et  qu'on 
pourra  s'en  servir.  Il  n'appartient  pas  à  tout  le  monde  de  jouer  le 
jeu  des  annexions  et  d'y  gagner. 

En  attendant,  le  plus  clair,  c'est  l'argent  qu'on  dépense  avant 
de  savoir  si  le  bénéfice  compensera  jamais  les  frais.  Les  flottes 
d'aujourd'hui  sont  hors  de  prix,  et  le  meilleur  moyen  de  se  rui- 
ner, c'est  d'en  coustruire  une.  Nous  avons  vu  qu'un  vaisseau  coûte 
là  millions  I  Heureuses  les  nations  qui  peuvent  réunir  seize  bâtimens 
de  ce  prix  sans  se  gêner  et  sans  détourner  au  profit  d'armemens 
stériles  des  sommes  dont  pourraient  profiter  le  commerce  et  l'in- 
dustrie nationales  I 

Ces  constructions  ruineuses  ont  souvent  une  influence  morale  très 
regrettable  sur  l'esprit  des  plus  braves  commandans  et  peuvent 
refroidir  leur  courage.  Avoir  la  charge  et  la  responsabilité  d'un 
navire  de  là  millions,  c'est  une  pensée  qui  rend  très  circons]>ect. 
Il  n'y  a  pas  de  Jean  Bart  dont  la  valeur  bouillante  ne  reçoive 
comme  une  douche  d'eau  froide  à  l'idée  de  perdre,  par  la  moindre 
aventure  tant  soit  peu  hasardée,  un  bâtiment  qu'on  met  au  moins  deux 
ans  à  construire  et  qui  entraîne  une  si  grosse  dépense  I  Autrefois, 
quelques  mois  pouvaient  sufiire  au  remplacement  d'un  navire  coulé. 
Il  y  avait  pour  cela  dans  les  arsenaux  des  approvisionnemeos  de 
toute  sorte  et  dans  les  caisses  de  l'état  quelques  centaines  de  mille 
francs  qui  sufiisaient.  Aussi  que  de  hardis  combats  I  que  d'actes  de 
folie  héroïque  I  Aucune  entreprise  n'arrêtait  les  marins.  Quelles  belles 
imprudences  et  parfois  quels  beaux  succès  I  Mais  aujourd'hui  qu'a- 
vons-nous  vu?  Ces  marins  d'un  courage  superbe  dans  les  tranchées 
de  Sébastopol  et  sur  les  murs  de  Paris  pendant  le  siège  de  1870 
n'ont-ils  pas  promené  un  armement  splendide  le  long  des  c6tes 


LA  MAHINE  ITAUBNNE*  8i5 

prussiennes  sans  tenter  d'y  envoyer  un  seul  boulet?  Dieu  sait 
pourtant  s'ils  étaient  impatiens  d'agir  I  mais  quoi  1  ils  avaient  sous 
leurs  pieds  des  millions  qui  flottaient  I  Prêts  à  risquer  leur  vie, 
ils  devaient  hésiter  à  risquer  leurs  vaisseaux  I 

Matelots  des  équipages,  officiers  de  l'état-major,  nos  marins,  en 
fait  de  courage  et  d'instruction,  ne  sont  inférieurs  à  personne.  Et 
pourtant  quelle  différence  d'entrain  et  de  hardiesse  a  montrée  pen- 
dant la  guerre  de  sécession,  la  marine  des  États-Unis,  dont  la  flotte 
à  peine  formée  comptait  plus  de  corvettes  que  de  bàtimens  cui- 
rassés, plus  de  navires  en  bois  de  faible  échantillon  que  de  moni- 
tors  I  Aussi  les  commandans  passaient-ils  cavalièrement  par-dessus 
toute  considération  pour  la  sécurité  de  ces  bàtimens.  Us  les  ris- 
quaient de  gaité  de  cœur  et  les  conduisaient  allègrement  au-dessus 
des  torpilles,  au-devant  des  embrasures  de  forteresses.  Citons-en 
quelques  exemples. 

En  18ô2,  la  marine  fédérale  faisait  le  blocus  du  Mississipi  et 
voulait  forcer  l'entrée  et  les  passes  de  ce  fleuve  pour  seconder  les 
opérations  de  l'armée  de  terre  autour  de  la  Nouvelle-Orléans.  Les 
confédérés,  encore  moins  préparés  que  leurs  adversaires,  avaient 
été  surpris  par  la  guerre  sans  flotte  et  presque  sans  bàtimens 
de  combat.  Ils  étaient  hors  d'état  de  se  porter  en  mer  au- 
devant  de  l'ennemi  et  devaient  se  borner  à  défendre  le  fleuve. 
Ils  y  avaient  accumulé  de  grands  moyens  de  résistance  :  forts 
et  batteries  à  terre,  barrage  dans  le  fleuve,  torpilles  et,  en 
arrière,  des  flottilles  d'embarcations  transformées  en  canonnières. 
Une  des  passes  du  Mississipi  était  détendue,  par  deux  forts  en 
face  Tun  de  l'autre  :  le  fort  Jackson  et  le  fort  Saint-Philip,  ouvrages 
armés  de  quarante  bouches  à  feu.  Il  fallait  traverser  cet  obstacle. 
Le  Commodore  Ferragut,  durant  une  nuit  obscure,  envoya  dans 
le  Mississipi  deux  canonnières  avec  ordre  de  reconnaître  et  d'ouvrir, 
si  faire  se  pouvait,  un  barrage  entremêlé  de  torpilles  qu'on  savait 
dressé  entre  les  deux  forts.  Ce  barrage,  qui  était  formé  de  vieilles 
coques  de  navires  réunies  par  une  chaîne,  ne  fut  pas  rompu.  Le 
lieutenant,  de  retour,  avait  réussi  pourtant  à  dégager  l'un  des  pon- 
tons. En  fait,  le  barrage  était  au  moins  ejitr'ouvert.  On  pouvait  le 
franchir.  Ferragut  n'hésita  pas.  Le  2A  avril,  à  trois  heures  du  matin, 
il  partit  sur  la  corvette  Hartford^  qui  marchait  en  tète.  Le  passage 
pratiqué  dans  l'estacade  était  très  étroit.  Il  y  échoua  et  resta  exposé 
aux  volées  des  forts.  Un  autre  navire,  le  Brooklyn^  eut  le  même  sort. 
Plusieurs  canonnières  s'échouèrent  également.  Ces  incidens  ne 
purent  déconcerter  le  hardi  marin  ;  il  se  dégagea,  rallia  sa  flottille, 
à  l'exception  d'un  seul  navire,  au-delà  du  barrage  et  livra  combat 
aux  confédérés,  qui  l'attendaient  derrière  ce  rempart.  Un  de  ses 


8A6  HBTUS  fifBS  MHZ  MOHDES. 

bfttimens  fut  coulé.  N'importe,  il  passa,  c'était  l'essentiel.  La  perte 
avait  été  de  trente-sfac  tués  et  deux  oents  blessés,  perte  anniaie 
dans  une  entreprise  en  apparence  désespérée.  Ge  début  présmoàt 
bien  d'autres  succès- 
Sur  la  rive  gauche,  et  plus  haut,  se  trmrrait  Ytcksburg^  prin- 
cipale place  d'armes  des  confédérés.  Le  long  du  fleuve,  sur  un 
espace  de  8  milles,  étaient  disposées  dte  batteries^  et  il  fallait 
passer  sous  leur  feu  dans  ce  défilé.  Le  commandant  de  l'escadre 
fédérale  j  entra,  suivi  de  on2e  navires,  corvettes  et  canonnières. 
En  passant  devant  Vicksburg,  il  fut  salué  par  les  batteries  et  son 
navire,  le  Hanfordy  fut  touché  en  plusieurs  endroits;  mais  il  ae 
s'arrêta  pas  à  réparer  les  avaries,  il  passa^  laissant  quelques  navires 
en  arrière.  Trois  renoncèrent  à  poursuivre  leur  route  et  firent  re- 
traite, les  autres  rejoignirent  leur  chef.  Cette  équipée  coûta  sept 
tués  et  trente  blessés,  mais  on  avait  passé,  l'honneur  était  sauf  et 
l'on  était  plein  de  confiance. 

De  ces  exemples,  que  nous  pourrions  aisément  multiplier,  il  résulte 
que  les  forts  n'arrêtent  pas  un  chef  entreprenant  devant  ime  passe 
même  bien  défendue.  Mais  c'est  à  la  oonditioni  qu'il  ait  toute  sa 
liberté  d'esprit.  C'est  chose  très  sérieuse  de  s'engager  dans  une  en- 
treprise où  la  vie  des  hommes,  la  sécurité  de  l'état  et  l'honneur  du 
pays  sont  intéressés.  Quand  on  s'f  dévoue,  c'est  le  moins  qu'on  n'y 
porte  aucun  autre  souci  que  celui  d'assurer  le  succès.  Des  précautions 
à  prendre,  un  intérêt  matériel  à  sauvegarder,  ne  font  que  troubler 
l'esprit,  ôter  au  chef  la  lucidité  et  la  résolution  nécessaires.  Il  fl*]»- 
portait  guère  sans  doute  au  gouvernement  fédéral  qu'une  canonnière, 
une  corvette  ou  tout  autre  bfttiment  d'importance  ordinaire  fussent 
coulés  en  mer  ou  dans  un  fleuve.  On  les  eût  remplacés  facilement  et 
avec  promptitude.  Aussi  l'ambrai  donnait  dans  le  danger  tète  baissée, 
sans  arrière-pensée,  tout  entier  à  la  bataille  et  prêt,  comme  il  le 
disait,  «  à  sauter  vaillamment  avec  ses  officiers.  »  Mais  si  le  Bart- 
fordy  tant  de  fois  sorti,  c<Hnme  par  miracle,  d'entreprises  aussi 
hasardeuses,  avait  représenté  li  millions.  Il  est  permis  de  penser 
que  son  chef  ne  l'eût  pas  exposé  avec  cette  fière  liberté  d'allures, 
cet  entrain  vainqueur  et  cette  galté  guerrière. 

D'autre  part,  les  vaisseaux  peuvent-ils,  en  se  plaçant  devnl  un 
fort,  échanger  avec  ces  remparts  de  pierre  une  canonnade  à  outrance 
sans  encourir  une  perte  certaine  7  Les  Anglais,  en  1855,  sous  tes 
ordres  de  l'amiral  Napier,  et  les  Français  de  la  flotte  allfée«  n'ont 
pas  cru  possible  de  le  tenter  contre  les  Russes  dans  la  Baltique.  Is 
n'étaient  prêts  à  lutter  que  contre  d'autres  bfttimens  sur  leur  dé- 
ment. Ils  sont  donc  rentrés  dans  tes  pons  nationaux  sans  œvf 
férir.  Plus  tard  sous  les  mAnes  pavillom  on  a  voulu  nasenx  fidre,et 


LA  MABOIB  ITAUENUB.  8A7 

Fou  s'est  engagé,  mais  sans  saccès*  contre  les  forteresses  qw  défen- 
daient l'entrée  de  SébaaWfok.  EaSei  les  cuàraasés  «omt  «Blrés  en 
scioer  C'était  devant  Kinbwrn,  à  l'>einhauichuFe  du  fiug  et  du  finie* 
per.  Les  premières  batteries  £U>ttantes  :  la  DévoêlatUm^  la  Lme  el 
la  TonnaMey  sons  les  ordres  supédeors  de  Tamiral  Bniat,  se  sont 
Racées  résolument  devant  Kinlâurn»  très  bien  servi  par  l'actittetriie 
russe.  Kinburn  a  répondu  à  leurs  f^x«  mais  la  forteresse  a  été 
réduite  en  quelques  heures.  Même  résultat  plus  tard  en  Amérique^ 
L'amiral  Dahigreen,  avec  des  navires  du  gouvememenl  fedâral, 
attaque  et  bombarde  le  fart  gumter.  11.  le  ruine  en  très  peu  de  temps. 
On  n'en  voit  pkis  cpie  des  débris  amModés»  Dans  la  même  giiecre, 
près  de  Mobile,  le  fort  Morgan  rest  inoendié  et  réduit  à  capitulaticm. 
Le  fort  Jackson,  le  fort  Pbilipt  sur  les  bards  du  Misfiissipi*  sont 
boosbardés  at  démanlelés  par  l'anÂrBl  Pbrter. 

Quelles  conséquences  ticer  de  ces  souvenirs  contradictoiiiesil 
C'est  que»  s'il  suffit  d'avoir  un  degré  raisonnable  de  bardiease  pour 
br»ver  le  £sa  de  forteresses  4iuand  il  ne  s'agit  .que  de  passer  devant 
elles,  il  est  au  contraire  très  difficile  et  très  scabreux  de  s'embos- 
ser  en  face  de  leurs  feux»  d'y  séjoiiriier  le  temps  nécessaire  pour 
rraverser  leurs  batteries  et  démolir  leurs  murailles.  Oseraît-on 
le  tenter  avec  des  bàiioiens  de  \k  mUlions?  Des  marins  l'ont  fait 
récemment.  Ils  ont  été  hardis  et  heureux.!  D'autres  les  imiteront, 
et  il  ne  sera  pas  toujours  dit  que  de  splendides  armemens  msritimes 
auront  été  réduits  pendant  des  saisons  entières  à  se  promener  hors 
de  portée  des  fortifications  d'un  ennemi  sans  échanger  avec  cet 
ennemi  une  seule  bombe  ou  un  seul  boulet,  ne  serait-ce  qu'à  titre  de 
salut.  On  prévoit  partout  cela  d'avance.  Aussi  augmente*t-on  partout 
les  précautions.  Ici  l'on  cuirasse  jusqu'aux  fortereasea.  Les  côtes 
de  la  mer  sont  revêtues  de  fer»  Là  on  dresse  l'embûche  de  mines 
sous-marines  d'autant  plus  redoutables  qu'on  ne  sait  oiù  les  prendre 
et  qu'il  suffit  souvent  d'une  étincelle  électrique  fournie  au  moment 
opportun  par  un  homme  placé  à  terre,  pour  déterminer  une  explo- 
sion irrésistible. 

Mais,  coname  noua  l'avons  dit,  on  a  déjà,  dans  pkis  ^'un  livre, 
tracé  pour  de  telles  situations  des  théories  d'attaque  et  de  défense. 
Et  d'aliK)rd  on  a  préparé  les  moyens  de  faire  la  recherc^  des  tor- 
pilles sous  l'eau  et  de  déblayer  les  sabords  4es  ouvrages  fortifiés 
qu'on  se  propose  d'attaquer.  Il  existe,  entre  autres  écrits,  des  études 
spéciales,  et,  chaque  jour,  on  en  voit  paraître  de  nouvelles. 
Citons  partieuIièreaDrat  a  Tremtise  on  Coast  Defence  par  un  çolo* 
adi  de  l'armée  américaine,  et  un  travail  très  attachant  d'ua  lieu-^ 
tenant  de  vaisseau,  publié  sous  le  titre  de  Guerre  maritime  des 
Étatê^Uniê  par  M.  de  la  Chauvinière.  Ces  deux  écrivons  militaires 


SAS  RETUE  1>B6  DEUX  K01VDES, 

sont  d'accord  pour  dire  qu'aucune  résistance  à  des  attaques  par 
mer,  qu'aucune  défense  des  passages  dans  les  baies  et  les  rivières 
ne  peut  avoir  de  chance  de  succès  que  si  l'on  y  réunit,  aux  fortifi- 
cations à  terre,  des  barrages  complétés  par  des  rangées  de  tor- 
pilles. Ils  sont  aussi  d'avis  qu'il  est  impossible  d'attaquer  ces  bar- 
ricades et  ces  mines  souvent  dissimulées  sous  la  surface  de  l'ean 
sans  avoir  pris  d'avance  des  renseignemens  sur  leur  gisement  et 
leur  nature. 

Les  marines  européennes  ont  maintenant,  parmi  les  bfttimens  de 
flottille,  des  navires  qui  portent  des  torpilles,  vont  à  la  vapeur  avec 
une  rapidité  très  grande  et  ne  font  aucun  bruit  dans  leur  marche. 
Leurs  machines  sont  silencieuses.  Rien  ne  révèle  leur  approche. 
Leur  célérité  va  jusqu'à  18  et  même  20  nœuds,  alors  que  les  vais- 
seaux ne  dépassent  guère  15.  Partout,  pendant  les  nuits  obscures, 
ils  peuvent  se  glisser  sans  éveiller  l'attention.  Ils  peuvent  se  défiler 
sous  l'ombre  des  côtes  élevées.  On  peut  les  conduire  dans  un  port 
de  guerre,  une  fois  le  jour  tombé,  pour  y  faire  la  recherche  des 
torpilles  placées  soit  au  fond,  soit  entre  deux  eaux.  Us  peuvent 
s'y  livrer,  à  la  faveur  de  l'obscurité,  au  dragage  de  ces  redoutables 
engins,  en  briser  les  amarres,  couper  ou  écorcher  les  fils  conduc- 
teurs de  l'électricité.  On  suppose  l'entrée  de  nuit  dans  un  port 
ennemi  de  deux  de  ces  navires  associés  ensemble  pour  draguer  les 
torpilles  ;  ils  traîneraient  à  leur  suite  un  filet  ou  des  grappins,  armés 
d'arêtes  tranchantes.  Après  avoir  détruit  ainsi  ou  relevé  tout  un  bar- 
rage de  torpilles,  ils  pourraient,  avec  un  peu  de  cette  fortune  qui 
favorise  l'audace,  se  retirer  sans  avoir  été  découverts,  ou  échappa 
par  leur  petitesse  môme  aux  projectiles  qui,  dans  la  nuit,  sont 
dirigés  un  peu  au  hasard. 

Un  succès  si  complet  sera-t-il  fréquemment  obtenu?  Il  sera  c^- 
tainement  rare.  Mais  c'est  déjà  beaucoup  qu'il  soit  possible,  et  Ten- 
treprise  vaudrait  sans  doute,  en  temps  de  guerre,  la  peine  d'être 
tentée.  Dans  la  marine,  la  considération  du  danger,  comme  l'histoire 
nous  l'apprend,  n'a  jamais  arrêté  les  équipages  bien  conduits,  et  les 
volontaires  n'ont  jamais  fait  défaut  pour  les  expéditions  hasardeuses* 
Les  navires  à  torpilles  ne  manqueront  pas  de  gens  dévoués  pour  les 
diriger  et  les  manœuvrer  dans  leur  périlleuse  aventure,  et  d'ailleurs 
ce  service  que  M.  de  Bismarck,  en  parlant  de  la  marine  prus- 
sienne, proclamait  devoir  être  aussi  dangereux  pour  les  défenseurs 
que  contre  l'ennemi,  n'est  pas  sans  réserver  de  grandes  chances 
de  salut  aux  marins  qui  s'y  dévouent.  Les  canots  torpilleurs  sont 
exposés  aux  effets  de  la  lumière  électrique,  qui  permet  de  diriger 
contre  eux  des  coups  plus  sûrs.  Mais  la  rapidité  de  leurs  évolutions 
laisse  au  tir  de  l'artillerie  pendant  la  nuit  et  dans  le  trouble  d'une 


LA  MARINE  ITALIENNE»  8A§ 

attaque  subite  de  bien  faibles  chances.  Gomme  nous  le  disions,  le 
but  est  petit  ;  quand  on  croit  l'atteindre  et  qu'on  l'a  yisé«  il  a  déjà 
disparu.  L'adversaire  le  plus  dangereux  du  canot-torpille  sera  le 
canot-torpille.  Chaque  marine  est  aujourd'hui  pourvue  de  cette 
espèce  de  navire,  et  il  faut  s'attendre,  dans  les  reconnaissances 
nocturnes,  à  des  combats  entre  bâtimens  du  même  genre.  Tels  on 
voit  les  mineurs  devant  une  place  assiégée  se  rencontrer  sous  terre 
dans  les  galeries  qu'ils  creusent  en  sens  contrdre  et  se  livrer  hors 
de  la  vue  des  humains  des  combats  acharnés  où  ceux  qui  tombent 
trouvent  une  sépulture  toute  préparée  de  leurs  propres  mains  ;  tels 
les  navires  torpilleurs  se  heurteront  et  se  serviront  les  uns  contre 
les  autres  de  leur  arme  meurtrière  destinée  à  un  ennemi  diflérent. 
C'est  la  fortune  de  la  guerre.  Les  équipages  ne  la  redouteront  pas. 
Quant  aux  bâtimens  qui  se  tiendront  devant  les  ports,  ils 
devront  exercer  une  grande  surveillance  et  faire  un  service  très 
fatigant.  Le  mieux,  disent  les  gens  de  l'art,  sera  de  rester  la  nuit 
en  mouvement  sous  vapeur.  Parmi  les  commandans,  les  uns  se 
borneront  à  s'entourer  de  filets  simples  ou  métalliques  pour  tenir 
les  canots  torpilleurs  à  distance.  Quelques  précautions  qu'on  prenne, 
il  Y  &ura  toujours  des  surprises  à  craindre,  de  gros  risques  à  cou- 
rir. Les  blocus  ne  seront  plus  comparables  à  ces  opérations  d'au- 
trefois  où  l'on  pouvait    c  dormir  sur  ses  deux  oreilles,  »   sans 
autre  inconvénient  que  de  laisser  passer  quelque  hardi  clipper  de 
ceux  qu'on  appelait  dans  la  guerre  d'Amérique  «  forceurs  de  blo- 
cus »  et  qui  ont  gagné  de  grosses  fortunes  à  cette  contrebande  de 
guerre.  Maintenant  il  s'agira  du  salut  des  bâtimens  et  de  la  vie  des 
équipages.  La  guerre,  dure  épreuve,  sera  désormais  plus  pénible 
encore.  La  vigilance  continuelle  donnera  plus  de  peine  que  le  com- 
bat. Et  les  combats  seront  féconds  en  surprises  nouvelles  et  en  périls 
inconnus.  Ces  surprises  et  ces  dangers  ont  pu  être  bravés  heureu- 
sement en  Amérique.  Mais  ils  ont  laissé  encore  des  secrets  mal 
révélés,  des  mystères  dont  le  voile  est  à  peine  soulevé.  En  attendant, 
les  flottes  nouvelles  sont  préparées  en  vue  de  ces  obscurités  qu'il 
faut  percer  à  jour.  Quant  à  l'Italie,  elle  est  entrée  l'une  des  dernières 
dans  la  voie  de  construction  des  grandes  flottes.  Les  vaisseaux 
qu'elle  a  récemment  mis  à  la  mer  sont  des  modèles  après  lesquels 
il  semble  qu'il  n'y  ait  plus  de  perfectionnemens  à  étudier.  L'avenir 
nous  dira  si,  en  efiet,  les  bâtimens  tels  que  le  Duilio  donnent  . 

le   dernier  mot  de  l'art  des  constructions  navales  et  terminent  ^ 

enfin  la  lutte  entre  la  cuirasse  et  le  canon. 

Paul  Meebuau. 


LES  ANESTHÉSIQUES 


L'ÉTHER,  LE  CHLOROFORME,  LE  PROTOXTDE  D'AZOTE. 


L  LêfûM  sur  ks  aneêthésiqws  ei  sur  VasphyxU,  par  CL  Bernard;  PirU,  1875.  — 
n.  De  PEmphi  de  Véthir  sulfurique  et  du  chloroforme^  par  E.  Simonin;  1879.  — 
m.  Traité  d'anesthésw  chirurgicale,  par  J.-B.  tlottenatein;  Paris,  1880.  ~  IV.  Des 
CofUre-indUsatiom  à  VaneHhîiie  chirurgicale^  par  H.  Dnret;  i8M» 

« 

Le  27  octobre  1816,  deux  citoyens  de  Boston,  Morton,  dentiste, 
et  Jackson,  professeur  de  chimie,  prenaient  un  brevet  d'mentioD 
d'une  espèce  bien  rare.  Les  deux  associés  entendaient  se  réserver 
l'exploitation  du  léthéon^  sorte  de  composition  qui  rendait  Tbomme 
et  les  animaux  à  la  fois  insensibles  à  la  douleur  et  inertes  pendant  les 
opérations  chirurgicales.  L'anesthésie  était  découverte.  La  pratique 
nouvelle  ne  resta  pas  entre  les  mains  de  ceux  qui  s'en  attribuaient 
le  monopole  ;  elle  se  répandit  très  rapidement,  et  en  moins  de 
deux  années  elle  était  devenue  d'un  usage  commxm  dans  tous  les 
pays.  Des  malades  avaient  subi  les  plus  graves  mutihtions  sans  en 
avoir  conscience  et  sans  en  ccmserver  le  moindre  souvenir  ;  des 
clûrurgiens  avaient  pu  procéder  avec  une  extrême  fadtité  à  des 
opérations  que  ne  troublaient  plus  les  mouvemens  du  patient  ou 
ses  cris  de  douleur.  Il  n'en  fallait  pas  davantage  ;  et  l'anesthésie, 
tout  empirique  qu'elle  fût  encore,  fut  universellement  adop^. 

Dans  les  trente  années  qui  se  sont  écoulées  depuis  ces  débuts, 
la  science  est  venue  compléter  l'œuvre  de  l'empirisme.  On  a  pu 
mesurer  les  inconvémens  et  les  dangers  des  premiers  agens  anes- 
thésiques,  l'éther  et  le  chloroforme  :  on  a  précisé  les  circonstances 
qui  devaient  s'opposer  à  leur  emploi.  Les  physiologistes  mt  donné 


LES  ANESTH]68IQm»#  851 

l'explication  de  l'action  merveilleuse  qui  abolit  la  douleur  sans 
trouUer  le  jeu  des  fonctions  vitales.  On  a  proposé  enfin  d'autres 
agens,  le  protoxyde  d'azote,  le  bromure  d'éthyle,  qui  auraient  les 
avantages  de  l'éther  et  du  chloroforme,  sans  en  présenter  les  ris- 
ques. Tout  cet  ensemble  de  faits,  de  théories,  d'inventions,  mérite 
d'être  connu,  en  dehors  du  corps  médical,  de  ceux  qu'intéresse  le 
mouvement  de  la  science  ou  le  développement  de  ses  applications. 

• 

I. 

Rien  ne  parut,  en  son  temps,  plus  nouveau,  plus  inattendu, 
moins  préparé  que  la  découverte  de  l'anesthéste.  Elle  se  produisait 
en  Amérique  au  moment  même  où  le  Traité  classique  de  médecine 
opératoire  de  Yelpeau,  édité  à  New- York,  répandait  parmi  les 
médecins  du  pays  la  fameuse  déclaration  :  «  Éviter  la  douleur 
dans  les  opérations  est  une  chimère  qu'il  n'est  pas  permis  de 
poursuivre.  »  Le  démenti  était  frappant.  L'empirisme  médical 
triompha  donc  une  fois  de  plus,  pour  une  invention  qui  semblait 
ne  rien  devoir  à  la  science  rationnelle,  et  il  remercia  le  hasard  qui 
ajoutait  l'éther  et  le  chloroforme  à  la  liste  de  ses  anciennes  et  heu- 
reuses trouvailles,  le  quinquina,  l'antimoine  et  le  mercure.  —  On 
est  revenu  aujourd'hui  à  une  appréciation  plus  exacte.  Les  chi- 
mistes ont  revendiqué  une  juste  part  de  la  découverte  pour  leur 
science  et  pour  l'un  de  ses  représentans  les  plus  considérables, 
Humphry  Davy  ;  d'un  autre  côté,  des  médecins  érudits  ont  rattaché 
l'invention  moderne  à  une  longue  série  de  tentatives  antérieures  et 
retrouvé  les  procédés  d'insensibilisation  en  constant  usage  à  toutes 
les  époques  depuis  la  plus  haute  antiquité  jusqu'à  nos  jours. 

Voir  dans  les  essais  très  imparfaits  des  anciens  les  débuts  de 
l'anesthésie  actuelle,  c'est  aller  un  peu  loin.  Il  ne  convient  d'acr- 
corder  ni  trop  de  crédit  à  des  récits  fabuleux  ni  trop  de  prix  à  des 
inventions  incertaines.  Toutes  ces  histoires  nM&  racontent  moins 
le  réel  succès  que  les  vains  efforts  de  ceux  qui,  dans  tous  les  temps, 
ont  rêvé  de  soulager  les  soufirutces  de  l'humanité;  —  à  moins 
qu'elles  ne  nous  disent  les  impostures  des  ambitieux  qui,  à  l'aide 
de  prétendus  miracles,  ont  essayé  d'étonnei  le  populaire  et  de  le 
soumettre.  Des  faits  de  ce  gemre  sont  relatés  dans  le  Talmud  et  dans 
les  livres  parsis,  qui  nous  mcmtrent  Zoroastre  firappant»  l'imagim^ 
tion  des  multitudes  en  promenant  sur  des  charbons-  ardens  sas 
mains  insensibles.  On  a  évoqué  vai  passé  plus  lointain  encore  ; 
comme  ce  gentilhomme  qui  faisait  remonter  sa  noblesse  à  Adam, 
l'anesthésie  aurait  ses  premiers  titres  daas^  le  berceau  même  du 
genre  humain.  Il  y  a  qudques  annéesi,  le  très  grave  et  très  habile 
chiruiigien  Simpson,  pressé  trfe^  vivement  par  qvelques  tbéologieis 


852  Um  DE8  DEUX  MONDES. 

anglicans  qui  condamnaient  ranesthésie]  obstétricale  au  nom  de  la 
Bible,  trouva  piquant  de  les  battre  sur  leur  propre  terrain,  et  il  lear 
opposa  le  récit  de  la  création  de  la  femme  d'après  la  Genèse  : 
«  Immiiit  ergo  Daminus  soporem  in  Adam  :  Le  Seigneur  endor- 
mit Adam,  et  lorsqu'il  fut  endormi,  il  lui  arracha  une  de  ses 
côtes.  »  Voltaire,  qui  s'étonnait  qu'Adam  n'eût  rien  senti,  n'aonut 
pas  eu  à  redire  à  l'explication  du  docteur  Simpson. 

C'est  assez  faire,  croyons-nous,  de  remonter  jusqu'à  l'antiquité 
grecque.  On  a  voulu  voir  une  substance  anesthésigue  dans  le 
népenthës  dont  parle  r  Odyssée,  la  liqueur  préparée  par  la  belle 
Hélène  pour  faire  oublier  toute  douleur.  Anesthésique  aussi  la 
préparation  avec  laquelle  Machaon,  au  dire  de  Pindare,  endormait 
les  souffrances  de  Philoctète  afin  de  panser  sa  plaie.  Anesthésiqaes 
encore  les  philtres  et  les  breuvages  par  le  moyen  desquels  les  Juifs 
éteignaient  la  sensibilité  des  condamnés  qu'ils  menaient  au  sup- 
plice. La  médecine  ancienne  est  restée  muette  à  l'endroit  de  ces 
préparations  merveilleuses  et  ne  nous  en  a  pas  même  transmis  la 
simple  mention.  On  voit  assez  par  ce  silence  qu'il  s'agissait  là  de 
procédés  occultes  et  d'arcanes  auxquels  les  hommes  de  l'art  accor- 
daient peu  de  foi.  A  la  vérité,  Hippocrate,  le  père  de  h  médecine, 
indiquait  à  ses  disciples  la  sédation  de  la  douleur  comme  l'un  des 
plus  nobles  objets  de  leurs  préoccupations  ;  mais  en  même  temps 
il  l'avait  en  quelque  sorte  soustrait  à  leurs  efforts  en  en  réservant 
le  privilège  aux  dieux  :  Divinum  opus  est  sedare  dolorem. 

Il  faut  faire  une  distinction  essentielle.  Ce  que  les  anciens  et  les 
hommes  du  moyen  âge  ont  peut-être  conAu,  tout  au  moins  cher- 
ché, ce  sont  des  drogues  narcotiques  ou  stupéfiantes.  De  là  aux 
anesthésiques  véritables,  il  y  a  loin.  Les  substances  narcotiques  on 
stupéfiantes  plongent  ceux  qui  en  font  usage  dans  un  engourdisse- 
ment léthargique  plus  profond  que  le  sonuneil  ordinaire.  Mais  bien 
que  cette  obtusion  des  sens  puisse  faciliter  la  besogne  du  chiror- 
gien,  elle  n'est  jamais  assez  complète  pour  permettre  les  opéra- 
tions graves.  Sous  le  tranchant  du  couteau,  le  sentiment  de  la 
douleur  se  réveille,  des  mouvemens  éclatent  avec  un  caractère 
convulsif  et  désordonné.  Les  effets  de  cette  ivresse  narcotique  se 
dissipent  lentement  après  avoir  imprimé  à  l'organisme  une  modifi- 
cation d'autant  plus  fâcheuse  qu'elle  est  plus  durable.  Tout  autre 
est  l'action  de  l'éther,  du  chloroforme  et  des  véritables  anesthé- 
siques. C'est  un  sommeil  profond,  absolu,  où  aucune  excitatioD 
douloureuse  ne  peut  faire  brèche;  les  membres,  parfait^neot 
dociles,  ne  se  révoltent  sous  aucune  violence  ;  l'inertie,  la  résohi- 
tion  musculaire  sont  poussées  au  plus  haut  point.  Et  pourtant  le 
retour  à  l'état  de  veille  se  fait  rapidement  et,  pour  ainsi  dire,  d'an 
seul  coup,  à  la  volonté  de  l'opérateur;  la  sensibilité  reparaît  avec 


LES   ANESTHÉSIQCES.  85S 

toutes  les  autres  fonctions  de  la  santé,  dans  sa  plénitude,  dès  que 
Tadministration  du  toxique  a  été  suspendue,  et  sans  qu'il  reste  de 
traces  de  lointaine  répercussion,  ou  d'ébranlement  permanent  de 
l'organisme.  Le  sergent  de  cavalerie  que  le  chirurgien  Hammond 
vient  d'amputer  d'un  bras  remonte  en  selle  et  gagne  le  lazaret  avec 
autant  d'assiette  et  à  la  même  allure  que  dans  une  promenade» 
L'étonnant  gymnaste  qui  a  tant  occupé  la  curiosité  publique  il  y  a 
quelques  années,  Blondin,  se  fait  endormir  pour  une  opération 
.d'ailleurs  très  simple,  et  à  peine  éveillé,  il  peut  avec  la  même 
sûreté,  la  même  précision  de  mouvemenjs,  franchir  sur  la  corde 
tendue  les  abîmes  du  Niagara.  ' 

Jusqu'à  notre  époque,  l'on  n'avait  pas  réussi  à  produire  ce  som- 
meil anesthésique.  si  profond  et  à  la  fois  si  passager,  on  ne  possédait 
que  des  narcotiques.  C'étaient  le  plus  souvent  des  breuvages  prépa- 
rés avec  le  suc  des  pavots  et  qui  devaient  leur  vertu  calmante  à 
l'opium.  Tel  était  ce  fameux  remède  «  de  la  colère  et  de  la  tris- 
tesse »  que  savaient  fabriquer  les  femmes  de  Thèbes,  et  qui  est 
resté  dans  la  pharmacopée  moderne  sous  le  nom  d'extrait  thé- 
baîque.  On  employait  encore  le  lierre  terrestre,  le  suc  de  la  morelle, 
la  jusquiame,  la  ciguë,  la  mandragore,  la  laitue,  toutes  plantes 
dont  la  vertu  engourdissante  et  somnifère  bien  connue  ne  serait 
que  d'un  maigre  secours  à  la  chirurgie.  Ces  substances  convena- 
blement mêlées  ont  formé  les  philtres  assoupissans  auxquels  l'ima- 
gination populaire  a  attribué  un  pouvoir  léthargique  bien  exagéré. 
Les  écrivains  n'avaient  garde  de  négliger  un  élément  si  dramatique 
et  si  précieux  pour  nouer,  dénouer  par  d'émouvantes  péripéties 
leurs  drames  ou  leurs  contes  merveilleux.  Et  par  là  ils  contri- 
buaient à  consolider  la  superstition  universelle.  C'est  seulement 
dans  l'imagination  de  Shakespeare  qu'a  existé  ce  breuvage  que  le 
moine  Lorenzo  fait  prendre  à  l'amante  de  Roméo  et  qui,  durant 
trois  jours,  la  laisse  plongée  dans  un  sommeil  impossible  à  distin- 
guer de  la  mort. 

Et  cependant  ces  ressources  d'une  science  occulte  ne  sauraient 
être  contestées  d'une  manière  absolue.  L'unanimité,  la  ténacité  de 
la  croyance  populaire  témoignent  en  leur  faveur,  sans  compter  quel- 
ques dépositions  plus  diiSciles  à  suspecter.  Nous  trouvons  dans  le 
Voyage  de  Marco  Polo  l'indication  très  précise  de  l'usage  que  le 
Vieux  de  la  Montagne  faisait  de  ces  breuvages  narcotiques  pour 
plonger  ses  victimes  dans  une  léthargie  prolongée.  —  Il  est  bien 
difficile  de  ne  pas  croire  qu'il  y  ait  un  fondement,  si  fragile  qu'on 
voudra,  à  cette  histoire  que  nous  conte  Boccace,  du  pharmacien 
Giampaolo  Spinelli,  possesseur,  entre  autres  secrets,  d'une  drogue 
dont  il  suflisait  de  respirer  les  vapeurs  pour  s'endormir  paisible- 
menU  et  aussi  d'une  liqueur  qui  pendant  un  jour  et  une  nuit  pro- 


85&  RETUB  DES  DECX  MONDES. 

curait  un  engourdissement  pareil  à  la  mort.  Il  faut  bien  que  les 
chirurgiens  du  temps  eussent  habituellement  recours  à  la  narcoti- 
sation  pour  que  le  même  Boccace  pût  rendre  vraisemblable  Tayen- 
ture  de  cet  amant  qui  tombe  en  léthargie  chez  sa  maltresse,  après 
avoir  bu,  en  place  d'un  rafraîchissement,  le  breuvage  destiné  par 
le  mari  de  la  belle  au  malade  qu'il  devait  opérer.  D'ailleurs,  pour 
discrets  qu'aient  été  les  médecins,  ils  ne  sont  pas  entièrement 
muets  sur  ces  pratiques.  Dès  le  xiv'  siècle,  un  chirurgien  nommé 
Théodoric  employait  une  médication  stupéfiante  que  lui  av^t 
enseignée  son  maître,  Hugues  de  Lucques.  Il  imprégnait  une 
éponge  du  suc  des  plantes  narcotiques  que  nous  avons  citées  tout 
à  l'heure  et  la  plaçait,  au  moment  de  l'opération,  sous  les  narines 
du  patient.  V aniidotarium  de  Nicolo,  prévôt  de  l'école  de  Saleroe, 
contient  une  recette  du  même  genre.  Et  si  l'on  voulait  remonter 
plus  haut  encore,  on  trouverait  qu'Albert  le  Grand,  après  Diosco- 
ride  et  Pline,  recommandait  pour  le  môme  usage  le  suc  de  la 
mandragore,  la  belladone  de  notre  flore  moderne. 

La  possibilité  de  l'insensibilisation  chirurgicale  ne  fut  bien  com- 
prise que  beaucoup  plus  tard  :  c'est  au  mi*  siècle  que  le  problème 
est  nettement  posé  pour  la  première  fois.  Si  l'on  en  croit  des  docu- 
cumens  récemment  mis  au  jour,  Denis  Papin,  Tinventeur  de  la 
force  motrice  vapeur,  aurait  eu  l'initiative  de  la  première  recherche 
sur  l'anesthésie.  On  a  retrouvé  un  manuscrit  daté  de  1681,  alors 
que  Papin  exerçait  et  professait  la  médecine  à  Marburg,  petite  ville 
de  la  Hesse  électorale.  Ce  document  appartient  aujourd'hui  à  la 
bibliothèque  du  grand-duc  de  Hesse.  Denis  Papin  y  déclare  qu'il  y 
a  des  moyens,  connus  ou  à  trouver,  d'éteindre  la  sensibilité  d» 
malades  et  de  leur  épargner  la  douleur  des  opérations. 

Cette  vue  de  l'esprit  devait  rester  longtemps  sans  réaUsation 
effective.  Il  faut  nous  transporter  tout  d'un  trait  au  commencement 
de  ce  siècle  pour  trouver  les  vrais  débuts  de  l'anesthésie  telle  qa'on 
la  pratique  de  nos  jours.  Nous  sommes  en  1799.  Il  y  a  près  de 
vingt  ans  qu'ont  paru  au  jour  les  grandes  découvertes  sur  lesquelles 
s'est  fondée  la  chimie  moderne.  Lavoisier,  Priestley,  Gavendisb, 
ont  fait  connaître  lea  gas  simples  et  quelques  gaz  composés.  Les 
médecins  songent  à  utiliser  ces  agens  nouveaux  pour  le  traitement 
des  maladies,  et  l'un  d'eux,  Beddoes,  crée  dans  ce  dessein,  à  Ghfton, 
près  de  Bristol,  un  Institut  pneumatique.  Il  prend  pour  préparateur 
un  jeune  homme  de  vingt  ans,  Humphry  Davy,  qui  devait  plus  tant 
se  faire  une  grande  place  dans  la  science. 

C'est  là  que  Davy  exécuta  ses  premières  recherches  sur  le  pn>- 
toxyde  d'azote.  Ces  expériences  sont  restées  célèbres.  Davy  et  les 
personnes  qui,  à  son  exemple,  respirèrent  le  protoxyde  de  nitro* 
gène  éprouvèrent  des  effets  remarquables^  une  sensation  de  bie&* 


LES  AHESTHÉSIQnES.  855 

être  extraordinaire  et  des  impressions  de  gaité  qui  se  traduisaient 
souvent  par  un  rire  bruyant.  De  là  le  nom  de  gaz  hilarant  {lau* 
ghing  gas)  qui  est  resté  au  protoxyde  d'azote.  On  remarquera  que^ 
dans  ces  premiers  essais,  Beddoes  et  Davy  ne  prétendaient  pas 
abolir  la  douleur.  Il  s'agissait  pour  eux  de  moins  ou  de  plus  que 
cela.  Ils  crurent  avoir  bien  mérité  de  l'humanité  non  pour  avoir 
diminué  ses  souffrances,  mais  pour  lui  avoir  offert  une  nouvelle 
forme  du  plaisir  physique  et  intellectuel  et  avoir  étendu  la  gamme 
des  sensations  que  l'homme  peut  éprouver. 

L'enthousiasme  avec  lequel  Davy  dépeignait  les  effets  extraor- 
dinaires du  protoxyde  d'azote  était  bien  fait  pour  impressionner 
le  monde  savant.  Au  bout  de  trois  inspirations,  il  éprouve  un 
extrême  bien-être.  Sa  poitrine  se  dilate,  et  il  éclate  en  accès  d'un 
rire  si  vif  et  si  franc  que  l'hilarité  se  communique  aux  témoins  de  la 
scène.  Davy  ressent  dans  tout  le  corps,  surtout  à  la  poitrine  et  aux 
extrémités,  une  sorte  de  chatouillement  agréable  qui  va  s'exaltant 
en  même  temps  que  le  sens  du  tact  devient  plus  exquis.  La  vue 
lui  fournit  des  impressions  plus  vives,  son  oreille  perçoit  des  bruits 
plus  légers  qu'à  l'habitude.  Dans  son  esprit  se  succèdent  des  images 
fraîches  et  riantes  éveillant  des  perceptions  d'une  nature  nou- 
velle et  qui  ne  sont  nommées  dans  aucune  langue.  Son  intelligence 
est  envahie  par  une  extase  délirante,  les  idées  y  éclatent  avec  une 
clarté  et  une  vivacité  extraordinaires  ;  le  sentiment  de  la  person- 
nalité s'exalte  en  lui,  et  il  est  pris  d'un  immense  orgueil  en  se  sen- 
tant transporté  dans  un  monde  où  chacun  des  mouvemens  de  son 
esprit  crée  une  théorie  ou  une  découverte.  11  éprouve  des  impres- 
sions de  plaisir  vraiment  sublimes,  atteignant  bientôt  un  tel  degré 
qu'elles  absorbent  entièrement  sa  conscience  et  lui  font  perdre 
tout  sentiment  de  lui-même  et  du  monde  qui  l'entoure. 

((  Dans  la  nuit  du  5  mai,  dit-il.  je  m'étais  promené  pendant  une 
heure  dans  les  prairies  de  l'Âvon;  un  brillant  clair  de  lune  rendait 
ce  moment  délicieux,  et  mon  esprit  était  livré  aux  émotions  les  plus 
douces...  C'est  alors  que  je  respirai  le  gaz...  J'éprouvai  alors  une 
sensation  de  plaisir  physique,  toute  locale,  limitée  aux  lèvres  et 
aux  parties  voisines.  Successivement  elle  se  répandit  dans  tout  le 
corps  et  elle  atteignit  bientôt  un  tel  degré  d'intensité  qu'elle  absorba 
mon  existence.  Je  perdis  tout  sentiments. .  Toute  la  nuit  qui  suivit, 
j'eus  des  rêves  pleins  de.  vivacité  et  de  charme,  et  je  m'éveillai,  le 
matin,  en  proie  à  une  énergie  inquiète,  à  un  irrésistible  besoin 
d'agir  que  j'ai  fréquemment  éprouvé  dans  le  cours  de  semblables 
expériences.  » 

Le  retentissement  de  ces  faits  fut  considérable,  et  les  chimistes 
de  tous  les  pays  s'empressèrent  de  répéter  les  expérienoes  de  Dafvy. 
Berzélius  en  Suède,  Pfaff  et  Wurzer  en  Allemagne,  dbtflirent  des 


856  BETTE  DES  DEUX  MONDES. 

résultats  analogues.  En  Angleterre,  les  inhalations  du  gaz  hilarant 
avaient  une  véritable  vogue  :  les  savans  étrangers  qui  visitaient  le 
pays  étaient  conviés  à  assister  à  des  expérienœs  de  ce  genre  et  à 
s*y  soumettre  eux-mêmes.  C'est  ainsi  que  Pictet  (de  Genève)  eut 
l'occasion  d'en  voir  le  résultat  sur  H.  Davy.  «  M.  Davy  se  soumit  le 
premier  à  l'essai,  qui  lui  est  très  familier...  Après  un  moment  d'ex- 
tase, il  se  leva  de  sa  chaise  et  se  mit  à  arpenter  la  chambre  en 
riant  de  si  bon  cœur  que  le  rire  devint  génértd;  il  frappait  du  pied, 
remuait  les  bras  et  paraissait  avoir  besoin  d'exercer  ses  mm>cles... 
11  nous  décrivit  comme  très  agréable  toute  la  suite  des  sensations 
qu'il  avait  éprouvées.  »  Pictet  lui-même  respira  à  son  tour  le  gaz 
hilarant  en  présence  du  comte  de  Rumford  et  d'un  petit  cerde  d'a- 
mis. c(  J'entrai  bientôt,  écrit-il,  dans  une  série  rapide  de  sensa- 
tions, nouvelles  pour  moi  et  difficiles  à  décrire.  J'entendais  un  bour- 
donnement; les  objets  s'agrandissaient  autour  de  moi.  Je  croyais 
quitter  ce  monde  et  m'élever  dans  l'empyrée.  Je  tombai  ensuite 
dans  un  état  de  calme  approchant  de  la  langueur,  mais  extrême- 
ment agréable  ;  j'éprouvais  d'une  manière  exaltée  le  simple  senti- 
ment de  l'existence  et  ne  voulais  rien  de  plus.  En  peu  de  minutes, 
je  revins  à  l'état  tout  à  fait  naturel.  » 

Chose  remarquable  I  les  expériences  qui  réussissaient  si  con  - 
stamment  partout  ailleurs  échouèrent  en  France  et  y  furent  sévè- 
rement condamnées.  Les  chimistes  français  Proust,  Yauquelin  et, 
bientôt  après,  Thénard  et  Oriila,  dressèrent  contre  le  gaz  hilarant 
un  acte  d'accusation  en  règle.  Us  ne  lui  devaient  que  des  sensa- 
tions pénibles,  une  constriction  douloureuse  des  tempes,  les 
angoisses  de  la  suffocation,  un  malaise  prolongé  :  ils  déclaraient 
avoir  couru  de  graves  dangers.  «  J'ai  éprouvé,  dit  Oriila,  de  si 
vives  douleurs  dans  la  poitrine  et  une  telle  suffocation  que  je  sois 
resté  convaincu  que,  si  j'eusse  continué  l'expérience,  je  n'en  serais 
pas  revenu.  » 

Pourquoi  ces  résultats  si  différens?  Les  observations  de  Berzé- 
lius  et,  plus  récemment,  les  recherches  de  M.  Paul  Bert,  nous  per- 
mettent de  le  comprendre.  Mais,  à  cette  époque,  on  ne  le  comprit 
point.  On  vit  seulement  que  l'inhalation  du  protoxyde  d'azote  pro- 
duisait des  effets  inconstans,  quelquefois  périlleux,  et  qu'il  fiJlait 
acheter  un  plaisir  passager  au  prix  d'un  danger  redoutable.  La  pru- 
dence l'emporta  ;  les  expériences  cessèrent,  et  l'oubli  se  fit  peu  k 
peu.  On  avait  cependant  approché  de  bien  près  le  but  utùe,  la 
connaissance  de  l'anesthésie.  H.  Davy  l'avait  nettement  aperça  : 
«  Le  protoxyde  d'azote,  avait-il  dit,  parait  jouir,  entre  autres  pro- 
priétés, de  celle  d'abolir  la  douleur.  On  pourrait  l'employer  avec 
avantage  dans  les  opérations  de  chirurgie  qui  ne  s'accompagnent 
pas  d'une  grande  effusion  de  sang.  »  La  déclaration  est  préctoe  et 


LES   AI4ESTHE8IQUES.  J$57 

catégorique.  Elle  passa  inaperçae,  et  l'on  renonça,  malgré  tant  de 
promesses  qu'elles  contenaient,  à  ces  curieuses  épreuves  que  Davv 
avait  mises  à  la  mode.  Et  pourtant  le  fruit  n'en  fut  pas  entière- 
ment perdu.  De  temps  à  autre,  quelques  chimistes  renouvelaient 
avec  d'infinies  précautions  les  inhalations  de  gaz  hilarant  pour  le 
simple  profit  que  l'on  trouve  en  science  à  répéter  soi-même  une 
expérience  connue.  D'autre  part,  le  genre  d'essais  inauguré  par 
Beddoes  avec  les  «  airs  artificiels  n  se  perpétua  avec  les  vapeurs  et 
les  gaz  déjà  connus  ou  chaque  jour  découverts.  L'habitude  d'en 
éprouver  l'action  sur  l'homme  en  les  respirant  ou  les  faisant  res- 
pirer, resta  en  honneur,  dans  les  laboratoires,  auprès  de  quelques 
médecins  et  dans  de  petits  cercles  d'étudians. 

C'est  précisément  à  ce  dernier  reste  d'un  genre  d'expérimen- 
tation condamné  que  nous  devons  la  découverte  de  l'anesthésie. 
C'est  une  répétition  de  l'expérience  de  Davy  qui  inspira  à  Horace 
Wells  l'idée  de  l'insensibilisation  chirurgicale,  et  c'est  une  épreuve 
de  respiration  des  vapeurs  d'éther,  répétée  bien  des  fois  aupara- 
vant, qui  révéla  à  Morton  la  vertu  anesthésique  de  cette  substance. 
Voilà  les  vraies  origines  de  la  découverte  qui  surprit  si  inopinément 
le  monde  médical  en  18i6.  C'était  vraiment  une  invention  euro- 
péenne qui  nous  revenait  d'Amérique.  L'idée,  le  fait,  la  première 
application,  tout  cela  s'était  produit  au  milieu  de  nous  sans  éveiller 
l'attention  d'esprits  blasés  par  l'excès  même  de  nos  richesses.  Et 
pour  que  l'humanité  tirât  un  profit  clair  et  certain  de  ces  acquisi- 
tions de  la  science  pure,  il  avait  fallu  qu'Horace  Wells  redécouvrit 
les  propriétés  du  protoxyde  d'azote,  et  Morton  celles  de  la  vapeur 
d'éther. 

Transportons-nous  donc  par  la  pensée  dans  la  petite  ville  de 
Hartford,  de  l'état  de  Yermont,  le  10  décembre  18ii.  On  a  annoncé 
pour  le  soir  de  ce  jour  une  séance  de  chimie  à  la  fois  instructive  et 
amusante,  ce  que  nous  appellerions  aujourd'hui  une  conférence. 
Un  dentiste  de  la  ville,  H.  Wells,  y  assiste  avec  sa  femme,  et  il 
prend  un  vif  intérêt  aux  expériences  que  le  conférencier  Col  ton 
reproduit  devant  le  public  à  la  fin  de  la  leçon.  Parmi  ces  expé- 
riences se  trouvait  celle  de  l'inhalation  du  protoxyde  d'azote. 
Horace  Wells,  que  les  récits  nous  dépeignent  d'ailleurs  comme  un 
homme  vif,  intelligent,  enthousiaste,  n'avait,  à  cet  égard,  le  cer- 
veau embarrassé  d'aucun  préjugé.  C'était  vraisemblablement  la 
première  fois  qu'il  entendait  prononcer  le  nom  du  gaz  hilarant. 
Mais  son  esprit  ouvert  et  attentif  à  la  nouveauté  fut  frappé  d'un 
détail  caractéristique.  Parmi  les  assistans  qui  s'étaient  soumis 
à  l'inhalation,  il  y  en  eut  un  qui  fut  extraordinairement  agité, 
et  qui,  dans  les  mouvemens  désordonnés  auxquels  il  se  livra, 
venant  à  heurter  les  bancs  et  les  sièges,  s'y  meurtrit  assez  rude- 


858.  RETD£  DES  DEUX  MONDES. 

ment  pour  que  le  sang  coulât  de  ses  blessures.  —  Il  ne  manifesta 
pourtant  aucun  signe  de  douleur.  Ce  fait  frappa  H.  Wells  comme  on 
trait  de  lumière.  Rapprochant  le  spectacle  de  cette  insensibilité  de 
celui  tout  contndre  que  lui  donnaient  ses  opérations  quotidiennes, 
il  conçut  la  possibilité  de  supprimer  à  Tayenir  la  douleur  du 
domaine  de  la  chiruiigie  dentaire.  Dès  le  lendemaint  il  entrait  en 
action,  et  en  présence  de  plusieurs  témoins  il  se  faisait  extraire 
une  dent  après  avoir  respiré  le  gas  insensibilisateur  ;  il  n'en  éprouya 
pas  plus  de  mal  que  d'une  piqûre  d'épingle.  La  démonstration  était 
faite.  A  partir  de  ce  moment,  Wells  ne  vécut  plus  que  pour  publier 
sa  découverte  et  propager  sa  méthode.  Il  l'annonce  avec  enthou- 
siasme et  rapplique  sur  un  plus  grand  théâtre,  à  Boston,  devant 
les  membres  du  collège  des  médecins  et  devant  son  élève,  son 
confrère  et  son  ami,  Morton.  Il  essaie  d'obtenir  une  insensibilisation 
plus  constante  et  plus  soutenue,  afin  de  rendre  possibles  les  opéra- 
tions de  longue  durée,  les  amputations  et  les  ablations  de  tumeurs. 
Mais  il  n'obtient  plus  que  des  résultats  incertains.  Le  protoxyde 
d'azote  ne  se  prétait  pas  à  ce  perfectionnement  :  le  jour  n'était  pas 
venu  où  il  pourrait  s'introduire  avec  profit  dans  la  grande  cbirui^e* 
Pendaat  que  H.  Wells  usait  son  énergie  dans  cette  vaine  recherche 
dont  le  succès  était  réservé  à  notre  temps,  il  se  voyait  ravir  le  fruit 
de  son  initiative  et  de  ses  efforts  par  son  ancien  ami  Morton,  associé 
au  chimiste  Jackson,  lesquels,  mieux  inspirés  que  lui,  avaient  eu  re- 
cours aux  vapeurs  d'éther.  H.  Wells  en  éprouva  un  chagrin  profond 
qui  empoisonna  sa  vie  et  finit  par  déranger  son  esprit.  Lassé  par 
les  luttes  qu'il  soutenait,  abreuvé  de  dégoûts,  il  s'ouvrit  les  veines 
dans  un  bain,  le  li  janvier  18A8,  tandis  qu'il  respirait  des  vapeurs 
d'éther  pour  se  procurer  une  mort  plus  douce,  seul  bénéfice  qo'il 
dût  retirer  de  sa  découverte.  L'un  de  ses  antagonistes,  Jackson, 
n'a  pas  été  plus  heureux.  Atteint  d'une  forme  grave  d'aliénation 
mentale,  il  traîne  dans  une  maison  de  santé  les  derniers  jours  d'une 
existence  turbulente  et  toujours  agitée. 

Tandis  en  effet  que  Wells  retrouvait  la  propriété  anesthésique  da 
protoxyde  d'azote,  signalée  quarante  ans  auparavant  par  H.  Davy, 
et  qu'il  en  tirait  le  procédé  d'insensibilisation  dont  font  usage  les 
dentistes  du  monde  entier,  Morton  et  Jackson,  mis  en  éveil,  retrou- 
vaient de  leur  côté  la  propriété  anesthésique  de  l'éther,  connue 
depuis  longtemps  et  essayée  souvent,  à  titre  curieux,  dans  les 
laboratoires  de  pharmacie  ou  dans  ces  réunions  d'étudians  et  de 
médecins  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure*  Il  parait  même  cokh 
«tant  que  quelques  praticiens  l'avaient  utilisée  dans  les  opérations 
chirurgicales  et  parmi  eux,  un  médecin  de  Jefferson  (Géorgie) 
nommé  Crawford  Long,  qui  y  recourait  dès  l'année  18A2.  Mais  per- 
sonne n'avait  encore  employé  l'éther  aussi  hardiment  et  dans  une 


LES  ANSSXHSSIQUBS.  850 

vue  aussi  nettement  spécifiée  que  le  firent  Horton  et  Jackson.  Gr&ce 
à  Wells,  lis  savaient  que  rinsensibilisation  absolue  n'était  pas  une 
chimère,  qu'il  fallait  seulement  trouver  un  moyen  de  la  faire  durer, 
et  ils  y  réussirent.  Bien  que  le  service  qu'ils  ont  rendu  aux  chirur- 
giens et  à  l'humanité  tout  entière  ^oit  incomparablement  supérieur 
à  l'œuvre  du  premier  inventeur,  leur  mérite  s'efiace  devant  celui  de 
H.  Wells  aux  yeux  du  juge  impartial,  qui  met  en  balance  l'initia- 
tive de  la  découverte  avec  l'ingéniositë  du  perfectionnement.  Le 
perfectionnement  apporté  par  Morton  et  Jackson  était  on  ne  peut 
plus  heureux  :  le  procédé  d'insensibilisation  par  l'éther  permettait, 
sans  douleur  pour  le  patient  et  sans  gène  pour  l'opérateur,  les 
manœuvres  les  plus  longues  et  les  plus  redoutées  de  la  grande 
chirurgie.  Fidèles  aux  habitudes  mercantiles  de  leur  nation,  les 
deux  auteurs  de  l'invention  prenaient,  le  27  octobre  18A6,  un  brevet 
qui  devait  leur  en  assurer  l'exploitation  et  les  profits,  et  ils  dissi- 
mulaient sous  le  nom  emprunté  de  léthion  la  véritable  nature  de 
l'agent  anesthésique,  de  l'éther. 

On  sait  le  reste.  La  nouvelle  de  l'heureuse  invention  américaine 
s  erépandit  rapidement  en  Europe.  Yelpeau  l'annonçait  à  l'Institut, 
le  1*'  février  18&7,  comme  un  fait  de  nature  a  à  impressionner  pro- 
fondément, non-seulement  la  chirurgie,  mais  encore  la  physiologie, 
voire  même  la  psychologie.  »  Malgaigne  fit  aussitôt  l'essai  de  l'éther 
à  l'hôpital  Saint-Antoine;  J.  Cloquet,  Roux,  Jobert  de  Lamballe, 
l'adoptèrent  sans  retard  dans  leurs  services  hospitaliers.  Il  ne 
devait  plus  sortir  de  la  pratique  chirurgicale.  Encore  aujourd'hui, 
un  grand  nombre  de  chirurgiens  américains,  particulièrement  à 
Boston,  n'emploient  pas  d'autre  agent  pour  insensibiliser  les  malades; 
la  plupart  des  chirurgiens  anglais,  ceux  de  Naples  en  Italie,  ceux 
de  Lyon  en  France,  et  quelques-uns  môme  à  Paris  lui  sont  restés 
fidèles. 

Cependant  un  nouvel  agent  venait  bientôt  disputer  la  place  à 
l'éther.  Le  8  mars  18&7,  Fiourens  annonçait  à  l'Académie  des 
sciences  que  le  chloroforme  exerçait  une  action  analogue  à  celle 
de  Téther,  mais  bien  plus  énergique  et  plus  rapide.  Et  bientôt 
après  les  essais  qu'un  médecin  anglais,  Furnell,  en  fit  sur  lui-même, 
le  chirurgien  Simpson  le  faisait  pénétrer  définitivement  dans  la 
pratique.  Le  chloroforme  détrôna  l'éther  et  conquit  la  faveur  uni- 
verselle :  il  la  méritait  indubitablement,  bien  qu'un  grand  nombre 
de  praticiens  lui  contestent  encore  le  droit  à  la  prééminence. 

L'éther  et  le  chloroforme  avaient  cause  gagnée,  presque  sans 
procès.  Il  avaient  mis  en  défaut  la  circonspection  ordinaire  et  l'es- 
prit de  résistance  traditionnels  en  médecine.  Mais  après  le  triomphe 
s'ouvrit  l'ère  des  diflicultés.  On  commença  à  signaler  quelques 
accidens  inquiétans.  L'Académie  de  médecine  fut  consultée  par  Tau- 


860  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

torité.  Le  monde  médical  se  divisa  en  deux  camps  :  d'un  côté,  les 
partisans  de  la  méthode  rtmar^e^  qui  consistait  à  restreindre  remploi 
des  anesthésiques  jusqu'à  obtenir  seulement  une  demi-insensibilité, 
et  les  partisans  de  la  méthode  hardie^  qui  continuaient  à  pousser 
Tanesthésie  à  fond.  D'année  en  année,  les  journaux  ajoutaient  qud- 
ques  victimes  au  nécrologe  de  Fanesthésie  :  c'était  le  prix  dont  il 
fallait  payer  d'inestimables  bienfûts. 

On  recommença  donc  à  chercher  et  l'on  essaya  une  quantité 
innombrable  de  substances,  poursuivant  sans  cesse  l'anesthésique 
idéal  qui  supprimerait  la  sensibilité  sans  menacer  la  vie.  Les  plas 
heureux  d'entre  ces  essais  sont  ceux  que  Ton  a  faits  avec  le  bromure 
d'éthyle,  avec  les  méthodes  combinées,  et  surtout,  le  plus  récent 
et  le  plus  parfait,  avec  le  protoxyde  d'azote  sous  pression, imaginé 
par  H.  Paul  Bert. 

IL 

En  perdant,  sous  l'influence  du  chloroforme  ou  de  l'étber,  la 
faculté  de  sentir  et  celle  de  se  mouvoir,  l'être  animé  a  perdu  ses 
attributs  caractéristiques.  C'est  un  animal  déchu  ;  ce  n'est  plus 
même  un  animal,  c'est  un  être  végétatif  réduit  à  l'obscure  vitalité 
de  la  plante.  On  aurait  vu  là,  au  temps  de  Bicbat,  la  confirmation 
des  idées  régnantes,  et  l'on  aurait  conclu  que  l'action  de  l'anesthé- 
sique séparait  l'une  de  l'autre  les  deux  vies  que  l'on  accordait  aux 
animaux  :  la  vie  de  relation  qui  disparait,  et  la  vie  végétative  qui 
subsiste  dans  son  isolement.  Une  telle  interprétation  aurait  été 
inexacte  ;  et  d'ailleurs  la  physiologie  moderne  ne  saurait  se  saUs- 
faire  à  si  bon  marché.  Il  faut  donc  analyser  plus  profondément  le 
phénomène  de  l'anesthésie.  Le  prendre  à  ses  débuts,  le  suivre  pas 
à  pas  dans  son  développement,  est  le  seul  moyen  de  l'expliquer, 
c'est-à-dire  d'en  pénétrer  le  mécanisme. 

Une  première  étape  conduit  le  chloroforme  de  l'extérieur  dans  le 
sang.  La  pénétration  de  la  substance  dans  le  milieu  sanguin  est, 
ici  comme  toujours,  la  condition  indispensable  de  toute  action  ulté- 
rieure. La  i^orte  d'entrée  est  dans  le  poumon.  Tous  les  anesthé- 
siques,  en  effet,  sont  volatils  ou  gazeux  ;  le  gaz  ou  les  vapeurs  mêlées 
à  l'air  de  la  respiration  pénètrent  avec  lui  dans  le  sang  qui  traverse 
le  poumon  et  sont  entraînés  dans  le  torrent  circulatoire.  Les  pro- 
cédés chimiques  permettent  à  chaque  insunt  de  les  déceler  en 
nature.  Le  sang,  pourvoyeur  universel,  va  donc  puiser  la  substance 
anesthésiqae  dans  le  poumon,  véritable  comptoir  des  échanges 
gazeux,  et  la  convoie  telle  qu'il  l'a  reçue  jusqu'aux  éléaieus  et 
aux  tissus  de  l'économie.  Il  n'est  aucun  de  ces  élémens  organiques 
qui  ne  soit,  pour  ainsi  dire,  en  bordure  de  quelque  canal  sanguin, 


LES  ANBSTHBSIQOES.  861 

et  qui  ne  se  trouve  mis  en  présenœdu  poison.  Nous  devons  ajouter 
qu'aucun  n'est  indifférent  à  cette  rencontre. 

C'est,  en  effet,  une  vérité  de  doctrine  extrêmement  importante, 
établie  par  CI.  Bernard,  que  la  substance  anesthésique  est  capable 
d'agir  sur  tous  les  élémens  organiques  sans  exception.  Les  preuves 
expérimentales  abondent.  Le  cœur  détaché  du  corps  de  la  grenouille 
et  de  la  tortue  peut  continuer  de  battre  pendant  deux  jours  et  plus 
avec  le  même  rythme  régulier  ;  mais  si  des  vapeurs  d'éther  sont 
répandues  dans  l'enceinte  où  on  le  conserve,  il  cesse  ses  batte- 
mens  et  s'endort  pour  les  reprendre  dès  que  l'éther  sera  écarté.  On 
sait  encore  qu'à  la  surface  de  certaines  membranes  sont  implantés 
des  poils  infiniment  grêles  et  perpétuellement  mobiles,  que  l'on 
nomme  des  cils  vibratiles.  On  peut  détacher  du  corps  de  l'animal  un 
fragment  de  membrane  de  ce  genre,  par  exemple  de  l'œsophage  de 
la  grenouille,  et  s'assurer  par  divers  artifices  que  l'actif  mouvement 
dés  cils  persiste.  Par  leurs  efforts  combinés,  des  corps  assez  lourds, 
des  grains  de  plomb  déposés  sur  le  fragment  posé  à  plat  sont 
charriés  d'un  bord  à  l'autre.  Le  contact  des  vapeurs  anesthésiantes 
arrête  cette  agitation  et  en  fait  tomber  les  mstrumens  dans  un  repos 
passager.  L'éther  agit  sur  les  animalcules  réviviscens  comme  la 
dessiccation  même.  On  «ait  que,  si  l'on  considère,  par  exemple,  les 
anguillules  qui  produisent  la  nielle  du  blé,  on  peut  en  les  desséchant 
les  conserver  pendant  des  années,  inertes,  sortes  de  momies 
vivantes  qu'une  goutte  d*eau  ressuscitera  à  la  volonté  du  natura- 
liste; mais  si  on  les  humecte  avec  de  l'eau  éthérisée,  la  revivis- 
cence n'aura  point  lieu  :  elle  tardera  jusqu'au  moment  où  cette 
eau  engourdissante  sera  remplacée  par  de  l'eau  ordinaire.  Les 
plantes  elle-mêmes  subissent  l'action  des  anesthésiques.  On  connaît 
les  curieux  mouvemens  de  la  sensitive,  ce  végétol  hystérique  qui 
se  pâme  au  moindre  attouchement,  repliant  ses  folioles  les  unes 
contre  les  autres,  comme  un  livre  que  l'on  fermerait,  et  abaissant 
le  pétiole  commun  qui  les  supporte.  Qu'on  la  place  sous  une  cloche 
avec  une  éponge  imbibée  d'éther,  et  bientôt  elle  aura  perdu  toute 
sensibilité  :  on  pourra  impunément  toucher,  froisser,  déchirer  ses 
feuilles,  les  brûler  même,  la  sensitive  endormie  ne  réagira  plus, 
jusqu'au  moment  où  l'on  aura  éloigné  la  vapeur  engourdissante. 

La  sensibilité  et  la  motilité  ne  sont  pas  les  seules  fonctions  abo- 
lies par  l'éther  dans  les  animaux  et  dans  les  plantes  ;  la  vie  végé- 
tative n'est  pas  mieux  épargnée.  Que  Ton  prenne  des  graines 
d'orge,  de  cresson  en  pleine  germination  et  qu'on  les  expose  aux 
émanations  de  l'éther  ou  du  chloroforme,  le  travail  du  développe- 
ment s'arrête,  l'activité  cesse,  et  la  graine  tombe  au  repos  pour 
aussi  longtemps  que  l'on  voudra  maintenir  le  contact  du  poison  :  la 
marche  reprend  et  la  vie  renaît  dès  que  l'agent  anesthésique  est 


862  UTUS  5B8  DEUX  MONDES. 

écarté.  Exposez  à  Taction  des  liquides  snesthésiqaes  les  plantes 
immergées,  les  conferyes,  les  spirogyres,  qui,  au  soleil,  absorbent 
Tacide  carbonique  et  rejettent  comme  un  excrément  gazeux  de  fines 
bulles  d'oxygène  qui  viennent  crever  à  la  surface  de  Peau,  ce  déga- 
gement s'arrêtera  :  cette  fonction  vitale,  attribut  de  la  matiëre  verte 
des  plantes,  sera  suspendue  pendant  tout  le  temps  que  durera  l'é- 
preuve. Il  est  inutile  de  multiplier  davantage  les  exemples.  Ceax 
qui  précèdent  suffisent  à  montrer  combien  nombreuses  sont  les 
formes  de  l'activité  vitale  dont  les  anesthésiques  entraînent  la 
suppression  passagère. 

Les  êtres  vivans,  animaux  et  plantes,  en  ^agmens  ou  en  tota- 
lité, présentent  cependant  d'autres  phénomènes  habituels  qd 
échappent  à  l'action  de  ces  poisons  léthargiques  et  qui  suivent 
leur  cours  régulier  sans  en  être  affectés.  Tandis,  en  effet,  que  la 
germination  est  arrêtée  dans  son  développement,  la  graine  continue 
de  respirer,  c'est-àrdire  d'absorber  de  l'oxygène  et  de  rejeter  de 
l'acide  carbonique;  elle  continue  de  digérer  l'amidon  et  le  sucre 
qui  sont  mis  en  réserve  dans  ses  cotylédons.  En  présence  de  Véûï& 
ou  du  chloroforme,  la  levure  cesse  de  faire  fermenter  le  jas  sucré  : 
la  fermentation  alcoolique,  phénomène  intimement  lié,  comme  Vod 
sait,  à  l'activité  vitale  des  cellules  de  levure,  est*  suspendue,  mais 
il  n'y  a4>as  d'entrave  pour  le  phénomène  de  digestion  par  lequel 
le  sucre  du  jus  est  transformé  en  glycose  fermentescible. 

Pourquoi  cette  inégalité  entre  les  fonctions  de  l'être  vivant? 
Cl.  Bernard  avait  soupçonné  qu'elle  avait  des  causes  profondes,  et 
il  était  arrivé,  peu  de  temps  avant  sa  mort,  à  les  pénétrer.  Les  phé- 
nomènes que  l'éther  abolit,  la  sensibilité,  le  mouvement,  les  sécré- 
tions, l'assimilation,  sont  les  phénomènes  véritablement  caractéris- 
tiques de  la  vitalité  ;  il  respecte  ceux  qui ,  bien  que  nécessaires  à 
l'entretien  de  l'existence,  tels  que  la  digestion  et  la  respiration,  sont 
d'ordre  physique  ou  chimique.  On  voit  ainsi  l'anestbésique  fir^per 
partout  et  toujours  la  matière  vivante,  sous  quelque  variété  de 
formes  qu*elle  se  dissimule,  à  quelque  règne  qu'elle  appartienne  et 
la  frapper  dans  ce  qu'elle  a  d'essentiellement  propre.  L'aaesthé- 
sique  est  donc  le  réactif  de  la  vie,  non  le  réactif  seulement  de  la 
sensibilité  ou  de  telle  autre  fonction.  Dans  cette  confusion  de  i^é- 
nomènes,  les  uns  dus  à  la  force  vitale  héréditaire,  les  autres  dus 
au  jeu  des  forces  naturelles  physico-chimiques,  dont  l'organisme  ett 
le  tiié&tre  sans  cesse  agité,  l'action  de  Tanesthésique  va  établir  un 
classement  régulier  :  tout  ce  qui  lui  résiste  sera  pour  Gl.  Bernard 
du  domaine  des  forces  mécaniques,  tout  ce  qui  lui  cède  sera  d'ordre 
vital.  Il  n'est  pas  besoin  d'insister  sur  la  valeur  philosophiqqe  d'an 
tel  critérium,  qui  permet  de  séparer  oe  que  la  nature  viyi'te  * 


U»  ANSSTHiSIQUBS.  SOS 

d'immanent  et  d'essentiel  d'avec  ce  qu'elle  emprunte  à  la  nature 
physique. 

Mais  ce  profond  esprit  n'a  pas  arrêté  là  encore  son  analyse  expé- 
rimentale. II  ne  lui  suffit  pas  d'avoir  mis  en  présence  la  substance 
vivante  partout  identique  et  l'anesthésique  toujours  agressif  vis-à- 
vis  d'elle,  il  veut  encore  savoir  de  quelle  nature  est  le  conflit.  La 
matière  première  de  tous  les  élémens  de  l'organisme,  le  proto- 
plasme, est  semi-fluide  :  l'expérience  apprend  que  l'éther  et  le 
chlcHToforme  le  coagulent,  et  cette  altération  moléculaire  devient 
la  raison  sufiisante  de  son  inactivité  passagère.  Ajoutons  que  les 
graisses  phospborées  que  contient  toujours  le  protoplasme  sont  solu- 
Êles  dans  les  liquides  anestbésians.  Et  maintenant,  arrêtons-nous. 
Il  n'y  a  plus  d'explication  au-delà.  Nous  savons  que  l'anesthésique 
agit  sur  la  matière  première,  dans  laquelle  sont  taillées,  sous  des 
figures  difiérëntes,  toutes  les  parties  organiques;  par  là  nous  com- 
prenons l'universalité  d'une  action  qui  ne  s'arrête  pas  à  la  limite 
des  règnes  et  qui  ne  respecte  pas  les  barrières  fragiles  que  nos 
prédécesseurs  avaient  dressées  entre  la  vie  animale  et  la  vie  végé- 
tative. L'anesthésique  agit  sur  cette  substance  commune  en  la  désor- 
ganisant mécaniquement,  et  par  là  se  trouvent  interrompus  tous 
les  modes  d'activité  qu'elle  est  capable  de  manifester.  C'est  ailaire 
à  la  physiologie  de  nous  apprendre  quels  sont  ces  modes  d'activité 
véritablement  caractéristiques  de  la  vie.  Ce  n'est  pas  le  lieu  de  rap- 
peler ces  notions  de  la  biologie  générale,  bien  qu'elles  se  rattachent 
intimement  à  la  théorie  des  anestbésiques.  Qu'il  suffise  de  savoir 
que  toutes  les  fonctions  d'ordre  vital  sont  tributaires  du  chloro- 
forme et  de  l'éther,  que  toutes  peuvent  s'endormir  sous  leur 
influence. 

Ge  principe  contient  l'explication  de  l'anesthésie  appliquée  à 
l'homme.  L'action  chirurgicale  des  anestbésiques  n'est  qu'un  cas 
particulier  de  cette  action  générale  sur  le  protoplasme  vivant  :  elle 
en  est  le  premier  degré.  Ge  que  nous  venons  de  dire  permet  déjà 
de  comprendre  combien  étaient  étroites  et  superficielles  les  vues  de 
Flourens  et  de  Longet,  lorsqu'ils  déclaraient,  en  18&7,  que  l'éther 
et  le  chloroforme  exercent  une  action  élective  sur  le  système  nerveux 
central.  L'action  des  anestbésiques  est  universelle  ;  elle  s'exerce  sur 
toutes  les  parcelles  de  l'organisme  et  non  pas  sur  telle  ou  telle  à 
l'exclusion  des  /autres.  Mais  cette  action  universelle  est  successive  : 
elle  est  classée^  iue  dans  une  même  enceinte  l'on  expose  aux  vapeurs 
d'éther  des  et;  jjs  placés  à  différons  échelons  de  la  hiérarchie  natu- 
relle, un  oisf  au,  une  souris,  une  grenouille  et  une  sensitiye  :  au 
bout  de  quatre  minutes,  l'oiseau,  dont  l'organisation  est  plus 
délicate  et  la  vitalité  plus  grande,  chancelle  et  tombe  insensible. 
G'est  ensuite  le  tour  de  la  souris  :  après  dix  minutes,  elle  ne  denne 


86A  BBTUB  DK8  DEUX  MÙSDBB. 

plus  signe  de  sensibilité.  La  grenouille  est  paralysée  plus  tari 
Enfin  la  sensitive  est  atteinte  en  dernier  lieu  :  c'est  après  yingt- 
cinq  minutes  que,  dans  cette  épreuve,  elle  devient  indifférente  aox 
excitations  extérieures  et  s'endort  à  son  tour. 

C'est  là  l'image  de  ce  qui  se  passe  dans  le  corps  humain,  assem- 
blage d'élémens  parcellaires  de  dignité  différente,  où  la  par&ite 
harmonie  résulte  de  l'inégalité  des  conditions.  Chacun  est  frappé 
à  son  tour,  à  son  rang  hiérarchique  :  et  le  plus  longtemps  réâstant 
est  celui  dont  la  fonction  est  la  moins  élevée  dans  l'économie.  Au 
sommet  de  cette  hiérarchie  se  trouvent  placés  les  élémens  nenreox: 
aussi  sont-ils  altérés  par  les  anesthésiques  avant  tous  les  autres. 
Parmi  les  élémens  nerveux,  le  plus  délicat  et  le  plus  noble,  l'élément 
des  hémisphères  cérébraux,  est  celui  qui  ouvre  la  scène.  Les  phé- 
nomènes dont  il  est  l'instrument,  les  actes  de  perception  sensorielle 
et  de  conscience  sont  abolis,  alors  que  le  fonctionnement  des  autres 
élémens  du  système  nerveux  et,  à  plus  forte  raison,  des  autres  sys- 
tèmes, n'a  pas  encore  subi  d'atteinte.  C'est  à  cette  drconstance 
d'une  action  progressive  débutant  par  les  tissus  nerveox  d'ordre 
élevé  que  le  chloroforme  et  l'éther,  véritables  poisons,  doivent  la 
vertu  qui  les  fait  rechercher.  L'anesthésie  chirurgicale  n'est  autre 
chose  qu'un  empoisonnement  limité,  le  premier  stade  de  l'em- 
poisonnement général.  —  Il  y  a  une  dose  de  l'anesthésique  par 
laquelle  la  conscience  et  la  sensibilité  seront  éteintes ,  tandis  que 
les  autres  fonctions  seront  épargnées  :  c'est  l'état  que  le  chi- 
rurgien cherche  à  obtenir.  Mais,  un  peu  plus  tard,  l'activité  des 
autres  organes  sera  altérée  à  son  tour  et  la  vie  sera  en  péril.  La  dose 
mortelle  peut  être  éloignée  de  la  dose  utile,  elle  en  peut  être 
proche  :  cela  dépend  de  la  nature  de  l'anesthésique.  Quelquefois 
le  précipice  côtoie  le  chemin,  c'est  le  cas  du  bromure  d'éthyle  et  du 
chloroforme;  quelquefois  il  y  a  au  contraire  une  mai^e  étendue 
entre  eux,  une  zone  maniable  considérable  qui  permet  au  chimr- 
gien  de  se  mouvoir  avec  liberté  et  d'atteindre  le  but  utile  sans 
redouter  d'accident  :  c'est  le  cas  du  protoxyde  d'azote. 

Mais  il  n'est  pas  nécessaire  que  tous  les  élémens  soient  nommé- 
ment anéantis  pour  que  la  vie  soit  compromise  :  il  suffit  que  l'un  de 
ses  mécanismes  essentiels  soit  ruiné  pour  que>  de  ressaut  en  ressaat, 
tous  les  autres  le  soient  également,  et  à  leur  suite  tous  les  organes, 
tous  les  tissus.  Si  le  rouage  nerveux  qui  règle  les  battemens  du  asor 
ou  celui  qui  préside  aux  mouvemens  du  poumon  cesse  de  fonction- 
ner, la  mort  survient  à  brève  échéance.  Il  ne  suffit  donc  pas  que 
l'action  de^  l'anesthésique  ne  dépasse  pas  le  système  nerveux,  il 
faut  qu'elle  ne  l'atteigne  pas  tout  entier,  qu'elle  en  respecte  les 
parties  qui  gouvernent  la  respiration  et  la  circulation. 
Or  il  arrive  que  ces  parties,  dont  le  désastre  serait  irréparable. 


LES   ANBSTHÉSIQUES,  865 

sont,  par  une  heureuse  condition,  précisément  celles  qui  résistent 
le  plus  longtemps;  c'est  le  bulbe  rachidien  qui  préside  à  la  respira- 
tion, et  le  bulbe  est  Vultimum  morien$.  On  pourrait  donc  établir 
un  classement  des  organes  nerveux  par  ordre  de  susceptibilité  à 
l'action  anesthésique,  qui  serait  Tordre  même  de  leur  dignité  phy- 
siologique, dans  lequel  le  premier  rang  serait  dévolu  aux  hémi- 
sphères cérébraux  et  où  le  dernier  appartiendrait  au  bulbe  rachi- 
dien«  Entre  ces  termes  extrêmes  prendrait  place  la  moelle  épinière, 
conducteur  des  impressions  sensitives  et  point  de  passage  des 
impulsions  motrices.  Il  ne  s'agit  pas  ici  de  considérations  théo- 
riques qui  n'intéresseraient  que  la  physiologie.  Les  chirurgiens 
eux-mêmes,  placés  au  point  de  vue  tout  pratique  de  l'observa- 
tion des  symptômes  chez  les  opérés,  sont  obligés  de  reconnaître  la 
hiérarchie  que  nous  venons  d'indiquer.  Ils  distinguent  dans  la-marche 
commune  de  l'anesthésie  quatre  périodes  :  la  première  est  marquée 
par  la  suspension  des  fonctions  du  cerveau,  d'où  résulte  le  som- 
meil; la  seconde  est  marquée  par  l'abolition  des  fonctions  de  la 
moelle  considérée  comme  organe  conducteur  de  la  sensibilité,  d'où 
la  complète  anesthésie;  la  troisième  débute  avec  l'abolition  des 
fonctions  des  départemens  de  la  moelle  qui  président  aux  réactions 
musculaires,  d'où  l'inertie  et  la  résolution  des  muscles;  enfin,  en 
tout  dernier  lieu,  le  bulbe  est  atteint,  d'où  la  cessation  de  la  res- 
piration et  l'arrêt  du  cœur,  la  mort,  conséquence  fatale  de  l'anes- 
thésie poussée  à  son  terme  extrême. 

Il  n'y  a  plos  qu'un  point  à  connaître  pour  avoir  la  clé  de  tous  les 
phénomènes  anesthésiques  et  l'explication  de  leurs  accidens.  II 
faut  avoir  présente  à  l'esprit  cette  loi  générale  que  le  poison  qui 
abolit  les  propriétés  d'un  organe  nerveux  commence  par  les  exal- 
ter. La  paralysie  est  toujours  précédée  d'une  période  d'excitation. 
Il  en  est  des  nerfs  conmie  de  ces  brasiers  de  houille  dont  la  flamme 
est  attisée  par  les  premières  gouttes  de  l'eau  qui  finira  par  les 
éteindre.  Suivant  qu'il  s'agit  de  tel  ou  tel  anesthésique,  la  phase 
d'excitation  qui  précède  chacune  des  périodes  précédemment  indi- 
quées est  plus  ou  moins  longue.  Avec  les  anesthésiques  foudroyans 
comme  le  protoxyde  d'azote,  la  phase  d'excitation  cérébrale,  médul- 
laire ou  bulbaire,  est  franchie  d'un  saut  :  la  paralysie  semble  sur- 
venir d'emblée.  Le  chloroforme  arrive  en  seconde  ligne  avec  une 
action  moins  rapide  et  des  phénomènes  d'excitation  déjà  très  évi- 
dens  :  Téther  ferme  la  marche;  la  lenteur  de  son  action  permet  le 
développement  prolongé  des  phénomènes  d'excitation  qui  sont  l'un 
de  ses  sérieux  inconvéniens. 

L'éther  ou  le  chloroforme  que  le  sang  a  conduits  jusqu'aux  hémi- 
sphères cérébraux^conmiencent  donc  par  les  surexciter  avant  d'abo- 

fon  xui.  —  18S0.  55 


866  BBTU£  DB8  BBOX  MOSDBS. 

lir^leurs^f onctions.  De  là  le  délire,,  les  rêves,  les  haUucûiAtions  soi- 
scHrielles,.  les  idées  désordonnées  et  toute  cette  actUrité  déréglée  da 
cerveau  qui  se  traduit  au  dehors  pai:  les  expressions,  passionnelies 
de  la  physionomioi  par  l'excessive  volubilité  et  quelgoeloîs  par  les 
indiscrétions  du  langage»  Ou  a  approché  des  narines  du  sujet  la 
compresse  iipbibée  de  chloroforoie.  11  a  fiait  cinq  ou  six  inspira- 
tions :  il  n'est  pas  encore  endormi.  Les  oreilles  lui  tintent  :  il  entend 
le  bruit  d'une  cloche,  le  siiDement  du  chemin  de  fer...  U  se  met  à 
divaguer,  répète  une  des  dernières  phrases  qu'il  a  entendues.  Il 
exprime  des  craintes  relatives  à  l'opération  ;  il  fait  aux  témoins  de 
la  scène  des  confidences  inattendues,  il  prononce  un  nom,  mais  les 
idées  se  perdent  bien  vite  dans  un  verbiage  sans  suite  et  dans  un 
flot  de  paroles  mal  articulées.  Cette  ivresse,  de  courte  durée  dus 
le  cas  du  chloroforme ,  plus  longue  avec  l'éther,  fait  bientôt  place 
à  l'abolition  des  fonctions  cérébrales^  à  un  sontmieil  plus  profond 
que  le  sommeil  naturel,  sommeil  sans  perception,  sans  conscience 
et  sans  rêves,  dont  le  réveil  sera  sans  souvenirs. 

Après  les  hémisphères  cérébraux,  la  moelle  épinière,  impré- 
gnée par  l'agent  anesthésique,  se  prend  à  son  tour.  Les  territoires 
de  la  moelle  où  aboutissent  les  nerfs  sensitifs  perdent  leurs  fonc- 
tions. Ils  cessent  de  diriger  vers  le  cerveau  des  impressions  que 
celui-ci  d'ailleurs  ne  serait  pas  en  état  de  percevoir.  L'investisse- 
ment "des  centres  encéphaliques  est  alors  complet.  Déjà  plongés 
dans  le  sommeil  et  isolés  par  là  même  du  monde  extérieur,  ils 
sont  à  ce'  moment  coupés  de  leurs  communications  avec  lui.  Les 
agitations  du  dehors  viennent  expirer  sur  cette  écorce  insensiUe  qui 
sépare  les  centres  nerveux  de  la  surface  du  corps.  La  disparition 
des. diverses  formes  de  la  sensibilité  a  lieu  successivement.  Cest 
la  sensibilité  à  la  douleur  qui  disparaît  d'abord,  en  sorte  que  l'op^ 
peut  encore  sentir  confusément  l'incision  sans  en  souffrir.  Puis  la 
sensibilité  tactile  s'éteint  à  son  tour  :  la  peau  des  membres  et  du 
tronc  n'est  plus  impressionnée  par  le  contaa  des  corps  étrangers; 
le  tiraillement,  le  pincem^it  sont  sans  effets;  la  peau  du  visage 
devient  insensible  un  moment  après  et,  en  dernier  lieu,  les  tégô- 
mens  de  Tceil.  De  là  autant  de  moyens  pour  le  chirurgien  d'a|q>ré- 
cier  la  marche  de  l'anesthésie;  en  explorant  les  membres,  le  tmc 
et  successivement  le  pourtour  des  narines>la  commissure  des  lèvres, 
les  tempes  et ,  enfin ,  la  conjcmctive  oculaire ,  il  suit  les  progrès 
croissans  de  Tinsensibilisation. 

Tandis  que  l'empoisonnement  ftît  taire  les  instrumens  de  la 
sensibilité,  il  atteint  déjà  les  instrumens  de  la  motilité;  les  teiri* 
toires^  de  la  moelle,  d'où  émanent  les  nerfs  moteurs,  sont  altérés 
à  leur  tour.  La  troisième  période  de  L'aaestiiésie  s'ouvre  alors.  La 


LBS  AHB8THÉ8IQ0B8.  867 

loi  physiolo^qae  reut  qu'avant  d'être  paralysée,  ces  centres  mo- 
teurs soient  surexcités.  L'éther  surtout  occasionne  une  eicitation 
extrême.  Une  agitation  conTulsive  s'empare  de  tous  les  muscles,  et 
cette  émeute  musculaire  est  particulièrement  violente  dans  les  mus^ 
clés  de  la  respiration.  Les  gMi^s  oculaires  sont  les  premiers  à  se 
dérégler  :  leurs  mouvemens,  jusqu'alors  associés,  deviennent  indé- 
pendans;  ils  se  meuvent  en  sens  différons  jusqu'à  ce  que,  convulsés, 
ils  se  renversent  derrière  la  paupière  supérieure.  Les  dents  s<Hit 
serrées  fortement,  et  il  faut  au  chirurgien  de  vigoureux  efforts 
pour  écarter  les  deux  mâciioires,  pressées  l'une  contre  l'autre.  Le 
patient  se  débat,  s'agite,  se  livre  à  des  mouvemens  désordonnés  que 
le  secours  des  aides  a  toutes  les  peines  du  monde  à  contenir.  A  cette 
scène  bruyante  succèdent  bientôt  le  calme  et  1%  détente*  Les  parties 
nerveuses,  tout  à  l'heure  surexcitées,  sont  frappées  de  paralysie. 
Les  mouvemens  cessent,  aussi  bien  les  mouvemens  volontaires  que 
les  mouvemens  provoqués  ou  réflexes.  Les  membres  flasques  et 
inertes  retombent  lourdement  lorsqu'on  les  soulève.  L'imprégnation 
profonde  de  la  moelle  a  éteint  les  fonctions  du  mouvement  comme 
il  avait  supprimé  tout  à  l'heure  celles  de  la  sensibilité.  C'est  le  temps 
de  la  résolution  musculaire.  Alors  se  trouve  réalisé  le  summum  de 
l'effet  utile  des  anesthésiques  ;  la  vie  de  relation  est  éteinte  ;  la  vie 
végétative  sui)siste  seule,  surveillée  par  le  bulbe  encore  actif  et  le 
système  sympathique  encore  intact.  L'opérateur  a  devant  lui  un 
corps  inerte  qui  n'est  plus  capable  de  sentir  ni  de  se  mouvoir  : 
c'est  le  moment  marqué  pour  son  intervention. 

Pendant  que  les  aides  essaient  d'entretenir  cet  état  propice,  le 
chirurgien  opère.  Les  soucis  de  l'opération  ne  le  dispensent  point 
d'une  surveillance  attentive*  Le  sujet  est  au  point  culminant  :  qu'un 
pas  de  plus  soit  fait  dans  la  voie  de  l'empoisonnement,  qu'une  inspi- 
ration plus  ample  fasse  pénétrer  dans  le  sang  un  flot  plus  abondant 
de  vapeur  anesthésique,  et  le  malade  est  en  péril.  L'ère  des  dan- 
gers est  ouverte.  Le  dernier  point  du  territoire  nerveux  qui  résiste 
encore  à  l'envahissement,  le  bulbe,  peut  être  pris  à  son  tour.  La  pre- 
mière atteinte,  ici  comme  toujours,  se  traduit  par  la  surexcitation, 
et  cette  activité  exagérée  crée  un  premier  péril.  C'est  du  bulbe,  en 
effet,  que  partent  à  la  fois  les  impulsions  nerveuses  qui  modèrent 
le  cœur  et  le  refrènent  et  celles  qui  activent  la  respiration.  Les 
freins  du  cœur,  renforcés  par  l'excitation  du  bulbe,  vont  triompher 
des  forces  qui  le  sollicitent  au  mouvement,  et  le  moteur  du  sang 
s'arrêtera  pendant  que  la  respiration  sera  vainement  accélérée.  La 
syncope,  c'est-à-dire  l'arrêt  du  cœur  avec  persistance  passagère 
de  la  respiration,  voilà  le  premier  péril  de  l'anesthésie  auquel  ont 
succombé  bien  des  patiens. 


868  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

A  l'excitation  du  bulbe  succède  sa  paralysie.  C'est  alors  la  respi- 
ration qui  est  menacée.  Le  bulbe  engourdi  cesse  de  brider  l'énergie 
du  cœur,  qui,  livré  à  lui-même,  se  met  à  battre  avec  une  vitesse 
désordonnée  ;  mais,  dans  le  même  temps  et  par  la  même  raison,  il 
cesse  son  oiOSce  respiratoire,  il  ne  sollicite  plus  à  l'action  les  puis- 
sances respiratoires,  la  poitrine  reste  immobile,  l'air  ne  s'y  renou- 
velle plus.  C'est  en  vain  que  le  cœur  lance  dans  les  vaisseaux,  i 
flots  précipités,  un  sang  qui,  n'étant  plus  revivifié,  n'a  plus  de 
vertu  nourricière  :  le  patient  succombera  à  l'asphyxie. 

Voilà  les  deux  écueils  principaux  de  l'anesthésie  chirurgicale.  Ils 
ne  sont  pas  les  seuls,  mais  ils  sont  de  beaucoup  les  plus  habituels 
et  les  plus  inquiétans.  C'est  à  eux  que  l'on  doit  attribuer  le  plus 
grand  nombre  des  jiccidens  qui  ont  refroidi  l'enthousiasme  excité 
par  la  découverte  de  l'anesthésie. 

On  n'était  pas  encore  loin  des  débuts  lorsque  fut  poussé  le 
premier  cri  d'alarme.  M.  Sédillot,  dès  le  25  janvier  18A8,  signalait 
quatre  cas  de  mort  dans  lesquels  on  pouvait  incriminer  l'agent 
anesthésique.  D'année  en  année,  la  liste  funèbre  s'est  accrue.  11  ne 
faudrait  pas  imaginer  cependant  que  ces  cas  mortels,  qui  peuvent 
rendre  le  chirurgien  circonspect  et  l'opéré  hésitant,  soient  très  fré- 
quens.  Il  n'en  faut  pas  exagérer  le  nombre.  Pendant  la  campagne 
de  Crimée,  sur  vingt  mille  opérations,  le  chirurgien  en  chef,  Bau- 
dens,  ne  signale  que  deux  cas  de  mort.  Pour  la  guerre  du  Dane- 
mark, en  186A,  M.  Oschwadt  n'a  pas  constaté  un  seul  accident.  Il 
y  a  tel  chirurgien,  comme  Nussbaum,  de  Munich,  qui  a  pratiqué  ou 
vu  pratiquer  quinze  mille  chloroformisations  sans  aucun  accident 
mortel.  La  statistique  la  plus  complète,  celle  de  H.  Duret,  ne  fait 
connaître  depuis  18&7  jusqu'à  1880  que  2&1  cas  de  mort  pendant 
l'anesthésie  chloroformique.  Ce  nombre  est  déjà  regrettable.  Mais 
si  l'on  réfléchit  au  chiffre  énorme  des  chloroformisations  exécutées 
en  tous  pays  dans  cettepériode  de  près  de  trente  années,  (m  appré- 
ciera à  leur  juste  valeur  les  risques  de  la  méthode  anesthésique. 
On  peut  estimer  que  le  nombre  des  cas  mortels  est  moindre  que  la 
proportion  de  1  à  6,000,  en  comptant  sur  la  totalité,  c'est-à-dire 
en  faisant  entrer  dans  la  statistique  et  mettant  à  la  charge  de  Tageoi 
anesthésique  tous  les  accidens  qui  reviennent  légitimement  à  l'état 
du  sujet  et  à  la  nature  de  l'opération. 

Les  ressources  dont  le  chirurgien  dispose  contre  les  périls  da 
chloroforme  sont,  il  faut  bien  le  reconnaître,  tout  à  fait  insuffi* 
santés.  Nélaton  a  proposé  autrefois  un  procédé  qui  consistait  i 
renverser  le  sujet,  tête  en  bas,  dès  que  l'on  s'apercevait  de  l'im- 
minence des  accidens.  Et,  de  fait,  l'inversion  totale  lui  permit  dans 
quelques  circonstances  de  sauver  des  malades  dont  la  vie  était  très 


LES  ANESTHÉftIQUES.  809 

menacée.  Dne  lettre  de  Marion  Sims  à  M.  Rottenstein  relate  un  de 
ces  heureux  succès  du  célèbre  chirurgien.  L'opération  avait  duré 
quarante  minutes;  elle  était  terminée  et  déjà  Ton  appliquait  les 
dernières  sutures,  lorsque  l'on  s'aperçut  que  le  pouls  faiblissait  et 
que  la  respiration  s'arrêtait  ;  presque  aussitôt  on  cessa  de  les  per- 
cevoir. Nélaton  donna  l'ordre  de  renverser  la  malade,  sans  préju* 
dice  des  autres  moyens.  Ce  fut  seulement  au  bout  d'un  quart 
d'heure  que  la  respiration  reparut  et  que  le  pouls  se  releva  sous  le 
doigt  qui  l'observait.  Lorsque  le  danger  sembla  écarté  et  l'état 
normal  rétabli,  on  replaça  la  malade  sur  le  lit;  mais  tout  aussitôt 
le  pouls  et  la  respiration  cessèrent.  Il  fallut  de  nouveau  pratiquer 
l'inversion;  elle  eut  le  même  succès  passager  qu'elle  avait  eu 
d*abord.  On  fut  obligé  de  recommencer  une  troisième  fois  la  même 
manœuvre  et  de  maintenir  la  position  verticale  jusqu'à  ce  que  la 
malade  eût  complètement  repris  connaissance.  Un  chirurgien  russe, 
H.  Sporer,  au  moment  où  il  extirpe  un  polype  du  conduit  auditif 
chez  un  enfant  de  six  ans,  voit  s'arrêter  subitement  la  respiration 
et  le  pouls.  «  Il  saisit  l'enfant  par  les  pieds,  le  porte  à  la  fenêtre 
et  le  tient  ainsi  suspendu,  la  tête  en  bas,  en  le  balançant  dans 
Tair.  »  Au  bout  de  cinq  [minutes,  le  visage  se  colore,  la  respiration 
renaît,  et  l'enfant  est  sauvé. 

L'expédient  de  l'inversion  a  rencontré  quelques  succès  de  ce 
genre  qui  ne  prouvent  rien  en  sa  faveur,  car  les  accidens  auxquels 
il  porte  remède  ne  sont  point  propres  à  l'anesthésie.  En  abaissant 
la  tête,  on  appelle  le  sang  dans  les  parties  déclives,  on  le  fait  affluer 
au  cerveau  et  dans  les  diiférens  départemens  de  l'encéphale,  y  com- 
pris le  bulbe  rachidien.  On  corrige  ainsi  l'anémie  des  centres  ner- 
veux produite  par  le  chloroforme.  L'observation  et  l'expérience  ont 
appris  que  l'un  des  effets  du  chloroforme  est  de  resserrer  les  petits 
vaisseaux  et  de  réduire  ainsi  la  quantité  de  sang  qui  traverse  la 
peau,  le  poumon  et  l'encéphale.  Il  suffit  de  regarder  le  sujet  sou- 
mis à  Faction  du  chloroforme  pour  apercevoir  les  signes  manifestes 
de  cette  pénurie  sanguine.  Un  dicton  médical  enseigne  que  la  face 
est  le  miroir  du  cerveau.  Or,  chez  le  malade  chloroformé,  le  visage 
est  pâle;  lorsque  l'anesthésie  est  profonde,  il  devient  blême  et 
froid  :  une  pâleur  marmoréenne  s'étend  sur  les  pommettes,  tan- 
dis que  l'immobilité  des  traits,  la  teinte  plombée  des  narines  et  des 
paupières  achèvent  de  donner  au  patient  l'aspect  d'un  cadavre. 

Cette  action  particulière  du  chloroforme  sur  les  vaisseaux  san- 
guins constitue,  à  la  condition  de  n'être  pas  exagérée,  l'un  de  ses 
grands  avantages.  Elle  permet,  suivant  Texpression  des  chirurgiens, 
V économie  du  sang.  Dans  ces  tissus  presque  taris,  l'incision  du  bis- 
touri ne  provoque  plus  de  Cts  hémorragies  rebelles  qui  troublent 
le  chirurgien  et  épuisent  le  malade. 


870  BEYDE  DES   DEUX  MOKDESt 

La  propriété  anesthésiqae  da  chloroforme  n'est  aucunement  liée 
à  ce  genre  d'influence  qu'  il  exerce  sur  le  réseau  yasculaire.  D'aatres 
substances,  le  bromure  d'étbyle,  le  chloral  et  Téther,  qui  ont  les 
mêmes  vertus  msensibilisatrices,  exercent  une  influence  toute  con- 
traire sur  l'appareil  circulatoire.  En  ce  qui  concerne  l'éth^, 
M.  Arloing  a  démontré  récemment  par  preuve  péremptoîre  qu'il 
dilatait  les  vaisseaux  du  cerveau  et  qu'il  augmentait  ainsi  l'irriga- 
tion de  ses  difiérens  territoires.  Il  suflit  encore  d'observer  U  rou- 
geur des  pommettes  et  du  lobule  de  l'oreille,  l'injection  de  l'oeil 
chez  le  sujet  éthérisé,  pour  préjuger  de  l'abondance  de  la  drcola- 
tion  cérébrale.  Aussi  l'éther^  inférieur  en  cela  au  chloroforme,  pré- 
dispose-t-il  aux  hémorragies  en  nappe,  redoutées  surtout  dans  les 
opérations  sur  la  face.  Dans  le  cas  d'accidens  au  cours  de  l'éthé- 
risation,  quelle  ressource  pourrait  offrir  l'inversion  préconisée  par 
Nélaton  ?  On  comprend  bien  que  l'encéphale,  déjà  gorgé  d'un  saag 
empoisonné,  ne  rédame  pas  un  surcroît  nouveau.  La  méthode 
non-seulement  n'est  d'aucun  secours,  mais  son  seul  effet  serait  d'ag- 
graver une  situation  déjà  périlleuse. 

Les  chirurgiens  ont  donc  renoncé,  sauf  des  indications  tout  à  fait 
formelles,  à  cet  expédient  empirique.  Pour  combattre  les  périls  de 
l'anesthésie  profonde ,  ils  ont  recours  à  l'électrisation  et  à  la  res- 
piration artificielle.  On  traite  le  sujet  endormi  comme  un  noyé;  on 
pratique  l'insufflation  bouche  à  bouche,  on  exerce  des  pressions 
alternatives  sur  la  poitrine  et  sur  l'abdomen;  on  imprime  au 
moignon  de  l'épaule  des  mouvemens  rythmiques  capables  de  dilater 
le  thorax,  on  excite  par  l'électricité  les  nerfs  qui  président  aux 
mouvemens  du  diaphragme.  Tous  ces  divers  moyens  de  faire  péné- 
trer l'air  dans  la  poitrine  et  d'entretenir  la  respiration  sont  très 
rationnels  pour  les  cas  où  la  fonction  respiratoire  est  en  effet  me- 
nacée. 

Mais  autant  ils  sont  rationnels  et  efficaces  dans  cette  circonstance, 
autant  ils  sont  irréfléchis  et  impuissans  dans  les  cas  où  le  dangv 
vient  du  côté  du  cœur.  Lorsqu'une  irruption  trop  abondante  de 
vapeur  chloroformique,  venant  surexciter  le  bulbe  rachidien,  c'est- 
à-dire  le  rouage  stimulateur  de  la  respiration  et  modérateur  da 
cœur,  arrête  les  pulsations  de  ce  dernier  et  accélère  les  mouvemens 
de  la  poitrine,  il  n'y  a  aucune  nécessité  de  porter  secours  à  la  res[Â- 
ration,  qui  n'est  pas  en  péril.  Les  chirurgiens  qui,  par  une  impolsioa 
irréfléchie  et  toute  d'hiJDitude,  perdent  des  instans  précieux  à  fla- 
geller le  malade  et  à  le  faire  respirer  de  force,  seraient  beaaooup 
mieux  inspirés  en  cherchant  à  ranimer  le  cœur  immobile.  Le  seul 
moyen  suggéré  par  la  physiologie  consiste  à  électriser  énergique- 
ment  la  colonne  vertébrale  à  la  limite  de  séparation  du  dos  et  du 


LES  ▲NESTHÉSIQUES.  87i 

COU  en  prenant  les  précantions  qui  empêcheront  le  courant  de 
dériver  vers  les  régions  supérieures. 

Ces  accidens  que  les  chirurgiens  doivent  toujours  redouter  pour 
leurs  malades,  les  physiologistes  les  rencontrent  dans  keurs 
opérations  sur  les  animaux ,  et  ils  font  tous  leurs  eiForts  pour 
les  écarter,  bien  que  leur  sentiment  d'humanité  et  leur  respon- 
sabilité morale  soient  beaucoup  moins  engagés.  Les  moyens  qu'ils 
emploient  pour  en  écarter  Timminence  sont  susceptibles  de  fournir 
d'utiles  indications  à  la  chirurgie.  Un  procédé  qui  nous  a  réussi  à 
nous-méme  consiste  à  injecter  à  l'animal  une  dose  modérée  d'atro- 
pine. A  partir  de  ce  moment,  l'on  n'a,  pour  ainsi  dire,  plus  besoin 
de  surveiller  le  cœur  :  le  péril  de  la  syncope  est  prévenu.  La  théo- 
rie donne  l'explication  satisfaisante  de  l'immunité  acquise  par  ce 
moyen.  On  sait  en  effet  depuis  longtemps  que  l'atropine  agit 
sur  l'appareil  modérateur  du  cœur  et  le  paralyse;  l'excitation 
chloroformique  ne  peut  plus  rien  sur  ce  rouage  inerte;  elle  ne 
risque  plus  d'en  exagérer  l'action.  C'est  par  quelque  cause  de  ce 
genre  que  l'on  pourra  expliquer  l'innocuité  relative  du  chloro- 
forme dans  les  opérations  pratiquées  par  les  oculistes  sur  des 
malades  déjà  soumis  à  la  médication  atropique. 

Dans  l'impuissance  où  l'on  est  le  plus  souvent  de  réparer  le  mal, 
il  a  fallu  songer  à  l'éviter.  On  a  rassemblé  les  documens  relatifs  à 
chaque  accident  particulier,  et  l'on  a  cherché  à  déduire  de  l'analyse 
des  circonstances  les  contre-indications  de  l'anesthésie. 

Les  progrès  de  la  chirurgie  multiplient  chaque  jour  la  précision 
de  ces  informations  et  fournissent  à  l'homme  de  l'art  les  moyens 
d'asseoir  un  jugement  plus  sûr.  Il  établit,  suivant  l'heureuse  expres- 
sion des  Anglais,  la  balance  des  risques  et  des  avantages,  et  il  se 
décide  en  connaissance  de  cause.  Les  motifs  qui  militent  pour 
l'anesthésie  prévalent  habituellement,  et,  en  fait,  il  se  pratique 
un  très  petit  nombre  d'opérations  douloureuses  sans  éther  et  sans 
chloroforme.  Parmi  celles  qui  s'aident  du  secours  de  ces  agens, 
bien  peu  ont  une  issue  funeste.  C'est  trop  encore  ;  aussi  les  chirur- 
giens contemporains  ont-ils  suivi  avec  une  extrême  attention  les 
tentatives  qui  ont  été  faites  récenmient  pour  perfectionner  la  mé- 
thode anesthésique. 


II I. 

Le  nombre  des  substances  capables  de  produire  l'anesthésie  est 
pour  ainsi  dire  illimité.  L'éther  et  le  chloroforme  ne  possèdent  pas, 
à  cet  égard,  un  privilège  unique^  isolé,  et  pour  ainsi  dire  spéci- 


872  EBTUE  DES  DEUX  MONDES. 

fique.  L'avantage  qu'ils  présentent  sur  les  composés  chimiquement 
analogues  est  purement  relatif  :  il  tient  à  des  conditions  de  détail, 
à  une  stabilité  plus  grande,  à  une  conservation  plus  facile,  à  une 
action  plus  régulière  sur  l'organisme,  à  une  innocuité  plus  com- 
plète. Tous  les  corps  capables  d'agir  sur  le  protoplasme,  c'est- 
à-dire  sur  la  matière  première  des  élémens  et  des  tissus,  sur  la 
maUère  vivante,  sont,  en  principe,  des  anesthésiques.  Le  premier 
effort  de  leur  action  universelle  porte,  en  e£fet,  sur  les  parties  les 
plus  délicates,  c'est-à-dire  sur  les  tissus  nerveux,  et  parmi  ces  tissas 
sur  ceux  dont  la  fonction  est  la  plus  élevée,  sur  le  cerveau  et  sur 
la  moelle,  instrumens  des  actes  psychiques  de  la  sensibilité  et  du 
mouvement.  Si  l'agression  peut  être  arrêtée  à  ce  moment,  ils 
joueront  le  rôle  d' anesthésiques  véritables,  et  la  chirurgie  pouna 
les  utiliser  pour  abolir  le  sentiment  de  la  douleur  et  les  réactions 
de  la  motilité  dans  les  opérations.  Mais  si,  après  ce  premier  eSint, 
l'attaque  trop  impétueuse  se  précipite  sans  temps  d'arrêt  ni  trêve, 
de  manière  à  anéantir  les  autres  fonctions  nerveuses,  alors  ce  ne 
sera  plus  qu'un  poison  redoutable.  D'autre  part,  si  l'action  est  trop 
lente,  l'inconvénient,  pour  être  d'une  nature  opposée,  n'en  sera  pas 
moins  rédhibitoire  :  la  substance  excitera  les  centres  neneux  s^ns 
les  anéantir,  et  l'eflet  en  sera  directement  contraire  à  celui  que 
recherche  le  chirurgien.  Entre  ces  extrêmes,  entre  ces  agens,  ou 
trop  ou  pas  assez  mesurés,  se  classent  dès  à  présent  l'éther  et  le 
chloroforme,  et  bientôt  peut-être  en  connattra-tron  d'autres  encore. 
Plus  ou  moins  loin  d'eux  il  faut  ranger  la  plupart  des  éthers,  — 
chlorhydrique,  azotique,  acétique,  chlorique,  —  tous  les  hydrocar- 
bures et  leurs  dérivés  éthyliques  et  méthy  liques,  le  sesquichlorure  de 
carbone,  le  tétrachlorure  de  carbone,  la  benzine,  l'amylëne.  L'éno- 
mération  n'est  pas  encore  complète  ;  tous  les  composés  du  carbone, 
volatils  ou  gazeux,  sont  anesthésiques  à  la  condition  d'être  inso- 
lubles dans  l'eau.  Le  docteur  Ozanam,  en  1859,  a  posé  une  règle  qui 
permet  de  préjuger  l'énergie  physiologique  de  l'agent  d'après  sa 
constitution  chimique  :  le  pouvoir  anesthésique  est  proportionnel  à 
la  quantité  de  carbone.  Nous  devrions  mentionner  le  chloral,  essayé 
avec  succès  par  le  docteur  Oré.  Mais,  très  utile  dans  la  pratique 
physiologique,  le  chloral,  qu'il  faut  administrer  par  introducticm 
dans  les  veines,  présente  de  sérieux  inconvéniens  dans  la  pratique 
chirurgicale.  Enfin,  dans  un  groupe  tout  à  fait  à  part,  vient  le 
protoxyde  d'azote.  Il  suffira  d'examiner  ici  cette  application  toute 
nouvelle,  celle  du  bromure  d'éthyle  et  celle  de  la  méthode  com- 
binée, ou  anesthésie  mixte. 

L'idée  d'associer  les  anesthésiques  entre  eux,  afin  d'augmenter 
l'énergie  de  l'action  ou  d'en  corriger  les  inconvéniens,  a  donné 


LES  ANESTHIÈSIQUES.  87S 

naissance  à  la  méthode  des  anestbésies  mixtes.  CI.  Bernard,  à  Paris, 
etM.Nussbaum,  à  Munich,  avaient  réalisé,  dès  l'année  1863,  Tasso- 
ciation  du  chloroforme  et  de  la  morphine  ;  mais  le  procédé  ne  s'est 
vulgarisé  que  beaucoup  plus  tard.  Un  médecin  de  la  marine,  le  doc- 
teur Fomé,  a  combiné  le  chloral  et  le  chloroforme;  le  docteur  Trélat 
et  le  docteur  Perrier,  en  1879,  ont  associé  le  chloral  à  la  morphine  et 
leur  mélange  au  chloroforme.  M.  Glover,  depuis  1868,  combine  l'ac- 
tion de  l'éther  et  duprotoxyde  d'azote.  Malgré  l'intérêt  particulier 
de  ces  tentatives,  nous  ne  pouvons  qu'en  signaler  l'existence  en 
passant,  et  nous  nous  arrêterons  à  celle  qui  ofire  un  intérêt  général 
à  la  fois  pour  la  médecine,  la  physiologie  et  peut-être  même  la 
psychologie. 

Il  s'agit  du  procédé  de  Cl.  Bernard  et  Nussbaum,  de  l'associa- 
tion de  la  morphine  et  du  chloroforme. 

La  théorie  permettait  de  prévoir  quelques-uns  des  avantages  qui 
devaient  résulter  de  cette  combinaison.  L'opium  engourdit  de 
prime  abord  le  cerveau  et  un  peu  plus  tardivement  la  moelle  épi- 
nière.  Le  sujet  à  qui  l'on  a  injecté  15  à  20  milligrammes  de  morphine 
sous  la  peau  tombe,  au  bout  d'un  quart  d'heure,  dans  un  état 
d'obtusion  sensorielle  et  de  somnolence  qui  le  prépare  à  subir  plus 
facilement  les  effets  du  chloroforme.  Les  premiers  flots  anesthé- 
siques  amenés  par  l'ondée  sanguine  dans  les  centres  nerveux  les 
trouvent  déjà  engourdis,  déprimés,  hors  d'état  de  réagir  à  l'agres- 
sion. Par  là  sont  évités  ces  phénomènes  d'excitation  dont  la  violence 
est  redoutable  chez  les  femmes,  chez  les  enfans  et  chez  les  sujets 
alcooliques  soumis  à  l'anesthésie.  L'énergie  de  telles  réactions  est, 
en  effet,  bien  capable  de  troubler  la  sérénité  du  chirui^ien  le  plus 
calme;  M.  Richet,  à  l'hôpital  Saint- Antoine,  a  vu  l'un  de  ses  opé- 
rés s'échapper  furieux  des  mains  de  ses  aides,  au  moment  même  où 
il  achevait  l'amputation  de  l'avant-bras.  Une  autre  fois,  chez  un 
dentiste,  un  sujet  à  demi  anesthésié  s'élance  hors  du  cabinet  d'opé- 
rations et  descend  l'escalier  à  cheval  sur  la  rampe.  En  fait,  l'un  des 
grands  avantages  de  la  méthode  mixte  consiste  précisément  dans  la 
suppression  de  la  période  d'excitation  qui  précède  toujours  l'anéan- 
tissement fonctionnel.  Mais  cet  anéantissement  lui-même,  déjà  pré- 
paré par  le  narcotique,  n'exige  plus  une  quantité  aussi  forte  de  chloro- 
forme :  il  peut  arriver  par  progrès  lents  et  successifs.  Nous  avons  dit 
les  difficultés  qu'il  y  avait  ordinairement  à  s'arrêter  à  la  dose  conve- 
nable et  à  faire  pénétrer  la  quantité  qui  suffit  à  paralyser  les  centres 
cérébraux  et  médullaires.  Or,  si  l'on  dépasse  la  dose,  l'on  risque 
d'atteindre  la  zone  interdite,  le  bulbe  ;  si  Ton  reste  en  deçà,  on 
risque  de  provoquer  l'excitation  des  centres  nerveux,  que  l'on  veut 
au  contraire  paralyser.  Le  procédé  d'administration  par  inhalation 


87A  unn  dis  deux  JioiiDBSt 

est  trop  grossier  pour  que  Ton  puisse  se  diriger  avec  sûreté  entre 
ces  deux  écueils.  On  donne  trop  de  chloroforme  pour  éviter  d'en 
donner  trop  peu  et  l'on  abolit  d'un  seul  coup  et  en  masse  les  phé- 
nomènes de  l'intelligence,  de  la  p^ception,  de  la  sensibilité,  cju'une 
action  mieux  graduée  pourrait  certainement  dissocier. 

Ce  n'est  point  là  une  simple  hypothèse  :  cette  dissociation  est 
en  effet  possible,  grâce  à  la  méthode  combinée,  et  si  le  chiruigien 
n'a  pas  un  grand  avantage  à  la  produire,  le  psychologue  a,  au 
contraire,  un  intérêt  sérieux  à  l'observer.  L'anesth^ique  opère  sous 
ses  yeux  une  analyse  des  fonctions  nerveuses  éminemment  instruc- 
tive. On  voit  persister  la  conscience,  tandis  que  la  perception  a  dis- 
paru. Le  sujet  a  conservé  le  sentiment  de  lui-même  et  du  monde 
extérieur;  il  voit,  il  entend,  il  juge;  il  répond  avec  convenance 
aux  questions  qu'on  lui  pose  ;  il  obéit  avec  docilité  aux  ordres  qa'on 
lui  donne;  il  sent  le  contact  de  l'instrument  qui  le  mutile,  mais  il 
ne  sent  point  la  douleur.  Il  assiste  comme  un  témoin  indifférent  i 
l'opération  qu'il  subit,  n'éprouvant  qu'un  léger  grattement  en  place 
des  tortures  intolérables  qu'il  souffrirait  en  d'autres  temps.  M.  Nuss- 
baum,  dans  une  opération  sur  la  face,  disait  au  patient  ;  «  Ouvrex 
la  bouche  plus  largement  —  et  maintenant  rejetez  le  sang,  o  et  le 
malade  ouvrait  la  bouche  et  rejetait  le  sang  dont  elle  était  remplie. 
Cette  condition  particulière,  dans  laquelle  l'homme  n'a  perdu  pour 
ainsi  dire  que  la  faculté  de  souilrîr,  c'est  l'analgésie. 

Cet  état  n'est  pas  spécial  à  la  méthode  combinée.  On  a  pu  Tob- 
tenir  dans  d'autres  conditions,  soit  avec  la  morphine  isolée,  soit 
avec  le  chloroforme,  soit  avec  le  chlcHral,  soit  en  recourant  à  l'hyp- 
notisme. Cn  médecin  militaire,  le  docteur  Taule,  a  vu  un  jeune 
Arabe  subir  une  opération  très  douloureuse  sans  donner  le  moindre 
signe  de  douleur.  11  avait  demandé  à  être  endormi  par  le  hachich; 
tout  en  paraissant  satisfaire  à  sa  demande,  on  lui  avait  en  réalité 
administré  simplement  de  l'opium.  Pendant  que  le  chirurgien  opé- 
rait, l'Arabe  fumait  tranquillement  et  déclarait  ne  pas  senUr  autre 
chose  que  le  grattement  d'un  couteau  de  bois.  Un  autre  opéré,  à 
qui  Ton  saisissait  la  langue  avec  une  pince,  s'écriait  :  «  Otei-moi 
donc  c^te  cigarette  de  la  bouche.  »  Un  maçon,  regardant  le  chi- 
rurgien pendant  qu'on  lui  sciait  l'os  de  la  jambe,  lui  disait  :  «  Mab 
vous  faites  comme  les  tailleurs  de  pierre  I  » 

Tandis  que  ce  phénomène  singulier  de  dissociation  psychique 
est  rare  ou  exceptionnel  lorsqu'on  emploie  les  procédés  habituels 
de  la  narcotisation  ou  de  l'anesthéaie,  11  est  habituel  lorsque  Ton 
Twxmrt  à  la  mééhode  combinée. 

I«  fait  de  l'analgésie  a  inspiré  une  application  nouvelle.  II  ne 
s'agit  plus  cette  fois  d'une  opémtion  chirurgicale  ;  c'est  un  acte 


LES   ANBSTHéSIQCES.  875 

naturel,  !&  seule  d'entre  les  fonctions  normales  qui  s'accomplisse  aa 
milieu  des  douleurs,  l'accouchement,  dont  il  faut  amortir  les  souf^ 
frances.  Ce  cri  de  détresse  de  la  partariente  arrivée  au  summum 
de  l'agonie  du  travail,  tandis  qu'elle  est  clouée  sur  sa  couche,  inon- 
dée de  sueurs  et  de  larmes,  cet  appel  au  secours  qu'elle  redit  cent 
fois  avec  une  énergie  poignante  :  «  Soulagez-moi  t  »  les  médecins 
l'ont  entendu.  Dès  le  moment  où  l'anesthésie  fut  découverte,  ils 
songèrent  à  en  tirer  parti  pour  alléger  les  douleurs  de  l'enfante- 
ment. Le  19  janvier  18A7,  James  Simpson  employait  pour  la  pre- 
mière fois  l'éther  chez  une  femme  en  travail;  deux  ans  plus  tard 
il  annonçait  quinze  cent  dix-neuf  succès  sur  quinze  cent  dix-neuf 
accouchemens.  Son  exemple  fut  bientôt  suivi  en  Ecosse,  en  Angle- 
terre, en  Allemagne  et  puis  en  France.  Le  7  avril  1853,  James 
Clark,  médecin  de  la  famille  royale  d'Angleterre,  faisait  adminis- 
trer le  chloroforme  à  la  reine,  qui  accouchait  de  son  huitième  enfant: 
beaucoup  de  femmes  anglaises  imitèrent  l'exemple  que  leur  don- 
nait «  la  première  dame  du  pays.  »  Mais  quelques  personnes,  em- 
portées par  un  zèle  mal  raisonné,  blâmèrent  cette  conduite  au  nom 
des  scrupules  religieux.  Elles  y  voyaient  une  dérogation  à  la  sentence 
de  l'Écriture  :  Paries  in  dolore  :  Tu  enfanteras  dans  la  douleur. 
Des  écrivains  qui  n'accouchent  pas  raj^elèrent  avec  complaisance 
combien  vaillamment  la  mère  supporte  ces  souffrances  et  comme 
elle  les  oublie  vite  en  pressant  sur  son  sein  l'enfant  qu'elle  vient 
de  mettre  au  monde.   «  Il  serait  contraire  au  vœu  de  la  nature, 
disaient-ils,  d'arracher  la  mère  au  sentiment  d'elle-même,  de  la 
priver  d'entendre  les  premiers  cris  du  nouveau-né  et  d'être  le  pre- 
mier témoin  de  son  entrée  dans  la  vie*  »  Ces  considérations  ne  ren- 
contreraient pas  grande  faveur  auprès  de  la  principale  intéressée  ; 
au  milieu  de  ses  tortures,  elle  s'élèverait  difficilement  à  la  noti<Hi 
par  trop  virile,  en  l'espèce,  de  l'utilité  de  la  douleur.  —  En  tout 
cas,  il  y  a  contre  l'anesthésie  complète  de  la  femme  en  travail,  une 
objection  physiologique  plus  grave  :  en  annihilant  la  conscience  et 
la  volonté,  elle  entraverait  le  jeu  naturel  de  la  fonction.  L'en- 
fan  ement  exige  la  participation  active  de  la  femme  :  ses  efforts 
volontahres  sont  nécessaires  pour  la  terminaison  du  travail.  C'est  là 
ce   qu'entendaient  les  Romains,  lorsqu'ils  imaginaient  que  des 
divinités  mâles,  les  Efforts^  Di  Nixi^  prêtaient  leur  active  assis- 
tance à  l'enfantement,   soos  la  surveillance  de  Lucine  et  des 
femmes,  seules  admises  à  cette  mystérieuse  opération.  Nous  ne 
voulons  point  donner  les  Rmains  conmie  alliés  aux  adversaires  de 
l'anesthésie  obstétricale  ;  nous  voulons  faire  comprendre  seulement 
qu'aucun  homme  de  l'art  n'a  pu  avoir  l'idée  d'insensibiliser  les 
femmes  en  couches  au  même  degré  que  le  malade  qui  va  subir 


876  RETUE  DES  DBDX  MONDES. 

une  opération  chirurgicale.  Ce  qui  conviendrait,  dans  la  conjonc- 
ture présente,  ce  serait  ï analgésie '^  la  femme  conserverait  ainsi 
l'exercice  de  sa  volonté  et  de  ses  mouvemens  ;  elle  pourrait  a  voir, 
entendre,  parler,  avoir  conscience  de  ce  qui  se  passe  en  elle  et 
seconder  librement  par  ses  efforts,  et  sans  crainte  de  souffrir  l'œuvre 
de  la  parturition.  0  On  devait  prévoir  que  la  méthode  mixte,  l'as- 
sociation de  la  morphine  et  du  chloroforme,  est,  entre  tous  les 
moyens,  le  plus  propre  à  amener  le  résultat  désiré,  l'indolorâté 
complète  avec  conservation  des  fonctions  cérébrales.  Un  praticieD 
distingué,  le  D'  Guibert,  de  Saint-Brieuc,  l'a  appliqué,  dès  l'année 
1872  avec  le  plus  heureux  succès,  dans  les  accouchemens  laborieax. 

On  n'avait  pas  attendu  de  connaître  la  méthode  mixte  pour  sou- 
lager les  douleurs  de  l'enfantement.  Les  services  que  Ton  demande 
maintenant  au  chloroforme  associé  avec  la  morphine,  on  les  aysit 
demandés  jusqu'ici  à  l'un  ou  l'autre  de  ces  agens  employé  isolé- 
ment. Quelques  médecins  pensèrent  avoir  atteint  le  but  et  adop- 
tèrent la  chloroformisation  dans  leur  pratique  journalière  ;  d'autres 
en  contestèrent  les  succès  et  les  contesteront  jusqu'à  leur  dernier 
souffle.  L'école  fut  divisée  :  elle  l'est  encore.  Les  discussions  iDé<U- 
cales  ne  finissant  généralement  que  par  la  mort  des  champions,  on 
continuera  à  discuter  ;  mais  dès  à  présent,  en  dehors  des  théories, 
germes  d'éternelles  discordes,  il  y  a  des  faits  positifs  qui  ne  seront 
plus  ébranlés. 

C'est,  en  effet,  la  théorie  de  l'anesthésie  obstétricale  qui  a  nui  à  U 
pratique.  Les  accoucheurs  ont  imaginé  que  l'anesth^e  ordinaire 
avait  des  degrés  successifs  :  un  premier  degré  qui  produit  un  sou- 
lagement général  ;  un  second  degré,  Vindoloréité,  dans  lequel  U 
souffrance  parait  comme  voilée,  dolor  vélo  obductus  ;  un  troisième 
degré,  qui  est  l'analgésie  parfaite,  la  perte  totale,  mais  isolée,  de 
la  sensibilité  à  la  douleur.  Au-delà  se  trouve  placée  la  véritable 
anesthésie  chirurgicale,  l'abolition  du  sens  du  tact,  l'anéantisse- 
ment de  la  motilité.  Cette  loi  de  succession  est  peut-être  réelle; 
mais  il  est  non  moins  réel  qu'elle  rencontre  plus  d'exceptions 
que  d'applications,  sans  qu'on  sache  expliquer  les  écarts.  A  isâ 
vaut-il  mieux  se  contenter  de  dire  que  l'on  a  fait  avec  succès  des 
milliers  d'accouchemens  avec  le  chloroforme.  J.  Campbell  déclarait, 
en  1877,  avoir  chloroformé  mille  cinquante-deux  femmes  sur  seiie 
cent  cinquante-sept  accouchemens,  avec  l'avantage  d'un  soulage- 
ment très  appréciable  dans  la  plupart  des  cas.  Le  succès  paraît 
dépendre  surtout  du  mode  d'administration.  Il  faut  se  maintaûr 
à  un  point  si  précis,  que  le  moindre  écart  dû  à  la  tactique  d'inhala- 
tion ou  aux  prédispositions  du  sujet  le  rejette  en-deçà  ou  au-delà, 
dans  l'agitation  ou  dans  l'inertie  complète.  Les  accoucheurs  anglais 


LES   ANESTHisIQCES.  ^77 

font  inhaler  le  chlorofonne  à  petites  doses  au  moment  du  retour  de 
chaque  effort  ;  on  appelle  cela  le  procédé  de  Snow,  ou  encore  «  le  pro- 
cédé à  la  reine.  »  On  a  trop  affecté  en  France  de  ridiculiser  ce  moyen. 
On  nous  a  représenté  la  femme  elle-même  tenant  à  la  main  le  mou- 
choir sur  lequel  le  médecin  jette  quelques  gouttes  de  chloroforme  à 
l'approche  d'une  contraction  nouvelle,  et  le  portant  yivement  à  son 
nez  comme  si  elle  respirait  de  l'eau  de  Cologne  ou  des  sels  anglais. 
Il  est  certain  que,  dans  la  grande  chirurgie,  ce  procédé  n'aurait 
pas  beaucoup  de  chances  de  succès.  Il  a  été  essayé  il  y  a  quelque 
vingt  ans,  lorsque  les  premiers  accidens  mortels  vinrent  paralyser 
la  hardiesse  des  chirurgiens.  Les  partisans  de  la  méthode  timorée, 
Gerdy,  Blandin,  Baudens,  ne  voulaient  plus  d'une  anesthésie  pous- 
sée à .  fond,  et  ils  prétendaient  se  contenter  d'une  demi-anesthésie 
qui  allégerait  la  souffrance  et  obscurcirait  l'effet  de  la  douleur. 

Pour  cela,  au  lieu  de  donner  des  doses  massives,  foudroyantes 
de  chloroforme,  il  fallait  procéder  à  petits  coups,  entrecouper  les 
inhalations,  les  interrompre  en  donnant  accès  à  l'air  ordinaire.  Mais 
en  procédant  ainsi,  l'événement  a  prouvé  que  le  chirurgien  allait 
le  plus  souvent  contre  le  but  qu'il  poursuit.  Pour  un  cas  d'indo- 
loréité  ou  d'analgésie  accidentellement  obtenu,  il  y  a  cent  cas  de 
surexcitation  violente,  dans  lesquels  le  malade  épuise  ses  forces  et 
celles  des  opérateurs  qui  le  maintiennent. 

Dans  la  pratique  des  accouchemens,  le  succès  est  beaucoup  plus 
fréquent.  Il  semble  qu'il  y  ait  une  grâce  d'état  pour  la  femme 
en  travail.  Les  inhalations  de  chloroforme  l'exdtent  rarement; 
d'ordinaire,  elles  la  calment  et  quelquefois  l'insensibilisent  sans 
lui  faire  perdre  connaissance  :  dims  tous  les  cas,  elles  sont  sans 
danger. 

Les  usages  de  la  méthode  combinée  ne  sont  pas  exclusivement 
limités  à  la  pratique  des  accouchemens.  Elle  a  été  employée  avec  pro- 
fit dans  la  grande  chirurgie,  par  MM.  Rigaud  et  Sarrazin,  à  Stras- 
bourg, par  M.  Guibert,  par  MM.  Labbé  et  Goujon,  à  Paris,  par 
M.  Molow,  à  Moscou.  Elle  n'a  pas  dit  son  dernier  mot.  Lorsqu'on 
l'aura  complétée,  comme  nous  l'avons  proposé,  par  l'addition  de 
l'atropine,  qui  corrigera  en  partie  l'action  nauséeuse  de  la  mor- 
phine et  diminuera  les  dangers  de  syncope,  elle  pourra  devenir 
un  des  agons  les  plus  précieux  de  la  chirurgie  contemporaine. 

lY. 

L'histoire  des  anesthésiques  nous  offre  une  série  continuelle 
de  réinventions.  Tous  les  anesthésiques  ont  été  découverts  deux 
fois,  souvent  davantage.  C'est  le  cas  du  bromure  dCithyle.  Cette 


878  RBYUB  DB»  nBDX  1I0HDE8. 

année  même,  il  a  fait  en  France,  dans  le  public  médical,  une 
aj^aritian  qui  n'a  pas  été  sans  éclat.  Or,  il  y  a  bien  prte  de  qoa* 
rante  ans  qu'il  avait  été  essayé  comme  anesthésique,  trouvé  bon, 
prôné  en  conséquence  et  appliqué  sans  intarruptioa.  En  1849,  ua 
chirurgien  de  Leeds,  en  Angleterre,  M.  Nonnely,  Tayait  essayé  d'a« 
bcnrd  sur  les  animaux  ;  il  put  en  constater  la  puissance  anesttiésiante 
et  il  prit  soin  de  la  publier;  puis  il  adopta  le  nouvel  éther  dans  sa 
pratique  particulière  pour  les  opérations  sur  les  yeux  et  les 
oreilles.  Il  y  a  environ  trois  ans,  deux  chirurgiens  de  Pbiladdphie, 
MM.  TumbuU  et  Lewis,  l'introduisirent  dans  l'usage  des  hôpitaoi; 
depuis  quelques  mois,  les  chirurgiens  de  Paris  en  font  l'essai. 

Le  bromure  d'éthyle  offre  tous  les  caractères  des  éthers  anesthé- 
siques;  il  est  extrêmement  volatil.  Il  parait  agir  comme  un  insensibi- 
lisateur  très  puissant,  caractérisé  par  la  soudaineté  de  ses  effets 
et  l'instantanéité  de  leur  disparition.  La  théorie  p^mettait  doDC 
de  prévoir  que  son  action  énergique  et  brusque  paralysera  d'em- 
blée les  centres  nerveux,  sans  s'attarder  à  les  exciter  au  préalable. 
Aussi,  avec  le  bromure  d'éthyle,  le  chirurgien  n'aura  pas  à  redou- 
ter la  période  d'excitation  réactionnelle  dont  l'éther  donne  im 
tableau  si  fâcheux  ;  d'autre  part,  le  malade  ne  sera  pas  autant 
exposé  à  la  syncope  mortelle  par  excitation  du  bulbe.  En  revancbe, 
Taccident  ultime  qui  clôt  la  scène  dans  les  cas  d'aoesthésie  pro- 
longée, l'arrêt  de  la  respiration  par  paralysie  du  bulbe,  sera  plus 
imminent  :  dans  les  opératicms  de  longue  dmrée»  le  bromure 
d'éthyle  présentera  des  dangers  supérieurs  h  ceux  de  l'éther  et  da 
chloroforme. 

La  réelle  supériorité  du  bromure  d'éthyle  est  dans  son  appU* 
cation  à  Vanesthésie  locale. 

Les  procédés  d'anesthésie  locale  consistent  à  rendre  insensible 
la  seule  partie  sur  laquelle  doit  porter  l'opération.  Si  l'on  pouvait 
trouver  un  agent  qui  remplit  complètement  les  conditions  de  la 
définition,  l'on  n'aurait  plus  besoin  de  recourir  à  l'anesthésie  géné- 
ralisée. Il  serait  infiniment  plus  avantageux  de  laisser  au  patient 
le  mouvement,  la  sensibilité,  l'intelligence»  les  conditions  hal»- 
tuelles  de  la  santé  et  de  ne  rendre  insensible  que  la  r^on  qui  doit 
être  mutilée.  Mais  la  physiologie  laisse  bien  peu  d'espoir  qu'on  tel 
procédé  puisse  exister  et  qu'une  substance  quelconque  soit  capable 
d'agir,  à  distance,  sur  les  élémens  des  tissus,  sans  être  introduite 
dans  le  sang.  Quoi  qu'il  en  soit,  dans  l'état  actuel  des  choses,  le 
procédé  n'est  applicable  qu'aux  petites  opérations  superfidelles, 
incision  d'abcès,  d'anthrax,  de  panaris,  pratiquées  dans  la  petite 
chirurgie,  car  l'insensibilisation  ne  s'étend  point  profondàonakt  an- 
dessous  de  la  peau* 


LiB  ARBsminQin».  879 

Les  anciens  ont  connu  queicjueB  moyens  d'anesthésîe  locale. 'Pline 
et  Dioscoride  parlent  d*une  certaine  pi«rre  de  Memphis  qui  s'ap- 
pliquait sur  les  parties  que  Ton  voulait  rendre  insensibles.  On  la 
broyait  et  on  la  délayait  dans  du  vinaigre.  M.  Littré  croit  que  la 
pierre  était  quelque  carbonate  de  chaux  dont  le  vinaigre  dégageait 
l'acide  carbonique.  Ce  gaz,  mis  en  rapport  avec  la  peau,  produit, 
en  effet,  un  état  d'insensibilité  très  appréciable  et  que  les  anciens 
avaient  pu  remarquer.  D'ailleurs,  cette  propriété  a  été  appliquée  en 
des  temps  plus  voisins.  £n  1771,  Perdval  employait,  pour  insensibi- 
liser les  sujets,  des  bains  d'acide  carbonique.  Malgré  les  efforts  de 
quelques  médecins,  Simpaon,  Scanzoni,  FoUin,  Monod,  Demarquay 
et  Broca,  l'anestbésie  carbonique  est  restée  sans  application  usuelle 
et  n'a  gardé  qu'un  intérêt  de  curiosité  scientifique. 

Aussi  bien  Ton  possédait  déjà  des  moyens  beaucoup  plus  sûrs. 
Une  observation  commune  avait  conduit  à  utiliser  la  réfrigération 
pour  rendre  insensibles  les  parties  à  opérer.  Tout  le  monde  sait 
que  le  froid  très  vif  engourdit  les  membres  et  les  rend  incapables 
de  recueillir  les  impressions  du  tact  et  de  la  douleur.  Les  chirur- 
giens avaient  profité  de  cet  engourdissement.  A  la  bataille  d*Ey- 
lau,  par  un  froid  de  10  degrés,  les  opérations   ne  provoquaient 
presque  pas  de  douleur  ;  pendant  la  campagne  de  Russie,  Larrey 
amputa  la  cuisse  à  un  jeune  soldat  adossé  à  un  pan  de  mur,  et  qui 
soutenait  lui-môme  le  membre  mutilé,  pendant  que  quelques  cama- 
rades maintenaient  un  manteau  au-dessus  de  sa  tôte,  pour  le  pré- 
server de  la  neige. — De  là  est  née  l'idée  d'employer  la  réfrigération 
artificielle  pour  pratiquer  quelques  opérations  très  simples.  On 
appliquait  de  la  glace  ou  un  mélange  réfrigérant  sur  la  partie 
dolente  et  l'incision  était  faite  sans  autre  souffrance  que  celle  même 
que  le  froid  est  capable  de  produire.  —  Il  y  a  des  moyens  plus 
commodes  d'arriver  au  même  résultat.  L'évaporation  des  liquides 
volatils,  lorsqu'elle  est  rapide,  produit  un  abaissement  de  tempéra- 
ture qui  peut  être  considérable.  On  versait  donc  de  l'éther  sur 
la  région  à  opérer  jusqu'au  moment  où  la  douleur  n* était  plus 
sentie.  L'insensibilité  était  d'autant  plus  complète  que  l'évaporation 
était  plus  active.  Pour  l'accélérer,  M.  Richet,  en  18ôi,  employait  un 
soufflet  dont  on  dirigeait  le  courant  d'air  sur  les  points  de  la  peau 
où  l'éther  tombait  goutte  à  goutte.  Les  appareils  pulvérisateurs 
inventés  par  Richardson  ne  sont  qu'un  perfectionnement  de  cet 
outillage  un  peu  primitif,  liais  les  pulvérisations  d'éther,  si  conve- 
nables d'ailleurs  à  ]^oduire  Tanesthésie  locale,  offirent  un  inconvé* 
nieat.  Les  vupeura  soirt  inflammables  ;  mélangées  à  l'air,  elles  sont 
explosrres.  On  ne  peut  donc  opérer  dans  une  chambre  où  il  y 
aurait  de  la  lumière  ou  du  feu;  on  s'interdit  l'emploi  du  fer  rouge 


880  KETUE  DBS  DEUX  HONBES. 

et  du  tbermo-cautëre,  deux  instrumens  prédeux  de  Tarsenal  du 
chirui^eD.  Pour  avoir  passé  outre  à  ces  défenses ,  quelques  opé- 
rateurs ont  provoqué  des  àccidens  déplorables. 

Le  bromure  d'éthyle  n*a  pas  ces  inconvéniens.  Sa  volatilité  est 
comparable  à  celle  de  Téther  et  il  produit  une  réfrigération  aussi 
grande  en  s' évaporant  à  la  surface  de  la  peau  ;  mais  ses  vapeurs  oe 
risquent  pas  de  s'embraser  à  la  flamme  du  foyer  ou  de  la  bougie, 
ou  au  contact  du  couteau  rougi.  Si,  comme  Ta  fait  M.  TerriUon,  on 
le  substitue  à  l'étber  dans  l'appareil  à  pulvérisation,  on  détermine 
en  deux  ou  trois  minutes  sur  les  points  de  la  peau  touchés  par  le 
jet  une  plaque  blanche  et  chagrinée  qui  peut  être  incisée  sans  dou- 
leur. Les  vapeurs  qui  se  répandent  dans  l'appartement  sont  sans 
danger  pour  le  malade  et  pour  les  opérateurs,  car,  à  l'inverse  de 
Téther,  elles  n'exercent  aucune  espèce  d'irritation  sur  les  bronches 
et  sur  la  peau. 

Y. 

L'histoire  des  anesthésiques  commence  et  finit  au  protoxyde 
d'azote;  l'emploi  de  ce  gaz  a  marqué  les  premiers  débuts  de 
la  méthode  et  il  caractérise  aujourd'hui  ses  derniers  perfec- 
tionnemens.  Sa  propriété  d'éteindre  la  sensibilité  à  la  douleur, 
aperçue  par  Humphry  Davy  au  commencement  du  siècle,  retrou- 
vée en  iShk  par  H.  Wells,  a  été  utilisée  depuis  lors  pour  les  opé- 
rations de  la  chirurgie  dentaire  en  Amérique,  sur  le  continent 
et,  on  peut  le  dire,  dans  le  monde  entier.  Un  détail  pourra  donner 
l'idée  de  l'extrême  popularité  de  cet  agent.  Dans  un  seul  établisse- 
ment de  New- York,  celui  de  Golton,  on  a  insensibUisé  par  le  pro- 
toxyde d'azote  un  peu  plus  de  quatre-vingt-dix-sept  mille  personnes 
dans  une  période  de  treize  ans,  du  mois  de  février  186i  au  mois  de 
mai  1877.  —  Aucun  accident  grave  n'a  été  signalé.  Les  chiruigiens 
cependant  ne  tiraient  aucun  service  d'un  procédé  qui  ne  produisait 
l'insensibilisation  que  pour  quelques  secondes.  Le  protoxyde  d'a- 
zote, exclu  de  la  grande  chirurgie,  restait  donc  confiné  dans  la  pra- 
tique des  dentistes  et  paraissait  n'en  devoir  jamais  sortir,  lorsque 
M.  P.  Bert  fit  connaître  en  1878  une  méthode  nouvelle  qui  en 
accroissait  singulièrement  la  puissance  et  en  étendait  indéfiniment 
les  applications. 

11  faut  observer  que,  dans  la  pratique  des  inhalations  anesthé- 
siques, c'est  toujours  un  mélange  respirable  qui  pénètre  dans  les 
poumons,  -^  mélange  d'air  atmosphérique  avec  la  vapeur  de  l'éther 
ou  du  chloroforme, — permettant  àX^nction  respiratoire  de  s'exer- 
cer librement,  hors  de  tout  risque  d'asphyxie.  La  première  qaes- 


LBS   ANESTHÉSIQUES.  881 

tion  que  les  physiologistes  durent  se  poser  à  propos  du  protozyde 
d'azote  était  de  savoir  si  ce  gaz  pur  était  respirable  et  pouvait  être 
offert  impunément  aux  poumons.  L'expérimentation  pouvait  seule 
renseigner  à  cet  égard,  car  la  théorie  permet  l'alternative*  L» 
protoxyde  d'azote  contient  en  effet  de  l'oxygène  comme  l'air  atmo- 
sphérique; il  en  contient  môme  davantage,  —  le  tiers  de  son 
poids,  tandis  que  l'atmosphère  n'en  contient  que  le  cinquième;  — 
mieux  que  celui-ci,  il  entretient  les  combustions.  On  était  en  droit 
de  se  demander  si  cette  combinaison  pouvait  être  utilisée  par  l'or- 
ganisme comme  Test  le  mélange  atmosphérique;  et  dans  le  cas  où 
le  sang  n'en  pourrait  extraire  l'oxygène,  si  les  tissus  eux-mêmes 
sauraient  tirer  parti  de  cet  oxygène  engagé  avec  l'azote,  comme  ils 
font  de  l'oxygène  ei^agé  avec  les  globules  que  le  sang  leur  pré- 
sente à  chaque  moment. 

L'expérience  a  répondu  négativement.  Le  protoxyde  d* azote  est 
sans  usage  pour  les  tissus  animaux  ou  végétaux.  Quoi  qu'en  aient 
dit  des  chirurgiens  comme  Demarquay  et  des  physiologistes  comme 
Longet,  le  sang  ne  l'utilise  pas  mieux  que  les  tissus  eux-mêmes.  Les 
globules  du  sang,  convoyeurs  habituels  des  gaz,  ne  s'en  chargent 
point  :  ils  le  laissent  dans  le  liquide  des  canaux  sanguins,  où  ils 
baignent  eux-mêmes.  Dans  ce  liquide,  plasma  sanguin,  le  protoxyde 
d'azote  peut  se  dissoudre,  comme  l'air  se  dissout  dans  l'eau,  en 
suivant  les  lois  physiques  de  Dalton. 

Le  protoxyde  est  donc  irrespirable,  et  les  inhalations  du  gaz  pur 
doivent  entraîner  l'asphyxie  comme  il  arrive  avec  les  autres  gaz 
indifférons.  Et,  en  effet,  les  animaux  sont  tués  rapidement  en  pré- 
sentant les  convulsions  habituelles  de  la  mort  par  privation  d'air; 
de  même  est-il  mortel  à  l'homme,  et  c'est  «  commettre  un  crime 
contre  la  vie  des  personnes  que  de  l'administrer  à  l'état  de  pureté.  » 
Il  est  dangereux  au  même  titre  que  tout  autre  gaz  impropre  à  la 
respiration;  il  l'est  même  davantage,  car  l'homme  qui  est  plongé 
dans  une  atmosphère  inerte  est  averti  du  péril  qu'il  court  par  l'op- 
pression et  les  affres  de  l'asphyxie,  tandis  que  l'ivresse  du  pro- 
toxyde lui  dissimule  la  mort  qui  le  menace  et  éteint  le  sentiment 
de  conservation  qui  le  pousserait  à  rechercher  l'air  respirable. 

Gomment  donc  s'expliquer  l'innocuité  des  célèbres  épreuves  que 
Davy  et  tant  de  ses  compatriotes  ont  faites  au  commencement  du 
siècle?  C'est  qu'ils  ne  faisaient  pas  usage  de  gaz  pur,  ils  respiraient 
un  mélange  de  protoxyde  et  d'air.  Les  ballonnets  de  soie  gommée 
dans  lesquels  le  gaz  était  conservé  laissaient  pénétrer  de  l'oxygène 
à  travers  leurs  pirois  perméables. 

Eq  même  temps  que  le  protoxyde  d'azote  anesthésie  l'homme  ou 
ranimai  qui  le  respire,  il  l'asphyxie.  Les  deux  phénomènes  se  pro- 

TOMi  iuu  ^  flSSO.  $6 


882  wKvm  DES  mci  mondes. 

dtiisant  sfanuhanément,  ob  était  tomibé  damr  l'erreor  4e  caralre  qu'ils 
avaient  entre  eut  une  relation  d<e  cave  k  effet  et  que*  rtepbysie 
étttit  la  raison  de  IlnsensibiUsattoir.  'C'était  prosarire  )e  pnitoiyd^ 
d'azote,  car  il  n'aurait  yu  supprimer  fat  sensiMlité  qif  en  oppri- 
mant la  vie  même.  Les  expériences  «de  H.  Paul  Rsrtoiit  ppouvé,  an 
contraire,  qne  la  coïncidence  des  cteiit  phénomènes'  n'arrait  Tîea  de 
nécessaire  et  que  la  propriété  anesrthésiqus  éa  gaz  éitait^lislhcte  et 
indépendante  dfa  son  effet  aspfryxiqae.  Le  protoxyde  d'azote  ennoe 
en  Idéalité  sur  tes  centres  nerveux  un<e  action  propre  >fm«  v^eiaot 
se  superpeser  à  l'^spbyxiéi  lui  impiime  une  allure  particulière. 
Pour  que  'Cette  action  paralysante  puisse  se  produire,  ii  fauttque 
la  liqueur  du  sang  coatîeiBie  une  i(u«ntilé  lOdnsidéraUe  de  pro* 
toxyde  :  il  faut  qu'elle  soit  saturée<  Si  Ton  mâange  le  gaz  à  l'air  et 
qu'on  le  présente  ainsi  dilué  au  sang  qui  travenrse  les  poumons,  celui- 
ci  n'en  prend  plus  une  dose  suffisante  peur  paralyser  les  centres 
nerveux  :  il  n*y  a  pl«s  d'uiestbésîe.  On  ymi  par  là.  l'inanité  des 
efforts  que  E.  Wells  avait  tentés.  L'expéricooe  établissaît  que  le 
protoxyde  ne  devait  être  respiré  m  par  ni  mélangé  ;  ni  pur,  pane 
qn'en  supprimant  la  sensibilité,  il  produit  en  mène  temps  J'aspire, 
ni  mélangé,  paire  qir'il  cesse  d'agir.  L'asphyxieidevant  too jours  ooo- 
trarier  Tanesthésie,  l'usage  dupnMxyde  se  trouvait  restreint  àtses 
opérations  de  1res -courte  durée,  pendant  lesquelles  la  respiration  peut 
être  suspendue  sans  danger  réel.  Lorsque  les  dentistes  adBÛaialrent 
du  protoxyde  pur,  l'anesdiésie  apparaît  trente  ou  quarante  secondes 
après  le  début  des  inhaliEiftîons.  Chez  les  enfans^  elle  semontro  défi 
après  une  ou  deux  respirations.  Le  temps  très  court  pendant  lefoe^ 
elle  se  soutient  suffit  à  e^cécuter  l'opération  dans  un  éti^  d'aoes- 
tbésie  complète  et  d'aspbyxie  commençante.  — Dès  les  premières 
respirations,  le  paitient  est  précipité  dais  u«8  sorte  d'ivresse  ;  le  sol 
paraît  se  dérober  sous  ses  pieds  ;  il  perd  tout  point  d'appui  et  se 
ami  enlevé  et  transporté  repidement  oomme  s'il  s'élevait  en  kal- 
lon.  Pendant  ce  temps,  le  ponte  a  des  baitemens  petits  et  accé- 
lérés; le  visage  se  boursoufle  et  devient  livide,  les  lèvres  sont 
envahies  par  la  coloration  violette  caractéristique  de  l'asphyxie. 
Tout  ce  tableau  produit  une  impression  pénible  sur  les  assistans, 
et  ils  ont  peine  à  se  défendre  d'me  appréhension  fui  n'est  nuDe- 
ment  légitime,  car  la  situation  n'offire  aucun  caractère  inquiétant 
Pour  qu'il  y  eut  vraiment  danger  d'asphyxie,  il  fauduEÛt  prolonger 
pendant  deux  ou  trois  minutes  encore  l'action  du  prcttozyde.  Pré- 
venu par  des  signes  évidens  que  le  point  favorable  a  été  aCteinI, 
l'opérateur  n'a  garde  de  le  dépasser.  Plutét  que  de  soutenir  on  état 
de  choses  qui  deviendrait  vite  menaçant,  il  préfère  répéter  l'^ireave 
et  faire  son  œuvre  à  deux  reprises.  Le  retour  à  la  coodKtioa  nor- 
male est  si  complet  et  si  rapide,  qu'une  seconde  ou  une  troisième 


LES   ANBSTHÉaiQUESi  88fS 

tentalife  trome  le  sujei  diaas  ^  mette  état  où  il  était  av^Aoït  la 
premîàre,  el  ne  présente  aacun  iooo&vénieat  nouveau*  G'^st  par 
ce  pénible  artifice  de  lanépétitioades  aiiesihésies  avec  intermit- 
tence que  las  chh'urgieQa  amériGaûifi,  et  peut*ètre  H.  Wialts  lui'*- 
môme,  ont  pu  faire  servir  lepootoxyde  d'ftzota  à  des  opératlone  de 
longue  haleîner  Les  diffienltéa  d'un  tel  précédé»  son  eavactère 
hasardeux,  en  Umiuieiit  tout  naitiureilemratirapplkation  ;  et  après, 
comme  aivant  oestentatives,  il  restait  exact  de  djre  que  le  protcô^de 
était  impropre  aux  grandes  opératioBS, 

Une  analyse  physiologique  trës>  pénétrante  a.  permis  à  IkL  P»  Bert 
de  saisir  les  caaaaes  de  la.  difficulfiâ  et  d'en  trouver  le  semède. 
Si  le  gaz  dilné  est  sans  effet,  c'est  que  lesafig  qui  traverse  le  pouh 
mon  ne  prend  plus  dans  cette  atmosphère  diluée  qu'une  qnatntilë 
de  pretoxyde  trop  faible  pour  paralyser  les  centres  nerreux  qu'il 
vu.  ensuite  arroser»  Or,  comme  la  quantité  de  gaz  qui  pénètre  dépend 
uniquement  de  sa  pression,  c'eslh&<-dîre  de  la  force  avec  laquelle  tl 
pèse  sur  le  liquide  saogjuin  à  la.  surCace  du  poumon,  on  conçoit,  en 
comprimant  le  gaz  dilué»  qu'on  arrive  à  en  faire  pénétrer  autant 
qu'en  l'offrant  pur  soua  la  pression  ordinaire.  La  compresaion 
compensant  ainsi  la  ^utîon,  l'efSat  anesthésique  se  produira 
de  h,  laéme  manière  el  avec  la  même  intensité.  Cet  artifice  ne 
cbangeru  àanc  pas  hi  situatioD  en  ce  qui  concerne  l'inâenaibiiisation 
à  obtenir,  mais  il  la  modifkva  en  ce^qui  ooneerae  l'asphyxie  à  évir 
ter,  car  le  gaz  mélangé  au  protoxyde  et  qui  sert  à  te  dUner  peut 
être  l'oxygène,  le  gaz  vital,  le gax  respirable.  Pour  permettre  l'ame»- 
tbésie  tout  en  prévenant  l'aspbyxie,  il  suffira  de  présenter  à 
la  surface  du  poumon  un  mélange  eomprimé  où  la  pression  par- 
tielle du  pro^syde  soit  égale  à  la  pression  barométrique  et  où  la 
pression  pu'tieUe  de  l'oxygène  soit  la  môme  que  dans  l'air»  c'es^ 
à-dira  égale  à  un  cinquiteue  de  la  pression  barométrique.  Cumulant 
alora  les  avantages  des  deux  gaz,  le  sujet  respirera  coaune  dans 
l'air  pur  et  s'aoesthésiera  comme  dans  lie  protoxyde  pur.  La  con- 
dition précédente  revient,  ainsi  que  lemonCve  uoi  calcul  très  simple, 
à  mettre  en  rapport  avec  le  poumon  de  l'animal  un  mélangede  cinq 
volume3  de  protoxyde  d'azote  et  de  un  volume  d'oxygène  amuené 
à  une  pression  supérieure  de  un  cluquième  à  la  preseion  atmosphé- 
rique. Toutes  ces  inductiousthéeriquesy  cesraisonnexaensiagiinieux, 
l'expérience  les  a  vérifiés  pleinement.  Après  lane  uu  deux  minutes 
de  contact  avec  le  mélange,  lediien^qui  servait  à  l'épreuve  devenait 
complètement  insensible,  la  pupille  était  dilatée,  on  pouvait  tou- 
cher l'œil  sans  faire  cligner  la  paupière,  pincer  un  nerC  sensible, 
sans  provoquer  de  réaction  :  la  résolution  musculaire  éia&ft  sdDSolttek 
Cet  état  a  pu  se  soutenir  une  demi^lieure  ou  une  heure  sans  chaii>* 
gement.  Et,  tandis  que  les  fonctions  supérieures  de  ranlmalité 


SS\  BEVUE  DE8  DEUX  MONDES, 

étaient  anéanties,  les  fonctions  végétatives  persistaient  dans  leur 
intégrité  ;  la  respiration  restait  régulière,  le  cœur  conservait  son 
rythme,  le  sang  ^a  couleur,  la  chdeur  animale  son  d^ré.  Dès  que 
les  inhalations  furent  interrompues,  le  retour  à  l'état  normal  se  fit 
avec  une  extrême  rapidité.  Après  trois  ou  quatre  respirations  à 
Tair  libre,  c'est-à-dire  au  bout  d'une  vingtaine  de  secondes,  l'ani- 
mal ,  entièrement  réveillé,  reprenait  sa  gatté  et  sa  vivacité  ordi- 
naires ;  il  se  mettait  à  courir  librement  et  à  caresser  les  assistans. 

L'expérience  que  nous  venons  de  rappeler  présentait  une  impor- 
tance considérable  pour  la  pratique  chirurgicale.  Il  ne  restait  plus, 
en  effet,  qu'à  appliquer  la  méthode  de  M.  P.  Bert  aux  opérations  sur 
l'homme.  Dès  le  commencement  de  l'année  1879,  deux  chirurgiens 
des  hôpitaux,  MM.  Labbé  et  Péan,  en  firent  l'épreuve  avec  un  plein 
succès;  d'autres,  MM.  Perrier  et  Ledentu,  à  Paris,  M.  Derouhaix, 
à  Bruxelles,  répétèrent  ces  essais.  Aujourd'hui  le  nombre  des  opé- 
rations faites  avec  le  protoxyde  d'azote  sous  pression  dépasse  cent 
cinquante.  L'excellence  du  procédé  n'est  plus  discutée.  Le  malade 
a  tout  profit  à  être  endormi  par  ce  procédé  plutôt  que  par  toot 
autre.'  Les  autres  anesthésiques  altèrent  assez  profondément  les 
tissus  en  coagulant  et  dissolvant  leur  substance  ;  de  là  des  malaises 
qui  survivent  quelques  heures  à  l'opération,  et  dont  la  gravité  a 
permis  de  dire  que  le  malheureux  opéré  reste  quelquefois  «  plus 
malade  de  son  chloroforme  que  de  son  opération.  »  Le  protoxyde 
d'azote,  ne  formant  pas  de  combinaison  chimique  stable  avec  les 
tissus,  n'exerçant  qu'une  action  superficielle  et  temporaire  sur  les 
élémens  organiques,  déprime  moins  fortement  le  système  nerveux 
et  permet  le  retour  presque  instantané  de  la  sensibilité,  de  la 
volonté  et  de  l'intelligence.  Il  offre  un  autre  avantage  :  la  période 
d'excitation  préalable  qui  est  l'écueil  de  l'anesthésie  par  l'éther  et 
qui  est  à  craindre  même  avec  le  chloroforme,  subit  avec  le  pro- 
toxyde d'azote  une  atténuation  qui  pratiquement  équivaut  à  sa  sup- 
pression. Enfin  et  surtout,  il  est  absolument  inofiensif,  et  ne  lusse 
plus  au  chirurgien  le  plus  circonspect  aucun  prétexte  pour  refuser 
à  ses  malades  le  bénéfice  de  l'insensibilisation. 

L'application  exige  une  installation  particulière.  Le  sujet  doit 
respirer  un  mélange  de  1 5  parties  d'oxygène  et  de  85  parties 
de  protoxyde  d'azote  à  la  surpression  d'environ  1/3  d'atmosphère. 
Un  masque  exactement  appliqué  sur  la  bouche  et  le  nez  amène 
sans  perte  dans  les  voies  respiratoires  le  gaz  accumulé  dans  un 
réservoir  à  parois  flexibles,  de  manière  à  pouvoir  être  comprimé 
par  l'extérieur.  D'autre  part,  pour  que  la  pression  exercée  à  la 
surface  interne  du  poumon  soit  sans  danger,  il  faut  qu'elle  s'exerce 
également  à  la  surface  du  corps  ;  —  en  un  mot,  le  sujet  doit  être 
dans  la  même  condition  où  il  est  normalement  lorsqu'une  égale 


LES   ANESTHÉSIQUES.  885 

pression,  celle  de  ratmosphëre,  agit  intus  et  extra.  De  là  Tobli- 
gatioD  de  placer  l'opéré  dans  une  chambre  métallique,  ou  cloche 
hermétiquement  fermée,  et  pouvant  supporter  la  surpression  de 
1/3  d'atmosphère.  C'est  la  chambre  d'opération.  Là  se  trouvent, 
avec  les  aides,  le  chirurgien  et  le  malade.  Seulement,  tandis  que  le 
chirurgien  et  les  assistans  respirent  simplement  l'air  comprimé  de 
la  cloche,  le  patient  respire  le  mélange  anesthésique.  Le  séjour  des 
opérateurs  dans  l'air  comprimé  n'a  point  d'inconvénient  :  tout  au 
plus  sont-ils  quelquefois  gênés  par  une  impression  désagréable  de 
tension  de  la  membrane  du  tympan.  Les  avantages  habituels  de  la 
médication  par  l'air  comprimé  rachètent  cette  incommodité,  et  l'on 
risque  de  voir  un  chirurgien  guéri  de  quelque  légère  affection  des 
bronches  par  des  opérations  instituées  à  l'intentionde  ses  malades. 
Sans  doute,  l'installation  de  ces  grands  appareils,  —  la  chambre 
d'opérations  en  tôle  étanche,  la  pompe  à  compression,  —  entraîne 
quelques  dépenses.  Elle  existe  pourtant  toute  prête  dans  les  éta- 
blissemens  d* aérothérapie  qui  se  sont  fondés  dans  les  grandes  villes 
d'Europe  :  elle  a  été  réalisée  récemment  dans  un  des  hôpitaux  de 
Paris  et  pourrait  l'être  dans  les  autres.  Enfin,  pour  les  opérations 
de  ville  on  a  construit  des  cloches  mobiles  montées  sur  camion  et 
facilement  transportables.  D'ailleurs  si  ces  appareils  «  d'une  chi- 
rurgie à  vapeur  »  sont  plus  compliqués  que  la  serviette  ou  le  sim- 
ple mouchoir  qui  sert  à  l'administration  du  chloroforme,  ils  sont 
aussi  d'une  précision  et  d'une  délicatesse  incomparablement  supé- 
rieures. Us  permettent  de  régulariser  l'administration  del'anesthé- 
sique.  Il  suffit  d'augmenter  ou  de  diminuer  la  pression  dans  la  cloche 
pour  augmenter  ou  diminuer  la  quantité  de  protoxyde  qui  pénètre 
dans  le  sang.  On  peut  ainsi  régler  exactement,  avec  le  mano- 
mètre, la  dose  qui  convient,  maintenir  ou  prolonger  l'état  qui  parait 
favorable,  ce  qui  n'a  lieu  ni  avec  l'éther,  ni  avec  le  chloroforme.  Ce 
n'est  pas  seulement  pour  la  médecine  qu'une  telle  facilité  sera  pré- 
cieuse :  la  physiologie  psychologique  a  quelques  profits  à  en 
attendre.  En  ralentissant,  pour  ainsi  dire  à  volonté,  la  marche  de 
Tanesthésie,  on  pourra  l'analyser,  en  séparer  les  périodes,  en  dis- 
tinguer toutes  les  phases.  Si  la  doctrine  est  vraie  qui  place  l'abo- 
lition de  la  douleur  avant  celle  de  l'intelligence  et  si  les  diverses 
facultés  cérébrales  sont  dissociables  par  l'anesthésie,  cette  méthode 
fournira  le  meilleur  moyen  de  l'éprouver  expérimentalement.  Enfin, 
on  pourra  peut-être  reproduire  à  coup  sûr  les  phénomènes^  qui 
avaient  tant  passionné  les  esprits  au  temps  de  H.  Davy,  et  con- 
naître les  conditions  de  cette  ivresse  extraordinaire  qui  avait  valu 
au  gaz  hilarant  le  nom  fabuleux  de  «  gaz  du  paradis.  » 

A.  Dastrb. 


UN 


ROMAN    POLITIQUE 


Endymifm^  psr  lord  BettconsfloW,  3  TOl.  fai-9*;  LowireB,  Longmaia  et  O. 


I. 

n  faut  se  défier  de  Tappirenie  inactioit  des  gm  actifs  :  Hs  ne 
sauraient  accepter  un  sepos  qui  leur  serait  morieL  S'ik  panJseau 
s'effacer,  soyez  sûrs  ou  qa'nn  nouveau  champ  s'est  owect  à  Icv 
activité,  ou  qu'ils  se  préparent  à  rentrer  en  scène.  Lorsqu*en  pé- 
sence'  d'une  députation  d'ouvriers  M..  Gladstone  abid;taît  un  des 
arbres  de  so>q  parc  d'Hawarden  et  faisait  Toler  autour  de  loi  des 
éclats  de  bois  qiui  étaient  pieusement  lecueilHs,  ces  vigouren  coops 
de  cognée,  dans  la  pensée  du  irieil  athlète  paorkmentaire,  s'aàrâ- 
saient  au  ministère  dont  fl  méditait  déjà  le  renversement;  tpnn^ 
son  fils,,  avec  l'imprudente  ardeur  de  îa  jemiesse,  denaandak  au 
visiteurs  ébahis  :  «  He.  trouvez-YOUS  pas  qi^il  a  encore  la  force  di 
conduire  le  parlement?  n  M.  filadstooe  ne  fermait  pas  cette  bonek 
indiscrète.  Les  facultés  ne  sont  pas  moms  fortes  et  le  besom  4*«6- 
tivité  n'est  pas  moins  grand  diez  Ibrâ  fieaconsfield  que  chez  wm 
illustre  rival.  La  défaite  électorale  des  conservateurSt  si  complète 
qu'elle  parût,  ne  pouvât  avoir  jeté  dans  le  déoouragemeat  ce  vail- 
lant  lutteur,  doué  d'une  indomptable  ténacité.  Lord  Bcaconsfield  ne 
s'est-il  pas  ccMnparé  luinnême  à  ce  grand  général  qtà  disait  av«r 
appris  à  vaincre  à  force  de  perdre  des  batailles  ?  A  l'ouverture  de 
la  session,  il  a  réuni  ses  amis  politiques  pour  les  exhorter  à  Tunion 


iSnt  BOICAJI  PQfilTKira»  B87 

et  1  la  persévérance,  ks  assurant  qae  leir  priodpes  gif  iler  repré- 
seateBt  sont  trop  kidispensables  à  1&  stabilité  des  ifistitaimos 
aoglaiaes  pour  que  la  bon  aesa  uatorel  de  Ja  nation  ne  ramène  pas 
la  feveur  pnUicpe  au  parti  qni  les  débnd.  En  même  temps,  il  avait 
rocMunandé  à  ses»  andens  lieutenans  de  laisser  le  ehamp  libfre  aux 
nouveaux  ministres  afin  de  ae  point  «rèOer  le  développement  des 
gennes  de  dûvision  qu'il  apeiroeqrait  an  sein  de  leur  majorité;  hri- 
mÊme  a  pris  peu  de  part  aux  débats  de  ia  demière  session.  Après 
la  séparation  du  parlement,  la  goutle,  ce  mal  i^édal  des  hommes 
d'état  et  des  diptcMsaies,  qui'OSt  aussi  «fselquefois  un  prétexte  com- 
aode  pour  arrMer  les  curiosités  îndisorèleB,  a  paru  confinier  lord 
Beaconsfield  à  Hagbenden  Manor.  Si  filte  le  reteBait  dans  son  cabi- 
net, elle  n'enchakuiît  pas  sa  main,  toujours  alerte,  oar  un  nouveau 
roman,  Endymwn^  est  veivusoudiûnement  noetttre  en  émoi  le  monde 
de  la  littérature  et  4e  ht  poétique.  Ainsi  Lotkair  avait  paru  ino- 
pinénkent  en  1870,  api^ès  le  renversement  du  cabinet  de  lord  Bea- 
consfield  et  lorsque  l'on  croyait  le  ckef  des  conservateurs  livré  au 
décounagemeirt. 

Ce  n'est  pas  seulemeoft  par  son  apparition  inopinée  q^i'Endy- 
mùm  a  été  une  surprise  pour  le  public  angiais.  Ge  livre  ne  res- 
semible  point  aux  ouvrages  que  lord  BeaooniBÛdd  a  publiés  depuis 
son  entrée  dam  la  carrière  publique.  Sous  la  forme  de  romans  et 
dans  le  cadre  de  fictions  à  peine  â)audiées,  ces  ouvrages,  si  avi- 
dement lus,  ont  toujours  eu  pour  objet  réel  l'exposition  et  la 
défense  des  opiinons  de  fauiteur.  C'étaient  des  «euvres  de  propa- 
gande et  comme  des  appds  des  jugaoïeDS  dm  parlement  à  la  masse 
de  la  nation.  Or  cm  ne  trouve  4m8  EndymUm  m  un  ensemble  de 
théories  politiques  comme  dans  Coningsby  ou  SybHy  vi  des  thèses 
de  .métaphysique  religieuse  et  de  théologie  comme  dans  Tancrède 
ou  Lolhair.  C^est  en  vain  qa'on  y  cherchierait  la  moindre  aflusion 
aux  questions  du  jour,  à  la  situation  de  l'Irlande,  au  prochain 
abaissement  du  cens  électoral  dans  les  comtés  ou  aux  affaires 
d'Orient.  Ce  n'était  pas  là  le  seul  désappointement  réservé  à  la 
curiosité  des  lecteurs.  Endymion  n^est  pas,  comme  <iuelques-uns 
de   ses  devanciers,  une  galerie  de  portraits  politiques.  Depuis 
QffUngsby,  on  s'était  habitué  à  croire  que  lord  Beaconsfield  ne 
pouvait  écrire  un  roman  sans  y  meCtre  en  scène,  sous  des  noms 
supposés,  bon  nombre  de  ses  contemporaôns.  C'était  à  qui  signa- 
lerait, à  la  cour  ou  dans  le  parlenest,  parmi  les  amis  ou  parmi  les 
adTersaires  de  l'auteur,  les  originaux  de  tous  ses  personnages. 
Quelle  épigrarame  plus  cruelle  pouvait-on  lancer  contre  un  ennemi 
isthne  que  d'affecter  de  le  reconnaître  dans  un  portrait  satirique, 
et  de  le  plaindre  d'avoir  été  peint  sous  de  si  méchantes  couleurs? 
Cette  fois,  lord  Beaconsfield  s'est  mis  en  garde  contre  les  faiseuns 


888  BBTUB  DBS  DEUX  HOllDESt 

de  clés.  Il  semble  même  qu'il  ait  pris  un  malin  plaisir  à  leur 
tendre  des  pièges,  à  les  lancer  sur  de  fausses  pistes,  et  à  les  dëroo- 
ter  complètement.  L'action  à*Endymion  embrasse  la  période  com- 
prise entre  la  mort  de  Ganning  et  la  mort  de  lord  Palmerston;  elle 
se  passe  uniquement  dans  les  régions  ministérielles  et  parlemen- 
taires; tous  les  personnages  appartiennent  au  monde  poIiUque. 
Comment  ne  pas  céder  à  la  tentation  de  faire  des  portraits,  surtout 
lorsqu'on  y  excelle,  qu'on  n'a  qu'à  interroger  une  mémoire  ineio- 
rablement  fidèle,  qu'à  lâcher  la  bride  à  un  esprit  aiguisé  et  natu- 
rellement tourné  à  l'épigramme?  Lord  Beaconsfield  s'est  surveillé 
lui-même.  Il  a  dû  emprunter  aux  gens  qu'il  a  connus  et  pratiqués 
bien  des  traits  de  caractère  :  la  plupart  des  incidens  du  roman  doi- 
vent avoir  pour  origine  des  anecdotes  demeurées  dans  la  mémoire 
de  l'auteur,  mais  celui-ci  mêle  les  couleurs  et  les  époques  de  façon 
à  rendre  toute  application  directe  impossible.  Quelques  traits  de 
ressemblance  vous  frappent;  vous  êtes  tenté  de  mettre  un  nom 
de  personnage  ;  mais  ni  les  dates  ni  les  faits  ne  concordent.  L'ori- 
ginal que  vous  croyez  reconnaître  n'était  pas  encore  entré  sur 
la  scène  politique  ou  il  en  avait  disparu  au  moment  où  l'au- 
teur lui  fait  jouer  un  rôle  actif;  ou  il  n'appartenait  pas  au  parti 
dont  il  est  représenté  comme^^l'homme  le  plus   important,  ou  il 
était  un  parvenu,  et  l'auteur  en  a  fait^un  grand  seigneur.  Quand 
vous  voyez  entrer  en  scène  deux  frères,  tous  deux  disciples  de 
Bentham,  dont  l'un  se  destine  à  la  carrière  parlementaire  et  l'autre 
à  la  diplomatie,  M.  Bertie  Tremeine  et  M.  Tremeine  Bertie,  on  ne 
peut  se  déiendre  de  songer  aux  deux  frères  Bulwer  Lytton  et  Lyt- 
ton  Bulwer  ;  mais  aucun  des  incidens  où  figurent  ces  deux  per- 
sonnages épisodiques  ne  peut  se  concilier  avec  l'histoire  des  deoi 
hommes  distingués  qui  ont  été  les  amis  de  lord  Beaconsfield,  et 
celui-ci  s'est  évidemment  joué  de    ses  lecteurs.  Quand  l'auteur 
met  dans  la  bouche  d'un  diplomate,  homme  d'état  éminent,  cette 
réflexion,   «  qu'un  gouvernement  qui  périt  par  les  finances  est 
un  gouvernement  imbécile,  »  et  cette  déclaration,  que  «  nSurope 
ne  sera  refaite  que  par  le  fer  et  le  sang ,  »  on  s'écrie  tout  ans* 
sitôt  que  le  comte  de  FerroU  ne  peut  être  que  M.  de  Bismarck; 
mais  la  carrière  politique  du  célèbre  chancelier  avait  à   pein: 
commencé  au  moment  où  se  termine  l'action  d'Endymion.  Quand 
ce  même  comte  de  Ferroll  parle  de  sa  patrie  opprimée,  lorsqu'il 
compte  sur  Napoléon  III  pour  délivrer  ses  compatriotes  du  joug 
étranger,  n'est-il  pas  M.  de  Gavour  tout  autant  que  M.  de  Bîsr 
marck? 

Qui  reconnattrons-nous  dans  Nigel  Penruddock,  le  brillant  lauréat 
de  l'université  d'Oxford,  le  puséyste  ardent  et  convaincu,  dont  la 
parole  de  flamme  ravit  toutes  les  grandes  dames  et  remue  profon- 


UN  ROMAN  POLinQDB.  689 

dément  l'église  anglicane,  qai  se  convertit  au  catholicisme  en  entraî- 
nant après  loi  une  partie  de  son  troupeau,  qui  devient  archevêque 
de  Westminster  et  cardinal  de  Téglise  romaine  7  Nigel  réunit  la 
science  et  la  puissance  oratoire  de  Newman,  l'onction  persuasive 
d'Oakeley,le  ferme  vouloir  et  l'esprit  de  gouvernement  de  Manning. 
Lequel  de  ces  trois  noms  substituer  au  sien?  Nigel  n'est-il  pas  sim- 
plement ce  qu'on  pourrait  appeler  un  personnage  représentatif, 
c'est-à-dire  la  personniûcation  dans  un  seul  homme  de  ce  grand 
mouvement  religieux  qui  a  déchiré  l'église  anglicane  et  conduit 
tant  d'hommes  éminens  à  sacrifier  des  positions  élevées  pour  cher- 
cher dans  le  catholicisme  le  terme  de  leurs  doutes  et  le  repos  de 
leur  conscience? 

Ne  devrons -nous  pas  en  dire  autant  du  romancier-journaliste 
Sainte-Barbe  7  La  malignité  littéraire,  —  il  n'y  a  que  les  gens  de 
lettres  pour  avoir  de  ces  cruautés,  —  veut  absolument  retrouver 
dans  ce  romancier,  toujours  mécontent  de  son  sort  et  toujours 
envieux  des  succès  d'autrui,  l'auteur  de  Vanity  Fair  et  de  Pen- 
denniê^  à  qui  lord  Beaconsfield  ferait  expier,  au  bout  de  trente-six 
ans,  le  tort  d'avoir  publié  dans  le  Punch  une  parodie  de  Coningsby. 
Ne  croyons  point  à  des  rancunes  couvées  aussi  longtemps.  Lord 
Beaconsfield  est  plus  prompt  à  la  riposte  :    il  l'a  prouvé  depuis 
longtemps  à  des  adversaires  plus  redoutables  que  le  pauvre  Thacke- 
ray.  Il  ne  peut  déplaire  à  un  auteur  avisé  d'être  parodié;  la 
parodie  est  la  consécration  du  succès.  Toute  l'Angleterre  a  lu 
Coningsby  :  combien  est-il  de  gens  qui  se  doutent  de  l'existence  de 
Codlingsby  ou  qui  éprouveraient  la  curiosité  d'en  lire  six  lignes? 
Nous  demanderions  volontiers  à  ces  critiques  charitables  de  nous 
indiquer  dans  Endymion  un  trait,  un  seul,  qui  s'applique  incon- 
testablement et  nécessairement  à  Thackeray  et  permette  de  l'iden- 
tifier avec  Sainte-Barbe  :  laissons  reposer  en  paix  le  malheureux 
écrivain,  qui  a  suffisamment  racheté  par  des  années  d'exil  et  de 
misère  les  désordres  et  les  faiblesses  de  son  existence,  et  ne  voyons 
dans  Sainte-Barbe  que  la  personnification  de  la  mobilité  d'humeur, 
de  l'amour-propre  excessif,  de  l'esprit  de  jalousie  et  des  mille 
défauts  qu'on  reproche  avec  plus  ou  moins  de  justice  à  la  gent 
lettrée.  Quand  Sainte-Barbe,  faisant  un  grief  au  ministère  d'avoir 
dissous  le  parlement,  parce  que  les  préoccupations  d'une  élection 
font  baisser  la  vente  de  son  livre,  se  tourne  contre  le  gouverne- 
ment qu'il  a  servi,  est-ce  là  une  épigramme rétrospective?  N'est-ce 
pas  plutôt  un  trait  de  comédie,  et  ne  pourrait-on  citer  des  écri- 
vains dont  les  cbangemens  d'opinion  n'ont  pas  eu  des  causes  plus 
sérieuses  ?  Disons-le  tout  de  suite,  lord  Beaconsfield  n'est  pas  indul- 
gent pour  les  hommes  de  lettres.  Non-seulement  il  crible  d'épi- 
grammes  «  nos  correspondans,  »  toujours  au  courant  de  tous  les 


890  BBTOB  DBS  BSra  WWBBB. 

secret»  ^des.  cabinets»  et  plus  enoore  les  reporien  qui  pénètnBt 
malgré  vobb  dftii9iiietDe  nmîna  eC  esBegistrciU  les^  plats  ^om  sert 
sur  votre  table  ;  mab  îi  ne  berne  pomt  li  ses  ligoeors.  Ém* 
Takia  «t  jonnialiBÉes,,  praoeoB  une'  leçon  d'honililé  en  lisant  ce 
qu'écrit  de  nous  le  loeafirisre  éanoenit  que  k  pelilique  nofOB  a  en» 
leré: 

Eu  géaécal,  les  4laecs  d'bcnmesi  ne  sont  ipas -laanaaas.  QMDd  les 
convives,  covu»e  cela  est  ordinaire»  ent  en  coaumm  des  iiies  très 
arrôtf^esi  sur  la.polHîqiMi»  le  spast,  la  littènturer  Fmaèe  -ovle  monde,  il 
en  résulte  une  grande  menetoaiîe  dans  les  pensées  et  ks  afipréciatioiis, 
et  dans  les  sujets  que  l'on  traite.  Dans  un  dîner  d'hommes  politiqics, 
la  oonveffSBiion  ne  tarde  pas  à. rouler  sur  ce  qu'eau  peut  appela  les 
affaires  de  la  boutiqae  :  anecdotes  sur  les  «denaieis  scratîos,  criti- 
ques deâ  discours  .prononcés,  conjectures  sur  les  nomÎBaaifms  aunb- 
térielies  ou  les  élections  à  \%tùt^  et  surtout  sur  cette  odisase  et  îbIk 
rissable  questioa  de  la  rèùsioa  des  Ustes  Rectorales..  Cependans,  de 
temps  à -autre,  un  éclair  passager  donne  à  penser  que  les  oonvifcsoiB 
une  autre  existence  que  celle  qai  s'écoule  entre  Jes  anm  des  dess 
cbambrea.  GeUe circonstance atténuantena s'applique  psiol Mtz dtaers 
des  gens  du  f  port  On  coounence  par  les  paris  et  les  handicaps,  oa 
fiait  par  les  jparis  et  les  bandicaps;  et  Ton  a  dfoit  do  douter  qafilantoe 
dans  la  tête  des  convives  qu'il  puisse  eidster  uao  oembinaison  quel- 
conque d'atomes  en  dehors  des  bandicaps  et  des  paris»  Avec  un  dloer 
de  gens  de  lettrcsi»  la  salle  à  manger  devieoat  le  vrai  palais  du  silence. 
La  haine  et  J'envie  que  tous  les  écriNains  xessenteai  les  uns  pour  les 
autres,  par^uliècement  lerfiqu'its  échangent  daos  des  dédîcaooales 
effusions  d'une  mutuelle  affection,  ne  manquent  jamais  d'assucer  daas 
ces  réunions  l'agréable  impressien  d'un  senlinkent  géoésal  de  pénible 
contraijQCe.  Si  un  bon  mot  arrive  sur  les  lèvres  dTun  oottvive,  il  aora 
soin  de  le  retenir  do  peur  queson  voisin^  qui  est  en  train  de  pubHsr  un 
roman  dans  une  rôvue«  n'en  iasse  son  profiit  dans  le  .numéro  suant, 
et  que  lui-même^  qui  est  attelé  à  une  besogne  sau^lable^  n'en  perde  le 
bénéfice. 

Est-  ce  à  dire  que,  dans  k  longoe  série  des^peraonnages  qm  dev- 
ient dans  les  pages  ûtEndymionj  il  n'y  ^^^  F^int  d^fignoea  réelieset 
reconnaissatdes?  Ilentefit'troâs  quei'aateur  n*a  déguisées  gnedsos 
la  nteaure  dont  les  iconvmtfices  lui  en  faisaient  'un  devoir,  et  aor 
lesquelks  on  peut  illettré  unBomàtCou{>  sûr.ToutesilesftiMB  appsr* 
tiennent  au  passé«  La  neiae  Agfippine,  ^ont  la  peînâure  a  imir 
talisé  le  gcaciem:  ivisage,  encadré  id'abondaotee  JKiiides  Mondas, 
la  souveraine  dâtrtaén  dont  /le  talent  nansical  tes!  ma  d«n  do  la 
nature  et  qui  demande^iw  arts  de  la  consolar  de  sa 


ON  BOHAV  POUTIQinS.  891 

perAue,  la  mère  tendre  et  dévouée  qui  ne  «fit  que  pQfur  «on  fUsi^  A 
qui  rien  n'a  toute  pour  le  sauver  de  la  aMnrt  et  de  ia  cvfrtivhé,  est 
assurément  la  reine^  Bertenva.  Dana  le  prfawe  TloiestaK  cpiiv  apvès 
deux  tentatives  malheureuses,  réussît  àsfempemrdn  titane' aaqoel 
il  se  croit  appelé  par  sa  naissâBee  et  devient^  Taltié  du  peuple 
anglais,  il  est  impossible  4b  ne  pas  reconnaître  IVapoléom  IH^  dont 
le  caractère  est  pris  sur  le  vif  et  dont  lee:  habitudes'  d'esprit  et  la 
manière  d'être  sont  analyBéas  et  jetraoées^  avec  autant  de  finesse 
que  «d'exafctitude.  Bnfin,  bien  que  lord' Pabnerstra  n'ait  pas  fait  un 
mariage  d'amour  dons  le&  dernières  asmées^  de  sa  vie,  qu'il  ne  se 
soit  jamais  laissé  élever  à  la  pairie,  et  qu'il  n^ait'pas  été  frappé  de 
congestion  cérébrale  en  rédigeant  une  dépêche,  c'est  lui  qui,  sous 
le  nom  de  lord  Reehampton,  tient  !a^  plus^  grsnde  place  dane  le 
roman.  On  ne  saurait  accuser  lord'  BeaNSonsfldd  de  malveillance  et 
malignité  à  Téganxl  d*ufï  ancien  adversaire  :  il  n'acrrait  pu  mieux 
traiter  son  ami  le  plus  cher.  C'est  sous  les  couleurs  les  plus  favo- 
rables qu'il  représente  Tbomme  d^ëlftt  éminent  qu'il  a  si<  souvent 
combattu,  et  on  ne  peut  dire  qu'il  mette  aucune  ombre  au  por- 
trait qu'il  en  trace.  U  s'y  reprend  à  plueieuns  reprises,  avec  com- 
plaisance et  presque  avec  aflection.  Il  est  visible  que  le  temps  a  fait 
ici  son  œuvre  habituelle  d'apaisement,  les  ardeurs  et  les  aroimoeités 
d'autrefois  s'éteignent  en  face  d'une  tombe,  et  la  sérénîté  du  juge- 
ment revient,  ramenant  avec  elle  la  justice.  Si  lord  Beaconsfield 
s'est  interdit  de  mettre  en  scène,  dans  son  nouveau  lifre;  aucun 
homme  politique  vivant,  il  sTest  cru  plus  libre  vis-à-vis  de  ceux 
qui  appartiennent  déjà  à  Fhistoire;  mais  il  n'a  peint  des  morts 
illustres  que  pour  leur  adresser  des  éloges  délioats,  dignes  d'eux 
et  dignes  d'un  esprit  Xd  que  le  sien. 


II. 

• 

Il  ne  faut  chercher  dana  Bneh/mion  m  une  théorie  politique,  ni 
une  thèse  philosophique  ^u  reKgieme.  L'Initeur  n'a  rien  voulu  dé- 
mentir ;  il  ne  s'est  proposé  de  convaincre  personne  ;  il  ne  prépare  «t 
ne  suggère  aucune  conclusion.  Ne  vous  attendes!  pas  non  plus  à  une 
oefvvre  de  pure  imagination,  à  un reman  d'aventures: (^auteur  kiiese  à 
W*  Braddon  les  accumulalsons  d'événemens,  les  péripéties  soudai- 
nes, les  coups  de  théâtre  qui  eoutiennent  nu  réveillent  l'attention. 
Yous  n'y  rencontrerez  pas  davantage  la  peinture  d'une  passion,  ou, 
comme  chez  miss  Bronte  eu  Geoiige  Eliot,  de  fines  analyse»  du 
cœur  humain  avec  un  déneùment  ddsoulant  du  jeu  naturel  des 
caractères.  Que  trouverez^vous  donc  dans  ce  livre  que  toute  l'An- 


892  USTCnS  DES  DBCX  MONDES. 

gleterre  a  entre  les  mains,  qui  a  déjà  traversé  l'Atlantique  et  qu'on 
traduit  dans  toutes  les  langues?  Vous  y  trouverez  une  page  d'his- 
toire sous  la  forme  d'une  fiction  et  dans  le  cadre  d'une  biographie 
rapidement  esquissée  ;  vous  y  trouverez  la  peinture  d'une  époque 
et  d'un  monde  déjà  disparus,  le  tableau  animé,  fidèle,  complaisam- 
ment  retracé,  de  la  vie  politique  en  Angleterre  pendant  les  trente 
années  comprises  entre  la  mort  de  Canning,  en  1825,  et  la  chute 
du  premier  cabinet  de  lord  Derby.  Par  discrétion  ou  par  prudence, 
l'auteur  arrête  son  livre  et  ses  récits  précisément  à  l'époque  à 
laquelle  il  a  coomiencé  à  jouer  lui-même  un  rôle  important.  Noos 
assistons  à  la  dernière  période  du  régime  parlementaire,  de  cette 
forme  particulière  et  unique  de  gouvernement  dont  les  autres 
nations  n'ont  connu  que  la  contrefaçon,  où  le  parlement  était  la  force 
motrice,  où  il  donnait  l'impulsion  au  lieu  de  la  recevoir  et  de  la 
répercuter,  où  une  classe  dirigeante  conduisait  réellement  les 
affaires  publiques  avec  cette  ténacité,  cette  unité  de  direction  et 
cet  esprit  de  suite  qui  n'appartiennent  qu'au  despotisme  ou  à  une 
aristocratie  héréditaire.  Nous  apprenons,  presque  sans  nous  en 
apercevoir,  quelles  transformations  se  sont  graduellement  opérées 
dans  les  idées  de  cette  classe  dirigeante,  quelles  forces  nouvelles 
sont  nées  et  se  sont  développées  au  sein  de  la  nation  anglaise  ; 
quelle  place  elles  ont  conquise  dans  la  politique  et  comment  elles 
ont  préparé  la  substitution  d'un  gouvernement  démocratique  au 
gouvernement  parlementaire. 

Qu'était-ce  que  ce  gouvernement  parlementaire  et  comment 
fonctionnait-il  7  Écoutons  la  duchesse  Zénobie,  dont  le  mari  occupe 
une  des  plus  grandes  charges  de  la  maison  royale,  dont  le  salon 
est  le  quartier-général  du  parti  tory  et  le  rendez-vous  quotidien 
de  tous  les  hommes  politiques  et  de  tous  les  diplomates  :  «  Que  me 
parlez-vous,  dit  cette  grande  dame,  de  l'opinion  publique  en  dehors 
du  souverain  et  des  deux  chambres  du  parlement?  »  La  nation  est 
donc  mineure  :  le  pouvoir  appartient  tout  entier  à  deux  forces  :  la 
cour  et  le  parlement  ;  mais  de  ces  deux  forces,  la  première  est  pure- 
ment nominale  :  la  royauté  conserve  encore  son  prestige  à  cause 
de  l'éclat  et  du  luxe  qui  l'entourent  et  des  faveurs  dont  elle  est 
réputée  la  dispensatrice;  mais  la  rude  main  de  sir  Robert  Peel,  qui 
s'intitule  lui-même  le  chef  des  gentlemen  d'Angleterre,  ne  va  pas 
tarder  à  dissiper  cette  illusion  en  enlevant  à  la  souveraine  jusqu'au 
choix  de  ses  femmes  de  chambre.  Le  parlement  est  donc  tout,  et 
l'entiée  au  parlement  est  le  privilège  presque  exclusif  d'une  seule 
classe  :  les  propriétaires  du  sol.  En  dehors  de  la  possession  de  la 
terre,  point  de  considération  véritable,  d'influence  sérieuse,  de  rôle 
politique  durable.  Les  magnats  de  la  grande  propriété  composent 


m  BOMAM  POLITIQUE.  89S 

la  chambre  des  lords,  .mais  ils  ont  tous  à  leur  discrétion  un  cer- 
tain nombre  de  sièges  parlementaires.  Ils  usent  de  ce  crédit  pour 
ouvrir  la  chambre  des  communes  à  leurs  fils,  qui  y  font  l'appren- 
tissage de  la  vie  publique,  aux  favoris  qu'ils  protègent,  et  aussi 
ans  jeunes  gens  de  talent  parmi  lesquels  le  parti  a  besoin  de  recru- 
ter des  sous-secrétaires  d'état,  des  orateurs  et  des  légistes.  Les 
propriétaires  non  titrés  se  disputent,  au  prix  de  sacrifices  souvent 
extravagans,  les  sièges  dont  les  grands  seigneurs  ne  disposent  pas, 
Personne  ne  peut  forcer  les  rangs  de  cette  aristocratie  exclusive, 
excepté  les  privilégiés  du  talent  et  quelques  banquiers  assez  riches 
pour  acquérir  eux-mêmes  quelque  manoir  ou  pour  donner  à  leurs 
filles  des  dots  qui  réparent  les  brèches  de  quelque  fortune  seigneu- 
riale. 

Cette  classe  dirigeante,  active,  intelligente,  éclairée,  qui  se  croit 
libérale  parce  qu'elle  défend  résolument  sa  propre  puissance  contre 
la  royauté,  mais  qui  compte  pour  rien  le  reste  de  la  nation,  se 
divise  en  tories  et  whigs  parce  qu'il  faut  deux  partners  pour  l'éter- 
nelle partie  d'échecs  qu'elle  joue  au  sein  du  parlement,  en  pré- 
sence de  la  royauté  qui  juge  des  coups.  Divisée  sur  la  conduite  des 
aifaires  extérieures  et  sur  les  questions  de  la  politique  courante^ 
elle  ne  l'est  pas  sur  les  points  essentiels  :  elle  a  le  sentiment 
de  la  solidarité  qui  doit  unir  tous  ses  membres  quand  il  s'agit  de 
défendre  l'influence  et  les  prérogatives  de  leur  classe.  «  Au  fond, 
dit  un  lord  libéral,  le  comte  de  Montfort,  à  un  lord  tory,  le  comte 
de  Beaumaris,  nous  avons  tous  les  mêmes  intérêts.  »  Aussi,  à  moins 
que  les  passions  politiques  ne  soient  fort  échauffées,  on  ne  se  fait 
pas  une  guerre  à  outrance  :  on  a  recours  à  des  transactions,  à  des 
arrangemens  pour  n'avoir  point  à  jeter  des  sommes  folles  dans  des 
luttes  électorales  :  une  famille  prend  le  comté  et  l'autre  le  bourg, 
et  l'on  se  reconnaît  réciproquement  le  droit  de  désigner  alternati- 
vement le  titulaire  du  siège  que  l'on  se  dispute. 

Toutes  ces  familles  se  connaissent  de  longue  date,  et,  malgré  la 
différence  des  opinions,  elles  sont  rattachées  les  unes  aux  autres 
par  des  unions  matrimoniales,  par  des  liens  de  parenté,  tout  au 
moins  par  des  relations  de  société.  Les  chefs  de  l'opposition  ne 
dînent  pas  chez  les  ministres,  mais,  hormis  en  temps  de  crise,  ils 
se  rencontrent  avec  eux  à  la  table  d'amis  communs,  ils  accompa- 
gnent leurs  femmes  aux  réceptions  des  femmes  des  ministres,  et 
ces  visites  leur  sont  ponctuellement  rendues.  Les  salons  sont  un 
des  grands  ressorts  de  la  politique.  Une  grande  dame  intelligente, 
spirituelle,  affable,  dont  la  maison  est  sur  un  pied  splendide,  dont 
le  cuisinier  est  renommé,  dont  les  réceptions  sont  courues,  dont 
les  invitations  sont  avidement  recherchées,  est  s&re  d'être  instruite 


S&h  K£y€£  DBS  BEDX  MON0BS. 

de  tout  ce  qni  se  trftioe  dftm  leB  deux  oamps ,  eUe  peuft,  par  » 
mot  aimable,  prévenir  une  défëeUton»  décider  uo  in'ésola,  dâu- 
di6r  ^es  rangs  ennemi»  un  débutant  inexpérimenté.  La  peintare 
de  oes  salons  politiques  et  reaqoisse  de  leur  rôhe  sont  «n  des  cMb 
amusans  du  livre  de  lord  Beaooasfleld.  Bn  Itce  du  «don  de  la 
duchesse  Zénobie,  toute  dévouée  à  la  défense  è»  dnnta  de  Pégliae 
et>  de  la  couronne,  nous  avens  le  salon  libéral  de  la  tmMeaie^le 
Mbntfort.  Lady  Roebampton  et  lady  Bearumaris  élèvent  satel  oontie 
autel  -et  se  ^fi^utent  les  aspirais  à  la  vie  politique,  sans  cettor  de 
se  voir  Ttine  Tautre  et  de  s'aimer.  C'est  dans  ces  salone  qne  ae 
préparent  les  campagnes  parlementaires,  que  se  recrutent  les  vmx, 
,que  se  distribuent  fes  partefeuilles  «t  que  se  partagent  les  sièges 
électoraux. 

Ces  relations  de  tous  les  jours  entre  gens  du  même  monde, 
presrfuetous  possesseurs  d'une  grande  fortune  ot  par  suite  presque 
indifl^rens  aux  avantages  pécuniaires  des  situations  officielles, 
expliquent  pourquoi  les  rapports  réoiproques  des  chefs  de  parti 
étaient  empreints  d'une  loyauté  constante  et  même  A'une  cordia- 
lité qui  surprend  quelquefois.  Gomment  n'étne  poîot  mesuré  dans 
son  langage,  comment  manquer  de  courtoisie  vis-à-vJs^d'an  adver- 
saire ,  lorsqu'après  chaque  passe  d'annes  on  peut  se  rencontrer 
dans  le  même  salon,  autour  de  la  même  table  à  thé?  Ces  traditions 
courtoises  subsistant  encore  dans  le  monde  politique  chez  nos 
voisins;  elles  s'y  perpétueront  tant  -que  l'aristocratie  y  conservera 
une  influence  considérable  €t  continuera  de  transformer  et  d^absor- 
ber  les  hommes  que  le  mérite  élève  aux  positions  officielles  ;  néan- 
moins il  -est  impossible  de  ne  pas  voir  déjà  qu'elles  vont  6*affaîblis- 
sant,  que  les  dissidences  sont  plus-gravee  et'plus  profondes,  «t  que 
les  rapports  se  refroidissent  &  mesure  que  le  eerole  des  idées  com- 
munes se  rétrécit. 

Cette  transformation  lente,  mais  incontestable,  du  monde  poé- 
tique singlais  a  pour  point  de  di^art  le  bill  de  réforme  de  16S2. 
L'auteur  d'^ndymton  nous  fait' mesurer  la  brèdbe*que  cettn  mesure 
a  faite  dans  le  monopole  de  raristdcratie  terrionne.  CTost  par  cette 
brèche  que  tes  premiers  représentans  des  classes  moyennes  pénè- 
trent dans  le  parlement  et  arrivent  à  jouer  nn  rôle.  Nous  voyoas 
entrer  à  là  chambre  des  communes  un  sîmploéls'de  fermier,  devenu 
manufacturier,  Job  Tboraberry,  qui  est  élu  par  nne  grande  ville, 
et  qui  vient  professer  ouvertement  de»  opinions  radicales;  non* 
seulement  Thomberry  est  élu  député,  mais  comme  il  est  plein  de 
savoir  et  qu'il  esrt  éloquent,  fl  acquiert  sur  les  autres  dépuMo  des 
classes  moyennes  une  influence  qui  obUge  à  compter  avec  lui; 
un  ministère  libéral  lui  fait  une  place  dans  ses  r«igs,  et  le  manu- 


UN  B03UN  POUTIQUB.  ^  886 

facturier  radical,  deveoM  le  trte  honorable  Jgib  Thocnberry,  eat  adoûs 
à  baker  la  main  de  JBa  sMiyeraine  ea  recewnt  un  portefeuille^  Piw 
la  fiènre  des  obeniBS  de  &r  ea  faisaDt,  conune  uoe  baguette  de 
fée,  Boriir  de  terre  des  forlunes  caloaaaîea,  crée  toute  une  nouvelle 
daflBe  d'aspurans  à  la  vie  politique  at  aw  houneujra.  Voici  que  las 
portes  de  b  diauibie  s'ouvrent  pour  un  ancien  tailleur,  devenu. le 
roi  des  che«ÙBS  de  fer,  pour  U.  Yigo,  gui  sera  bientôt  «sir  Peter 
Vigo,  et  qui,  plus  beureux  que  son  prototype,  ie  célèbre  Budson, 
saora  ^avréter  à  tempe  et  conserver  ees  nombreux  millions.  Après 
les  adatinîstratettns  de  cbemins  de  fer,  o'est,  avec  M.  .Rodney,  le 
taur  dee  simples  spéculateura  et  desigiens  de  tSnance. 

C'est  ainsi  que  le  développenenik  continu  de  Ta^tivité  nationale 
et  les  progrès  de  la  richesse  créent  chaque  jour,  au  sein,  du  .peuple 
anglais,  des  forces  nouvelles  qui  k  leur  tour  amènent  à  la  vie 
publique  et  font  pénétrer  dans  le  parlement  des  élémens  nouveaux. 
On  aurait  mauvaise  grâce  à  qualifier  d'invasion  des  barbares  cette 
arrivée  d'élémens  nouveaux,  car  le  parlement  regagne,  au  point 
de  vue  de  l'étendue  et  de  la  variété  des  connaissances,  ce  qu'il  a 
pu  perdre  au  point  de  vue  de  l'instruction  littéraire,  des  bonnes 
manières  et  de  la  distinction  eociale;  mais  ce  n'est  pas  seulement 
la  eomposilÀon  du  paolement  qui  est  profondément  altérée,  son 
r61e  fcat  fiensibleraient  modifié.  U  a  conservé  la  puissance,  mais  à 
bewcotup  d'égaods  il  a  perdu  Tiaitiative»  Il  est  aoumia  à  des 
influences  extérieures;  ce  n'eal^plus  lui  qui  forme  et  qui  conduit 
l'opiiBion.;  il  est  obligé  de  prêter  l'oreille  à  ces  mille  voix  qui  se 
font  entendre  sur  loua  les  pointa  du  territoire  et  dont  la  presse  lui 
apporte  les.  échos^  et  il  se  Itaisse  guider  par  elles-  Si  lord  Beacons- 
field  donne  um  suite  à  Evdymhny  il  aura  à  nous  retracer  une 
secouée  évolution  du  monde  paidementaire  dont  il  .porte  la  re»- 
poosahUité,  il  devra  mettre  sous  ftos  yeux  les  conséquences  poli- 
tiques et  sodales  de  celte  rapide  étape  vers  la  démoeraJâe  qu'il  aiait 
franchir  à  son  paya  par  l'ét^iUasement  4u  suffrage  quasi^aniversel. 
Déjà  7  i  la  dernière  page  da  roman ,  il  noua  jnontre  le  siège  du 
radical  Jeb  Thomberry  aériauseaient  mcmaeé  par  la  candidature 
da  coolare^maiire  EaockGraggs»  qui  reproche  à  san^pattron  le  manu- 
facturier de  ne  a'occiqwr  que  des  iotésétsdu  capital,  et  qui  |u:étend 
à  représenter  a  les  droits  du  travail.  » 

Geltç  histoire  de  la  vie  politique  ea  Angleterae,  que  nous 
ve&ons  de  lîéaumer  péniblemeat  en  quelques  pi^esi,  nous  est  pré»- 
seoMe  dans  une  sucoeesion  de  tableaux  vifa  et  rapides,  sans  couf 
sidératioQs  généialea,  sans  dieserlatiuas*  .Dae  causerie  de  aalon^ 
un  échange  d'épigrammes  entre  deux  adversaires  politiques^  quel- 
quea  mots  de  conversation  entre  un>honuae  du  monde  ot  un  ouvrier. 


S96  RETVE  DES  OELT 

raflSsent  à  Tautear  poar  marquer  d'un  seul  trait,  net  et  préds, 
la  nuance  qu'il  veut  faire  saisir.  Les  nombreux  personnages  du 
roman  vont  et  viennent  et  parfois  semblent  mis  en  oubli  :  il  n'en  est 
pas  un  seul  qui  ne  reparaisse,  au  moment  nécessaire,  pour  donner 
la  note  juste.  La  plume  de  lord  Beaconsfield  court  alerte,  railleuse 
et  en  belle  humeur,  elle  semble  voltiger  d'un  sujet  à  l'autre,  et 
pourtant  elle  ne  s'écarte  jamais  du  but ,  il  est  impossible  de  mettre 
plus  heureusement  en  pratique  le  précepte  si  méconnu  de  notre 
génération  d'écrivassiers  :  Glissez,  n'appuyez  pas.  Ce  côté  d'£ii- 
dytnion  est  évidemment  le  moins  intéressant  pour  le  lecteur  anglais, 
qui  connaît  ou  croit  connaître  la  peinture  que  l'auteur  met  sous 
nos  yeux;  mais  l'étranger  à  qui  les  livres  n'ont  montré  des  choses 
anglaises  que  la  surface  et!]qui  désirera  savoir  par  le  menu  ce  qu'a 
été  le  gouvernement  parlementaire  chez  nos  voisins,  sera  édifié  eo 
même  temps  que  diverti. 


III. 


Qu'on  ne  s'étonne  point  si  nous  n'avons  pas  encore  parlé  du  héros, 
d'Endymion  lui-même.  A  dire  vrai,  il  tient  peu  de  place  dans  le  roman, 
et  son  rôle  est  tout  à  fait  secondaire.  Oo  sait  que  lord  Beaconsfield 
aime  à  prendre  ses  héros  au  berceau,  à  faire  suivre  au  lecteur  la 
formation  de  leur  caractère,  à  montrer  en  action  toutes  les  influences 
matérielles  ou  morales  qui  peuvent  présider  au  développement  de 
leurs  sentimens  et  de  leurs  facultés.  Non-seulement  il  n'a  point 
dérogé  à  cette  habitude,  mais  cette  fois  il  a  remonté  jusqu'au 
grand-père  de  son  héros.  Essayons  de  résumer  brièvement  cette 
histoire  de  trois  générations.  Un  simple  employé  de  ministère,  par 
son  assiduité,  son  application,  les  aptitudes  dont  il  fait  preuve,  attire 
l'attention  de  Pitt.  Le  grand  ministre  le  prend  en  affection  et  lui  fait 
faire  un  chemin  rapide.  On  lui  procure  un  siège  dans  la  chambre 
des  communes  :  le  voilà  enrôlé  dans  le  parti  tory.  Son  instruction, 
ses  talens,  les  services  qu'il  rend  à  son  parti,  lui  valent  d'être  appelé 
à  un  poste  dans  le  gouvernement ,  à  la  direction  de  quelque  ser- 
vice public  qui  ne  donne  point  entrée  au  cabinet.  Il  se  retire  avec 
une  pension,  une  honorable  aisance  et  le  titre  de  conseiller  privé. 
Son  (ils,  William  Ferrars,  doit  à  la  position  officielle  de  son  père  de 
jouir  des  avantages  qu'une  fortune  patrimoniale  assure  aux  reje- 
toUjS  des  grandes  familles  :  il  est  élevé  à  Eton  ;  il  prend  ses  dc^irés 
à  Oxford,  où  il  se  signale  par  ses  succès  littéraires.  La  protectioD 
d'un  grand  seigneur  tory  le  fait  entrer  à  la  chambre  des  communes 
dès  qu'il  a  atteint  Tftge  r^lementaire.  Éloquent,  instruit,  laborieux, 


m  BOMAN  POLITIQUE.  S97 

il  fait,  mais  beaucoup  plus  rapidement,  le  même  chemiD  que  son 
père.  Il  arrive,  très  jeune  encore,  à  être  membre  du  gouvernement 
et  conseiller  privé  :  on  s'accorde  à  croire  qu'il  sera  membre  du 
cabinet  dès  qu'il  aura  quelques  années  de  plus  ;  on  reconnaît  même 
chez  lui  l'étofle  d'un  premierj^ministre.  11  a  épousé  une  femme 
ravissante,  mais  éprise  de  luxe,  plus  éprise  encore  des  grandeurs. 
L'élévation  de  son  mari  est  sa  principale  et  plus  constante  préoc- 
cupation ;  pour  y  concourir,  elle  veut  faire  de  sa  maison  le  rendez- 
vous  de  tout  ce  qui  compte  à  Londres  par  le  rang,  la  richesse  et 
l'influence.  Nulle  grande  dame  ne  donnera  des  diners  plus  exquis 
ou  des  soirées  plus  brillantes,  nulle  n'aura  des  équipages  mieux 
tenus,  nulle  n'étalera  des  toilettes  plus  somptueuses  et  de  meilleur 
goût.  Elle  devient  la  reine  du  parti  tory,  l'arbitre  suprême  de  la 
mode,  le  modèle  et  le  désespoir  de  toutes  les  jolies  femmes;  mais 
la  fortune  et  le  traitement  de  son  mari,  la  dot  qu'elle-même  a 
apportée  et  jusqu'aux  économies  et  à  l'héritage  du  vieux  Ferrars, 
tout  est  dévoré  à  soutenir  ce  luxe  qui  épuiserait  les  plus  grandes 
fortunes.  Qu'importe  si  l'on  atteint  le  but?  quelques  années  de  puis- 
sance sufliront  à  tout  réparer  ;  mais,  au  lieu  de  la  fortune  qu'on 
attend  et  qu'on  espère,  c'est  l'adversité  qui  vient  frapper  à  la  porte. 
Ferrars  est  demeuré  un  tory  de  la  vieille  roche  ;  il  est  l'adver*^ 
saîre  déterminé  de  la  réforme  parlementaire,  mais  ni  son  éloquence, 
ni  les  efforts  de  la  duchesse  Zénobie,  ni  l'influence  de  lord  Wel- 
lington, ni  la  résistance  de  la  cour,  ne  peuvent  prévenir  une  défaite 
devenue  inévitable.  La  réforme  triomphe,  et  les  whigs  arrivent  au 
pouvoir.  Adieu  le  portefeuille  de  Ferrars,  adieu  la  résidence  offi- 
cielle et  les  larges  émolumens  du  pouvoir,  adieu  le  siège  parle- 
mentaire et  la  vie  politique,  car  le  bourg-pourri  que  l'ex-ministre 
représentait  est  au  nombre  de  ceux  que  l'on  supprime.  Comme  le 
dit  un  des  personnages,  William  Ferrars  o  n'a  point  de  racines  dans 
le  soU  »  il  n'a  pas  de  possession  territoriale  qui  lui  donne  de  l'in- 
fluence dans  un  comté;  il  ne  peut  songer  davantage  à  un  bourg, 
parce  qu'il  est  hors  d'état  de  faire  face  aux  énormes  dépenses  qu'en- 
traîne toute  lutte  électorale.  Tout  manque  donc  à  la  fois  à  cet 
homme  qui  semblait  appelé  à  une  destinée  si  brillante  ;  il  lui  faut 
faire  connaître  Taffreuse  réalité  à  sa  femme,  à  qui  sa  faiblesse 
avait  caché  l'étendue  du  gouffre  qui  s'ouvrait  sous  leurs  pieds.  Il 
faut  dire  adieu  au  monde,  il  faut  quitter  Londres;  on  vend  les  dia- 
mans,  les  é{ui pages,  les  chevaux,  tous  les  accessoires  d'un  luxe 
désormais  interdit  ;  on  loue  en  province,  dans  un  coin  du  Berkshire, 
un  vieux  manoir  où  l'on  pourra  vivre  avec  économie ,  où  l'on  se 
consacrera  à  l'éducation  des  enfans,  deux  jumeaux,  un  fils  et  une 
fille,  Endymion  et  Myra.  Ferrars  emploie  à  écrire  en  faveur  de  ses 


808  B&YI»  DES  DBDX  IftONSiS. 

opîDîoiis  les  loisirs  qae  lui  laissait  les  leçons  qu'il  demie  à.  ses 
eiifaiis  ;  il  deident  le  oottabcnteur  «ssido  de  la  grande  remie  tM^ 
n  compose  des  h-ochures  poUtiques  qiû  le  présenrent  d'ôtre  eubUft. 
il  prendrait  son. parti  de  cetteffldsteneeoailaie  et  eienpte^  sQMcis; 
mais  le  regret  de  la  grandeur  pecdme,  la  neatalgie  de  eeJMmde  o(^eBe 
brillai^  eiaisttmesit  Mf«  Feinirs.  Bien4*t)dettta'f  (feuler  le  flanerds 
d'afoir  Cuit  refuser  à  soa  mad,  pendaait  un  ooart  isetour  dsa  tories 
au  pouvoir^  'Hit  igonvetumeot  colanial  qn^eUe  «estisM  infénenr  à 
oe  que  ses  services  et  son  pesaè  lui  donnaient  droit  d'attendre,  et 
lorsqu'il  lui  ftrat  se  séparer  de  eon  fils  qui  va  eoeupear  à  Londi»  un 
petit  emploi  dans  une  adaainistratiou  publif  ua^  elle  Jie  résiste  pM 
àce  dernier  cotqp.  Férrars,  à  son  touc,  ne  se  console  point  delà 
perle  de  ceUe  quieupartagé  ses  peines- et^ea-doialettns;  son  humeur 
s'assombrit,  et  sudgré  ia  société  «de  sa  fille,  malgré  le  devoir  de 
veiller  sur  deux  êtres  qull  chérit,  il  se  laisse  gagner  par  le  déses- 
poir et  met  fin  à  ses  jours. 

Voilà  l'histeire  de  WilKam  Ferrera;  elle  est  tragîqiie,  elle  est 
racontée  avec  im  art  extrême,  et  eUe  est  beaucoup  plus  intéres- 
sante que  celle  de  ses  enfiuia*  'C'est  en  vain  que  Tamteur  essaie  de 
nous  apitoyer  eur  ceux^ii  II  est  existe  de  se  trouver^  à  «dix-œuf 
ans,  orphelin  et  sans  fortune  ;  mats  n'est-ce  men  que  d'avoir  la 
jeunesse,  la  beauté,  TinleUigeBce,  rinstmction,  «n  ferme  cevmge 
etdes  amis?  Quels  si  grands malheurs^vaient^ils  éfnreuvés  jusque-lU 
Ils  avaient  été  effiroyabl  ement  gâtés  et  habitués  à  toutes  les  splen-^ 
deurs  du  luxe;  mais  ib  ont  à  peine  onse  ans  quand  le  aialteur 
frappe -leurs  pareis*  Des  enfims  de  cet  âge  sont-ik  en  état  d'appré- 
cier et  de  prendre  fort  à  csDar  des  revers  de  fertnne?  cl  le  crois 
bien,  dit  Vtyrsi  k  son  frère»  que  nous  n'aurons  plus  de  poneysipev 
monter  à  cheval  ensembUe.  »  iEndymion  ne  retourne  .peint  à  Stoe* 
où  la  pension  est  txop  coûteuse;  il  eendt  le  premier  'éeÉUcr  qni 
regrettât  te  collège,  et  Tanteur  /ne  M  pnète  point  un  sentiaKOt 
aussi  invraisemblable.  Ils  grandissent  l'an  à  côté  àt  l'autre,  ses 
les  yeux  de  leurs  ^parons, ^danaun  vieuXiChàteau  entouré  d^un  grand 
parc,  au  milieu  d'tun  pays  «pittoresque,  h  e6té  d'aimaUesjet  baas 
voisins  qui  les  recherohentet  leur  font  fiMa«  A  seiae  ans,  JBndfonoo 
vient  occuper  idans  les>bureaux  de  Somerset-'House  un  teDaploi  de 
commis  qu'il  doit:  à  l'amitié  recoDpaissante  d'un  aBcim  collègue  ds 
son  père;  ^ainsi  avait  oommeneé  son  grand-fière,  que  ce  dékut 
modeste  n'avaii  point  empoché  de  /aire  son  cbeeuD.  Est^l 
donnera  lui*^méme  dans  l'immense  capitale  anglaise?  Non,  Vi 
secrétaire  de  son  père,  Bedney,  a  épousé  la  fille  de  latcontarière  en 
renom  à  qui  la  protection  de  M*^*  iPerrars  avait  valu  la  clîeutèie  du 
grand  monde  ;  ils  ont  meublé,  dans  un  bon  quartier^  orne  grande 


UN   ROMTâN  P0IifTIQDE.  909 


maison  où  ils  hiueiit  des  appsrtemeiis^  gamis;  DDdymkfi'ne; 
lofger  ailteurs  que  chez  eux  ;  -on  te  imie  en  «ofant  gftié,  lon  ïest- 
toure  des  soins  les  plus  aNemifs  el  les  plus  délioats,  ob  lai  procure 
toutes  les  distractions,  tous  les  plaièârs  ^u^ii  peut  souhaiter  à  Jon 
ige*  U  semble  d'ailleurs  qae  cette  maîson^seit  ensercelée  :  tm  n'y 
peut  loger  sans  que  la  fortune  ou  la  gmndeur  tous  y  tiaOBBot 
chercher,  et  Ead^nnon  ne  fera  poîiit  moeption  i  Ib  ràgle, 

n  semble,  d^abord,  tpe  sa  sœur  Mjnra  doive  ètt\e  plus  à  ptetiadre: 
elle  ne  veut  pas  ailler  le  retrotver  à  Londres  de  peur  de  fati  étiie  à 
charge.  La  duchesse  ZéaodDie  a  fait  parvenir,  «vec  ses  condolôances, 
les  oITres  de  seiwiee  tes  plus  aimables,  elte  a  OQvertw  maison  à  la 
fille  de  son  ancienne  amie;  mais-  Myrn  ^ut  se  snflto  k  elle-- 
même.  Il  se  ûpovre,  à  ce  moment,  que  la  fille  unique  du  plus  riche 
banquier  de  la  cité,  Adtîenne  Neuchatel,  est- atteinte  d!hf|>ocoB- 
drie«  Le  père,  ioqutet,  met  sur  te'  compte  de  la  solitude  b  mélan- 
colie noire,  l'abattement  et  la  langueur  «que  rien  ne  pont  dissiper 
chez  sa  fiHe  ;  il  est  convrinoa  >que  la  société  d*une  compagne  de 
son  âge  est  te  seul  remède  qui  puisse  être  eOicaceJ  il  dierche  par- 
tout, même  par  lavoie^s  annonces,  une  jeune  personne  de  bonne 
famÂle,  instruite,  bien  élevée,  qui  puisse  devenir  pour  Axfarienne 
moins  une  corapegne  qu'une  aimie.  Myra  se. présente  :  elle  est 
^éée  d'embléCé  II  ta  .sans  dire  qu'elle  conquterl  du  premier  coup 
la  confiance  et  Tamitié  d'Adrienne^  'HeunsuK  de  Toôr  sa  fille  secouer 
le  marasme  qui  la  consumait,  le  banquier  ne  sait  oommemt  témoi- 
gner sa  reconnaissance  :  il  combte  la  sœur  de  présens,  il  accsbte 
le  frère  d'amitiés;  il  l'invite,  te  recommande  et  te  produit  dans  le 
monde.  Ce  n'est  pas  tout  :  le  plus  influent  et  le  plus  populaire  des 
ministres  du  jour,  lovd*  Roebampten,  qui  n'est  pas  seulement  un 
homme  du  monde  aecompU  et  un' oanseur  séduisant,  qui  a  le  carac- 
tère le  plus  nobte^el  leoœur  le  plus  tendre^  vient  passer  quelquies 
jours  dans  là  magmiique  babitalion'OÙ  les  Neuchatel  s^lablîaaent 
pendant  Tété.  U  s'éprend  de  Myna'  et  l'éponse.  Voilà;  Myra  ^ande 
dame,  riche,  aduléis,  loutc-puissante  ;  voiUi  ansai*  BndySmisn  de- 
yenui  à  vingt  ans,  te  beau-Arère  dYua>  miaistret  On  se  doute  que 
son  avancement  est  rapide  :  il  devient  le  secrétaire  particnlter  d'un 
autre  membre  du  cabhiet^,  il-  est  accueilli  «el  choyé<  dans  les  sailoos 
du  parti  whig.  Sa  fortune  ne  s'arrête  pas  :  moins  de*  deux  ans 
après,  on  trouve  moyen  de  le  faire  entrer  dons  )a  chambre  des 
conamunes  :  avant  d*8Voir  trente  ms,  il  sera  membre  du  gouver- 
nement et,  quelques  années  plus  taardi  il- sera  premierministre. 
Au  milieu  de  celte  succession  ininterrompue  d^Ôvénemens  heureux, 
et  comblés  ainsi  tous  les  deux  des  (hvenrs  de  H  fortune,  te  frère  et 
la  sœur  ont  maruvaise  grâce  à  se  pladmU^  des^  rigueurs  du  sort  ;  et 


900  REVUS  DES  DEC!  MONDES. 

lorsque  Fauteur  met  dans  leur  bouche  des  plaintes  sur  les  épreuves 
qu'ils  ont  eu  à  surmonter,  il  n'est  aucun  lecteur  qui  ne  se  diise 
intérieurement  :  «  J'en  connais  de  plus  misérables.  » 

Le  héros  de  lord  Beaconsfield  n'a  pas  seulement  contre  lui  Tin- 
stinctive  jalousie  que  ne  peut  manquer  d'exciter  un  bonheur  aussi 
constant  :  il  a  encore  un  défaut  plus  grave  que  d'être  heureux. 
Endymion  et  Myra  sont  jumeaux,  et  leur  extrême  ressemblance 
frappe  tous  les  yeux  ;  mais  l'auteur  s'est  complu  à  donner  à  la  sœur 
toutes  les  qualités  viriles,  la  force  de  caractère,  l'énergie,  la  déd- 
sion,  l'esprit  de  suite,  le  ferme  vouloh:  et  l'ambition  de  parvenir; 
le  frère  est  doux,  patient,  modeste,  prudent  jusqu'à  la  timidité. 
Ce  renversement  des  rôles  naturels  ne  met  Hyra  en  relief  qu'au 
détriment  d'Endymion,  dont  la  personnalité  s'efface  devant  celle 
de  sa  sœur  au  point  de  disparaître  presque  complètement.  Indiffé- 
rente pour  son  père,  plus  que  froide  pour  sa  mère,  Myra  n'a  qu'une 
affection  au  monde,  son  frère  jumeau  :  c'est  pour  lui  qu'elle  veut 
vivre,  elle  veut  qu'il  relève  la  fortune  de  la  famille,  qu'il  devienne 
riche  et  puissant,  c'est  là  sa  préoccupation  de  tous  les  instans;  c'est 
Tunique  but  de  son  existence.  Elle  lance  son  frère  dans  le  monde, 
le  guide,  le  stimule,  elle  lui  cherche  partout  des  protecteurs  et  des 
appuis  I  Endymion  se  laisse  faire  :  c'est  une  cire  molle  que  tout 
le  monde  pétrit.  Outre  cette  sœur  dévouée,  qui  est,  à  elle  seule, 
une  puissance,  trois  femmes  charmantes  sont  sans  cesse  occupées 
de  lui  et  ne  songent  qu'à  lui  aplanir  les  voies  :  c'est  Adrienne  Neu- 
chatel,  la  fille  du  banquier;  c'est  la  comtesse  de  Montfort,  dont  le 
salon  est  le  centre  d'action  du  parti  whig,  le  rendez-vous  des  mi- 
nistres et  des  diplomates;  c'est  enfin  lady  Beaumaris,  la  jeune  belle- 
sœur  de  Rodney,  l'ancienne  commensale  d'Endymion,  dont  un 
caprice  de  grand  seigneur  a  fait  une  comtesse,  dont  une  vive  intel- 
ligence et  d'heureux  dons  naturels  ont  fait  l'Égérie  du  parti  tory. 
Lorsqu'il  s'agit  de  faire  entrer  Endymion  au  parlement,  lady  Beau- 
maris,  dont  le  mari  dispose  d'un  collège,  sacrifie  à  l'ami  de  son 
enfance  les  prétentions  de  son  propre  père  et  les  intérêts  de  son 
parti.  C'est  ainsi  que  tout  réussit  à  Endymion,  merveilleuse  fortune 
dont  je  puis  savoir  gré  à  l'énergie  et  à  l'activité  de  Myra,  mais  dans 
laquelle  l'action  personnelle  du  frère  a  vraiment  troppeu  de  part. Où 
est  l'initiative  digne  d'éloge?  où  est  l'effort  méritoire?  Quel  intérêt 
voulez-vous  que  je  prenne  à  ce  bellâtre  qui  n'a  qu'à  se  laisser  adorer, 
qui  n'a  qu'à  former  un  vœu  pour  le  voir  accomplir,  et  dont  les  désirs 
sont  souvent  devancés,  c  Parlez-moi  des  femmes,  dit  Sainte-Barbe, 
pour  faire  leur  chemin  dans  le  monde.  Le  hasard  amène  un  imbé- 
cile à  côté  d'une  jolie  femme;  elle  lui  persuade  qu'elle  le  trouve 
charmant  :  Timbécile  l'épouse,  et  la  voilà  comtesse.  »  Personne  ne 


UN  BOHAN  POUTIQCE.  001 

trouve  rien  à  redire  à  ces  fortunes  faciles,  à  ces  victoires  de  la 
beauté;  elles  sont  un  encouragement  pour  les  femmes,  elles  sont, 
pour  les  hommes,  un  sujet  d'amusement.  Il  en  est  autrement  pour 
notre  sexe,  qui  a  reçu  dans  son  lot  le  travail  et  la  lutte.  Ni  la  consi- 
dération ni  la  sympathie  ne  s'attachent  aux  fortunes  rapides  que 
n'expliquent  ni  le  mérite  ni  le  labeur  personnel.  Au  lieu  de  nous 
parler,  çà  et  là,  du  savoir  et  des  talens  d'Eudymion,  l'auteur  aurait 
mieux  fait  de  nous  le  montrer  à  l'œuvre.  Que  nous  présente-t-il  au 
contraire?  Un  jeune  secrétaire  qu'un  ministre  bienveillant  initie  à  la 
vie  politique  et  à  tous  les  secrets  des  coulisses  parlementaires,  un 
candidat  dont  une  grande  dame  règle  le  langage  et  dirige  les  démar- 
cheSy  un  député  dont  le  chef  de  Topposition  rédige  les  motions  et 
prépare  les  discours.  Que  me  parlez- vous  donc  d'un  homme  7  je 
n'aperçois  qu'un  pantin. 

Nous  avons  une  autre  critique  à  adresser  à  ce  favori  des  dames 
et  de  la  fortune.  Au  jour  décisif  de  son  existence,  quand  il  s'agit 
de  se  présenter  pour  la  chambre  des  communes,  Endymion  fait  son 
calcul  :  il  vient  de  perdre  les  300  livres  sterling  qu'il  recevait 
comme  secrétaire  particulier  de  Sydney  Wilton  ;  il  lui  reste 
300  livres  sterling  conune  chef  de  bureau;  s'il  sacrifie  sa  place  pour 
entrer  au  parlement,  avec  quoi  vivra- 1- il  7  II  a  donc  résolu  de 
demeurer  chef  de  bureau  et  de  renoncer  à  la  députation,  et  il 
annonce  sa  détermination.  En  entrant  chez  lui,  il  trouve  un  pli 
*T:acheté  à  son  adresse  :  c'est  un  titre  nominatif  constatant  l'emploi 
en  fonds  consolidés  d'un  capital  de  20,000  livres  sterling.  Ce  cadeau 
anonyme  le  met  à  la  tête  de  15  à  20,000  francs  de  rentes.  Endy- 
mion attribue  cet  envoi  à  la  comtesse  de  Montfort,  chez  laquelle 
il  court,  pour  la  supplier  de  reprendre  ce  titre  de  rentes.  La  com- 
tesse le  détrompe  ;  elle  n'est  pour  rien  dans  cet  envoi  dont  elle 
s'applaudit;  c'est  l'existence  assurée,  c'est  l'indépendance,  c'est  la 
liberté  de  se  présenter  aux  électeurs  ;  il  ne  faut  plus  s'occuper  que 
du  succès  de  sa  candidature.  Endymion  se  laisse  aisément  con- 
vaincre; il  devient  candidat,  il  est  élu  député;  il  prend  un  joli 
appartement,  il  a  un  valet  de  chambre,  un  brougbam  et  un  excel- 
lent trotteur;  et  il  ne  s'inquiète  pas  plus  des  500,000  francs  que 
s'il  lies  avait  trouvés  dans  l'héritage  paternel.  Ah!  jeune  homme, 
que  vos  scrupules  ont  été  aisément  levés,  et  votre  perspicacité 
facile  à  mettre  en  défaut  I  Pourquoi  avez- vous  songé  à  lady  Montfort 
et  à  elle  seule,  comme  s'il  était  vraisemblable  qu'une  femme  mariée, 
si  large  que  son  mari  fût  vis-à-vis  d'elle,  pût  disposer  d'un  capital 
aussi  considérable  7  Pourquoi  n'avez- vous  pas  consulté  votre  excel- 
lent ami,  le  banquier  Neuchatel,  nécessairement  expert  en  emploi 
de  capitaux  et  en  acquisition  de  rentes?  Non,  votre  fierté  s'est 
soumise  à  accepter  le  cadeau  d'une  fortune  ;  votre  cœur  s'est  rési- 


902  B£VUX  DBS  Afin  liONdfiB. 

gué  il  ignorer  la  main  bian&teaotavà  ^ûLtoub  en  âiez  nede?afaie  ; 
Yousaraz  jaar  paisiblement  et  aUégvéniBni  de  cette  fertnne  CÊmmià 
si  elle  était  votre  héritage  oa  le  fmtt  de  votre»  tramilt  Hua  tard, 
devenu  riche  et  puiasant,  ie  faaaard  d'une  iodisarétian  voua  fait 
déODHTrir  la  femme  généreuse  qui  a  piis  via-Ar*¥i6  de  tous  le  râle 
de  la  ProTÎdenœ  ;  et  tous  crofea  vous:  acquitiier  en  dépos»!  dans 
la  o(Nrbeille  d'Àdiienne  Neucfaâtel  un  diadèase  en  brillans.  ¥(ms 
rondes  l'argent,  jeune  bamme,  mais:  tous  l'aidez  gardé  bien  long- 
temps ! 

Abordons  une  (question  plasgéoérole^  Quel  est  le  bat  fu  ces 
deua  jeunes  gens  assignent  à  leur  existence?  Pourquoi  tant  de  tn- 
Tail  et  tant  d'efforts?  Myra  est  comtesse,  elle  est  la  femme  d'm 
ministre  ;  son  frëi»  a  la  camèro  politique  toute  grande  ouverte 
devant  lui  ;  les  préoccupations  ne  diminuent  point,  les  déôrs  res- 
tent aussi  intenses  et  lesdémarcàes  aussi  actives  :  que  yeuteal-ils 
dose? 

Bndymion,  dit  Myra,  vous  ne  devez  pas  hésiter.  Noos  as  devons  jamû  s 
perdre  da  vue  le  grand  objet  de  notre  existence,  Tobiet  pour  ieqneit 
sans  doute,  nous^sommes  nés  jumeaux  :  relever  notre  Duiseo,  ia  tirer 
de  la  pauvreté  et  de  PabaissemdQt,  de  la  miaire  et  de  l'abandon 
sordide  pour  la  replacer  au  rang  et  daaa  la  situation  que  n(m>  rereodi- 
quons  et  qoe  nous  croyons  mériter*  Ai*-je  hésité^  moi,  quand  une  pro- 
position de  mariage  m^a  été  Caite,  et  la  plus  ioattendae  qui  se  pAl  pné  ? 
semer 7  l'ai  épousé,  il  est  vrjâ,  le  metilfiur  et  le  plus  gmnà  des  honinss; 
mais  que  connaissais*je  de  ses  qualités  quand  j'ai  accepté  sa  mainT  Je 
l'ai  épousé  dans  votre  intérêt,  je  fai  épousé  dans  mon  intérêt,  dans 
rintérèt  de  la  maison  de  Ftrrars  que  je  voulais  relever  et  retirer  da 
goulTne  au  fend  duquel  elle  était  descendue,  ia  Tai  épousé  pour  noas 
assurer  à  tous  les  deux,  œtte  occasion  de  dépioyar  nosqaaliiés  qai  naos 
manquait  et  qu'il  suffisait  de  nous  rendre  pour  nous  faire  remoater  à 
la  puissance  et  à  la  grandeof  ; 

Parvenir,  être  riches  et  puissans,  voilb  donc  le  but  mrique  qee 
le  frère  et  la  sœur  assignent  à  leur  CTistence  t  Us*  ne  voient,  ils  œ 
souhaitent  rien  au  delà,  et^peur  atteindre  cet  unique  objet  de  leurs 
pensées,  la  sœar  n'a  pas  hésité  à  risquer  son-bonheur  domestigee. 
et  elle  presse  son  frère  de  se  jeter*  dans  une  aventure.  Qoe  la 
richesse  et  t'influence  séduisent  et' satisfassent  les  esprits  vulgaires, 
cela  ne  saurait  se  contester;  nrais  ceux  qui  leur  dressent  des  autels 
dans  leur  cœur  ne  prétendent  point  aux  éloges  et  à  radoiiratioD 
de-  leurs  oontemporaine.  Le  pouvoir  est-fl  par  lui-même,  dans 
cette  vie,  un  but  assez  noble  et  assez  élevé  pour  que  la  poursuite 
en  soit  digne  d'approbalioii  et  de  sympathie?  Pour  une  âme  haute 


m  aoMAN  TOimQVE.  OOS 

et  fière.  le  pouvoir  peut-il  être  im  butmif&SBnt,  peiït-i!l  être  antre 
chose  cpfun  moyen,  qniQ  TinstraHieiM  de  qnelqfue  grande  et  méii^ 
toire  e>treprise7  L'ambition' eut  légitime,  elte  est  digne  d'estime  &1a 
condition  ifétre  désintéressée  de  tout  mcfl^  volgaire  et  d*dtre  jus^ 
tifiée  par  1- oeuvre  à  \B€Com[^,  Quand  RicfaeKeu  se  saisît  du  pou- 
Toir  pour  délivrer  la  FraBoe  des^étrenites  de  la  maison  'd'Airtriche, 
quand  I4tt  mse  aa  vie  à  défendis  le  -commerce  et  la  prépottd&mnce 
maritime  de  l'Angleterre,  quand  Casimir  Perier  devient  urinisiré 
pourprésenrer^on  pays  de  ^asarcbie,  on 'ne  peut  se  défendre  d'ad« 
mirer  œs  grands  amUtieux.;  et  c^est  -avec  justice  qu'Us  vmM  dans 
la  m&nolFe  des  boismes,  lorsque  tant  de  premiers  ministres  «ont 
d^à  QuUiés.  Et  vous,  divons-mrae  à  lord  Beaeensfield,  pourquoi 
donc  :aivez"<vous  déserté  la  scarrière  dee  lettres  lorsqu'elle  ^ous  avait 
déj4  donné  la  oélébrité,  Targent,  rinfluence,  la  grande  et  yéntable 
influence,  ceUe  qu'on  exerce  sur  Peeprh  'et  les  idées  de  ses  een- 
temporains?  Si  vons  voos  êtes  jeté  (hms  la  politique  active  peur 
cett3  pairie  que  tous  aves  commencé  par  refuser,  pour  ce  cordon 
de  la  Jarretière  que  tnusn'avez  accepta  qu'après  l'avoir  &ic  donner 
à  tant  d'antres,  tous  a?Bz  été  bien  coupable  et  lien  mitl&visé. 
Mais  nen;  ik>us  vous  éiiess  proposé  une  œuvre  de  préservation 
sociale  ;  vous  vouliez  améliorer  le  sort  ^des  déshérités  delà  fortune, 
vous  vouliez  faire  leur  part  d'inDuenee  et  de  pouvoir  à  tous  eeux 
qui  s^élëvent  par  le  travail,  et  en  désarmant  ûnsi  des  haines,  en 
faisant  tember  d'injustes  préventions,  vous  aviez  rêvé  de  consoli- 
der les  institutions  de  votre  pays  *:  ice  sera  l'honneur  de  votre  mé- 
moire d'avoir  tenté  cette  entreprise,  même  sans  y  réussir.  Pour- 
quoi donc,  n'ayant  à  vous  inspirer  que  de  vous-même,  n'avoir 
point  donné  à  votre  héros  quelque  noble  pensée,  quelque  ardeur 
désintéressée?  Votre  Ferrars  n'est  pas  un  ambitieux,  c'est  un  vul- 
gaire coureur  de  plaoes  ;  il  pourra  être  premier  ministre,  il  ne 
sera  point  un  homme  d'état.  L'instoire  n'enregistrera  point  son 
nom:;  il  tombera  dans ^robscuritë  où  sont ensevdSs  tant  dThommes 
qoi  ont  occupé,  snm  les  remplir,  les  pteces  les  plus  élevées.  II  sera 
un  de  oes  v«rs  luisans  qui,iin  instant,  attirent  les  yeux  et  que,  l'in- 
stant après,  on  cherche  vainement  dans  llierbe  assombrie. 

La  sœur  mérite-^Velle  mieux  la  place  qui  lui  est  faite  dans  t^ 
livre?  Par  quoi  jufiMiiîe4^elle  l'amitié,  les  éloges,  l'admiration  que 
lui  prodiguent  à  l'envi  tous  les  personnages(7  Une  occasion  s^oIFratt 
de  lui  conquérir  les  sympatlnes  du  ledteur  :  elle  n'a  piofiift  été  sai- 
sie. Renronté  sur  le  irAne  de 'son  père.  Te  prince  'Florestan  mrt  sa 
couronne  aux  pieds  «de  Myra.  Il  fellait  faire  refuser  cette  couronne, 
dont^  roflre  eeule  esft  déj&  une  si  monstrueuse  invraiseml)lance. 
Myra  devrait  se  dire  que  la  nation  anglaise  n^accepterait  jamais 


90&  BBVOB  DES  DBUX  IIONDBS* 

d'avoir  pour  premier  ministre  le  beau-frère  d'un  souverain  étran- 
ger; que  sa  propre  élévation  serait  un  obâtacle  invincible  k  la 
carrière  brillante  qu'elle  rêve  pour  son  frère  ;  alors,  prenant  con- 
seil de  ce  dévoûment  absolu  dont  elle  fait  si  souvent  parade,  elle 
se  serait  sacrifiée  à  la  fortune  politique  d'Endymion.  On  lui  aurait 
enfin  découvert  une  autre  pensée  que  des  rêves  égoïstes  ;  cet  acte 
de  désintéressement,  ce  généreux  sacrifice,  eût  sufii  à  ennoblir  son 
caractère. 

Cest  là  le  côté  faible  du  livre.  Ni  Endymion  ni  sa  sœur  n'éveillent 
la  sympathie,  et  l'intérêt  ne  sait  où  se  prendre.  Les  autres  person- 
nages sont  purement  épisodiques;  quelques-uns,  particulièrement 
Waldersbare  et  lady  Beaumaris,  sont  peints  sous  des  couleurs  aima- 
bles, mais  ils  ne  font  que  traverser  l'action  sans  qu'on  ait  le  temps 
de-s'attacher  à  eux.  L'esprit  seul  trouvera  donc  satisfaction  dans  la 
lecture  d* Endymion  y  mais  aussi  que  de  pages  charmantes,  que 
d'observations  fines,  que  de  traits  amusansi  On  a  pu  reprocher 
parfois  au  style  de  lord  Beaconsfield  une  certaine  surcharge  (Tor- 
nemens,  un  peu  de  pompe  et  quelque  affectation.  Ces  petits  défauts 
semblent  avoir  complètement  disparu;  jamais  la  phrase  n'a  été 
plus  nette,  plus  vive  en  son  allure,  plus  dépouillée  de  toat  tdU^e 
et  plus  aiguisée.  Le  vieux  manoir  d'Huxley,  le  donjon  de  Montfort, 
le  célèbre  tournoi  donné  par  lord  Eglinton,  ont  fourni  matière  au 
talent  descriptif  que  l'on  reconnaît  à  l'auteur;  mais  ces  descriptions 
elles-mêmes  sont  plus  sobres,  plus  contenues,  elles  sont  ramenées 
aux  traits  essentiels,  et  leur  brièveté  relative  en  fait  mieux  ressortir 
la  vivacité  et  l'éclat. 

IV. 

Il  était  impossible  que  le  moraliste  ne  rouvât  pas  son  compte 
chez  un  auteur  qui  est  au  nombre  des  observateurs  les  plus  fins  et 
les  plus  pénétrans  de  la  nature  humaine.  On  rencontre  dans  Endy- 
mion une  série  de  personnages  qu'on  pourrait  appeler  les  victimes 
de  la  richesse.  C'est  d'abord  M*^'  Neuchatel,la  femme  du  riche  ban- 
quier, pour  laquelle  la  colossale  fortune  de  son  mari  est  un  sujet 
continuel  de  préoccupations  et  presque  de  regrets.  Est-il  juste,  se 
demande-t-elle  constamment  qu'il  y  ait  des  gens  aussi  riches,  lors- 
qu'il y  a  tant  de  pauvreté  et  tant  de  souffrances  en  ce  monde  fiVj 
a-t-il  pas  dans  la  possession  d'une  aussi  grande  fortune  un  danger 
moral,  une  responsabilité  accablante?  Gela  n'appelle-t-il  point 
quelque  compensation  terrible?  Chaque  entreprise  qui  réussit  à  son 
mari,  chaque  faveur  qui  le  vient  trouver  ajoute  aux  terreurs  de 
l'excellente  femme  qui  cherche  à  conjurer,  à  force  d'aumônes  et  de 


UN  ROMAN  POUTIQUB.  905 

bonnes  œavres,  les  menaces  d'une  si  effrayante  prospérité.  Elle  se 
console  par  l'étude  et  le  culte  des  arts,  et  pour  elle  la  solitude  est 
un  soulagement, 

M"  Neuchàtel  n'avait  pas  accompagné  son  mari  et  sa  fille  au  tournoi 
de  Hootfort.  M.  Neucbatel  avait  besoin  d'un  long  repos,  et  après  le  tour- 
noi, il  devait  emmener  Àdrienne  en  Ecosse.  M"  Neucbatel  s*enferma 
dans  sa  propriété  du  Hainault,  et  il  lui  sembla  qu'elle  n'en  avait  jamais 
joui  auparavant.  Elle  pouvait  à  peine  croire  que  ce  fût  la  même  villa, 
maintenant  qu'elle  n'avait  plus  à  redouter  une  invasion  quotidienne 
de  députés  ou  de  gens  de  bourse.  Elle  n'avait  jamais  vécu  aussi  long- 
temps sans  voir  un  ambassadeur  ou  un  membre  du  gouvernement,  et 
c'était  pour  elle  un  véritable  soulagement.  Elle  se  promenait  à  l'aven- 
ture dans  les  jardins  ou  conduisait  sa  petite  voiture  dans  les  allées 
ombreuses.  Adrienne  lui  faisait  grandement  faute,  et  pendant  quelques 
jours  elle  s'attendait,  chaque  fois  que  la  porte  s'ouvrait,  à  voir  entrer 
sa  fille  ;  elle  poussait  alors  un  soupir,  puis  courait  à  son  bureau  ou  s^en- 
fonçait  dans  quelque  sonate  de  son  maître  favori,  Beethoven.  Alors  venait 
la  grande  afi'airede  la  journée,  la  lettre,  l'indispensable  lettre  à  Adrienne. 
Si  l'on  considère  qu'elle  vivait  seule,  que  Tbabitation  était  depuis  long- 
temps connue  de  toutes  les  deux,  c'était  merveille  que  la  mère  trouv&t 
tous  les  jours  moyen  de  remplir  tant  de  pages  de  ses  observations  et  de  ses 
tendresses.  M" Neucbatel  était  parvenue  à  se  débarrasser  de  son  cuisinier 
en  renvoyant  visiter  Paris,  en  sorte  qu'elle  pouvait,  sans  qu'on  y  trou- 
vât à  redire,  dîner  dans  son  boudoir  d'une  côtelette  et  d'un  verre  d'eau 
de   Seitz.  Quelquefois,  non  point  uniquement  pour  se  distraire,  mais 
plutôt  par  le  sentiment  du  devoir,  elle  donnait  de  petites  fêtes  aux 
enfans  des  écoles;  quelquefois  aussi,  après  avoir  mené  pendant  des 
semaines  cette  existence  de  princesse  prisonnière,  elle  sollicitait  la  visite 
de  quelque  grand  géologue  et  de  sa  femme,  ou  de  quelque  professeur 
qui,  sans  posséder  lui-même  un  shilling,  avait  en  poche  un  plan  nou- 
veau pour  une  plus  équitable  répartition  de  la  richesse, 

A  côté  de  M'*  Neucbatel  et  non  moins  misérable  est  sa  fille 
Adrienne.  Jeune,  aimable  et  belle,  douée  d'un  cœur  sensible,  que 
lui  manque-t-il  pour  être  heureuse?  Quel  est  le  ver  rongeur  dont 
la  morsure  dessèche  et  flétrit  son  existence?  Hélas!  elle  est  trop 
riche.  Elle  ne  goûtera  jamais  le  bonheur  d'être  aimée,  de  se  savoir 
aimée  d'un  amour  loyal  et  sincère.  Cet  accueil  empressé  qui  l'at- 
tend partout,  ces  marques  d'amitié  qu'on  lui  prodigue,  les  demandes 
si  flatteuses  dont  elle  est  l'objet  ne  sont  que  des  comédies  jouées 
par  des  cœurs  mercenaires.  Elle  ne  se  mariera  pas,  elle  ne  peut 
pas  se  marier,  parce  qu'elle  ne  voudrait  donner  son  cœur  qu'en 


906  lŒYUI  OSS  DEinL  MONDES. 

cetour  d'^a  autre  oœur,  et  les  iàammngw  dani  elle  est  eatonrée 
ft^Adresaeot  non  à  eUe^  mais  h  la  dot  cotossale  qu'elle  dût  avor  et 
aux  millions  de  son  père.  Si  elle  continuait  à  refuaen  jasipi'axiboiii 
tous  les  prétendans  qui  se  présentent,  son  véritable  nom  sertit 
sur  toutes  les  lèvres;  ma»  le  toa  de  l'auteur  Oi^ pu  arrèieD  à  temps 
une  ressembUnce.  trop  fidèle;  k  la  decnière  page  da  ronan^ 
ÂdrÂexuie  Neucbatel  cojiaent  à  éponseo  an  galant  honame,  trop 
écervelé  pour  n'être  pas.déainiôresBé;  elle  cesse  d'être  un  portiait  : 
elle  demeure  un  type. 

rfest-^ce  pas  encore  une:  viotinae  de  la  ricbesse  que- lard  Maatfort, 
ce  grand  seigneur  blasét,  béiritàer  d'imoneiiaes  domaines  et  d'an 
revenu  princier  qui  a'a  jamais  eu  un  désir  sans  le  satisfiure,  qui 
ne  s'est  jamais  oennu  un  devoir  k  remplir?  Il  a  parooura  tas  mcmde 
au  gré  de  sa  fantaisie,  promeianit  partout  la  satiété  de  teules  les 
jouissances  et  pounsuivî  par  l'ineKorabla  «imiL  Bevemi  en  Aigle- 
tenre^  ii&  épousé»  ^ur  se  distraire,  une  jeune  fille  dont  les  •channes 
et  TesprÂt  L'ont  séduit;  an  bout  de  nx  mess,  il  s'en  eot  lasaé  et 
depuis  loors  il  ia.  tient  éloignée  de  lui  ;  il  lui  laisse  à  Londres  un 
grand  état  de  nuison,  il  l'oblige:  à  recevoir  la  cour  et  la  vitte,  avec 
ordre.de  lui  lécrire  tous  les  jours,  parce  qu'elle  a  ia  phune  ÙLcUe  et 
que;  ses  lettres  l'amusen^t»  11  veut  être  îniecmé  de  tout,  et  pourtant 
il  ne  retourne  pas  &  Pacis,  de  peur  d'être  iovûté  k  l'ambassade 
d'Angleterre^  et  il  a  horreur  de  Londres ,.  parce  qu'il  j  aetast  «iposé 
à  dîner  avec  les  mioistnes.  Il  ne  connaît  d'autre  règle  que  son 
caprice,  d'autre  k>i«que  sa  volonliév  H  lonsqu'à  so&  lit  de  moit  on 
lui  annonce  l'arrivée  de  sar  femme  •qu'il  avait  défendu  de  prévenir, 
il  dit  au  médecin  :  u  Je  vois  bien  que  je  vais  mourir,  puisqu'on 
me  désobéit.  »  Pourtont,.  k  cette  .femme  qu^il  a  cessé  d'aimer  et  à 
]ai|uelle  il  ne  veut  pas  dire  un-  dernier  adieu^il  laisse  tous  les  bisus 
dont  il  peut  disposer,  parce  qtt>*il  déteste  plus  encore  te*  parent  dont 
la  loi  ùdi  l'héritier  de  son  tiire  et:  de  ses  domcdnes. 

Quelle  humiliaale  eit  lourde  obalae  ne  traine^t-eUe  pas,  sois  les 
lambris  dorés  de  son  hôtel,  cette  jeune  et  brillante  lady  Montrort, 
qui  a  cru  faire  uii. mariage  d'iocUnatioa  «t  dent  les  illwiona  ont  si 
peu  duré  !  Elle  s'ingénie  à  chercher  des  distractions  pour  son  sei- 
gneur et  maître;.  eUe  &' évertue  à. découvrir  des  .savais,  éim  wya- 
geurs,  des  écriveinsi  des  ingénieurs,  des  hommes  k  prajeta,  dont 
la  conversation  puisse  intéresser  ou  divertir  cet  iaamusaMe  macL 
Elle  vit  dans  la  perpétuelle  appi^éhensiou  d'une  ru()ture  ou  de 
quelque  éclat  qui  ruinerait  &a  consid&'atioA  dans  le  mondoL. 

Mylord,  diX-eJIe  à  un.  ami,;m'écrit  qu'il  est  indisposé  et  qa'M  v^ 
rester  à  Priocedown  ;  mais  loin  de  m'autoriser  à  Ty  aller  rejoiodre,  il  me 


UN  ROMAN  POLITIQUl.  607 

conseille  d'aller  faire  une  visite  à  ma  famille,  dans  le  nord.  Je  devine 
bien  sa  pensée;  il  veut  que  le  monde  croie  que  nous  sommes  séparés.  Il 
ne  peut  me  répudier;  il  est  trop  gentilhomme  pour  commettre  une 
injustice  monstrueuse;  mais  il  pense,  avec  du  tact  et  par  des  moyens 
indirects,  arriver  à  une  séparation  de  fait.  Il  a  cette  pensée  depuis  des 
années,  peut-être  même  depuis  notre  mariage  ;  mais  jusqu'ici  j'ai  décon- 
certé ses  projets.  Je  devrais  être  auprès  de  lui  :  je  le  crois  réellement 
indisposé;  mais,  si  je  persistais  à  aller  à  Princedown,  je  serais  sûre  de 
l'en  faire  partir.  Il  s'en  irait  le  soir  même  sans  laisser  d'adresse,  à  sup- 
poser qu'il  ne  fU  pas  quelque  chose  de  terrible  ou  d'absurde.  Je  vais 
écrire  à  mylord  que,  puosquil  ne  vaut  pas  que  faille  à  Princedown,  )e 
me  propose  d'aller  à  Montfort.  Une  fois  le  drapeau  arboré  au  haut  du 
vieux  donjon,  je  pourrai  faire  une  courte  visite  à  ma  famille  qui,  peut- 
être,  me  la  rendra.  £n  tout  cas,  on  ne  pourra  pas  dire  que  mylord  et 
moi  sommes  séparés.  Il  n'est  pas  nécessaire  que  nous  soyons  dans  la 
même  demeure,  mais  tant  que  je  serai  sous  son  toit,  le  monde  nous 
considérera  comme  toujours  unis.  Cest  une  pitié,  c'est  une  honte  d'a- 
voir à  recourir  à  de  telles  combinaisons,  surtout  quand  nous  pourrions 
être  si  heureux  ensemble.  Âhl  mon  existence  n'est  pas  digne  d'envie  : 
elle  serait  plus  pénible  encore  sans  votre  amitié  et  sans  le  courage  qui 
me  fait  supporter  tant  et  de  si  pénibles  mortifications. 

Job  Thoraberry  porte  alWgrement  ïaprospéritë,  en  attendant  qu'il 
soit  évincé  de  la  députaltion  par  son  propre  contre-mattre  ;  macis 
quel  excellent  personmige  de  comédie  que  cet  avdefnt  démocrate, 
si  redouté  de  la  coor  et  des  grand»,  et  si  faible  dans  son  ménage*! 
C'est  pour  avoir  tonné  contre  les*  abus  de  l'aristocratie  et  de  l'é- 
glise, contre  les  privilèges  de  la  propriété  foncière,  contre  les  lois 
sur  la  chasse,  qu'il  est  entré  à  la  cfaamfbre  des  communes,  et  qu'on 
lui  a  fait  une  place  dans  le  ministère.  Cependant,  pour  complaire 
à  sa  femme,  voici  qu'il  se  transforme  en  seigneur  terrien,  qu^il  se 
rend  acquéreur  du  manoir  d'Huxley,  qu'il  en  fait  rouvrir  et  répa- 
rer la  cbapeHe  :  surim  mot  ât  son  fils  John'Hampden  Tbornberry, 
enfant  capricieux  et  indigne  de  porter  le  nom  iTm  grand  patriote, 
il  enrOle  des  garde-cbasse  et  il  'fera  poursuivre  les  braconniers. 
Ab  !  radicaux  et  démagogues,  sectaires  de  toute  école,  révolution- 
naires de  tous  pays,  c^est  en  vain  que  vous  passionner  la  foule  et 
que  vous  enivrez  de  vos  sopbismes  âignorantes  multitudes.  Vous 
pouvez  renverser  les  trônes,  incendier  les  cités,  boufeverser  le  mondb  : 
il  est  deux  despotismes  étemels  que  vous  n'ébranlerez  jamais  :  celui 
de  la  femme  qu'on  aime,  et  celui  de  Tenfant  dont  on  a  guetté  le 
premier  sourire  et  le  premier  baiser. 

Cucheval-Clarigny. 


LE 


DUEL   DU  COMMANDANT 


L*an  dernier,  je  me  rendis  à  Besançon  pour  le  mariage  d'un  de 
mes  amis.  II  épousait  une  jeune  fille  appartenant  à  une  fkmille  très 
aimée,  presque  populaire.  La  cérémonie  fut  très  brillante.  Le  soir, 
comme  il  est  de  coutume  en  pays  bisontin,  un  grand  repas  réunis- 
sait les  invités.  Je  cherchais  ma  place  à  table,  quand  une  main 
s'appuya  sur  mon  épaule;  je  me  retournai.  J'avais  en  face  de  moi 
un  capitaine  de  dragons  d'une  trentaine  d'années,  à  la  tête  fine  et 
blonde. 

—  Tu  ne  me  reconnais  pas?  me  dit-il. 

—  Je  l'avoue. 

—  Je  suis  Gustave  Hammer,  ton  ancien  copain  de  Sainte-Barbe. 
Je  jouais  à  la  bloquette  dans  le  jardin  de  Fontenay-aux-Roses 
lorsque  tu  arrivas  pour  la  première  fois.  Je  te  vois  encore,  tout  pâle 
avec  tes  cheveux  rouges  taillés  en  brosse;  tes  yeux  brillans  pro- 
duisaient un  drôle  d'effet  au  milieu  de  ta  figure  blanche.  Tu  t'ap- 
prochas de  moi  et  tu  me  dis  :  «  Donne-moi  des  billes.  »  Je  te  don- 
nai des  billes,  et  nous  étions  amis.  Ça  a  duré  trois  ans. 

On  ne  retrouve  jamais  sans  émotion  un  camarade  de  collège  qu'on 
a  aimé;  c'est  une  si  atroce  prison  que  l'internat I  Lorsqu'on  ren- 
contre un  compagnon  ancien,  c'est  comme  si  on  revoyait  un  cama- 
rade de  geôle.  Gustave  Hammer  s'assit  à  côté  de  moi.  Nous  dînâmes 


LE  DDEh  DU   COMMANDANT.  909 

de  bon  appétit,  échangeant  nos  peines  et  nos  joies.  U  avait  presque 
la  certitude  de  passer  chef  d'escadron  ayant  un  an.  À  son  âge, 
c'est  rare.  Le  soir,  à  minuit,  il  me  conduisit  à  la  gare,  à  pied,  et  me 
promit  de  me  rendre  visite  quand  il  viendrait  à  Paris.  Nous  nous 
embrassâmes  en  nous  séparant.  Ce  brave  Gustave  Hammer!  lime 
rajeunissait  de  vingt  ans. 

De  longs  mois  s'écoulèrent,  et  je  n'entendis  plus  parler  de  lui. 
Je  me  trompe  :  au  mois  de  mai,  je  lus  dans  le  Journal  officiel  que 
mon  ami,  selon  son  attente,  était  nommé  chef  d'escadron  de  chas- 
seurs. On  l'envoyait  dans  une  assez  bonne  garnison,  à  Maubeuge, 
sur  la  frontière  belge. 

Vers  la  fin  d'août,  je  me  promenais  un  soir  aux  Champs-Elysées. 
Il  était  neuf  heures  et  demie  environ.  Autour  de  moi,  l'animation 
d'une  nuit  d'été.  Beaucoup  de  passans  ;  des  gens  qui  causaient  sur 
les  chaises  de  fer  au  bord  de  la  chaussée  ;  à  droite,  un  café-con- 
cert avec  ces  guirlandes  de  lampions  qui  donnent  aux  arbres  exilés 
une  apparence  de  fer-blanc.  Pauvres  arbres!  qu'ont-ils  donc  fait 
au  bon  Dieu  pour  qu'il  les  condamne  à  végéter  là  I  Je  voyais  leurs 
branches  maigres  s'incliner  tristement  pendant  que  le  refrain  d'une 
chanson  traversait  l'air.  Devant  moi,  l'avenue  des  Champs-Elysées 
montait  avec  ses  centaines  de  réverbères  trouant  la  nuit  comme 
des  vers  luisans.  Tout  à  coup,  dans  un  jet  de  lumière,  j'aperçus 
Gustave  Hammer.  J'allai  vers  lui  et  lui  tendis  la  main. 

—  Bonsoir,  mon  commandant,  lui  dis-je.  Parbleu  I  la  bonne  ren- 
contre I 

—  Ah  !  c'est  toi,  répliqua-t-il  d'une  voix  triste.  Je  suis  bien  heu- 
reux de  te  voir. 

Ce  ton  me  frappa.  Je  le  regardai.  Il  avait  beaucoup  vieilli  depuis 
un  an.  Son  visage  était  pâle,  ses  traits  tirés.  Ses  cheveux  commen- 
çaient à  grisonner  aux  tempes.  Je  glissai  doucement  mon  bras 
sous  le  sien. 

—  Veux- tu  faire  un  tour  de  promenade? 

—  Volontiers. 

Au  bout  de  quelques  pas,  je  renonçai  à  la  conversation.  11  lais- 
sait tomber  la  causerie  à  peine  entamée  pour  s'enfoncer  à  nou- 
veau dans  je  ne  sais  quelles  songeries  cruelles. 

—  Tu  as  un  chagrin,  n'est-ce  pas?  lui  dis-je  tout  à  coup. 
Il  tressaillit,  et  après  un  silence  : 

—  Oui. 

—  Un  chagrin...  d'amour? 

Il  hésitait.  Je  n'insistai  pas  sachant,  que  certaines  souffrances 
ont  leur  pudeur,  quand,  brusquement  : 

—  Écoute,  reprit- il,  je  vais  te  raconter  ça.  Après  tout,  je  suis 


910  RBTCE  DES  IXEJJi.  liONDES» 

absurde  de  ronger  moa  frein  comme  je  le  fais.  Ta  me  doimens 
peut-ôtre  un  bon  eonseiL  Di^puis  que  je  ne  t'ai  vu,  j'ai  eu  un 
drame  dans  ma  ine»  Ohl  itu  n'en  as  pas  entendu  parlet;  grâce  aa 
mînistee  de  la  guerre,,  Jes  jouisiaux  ont  gardé  la  silence.  Ne  crauis 
rien  ^  va  :  ce  ne  sera  pas.  loog  4  entendra.  Et  puis,  c!est  sur  un  sujet 
qui  t'intéresse  particulièrement.  Encore  un  enfant  victime  des 
fautes  que  les  sie*s  ont  coaunises. 

Il  seoma  la  cendre  de  srat  cigare^  et,  lentement,  comme  ui 
bomme  qui  Ut  dans  se»  coeur  : 

a — Voici  .En  juin  dernier,  \e&vingi*huii  Jours  arrivèrem  à  Maa- 
beuge  pour  faire  leur  temps.  J'étais  commandant  au  &6*  cbasseurs 
depuis  un  nM>îs.  Un  matin,  je  partais  pour  Lille  avec  un  autre 
officier  supérieur  du  régiment.  U  fut  décidé  que  nous  boiiîcns  oa 
bouillon  et  que  nous  nàangeriooa  une<  c6telette  au  buflet  de  Maa- 
beuge.  Une  énoome  piëce^  ce  buiTet,  avec  des  tables  de  marbre 
autour  des  murs.  À  i'estrémité,  près  de  notne  table  à  nous»  la 
buvette,  où  voQt  les  petites  bourses.  On  y  voyait  des  ouvriers  et 
des  soklats.  lion  collègue  me  dit  .r 

«  —  BsCrce  que  vous  avez  «le  &\a  de  quelque  célébrité  dans  vos 
vinfft'huii  /êun  ? 

tt  —  OuL  J'ai  le  fils  de  Myrian-,  lOi peintre  qui  vient  d'entier  à 
l'Institut.  Et  vous  7 

«  —  Moi  aussi.  Mais  te  fils  d'une  célébrité  d'un  aulve  genre  : 
George  de  Férisset. 

a  —  Le  fils  de  la  belle  M"*  de  Férisset  ? 

«  —  Lui-même. 

«  Je  me  mis  à  rire,  en  disant  :  —  Gomment  !  elle  a  déjà  un 
grand  garçon  dans  la  réserve?  J'ai  été  bien  amoureux  de  cette 
femme-*là,  duds  le  temps.  Malheureusement  elle  était  alors  la  mal- 
tresse d'un  de  mes  amis. 

«  —  Moi  aussi  j'ai  été  amoureux  d'elle,  répliqua  mon  camarade. 
Je  n'avais  pas  la  même  raison  que  vous;  je  ne  sais  plus  quoi  m'a 
empêché  de  me  déclarer. 

«  —  Vous  avez  eu  tort,  repris^je.  Elle  vaut  bien  un  caprice,  mon 
cher,  un  caprice  de  huit  jours.  Et  puis  un  man  si  commode  !  Elle 
a  eu  vingt  amans  :  M.  de  Férisset  ne  s'en  est  jamais  douté. 

J'achevais  à  peine  ma  phrase  quand  j^  via  un  petit  chasseur 
s'encadrer  dans  la  porte  de  la  buvette.  U  était  blanc  comme  on 
linge.  U  fit  un  geste  d'indécision  et  vint  à  mof,  chancelant,  trébu- 
chant, avec  son  grand  sabre  qui  lui  battait  les  mollets»  Arriié  i  ma 
table,  il  me  regarda  une  minute  avec  des  yeux  fous,  et  leiu  U 
main  sur  moi.  Je  compris  qu'il  allait  me  donner  Un  soul&et«  D; 
eut  un  grand  tumulte.  «  Empoignea-moi  cet  bonune-lit  »  Deux  cm 


Lfi  DUU  DU  GOMHANDâNT*  911 

ttoiB  soldais  s'âincèreni».  Le  pelit  chasseur  sestoit  immobik^  me 
regardant  toujviffS.  D^une  yoix  <arwse  il  dsl.  : 

Il  .^  C'est  ma  mère  1 

«Ja sentis  tout  d'uu  coup  rindignitfi  de  mes.paroles.  «  — Lâdliea* 
lel  D  m'écriairje* 

«  Qu'avais-je  donc  ce  matin-là ,  et  depuis  quand  un  galanit 
homme  se  peranet-2i  de  mid  padtf  d'une.  îtroaml  Jb:  me  levai, 
je  retirai  mon  képi  et»  saluant  le  jeune  homme  : 

a  «^  Je  suis  à'vos.  ordres». 

«  Dn  ooup  de.  sifflet,  reteotit.  Le  train,  pour  Lille  allait  paptir«  Je 
ma  précipitai  sw  le  quai  et  de  là  dans  un  vagon.  Une  demi-heure 
après,  je  courais  obee  ie  général  icmmnandaiit  le  corps  diarmée 
eX  lui  racontais  toul«  Gomme  tu  penses  bien,,  il  m»  tança  d'impor* 
tame.  Estnce  qif  un  dief  d'escadron  devait  jaser  «n  public  aTOc  la 
légèreté  d'im  Ûano-^bec  de  Saint-Cyr?  C'était  la  faute  du  ministre, 
qui  choisissaU  des  oflficiiejis  supérieurs  trop  îeunea.  Jie  pensais  tout 
bas  que  te  malheur  fût  arrivé  également  si  j'eusse  été  capitaine. 
Mais,  je  méritais  trop  Jbien  les  paioles.  aéyèms  du  génécal  pour 
oser  Dépendre  un  mot» 

a.*^  fit  que  GdmpCei-^yous  fnre,  maintenant?  me  deaaanda~t-U. 

a  —  Mais  il  me  semble,  mon  général,  que  je  n'ai  pas  le  choix. 
J'ai  insdté  gnavemeut  ce  jeune  Jmmme.  Je  me:  suie  mis  i  ses 
ordnss.  Je  me  battrai  anec  lui. 

(c  —  Vous  êtes  fou  I  Un.  oommandant  ne  s'aligne  pas  ayec  un 
simple  seMat» 

«  —  Je  me  permettrai  de  vous  faire  observer,  mon  général,,  qu'il 
n'f  a  pas  de  règlement  militaire  en  présence  de  certaines  offenses. 
Accordezr-moi  l'autorisatieiL. 

«  —  Mais  je  nfea  ai  pas  le*  droit. 

(c  —  Ayec  la  bonté  de  télégraphier  au  mjiiiatre. 

«  —  Le  ministre  refisera. 

n  —  Alors  je  pnèviendnai  M^fieoqge  de  Férisset.  La  frontière  est 
à  deux  pa8%  Le  dud  auca  lieu  en  Belgkpae.. 

«  — »  G'estrà-dire  que  vous  désertereEl 

((  —  Soit,  mon  général,,  je  déserterai.  On  meipuniia  ensuite.  Mais 
j'ai  manqué  une  première  fois  à  l'honneur  en  insultant  publique- 
ment une  femme,  je  n'y  manquerai  pas  une  seconde  fois  en  refu- 
sant réparation  au  fils  de  cette  femme. 

«  Le  général  eut  d'abord  un  geste  de  colère.  Mais  il  se  calma 
vite;  il  fit  quelques  pas  à  travers  son  cabinet.  Ensuite  venant  à 
moi,  il  me  dit,  très  douceinent  : 

a  —  Faites  ce  qiie  voas  voudrez.  Vota  ne  m'avez  rien  dit;  je  ne 
sais  rien.  Mais  n'oubliez  pus  que  le  conseil  de  guerre  est  au  bout 
de  tout  ça. 


912  BEYTJE  DES  DEUX  MONDES. 

a  Les  témoins  de  H.  George  de  Férisset  arrivèrent  le  soir  :  lui  et 
moi  avions  pris  quatre  civils.  L'arme  choisie  fut  Tépée;  le  rendei- 
vous  était  pour  le  lendemain  matin,  neuf  heures,  à  F..,  village 
belge  de  la  frontière.  Je  ne  dormis  pas  de  la  nuit,  et  je  mis  mes 
aQaires  en  ordre.  J'étais  décidé  à  me  laisser  toucher  par  ce  pauvre 
garçon. 

«  Le  lendemain,  à  l'heure  dite,  nous  arrivions  à  F...  Une 
matinée  sale,  grise,  glaciale.  Il  pleuvait.  Nous  marchions  avec  de 
la  boue  jusqu'à  la  cheville.  Devant  nous,  H.  George  de  Férisset  et 
ses  témoins.  L'un  de  mes  amis  fit  observer  au  jeune  honune  qu'il 
aurait  dû  porter  desvètemens  civils.  M.  George  de  Férisset  répondit 
simplement  qu'ayant  été  insulté  sous  l'uniforme^  on  lui  devait 
réparation  à  la  fois  comme  homme  et  comme  soldat.  Je  fis  un  signe. 
Mon  témoin  n'insista  pas.  Enfin  nous  arrivâmes  dans  un  pré  dé- 
trempé par  la  pluie,  où  l'on  serait  évidemment  très  mal.  Mais  ooos 
n'avions  pas  l'embarras  du  choix,  et  d'ailleurs,  le  temps  pressait. 

a  C'était  un  spectacle  bien  curieux,  mon  cher,  que  les  apprêts 
de  ce  duel.  D'un  côté,  un  officier  supérieur  en  petite  tenue;  de 
l'autre  un  simple  chasseur.  Enfin  on  nous  plaça  l'un  en  face  de 
l'autre.  Tout  à  coup,  M.  de  Férisset  me  fit  le  salut  militaire,  et 
d'une  voie  émue  : 

c  —  Mon  commandant,  j'ai  voulu  vous  souffleter.  Nous  étions  en 
uniforme  tous  les  deux.  J'ai  donc  manqué  gravement  à  la  discipline. 
Et  il  en  faut  de  la  discipline.  Il  en  faut  aujourd'hui  plus  que  jamais... 
Le  soldat  vous  fait  ses  excuses.  Maintenant,  en  garde,  mon  corn* 
mandant  1 

tt  On  croisa  les  fers  ;  un  de  mes  témoins  dit  :  —  Ailes,  mes- 
sieurs I  Je  ne  bougeais  pas.  Je  regardais  mon  adversaire.  Je  vis 
dans  ses  yeux  le  même  éclair  que  la  veille,  suivi  de  la  même 
indécision.  Tout  à  coup,  il  rompit  de  deux  pas.  Il  s'arréu:  il 
souriait  d'un  sourire  navré.  Je  vivrais  cent  ans  que  je  n'oublie- 
rais pas  ce  sourire-là  !  Soudain,  prenant  un  élan  furieux,  il  se  jeta  sur 
mon  épée  et  s'enferra.  Il  poussa  un  cri  et  tomba  à  la  renverse.  Une 
mousse  rouge  salit  le  coin  des  lèvres.  Il  eut  un  dernier  frisson,  un 
dernier  ràle,  puis  plus  rien.  Il  était  mort.  » 


J'avais  écouté,  le  cœur  serré.  Quand  Gustave  Hammer  eut  fini, 
il  prit  haleine,  et  sourdement  : 

—  Je  sais  bien  que  je  voulais  me  laisser  toucher,  je  sais  bien 
qu'il  s'est  tué  lui-même,  je  sais  bien  que  ma  carrière  est  brisée, 
puisque  j'ai  dû  quitter  l'armée.  N'importe,  mon  cher,  f  ai  des 
remords  de  meurtrier.  Il  me  semble  que  j'ai  commis  un  criiae. 
Pense  donc  à  ce  garçon  loyal  tué  en  pleine  jeunesse!  Pense  dooc 


LB  DUEL  DU  COMMANDANT.  913 

à  cette  mère  qui  doit  se  désespérer  en  pleurant  ce  fils  dont  elle  est 
le  premier  assassin  I 

L'heure  avait  passé,  les  cafés-concerts  se  vidaient.  Les  prome- 
neurs se  faisaient  plus  nombreux  ;  quelques-uns  fredonnaient  le 
refrain  d'une  chanson.  Étrange  contraste  I  les  paroles  d'une 
romance  en  vogue  alternant  avec  le  récit  d'un  drame  sombre! 
Gustave  Hammer  courbait  de  nouveau  la  tète,  écrasé  par  son 
souvenir.  Les  Champs-Elysées  se  peuplaient.  Partout,  la  vie  in- 
tense d'une  soirée  d'été,  dans  ce  Paris  plein  de  joies  et  de  galtés. 
Sur  l'avenue,  d'innombrables  voitures  qui  montaient  vers  le  bois 
ou  redescendaient  de  l'Arc-de-Triomphe.  A  côté  de  nous,  sur  les 
chaises  de  fer,  beaucoup  de  gens  assis.  Gomme  je  les  regardais, 
j'aperçus  une  femme  de  quarante-trois  ou  quarante-quatre  ans,  fort 
belle  encore,  au  milieu  d'un  cercle  brillant,  fille  portait  une  toilette 
noire,  très  élégante.  Toute  souriante,  elle  respirait  le  parfum  d'un 
énorme  bouquet  de  violettes,  en  écoutant  un  jeune  homme  qui  lui 
parlait  à  voix  basse. 

—  Ohl  ladrôlessel  m'écriai-je. 

—  Qu'as-tu  donc? 

J'étendis  la  main,  et  je  dis,  lui  montrant  cette  femme  : 

—  La  mère  I 

Et  comme  il  faisait  un  geste  d'horreur,  j'ajoutai  en  hochant  la 
tète  : 

—  Ne  fais  pas  attention.  Vois- tu  ça?  eh  bien!  c'est  la  vie. 


Albbbt  Dbipit. 


«MB  un.  — * 


REVUE   MUSICALE 


C'était  pourtant  quelqu'un  que  Tauteur  du  roman  de  Marie  et  da 
poème  des  Bretons,  ce  Brizeux,  dont  le  nom  semble  aujourd'hui  m  com- 
plètement oublié  ;  ses  volumes  se  vendaient  assez  ;  quand  il  disait  des 
vers,  môme  après  Musset,  après  Vigny,  on  l'écoutait.  Sainte-Beuve,  le 
fameux  dispensateur  des  grades  et  récompenses,  ne  Tavait-il  pas  de 
son  autorité  privée  nommé  fifre  dans  cette  légion  sacrée  où  Victor  Hugo 
servait  en  qualité  d'officier  supérieur  et  que  Lamartine  commandait  en 
chef?  Neiges  d'antan»  qu*ôtes-vous  devenues  7 

QaVi  fait  te  Vttat  du  nord  des  cendres  de  CéssrT 

Le  temps  a  de  ces  variations,  de  ces  caprices  et  de  ces  ingratitudes 
auxquelles  nos  mauvais  instincts  aident  bien  un  peu.  Tel  gracieux 
talent  qui  naguère  jouissait  discrètement  de  sa  part  de  notoriété, 
voilà  que  tout  à  coup  l'ombre  se  fait  autour  de  lui  et  qu'on  n'en 
parle  plus.  C'est  presque  à  se  demander  s'il  n'y  aurait  pas  dans  cette 
éclipse  soudaine  de  certaines  étoiles  de  moyenne  grandeur  quelque 
chose  de  tacitement  concerté  chez  la  génération  de  l'âge  suivant.  Parmi 
les  innombrables  lucioles  en  train  de  tournoyer  pour  le  moment, ;eoiD- 
bien  ont  emprunté  leur  brin  de  phosphore  à  la  lanterne  de  Brizeux  et 
ne  se  soucient  pas  qu'on  le  sache  1  Tuer  ceux  dont  on  hérite  est  en  lit- 
térature un  axiome  de  droit  commun.  Pour  ce  qui  regarde  les  forts,  ils 
se  défendent;  on  ne  supprime  pas  si  aisément  un  Victor  Hugo,  on 
Lamartine  ;  restent  les  moindres,  et  c'est  généralement  sur  eux  qu*oa 


RETUfi  MCSICALB.  9U 

se  rattrape.  Rien  de  dangeretx,  lien  de  mortel  camme  de  se  trouver 
dans  le  chemin  de  tout  le  monde;  voqs  pouvez  compter  qu'à  un 
moment  donné,  tout  le  monde  ^^ntendra  pour  vous  évincer;  si  TArmo- 
ricain  Brizeux  eût  écrit  ses  poèmes  en  langue  celtique,  il  eût  fait  œuvre 
retentissante  et  consentie  de  lous,  vous  pouvez  m'en  croire  ;  le  diable 
veut  qull  les  ait  rimes  en  irers  français  charmans,  souvent  exquiSi 
mais  tels  au  demeurant  qu'ils  ne  sauraient  décourager  ni  les  préten» 
tiens  ni  Penvie  des  bons  confrères.  Écrire  en  patois,  quelle  force  I  être 
un  féiibre  provençal,  un  troubadour,  s'appeler  Mistral,  Jasmin  ou  Rou- 
manille,  quel  brevet  de  longue  vie  !  Vous  ne  portez  ombrage  à  per* 
sonne,  nul  ne  vous  craint,  et  cfest  à  qui  se  servira  de  votre  gloire  pour 
étouffer  l'incommode  renom  du  voisin.  Le  chantre  de /ace/yn,  qui  reniail 
Musset  et  n'avait  peut-être  jamais  lu  MireiUe,  arrachait  toutes  les  palmes 
de  son  jardin  pour  les  jeter  sous  les  pieds  de  Mistral,  qu'il  proclamait 
les  yeux  fermés  et  de  gaîté  de  coetir  l'Homère  des  temps  modernes  : 
rien  de  plus  humain,  de  plus  «  nature!  a 

Type  de  Breton  capricant  et  sauvage,  mais  d'une  sauvagerie  inter- 
mittente, Brizeux  savait  aussi  se  pUer  aux  hçons  du  monde  et  même 
par  instans  à  l'élégance;  ce  n'est  pas  lui  qui  jamais  se  fût  inféodé  ai 
clan  des  Lycanthropes;  les  gilets  à  la  Robespierre  et  les  cheveux  incultes 
loi  faisaient  horreur.  Il  se  rattachait  à  ce  qu^on  appelait,  au  dernier 
siècle,  le  parti  des  honnêtes  gens,  et  tandis  que  la  jeune  France  de 
Théophile  Gantier  et  de  Petrus  Borel  menait  sa  farandole  an  bruit  du 
tambourin  dont  le  grand  Victor  battait  la  drisse,  il  se  groupait  avec 
Barbier,  Berlioz  et  Gustave  Planche  autour  d'Alfred  de  Vigny.  L'auteur 
des  lambesj  que  je  viens  de  nommer,  vécut  à  cette  époque  fort  avant 
dans  son  intimité,  on  peut  presque  dire  qu'ils  ne  se  quittaient  pas, 
l'un  et  l'autre  épris  de  Dante,  de  Shakspeare,  de  Virgile  et  trouvant 
chez  le  barde  d*Èloa  une  communauté  de  vues,  des  facultés  d'émotion 
et  d'admiration  que  ne  leur  offrait  pas  le  poète  d^Hemani  et  des  OrieiV' 
taks,  déjà  trop  absorbé  dans  sa  propre  gloire  pour  admettre  les  diver- 
sions. Artiste  délicat  et  fréàeoMf —  ses  vers  le  prouvent,  —  il  mettait  à 
polir  un  tercet  le  soin  jaloux  d'u  Cellmi  dselaait  vm  joyau  de  reine. 
On  le  voyait  en  ces  occasions  errer  par  les  boulevards  et  les  musées, 
pareil  à  ce  rimeur  de  Mathurin  Bègoler  qui  s'en  va  cherchant  son  vers 
«à  la  pipée,  »  et  s'il  vous  rencontrait  alars»  c'étaient  des  entretiens  et  des 
écoles  buissonnières  à  n'eo  plot  finir;  nm  eeul  sujet  te  possédait,  le 
passionnait  :  son  art;  ajoutons  fue  œ  mot»  i  cette  époque,  compre- 
nait tout  ;  qui  disait  poésie,  dSsait  musique,  architecture,  statuaire  et 
peinture.  La  vocation  littéraire,  nous  ne  connaissions  rien  au-delà. 
Chose  inouïe,  on  s'aimait  entre  rivaux,  ou  pilutAt  les  rivalités  n'existaient 
pas,  il  n'y  avait  que  des  forces  généreuses  déchaînées,  s*évertuant  et 
<»mbattant  pour  un  but  commun.  'Èïi  beaux  vers  qui  venaient  de  naflre 


910  BETUE  DE8  DEUX  MONDES. 

étaient  à  Tinstant  même  colportés  aux  quatre  coins  de  la  grande  ville, 
et  qu'on  y  songe  bien,  si  les  talons  du  second  ordre  de  ce  temps-li 
sont  et  demeurent  supérieurs  aux  talens  du  môme  ordre  du  temps  pré- 
sent, c'est  à  cette  unanimité  d'impulsion  qu'ils  le  doivent,  a  Aussi, 
sachons-le  tous,  grands  et  petits,  tant  que  nous  sommes,  il  ne  s'écrit 
pas  actuellement  une  page  de  prose,  il  ne  se  fait  pas  un  vers  qui  ne 
doive  tribut  à  ces  braves,  à  ces  conquérons.  »  Ainsi  s'exprime,  et  non 
sans  raison,  un  excellent  juge  du  camp,  le  doux  et  balsamique  Asseli- 
neau,  dans  une  étude  bibliographique  où  sont  catalogués,  étiquetés, 
annotés  selon  leurs  mérites  une  foule  de  noms  bien  autrement  oubliés 
que  le  nom  de  Brizeux»  et  parmi  lesquels  il  s'en  rencontre  encore  aa 
moins  deux  qui  vaudraient  la  peine  d'être  comptés  :  celui  d'Arvers  pour 
un  sonnet,  et  celui  de  Napoléon  Peyrat  pour  une  ode  intitulée  :  Roland 
et  digne  d'être  assortie  aux  plus  flamboyans  fleurons  des  OrientaUs, 

En  1831,  Brizeux  et  Barbier  firent  ensemble  le  voyage  d'Italie,  et 
de  cette  excursion  plus  esthétique  encore  que  pittoresque  au  pays  de 
Raphaël,  de  Michel-Ange  et  de  TAlighieri,  Barbier  nous  rapporta  \ePianio. 
et  Brizeux  les  Ternaires.  Ce  volume,  d'un  titre  assez  bizarre,  trahit  chez 
le  poète  une  préoccupation  désormais  exclusive  de  la  forme  ;  vous  n'y 
respirez  plus  la  fraîcheur  idyllique  du  gentil  roman  de  Marie;  le  vers 
est  laborieux,  le  sentiment  morose  et  saccadé,  le  mal  du  pays,  qui  de 
jour  en  jour  envahit  davantage  cette  àme  de  Breton,  déjà  vieillissant, 
fournit  ici  la  note  dominante.  Un  pauvre  diable  de  petit  Italien  passe 
en  ]Ouant  de  la  cornemuse,  et  voilà  que  la  Bretagne  se  montre  à  loi 
avec  son  océan,  ses  genêts  et  ses  légendes  : 

O  landes,  6  forais,  pierres  sombres  et  hantes, 

Bols  qui  eonyres  nos  champs,  mers  qni  battes  nos  e6tes, 

VUlagês  où  les  morts  errent  avec  les  vents, 

Bretagne,  d*où  te  vient  Parnoor  de  tes  enCans? 

Des  Tilles  dltalie  où  j*osai,  Jeune  et  svelte, 

Panni  ces  hommes  brans  montrer  l'œil  bien  d'nn  Gelte^ 

J*arrlTai,  plein  du  fen  de  lear  Tolcan  sacré, 

Mûri  par  leur  soleil,  de  leurs  arts  enivré  ; 

liais  dès  que  Je  sentis,  ô  ma  terre  natale, 

Uodeor  qui  des  genêts  et  des  Undes  s'exhale, 

Lorsque  Je  vis  le  flux  et  reflux  de  la  mer 

Et  les  tristes  sapins  se  balancer  dans  l'air  $ 

Adieu  les  orangers,  les  marbres  de  Gamre  I 

Mon  instinct  l'emporta,  Je  redevins  barbare. 

Et  J'ottbUai  les  noms  des  antiques  héros 

Pour  chanter  les  combats  des  loups  et  des  taureaux. 

Célébrer  son  coin  de  terre,  revenir  à  sa  bucolique,  à  ses  tableaux  de 
genre,  sera  maintenant  la  t&che  unique  de  ce  maître  chanteur  plein  de 
savantes  mélodies  et  qu'on  eut  tort  jadis  de  prendre  pour  un  naïf. 


BEVUE  MUSICALE.  ^l7 

Lorsque  le  temps  est  calme  et  la  lune  sereine. 
Quelle  est,  gens  du  pays,  cette  blanche  sirène, 
Qui  peigne  ses  cheveux,  debout  sar  ce  rocher? 
Oht  c*est  là,  Toyageur,  une  touchante  histoire. 
Mon  père  me  l'a  dite,  et  tous  pouYOS  y  croire... 
•    •••«••••••••     •••• 

O  merveilleux  conteur,  merci  pour  ton  histoire, 

Elle  est  triste,  mais  douce,  et  mon  eœor  y  veut  croire. 

Sans  remonter  jusqu'à  Chateaubriand,  trop  haut  placé,  et  pour  m'en 
tenir  au  coteau  modéré,  ils  sont  deux  :  Brlzeux  et  Souvestre,  à  qui  les 
amateurs  de  traditions  celtiques  peuvent  s'adresser;  Emile  Souvestre 
donnera  le  motif  et  Brizeux  se  chargera  du  pittoresque  et  du  décor. 

«  Tous  les  peuples  d'Europe  ont  admis  deux  races  de  nains,  l'une 
malveillante  et  impie,  l'autre  amie  des  hommes.  La  première  est  repré- 
sentée en  Bretagne  par  les  Korigans,  la  Seconde  par  les  Teux.  Le  Teu 
n'est  autre  chose  que  le  lutin  d'Ecosse  et  d'Irlande  qui  aide  les  labou- 
reurs dans  leurs  travaux  et  que  le  Bergmannlein  qui  se  met  au  service 
des  bergers  de  l'Oberland.  Anciennement,  disait  un  de  ces  derniers  & 
Grimm,  les  hommes  habitaient  dans  les  vallées,  et  tout  autour  de  leurs 
habitations  se  tenait  dans  les  cavités  des  rochers  le  petit  peuple  nain... 
Ces  gnomes,  comme  ceux  du  Harz,  pouvaient  se  rendre  invisibles  au 
moyen  d'un  capuchon.  Mais  ils  commettaient  souvent  des  vols  de  pain 
et  de  petits  pois;  les  propriétaires  dépouillés  n'avaient  alors  d'autre 
ressource  que  de  battre  Tair  avec  des  verges,  et,  s'ils  réussissaient  à  faire 
tomber  un  des  capuchons,  le  nain  qui  le  portait  devenait  visible,  et  on  le 
forçait  à  payer  une  indemnité  (1).  »  Je  m'étonne  que  M.  Coppée  n'ait  pas 
utiUsé  cette  idée,  il  y  aurait  eu  là  matière  à  figurations  épisodiques.  Ou 
se  représente  une  troupe  de  jeunes  gars  et  de  belles  filles  cinglant  de 
leurs  baguettes  le  vide  ambiant  où  fourmillent,  inaperçus,  mille  dia- 
blotins dont  une  musique  pittoresque  vous  dénonce  la  présence.  Un 
capuchon  tombe  sur  la  scène,  puis  deux,  puis  trois,  et  korrigans  de  se 
montrer  en  rechignant.  Il  en  arrive  de  tous  les  coins,  la  mine  renfro- 
gnée, perclus,  moulus  de  la  volée  de  bois  vert,  puis,  se  remettant 
bientôt,  on  les  voit  prendre  leur  revanche,  rosser  à  leur  tour  les 
garçons  et  lutiner  les  filles  qu'ils  emmènent.  Et  pendant  que  nous 
sommes  en  train  de  varier  le  thème,  rien  ne  nous  empoche  d'entr^ouvrir 
une  autre  perspective.  De  fait,  la  légende  ignore  les  korriganes,  elle  ne 
connaît  que  des  korrigans,  lesquels  ne  procréent  qu'en  s'unissant  avec 
des  filles  de  la  terre  détournées  par  eux.  Vous  rendez-vous  compte  de 
ce  que  serait  comme  personnage  de  ballet  une  créature  issue  de  ce 
commerce  fantastique  7  On  la  suivrait  dans  sa  double  origine,  tantôt 

(1)  Emile  Souvestre,  le  Foyer  breUm^  1. 1,  p.  200. 


918  REYUB  DBS  DEUX  KOliDBS. 

femme  dans  son  foyer,  tantôt  démon  dans  la  lande,  et  l'action  toat 
entière  pivoterait,  pirouetterait  sur  une  donnée  originale  et  chorégra- 
phique, car  il  faut  bien  se  le  dire,  le  monde  où  le  ballet  recrute  ses 
héroïnes  est  un  monde  à  part  qui  ne  relève  guère  que  de  la  fantaisie. 

Ce  fut  le  tort  de  Scribe  de  n'avoir  rien  su  comprendre  à  cette  poé- 
tique. Lui,  si  habile  à  multiplier  les  inventions,  n^a  jamais  réussi  à 
faire  un  ballet.  La  Somnambule  et  Marco  Spada  sont  des  vaudevilles  et 
des  opéras  comiques  travestis,  des  comédies  mimées  avec  orchestre.  Ce 
ne  sont  point  des  ballets,  il  y  manque  le  pittoresque;  ce  vaporeux, cet 
ondoyant  et  cet  idéal  qui  finalement  constitue  le  genre  et  que  Scribe 
n'avait  pas  ;  on  peut  danser  sur  un  volcan,  on  ne  danse  point  sor  une 
vieille  pièce  du  Gymnase  ramenée  à  Tétat  de  scénario  sans  dialogue. 

Causons  à  présent  de  la  musique  et  de  la  part  de  collaboration  qui  lui 
échoit.  Son  rôle  s'est  depuis  vingt  ans  radicalement  transformé,  ^il  fui 
jadis  une  période  où  le  compositeur  abordait  sans  gêne  un  tel  travail, 
cet  âge  d'or  a  disparu.  Au  temps  bienheureux  d^Astolphe  et  Joconde  et 
de  la  Belle  au  bois  dormant,  du  Diable  boiteux  et  de  Giselle,  écrire  un 
ballet  passait  pour  une  simple  distraction,  un  badinage  ;  cela  s'impro- 
visait et  se  débitait  haut  la  main,  à  grand  renfort  de  réminiscences  et 
de  motifs  qu'on  empruntait  un  peu  partout,  aux  sonates  et  aux  sym- 
phonies de  Haydn,  de  Mozart  et  de  Beethoven,  aux  opéras  un  répenoire 
courant,  aux  romances  à  la  mode,  et  qui  du  moins  avaient  cet  avantage 
de  souligner  une  situation  et  de  vous  expliquer  les  jeux  de  la  scène. 
Pastiche,  pot-pourri,  j'y  consens;  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  cette 
besogne,  traitée  au  vol  de  la  plume  par  des  musiciens  comme  Uerold, 
Auber,  Halévy  et  même  Adolphe  Adam,  offrait  aussi  quelque  agrément; 
c'était  clair,  limpide  et  transparent  à  l'égal  de  l'eau  de  roche  ;  au  tra- 
vers de  la  mélodie  les  moindres  intentions  du  Ubretto  se  laissaient 
Ere  ;  quand  une  phrase  de  connaissance  apparaissait,  ingénieusement 
amenée,  transcrite  à  nouveaux  frais,  vous  lui  souhaitiez  la  bienvenue 
sans  quitter  des  yeux  la  danseuse.  Avez-vous  jamais  feuilleté  le  Traité 
d^instrumentatUm  de  Berlioz,  ou  l'excellent  ouvrage  de  M.  Mathis  Lussy 
sur  Taccentuation  musicale?  Là  sont  rassemblés  des  exemples  de  toute 
sorte  :  voua  apprenez  comment  Weber  et  Meyerbeer  font  leur  palette 
et  comment  ce  qui  fut  chez  eux  trait  de  génie  peut  devenir  une  recette, 
un  procédé  et,  qu*on  me  passe  le  mot,  un  simple  truc.  Voulez-votQ  du 
fantastique  démoniaque?  Ces  quatre  lignes  extraites  daFreischûis  vont 
vous  sortir  d'affaire  ;  préférez-vous,  pour  la  drconstance,  le  fantastique 
aérien?  voici  de  VOberon,  marchez I  et  s^il  vous  faut  du  pathétique, 
BelHni  vous  en  fournira  tant  et  plus;  veillez  seulement  à  ce  que  IV- 
cent  soit  mis  à  sa  place  et  ne  vous  trompez  pas  en  copiant. 

Les  musiciens  du  passé,  lorsqu'ils  composaient  un  ballet,  suivaient 
cette  méthode  ;  ils  prodiguaient  les  citations;  sitôt  que  Tatmosph^^  se 


REVUE  MUSICALE.  919 

brouillait  anpeu»  l'orage  du  Barbier  entrait  en  scène,  et  j'entends  encore 
dans  la  Somnambule  d'Uerold  le  cor  prendre  la  parole  au  moment  où 
la  jeune  fille  se  couche  et  bercer  doucement  son  sonuneil  sur  Tair  d^une 
chansonnette  alors  en  vogue  d'Amédée  de  Beauplan  :  «  Dormez,  mes 
chères  amours.  »  Aujourd'hui  nous  avons  changé  tout  cela  :  est-ce  un 
bien?  est-ce  un  mal?  Les  écrivains  d'antrefois  avaient  surtout  en  vue 
le  public  de  la  danse,  qui  ne  demande  qu'à  être  amusé  et  veut  dans 
un  ballet  des  airs  faciles  pendant  lesquels  on  puisse  causer  tout  à  son 
aise  ;  le  musicien  d'aujourd'hui  n*a  en  vue.  que  sa  propre  fortune^  il 
spécule  sur  le  poème  d'opéra  que  cette  chorégraphie  va  lui  rapporter» 
Aussi,  de  quels  soins  il  entoure  sa  partition»  comme  il  s'y  applique  et 
s'y  consacre  I  affairé,  sérieux,  âpre  à  saisir  une  occasion  de  s'affirmer 
coûte  que  coûte  et  de  faire  oeuvre  de  science  où  peut-être  il  eût  été 
mieux  de  faire  simplement  œuvre  de  grâce  I  Remarquez  que  j'entends 
ici  ne  rien  critiquer;  je  constate  l'état  des  choses,  le  siècle  est  aux 
extrêmes  :  ou  l'opérette  ou  la  symphonie  ;  entre  les  deux  il  n'y  a  plus 
à  choisir;  ainsi  le  veut  l'esprit  du  temps  qui,  après  nous  avoir,  aux 
beaux  jours  de  la  Muette,  de  la  Tentation,  du  Dieu  et  la  Bayadère  et  du 
Lac  des  fies,  donné  jadis  l'opéra-ballet,  nous  donne  aujourd'hui  le  bal- 
let-symphonie,  où  s'est  distingué  l'auteur  de  Coppelia^  où  l'auteur  de  la 
Korrigane  vient  de  se  révéler. 

Ce  n'est  point  que  M.  Widor  soit  ce  qu'on  appelle  un  nouveau  ;  mais 
jusqu'à  présent  le  monde  des  artistes  était  seul  à  l'apprécier,  et  nous 
connaissions  de  lui  toute  une  série  d'œuvres,  tant  instrumentales  que 
vocales,  —  concertos  pour  piano,  recueils  de  mélodies,  chœurs, 
psaumes,  fragmens  symphoniques  et  dramatiques,  —  qui,  pour  porter 
leur  résultat,  semblaient  attendre  que  le  jeune  muHcien  fût  mis  par  le 
théâtre  en  communication  avec  le  grand  public.  En  fait  d'écoles, 
M.  Widor  les  a  parcourues  toutes;  son  champ  d'activité  s'étend  de 
Bach  à  Richard  Wagner:  érudit  comme  Gevaert,  pianiste  comme  Saint- 
Saêns,  il  a  Vintensitivité  curieuse  et  patiente  de  l'artiste  contempo- 
rain, résolu  à  ne  rien  laisser  en  dehors  de  son  exploration.  Montez  à  la 
tribune  de  l'orgue,  un  dimanche,  à  Saint-Sulpice^  pendant  la  grand'- 
messe,  et  regardez  l'exécutant  ;  sous  ses  doigts  les  préludes  fugues  se 
déroulent;  Bach  et  Gouperin  sont  là  qui  dictent,  et  l'improvisateur 
attentif  obéit  à  leur  souille  ;  vous  diriez  le  maître  Wolfram  de  l'es- 
tampe de  Lémud  ;  mais  n'ayez  crainte,  les  extases  du  sanctuaire  feront 
place  bientôt  à  d'autres  élanoemens^  à  d'autres  flammes;  le  diable 
n^y  perdra  rien,  et  quand  il  s'agira  de  s'émouvoir  pour  ou  contre 
les  tendances  et  les  hommes,  vous  trouverez  à  qui  parler.  Ce  que 
j'aime  chez  M.  Widor,  c*est  le  rayonnement  de  son  esprit  et  cette  large 
faculté  qu'il  a  d'admirer»  Un  jour,  comme  je  m'étonnais  de  le  voir  louer 
Aida  :  «  J'en  conviens,  me  dit-il,  c'est  contre   tous  mes   principes; 


020  EEVDB  DES   DEUX  MONDES. 

mais  que  voulez-vous?  j'ai  dû  me  rendre.  »  Bizet,  lui  aussi,  avait  eu 
au  sujet  de  Verdi  de  ces  scrupules,  déjà  bien  surmontés  d'ailleurs  lors- 
que je  le  connus.  11  y  a  des  voix  intérieures  contre  lesquelles  les  pré- 
jugés d'école  ne  sauraient  prévaloir,  et  Ton  ne  se  figure  pas  Thomme 
qui  a  écrit  Carmen  reniant  Fauteur  de  Rigoletto. 

Inutile  d'ajouter  que  la  Korrigane  est  jusqu'ici  l'œuvre  la  plus  impor- 
tante de  M.  Widor.  Nous  tenons  cette  fois  une  vraie  partition,  et  l'on 
peut  se  demander  ce  que  penseraient  d'un  tel  ballet  les  inusiciens  dont 
nous  parlions  tout  à  l'heure  :  tant  de  science,  de  complication  en  un 
aajet  si  mince  I  Que  de  bruit  pour  une  omelette  au  lardl  disait  Sainte- 
Foy,  narguant  la  foudre  et  le  vendredi  saint.  Quel  luxe  d'harmonie  et 
quel  déploiement  d'instrumentation  pour  une  petite  servante  d*aubergel 
dirait  peut-être  Adolphe  Adam;  cet  effort  de  travail,  cette  dépense  de 
talent  pour  de  jolis  petits  pieds  qui  se  trémoussent,  à  quoi  bon?  Eh 
bieni  je  le  déclare,  qui  s'exprimerait  de  la  sorte  aurait  tort;  d'abord 
parce  qu'il  faut  toujours  parler  la  langue  de  son  temps  et  que  le  style 
d'aujourd'hui  n'admet,  même  en  pareil  cas,  ni  les  négligences  ni  les 
défaillances;  ensuite,  parce  qu'un  artiste,  quelque  chose  qu'il  essaie, 
ne  gagne  rien  à  ne  point  aller  jusqu'au  bout  de  son  génie  :  musiciens, 
peintres  ou  poètes,  tâchez  de  savoir  votre  métier,  autrement  vous  êtes 
morts. 

Nul  n*eit  Jage  des  arta  que  l'artiste  lai-mdme  (1), 

Ce  n'est  plus  le  public  qui  vous  juge,  ce  sont  vos  pairs  et  vos  rivaux, 
et  leur  sentence  demeure  sans  appel;  vous  pourrez,  malgré  cela, 
réussir  près  d'un  certain  monde  qui  ne  s'y  connaît  point,  faire  votre 
fortune  ;  vous  écrirez  des  vaudevilles  et  des  drames  qui  se  jouent,  des 
opéras  qui  se  laissent  chanter;  vous  ne  serez  jamais  un  musicien,  un 

(1)  Je  rencontre  ce  vers  au  coorant  d'une  lecture  du  nouTean  livre  de  M.  Caro,  et 
Je  m'en  empare,  d'abord  à  cause  de  Tinoonteatable  TÔrité  qu'il  proclame  et  ansti  pour 
attirer  l'attention  de  la  critique  sur  les  yers  qui  suivent  et  parmi  lesquels  j'en  sou- 
ligne un  qui  nécessairement  doit  être  apocryphe  : 

Dt  quel  droit  pensex-Toot,  oroyes-Toas  qvelqoa  chose  t 
la  iourd  va-4'il  à  NapUp  aux  ehanii  de  Cimarote 
Marquer  d'un  doigt  lavant  la  mesure  et  le  tou  ? 

Je  n'en  Jurerais  pas,  mais  J'en  sois  sûr.  Je  saisis  là  comme  Tempreinte  d'une  ds  eei 
mains  étrangères,  si  diverses,  qui  se  sont  fidt  un  devoir  d'éplucher  ce  texte,  la  giilé 
4*nn  Henri  ie  Latouche  quelconque*  Ce  nom  de  Gimarosa,  francisé  et  mis  à  la  ziae, 
trahit  à  mes  yeux  une  curiosité,  un  dilettantisme  qui  pourraient  être  d'un  Briseox  o« 
d'un  ÀDtony  Deschamps,  mais  qui  ne  s'expliqueraient  point  chex  André  Ghénier,  caU 
devance  son  époque  d'au  moins  vingt  ans,  et  vous  serieiltenté  de  vous  écrier, 
ce  Charles  K  de  l'opérette  en  voyant  entrer  Molière  :  «  Quoi  1  déjà?  ■ 


RBYUE  MU8IGALB.  021 

peintre  Di  un  poète;  vous  serez  de  T Académie,  vous  ne  serez  jamais 
de  la  paroisse.  Ce  suffrage  des  artistes,  M.  Widor  Pavait  dès  longtemps 
conquis,  et  son  succès  d'hier  confirme  toutes  les  espérances,  le  dirai-je? 
il  va  môme  au-delà.  Quant  à  moi,  tout  en  présumant  bien  et  plus  que 
bien  du  jeune  écrivain,  je  ne  m'attendais  pas  à  cette  fleur  d'originalité; 
aussi  ce  me  fut  une  vraie  fête  lorsqu'un  soir  du  mois  passé  M.  Widor 
vint  me  jouer  sa  partition.  Pour  du  talent,  nous  savions  d'avance  qu'il 
n'en  manquait  pas,  mais  quelle  intelligence  du  théâtre  I  quel  vif 
instinct  de  la  mise  en  scène!  Comme  toutes  ces  jolies  marionnettes 
d'ombres  chinoises  nous  sont  présentées,  les  situations  indiquées,  racon- 
tées dans  leur  sentiment  et  leur  pittoresque;  ces  allées  et  venues  d'Y- 
vonette  et  du  petit  mendiant  autour  du  puits,  la  déclaration  grotesque 
du  bossu;  le  duo  d'amour  entre  la  jeune  fille  et  le  beau  cornemuseuz, 
tout  cela  d'une  grâce  musicale  exquise,  finement  touché  et  nuancé  avec 
des  oppositions  frappées  à  la  manière  de  Schumann  dans  les  Kinder- 
stucke,  et  les  danses  d'un  relief  si  charmant  ;  la  Sabotière,  le  Pas  des 
bâtons,  des  tutti,  des  soli  enlevés  du  plus  bel  entrain  et  des  motifs 
comme  s'il  en  pleuvait I  Ce  premier  acte  est  un  bijou;  le  second  me 
plaît  moins;  j'y  trouve  le  revers  de  la  médaille,  et  puisqu'il  est  reconnu 
qu'on  a  toujours  les  défauts  de  ses  qualités,  le  talent  de  M.  Widor, 
ayant  pour  qualité  la  délicatesse,  aura  pour  défaut  la  minutie;  à  cer- 
tains momens,  il  fera  petit.  Citons  l'entrée  en  matière  de  ce  deuxième 
acte.  Le  rideau  se  lève  sur  un  paysage  d'aspect  sinistre  :  «  Une  lande 
déserte  au  clair  de  lune;  un  dolmen  et  un  menAir  dressent  leurs  masses 
imposantes;  à  droite  un  chemin  fuyant  sous  les  chênes;  au  fond,  un 
marais  et,  sur  la  rive  lointaine,  la  silhouette  d'un  village  avec  son  clo- 
cher, —  bruyères  et  genêts.  »  Ainsi  prononce  le  livret,  dont  un  décor 
remarquable  rend  fidèlement  l'intention  ;  à  ce  tableau  plein  de  gran- 
deur et  d'horreur  sauvage,  qui  remue  en  vous  le  pressentiment  du  sur- 
naturel, la  musique  ne  répo;id  pas.  C'est  du  fantastique  si  l'on  veut, 
mais  un  fantastique  tout  aérien  et  vaporeux  :  des  voix  lointaines,  des 
effets  combinés  de  biniou  et  d'harmonica,  rien  qui  vous  entretienne  de 
cette  épouvante  locale  du  sujet.  Involontairement  vous  songez  alors  à 
l'entr^acte  de  V Africaine^  et  dans  un  ordre  moins  relevé  sans  doute,  mais 
encore  bien  intéressant — à  Fintermède  symphonique  placé  dans  Manon 
Lescaut  avant  la  scène  da  désert.  Ces  réserves  faites,  je  n'ai  qu'à  louer 
la  contexture  technique,  mélodie,  harmonie,  coloration  instrumentale, 
même  en  admettant  que  c'est  parfois  écrit  trop  fin,  môme  en  repro- 
chant à  l'auteur  ses  pattes  de  mouche  ;  il  n'en  faut  pas  moins  déclarer 
que  c'est  de  la  calligraphie  sur  vélin  avec  des  majuscules  de  sinople  et 
d'or  plantées  ici  et  là  comme  points  de  repère  :  les  divers  morceaux  du 
premier  acte  que  j'ai  cités  et,  dans  le  deuxième,  un  certain  scherzo  tout 
pétillant  d'esprit,  la  danse  des  phalène^  avec  son  solo  de  violon  et  ia 


922  BETBB  DE9  Km  KOIIDES. 

valse  lente.  N'insistons  pas  davantage  sur  la  manière  dont  ie  style 
instrumental  est  traité,  cette  intelligence  de  Porchestre  n'ayant  rtan 
qui  doive  tant  nous  surprendre  chez  an  musicien  doaé,oomme  M.  Widor, 
d'une  perception  nerveuse  des  plus  subtiles  et  vivant  en  puissance  de 
l'orgue,  llnstrument  polyphonique  par  excellence  ;  Torganiste  moderne, 
tel  qu'on  se  le  figure  après  toutes  les  découvertes  de  la  science,  «près 
Weber,  Meyerbeer,  Berlioz,  Richard  Wagner,  —  dès  qu'il  s'assied  ison 
clavier,  entre  en  rapport  magnétique  avec  les  Ames  des  grands  maîtres 
sonoristes,  il  entend  des  voix,  et  quand  il  a,  comme  Tauteur  de  la  Kor- 
rîgane,  la  personnalité  et  la  main-d'œuvre,  il  les  transcrit  à  son  profit 
M.  Widor  emploie  volontiers  les  iustrumens  à  vent,  trop  volontiers 
peut-être,  car  il  néglige  à  cause  d'eux  les  instrumens  à  cordes,  ce  qui 
nuit  par  momens  à  l'ampleur  de  son  orchestre.  C'est  là  une  simple 
question  de  quatuor,  mais  dont  il  va  falloir  se  préoccuper  en  écrivant 
des  opéras,  vu  que  ce  qui  peut  être  un  avantage  dans  un  ballet,  dans 
une  symphonie,  où  la  coloration  tient  une  si  large  place,  serait  moins 
de  saison  dans  une  œuvre  dramatique  composée  à  la  fois  pour  les  toîx 
et  pour  l'orchestre.  Il  y  a  là  une  difficulté,  un  confiit  d'où  Beriîoz  loi* 
même,  avec  tout  son  génie,  ne  ^est  jamais  tiré.  Quelle  chose  admi- 
rable serait  sa  Damnation  de  Faust  si  le  drame  chanté  et  ie  drame 
symphonique  y  brillaient  d'une  égale  splendeur  1  Malheureusement,  dès 
que  Berlioz  écrit  pour  les  voix,  sa  musique  se  convulsionne  :  voos  diriez 
un  poisson  dans  du  sable.  Autant  il  réussit  aisément  à  soulever  les 
masses  de  l'orchestre,  autant  il  lui  en  coûte  d'efforts  pour  dernier  aux 
moindres  paroles  une  expression  mélodique,  et  si  des  trois  figures  qu'il 
met  en  scène,  celle  de  Méphisto  est  la  mieux  venue,  c'est  que  nnstm- 
mentation  lui  en  fournit  complaisamment  la  caractéristiqae.  Embsn- 
chez  la  trompette  et  le  basson,  au-dessus  du  tissu  chromatique  failes 
grincer,  siffler  la  petite  flûte,  à  Pinstant  vous  éwqoez  1q  diable  d'enfitr 
avec  ses  cornes;  tenez-vous  à  voir  Oberon  et  Titania  vous  appantlre? 
pincez  les  harpes  et  demandez  à  l'bannonica  ses  vibrations.  L'instnamt 
auqnel,  dans  la  Korrigane ,  obéissent  les  écrits  de  Tatr,  s'appelle  le 
typophone-Mustel,  un  singulier  nom,  moins  poétique  assQTémentqQe 
l'harmonica  d'où  il  dérive,  car  les  noms  oot  beau  changer,  la  réso- 
nance ne  varie  pas  ou  varie  peu,  et  c'est  toujours  le  môme  instranent 
dont,  au  dernier  siècle,  on  attribua  l'invention  à  Franklin,  qoî,  dès 
17{i6,  s'appelait  à  Lradres  tniuvca^  gloMes^X^  sous  les  doigts  de  Gloct, 
s'épandait  en  ondes  sonores.  On  ne  simagine  pas  la  vogue  de  l'haraio- 
nica  vers  cette  époque;  deux  proches  parentes  de  Benjamin  Fjraiiklin« 
Marianne  et  Cecilia  Davies,  l'avaient  mis  à  ia  mode  en  Fraace  et  en 
Italie  ;  quant  à  l'Allemagne,  il  va  sans  dire  que  le  wertfaérisBie  tram 
sa  note  spéciale  dans  cette  musique  sentimentale  et  portant  sur  tener^ 
Une  virtuose  florissait  alors  à  Vienne  dont  le  jeu  produisait  nn  lel 


MDSICAUl.  923 

enthousiasme  que  Mozart  écrivit  k  sou  iutemiou  ua  quiatette  (adagio 
et  rondo)  pour  haroMMûca,  flûte,  hautbois^  violon  et  violoncelle.  La  diva 
se  nommait  MariaMtt  Kirchgeaaoer  ^  elle  était  aveugle,  ce  qui  ne  la 
rendait  que  plus  intéressante.  Les  beUee  danses  de  la  cour  de  Marie- 
Thérèse  raccablaient  d'hoimmageB  épistolaires  rédigés  dans  le  pathos 
da  temps,  par  exemple  le  billet  qu'on  va  lire  et  qui  accompagoait  un 
service  en  vermeil  peur  le  chocolat  :  «  Voire  &ma,  pure  et  auave  comme 
rinstrument  céleste  dont  votre  main  touche  si  divinement, — votre  &ine 
ineffable  a  captivé  la  mienne,  et  croyez  que  chaque  fois  que  vous  dai- 
gnerez approcher  vos  lèvres  de  l'une  de  ces  tasses,  je  me  soutirai  ravir 
d^aise.  »  Les  plus  fameux  romans  de  cette  période  :  Hesperus^  Titan, 
Qumtus  Fixlein,  sont  pleins  des  nostalgiques  vibrations  de  l'harmonica 
que  Jean-Paul  définit  t  le  zéphir  du  monde  de  la  résonance,  »  et  quand 
la  Marianna  Kirchgeasoer  mourut,  en  1808^  ua  compositeur  de  renom, 
W.-J.  Tomascbek,  de  Prague,  se  conformant  au  deuil  universel,  tradui- 
sit son  émotion  par  une  cantate  pour  T  harmonica,  déposée  sur  le  mait' 
soUe  de  Marianna  Kirehgessner.  Quelles  modifications  a  dû  subir  depuis 
ee  temps  linstrument  de  Franklin  et  comment  les  clochettes  de  cristal 
ont  fini  par  devenir  des  touches  métalliques,  il  faudrait  tout  un  gros 
livre  pour  le  dire  et  tout  wi  dictionnaire  pourenregisurer  tous  les  noms 
attribués  à  ces  multiples  dérivés  du  premier  type  :  harmonicorde- 
MûUer,  harmonicon-Busehmann,  panmHodicon-LBppiçh  et,  finalement, 
typophone-Mustel.  J'allais  oublier  la  boite  à  musique  Mâlzel,  très  recher- 
chée à  Vienne  en  1790,  mécanique  à  spectacle  exécutant  des  airs  variés 
de  Haydn  et  de  Wenzel-MûUer,  pendant  qu'au  dehors,  sur  une  peau  de 
tambour  à  grelots,  évoluait,  valsait,  frétillait  et  tourbillonnait  tout  un 
monde  de  marionnettes  ;  déesses  et  nymphes  en  vertugadin,  Tircis  en 
taffetas  vert  pomme,  pastoureaux  et  pastourelles,  sylphides  et  kobolds, 
qui  sait?  la  Korrigane  en  miniature. 

Le  ballet,  du  reste,  bat  son  plein  en  ce  moment.  Le  bruit  courait 
hier  d'une  prochaine  reprise  de  Giselle.  Reprendre  Giselle,  soit,  mais 
avec  qui  7  Pas  avec  la  Rosita  Mauri,  ]fi  suppose.  Talent  nerveux,  sémil- 
lant, chatoyant,  talent-diamant,  tout  phosphore  et  tout  diable  au  corps, 
la  charmante  Espagnole  ne  se  doute  pas  de  ce  que  c^est  que  la  panto- 
mime; sa  figuration  de  FenelU  dans  la  Muette  nous  Ta  trop  démontré, 
et  c'est  un  ballet  de  style  que  GiseUe^  où  les  souvenirs  et  lies  traditions 
de  Carlotta  Grisi  vivent  encore.  Laissons  monter  la  folle  mousse,  mais 
le  quart  d'heure  d'engoûment  passé,  il  faudra  pourtant  qu'on  songe  à 
pourvoir  au  nécessaire.  Les  jouruaux  ne  nousentretiennent  que  des  exa- 
mens de  la  danse,  tous  brillans,  tous  éblouissans,  à  ce  qu'ils  racontent  ; 
mais  les  résultats,  au  bout  du  compte,  quels  sont-ils  ?  Où  voyons-nous 
des  sujets  pour  remplir  les  grands  emplois  du  répertoire,  pour  mimer 
et  danser  le  pas  de  l'abbesse  au  troisième  acte  de  Boberi  le  Diable? 


02i  UTUB  DES  DEUX  MONDES. 

Laure  Fonta,  dit-on,  prend  sa  retraite  ;  elle  partie,  faudra-t-il  renoncer 
à  voir  convenablement  interpréter  cet  admirable  épisode,  un  chef- 
d^œuvre,  sinon  le  chef-d'œuvro  de  Tart  chorégraphique  et  de  Tart  musi- 
cal associés  et  combinés  ensemble? 

Ce  n'est  point  quitter  l'Opéra  que  de  dire  un  mot  du  récent  triomphe 
de  M.  Halanzier,  appelé  par  le  suffrage  des  artistes  dramatiques  à  suc* 
céder  au  baron  Taylor  dans  la  présidence  de  leur  société.  Tandis  que 
d'autres  briguent  les  honneurs  municipaux,  et  lorsque  le  suffrage  uni- 
versel leur  tient  rigueur,  se  font  gloire  d'endosser,  faute  de  mieux, 
l'habit  à  palmes  vertes  d'académicien  in  partibus^  l'ancien  directeur  de 
l'Académie  nationale,  plus  sérieux,  vient  de  recevoir,  sans  l'avoir 
recherchée,  la  vraiment  digne  récompense  d'une  vie  toute  de  travail  et 
d'honorabilité.  Les  compétitions  rivales  pourtant  ne  manquaient  pas;  il 
y  eut  môme  certains  petits  froissemens  d'amour-propre  ;  mais  tout  cela 
s'est  effacé  devant  les  mérites  et  l'autorité  d'un  candidat  que  la  voix 
publique  avait  d'avance  désigné,  et  les  récalcitrans  n'ont  pas  tardé  i 
reconnaître  que,  dans  ce  poste  consacré  par  d'illustres  précédons,  il  fal- 
lait un  administrateur  éprouvé,  un  homme  libre  de  sa  fortune  et  de  son 
temps;  bref,  un  calculateur  plutôt  qu'un  danseur,  ce  qui,  pour  une 
fois  du  moins,  fera  mentir  le  proverbe  de  Beaumarchais. 

Nous  voudrions  aussi  pouvoir  parler  de  M.  Reber,  qui  vient  de  mou- 
rir. Domi  mansit^  lanam  fecit.  En  d'autres  termes,  il  cacha  son  existence 
et  composa  de  la  musique.  Écrire  sagement  et  correctement  des  sym- 
phonies bien  pondérées  que  le  Conservatoire  joue  une  fois  en  quarante 
ans,  et  que  Pasdeloup  délaisse  pour  courir  après  les  comètes  écheve- 
lées,  la  belle  avance!  C'était  un  maître  pourtant,  mais  attardé,  dépaysé; 
les  dieux  qu'il  servait  exclusivement  n'étaient  plus  les  seuls  que  nous 
adorions  aujourd'hui  ;  le  siècle  va  s'élargissant  et  veut  des  Panthéons, 
il  n'avait,  lui,  qu'une  chapelle  et  ne  s'y  trouvait  jamais  assez  à  l'é- 
troit. Haydn,  Mozart  I  en  dehors  de  ce  doux  et  silencieux  commerce, 
il  ne  demandait  rien.  Ingres,  son  vieil  ami,  si  absorbé  qu'il  fût  dans 
Raphaël,  admettait  encore  Beethoven  et  s'arrangeait  de  mani^  à  le 
glisser  parmi  les  héros  de  son  apothéose,  mais  pour  ce  puriste  et  oe 
puritain,  pour  cet  invétéré  quaker  de  la  musique,  c'eût  été  là  tout  sim- 
plement du  luxe.  Cousin  se  vantait  un  jour  devant  nous  de  n'avoir 
jamais  écrit  une  ligne  «  que  cette  grande  langue  du  xvn*  siède  n'eût 
pu  reconnaître  pour  sienne;  »  ce  qui,  déclarons-le,  chez  un  prosa- 
teur du  xa*  siècle  nous  paraissait  un  surprenant  aveu  d'impuissance. 
M.  Reber  avait  cette  superstition  à  l'égard  de  Haydn,  auquel,  à  cer- 
taines heures  de  grand  concert,  il  adjoignait  l'auteur  des  Deux  Jour- 
nées; volontiers  alors  se  fût-il  écrié,  en  empruntant  aux  Rohan  leur 
devise  :  «  Cherubini  ne  puis,  Clapisson  ne  daigne,  Reber  suis.  »  £C 
certainement  que,  parlant  de  la  sorte,  il  aurait  eu  raison.  Ses  sympho- 


RETUB  MUSICALE.  Q2S 

nies,  ses  trios,  ses  pièces  pour  piano  et  violoa,  peuvent  appartenir  au 
passé  ;  les  difficiles  leur  reprocheront  de  n'avoir  que  des  qualités  néga* 
tives,  les  vrais  amateurs  se  laisseront  charmer  et  goûteront  cette  mu- 
sique, aisément  conçue,  clairement  rendue,  comme  de  fins  lettrés  goû- 
tent une  page  d'excellent  style.  Ses  Mélodies  sont,  à  mon  sens,  les 
moins  inspirées  de  ses  œuvres,  y  compris  la  célèbre  Berceuse,  trop 
variée  et  colportée,  et  qui  dut  le  meilleur  de  son  succès  au  violoncelle 
de  Jacquart.  En  revanche,  ses  opéras-comiques  ont  de  la  valeur,  et  sur 
les  quatre  il  s'en  rencontre  un,  le  Pire  Gaillard,  qui  n'aurait  pas  dû  quit- 
ter le  répertoire.  Cela  ne  ressemble  ni  à  du  Boleldieu  ni  à  de  THerold, 
vous  n'y  trouverez  ni  rinsolation  rossinienne,  ni  la  coloration  de 
Weber.  (Test  de  la  musique  française,  bien  française,  du  bon  vieux  vin 
de  notre  cru,  quelque  chose  de  sentimental  et  de  grivois,  de  narquois 
et  d'austère,  Téclat  de  rire  de  Méhul  dans  17ra/o. 

Attristé,  dégoûté  par  l'insuccès  de  ses  derniers  ouvrages,  M.  Reber 
s'était,  vers  la  fin,  tout  à  fait  retiré  du  mouvement,  où  d'ailleurs  il  ne 
se  mêla  jamais  beaucoup.  «  Ne  pèse  pas  sur  elle,  6  terre,  elle  a  si 
peu  pesé  sur  toi.  »  Cette  épigramme  d'un  ancien  nous  hante  l'esprit  à 
son  sujet  :  n'était-il  pas  lui-même  un  ancien?  Il  ne  lisait  plus  rien,  il 
relisait;  à  peine  fréquentait-il  quelques  rares  amis  :  l'intime  Sauzet, 
toujours  en  verve,  Saint-Saêns,  le  disciple  préféré  qui  va  le  remplacer 
à  l'Institut,  et,  tant  qu'elle  vécut,  cette  noble  Louise  Bertin,  —  ftme  de 
musicienne  et  de  poète,  —  à  laquelle  il  dédia  la  meilleure  de  ses  sym- 
phonies. 

La  saison  est  favorable  aux  jeunes;  tandis  que  Tun  triomphe  à 
l'Opéra,  l'autre  conduit  le  bal  au  Chàtelet.  M.  Alphonse  Duvemoy,  un 
jour  qu'il  s'ennuyait  de  n'être  qu'un  brillant  pianiste,  imagine  de  con- 
courir pour  le  prix  de  la  ville  de  Paris,  et  du  premier  coup  il  décroche 
la  timbale  :  Recta  omnium  brevissima.  Cest  la  devise  de  M.  Guizot  mise 
en  musique.  Il  y  a  six  mois,  l'auteur  de  la  Tempite  n'eût  même  pas 
obtenu  la  promesse  d'un  libretto  pour  la  Renaissance  ;  aujourd'hui,  le  voilà 
plus  avancé  qu'un  prix  de  Rome  et  marchant  l'égal  de  M.  Léo  Delibes. 
Je  renvoie  à  l'éloquence  officielle  de  M.  Perrin  ceux  qui  désireraient 
se  renseigner  à  fond  sur  l'historique  de  ces  concours  dus  à  l'initiative 
de  M,  Herold,  préfet  de  la  Seine,  et  me  contente  en  passant  de  procla- 
mer bien  haut  le  mérite  d'une  institution  qui  en  deux  ans  nous  aura 
valu  deux  partitions  du  meilleur  aloi  :  le  Tasse  de  M.  Benjamin  Godard 
et  la  Tempête  de  M.  Alphonse  Duvernoy,  On  qualifie  ces  choses-là  de 
poèmes  symphoniques;  ne  vous  y  fiez  point,  ce  sont  bel  et  bien  des 
opéras  en  trois  parties  qui  deviendraient  trois  actes  dès  demain  s^il 
exisuit  un  théâtre  lyrique.  Dire  de  M.  Alphonse  Duvemoy  qu'il  est  un 
tempérament  d'artiste  serait  répéter  un  lieu-commun.  Nourri  dans  le 


920  BETUB  nu  Wm  MONDES. 

Ck>nservatoim,  il  en  connaît  tous  les  détours^  il  sait  écrire  et  déclameri 
s'entend  à  manier  les  rythmes,  àgpuvenier  un  grand  ensemble,  et  les 
dessins  chromatiques  ne  lui  coûtent  aucun  effort.  Reste  à  se  demander 
ce  qui  sortira  de  cette  masse  d'acquisitions,  à  faire  des  vœux  pour  que 
rindividualité  se  dégage.  Il  y  a  de  tout  et  de  tous  dans  cette  œuvre  cos- 
mopolite» vivantû*  remuante  et  inquiétante  d'un  Pic  de  la  Mirandole 
,  musical,  où  le  talent  de  reproduire  les  divers  styles  est  poussé  jusqu'à 
la  prestidigitation,  où  cependant  prédomine  ritafianisme,  car  ce  nor- 
malien wagnérisant  écrit  pour  les  voix  comme  un  Rossini,  et  c'est  encore 
la  langue  mélodique  du  beau  pays  où  résonne  le  si  qui  semble  lui  être 
la  plus  naturelle  :  exemple,  —  vers  le  milieu  de  la  deuxième  partie, 
-^  ce  bel  ensemble  dramatiquement  mené,  poussé  à  grandes  guides  et 
que  termine  une  maltresse  phrase  dite  par  Prospero.M.  Alphonse  Duver- 
noy  possède  en  outre  le  sens  du  théâtre.  Laissons  Shakspeare  et  ses 
personnages  en  dehors  de  la  question  s  ne  voyons  ici  que  ce  qui!  a 
plu  au  jeune  compositeur  d*y  voir  :  une  féerie  à  traduire  en  musique. 
Il  est  incontestable  que  la  pièce  est  réussie,  nous  avons  devaut  les  yeux 
un  spectacle  qui  se  tient,  et  si  vous  en  demandiez  davantage,  Tauteur 
serait  en  droit  de  vous  répondre  :  Adressez-vous  à  M.  Renan.  Shakspeare 
possède  en  effet  ce  caractère  admirable  de  pouvoir  se  prêter  à  tout.  On 
le  secoue,  on  le  bouscule»  et  sa  bonne  humeur  ne  varie  pas;  souple  et 
docile  aux  mains  innocentes  qui  le  caressent  ou  qui  le  fouaillent,  le 
vieux  lion  rugissant  se  redresse  à  l'appel  du  maître.  Nous  savons  que 
Shakspeare  n'inventait  pas  ses  sujets  de  drame  et  de  comédie.  H  se 
contentait  de  prendre  les  divers  thèmes  épiques  historiques  ou  roma- 
nesques qui  lui  tombaient  sous  la  main  et  de  se  les  approprier  en  les 
transformant.  Je  doute  qu'on  rencontre  dans  son  théâtre  un  seul  ou- 
vrage d(mt  la  fable  lui  appartienne  en  propre,  comme  l'idée  du  Misan- 
thrope et  de  Tartuffe  appartient  à  Molière,  comme  les  canevas  d*uni 
Chaîne  et  d'Hemani  appartiennent  à  Scribe  et  à  Victor  Hugo.  Forcé  de 
ravitailler  toujours  son  répertoire,  de  maintenir  en  haleine  l'ardeur 
de  ses  comédiens  et  la  curiosité  de  son  public,  il  s'emparait  naïvement 
de  tout  ce  qui  lui  semblait  intéressant  et  partait  de  là  pour  créer  : 
materiam  superabat  opus;  jamais  on  ne  fit  mieux  reluire  au  soIeQ  cette 
vérité.  Qu'est-ce,  comme  donnée^  que  la  Tempête?  Un  conte  de  noar- 
rice.  Qu'est-ce  comme  drame  7  Tout  un  monde  d'inépuisable  fécondité 
ouvert  incessamment  aux  spéculations  de  l'artiste  et  du  philosophe. 
Privilège  enchanteur  de  ces  œuvres  destinées  comme  la  nature  à  tou- 
jours renaître  I  tandis  que  le  musicien  en  extrait  des  trésors  dliarmo- 
nie,  le  penseur  les  étudie  à  nouveau,  les  commente,  multipliant  les 
déductions,  semant  les  allusions,  expliquant  tous  les  symbolismes  enfer- 
més dans  le  précieux  coffret  dont  Shakspeare-Prospero  a  jeté  aux  vents 
la  clé  d'or,  que  M.  Renan  a  ramassée  :  «  Prospère  la  raison  suprême,  Ariel 


RBTnV  HOBIC&LE*  VU 

ridéal  et  la  poésie  qu'il  s*agit  d'attacher  à  la  vie  de  telle  façon  qu'il  ne  soit 
plus  tenté  pour  des  motifs  futiles  de  mourir  à  tout  propos.  »  Impossible 
de  caractériser  d'un  trait  plus  fin  l'essence  du  personnage  impondérable 
créé  par  Shakspeare.  Prospère  mort,  comment  Ariel  subsistera-t^il,  lui 
si  incapable  de  lutter  contre  les  nécessités  de  la  vie?  Ce  souci  tour- 
mente le  vieux  magicien,  qui»  se  sentant  finir,  se  retourne  vers  Cali- 
ban,  devenu  chef  de  Fétat,  et  lui  demande  pour  Ariel  une  sinécure, 
n  la  garde  du  château  de  Sermione,  ^i  a'a  aucune  iaiportance  pour  la 
république  de  Milan  et  qui  suffira  ti^  amplement  à  ses  beBoins.  n  Quoi 
de  plus  délicat,  de  mieux  observé  que  ce  mouvement  où  se  trahit  chez 
M.  Renan  une  infinie  charité  pour  les  poètes  ses  semblables  I  N'était-il 
pas  écrit  :  Aimez-vous  les  uns  les  autres?  Et  dire  que  cette  musique, 
c  ette  philosophie,  cette  politique,  tout  cela  était  dans  la  Tempête  de 
Shakspeare,  sans  compter  bien  d*autre  belles  choses  que  les  artistes  et 
les  penseurs  de  l'avenir  y  découvriront  encore  l 


F.   DE  LàGBRSVAlS. 


LES 


LIVRES    D'ART 


I.  L'OEuvre  d»  Rembrandt  décrit  et  commenté,  par  Charles  Blanc,  3  toL  m4%  dont 
deux  volâmes  de  planches;  Â.  Qaantin.  —  II.  La  Vie  et  VOBuvre  de  J.-P,  MiHet^ 
par  Alfired  Sensier,  1  yoI.  in-4%  arec  de  nombreuses  figures  ;  A.  Quantin.  — 
m.  Eugène  Fromentin,  sa  vie  et  son  cBUvrSf  par  Lonis  Gonse,  1  vol.  ia-4*,  avec 
figures  sur  acier  et  sur  bois;  A.  Quantin.  —  IV.  La  Bible  de  RubenSf  i  voL  in-f^  de 
40  planches;  Bruxelles,  Muquardt.  —  Y.  Les  Maîtres  ornemanistes,  par  D.  Guil- 
mard,  avec  introduction  par  le  baron  Davillier,  gr.  in-8%  120  planches  tirées  à  paît; 
Eug.  Pion.  ^YL  Dessins  de  décoraUon  des  principaux  maîtres,  par  Bd.  Gnichard. 
Introduction  et  notices  par  Ernest  Ghesneau,  1  vol.  in-f**  40  planches;  A.  Qoaatln. 

VOEuf}re  de  Rembrandt  continue  la  belle  collection  des  maîtres  de 
l'art,  que  nous  avons  déjà  saluée  dans  son  double  caractère  de 
bibliothèque  sérieuse  et  de  magnifique  musée.  Après  VHolbein,  le  Am* 
cher,  après  le  Boucher,  le  Rembrandt.  Le  Rembrandt,  plus  considérable 
pourtant  que  VHolbein  et  le  Boucher^  puisqull  compte  trois  volumes, 
est  à  la  fois  moins  complet  et  plus  complet.  Le  livre  de  M.  Charles 
Blanc  est  moins  complet  en  ce  qu'il  n'y  est  point  parlé  de  Tœuvre 
peint  du  maître.  Même  des  plus  célèbres  tableaux  de  Rembrandt,  la 
Leçon  d'anatomie,  la  Ronde  de  nuit,  les  Syndics,  même  de  ses  admirables 
portraits  du  Louvre  et  du  National  GaUery ,  il  n'est  pas  donné  la  moindre 
gravure.  Rembrandt  est  jugé  là  presque  exclusivement  comme  aqua-for- 
tiste.  D'autre  part,  ce  livre  est  plus  complet  parce  que  l'œuvre  entier 
du  graveur,  —  c'est-à-dire  353  planches,  —  y  est  décrit  par  une  plume 
savante  et  reproduit  par  les  procédés  fidèles  de  l'héliogravure,  sans 
une  omission,  sans  une  lacune.  Pour  quelques  centaines  de  francs,  on 
possède  cet  œuvre  complet  de  Rembrandt,  que  les  collectionneiirs, 
même  entre  les  plus  riches,  ont  renoncé  à  réunir  en  originaux.  Sa 
valeur  marchande  serait  de  plus  d'un  million.  Mais  le  million  n^est 


LB8  IITU8  d'art.  029 

rien  dans  l'affaire  :  il  y  a  des  pièces  uniques,  et  ces  pièces  uniques 
appartiennent  aux  bibliothèques  nationales  d'Amsterdam,  de  Londres, 
de  Paris,  de  Vienne. 

Ce  livre  n'est  donc  ni  une  biographie  de  Rembrandt,  ni  une  étude  des 
œuvres  de  Rembrandt.  Ce  n'est  rien  autre  chose  et  ce  n'est  rien  moins 
que  le  catalogue  raisonné  et  étendu  de  toutes  les  eaux-fortes  du  maître. 
Gersaint,  Adam  Bartsch,  Wilson,  avaient  déjà  tenté  une  telle  œuvre. 
Mais  par  la  critique,  la  science,  les  développemens  esthétiques  et  histori- 
ques, l'abondance  des  détails  de  toute  sorte,  le  scrupule  et  la  sûreté  de  la 
méthode,  l'exactitude  des  documens,  le  livre  de  M.  Charles  Blanc  laisse 
bien  en  arrière  ceux  de  ses  devanciers.  A  la  sèche  nomenclature  il 
substitue  la  description  qui  fait  voir  et  l'analyse  qui  fait  comprendre;  au 
signalement  glacé,  rédigé  en  style  d'expert,  l'étude  intime  et  profonde 
d'un  critique  érudit  et  d'un  habile  écrivain.  11  y  a  telle  page  de  ce  mo- 
numental catalogue,  qui  est  un  véritable  article,  caractérisant  d'une 
façon  définitive  tout  un  côté  du  génie  de  Rembrandt.  A  lire  à  la  suite 
un  certain  nombre  de  ces  notices,  on  s'étoone  des  ressources  infinies  de 
l'art  de  l'écrivain  et  de  l'art  du  critique.  Parler  vingt  fois  du  môme 
objet,  presque  de  la  même  estampe,  —  car  Rembrandt  a  souvent  gravé 
les  mêmes  sujets  et  s'est  souvent  reproduit,  sauf  quelques  variantes,  — 
et  vingt  fois  employer  de  nouvelles  façons  de  dire,  trouver  d'autres 
idées,  faire  des  rapprochemens  imprévus,  varier  les  procédés  de  des- 
cription, et  les  formules  louangeuses  ;  un  tel  travail  équivaut,  en  littéra- 
ture, à  ce  qu'est  dans  les  exercices  gymniques  le  plus  difficile  des  tours 
de  force.  Malaisée  était  la  tâche;  pour  plus  d'un  môme  elle  n'eût  pas 
toujours  été  agréable.  Vivre  au  milieu  des  eaux-fortes  de  Rembrandt, 
ce  n'est  pas  précisément  vivre  dans  le  beau.  Si  nous  admirons  autant 
que  quiconque  les  puissans  et  magiques  tableaux  de  Rembrandt,  ses 
merveilleux  portraits,  ses  grandes  eaux-fortes,  comme  la  Résurrection 
de  Lazare,  le  Christ  présenté  au  peuple,  VEcce  homo,  le  Crucifiement,  la 
Descente  de  croix,  ces  pages  si  lumineuses  et  si  pathétiques,  nous 
avouons  ne  pas  partager  l'admiration   des  amateurs  fanatisés  pour 
une  foule  de  petites  estampes  que  l'on  couvre  d'or,  au  sens  littéral  du 
mot.  Au  risque  d'être  accusé  d'avoir  des  yeux  pour  mal  voir,  nous 
dirons  sans  détour  aucun  que  VÈve  est  moins  une  femme  qu'une  gue- 
noD«  que  le  combat  de  Goliath  et  de  David  est  une  caricature  sans 
esprit,  que  le  Grand  arbre  à  côté  de  la  maison  n'a  ni  lumière,  ni  air« 
ni  perspective,  et  qu'il  faut  la  foi  du  charbonnier  pour  distinguer  quel- 
que chose  dans  rÉtoUe  des  rois.  Si,  après  cette  audacieuse  confession, 
on  nous  déclare  indigne  de  jamais  regarder  une  eau-forte  de  Rem- 
brandt, nous  ne  nous  en  étonnerons  point.  Les  grands  hommes  ont  leur 
culte  et  leurs  adorateurs.  Ces  adorateurs  poussent  aux  dernières  limites 
ridol&trie  et  l'intolérance.  Discuter  le  bon  Dieu,  cela  est  d'un  libre 

finii  JMÀL  -«  IMO.  S3 


9t0  BETUB  ras  DBra  H01R>K8« 

esprit;  mais  discater  Rembrandt,  même  dans  ses  griffimnemem,  ceU 
est  d'un  4ne  I  y^  ^ït^'- 

On  trouve  dans  YŒuvre  de  Rembrandt  deux  documens  prédemc,  sept 
lettres  du  maître  et  Tinventaire  de  son  mobilier,  vendu  en  1657.  Qui 
ne  sait  que  Rembrandt,  perdu  de  dettes  à  la  fin  de  sa  vie,  fut  exproprié 
par  antoritë  de  justice?  Rien  de  plus  curieux  que  cet  inventaire  q«i 
vous  fait  pénétrer  dans  la  demeure  de  Rembrandt.  H  semble  qu'on  va 
le  voir  lui-même  à  son  chevalet,  occupé  à  se  peindre  en  poarpoint  et 
en  toque  de  velours  noir,  ou  à  sa  table  de  graveur,  faisant  mordre  one 
eau-forte.  Cette  petite  maison  de  la  Breestraût,  «  près  de  Péciose  Saint- 
Antoine,  i>  qu'on  peut  voir  encore  aujourd'hui  h  Amsterdam,  était  un 
vrai  nid  de  peintre  et  d'antiquaire.  Le  mobilier  proprement  dit  parait 
un  peu  sommaire.  Une  dizaine  de  chaises  espagnoles,  recouvertes  de 
cuir  de  Russie  ou  de  coussins  de  velours,  quelques  tables  de  noyer  et 
de  chêne,  deux  glaces  à  cadre  d'ébëne,  une  presse  en  bois  des  ties,  on 
vase  de  marbre  à  rafraîchir,  une  armoire  à  linge,  un  lit  avec  deux 
oreillers,  un  vieux  bahut,  un  gardè^manger,  un  pot  à  eau  en  étain, 
neuf  assiettes  blanches  et  deux  plats  de  terre,  c'est  bien  le  strict  néces* 
saire.  Mais  quels  trésors,  quelles  richesses,  quel  pittoresque  bricJi-tM^ 
anx  murailles,  dans  les  cartons,  dans  les  casiers  !  Plus  de  cent  tableaux, 
des  Brouwer,  des  Garrache,  un  Raphaël,  un  Hab,  un  Bassano,  nn 
Lncas  de  Leyde,  et  des  Rembrandt,  —  bien  authentiques,  ceux-là,  — 
de  quoi  remplir  tout  le  salon  carré  du  Louvre;  des  montagnes  d'es- 
tampes les  plus  rares  de  Mantegna,  d'Albert  Durer,  de  Tempesta,  de 
Lucas  Cranach,  de  Goltzius,  de  Hofbein;  pois  des  moulages  sur  nature, 
des  statuettes,  des  bustes,  des  armes  anciennes,  des  étoffes  brillanles, 
des  costumes,  des  instmmens  de  musique,  des  porcelaines,  des  chi- 
noiseries ;  enfin  des  choses  étranges,  des  calebasses,  une  pièce  d'artQ-* 
lerie,  le  masque  en  pl&tre  du  prince  Maurice  moulé  après  sa  mort,  des 
bois  de  cerf,  d  es  oiseaux  empaillés,  des  coquillages,  «  un  nègre  moalé 
sur  nature,  n  un  hamac,  des  plantes  marines.  Balzac  n'a  pas  imaginé 
mieux  dans  sa  fantastique  description  de  ta  Peau  de  diagrin. 

Nous  avons  dit  que  M.  Chartes  Blanc  ne  parle  pas  de  l'œuvre  peiot 
de  Rembrandt.  T^ous  ne  voudrions  pas  qu'on  prit  nos  paroles  tout  à  fait 
au  pied  de  la  lettre.  Dans  une  excellente  introduction  qui  ne  pèdie  que 
par  des  transitions  mal  ménagées,  -—  Fauteur,  voulant  tout  dire  en  quel- 
ques pages,  7  passe  brusquement  d'une  idée  à  une  autre, —M.  Charies 
Blanc  esquisse  à  grands  traits  le  génie  de  Rembrandt.  H  a  très  Mes 
caractérisé  ce  maître  de  la  lumière  et  de  Texpression,  qui  fut  le  ma- 
gicien du  claîr-obscur  et  qui  porta  si  loin  la  puissance  du  modelé  el 
l'apparence  du  relief  que  ses  têtes  semblent  sculptées  dans  la  pâte. 

La  Vie  et  V Œuvre  de  J.-F.  Millet,  mannscrit  posthume  d'Alfred  Sen- 
sier,  publié  par  M.  Paul  Mantz,  est  un  des  livres  tes  plus  curieux  et  les 
plus  atlÉchans  qui  aient  paru  depuis  longtemps.  Grtoe  aux  nombraiix 


UA  UTBB6  B'aRT«  OSA. 

papiers  intimes,  lettres  et  fragmens  de  mémoires  qu^AIfred  Sensier, 
ami  dévoué  et  conGdentde  Millet,  a  donnés  dans  son  impcnrtanteétudat 
ce  livre  est  moins  une  biographie  qu'une  autobiographie,  [ûeui  pages 
sur  cinq,  c'est  Millet  lui-mAmé  qui  parle,  contani  les  souvenirs  de  son 
enfance,  ses  premières  impressions  devant  la  nature,  son  arrivée  à 
Paris*  les  misères  et  les  angcttsaea  de  s<m  existence,  précisant  so&  idéal 
dans  Fart,  analysant  et  défendant  ses  tableaux,  expliquant  et  raison* 
nant  ses  préférences  et  ses  aotipathies  en  peinture  comme  en  littéra- 
ture. Le  mot  document  humain  est  à  la  mode  aujourd'hui.  Voilà  de 
vrais  documens  humains  dont  Tintérét  n'est  pas  discutable..  Que  nous 
importe  le  document  infiniment  petit  des  romanciers  sur  un  person- 
nage fictif,  en  général  plaâement  vulgaire  et  bassement  vicieux?  S'il 
s'agit  au  contraire  d*un  homme  comme  Millet,  qui  fut  un  grand  talent, 
un  esprit  supérieur  et  une  nature  admirable,  il  n'estpoint  de  détail  qui 
ne  nous  instruise,  pas  de  menu  fait  qui  ne  nous  touche.  Millet  est  né 
&  Gruchy,  près  du  cap  de  la  Hague,  d'une  famille  de  laboureurs  qui  de 
père  en  fils  cultivaient  lenir  bien.  Il  vécut  jusqu'à  dix-huit  ans»  employant 
le  temps  que  n'occupait  pas  le  travail  de  la  terre  à  lire,  à  dessiner 
d'instinct  et  à  regarder  la  mer  et  les  beaux  horizons  des  campagnes. 
Ce  fut  la  plus  heureuse  période  de  sa  vie.  Dès  que,  délaissant  la  charrue 
pour  le  pinceau,  il  vint  à  Paris,  la  misère,  qui  ne  devait  le  quitter  sans 
retour  qu'après  vingt  longues  années,  fut  sa  compagne  de  chaque  jour. 
Millet  a  connu  toutes  ses  douleurs,  subi  toutes  ses  meurtrissures.  Ne 
parlons  pas  des  débuts  du  peintre,  qui  furent  rudes  comme  ceux  de 
beaucoup  d'artistes.  Mais,  môme  après  k  Vanneur  y  Millet  et  sa  femme 
restèrent  deux  jours  sansmanger,  partageant  entre  leurs  enfans  les  der- 
niers morceaux  de  pain;  même  après  la  Tondeuse  de  moutons  et  le  Paysan 
greffant  un  arbre,  en  1856,  un  boulanger  de  Borbison  auquel  Millet 
devait  une  petite  note  lui  refusa  du  pain.  Privations,  maladies,  critiques 
injustes.  Millet  supporta  tout,  non  en  philosophe,  mais  en  sloi^ue. 
L'heure  de  la  fortune  et  de  la  renommée  sonna  enfin  pour  lui,  mais  il 
ne  put  en  jouir  longtemps.  Si  robuste  que  fût  sa  nature,  il  était  épuisé 
par  la  hitte.  Il  mourut  au  mois  de  janvier  1875,  comme  il  venait  de 
recevoir  la  commande  d'une  des  grandes  décorations  da  Panthéon. 
L'état  avait  enfin  pensé  qu'il  y  avait  un  peintre  qui  s'appelait  Millet.. 
On  s'est  souvent  représenté  Millet  comme  un  rustique,  une  sorte 
d*homme  des  bois  ou  de  paysan  du  Danube.  C'était  au  contraire  un 
esprit  charmant  et  très  cultivé.  Il  écrivait  bien,  se  plaisait  à  lire  les 
poètes,  et  connaissait  le  latin.  Il  avaU  un  culte  pour  Virgile,  dont  il 
savait  par  cœur  les  plus  beaux  passages*  Ce  goiit  éclairé,  ce  sentiment 
des  choses  de  l'antiquité,  ne  doivent  pas  surprendre  chez  le  peiutre 
dti  Semeur  et  de  PAngdus.  Millet,  qui  d'ailleurs  avait  commencé  par  des 
sujets  mythologiques,  F  Offrande  au  dieu  Pan  et  l'Œdipe,  a  peint  des 


932  BETUB  DES  DEUX  M0HDE8* 

paysans,  mais  il  leur  a  donné  une  grandeur  antique.  Ses  tableaux  son 
les  Gèorgiques  d'un  nouvel  âge  de  fer. 

Le  livre  de  M.  Louis  Gonse  sur  Eugène  Fromentin  est  moins  intéres- 
sant que  le  livre  d'Alfred  Sensier  sur  Millet.  Est-ce  la  faute  de  l'écrivain? 
est-ce  la  faute  du  peintre?  Il  est  équitable  de  s'en  prendre  à  tous  les  deax. 
Bien  qu'adoptée  le  plus  souvent,  dans  les  biographies  d'artistes,  la  méthode 
qu'a  suivie  M.  Gonse  n'est  pas,  à  notre  avis,  la  meilleure.  Raconter  d'a- 
bord la  vie  d'un  peintre,  puis  décrire  son  œuvre,  enfin  étudier  sa  ma- 
nière et  caractériser  son  talent,  cela  parait  logique  et  bien  ordonné.  Mais 
par  cette  division  rigoureuse,  la  première  partie  du  livre  est  toute  bio- 
graphique et  anecdotique,  la  seconde  purement  descriptive  et  technique, 
la  troisième  exclusivement  esthétique.  Il  en  résulte  une  certaine  mo- 
notonie dans  chacune  de  ces  parties,  et  un  manque  d*unité  dans  le  livre. 
En  place  d*un  livre,  on  a  trois  études  différentes  qui  se  complètent  Paoe 
par  l'autre.  La  méthode  qui  consiste  à  faire  la  biographie  du  peintre  et 
à  étudier  ses  tableaux  au  fur  et  &  mesure  qu'il  les  a  peints,  à  expliquer 
l'œuvre  par  la  vie  et  à  commenter  la  vie  par  l'œuvre,  anime  le  livre.  H 
est  plus  vivant  et  plus  profondément  intime.  Il  semble  qu'on  voie  le 
peintre  lui-même  au  lieu  de  voir  son  eflSgie»  qu'on  vive  avec  lui  au  iiea 
d'écouter  son  biographe.  Ces  réserves  faites,  il  faut  louer  M.  Goose 
pour  ce  travail,  remarquable  à  plus  d'un  titre  et  abondant  en  docnmens 
nouveaux.  Pourquoi  maintenant  la  vie  de  Fromentin  devait-elle  fatale- 
ment être  moins  intéressante  àcoiHer  que  celle  de  Millet?  Parce  que  ce 
qu'on  a  dit  des  peuples  heureux  s'applique  également  bien  aux  indivi- 
dus. Les  hommes  heureux  n^ont  point  d'histoire,  et  Eugène  Fromentin 
fut  un  homme  heureux.  Remarqué  dès  ses  premiers  envois  au  Salon, 
il  fut  bien  vite  acclamé  et  reconnu  pour  un  maître.  Écrivain,  c'est 
Sainte-Beuve ,  c'est  Théophile  Gautier,  c'est  George  Sand  qui,  à  son 
début,  le  sacrent  comme  un  égal  ;  c'est  le  public  attiré  tout  entier  qui  Ut 
et  qui  admire  ses  livres.  On  se  dispute  ses  tableaux;  médailles,  cnnx, 
distinctions  ne  lui  font  pas  défaut;  enfin  l'Académie  française  lui  d(Mme 
Ik  voix  au  premier  tour  de  scrutin.  Dans  toute  cette  vie,  pas  un  moment 
de  combat;  au  milieu  de  tous  ces  éloges,  jamais  une  critique.  Prisons 
aux  luttes  incessantes  de  Delacroix,  de  Rousseau,  de  Millet,  aux  pre- 
mières années  d'Ingres,  si  pénibles  et  si  décourageantes»  aux  iojostiees 
subies  par  Géricault  et  par  tant  d'autres,  et  nous  reconnaîtrons  que 
Fromentin  n'a  pas  d'histoire.  S'il  ne  fut  pas  peut-être  aussi  heareox 
qu'il  le  parut,  il  ne  put  accuser  ni  les  événemens  ni  ses  contemporains. 
Ses  inquiétudes,  ses  souffrances,  ses  heures  de  découragement,  lui  vin- 
rent de  lui-même,  de  sa  nature  nerveuse  et  délicate,  impressionnable 
et  irritable  à  l'excès.  Eugène  Fromentin  fut  un  délicat,  non  un  robiiste« 
et  cette  délicatesse  est  le  caractère  même  de  son  talent  de  peintre  et  de 
son  talent  d'écrivain. 


LES  LITBE8  D'ABT.  933 

Les  bibliophiles  possèdent  la  Bible  de  Holbein,  la  Bible  du  Petit-Ber- 
nard, la  Bible  de  Virgile  Solis,  la  Passion  d'Albert  DQrer,  la  Bible  de 
Jost  Amma,  la  Bible  attribuée  à  Jean  Cousin,  la  Bible  de  Romeyn  de 
Hooghe,  la  Bible  de  Hariilier,  la  Bible  de  Gustave  Doré  et  quelques  fas- 
cicules de  la  Bible  de  Bida.  Deux  éditeurs  belges,  MM.  Merzbacb  et  Falk, 
ont  eu  la  bonne  idée  d'ajouter  à  toutes  ces  bibles  la  Bible  de  Rubens. 
Cest  la  réunion  de  quarante  estampes  gravées  par  les  procédés  hélio- 
typiques d'après  les  plus  beaux  tableaux  de  Rubens  ayant  trait  à  l'An- 
cien et  au  Nouveau-Testament.  Le  livre  s'ouvre  avec  la  Chuu  des  Anges 
rebelles  et  se  ferme  au  Jugement  dernier.  L'histoire  sacrée  est  complète. 

Des  livres  d'un  intérêt  plus  spécial,  mais  non  moins  sérieux,  sont  les 
MaUres  ornemanistes  de  M.  D.  Guilmard,  avec  introduction  du  baron 
Davillier,  et  les  Dessins  de  dicoratUm  des  principaux  maîtres^  repro- 
duits sous  la  direction  de  M.  Ed.  Guichard,  avec  une  notice  et  une 
étude  sur  l'art  décoratif  par  M.  Ernest  Chesneau.  De  ces  deux  ouvrages 
presque  analogues,  le  premier  est  plus  historique,  le  second  plus  tech- 
nique. L'un  comble  une  lacune  de  l'histoire  de  l'art,  l'autre  est 
comme  la  grammaire  illustrée  de  la  décoration  intérieure.  M.  le  baron 
Davillier  a  écrit  l'histoire  sommaire  de  Tornementation,  depuis  le  lotus 
des  Égyptiens  et  l'acanthe  des  Grecs  jusqu'à  la  chicorée  des  gothiques, 
aux  entrelacs  des  Arabes  et  aux  rinceaux  du  xvni*  siècle  ;  M.  Ernest 
Chesneau  a  posé  les  principales  règles  esthétiques  de  l'art  décoratif. 
Chacun  de  ces  deux  livres  est  attrayant  à  feuilleter  et  utile  à  consulter. 
Le  texte  commente  les  gravures,  les  gravures  éclairent  le  texte.  Voulez- 
vous  des  idées  et  des  modèles?  Voici  des  panneaux  de  Bérain,  de  Ch.  de 
Lafosse,  de  Prieur,  des  surtouts  de  Feuchère,  des  cartouches  de  Lebrun, 
uo  mascaron  d'Eugène  Delacroix,  des  tables  et  des  commodes  de 
Boule,  des  bahuts  de  Du  Cerceau,  une  poignée  d'épée  de  Woeriot,  des 
trumeaux  de  Meissonnier,  des  vases  de  Fontanieu,  des  grilles  de  Fon- 
drio,  des  cheminées  d'Abraham  Bosse,  des  torchères  de  Marot,  des  gué- 
ridons et  des  consoles  de  Lepautre  et  de  Lalonde.  Avec  de  pareils 
guides,  on  s'étonnerait  que  l'art  décoratif  contemporain  n'évit&t  pas  les 
fautes  de  goût,  les  anachronismes  et  les  barbarismes  qu'il  commet  trop 
souvent.  Les  arts  industriels,  d'ailleurs,  se  sont  bien  relevés  depuis 
quinze  ans.  S'ils  n'ont  pas  créé  de  formes  nouvelles,  ils  ont  imité  avec 
intelligence  les  œuvres  des  admirables  ouvriers  qui,  du  xiv*  siècle  à  la 
fin  du  règne  de  Louis  XVI,  se  sont  succédé  sans  interruption.  Puisque 
Tart  décoratif  semble  irrémissiblement  condamné  à  ne  rien  inventer, 
au  moins  qu'il  atteigne  au  dernier  degré  de  la  perfection  dans  la  copie 
des  modèles  du  passé. 

Henry  Houssàte. 


LES 


LIVRES  D'ÉTRENNES 


Si  Ton  voulait  passer  en  revue  tous  les  livres  que  ramène  réguliè- 
rement la  Qn  de  décembre,  la  place  et  le  temps  manqueraient,  car  ils 
forment  régulièrement,  depuis  quelques  années,  une  vraie  bibliothèque. 
Il  y  en  a  quelques-uns  dans  le  nombre  qui  disparaîtront  avec  les  cir- 
constances, n'étant  vraiment  lisibles,  et  tout  au  plus,  que  du  15  décembre 
au  1*'  Janvier.  Il  y  en  a  quelques  autres  qui  demeurent  et  qui  sont 
dignes  de  demeurer.  C'est  de  ceux-là  seulement  que  nous  voudrions 
dire  quelques  mots. 

Prmmtr  ^kii  des  Temps  mérovingims,  par  Angutin  Thieny,  Avec  rii  deoUin  éè 

M.  J.-P.  Laorens.  1  vol.  gr.  in  f^i  Hachette. 

Tirons  d*abord  de  pair  l'un  des  chefs-d'œuvre  assurément  de  la  litté- 
rature historique  de  notre  temps,  le  premier  de  ces  Récits  des  Tem^ 
mérovingiens,  où  pour  la  première  fois  les  mœurs  de  nos  farouches 
ancêtres,  jusqu'alors  déguisées  sous  la  prose  élégante  et  polie  des  écri- 
vains du  xvnp  siècle,  reparurent  enfin  dans  toute  la  splendear  de  leur 
barbarie.  Les  travaux  ont  pu  s'accumuler  depuis  lors  sur  cette  période 
obscure,,  embrouillée,  mal  connue  de  notre  histoire.  Mais  si  Ton  a  rec- 
tifié quelques  dates,  quelques  faits,  et  peut-être  l'orthographe  de  quel- 
ques noms  propres,  les  récits  d'Augustin  Thierry  n'en  demeurent  pis 
moins,  par  la  solidité  des  dessous,  par  la  justesse  en  même  temps  que 
par  la  sobriété  de  la  couleur,  par  l'amour  enfin  avec  lequel  on  sent  que 
le  grand  historien  a  traité  son  sujet,  Tœuvre  la  plus  propre  à  donner 
de  ces  temps  lointains  Tidée  la  plus  conforme  et  la  sensation  la  plus 


us  UmS  DETRBNNB8.  935 

vraie,  car,  en  histoire,  ce  n'est  pas  tout  d'être  savant,  et  même  il  se 
pourrait  que  ce  fût  peu  de  chose  :  il  faut  encore  ôtre  artiste. 

Il  n'était  pas  facile  d'illustrer  un  récit  déjà  si  parlant  et  si  vivant 

lui-même.  Le  dessinateur  provoquait  une  comparaison  redoutable.  Il 

y  a  des  conteurs  qui  défient  la  transposition  d'art.  Peut-on  dire  que 

M.  J.-P.  Laurensait  toujours  égalé  la  tâche  qu'il  s'était  imposée?  Nous 

craignons  qu'il  ne  soit  possible  de  critiquer  plus  d'un  détail  dans  les 

compositions  que   nous  avons  sous  les  yeux.  C'est  que  les  procédés 

modernes  favorisent  ici,  comme  un  peu  partout,  une  liberté  qui  va 

souvent  jusqu'à  l'incorrection.  Cependant,  malgré  cet\e  réserve,  qu'il 

fallait  faire,   les  six  compositions  de  M.  J.-P.  Laurens  ne  laissent  pas 

d'avoir  beaucoup  de  caractère  et  de  donner  aux  yeux  une  vive  idée  de 

la  barbarie  des  temps  mérovingiens.  Nous  signalerons  entre  autres  le 

convoi  funéraire  de  Chlother.  M.  Laurens  ici  s'est  retrouvé  tout  à  fait 

sur  son  terrain.  Peu  d'artistes,  en  effet,  dans  le  temps  où  nous  sommes, 

<mt  su  traduire  comme  lui  l'image  de  la  mort,  avec  plus  de  vigueur 

tragique  et  de  lugubre  émotion. 

Nous  n'av<nis  pas  besoin  d'ajouter  que  l'impression  typographique, 
«8t,  comme  aussi  bien  dans  toutes  ces  publications  de  grand  luxe,  digne 
de  la  maison  Hachette. 

V 

MémoireB  de  Philippe  de  Commynes,  publiés  d'tpfte  un  mannscrlt  in^it  ayant 
appartenu  à  Diane  de  Poitien  et  à  la  famffle  de  MontmoreDcy-Lniemboar^,  par 
M.  B.  Ghanteiauie,  1  vol.  gr.  5ii-8*,  illoatré  de  4  chromoJiUiographie»  et  d*QB  grand 
nombre  de  graforei  sur  bois  ;  Firmin-Didot. 

Parmi  les  livres  d'histoire  nous  trouvoos  au  premier  rang  la  nouvelle 
et  luxueuse  édition  des  Mimoires  de  Philippe  de  Commynes,  donnée  par 
lïL  Ghantelauze,  d'après  un  manuscrit  que  M.  Chantelauze,  grand  cher- 
ebeur  de  documens,  comme  on  sait,  et  chercheur  souvent  heureux,  a. 
Binon  découvert,  tout  as  moins  oomme  retrouvé  sur  les  indications  do 
M.  Léopold  Detisle.  Ce  n'est  pas  on  manuscrit  autographe,  c'est  au 
moins  une  excellente  copie,  dont  on  peut  croire  que  la  combinaison 
avec  les  autres  nous  fait  approcher  de  bien  près  le  texte  authentique 
de  Commynes.  Aussi  la  valeur  de  cette  publication  ne  sera-t-elle  pai 
moins  grande  aax  yeux  même  des  éradits,  qiii  lisent  pour  chicaner  la 
position  des  viiigules  et  des  points  sur  les  i,  qu'aux  yeux  du  public 
lettré,  qui  lit.,  pour  lire  et  qui  sait  d'aiUeura  que  Commynes  est  parmi 

nos  dassiques  l'un  des  premiers  en  date.  Je  veux  dire  par  là  qu'il  a 
su  l'un  des  premiers,  dans  sa  prose,  traduire  les  idées  générales  ;  par 

conséquent,  l'un  des  premiers  parler,  comme  nous  en  parlons,  des 
cboees  de  la  politique,  de. l'histoire  et  de  la  morale;  par  conséquent 

encore,  l'un  des  premiers,  nous  donner  des  modèles  d'on  style  vrai* 
ment  firançais,  et  non  plus  seulement,  comme  ses  prédécesseurs^' 


ose  ftETUB  DES  DEUX  MONDES. 

d'un  s^yle  mi-partie  gaulois,  mi-partie  germanique.  Les  Mémoires  sont 
suivis  d'une  esquisse  de  la  grammaire  de  Commynes  et  d'ua  vocabo- 
laire  qui  font  honneur  à  Térudition  de  M.  Chantelauze. 


Lei  Chroniqu9S  d$  Froissart^  édition  abrégée,  avec  texte  rapprocha  da 
moderne,  par  M"'*  do  Witt,  née  Gaisot,  1  vol.  gr.  in-8»,  contenant  11  planches  en 
chromolithographie,  2  cartes,  etc.  ;  Hachette.  —  Nouvelle  Galerie  de$  ÂcriwMS 
français,  par  C.-A.  Sainte-Beuve,  orné  de  nombreux  portraits  gravés  sor  acier, 
1  vol.  gr.  in-8<^;  Gamier  frères. 

Ce  que  nous  disons  de  Commynes  (l&^T-lSOd)  n'est  pas  pour  médire 
de  Froissart  (1337-UlO),  le  chroniqueur  des  chroniqueurs,  comme  on 
devrait  l'appeler  et  dont  M»«  de  Witt  vient  de  nous  donner  une  belle 
édition,  considérablement  réduite,  attendu  qu'on  ne  contient  pas  l'a- 
gréable prolixité  du  plus  curieux  des  chanoines  en  un  seul,  ni  même 
en  deux,  ni  même  peut-être  en  trois  in-octavo.  Froissart,  on  Tac- 
corde,  n'égale  Commynes  ni  pour  la  force  de  la  réflexion  ni  poor  la 
dignité  de  la  pensée,  mais  comme  conteur,  ou,  mieux  encore,  conmie 
coloriste  plutôt  que  comme  écrivain,  il  lui  est  incomparablement  sapé- 
rieur.  —  J'espère  qu'on  ne  trouvera  pas  le  rapprochement  trop  artificiel 
si,  faute  d'en  pouvoir  dire  plus  long  et  nous  référant  au  jugement  d'un 
mattre,  nous  saisissons  l'occasion  de  rappeler  une  belle  étude  que  Sainte- 
Beuve  a  consacrée  jadis  à  Froissart,  et  que  l'on  vient  de  réimprimer  pré- 
cisément en  tête  d'une  ^ouvelle  Galerie  des  Écrivains  français,  ornée  de 
beaux  portraits,  et  disposée  de  manière  à  donner,  en  courant  de  som- 
mets en  sommets,  une  idée  générale  de  la  littérature  française.  —  On 
retrouvera,  dans  le  volume  de  M"»  de  Witt,  les  plus  célèbres  endroits 
des  Chroniques.  Nous  ne  saurions  trop  louer,  pour  nos  vieux  écrivains, 
ce  genre  de  publication  par  fragmens,  par  morceaux  choisis,  par  épisodes 
qu'il  faut  connaître.  C'est  le  vrai  moyen  de  les  mettre  à  la  portée  de  toat 
le  monde.  Ajoutez  que  M"^  de  Witt  ne  s'est  pas  contentée  de  revoir  le 
texte  de  Froissart,  elle  a  pris  la  peine  de  le  traduire  ou  tout  au  moins 
de  rapprocher  son  français  de  celui  que  nous  parlons.  Je  ne  garantirais 
pas  que  Froissart  n'y  perdit  un  peu  de  ses  grâces  et  de  son  charme; 
mais  d'autre  part  il  serait  difficile,  sans  cette  précaution,  de  persuader 
au  public  de  le  lire.  C'est  dommage,  mais  il  faut  bien  s'accommoder  aa 
temps.  Tout  cela,  d'ailleurs,  a  été  fait  avec  beaucoup  de  discrétiOD, 
beaucoup  de  goût,  et  le  plus  scrupuleux  respect  de  tout  ce  que  l'on  pou- 
vait conserver  de  l'original  sans  risquer  d'arrêter  le  lecteur  moderne. 
De  très  belles  illustrations,  d'après  les  manuscrits,  toutes  authentiques, 
par  conséquent,  et  quelques-unes  d'une  délicatesse  d'exécution  tout  i 
fait  rare  en  chromolithographie,  de  nombreuses  gravures  dans  le  texte, 
choisies  dans  le  même  esprit  de  représentation  fidèle  des  hommes  et 


LES  UVRES  d'ÉTRENIIES.  037 

des  choses  du  temps  aDiment  cet  intéressant  volume,  et  parmi  les 
livres  d'étrennes  en  font  Tun  des  plus  instructifs  et  des  plus  beaux 
pour  1881. 

Bisknre  dês  Romains,  par  M.  Victor  Daruy,  membre  de  rinstitui,  tome  ui,  1  toI. 
gr*  iii-8^  contenant  (H)2  gravares,  8  cartes  et  plans,  et  6  chromolithographies. 
Hachette. 

Ce  même  procédé  d'illustration,  pour  ainsi  dire  chronologique,  est 
fort  en  faveur  depuis  quelque  temps  et  Ton  doit  se  féliciter  que  le 
goût  public  Tencourage.  II  est  bon  que  l'histoire  parle  ainsi  quel- 
quefois aux  yeux,  et  Ton  évite  le  danger  que  le  lecteur  courait  jadis 
en  feuilletant  l'histoire  des  anciens  illustrée  par  la  fantaisie  person- 
nelle et  souvent  capricieuse  d'un  artiste  trop  moderne.  Une  médaille, 
une  pierre  gravée,  la  reproduction  fidèle  d'une  fresque  de  Pompéi,  voire 
de  simples  détails  d'architecture,  et  pourquoi  pas  quelques  ustensiles 
de  Tusage  familier,  la  marmite  d'Euclion  ou  le  hoyau  de  Ménédème? 
en  disent  plus  qu'une  longue  dissertation  parfois.  Ces  illustrations  sont 
certainement  le  moindre  mérite,  mais  pour  beaucoup  de  lecteurs  sans 
doute,  elles  ne  seront  pas  le  moindre  attrait  de  cette  grande  Histoire  des 
Romains,  de  M.  Victor  Duruy,  dont  nous  n'avons  nous  pas  voulu  cette 
année,  non  plus  que  les  précédentes  faillir  à  signaler  un  nouveau 
volume. 

Les  Fétês  chré^ennes,  par  M.  Tabbé  Drionx,  ouvrage  lUnatrè  de  quatre  chromoUtho- 
graphies,  trente  et  une  gravnrea  sor  acier  et  qnaimnte  eompoaiUons  sor  bois,  1  vol. 
gr.  in-8<>;  Fume  et  Jouvet.  —  Histoire  de  la  mode  en  France.  La  Toilette  des 
Femmes  depuis  Vépoque  galUhromaine  jusqu'à  nos  jours,  rar  M.  Angustin  Chal- 
lamel,  orné  de  31  planches  gravées  sur  acier,  1  vol.  gr.  In-S*;  Hennuyer. 

Nous  louerons  beaucoup  plus  modérément  deux  autres  volumes,  qui 
ne  relèvent,  à  la  vérité,  que  de  l'histoire  anecdotique.  Ils  seront  peut- 
être  fort  étonnés  d'être  ainsi  rapprochés  Tun  de  l'autre. 

Le  premier,  c'est  les  Fêtes  chrétiennes,  par  M.  l'abbé  Drioux,  et  l'autre 
f Histoire  de  la  mode  en  France,  par  M.  Augustin  Challamel,  avec  ce 
sous-titre  :  la  Toilette  des  femmes  depuis  Vépoque  gallo-romaine  jusqu'à  nos 
jours.  Ils  pèchent  tous  deux  d'abord  un  peu  par  la  qualité  de  l'illustra- 
tioD.  Le  texte  de  M.  l'abbé  Drioux,  quoique  d'ailleurs  intéressant,  et  nul- 
lement désagréable  à  lire,  ne  donne  peut-être  pas  ce  que  le  titre  pro- 
mettait. Et  cependant  il  y  aurait  sans  aucun  doute  un  beau  volume,  — 
je  dis  un  beau*  volume  d'étrennes,  —  à  faire  sous  ce  titre.  Mais  il  fau- 
drait plus  de  choses  dans  le  texte,  dans  l'illustration  plus  de  choix,  dans 
rezëcution  plus  de  soin.  Il  y  a  là  quatre  chromolithographies  qui  sont 
bien  mauvaises  et  d'assez  nombreuses  gravures  sur  bois,  qui  sont  assez 
médiocres.  Seules,  quelques  gravures  sur  acier,  tirées  en  bistre,  méri- 
tent d'être  exceptées  de  la  critique,  ou  même  louées.  Le  texte  de  M.  Chai- 


938  KTUB  DES  BEinL  lfONI»8. 

lamel  est  de  beaucoup  plus  intéressant.  LMllustration  en  est  un  peu, 
pour  ainsi  parler,  gravures  de  mode  :  cependant  les  types  sont  assez 
généralement  bien  choisis.  La  lecture  en  est  curieuse.  M.  Ghallamel  sait 
beaucoup  de  choses  et  les  dit  avec  bonhomie,  sans  autrement  affecter 
Térudition,  dans  un  sujet  qui,  malgré  son  apparente  et  proverbiale  fri- 
volité, n'en  est  pas  moins  Tun  des  plus  difficiles  à  traiter  qu'il  se 
puisse.  Par  exemple,  il  faut  bien  le  dire,  M.  Ghallamel  est  moins  heu- 
reux à  parler  des  modes  contemporaines  que  du  costume  au  temps  de 
Cbartemagne  ou  de  Chilpénc. 

L'ÉffVPt^^  deviièUB  partie.  Du  Caire  à  PAita,  par  Bf*  Qtug»  Eben^  tradacdon  de 
M.  G.  Mmpem,  orné  éê  333  gmviucft  sur  boit  «t  d'une  euta  de  la  Haata-ÉgyplB, 
1  vol.  petit  in•^;  Finnin-BidQt. 

Passons  de  rhistoire  à  la  géographie.  Void  justement  un  ouvrage  oà 
l'histoire,  la  géographie»  beaucoup  d'autres  choses  encore, s'en tremtieot 
et  cependant  ne  s'embrouillent  ni  ne  se  nuisent.  C'est  tÈgypU  de 
M.  George  Ebers,  Fauteur  de  plusieurs  romans,  pharaonesqaes  ou  naba- 
cfaodonosoriens,  qui  ne  valent  pas  le  Boman  de  la  momie  de  Tliéophile 
Gautier.  11  nous  étonnerait  que  nous  fussions  les  seuls  i  préférer  en 
M.  George  Ebers  l'égyptologue  au  romancier.  Aucun  ouvrage  n'est  mieux 
fait  que  celui-^^i  pour  mettre  le  lecteur  au  courant  des  choses  d'Egypte,  et 
quand  on  parcourt  tel  ou  tel  chapitre  de  ce  second  volume,  —  la  Réno- 
vation de  Pantique  Egypte,  par  exemple,  ou  encore,  Thébes  et  VÈpoque  bril- 
lante de  VÈgyvte,  —  on  admire  ce  que  M.  George  Ebers  a  pu  faire  tenir 
en  si  peu  de  pages  de  renseignemens  essentiels.  Ce  second  volume  vient 
s'ajouter  à  celui  que  nous  annoncions  l'année  dernière  à  pareille  époque, 
et  complète  l'ouvrage.  Il  est  donc  inutile  de  répéter  l'éloge  que  nous 
en  avons  fait.  Rappelons  seulement  que  la  traduction  est  de  M.  Mas- 
pero,  rhomme  ds  France  assurément  le  plus  capable,  non-seulement 
de  traduire  un  tel  livre,  mais  encore  de  le  corriger,  de  le  rectifier  et 
de  le  remettre,  en  raison  du  temps  écoulé  depuis  sa  première  appari- 
tion, au  niveau  de  la  science  égyptologique.  On  doit  lui  savoir  le  plus 
grand  gré  d^avoir  pris  la  peine  de  traduire  l'intéressant  ouvrage  de 
M.  George  Ebers. 


De  Parii  d  SmnarcamL  Le  Ferganak^  le  KouUja  et  ta  Sibérie  oocidbifeic,  pv 
M*"'  de  DJIilvj-BoardaDf  oaTngacoateaaBt  273  gvtfforei  anr  hoia  et  5  carm,  Ifvt 
petU  in-T}  Hachette. 

C'est  dans  nne  autre  région  que  nous  transporte  le  livre  de  M"*  de 
Ujfalvy-Beurdon  :  de  Paris  à  Samarcand.  Lnpremons  de  voyage  if ufie 
Parisienne.  Comme  le  titre  l'indique,  c'est  un  vrai  voyage  d'exploratioa, 
etr  à  certains  égards,  de  découverte.  M.  de  Ujfalvy  avait  été  chargé,  par 


le  ministère  de  Tinstniction  pablique,  en  1876,  d'une  mission  en  Russie 
et  dans  l'Asie  centrale.  M»*  de  Ujfalvy  n'hésita  pas  à  le  suivre,  et  c'est 
la  partie  pittoresque,  anecdotique  du  voyage  que  ce  gros  volume,  large- 
ment illustré,  nous  raomte. 

Les  traits  de  mœurs  et  les  Usloriettes  abeodent.  Nous  en  citerons 
une  qui  nous  a  paru  d'un  goftt  tout  à  feit  russe  :  a  Un  l)ean  îour  d^été, 
le  général  Kauffmann,  gouverneur-général  du  Turkestan,  recevait  h 
dtner  un  grand  nombre  d'officiers  de  retour  d'une  expédition  dans  TAlaî, 
aux  environs  du  Pamir.  On  avait  eu  soin  de  donner  à  la  montagne  la 
plus  élevée  de  la  contrée  nouvellement  explorée  le  nom  de  Pic  Kauff" 
mann.  On  dînait  en  plein  air,  et  les  convives  pouvaient  rester  couverts. 
Au  potage,  le  général  s'adressant  à  un  jeune  colonel  du  génie,  lui  dit  : 
«  Aver-vous  rencontré  des  montagnes  bien  hautes  dans  TAlaï?  —Oui, 
Votre  Haute  Excellence.  —  Quelle  est  la  montagne  la  plus  élevée? 
demanda  le  général.  —  Le  pic  de  Votre  Haute  Excellence,  »  réplique 
Pofflcier,  debout,  la  main  droite  à  son  képi,  la  main  gauche  sur  la  cou- 
ture de  son  pantalon.  Au  relevé  du  potage,  le  général  s'adresse  de  nou- 
veau au  colonel  :  «  Ces  montagnes  sont-elles  en  réalité  si  hautes  ? — Oui, 
Votre  Haute  Excellence.  —  Où  sont  celles  qui  sont  le  mieux  situées? 
—  Autour  du  pic  de  Votre  Haute  Excellence,  »  répondit  l'officier  en  se 
levant  et  saluant  de  nouveau.  Au  r6ti,  le  général  lui  demanda  pour  la 
troisième  fois  :  «  Avez-vous  vu  beaucoup  de  neige  dans  la  vallée  de 
l'AIal?  —  Oui,  Votre  Haute  Excellence.  —  Où  avez-vous  vu  le  plus  de 
neige?  —  Sur  le  pic  de  Votre  Hante  Excellence,  »  répondit  l'officier  ton-* 
jours  en  se  levant  et  dans  l'attitude  militaire.  »  Beaucoup  de  lecteurs 
trouveront  peut-être  que  l'anecdote  n'est  pas  si  russe;  en  effet,  à 
mesure  que  bous  la  transcrivons,  il  nous  semble  qu'elle  pourrait  bien 
être  un  peu  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  pays. 

Il  serait  superflu  d'insister  longuement  sur  l'intérêt  du  voyage  en 
lui-même.  Le  bruit  qui  se  fait  depuis  déjà  quelques  années  autour  des 
contrées  de  l'Asie  centrale,  du  Turkestan,  du  Ferganah^  du  Kouldja 
suffirait  à  donner  le  désir  de  lire  ce  livre,  agréablement  écrit  d'ailleurs 
et  vivement  mené.  Donnera-t-il  à  beaucoup  de  Français,  selon  le  vœu 
de  l'auteur,  le  désir  aussi  «  de  visiter  TAsie  centrale?  »  Je  les  avertis  au 
moins  qu^ls  trouveront  à  Tachkend  un  restaurant  français,  tenu  par  un 
Français  qui  maintient  là-bas  la  réputation  culinaire  de  la  France  à 
l'étranger. 

Ln  HïAland»  à  wl  foiieau,  eamc-fertes  et  Ait afais,  p«r  V.  Iteime  Laltiifie,  1  toI. 

lB*lf;  DecMix  et  Qoâtttiiu 

Revenons  en  Europe  avec  le  livre  de  M.  Henry  Havard,  la  Hollande  à 
vol  cCoiseau;  il  nous  suffit  d'avoir  nommé  Fauteur  pour  avoir  dès  lors 


9A0  BBTUB  DBS  DEUX  M0NDB8. 

recommandé  le  livre.  Depuis  quelques  années  en  effet,  M.  Hayard  s'est 
fait  des  choses  de  Hollande  une  spécialité.  Le  pays,  les  mœurs,  This- 
toire,  l'histoire  de  l'art  surtout,  et  jusqu'à  l'histoire  des  faïences,  lui  sont 
également  familiers.  Comme  le  titre  de  l'ouvrage  l'indique,  c'est  une 
description  rapide  et  courante,  une  vraie  description  à  vol  d'oiseau  de  l'on 
des  pays  les  plus  curieux  qu'il  y  ait  au  monde, — j'entends  où  la  civilisa- 
tion la  plus  raffinée  n'a  pourtant  pas  encore  détruit  les  anciens  usages  ni 
passé  sur  les  mœurs  d'autrefois  l'insupportable  niveau  de  son  uniformité. 
Mais  le  principal  intérêt  du  récit  de  M.  Havard,  c'est  qu'il  est  avec  cela 
le  récit  d'un  voyage  fait  à  petites  journées,  à  la  manière  hollandaise, 
dirons-nous,  et  posément  quoique  rapidement.  Les  chemins  de  fer  assa- 
rément  sont  une  belle  invention,  mais  ils  invitent  à  brûler  le  pays  :  on 
va  courant  de  grande  ville  en  grande  ville,  et  Ton  ne  séjourne  qu'aox 
lieux  où  les  guides  adressent  leur  clientèle  de  voyageurs  pressés.  Le 
lecteur  qui  voudra  bien  se  coufier  à  M.  Havard  apprendra  que  la  Hol- 
lande est  riche  de  beaucoup  de  choses  que  la  précipitation  des  touristes 
laisse  maladroitement  échapper.  Le  livre  est  illustré  de  croquis  dans  le 
texte,  d'eaux-fortes  et  de  fusains  de  M.  Maxime  Lalanne,  reproduits  par 
l'héliogravure.  Les  croquis  sont  agiles  :  il  nous  a  seulement  paru  que 
le  procédé  ne  convenait  guère  aux  fusains  et  qu'il  les  brouillait  parfois 
étrangement. 

Tous  ces  livres  sont  des  livres,  non  pas  graves  sans  doute,  mais  livres 
de  bibliothèque,  et  qui  ne  paraissent  en  ce  temps  plutôt  qu'en  un  autre 
que  parce  qu'ils  sont  illustrés.  Ils  peuvent  convenir  aux  lecteurs  les 
plus  difficiles.  Il  y  en  a  d'autres  qui  sont  plus  spécialement  livres  d'é- 
trennes  en  ce  sens  qu'il  sont  plus  particulièrement  à  l'usage  des  jeunes 
lecteurs. 


Les  Souliers  rougei^  noaveaax  contes,  traduits  par  MM.  E.  Grégoire  et  Louis  Moland, 
i  Tol.  in-S*;  Gamier  frères.  —  Pendragon,  par  M.  Alfred  Assollant,  I  vol.  in-S*; 
Hachette.  —  Le  Pays  du  soleil,  par  MM.  Charles  Deslys  et  Richard  Cortambart, 
1  yol.  i]i-8*i  Hachette.  >—  Prisonniers  dans  les  glaces^  par  M.  George  Falh,  i  fri. 
in-8<>;  Pion.—  Feu  de  paille,  par  M"** E. Colomb.,  i  Tol.  iQ*8*t  Hachette.  —  Gmi- 
Père^  par  M.  J.  Girardin,  i  yol.  iii-8®;  Hachette.  -^  Contes  de  Saint'SsMtm^  pst 
M.  de  Chenneyières,  1  toI.  iii-8<*  ;  Pion. 

Il  n'y  a  pas  encore  longues  années,  la  littérature  enfantine  se  rédui- 
sait à  quelques  contes  plus  ou  moins  heureusement  imités  des  Contei 
de  Perrault  ou  des  Contes  du  chanoine  Schmid,  voire  des  Mille  et  une 
Nuits.  C'est  à  ce  genre  qu'appartiennent  encore  les  récits  du  célèbre 
conteur  danois  Andersen,  dont  MM.  Ernest  Grégoire  et  Louis  Holand 
nous  offrent  une  nouvelle  série  cette  année.  Seulement  le  genre  est 


£E8  UVBES  D'ÉTRBNBnS.  9&1 

ici,  comme  on  sait,  singulièrement  relevé  par  la  richesse  d'imagina- 
tion et  le  rare  talent  de  récrivain.  Je  ne  sais,  en  vérité,  pourquoi 
Ton  a  faif  d'une  manière  générale,  à  tous  ces  récits  de  pure  imagi- 
nation, poussés  parfois  jusqu'au  fantastique,  le  reproche  de  fausser 
les  jeunes  intelligences  et  de  peupler  les  jeunes  cervelles  de  super- 
stitions dangereuses.  Quoi  qu'il  en  soit,  dans  les  récits  qu'on  écrit 
aujourd'hui  pour  les  enfans,  on  se  fait  presque  un  devoir  d'éliminer 
l'élément  du  merveilleux  et  de  le  remplacer  par  tout  ce  qu'on  y  peut 
mêler  de  connaissances  certaines,  voire  de  notions  scientifiques.  Tan- 
tôt c'est  de  l'histoire  qu'on  y  fait  entrer  par  bribes,  comme  dans 
le  Pendragon  de  M.  Alfred  Assollant,  où  l'on  voit  passer  Alexandre, 
Perdiccas,  Lysimaque,  Séleucus  ;  tantôt  c'est  de  la  géographie,  comme 
dans  le  Pays  du  soleil^  où  M.  Richard  Cortambert  met  en  œuvre  les 
derniers  renseignemens  que  nous  devions  aux  explorateurs  de  l'Afrique 
centrale,  et  comme  dans  Prisonniers  dans  les  glaces,  où  M.  George 
Fath,  lui-môme  illustrateur  de  son  propre  texte,  nous  emmène  aux  con- 
trées du  pôle,  et,  perdus  parmi  cette  foule,  c'est  à  peine  si  nous  pou- 
vons indiquer  quelques  livres  où  les  auteurs  ne  se  soient  proposé  rien 
de  plus  que  d'amuser  leurs  jeunes  lecteurs  sans  leur  donner  d'autres 
leçons  que  de  bonne  conduite.  Voici  les  volumes  de  M*"*  Colomb,  de 
M.  J.  Girardin,  de  M.  de  Ghennevières.  Ce  dernier  est  illustré  de  cro- 
quis assez  amusans. 


Histoire  d'une  montagne,  par  M.  ÉUsée  Reclnt,  1  yol.  in-S».  — *  Les  Quatre  FiUes  du 
docteur  Marsch,  par  M.  P.-J.  Stahl,  1  voL  in•8^  —  La  Frontière  indienne,  par 
M.  Lucien  Biart,  1  toI.  iii-8^  —  La  Maison  à  vapeur,  par  M.  Jales  Verne.  —  ffts- 
toire  générale  des  grands  voyages,  par  M.  Jalea  Verne,  1  yol.  in-8^.  Hetsel. 

Nous  mettrons  à  part  les  vingt-trois  volumes  nouveaux  dont  s'est 
enrichie  cette  année  la  collection  Hetzel.  C'est  qu'on  n'a  peut-être 
dépensé  nulle  part  ni  plus  d'efforts  ni  plus  de  persévérance  pour  con- 
stituer cette  littérature  nouvelle  à  l'usage  de  la  jeunesse  ou  |de  la  pre- 
mière enfance.  Tous  les  genres  ici  sont  représentés,  depuis  le  simple 
album,  le  Premier  Chien  et  te  Premier  Pantalon,  et  depuis  le  conte  d'en- 
faos,  tels  que  le  Prince  (Mnevis  de  Léon  Gozlan,  ou  tels  encore  que  la 
Véritable  Histoire  de  Gribouille,  sous  la  signature  de  George  Sand,  jus- 
qu'au roman  scientifique,dont  M.  Jules  Verne  reste  toujours  le  maître, 
et  jusqu'au  livre,  on  serait  tenté  de  dire*  de  science  pure,  tel  que  VHiS" 
toire  dune  montagne  de  M.  Elisée  Reclus,  si  l'on  ne  se  souvenait  à  temps 
de  quel  charme  de  style  M.  Elisée  Reclus  sait  envelopper  ce  qui  nous 
semblait  au  collège  si  parfaitement  ingrat,  le  détail  de  la  géographie 
physique.  Parmi  tous  les  récits  maintenant  qui  trouvent  leur  place 
entre  ces  deux  extrémités»  nous  ferons  une  mention  toute  spéciale  des 


9i2  .  IBTUB  DES  l>m  MONDES. 

Quatre  PiOes  du  doôteur  Marsch,  arrangé  par  M.  P.-J.  Stebl,  d'aptes  un 
roman  américain  et  de  la  Prontièire  inâkme^  de  M.  Laciei  Biart. 

Le  premier  de  ces  deux  volumes  est  un  intéressant  récit,  peut-êM 
encore  un  peu  long,  —  mais  il  7  a  vraisemblablement  iince  lecteon 
qui  ne  s'en  plaindront  pas,  —  où  Thistoire  (f  une  mèiae  famille  est 
racontée  avec  cet  art  particulier  qtf  ont  les  romanciers  anglais  on  amé- 
ricains de  mettre  en  couvre  des  sentimens  très  simples,  très  honnêtes, 
si  naturels  qu'en  France  on  les  trouve  un  peu  bouiigeois  et  quMIs  ? 
semblent  médiocrement  s'accommoder  à  ee  que  nous  demandons  dans 
le  roman  de  drame  et  de  passion.  Le  traducteur,  ou  plutôt  le  collabo- 
rateur, a  élagué  de  l'original  américain  toutes  les  prédications  hoD- 
nètes,  mais  profondément  ennuyeuses,  qui  Tencombraient.  En  Amé- 
rique, le  roman,  trop  souvent,  n'est  qu'une  forme  du  tract.  On  ne  récrit 
pas  pour  amuser  les  autres  ni  pour  s'amuser  soi-même,  on  récrit  pour 
faire  pénitence  et  pour  convertir  les  infidèks.  Cela  n'empêche  pas  que 
le  talent  et,  par  conséquent,  l'intérêt  s'y  rencontrent.  Il  faut  senlement 
qu'une  main  habile  s'emploie  à  les  faire  valoir  et  qu'un  excdlent  arran- 
geor  se  dévoue.  Ils  sont  déjà  nombreux  ceux  à  qui  M.  P.-J.  Stabl  a 
rendu  ce  service. 

Pour  le  volume  de  M.  Lucien  Biart,  c'est  un  agréable  récit  de  mœuTS 
d'outre-mer,  vivement  conté,  relevé  de  cette  pointe  d'originalité  très 
personnelle  que  M.  Lucien  Biart  sait  mêler  à  tout  ce  qu'il  conte. 
Ajoutez  qu'il  ne  ressemble  pas  à  tant  d'auteurs  de  récits  de  voyages, 
et  qu'ayant  sur  la  plupart  d'entre  eux  cette  grande  supériorité  d^avoir 
voyagé,  le  lecteur  s'aperçoit  aisément  qu'on  ne  lui  décrit  pas  ici  des 
mœurs  de  convention  dans  des  cadres  de  fantaisie*  Gontentons-noos  de 
mentionner  en  finissant  les  deux  volumes  de  M.  Jules  Verne,  te  Mai- 
son à  vapeur^  et  un  nouveau  volume  de  l'histoire  générale  des  voyages. 
Celui-ci,  consacré  tout  entier  aux  voyageurs  du  xn*  siècle,  contient  en 
trois  parties  le  résumé  de  l'histoire  de  la  colonisation  et  de  l'explora- 
tion de  TAfrique,  le  résumé  des  grandes  expéditions  polaires,  eÔÈn  le 
journal  des  principaux  voyages  de  cicumnavîgation  accomplis  de  notre 
temps. 

Souvenirs  de  la  NouveUe-CaUdonie.  —  Vlnsurrectum  eanav^  par  ML  Hoaxi  fiirièf^ 

1  yol.  in-S<>,  orné  de  45  vignettes.  r^imAnn  x^^y. 

Dans  quelle  c  atégorie  placerons-nous  bien  les  Souvenirs  de  la  Sc^ 
velît-Calédonie  de  M.  Henri  Rivière?  Il  me  semble  qu'As  tiendront  assex 
bien  leur  rang  dans  les  annales  de  l'histoire  de  notre  marine.  Eu  effet 
c'est  id  phis  qu'un  récit  de  voyage,  plus  qu'une  vive  description  d'un 
pays  lointain  par  un  écrivain  dont  les  lecteurs  de  la  Revue  connaissent 
depuis  longtemps  les  œuvres  si  originales  :  c^e^  un  récit  d'histoire.  Si 


U»  UYÏÏBA  ]>'£XB£MM£8.  OftS 

c'était  ici  le  lieu  d'eafler  la  voix,  qûus  oserioas  dire  que  l'opiaioa» 
mal  éclairée,  ne  rend  peutr^tra  pas  toujours,  à  oeux  de  nos  com- 
patriotes qui  se  font  une  carrière  de  risquer  régulièrement  leur  vie  dans 
un  dur  métier  pour  la  gloire  du  nom  français,  toute  la  justice  qu'ils 
mériteraient  ;  malheureusement  ce  n'en  est  ni  le  lieu  ni  le  temps,  et 
nous  avons  déjà  peut-être  en  deux  lignes  abusé  de  l'occasion.  Gooten- 
tons-nous  de  dire  qu'il  est  impossible  de  raconter  d'une  manière  plus 
modeste  que  ne  le  fait  M.  Rivière  des  événemens  graves  auxquels  on 
a  pris  part,  dont  on  a  soi-même  été  presque  la  plus  grande  part,  en 
même  temps  que  d'une  manière  plus  sobre  et  moins  prodigue  dVne- 
mens  inutiles. 

Géographie  universelle,  par  M.  Elisée  Reclus,  t.  ti.  —  L'Asie  rucM,  1  toI.  Iii-S*,  conta* 
nant  8  cartes  en  couleurs,  ISS  cartes  dans  le  texte  et  89  g^f  ores  sur  bois. 

Nous  arrivons  aux  livres  presqueexclusivementscientiiiques^  qui  d'ail- 
leurs nous  semblent  être  moins  nombreux  cette  année  que  les  précé- 
dentes. Nous  retrouvons  encore  ici  M.  Elisée  Reclus,  avec  le  yf  volume  de 
cette  grande  Géographie  universelle  dont  l'éloge  n'est  plus  à  faire.  Ce  vo- 
lume, qui  renferme  la  description  de  l'Asie  russe,  est  comme  la  carte  géné- 
rale du  pays  dont  l'auteur  de  Paris  àSamarcandà  plus  particulièrement 
exploré  une  ou  deux  provinces.  Il  présentera  le  même  genre  d'intérêt 
général  et  actuel.  Nous  signalerons  particulièrement  quelques-unes 
de  ces  pages  où  M.  Reclus,  généralisant  pour  ainsi  dire  la  géographie, 
fait  ressortir,  dès  qu'on  la  prend  de  haut,  le  caractère  philosophique 
des  inductions  qu'on  en  tire.  Voilà  bien  des  siècles  que  le  conflit  de 
l'Europe  et  de  l'Asie  résume  l'histoire  même  du  monde.  Marathon, 
Actium,  Poitiers,  les  croisades,  la  découverte  du  passage  des  Indes,  Tou- 
verture  de  la  Chine  aux  Européens,  autant  d'étapes  d'un  même  drame 
qui  semble  aujourd'hui  dénoué  par  la  yictoire  définitive  de  l'Europe. 
«  Quoique  les  apports  de  la  civilisation  occidentale  soient  mélangés  de 
beaucoup  de  mal,  cependant  on  peut  dire  que  le  continent  spéciale- 
ment aryen  de  l'ouest  est  le  foyer  d'éducation  pour  les  peuples  d'Asie.  » 
Ainsi  s^exprime  M.  Reclus.  Les  rôles  sont  renversés,  puisque  ce  même 
continent  asiatique  fut  jadis  le  berceau  de  toutes  les  races,  de  toutes 
les  religions,  ]de  tous  les  arts  et  de  tontes  les  sciences. 

Les  Grands  Froids,  par  M.  Emile  Bouant,  1  toI.  in-18  ;  Hichette.  —  Les  Télégraphes^ 
par  M.  Temajit,  1  vol.  in-18;  Hachette.  —  Les  Poissons  d*eau  dows  et  la  Piscicti/- 
ture,  par  M.  P.  Gaackler,  1  toI.  ia-8'>;  Germer-Bailliôre. 

Deux  ouvrages,  moins  importans,  viennent  s'ajouter  à  la  Bibliothèque 
des  Merveilles.  C'est  vraisemblablement  le  rude  hiver  de  1879-1880  à 


9hà  RBTUB  DES  DBtZ  MONDES. 

qui  nous  devons  le  livre  de  M.  Bouant  sur  les  Grands  Froids.  Gomme 
le  froid  et  le  chaud,  de  temps  immémorial,  sont  sujets  en  possession 
d'intéresser,  tout  le  monde  voudra  lire  ce  petit  livre.  Les  amatears  de 
statistique  y  trouveront  de  nombreux  renseignemens.  L'autre  ouvrage 
traite  des  Télégraphes.  Il  a  pour  auteur  M.  Ternant.  On  y  trouvera 
l'histoire  de  la  découverte  et  des  premiers  essais  du  télégraphe  élec- 
trique, ainsi  que  la  description  des  principaux  procédés  en  usage. 

Est-ce  bien  un  livre  d'étrennes  que  le  livre  de  M.  Ph.  Gauckler,  ingé- 
nieur en  chef  des  ponts  et  chaussées,  sur  les  Poissons  d^eau  dow»  et  la 
Pisciculture?  Je  n'en  répondrais  pas.  Signalons-le  tout  au  moins  comme 
un  ouvrage  d'une  valeur  scientifique  et  surtout  d'un  intérêt  pratique 
incontestables.  Il  ne  s'agit  en  effet  de  rien  moins  que  des  moyens  d'ar- 
rêter le  dépeuplement  des  cours  d'eaux.  Dépeuplement  des  cours  d'eaox, 
déboisement  des  montagnes,  épuisement  des  mines  de  hooille,  il  semble, 
pour  le  dire  en  passant,  qu'il  y  ait  dans  ce  sens,  depuis  quelques  années 
tout  un  ordre  d'inquiétudes  nouvelles,  comme  si  l'on  prévoyait  le 
moment  où  les  richesses  de  la  nature  et  du  sol  viendront  à  faire  défaut 
aux  besoins  de  l'homme. 

L$s  Oissaux  dam  la  nature,  texte  de  M.  Eugène  Rambert,  iUastnUloiii  de 

M.  Paul  Robert,  2  toI.  in-t»  ;  Paris,  Lebet. 

Parmi  ces  publications,  il  n'en  reste  donc  vraiment  qu'une  qui  soit 
véritablement  publication  de  luxe,  aussi  bien  par  les  soins  donnés  à 
l'impression  que  par  le  caract^e  de  l'illustration.  Ce  sont  deux  beaux 
volumes,  intitulés  les  Oiseauao  dans  la  nature^  dont  le  texte  est  de 
M.  Eugène  Rambert  et  l'illustration  de  M.  Paul  Robert.  Le  texte  et 
Pillustration  assurément  sont  de  deux  amis  des  oiseaux  et  de  la  nature. 
M.  Rambert  est  lyrique,  presque  poète,  à  parler,  en  quelques  lignes,  de 
la  mésange  et  du  chardonneret,  mais  lyrique  sans  trop  d'affectation  et 
poète  sans  trop  d'exagération.  Quant  aux  planches  de  M.  Robert,  les 
planches  tirées  en  chromolithographie  surtout,  remarquablement  venues, 
elles  traduisent  les  allures  et  les  mœurs  des  petits  êtres  qu'elles  repré- 
sentent avec  une  vérité,  une  vivacité  surprenantes.  On  sait  qu'il  ne 
faut  pas  toujours  aveuglément  se  fier  aux  éloges  que  les  éditeurs  eux- 
mêmes  décernent  à  leurs  publications.  Nous  conviendrons  cependant 
volontiers  pour  cette  fois  que  la  préface  de  ce  livre,  ou  plutôt  de  cet 
album,  ne  promet  rien  que  l'album  ne  tienne.  En  tout  temps,  c'est 
quelque  chose,  mais  au  temps  des  étrennes  c^est  beaucoup. 


CHRONIQUE  DE  U  QUINZAINE 


14  décembre  1880. 


Autrefois,  il  y  a  déjà  bien  des  années»  et  depuis  bien  des  révolutions 
ont  passé,  un  ministre  aussi  ferme  que  sage,  le  baron  Louis,  disait 
qu'en  fait  de  finances,  s'il  était  difficile  de  gouverner  Tadversité,  il 
était  petit  être  plus  difficile  encore  de  gouverner  l'abondance,  la  pro- 
spérité. Ce  qui  est  vrai  des  finances  ne  Pest  pas  moins  de  la  politique 
tout  entière,  et  ce  mot  d^un  habile  homme,  qui  avait  eu  un  rôle  dans 
deux  des  plus  grandes  crises  de  notre  histoire,  au  lendemain  de  la 
restauration  et  au  lendemain  de  1830,  ce  mot  de  l'expérience  pré- 
voyante n'est  point  sans  à-propos  aujourd'hui.  11  mérite  d'être  rappelé 
aux  infatués,  aux  présomptueux,  qui  seraient  tentés  de  mésuser  du 
succès,  à  ceux  qui  ne  comprendraient  pas  assez  qu'entre  toutes  les 
affaires  dont  lis  ont  la  direction  et  la  responsabilité,  l'administration 
financière  d'une  grande  nation  est  une  des  plus  compliquées,  une  des 
plus  délicates. 

Oui,  assurément,  le  baron  Louis  avait  raison  :  Tabondance  a  ses  dif- 
ficultés en  même  temps  que  ses  séductions.  Et  d'abord,  la  première 
condition  pour  gouverner  cette  abondance,  qui  règne  visiblement  aujour- 
d'hui dans  les  finances  françaises,  ce  serait  de  savoir  se  défendre  des 
illusions,  de  ne  point  abuser  de  la  fortune,  de  commencer  par  mettre 
les  pouvoirs  publics  en  mesure  d'exercer  leurs  droits,  de  contrôler,  de 
discuter  utilement  tout  ce  qui  constitue  Tétat  économique  du  pays.  Or 
que  se  passe-t-il  depuis  quelques  années?  qu'en  est-il  de  cette  partie 
de  l'administration  nationale,  au  milieu  des  incidens  et  des  conflits  qui 
se  succèdent?  Il  y  a  deux  questions  :  il  y  a  une  question  de  forme,  du 
procédé,  et  il  y  a  la  question  financière  elle-même  considérée  dans  sei 

«on  xuL  —  1880i  60 


Qi6  IBYUB  DBS  DBDX  MONDBS. 

élémens  de  toute  sorte.  Pour  ce  qui  est  du  procédé  de  contrôle  et  d'exa- 
men public,  on  en  prend  vraiment  trop  à  Taise.  Par  un  usage  tellement 
invariable  depuis  quelques  années  qu'il  ressemble  à  un  système,  on 
s'accoutume  à  traiter  la  loi  des  Gnances  comme  Taffairela  moins  impor- 
tante du  monda.  Est--ce  la  faute  du  gouvernement?  est-ce  là  faute  de 
la  commission  du  budget?  est-ce  Teffet  d'une  tactique  savamment  cal- 
culée par  laquelle  on  réserverait,  avec  intention,  jusqu^au  bout,  l'om- 
nipotence parlementaire  sur  les  dépenses  et  les  recettes  publiqnes,  au 
risque  de  brusquer  au  dernier  moment  et  la  discussion  et  le  vote?  La 
vérité  est  que  jusqu'ici  on  a  pris  son  temps  et  que,  soit  préméditation, 
soit  négligence,  tout  s^est  combiné  de  façon  à  nécessiter  une  session  sup- 
plémentaire. On  n'est  jamais  pressé  pour  le  budget,  et  le  rapporteur 
de  la  commission  du  sénat,  M.  Cordier,  sans  y  mettre  aucune  malice, 
pouvait  dire  récemment  :  a  Ce  n'est  que  le  12  juillet,  —  à  la  veille  des 
vacances,  —  que  nous  avons  été  saisis  du  projet  de  loi  portant  Gxatioo 
des  dépenses  de  l'exercice  1881.  Quant  au  budget  des  recettes,  on  a  dû 
détacher  de  l'ensemble  du  projet  de  loi  la  partie  relative  aux  contriba. 
tiens  directes  qui  a  été  votée;  le  surplus  attend  encore  les  décisions  de 
la  chambre  des  députés.  »  La  conséquence  de  ce  procédé  est  malheu- 
reusement évidente,  elle  apparaît  encore  à  l'heure  qu^il  est.  On  arrive 
à  la  fin  de  l'année  après  un  travail  partiel  et  décousu,  sans  avoir  le 
temps  ou  l'occasion  d'embrasser  l'ensemble  du  budget  et  de  la  situation 
financière,  de  mettre  en  regard  les  dépenses  et  les  ressources  publi- 
ques. Une  discussion  sérieuse  n'est  plus  de  saison,  elle  est  à  peine 
écoutée,  et  le  contrôle  des  pouvoirs  constitutionnels  se  borne  h  une 
sorte  d'enregistrement  sommaire.  Que  le  sénat  ait  la  prétention  de  mo- 
difier, de  réduire  ou  de  restituer  quelques  crédits,  ces  modifications 
vont  à  la  chambre  des  députés  qui  se  fait  un  point  d'honneur  de  ne 
pas  les  accepter,  —  et  à  la  dernière  extrémité,  pour  ne  pas  susciter  un 
conflit,  le  sénat  n'a  plus  qu'à  s'incliner,  en  rétractant  son  vote  de  la 
veille.  Cela  se  passe  ainsi  d'habitude,  et  c'est  à  peu  près  inévitable, 
car  le  moment  fatal  arrive,  la  fin  de  l'année  est  là I  M.  le  ministre  des 
finances  intervient  tout  au  plus  avant  le  vote  pour  oOnr,  comme 
dédommagement,  un  tableau  flatteur  des  progrès  de  la  richesse  po- 
bliquoi  des  bienfaits  du  régime,  —  et  un  budget  de  près  de  3  milliards 
est  expédié  au  pas  de  course  I  II  faut  convenir  qu'avec  ce  procédé  inv^ 
riable  d'ajournement  jusqu'à  la  dernière  heure  on  s^accoutume  à  traiter 
oa  peu  légèrement  une  des  plus  sérieuses  affaires  du  pays  et  que,  faute 
d'attention,  par  suite  d'une  certaine  infatuaiion»  on  s'expose  peut-être  à 
d'étranges  méprises. 

Ce  n'est  point  sans  doute  que  cette  situation  financière  de  la  France, 
qui  a  son  expression  dans  un  budget  si  lestement  expédié,  offre  par 
elle-même  rien  d'alarmant.  Elle  est  au  contraire  dans  son  ensemUô 


BSYint.  —  GHBONIQUB.  9A7 

sufiBstmment  rassurante.  Elle  révèle  une  puissance  de  travail  et  de 
production»  une  élasticité  de  ressources,  des  profusions  d'activité  qui 
sont  la  force  du  pays.  Ceux  qui  sont  aujourd'hui  au  pouvoir  recueillent 
les  fruits  de  l'énergique  et  prévoyante  sagesse  qui  a  été  dé(>loyée  au 
lendemain  de  nos  désastres,  dans  l'adversité.  Ils  ont  maintenant 
l'abondance,  justement  cette  abondance  que  le  baron  Louis  proclamait 
difficile  à  gouverner.  Cest  à  eux  de  comprendre  cette  difficulté  quïl  y 
a  toujours  k  gouverner  la  prospérité,  de  ne  point  abuser  d'une  fortune 
qui,  après  tout»  si  brillante  qu'elle  paraisse,  reste  à  la  merci  de  bien 
des  circonstances  prévues  ou  imprévues.  Rien  n'est  certes  plus  satis- 
faisant, plus  flatteur  que  de  pouvoir'montrer  la  facilité  avec  laquelle 
la  France  répare  ses  pertes»  la  rapidité  avec  laquelle  les  recettes  de 
l'état  s'accroissent  par  le  mouvement  naturel  de  la  richesse  publique 
et  de  compter  les  plus-values  d'impôts  par  60,  60  et  100  millions.  Rien 
de  plus  heureux  que  cette  progression  constante  des  ressources  qui 
permet  de  se  donner,  un  peu  promptement  peut-étra,  le  \\i\e  de  degré- 
vemens  successifs  dépassant  déjà  200  millions.  C^est  le  beau  côté  de 
nos  finances,  celui  qu'on  est  toujours  fier  de  montrer.  Il  n'est  pa^  moins 
vrai  que  dans  cette  situation  si  complexe,  composée  de  tant  délémens 
divers,  tout  n'est  pas  également  favorable,  que  ces  excédent  dont  on 
tire  vanité  sont  plus  qu'absorbés  d'avance  et  que,  si  les  ressources  vont 
sans  cesse  en  croissant,  la  progression  des  dépnses  est  plus  rapide 
encore.  La  puissance  contributive  du  pay*4  grandit  chaque  jour,  assure* 
i-on,  — *  la  puissance  dépensière  de  Tétât  ne  gi  audit  pas  moins.  Depuis 
quelques  années  seulement,  depuis  1875,  tout  compte  fait,  l'augmen- 
tation est  de  200  millions  ou  à  peu  près,  et  c'est  probablement  avec 
riniention  de  donner  sous  une  forme  plus  signiûcative  un  conseil  utile 
que  le  rapporteur  du  sénat  se  platt  à  éuumérer  ces  chiffres  des  derniers 
budgeto  :  2,626  millions  en  1875,  2,680  millions  en  1876,  2,717  mil- 
lions  en  1877,  2,75/»  millions  en  1878,  2,916  millions  en  1879. 

Les  chiffres  sont  éloqueni  I  Encore  quelques  années,  on  aura  doublé 
le  cap  redoutable  du  troisième  milliard,  et  celui-là  aussi,  une  fois  qu'on 
l'aura  doublé^  on  pourra  le  saluer  comme  on  saluait  autrefois  le  pre* 
nier  milliard,  avec  la  certitude  de  ne  plus  le  revoir.  Ce  n'est  pas  tout, 
ce  n'est  même  pas  ce  qu'il  y  a  pour  le  moment  de  plus  caractéristique 
dans  nos  finances.  A  côté  de  ce  budget  extraordinaire  déjà  énorme  et 
toujottiB  groselssaot,  on  a  trouvé  ingénieux  de  placer  un  budget  extra- 
ordinaire entretenu  par  l'emprunt,  destiné  à  subvenir  particulièrement  à 
la  reconstitution  da  matériel  militaire  qui .  se  poursuit  encore  et  aox 
grands  travaux  publics  qui  ont  été  décrétés  il  y  a  deux  ans.  Est-ce  là  une 
création  heureusel  Ce  n'est  pas  la  première  fois  que  ce  budget  extraor- 
dinaire fait  son  apparition  dans  noa  finances,  el  il  a  tOQjoure  eu  un 
caractère  asseï  équlvoqaei  U  a  toujoun  raesemblé  à  un  expédient 


9&S  BETUB  DB6  DEUX  MONDES. 

imaginé  pour  suffire  à  de  grandes  tentations,  pour  couvrir  des  fantai- 
sies ou  des  erreurs  accumulées,  pour  s'affranchir  des  règles  d'une  cor- 
recte économie.  Il  a  cela  de  dangereux  qu*il  offre  toute  facilité  pour 
f  >îre  passer  dans  le  budf^et  extraordinaire  toute  sorte  de  dépenses  qui 
sont  de  l'ordre  le  plus  ordinaire,  mais  qui  sont  parfois  gênantes.  On 
renvoie  au  budget  d'emprunt  des  crédits  pour  les  postes,  pour  la  biblio- 
thèque nationale,  pour  rAlgérie,  de  telle  sorte  qu'en  définitive  l'équi- 
libre qui  reste  dans  le  budget  ordinaire  est  assez  factice.  Il  est  le  pro- 
duit de  subtilités,  de  déplacemens  de  crédits.  Dans  ces  conditions,  que 
peuvent  signifier  les  dégrèvemens  qu'on  propose  bruyamment,  dont  on 
est  si  fier?  Il  est  clair  qu'ils  n'ont  pas  toute  la  valeur  qu'ils  pourraient, 
qu'ils  devraient  avoir,  et  qu'ils  n'auraient  vraiment  que  s'ils  étaient 
réalisas  dans  une  situation  plus  complètement  régulière.  Aujourd'hui 
ils  ressemblent  un  peu  à  de  Tostentation,  à  des  combinaisons  de  fan- 
taisieimaginées  pour  capter  une  certaine  popularité. — On  dégrève  d'un 
côté,  on  ouvre  l'emprunt  en  permanence  d'un  autre  c&tél  Tout  cela 
est  sans  doute  spécieux  et  peut  faire,  si  Ton  veut,  une  sorte  d'illusion. 
Ce  n'est  probablement  pas  encore  ce  que  le  baron  Louis  aurait  appelé 
gouverner  sagement  l'abondance.  Il  n'aurait  pas  conseillé  de  dégrever 
et  d'emprunter  à  la  fois,  lui  qui  répétait  sans  cesse  à  ses  jeunes  amis, 
à  M.  Thiers,  à  M.  Duchfttel,  qu'il  fallait  amortir  pendant  la  paii  pour 
pouvoir  dépenser  quand  il  le  faudrait,  aux  heures  décisives  où  la  France 
aurait  besoin  de  toutes  ses  ressources,  de  toute  sa  puissance  de  crédit 
La  fortune  d'une  grande  nation  ne  ressemble  pas  sans  doute  aux 
fortunes  privées.  Elle  ne  s'administre  pas  et  ne  se  gouverne  pas  de  la 
même  manière,  par  les  mêmes  procédés.  Un  pays  populeux,  laborieux, 
perpétuellement  actif  et  toujours  renouvelé  ne  peut  pas  s'en  tenir  aux 
règles  d'une  stricte  et  méiiculeuse  économie.  Il  est  tout  simple  que 
pendant  la  paix  il  use  de  cette  prospérité  qui  est  le  prix  de  ses  efforts 
pour  développer  les  entreprises,  les  travaux  qui  ouvriront  à  Tactivité 
nationale  des  carrières  nouvelles,  qui  seront  une  source  de  richesse.  Ce 
qu'il  dépensera  lui  sera  payé  au  centuple.  Tout  cela  est  possible  dans 
une  certaine  mesure,  sous  certaines  réserves,  à  la  condition,  par  exemple, 
qu'on  n'oublie  pas  qu'il  y  a  dix  ans  à  peine,  la  France  est  sortie  de  la  plus 
cruelle,  de  la  plus  effroyable  des  crises  avec  plus  de  vingt  milliards  de 
dettes  qui  ne  cessent  de  peser  sur  elle,  dont  elle  n'est  malheureuse- 
ment pas  dégrevée.  Cette  France  éprouvée  et  meurtrie  de  1871,  elle 
s'est  relevée  matériellement,  nous  le  voulons  bien,  elle  a  retrouvé  sa 
fécondité;  elle  est  de  force  à  tenir  tète  à  toutes  les  difficultés,  à  porttf 
tous  les  fardeaux,  et  l'expansion  de  richesse  qui  se  produit,  qui  excite 
le  lyrisme  officiel,  montre  ce  qu'il  y  a  toujours  en  elle  de  vitalité, 
d'énergie  réparatrice:  soiti  La  France  est  riche;  mais  enfin  elle  n'est 
pas  sans  éprouver  pas  instans  d'indéfinissables  fatigues  dont  le  ralea- 


BETUB*  — -  GHROmQUBc  0&9 

ti^sement  progressif  des  exportations  est  le  signe.  Elle  reste»  de  plusj 
singulièrement  engagée  dans  ses  finances,  dans  son  crédit.  Esi-il  pru-; 
dent  d'ajouter  sans  cesse  à  ces  engagemens,  dMnscrire  chaque  année' 
50,  60  oniliions  de  plus  au  budget  ordinaire  des  dépenses  publiques? 
Le  courant  est  irrésistible.  Un  jour  il  faut  améliorer  le  traitement  des 
fonctionnaires;  un  autre  jour  on  veut  augmenter  les  dotations  de  l'en- 
seignement à  tous  les  degrés,  sous  toutes  les  formes.  L'idée  de  popula- 
riser la  république  par  un  vaste  système  de  travaux  s*est  produite,  et 
Ton  n'a  trouvé  rien  de  mieux  que  de  rouvrir  le  grand-livre,  on  a  ima- 
giné le  budget  de  l'emprunt  qui  est  évalué  pour  le  prochain  exercice  à 
450  millions,  sans  compter  les  arriérés  de  la  réorganisation  militaire 
auxquels  il  faudra  faire  face.  De  toutes  parts,  on  touche  à  l'excès  et  si 
l'on  réunissait  tout  ce  que  la  France  a  de  dépenses  obligatoires,  on 
trouverait  que  les  charges  qui  pèsent  sur  l'état,  sur  les  départemens. 
sur  les  communes  s'élèvent  au  moins  à  4  milliards.  C'est  beaucoup» 
c'est  déjà  trop,  et  s'il  surgissait  quelque  circonstance  décisive  qui  obli- 
geât la  France  à  ne  consulter  que  sa  sûreté,  sa  dignité,  est-on  bien  sûr 
qu'on  n'aurait  pas  d'avance  paralysé  un  des  plus  puissans  instrumeos 
de  défense  nationale  7  Tout  cela,  à  y  bien  réOéchir,  est  dans  le  budget, 
dans  la  situation  financière  et  aurait  valu  la  peine  d*ètre  examiné, 
d'être  serré  de  plus  près  au  lieu  d'être  tout  au  plus  effleuré  dans  une 
discussion  de  fin  d'année  à  laquelle  on  s'est  hâté  de  couper  court.  On  ne 
prend  pas  garde  qu'à  procéder  comme  on  le  fait,  avec  une  précipitation 
peu  prévoyante,  on  risque  de  compromettre  cette  richesse,  ce  crédit 
dont  on  se  prévaut.  On  ne  gouverne  pas  la  prospérité,  on  en  abuse,  et 
ce  qu'il  y  a  d'aussi  dangereux  que  tout  le  reste,  c'est  d'introduire  l'es- 
prit âe  parti  dans  le  maniement  des  finances,  de  mêler  à  une  affaire 
de  budget  des  passions  et  des  représailles,  des  préoccupations  de  cir- 
constance, ainsi  qu'on  vient  de  le  voir  ces  jours  derniers  encore  devant 
la  chambre  des  députés. 

Qu' est-il  arrivé  en  effet?  Il  y  avait  vraiment  longtemps  qn^on  ne  s'é- 
tait occupé  des  ordres  religieux  pour  les  pulvériser  une  fois  de  plus,  et 
un  des  membres  de  la  commission  du  budget,  M.  Henri  Brisson,  n'a  pas 
voulu  laisser  croire  qu'il  y  eût  une  trêve  même  momentanée.  11  s'est 
fait  le  promoteur  de  tout  un  ensemble  de  dispositions  destinées  à 
envelopper  les  congrégations  dans  un  réseau  de  fiscalité.  M.  le  prési- 
dent de  la  commission  du  budget  a  saisi  l'occasion  de  prononcer  un 
réquisitoire  aussi  âpre,  aussi  passionné  qu'habile  contre  la  main-morte, 
contre  les  associations  religieuses  plus  ou  moins  déguisées  sous  le  nom 
et  sous  la  forme  de  sociétés  civiles.  Que  la  propriété  de  main-morte  se 
soit  singulièrement  développée  depuis  trente  ans  suriout,  que  C(  tte 
extension  même  soit  de  nature  à  attirer  l'attention  des  esprits  poli- 
tique, à  devenir  un  objet  d'examen,  de  considération  sérieuse,  nous  ne 


090  RBTUI  DBS  DEUX  MONDES. 

voulons  pas  le  eontestsr.  Mais  ce  n'est  pas  une  question  de  budget  et 
pour  satûfaire  une  passion  de  parti»  on  s'engage  dans  une  Yoi«  vraU 
ment  étrange  où  tout  est  contradiction  et  incohérence.  Qu'est-ce  à  dire? 
Ces  congrégations  qu'on  poursuit,  elles  ont  été  déclarées  dissoutes,  dis- 
parséas  ou  e%pulsées,  peu  importe  le  mot;  elles  sont  dans  tous  les  cas 
considérées  comme  ayant  cessé  d'exister,  comme  n'ayant  plus  même 
de  domicile,  et  tout  d*un  coup  on  les  rend  à  la  vie,  on  les  remet  sur 
pied  pour  se  donner  le  plaisir  de  les  mettre  à  contribution  avec  des 
raffinemeos  particuliers  de  fiscalité  !  Ce  n'est  pas  tout;  on  a  I  aîr  de  ne 
proposer  que  des  mesures  simplement  financières,  —  c'est  en  défini- 
tive  tout  ce  que  permet  le  budget,  —  et  par  le  fait  ces  mesures  tou- 
chent au  droit  civil,  au  code  de  commerce,  au  code  de  procédure.  Blés 
modifient  par  voie  indirecte  et  sommaire,  par  un  vrai  subterfuge,  toute 
une  partie  de  la  l<^gislation  pour  atteindre  les  communautés  reli« 
gieuses  sous  la  forme  civile  qu'elles  se  sont  donnée.  Le  dernier  mot  du 
système,  et  M.  Henri  Brisson  n'a  point  hésité  à  l'avouer,  serait  la  dépos* 
session  complète  et  définitive  des  ordres  religieux  au  nom  et  au  prr»fit 
de  l'état  M.  le  président  de  la  commission  du  budget  a  manqué  da 
logique  en  a'arrétant  en  chemin,  en  n'allant  pas  jusqu'au  bout  de  la 
proposition  qu'il  avait  dans  l'esprit.  Pour  le  moment,  il  s'est  contenté  de 
ses  sept  articles,  de  son  petit  code  fiscal  qui  ne  laisse  pas  d'être  savam- 
ment combiné. 

La  chambre  d^s  déput(^s,  bien  entendu,  a  tout  voté,  et  c'est  è  peina 
si  elle  a  accepté  une  légère  modification  du  texte  qui  tendait  à  la  sau- 
ver de  celte  inconséquence  de  paraître  imposer  des  corporations  qn^elle 
prétend  ne  paj  reconnaître;  mais  que  va  faire  maintenant  le  sénat,  tar- 
divement saisi  de  si  étranges  propositions?  Il  n'est  point  assurément 
Impossible  que  les  articl^'S  votés  par  la  chambre  ne  trouvent  an  Luxem- 
bourg un  accueil  assez  froid.  Il  est  môme  vraisemblable  que  le  sénat, 
malgré  toute  sa  longanimité,  s'arrêtera  devant  des  fantaisies  qui  con- 
stituent de  véritables  dt^rogations  an  droit  civil,  au  droit  public.  Il  peut 
encore  passer  condamnation  sur  un  crédit  qu'on  lui  renverra;  il  ne  peut 
vraiment  pas  rendre  silencieusement  les  armes  dans  une  question  oft 
de  si  graves  principes  sont  engagés  d'une  manière  détournée  et  subrep- 
tlce,  oh  toutes  les  conditions  législatives  sont  méconnues.  Ainsi,  à  la 
dernière  extrémité,  par  emportement  ou  par  une  excentricité  if  omnipo- 
tence, les  chefs  de  la  majorité  républicaine  de  la  chambre  des  dépotés 
ne  craignent  pas  de  provoquer  gratuitement  un  conflit  parlementaire 
dont  Telfft  serait  forcément  de  laisser  en  suspens  la  loi  des  finances  à 
la  veille  de  la  fin  de  l'année I  Dès  que  leur  passion  est  en  Jeu,  ils  se 
moquent  du  conflit,  un  peu  du  sénat,  et,  au  risque  de  se  mettre  au-des- 
sus de  toutes  les  règles  constitutionnelles,  ils  ne  trouvent  rien  de  plus 
commode  que  de  faire  du  budget  lui-même  un  instrument  de  repré^ 


iBnnu  "**  craoniQOEi  051 

sailles  et  de  deatroetion  contre  des  ordres  religieux  déjà  edmlnlstrati- 
veaient  exécutés.  Au  fond,  c'est  un  exemple  de  plus  de  cet  esprit  d'ar- 
bitraire auquel  les  républicains,  qui  sont  les  maîtres  du  Jour,  se  laissent 
si  complaiaamment  aller,  qu'ils  portent  dans  les  finances  comme  dans 
la  politique,  dans  Tinterprétation  des  lois  comme  dans  leurs  prétendues 
réformes  de  la  magistrature»  dans  le  domaine  des  intérêts  militaires 
comme  dans  les  affaires  de  l'enseignement. 

La  question  est  de  savoir  quel  profit  peuvent  recueillir  les  institutions 
nouvelles,  quels  avantages  elles  ont  déjà  recueillis  d'un  système  qui  ne 
tendrait  à  rien  moins  qu'à  mettre  la  violence,  les  passions  de  combat  là 
où  tout  était  facile,  à  faire  de  la  république  le  règne  exclusif  d'un 
parti  en  dehors  de  toutes  les  traditions  libérales,  modérées  et  concilia* 
triées.  La  vérité  est  que,  JuaquMd,  cette  politique,  qui  se  proclame 
républicaine  par  privilège,  n'a  réusai  qu'à  semer  l'irritation  et  le  doute, 
à  remuer  plus  de  problèmes  qu'elle  n'en  peut  résoudre,  et  on  peut  se 
demander  ce  que  M.  Gambette  voulait  dire  hier  encore  lorsque,  dans 
un  discours  retentissant  adressé  à  l'Association  polytechnique  en  pleine 
Sorboone,  il  parlait  de  la  tt  voie  sûre  »  où  marchent  ensemble  la  démo- 
cratie, la  chambre,  le  gouvernement,  la  nation  tout  entière.  —  «  Oui, 
s'écriait-il  avec  une  assurance  superbe,  cette  nation  est  sur  la  grande 
route  qui  mène  au  but  suprême,  et  à  ceux  qui  me  demandent  ce  que 
c*est  que  le  but  suprême,  je  répondrai  qu'il  ne  peut  y  avoir  d'équi- 
voque; le  but  suprême,  c'est  le  progrès,  dont  la  définition  a  été  donnée 
par  le  philosophe  éminent  qui  a  tracé  votre  première  charte.  Qu'est-ce 
que  le  progrès?  C'est  4e  développement  de  l'ordre...  »  Nous  voilà  bien 
renseignés I  qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  que  signifie  ce  progrès  qui 
est  le  développement  de  Tordre?  cherchez  ce  qu'il  y  a  sous  ce  déce- 
vant éclat  de  langage,  sous  ces  déclamations  :  la  réalité,  c'est  l'esprit  de 
violence  et  de  guerre  entrant  jusque  dans  le  budget,  c'est  la  magistra- 
ture tout  entière  menacée,  frappée  de  suspicion  pour  son  indépendance, 
cf  est  l'enseignement  de  la  jeunesse  troublé  dans  des  intentions  de  pro- 
pagande, remué  par  des  mains  agitatrices.  S'il  y  avait  encore  en  tout 
cela  des  réformes  sérieuses,  même  un  peu  hardies,  mais  enfin  prépa- 
rées avec  une  certaine  vigueur  d'Intelligence  et  de  réflexion,  on  pour-* 
rait  discuter;  les  réformes  ne  sont  pas  ce  qui  eflraie  les  hommes  sin« 
cères.  Ce  qu'il  y  a  précisément  de  grave,  c'est  qu'on  ne  voit  pas 
l'apparence  d'une  réforme  un  peu  largement  et  impartialement  conçue, 
c'est  que  tout  se  réduit  à  des  procédés  d'exclusion,  à  des  déplacemens 
d'inOuences  ou  de  personnes,  à  des  expédiens  pour  s'assurer  la  domi- 
nation )  tout  prend  aussitôt  le  caractère  d'une  œuvre  de  parti  ou  de 
secte. 

Quel  est  le  mot  d'ordre  de  tons  les  cbangemens  réalisés  ou  essayés 
depuis  quelque  temps  dans  l'enseignement  public?  Il  n'y  en  a  qu^un, 


952  REVDE  DES   DEUX  MONOBS. 

I 

c*est  la  sécnlarisation  qu'on  traduit  par  cette  autre  expression  barbare  de 
«laîcisme,  »  de  a  laïcisation.»  Il  faut  que  tout  soit  laïque,  c'est  la  mode 
du  jour  1  Évidemment,  s*il  ne  s'agissait  que  de  maintenir  l'état  dans  ses 
droits,  de  faire  respecter  la  liberté  des  croyances  dans  les  écoles,  ce  serait 
tout  simple  sans  être  nouveau.  Depuis  plus  de  quatre-vingts  ans,  la  so- 
ciété française  est  sécularisée  dans  ses  lois,  dans  son  état  civil,  dans  son 
existence  tout  entière.  Elle  est  laïque,  ce  qui  veut  dire  tout  simple* 
ment  que  Tordre  temporel  et  Tordre  spirituel  vivent  dans  une  mutuelle 
indépendance  en  se  respectant;  mais  il  est  bien  clair  que  ce  n'est  plus 
là  ce  qu'on  entend  par  la  sécularisation,  que  ces  mots  d'enseignement 
laïque  ont  une  tout  auti^  signiGcation  :  ils  déguisent  à  peine  Texclu- 
sion  de  toute  influence,  de  toute  idée  religieuse,  et  si  M.  le  président 
du  conseil  se  croit  encore  obligé  à  quelques  ménagemens  de  Iai>gage, 
surtout  devant  le  sénat,  s'il  se  plaît,  comme  il  Ta  fait  récemment,  à 
mettre  en  lumière  les  doctrines  spiritua listes,  chrétiennes,  de  la  jeune 
Université  sur  la  vie  future,  sur  Timmortalité  de  Tàme.onle  laisse  dire. 
Le  sens  réel  des  réformes  auxquelles  M.  le  ministre  de  Tinstrac- 
tion  publique  prête  son  nom,  il  est  donné  bien  plutôt  par  M.  Paul  Bert, 
qui  n'a  nullement  caché  ses  opinions*  en  discourant  longuement  Tautre 
jour  sur  l'enseignement  laïque;  il  est  donné  par  M.  Gambetta  lui-même, 
qui  appelait  hier  Auguste  Ck)mte  tt  le  plus  grand  penseur  du  siècle,  • 
qui  a  installé,  —  il  Ta  cru  du  moins,  —  la  royauté  de  la  philosophie 
positiviste  en  pleine  Sorbonne,  «  dans  cette  Sorbonne  longtemps  vouée 
à  un  autre  idéal  et  à  d'autres  doctrines,  mais  qui,  grâce  à  Teffort  du 
temps  et  au  concours  d'hommes  nouveaux,  se  dégage  peu  à  peu  des 
ombres  du  passé  pour  jeter  les  bases  d'une  véritable  science  positive...» 
Voilà  qui  est  clair,  et  la  jeune  Université,  les  professeurs  de  la  Sor- 
bonue  doivent  être  satiâfaits  des  complimens  que  M.  le  président  de  la 
chambre  est  allé  leur  porter  chez  eux,  dans  leur  propre  maison  1  Le 
sens  des  lois  nouvelles,  il  est  donné  aussi,  et  même  d'une  façon  toute 
pratique,  par  le  conseil  municipal  de  Paris,  qui  le  plus  souvent  n'est 
désavoué  ni  par  M.  le  préfet  de  la  Seine  ni  par  M.  le  ministre  de  l'in- 
struction publique.  Là  est  la  vérité  vraie  sur  la  signification  de  tous  ces 
projets  qui  se  discutent  depuis  quelques  jours  dans  les  deux  chambres. 
Ce  qu'où  veut,  c'est  substituer  à  de  traditionnelles  habitudes  d'éduca- 
tion chrétienne  ce  qu'on  appelle  Téducation  scientifique.  Au  lieu  de 
respecter  de  vieilles  mœurs  et  de  s'en  tenir  simplement  à  la  liberté 
sous  Timpartiale  surveillance  de  l'état,  on  prétend  tenter  d'autorité, 
avec  toutes  les  ressources  publiques,  la  plus  redoutable  des  entre- 
prises sur  la  jeunesse  populaire  de  la  France  pour  arriver  à  cette  unité 
nationale  nouvelle  dont  parlait  un  jour  M.  le  président  du  conseil. 
C'est  justement  ce  qui  caractérise  la  politique  de  secte,  et  on  ne  voit 
pas  bien  jusqu'à  quel  point  M.  le  ministre  de  Tinstruction  publique 


BEYUB.   —  CHRONIQUE.  05S 

était  autorisé  récemment  à  s^ élever  avec  une  si  grande  vivacité  contre 
ceux  qu'il  accusait  de  vouloir  s'emparer  des  coi'^ciences  et  des  esprits 
dans  l'intérêt  d'une  religion  d'état  :  il  fait  exactement  la  même  chose 
dans  un  autre  sens. 

C'est  à  coup  sûr  une  expérience  singulièrement  grave.  Qu'est-ce  donc 
lorsque  ces  nouvelles  théories,  ces  nouveaux  systèmes  d*éducaiion 
doivent  être  appliqués  à  des  jeunes  filles?  Une  loi  a  été  en  effet  pré- 
sentée; elle  n'émane  pas  précisément  de  l'initiative  du  gouveruement, 
mais  elle  a  été  acceptée  et  soutenue  par  lui  jusqu'au  bout.  Elle  a  été 
adoptée  par  la  chambre  des  députés,  elle  vient  ces  jours  derniers  d'être 
votée  par  le  sénat,  non  cepf'ndant  sans  de  vives  et  éloquentes  contes* 
tations.  Il  s'agit  de  créer  des  lycées,  des  écoles  d'enseignement  secon- 
daire pour  les  filles,  et  là  aussi,  bien  entendu,  Tidée  laïque. a  triom- 
phé! L'instruction  religieuse  n'est  pas  absolument  exclue,  elle  ne  fait 
plus  partie  de  l'enseignement  proprement  dit,  elle  reste  facultative. 
L'instruction  morale  est  seule  maintenue  dans  le  programme  des  cours. 
Quelle  sera  cependant  cette  instruction  morale?  Voilà  la  question  qui 
s'élève  aussitôt  :  elle  a  été  discutée  avec  autant  de  fermeté  que  d'éclat 
par  M.  le  duc  de  Broglie,  qui,  à  vrai  dire,  ne  voyait  pas  bien  la  néces- 
sité de  conserver  une  instruction  morale  dégagée  de  toute  idée  reli- 
gieuse, et  le  fait  est  qu'avec  cette  séparation  on  entre  un  peu  dans  Tin* 
connu.  Quand  l'instruction  morale  se  confond  avec  l'idée  religieuse, 
chrétienne,  on  sait  ce  que  c'est  ;  quand  elle  en  est  séparée,  elle  ne 
cesse  pas  d'exister  sans  doute,  elle  reste  du  moins  livrée  à  toutes  les 
interprétations.  A  quelle  philosophie  se  rattachera-t-elle  ?  où  commence 
d*ailleurs  et  où  finit  la  morale?  dans  quelles  limites  devront  se  renfer- 
mer les  professeurs?  pourront-ils  enseignera  des  jeunes  filles  les  bien- 
faits de  la  morale  indépendante  ou  du  mariage  civil  séparé  du  mariage 
religieux?  à  quel  point  fixe  s'arrêtera-t-on  dans  le  domaine  infini  des 
spéculations  de  l'intelligence? 

Ge  sont  des  chimères,  dira-t-on»  ce  sont  des  doutes  suscités  pour 
jeter  la  suspicion  sur  l'enseignement  nouveau.  11  ne  s'agit  ni  de  trou- 
bler l'esprit  des  enfans,  ni  d'inventer  une  morale  nouvelle,  ni  même  de 
faire  revivre  les  idées  de  Zoroastre  et  de  C  nfucius,  pour  lesquelles 
M.  Paul  Bert  paraîtrait  avoir  des  préférences.  Les  programmes  sont 
connus,  ils  respectent  toutes  les  grandes  notions  de  spiritualisme.  L'U- 
niversité, —  qui  n'est  pas  aussi  généralement  convertie  au  positivisme 
que  le  pense  M.  Gambetta,  —  TUniversité  a  les  doctrines  les  plus  géné- 
reuses, et  pour  preuve  M.  le  président  du  conseil  n'a  eu  qu'à  citer  l'autre 
jour,  devant  le  sénat,  une  page  éloquente  d'un  jeune  professeur  d'un 
lycée  de  Paris,  M.  Marion.  L'enseignement  restera  ce  qu'il  a  été  jus- 
qu'ici, prudent  et  respectueux  pour  l'enfance.  Ce  qui  se  faisait  hier  se 
fera  encore  demain  dans  les  nouveaux  lycées.  Il  n'eu  sera  après  tout  ni 


9$A  HETim  DES  DEUX  KOimES. 

plus  ni  moinsi  et  les  alarmes  sont  vaines.  Soit,  rien  ne  sera  changé; 
mais  alors  à  quoi  bon  soulever  tous  ces  problèmes  et  se  donner  Tair  do 
prendre  pour  sujet  d'expérience  l'âme  délicate  des  Jeunes  filles?  Pour- 
quoi ces  arrogantes  prétentions  réformatrices  et  ces  suppressions 
bruyantes  d'une  instruction  religieuse  qui  n'a  pas  empêché  jusqu'ici, 
que  nous  sachions,  les  femmes  de  notre  pays  d'être  parmi  les  plus 
éclairées,  les  plus  spirituelles,  les  plus  sensées,  et  de  donner  à  la  civilisa- 
tion française  une  partie  de  son  caractère  et  de  son  génie?  Croit-^m 
qu'on  aurait  bien  servi  la  France  et  sa  grandeur  morale  et  son  inflaence 
dans  le  monde,  si  on  réussissait  à  créer  une  génération  de  femmes 
«  scientiGqucs  »  et  raisonneuses,  allant  pérorer  dans  les  conférences, 
en  province  comme  à  Paris,  sur  Témancipation  de  leur  sexe? 

Le  malheur  dans  tout  cela,  dans  l'enseignement  comme  dans  toutes 
les  affaires  qui  se  succèdent,  le  malheur  est  que  ceux  qui  sont  las 
maîtres  du  jour  semblent  beaucoup  moins  préoccupés  de  préparer,  de 
réaliser  des  réformes  sérieuses  que  d'employer  tous  les  moyens,  toute 
l'autorité  de  Tétat,  toutes  les  ressources  dont  ils  disposent,  à  se  créer 
une  France  à  eux.  C'est  un  mouvement  curieux  à  suivre  depuis  deux 
ou  trois  ansi  il  s'étend  à  tout  et  partout  apparaît  cette  passion  de  parti 
et  de  secte,  cet  esprit  de  domination  exclusive  qui  n'a  rien  de  nouveau 
sans  doute,  qui  s'est  manifesté  au  courant  de  notre  histoire  sons  des 
formes  différentes  et  qui  a  compromis  plus  d'un  régime,  à  oommeoo9 
par  la  république  elle-même.  Et  à  quoi  aboutit^^n?  Évidemment  il  n'y 
a  aucun  péril  immédiat  et  criant*  La  France,  dans  son  ensemble,  ne 
cesse  pas  d'être  paisible,  et  elle  assiste  même,  avec  asaex  d'indifférence, 
à  toutes  ces  agiutions  superOcielles  dont  on  lui  offre  par  instaos  le  speo* 
tacle,  qui  Tétonnent  quelquefois  sans  Témouvoir  et  auxquelles,  dans 
tous  les  cas,  elle  reste  étrangère.  Qui,  sans  doute,  on  a  raison  de  ledire^ 
l'ordre  matériel  n'est  ni  troublé  ni  menacé.  Il  n'est  pas  moins  vrai  qu'il 
y  a  un  certain  malaise  croissant,  mal  défiai,  et  que,  si  Topinino  n'est 
pas  arrivée  à  une  inquiétude  décidée«  aile  se  sent  assez  souvent  prise 
d'impatience  en  voyant  ceux  qui  la  représentent  ou  qui  la  gouvernent 
toucher  à  tout,  aux  finances  comme  à  la  magistrature,  à  l'armée  oomme 
à  l'enseignement  ou  aux  affaires  religieuses,  pour  ne  réussir  qu'A  mettre 
tout  en  doute.  Ce  sentimeut  peut  être  plus  ou  moins  vif,  il  peut  ne  pas 
3e  manifester  toujours  de  la  même  manière  i  il  est  à  peu  près  universel  » 
et  ii  y  a  mieux,  il  existe  même  chei  ceux  qui  ont  le  pouvoir  et  l'io» 
fluence  dans  le  parti  dominant.  Les  chefs  du  parti  ont  beau  se  déclara 
satisfaits  en  se  regardant  dans  leurs  œuvres  et  te  répéter  complaisam* 
ment  è  eux-mêmes  qu'ils  sont  la  nation;  ils  ont  beau  se  dire  que 
chambre,  gouvernement,  majorité,  sont  dans  la  «  voie  sûre,  a  que  par 
eux  la  république  vit  ot  prospère,  c'est  un  optimisme  plus  apparent  que 
réel.  On  sent,  >  travers  tout,  ce  qu'il  y  a  de  peu  normal»  de  peu  lOr  M  peiil- 


BEYUEt  —  CHBONIQUBt  956 

être  do  peu  durable  dans  une  situation  où  les  assemblées  sont  sans 
direction,  où  le  gouvernement  est  saos  autorité,  et  où,  à  chaque  instant, 
pour  dire  le  vrai  root,  une  certaine  roédiocrité  turbulente  et  impuis» 
santé  tend  à  tout  rabaisser  et  à  tout  paralyser. 

La  république  est  incontestée,  c'est  entendu  ;  elle  n'a  rien  à  craindre  de 
ses  adversaires,  elle  est  absolument  aux  mains  de  ceux  qui  prétendent  en 
garder  le  monopole,  et  c'est  précisément  depuis  que  le  règne  des  répu- 
blicains exclusifs  s'est  affirmé,  c'est  surtout  depuis  quelque  temps  que 
nous  revenons  pandegrés  à  cet  état  particulier  où  l'on  recommence  à  diro 
que  décidément  les  affaires  ne  marchent  pas,  que  gouvernement  et  majo» 
rite  ne  sont  pas  à  la  hauteur  des  circonstances.  Effectivement,  l'expérience 
n'est  pas  des  plus  heureuses,  et  la  meilleure  preuve  qu'il  y  a  un  malaise 
intime,  profond,  universel,  c'est  que  dans  le  sein  même  du  parti  répu- 
blicain on  en  est  venu  bientôt  à'  chercher  comment  on  pourrait  sortir 
d'une  confusion  croissante.  On  acru  trouver  dans  une  réforme  électorale, 
dans  la  proposition  de  substituer  le  scrutin  de  liste  au  scrutin  d'arron- 
dissement le  moyen  le  plus  efficace  pour  redresser  une  situation  faussée, 
pour  relever  la  vie  publique  par  le  renouvellement  de  la  majorité,  du  per- 
sonnel parlementaire.  Ce  qui  arrivera  de  cette  proposition  dont  M.  Bar- 
doux  a  pris  l'initiative  et  qu'il  a  appuyée  de  considérations  aussi  justes 
que  mesurées,  on  ne  le  voit  pas  bien  encore.  Elle  n'a  pas  trouvé  d'a- 
bord dans  la  chambre  un  accueil  fort  empressé,  et  c'est  tout  simple, 
puisqu'elle  menace  précisément  une  foule  de  médiocres  importances  qui 
encombrent  aujourd'hui  la  politique,  qui  se  sentent  intéressées  à  défendre 
le  petit  royaume  électoral  où  elles  se  sont  établies.  Depuis  le  premier 
moment,  T impression  a  paru  redevenir  plus  favorable,  la  proposition  dô 
M.  Bardoux  a  repris  quelque  avantage,  et  il  est  certain  que,  la  situation 
étant  donnée,  dans  les  circonstances  présentes,  le  scrutin  de  liste,  en 
dégageant  un  peu  les  élections  des  influences  locales  et  personnelles, 
pourrait  contribuer  à  relever  l'importance  de  rassemblée  prochaine,  à  lui 
inculquer  un  esprit  nouveau.  Après  cela«il  ne  faut  pas  évidemment  s'y 
tromper,  ce  n'est  qu'un  palliatif,  Le  mal  n'est  pas  dans  le  mode  d'éleo* 
tion,  il  est  tout  entier  dans  une  politique  qui  depuis  quelque  temps 
Bôme  l'irritatioUf  divise  la  France  au  nom  d'un  parti,  et  qui,  en  divisant  la 
France,  tend  k  rétrécir  sans  cesse  le  terrain  où  la  république  aurait  pu 
se  fonder  avec  le  concours  de  tous  les  esprits  éclairés  comme  avec  Tas» 
sentiment  paisible  de  la  nation» 

Au  moment  où  s'agitent  tant  de  problèmes  qui  ne  seront  pas  de  sitAt 
résolus»  la  mort  vient  de  frapper  la  femme  qui  a  porté  le  nom  du  pre« 
mier  président  et  on  peut  bien  dire  du  fondateur  de  la  république 
nouvelle*  U"**  Thiers  vient  de  s'éteindre  dans  un  âge  peu  avancé.  Pen- 
dant plus  de  quarante  ans,  elle  avait  été  associée  k  l'existence  d'un 
bomme  qui  a  été  ona  des  lumières*  une  des  puissances  de  son  siècle, 


956  BBTCB  DBS  DEUX  MONDES* 

vn  des  chefs  et  des  guides  de  son  pays  dans  les  jours  heureax  et  dans 
les  jours  troublés.  Elle  avait  partagé  ses  succès  et  ses  épreuves.  Elle 
avait  accompagné  M.  Thiers  en  1870  dans  cette  course  dé.*>oiée  quit 
faisait  à  travers  TEurope  pour  chercher  des  alliés  à  la  France.  Elle 
avait  été  pour  lui  la  compagne  de  toutes  les  heures  à  la  présidence. 
Depuis  la  mort  de  M.  Thiers,  elle  s*était  enveloppée  dans  son  deuil  et 
elle  avait  noblement  dévoué  son  veuvage  à  rassembler  tous  ces  discours 
qui  sont  l'expression  d'une  grande  carrière  publique,  qui  sont  de  vrais 
monumens  de  sagesse,  de  savoir,  d'esprit,  d'expérience.  M"**  Thiers,  eu 
digne  femme  de  l'homme  Illustre  dont  elle  a  porté  le  nom,  a  reodo 
avant  de  mourir  le  meilleur  service  qu'elle  pût  rendre  en  recueillant, 
en  léguant  à  tous  ces  pages  oii  les  politiques  du  moment  peuvent  aller 
chercher  des  leçons  séduisantes  de  bon  sens,  de  modération  et  de 
patriotisme. 

Cb.  de  Mazadv. 


XSSAIS  ET  NOTICES. 


Saint  Martin^  par  Lecoy  de  la  Marche,  Tours,  1880  ;  MaoïA* 

«  Martin  est  le  patron  spécial  du  monde  entier,  »  a  dit  Grégnîre  de 
Tours.  En  rappelant  ce  mot  du  chroniqueur,  M.  Lecoy  de  la  Marche 
n'a  point  cédé  à  l'amour-propre  d*un  auteur  épris  de  son  sujet.  Entre 
tous  les  noms  que  l'église  propose  au  respect  et  à  IMmitatioa  des  fidèles, 
le  nom  de  saint  Martin  est  un  de  ceux  qu'à  travers  tous  les  &ges  et 
dans  toutes  les  parties  du  monde  a  le  plus  constamment  entouré  la 
vénération  universelle.  Et  cependant,  Martin  n'est  pas  un  martyr.  D 
n'a  paâ  versé  son  sang  pour  l'Évangile;  il  n'a  même  pas  souffert 
la  persécution.  D'où  vient  donc  à  saint  Martin  son  auréole?  De  la  pra- 
tique d'une  vertu  par  excellence,  d'une  vertu  que  le  christianisme 
a  donnée  au  monde  et  qui  semble  avoir  trouvé  en  Martin  sa  vivante 
incarnation:  la  charité.  L'épisode  du  manteau  partagé  par  un  froid 
rigoureux  avec  un  pauvre  grelottant,  alors  que  déjà  les  autres  vête* 
n2c;us  de  celui  qui  n'était  encore  qu'un  soldat  romain  avaient  été  di»- 


'       BEVUE.   —  CHRONIQUE.  057 

tribnés  à  d'autres  misères,  c'est  l'histoire  de  toute  la  vie  de  saint  Marlin. 
Il  avait  d'ailleurs  toutes  les  vertus  qu'enfante  la  charité.  Il  avait  la 
douceur»  il  avait  la  modestie»  il  avait  l'humilité,  il  avait  la  tolérance. 
Quelle  preuve  plus  éclatante  de  cette  dernière  vertu  que  son  interven- 
tion en  faveur  de  Priscillien  et  de  ses  disciples  7  Condamnés  par  les 
conciles  de  Saragosse  et  de  Bordeaux,  Priscillien  et  les  principaux  sec- 
tateurs de  son  hérésie  n'avaient  pas  craint  d'en  appeler  à  l'empereur 
Maxime;  c'était  faire  du  pouvoir  dvil  l'arbitre  des  décisions  religieuses. 
Cependant  les  plus  violons  adversaires  de  Priscillien,  Itaoe  et  Idace, 
deux  évoques  espagnols,  avaient  accepté  l'appel,  et»  oublieux  de  leur 
caractère  sacré,  poursuivaient  auprès  de  l'empereur  non-seulement  la 
condamnation  de  l'hérésie,  mais  aussi  la  condamnation  à  mort  des  sec- 
taires. Martin  prend  en  main  la  cause  des  accusés,  et  obtient  de  haute 
lutte  le  salut  de  ceux  qu'on  veut  faire  périr.  Mais,  à  peine  éloigné 
de  Trêves  et  de  la  cour  impériale»  il  apprend  que  le  faible  empereur» 
cédant  aux  instances  des  Espagnols,  ses  compatriotes  d'origine,  a  per- 
mis l'exécution  de  Priscillien  et  des  principaux  hérésiarques  ;  il  apprend 
que  des  tribunaux  armés  de  pouvoirs  sans  bornes  vont  rechercher  dans 
toute  l'Espagne  ceux  qui  ont  trempé  dans  l'hérésie,  les  dépouiller  de 
leurs  biens  et  leur  faire  subir  le  dernier  supplice  :  Martin  revient  à 
Trêves  en  toute  hftte,  et  cette  fois  sans  retour,  il  a  la  joie  et  la  gloire 
d'arracher  des  milliers  d'êtres  humains  à  la  plus  horrible  persécution. 
N'est-ce  pas  là,  si  on  songe  surtout  à  la  barbarie  du  iv*  siècle,  un  trait 
vraiment  admirable? 

On  comprend  aisément  qu'un  historien  soit  tenté  de  peindre  cette 
grande  Ggure.  M.  Lecoy  de  la  Marche  lui  a  donné  l'ampleur  de  propor- 
tions qu'elle  mérite.  Il  a  traité  son  vaste  sujet  non  pas  seulement  en 
érudit  plein  de  conscience,  mais  en  artiste  plein  d'enthousiasme.  Il  a 
eu  de  plus  la  rare  fortune  d'associer  à  son  œuvre  M.  Luc-Olivier  Mer- 
son  et  de  pouvoir  confier  le  soin  de  la  faire  connaître  à  la  maison  Mame. 
Un  tel  concours  ne  pouvait  produire  une  œuvre  médiocre. 

AUBBV-VlTET* 


Les  Manuscrits  de  Léonard  iê  Vtnet,  pnbUéfl  en  fie-dmités,  avec  triMeriptloii  litté* 
nie,  trftductba  fhinçaiaei  préface  et  table  méthodiqae,  per  H.  Gh.Bavaiaion*MolUen, 
1  fol.  io-r;  QaanUn. 

Ce  magniflque  et  curieux  volume,  dont  le  seul  aspect  déclare  la 
patience,  l'érudition,  le  dévoûment  à  la  science  de  l'éditeur,  M*  Cb« 


958  Unni  DES  DEUX  M0KDB8. 

Ravabson-Mollien,  inaugure  une  publication  d'une  importance,  à  tous 
égards,  considérable. 

Nul  nMgoore  le  rang  que  tient  Léonard  de  Vinci  dans  lliistoire  de 
I^art;  on  connaît  moins  la  place  qu'il  occupe  dans  l'histoire  de  la  science 
proprement  dite  et  de  la  philosophie.  Pourtant  11  semble  que  ce  grand 
esprit  n'ait  pas  été  moins  inventeur  dans  la  mécanique,  même  ou  dans 
la  physique;  que  dans  la  peinture.  Et  si  c'est  à  Funiversalité  des  apti- 
tudes que  Ton  mesure  la  valeur  des  hommes,  il  est  incontestablement 
unique  parmi  les  artistes  de  la  renaissance  italienne.  D'autres  ont, 
comme  lui,  dans  ce  siècle  heureux,  possédé  toutes  les  parties  de  Tart, 
mais  quel  autre,  en  même  temps,  a  exploré  comme  lui  les  profondeurs 
de  cette  science  expérimentale,  encore  indivise  alors,  et  qui  depuis,^ 
on  peut,  je  crois,  le  dire  sans  emphase,  —  a  renouvelé  ta  face  da 
monde?  Autant  que  l'on  puisse  en  juger  sur  le  témoignage  de  ce  ma- 
nuscrit, c*est  en  essayant  de  prolonger  les  limites  mômes  de  son  art, 
et  d'en  approfondir  les  premiers  principes  que,  d'expérience  en  expé- 
rience, Léonard  de  Vinci  s'est  trouvé  conduit  jusque  dans  la  région 
de  la  science  pure  et  de  la  philosophie  naturelle.  Une  idée  bien 
souvent  exprimée,  mais  qui  ne  parait  pas  avoir  fait  jusquici  soq  che- 
min, c*est  que  le  chancelier  Bacon,  à  qui  Ton  fait  honneur  d*a voir  initié 
la  pensée  moderne  aux  principes,  aux  méthodes,  aux  vastes  espérances 
delà  science  expérimentale,  pourrait  bien,  tout  compte  fait,  avoir  frustré 
les  Italiens  d'une  gloire  qui  leur  serait  légitimement  due.  Mais  je  oe 
sais  quel  sentiment  d'envie  mauvaise  n'aura  pas  voulu  qu'il  s'accumulât 
sur  la  seule  Italie  tant  de  reconnaissance.  Il  se  pourrait  bien  que  la 
publication  des  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci  rétablit  les  choses  telles 
qu'elles  doivent  être:  à  Bacon,  poète  autant  et  plus  que  philosophe, 
l'honneur  d'avoir  présenté  sous  des  images  tour  à  tour  ingénieuses  ou 
grandioses,  qui  n'appartiennent  qu*à  lui,  ce  qu'avaient  deviné  les  ita- 
liens de  la  renaissance. 

Mais  pourquoi  nous  aurons  attendu  si  longtemps ,  c*est  ce  que  Von 
coDAprendra  sans  peine  quand  on  mesurera  ce  qu'il  a  fallu  de  labeur  à 
M.  Ravaisson  pour  déchiffrer  seulement  les  hiéroglyphes  de  Léonard. 

Il  nous  reste  à  souhaiter  que  quelque  savant  s'empare  de  cette  impor* 
tante  publication  et  rende  à  l'art,  à  la  science,  à  la  philosophie  ce  ser- 
vice de  mesurer  exactement  ce  que  fut  comme  savant  le  peintre  de  la 
Mena  Usa. 


Le  directeur-gérant  :  C.  Bdloz. 


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TABLE  DES  MATIÈRES 


»0 


QV&RiNTE-DEUXIÉHE   YOLVHB 


TROISIÈME     PÉRIODE.    -«    L*    ANNÉE. 


MOVimBAS    «-  OÉCIMBRB  iUO 


livraison  du  Iw  Noromtes. 

P.  LARFatT.  -^  IL  ^  Sa  GamiIm  Munoei  ir  sa  Mon,  p«r  M.  le  e»mte 
D'HAUSSOfiTVJLLB,  da  PlouMmie  frtaqdM.  •  •  • » 

ïm  \iuiJ.  u  iJL  viiiLUi,  daraière  parUa,  pw  M.  SRCKâlANN-CHATRIAN  .  .       IS 

SOOVBFIIBS   D*BllFAflCB   BT   DB    JBDRBSSB.    —    III.    —    Lb    PbTIT   SÉMIIIAIBB    SaIHT- 

Nicolas-do-Chabdonbbt,  par  M.  Kmnt  RBNAM,  da  VAcadémie  française.  •        68 

Lbs  âpologi>itbs  du  loxb  r  sbs  DÉTBAGnoas,  A  nopos  d'on  Livai  afciiiT,  par 

M.  ÉMiLB  DE  LAVBLBYB 95 

Lb  CHBVAUBa  TboiibaiIy  par  M.  Édoiab»  PAILLEROlf •  •  •  •      1S8 

Vu  HOHIIB  D*iTAT  BDSSB  a'APBÈS    8A  OORBBSrOMeABCB  UltfMTl.  —  IIL  •«•  NiCOUS 

Maoniii,  LA  RoMU  ir  la  PoLoem  br  IMI  ir  1863,  par  M.  Anatolb 
LëROY-BEAOUEC • 147 

La  BMDBeiRB  mUTAiat  bt  iA  Lei  iem  L^AMmunAtiiMi  bb  l'abséi»  par  M.  Limi 

LE  FORT,  de  rAcadèmie  de  médeeine  •  .  •  • ^  .  .  .  .      478 

L'ÉMANCtMTKM  BBS  VfHB»,  paT  IL  GL  VALBBRT  ••.•••••••••.      904 

Dl  LllITBaPBéTATIOlf  DO  B^BBTOIBB  COmQOB,  A  MOPOS  BD  800*   ABBimSAIBB  M 

LA  GoB<Dn«FBAR«AisB,  pir  M.  p.  BRUnBTlftRB*  <•••••.•••••     817 

GnORIQIIB  BB  LA  QolBZAIflB»  BltTOOl  rOUTlQOl   IT  LUTAbAIBB  •••!••••        880 

ZdvndBon  dn  15  HotbihIim. 

fions  Br  ReoaBS,  première  partie,  par  M.  yieroa  CHBRBUUBZ 841 

La  Sitdatkm  »i  L'Éarpre  bu  18hO.  —  La  RiroaMB  mdicuiibi  m  liieLTATC, 

BON  AtBiiUH  par  M.  Gabbibl  GHARMIBS. • 878 

Ifll  RieiMBas  soissas  ad  sibyicb  db  la  Francs  bbnoabt  lbs  eoBRiis  bb  bbubkbs 

D*APBis  ON  LiVRB  RÉCBNT,  par  M.  AooosTB  LAUGEL.  •••••••••••  316 

L'icoBBoiL,  par  BL  ArbbA  THEURIET  •••••.••• •  •  •  •  348 

Lb  Tarif  pbs  bosaru  bbtart  lr  séhat,  par  M.  Gbaius  LAVOLLÉB.  •  •  •  •  878 


960  TABLE  DBS  MATliSBS. 

Lb  Dramb  MAC^Miimi*  —  m.  —  Li  Siku  m  Tn,  par  M.  le  fice«iiM 
JURIEN  DB  LA  GRAVIÈRB,  de  rAcadémie  des  SdenceB 3N 

On  HoMMB  D*éTAT  BUSSB  d'APHAS  Sa  GOBRISPOIIIIjkMCB  DlfolTB.  —  IV.  —  La  MIS- 
SION DB  NiGOBAS  MitomfB  ni  Polooub,  par  M.  An&tolb  LER0Y*BEAUUBD.  4i3 

Rkvuk  LiTTÉRAiBB.  ^  iphigénî»,  à  la  Gomédie-Fra'içaise.  —  Charlotte  Cordt^, 

à  rOdéoo.  —  La  MoabiU,  par  M.  F»  BRONETJÈRK 441 

Rrvob  MusiCALB*  ^  U  ComU  Onif  à  l'Opéra,  par  M.  F.  db  LAGENBVAIS.  .  457 

CBaomQoi  Di  LA  QouaADiii  Binoiai  volriqub  r  urntaAiai  ••••••••  409 

XilTralsoii  du  l«r  Décemtoe. 
Noms  BT  Rodqbs,  deadèaie  pirtie^  par  ML  Victor  CHERBULIEZ.  ••••••    4SI 

Vh  HoMMB  D'jÊTAT    aOSSB  D*APRàS    SA   COMiSPOfOIAMGB  OlfolTB.  —  ▼.  —  NlOOUS 
MlLCTINB,  TCHERKASSKI  BT    SaMaRIBB  BN  P0LMIIB|  pBT   H.  AmATOLB  LEROY- 

BEAULIEU • SB 

ClNQOANTB  AKN^BS  d'BISTOIRB  CONTEMPOBAIIIB.  —  M.  THIBHS.  —  III.  —  GOMMIHT 

PÉRIT  UN   GOLV]SRNiME>T,  par  M.  Charlbs  DB  MAZADB S9I 

La  RÉfOBHB  JOMiCtAlBB.  —  I.  ^  LbS  GaiSBI  ANCIBMNBS.  LA  MAOnTlATiniB  PBA»- 

ÇAisB  DB  1789  A  1871,  par  M.  Gborgb  PICOT,  do  l'Institut  de  France.  .  .    Sft 
Questions  scolaibbs.  Db  L'BitsBiGiiBMBifT  db  l'bistoirb  dans  L'oNXYBBSirt,  psr 
M.  A.  GEFFROY,  de  l'In&titat  de  France 634 

La  Francs  ad  Soudan.  —  I.  —  Lb  Chbmin  db  fbb  du  SinécAL  au  Nkbb,  psr 
M.  Paul  BOURDb: O 

Lbs  Souvbnirs  d'un  Ré\OLCTiONNAnB,  par  M.  G.  VALBERT. •  •  •  •    ^ 

QcBIiQUBS    Mots  sur  L*ARCHtfOL001B   PRtelSTOaiQUB,  A  PBOPOfl  D*0II  UVRB  aÉGBRT.      701 

Cbroniqob  db  m  QuiNSAUiBi  BisraiM  pounQOi  n  lixxAbauui •  •  •  •    W 

Essais  it  Noticbs.  ••••••••••••••••••••••••••••    711 

Uvralaon  dn  15  Décembre. 
Noirs  bt  Rodqbs,  troisième  partie»  par  M.  Vicxoa  CHERBULIEZ.  ••••••    W 

LbS  DBRN|ltRB&  AnM^S  Dq  MAB^U^L  DAVOUT.  —  Sa  Vb  DB  FAMILU,  SBS  AHIIlil 

BT  SBS  Hainbs,  par  M.  Émilb  MONTÊGUT 709 

Lb  Salon  db  M*"*  Neckbb,  d'après  dbs  documbns  inédits  tib<s  dbs  ABcmfis  m 

CoppBT.  —  I Y.  —  Lb  Contbolb.  6<NéaAL,  par  M.  Otmbnin  d'HAOSSONVILLB.  79^ 
Les   DiPBNSBS  maritimbs  bt    la  Floitb   militairb  d'italub,   par    M.  Paul 

MERRUAO  •    .  , V» 

Les  ANBSTHisiQUBS.  —  L'Étbb9,  ju  Cbloroforiib,  lb  Pbotoxtdb  d'aiotb,  psr 

M.  Albbbt  DASTRB f^ 

Un  Roman  politiqub.  —  EndymUm^  db  u>bd  BBACoBSFiBLDy  par  M.  GUCHBVAIr 

CLARIGNY «• 

Lb  Dubl  du  gommamdant,  par  M.  Albbbt  DELPIT ^ 

Cbroniqob  musicalb.  —  Lb  pofciB  Brizeox.  —  M.  Widob  bt  la  KorriganM*  — 

M.  DuvBRNOT  BT  la  Tempête,  par  M.  F.  db  I^AGENEVAIS ^^ 

Les  Livres  d*art»  par  M.  Hz^«t  HOOSSAYE •  •  •  •  •  ^ 

Les  Livres  d*<tbennes • ••••••••  ^ 

CBRONigUB  de  la  QUUISAINB,  BlSTOllB  KUJTIQUB    BT     UTTABAIBB •■      ^ 

BssAD  BT  Noticbs ••••••••••••••••••«•••    ^ 


BABIS.— tmpr.  7.  CLATB,  —  A.  QvAVTni  tl  CT,  nt