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DES
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REVUE
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DEUX MONDES
L« ANNÉE. — TROISIÈME PÉRIODE , -. , ^
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TOME QUARANTE-DEUXIÈME
PARIS
BUREAU DB LA RSYUB DBS DBUX MONDBS
XOI BOIAPAKTI, 17
1880
i
p. LANFREY
IIP.
SA CARRIÈRES POLITIQUE ET SA MORT.
CBuvTêt eompUtei et Cofrretpondanoê Mdit$.
I.
lious avons va par les lettres de Lanfrey qu'au début de la guerre
de 1870, il était en Savoie. Quand arrivèrent les nouvelles de nos
pTemîers désastres, il se rendit à Paris. Après la chute de Tem-
pire, des lettres de ses amis le rappelèrent à Chambéry. Le parti
républicain, auquel le journal local, le Patriote savoisîen^ servait
d'organe, songeait à le porter à l'assemblée constituante, dont on
croyait alors la réunion très prochaine . Ces élections, Lanfrey les
avait très vivement réclamées aussitôt après le h septembre.il avait
même déclaré en termes exprès qu'il n'accepterait pas d'autres
fonctions que des fonctions électives jusqu'au jour où la république,
acclamée à Paris, aurait été reconnue par le pays. C'est sous son
inspiration que la commission municipale de Chambéry avait de-
mandé au gouvernement de la défense nationale, par une délibé -
(i) T<qr«i U Bmmê du 1** leptembre et du i" octobre.
\
6 BETUE DES DEUX M0in)E8t
ration en date du 12 septembre 1870, de convoquer les collèges
électoraux pour le 25 du même mois. En même temps, le Patriote
savoisien insérait une série d'articles dans lesquels Lanfrey com-
mentait avec chaleur la motion qu'il avait provoquée. Ecrites au fort
de l'effervescence révolutionnaire, ces pages pleines de bon sens,
aujourd'hui si complètement oubliées qu'à grand'peine j'ai pu
me les procurer, attestent qu'après comme avant le triomphe de
ses opinions républicaines, Lanfrey n'était disposé à montrer
aucune faiblesse pour les jacobins, passés, présens et futurs. Il en
résulte aussi que le vote par scrutin de liste, combinaison la plus
propre à favoriser ses intérêts électoraux, était bien loin d'avoir
ses préférences.
... Les élections doivent être faites dans un esprit sincèrement répu-
blicain... Nous sa/vons quels préjugés ce moi>de rèpubllQue soulève,
mais nous savons aus i (Quelle force il porte en lui-même. Osons le
dire, le sort de la république est entre ses mains. Elle est dès aujour-
d'hui foncée si elle sait renoncer rèsolûmenl à être cet èpouvantail dont
on évoque devant nous le souvenir,,. Elle est fondée, si elle sait rassurer
comme autrerois elle a su effrayer, si elle sait être plus juste, plus
généreuse, plus largement compréhensive que les régimes bâtards qui
lui sont opposés.
... Il faut avoir la loyauté d'en convenir, ce mode de votation (par
scrutin de liste) donne lieu à de sérieuses objections. Il a été conçu
dans le but certainement louable de faire prévaloir la notoriété g(^né-
rale sur la notoriété locale. Mais cet avantage perd beaucoup de son
prix s'il faut Tacheter au prix de la sincérité du vote. Au sein de la
commune, où tous Les citoyens apprennent de bonne heure à se faire
QonnaUre, à se juger les uns les autres, le scrxitiu de liste a peu d'in^
caoyéniens. Au sein duidépartenrent, la majorité des électeurs est étraft-
gàre aux hommes qui solliciieotses suffrages. £Ue en iconaalt quel*
ques-uns de réputation, Tûnàs pour le plus grand nombre d'entre eux,
elle >est obkigée de s'en rapporter aveuglément à la recommandation
d'un 'comité. C'est doncun vote de ao nuance qu'ils réclamant .d'ôUe^
or, le vote «de Goniknce oai eâBentieilement antirépublicain.
'Lorsque lee élections, d'abord fixées au 2, puis remises au 16 no-
tobr8,'furent définitivement ajovniées, une profonde scission éclata
entre les républicains de «Ohambéry. Les plus avancés, >â'aocord
avec le préfet nommé parle nouveau gouvernement et la plopaflrt des
autorités de la ville de Chambéry, prirent ardemment parti pour la
délégation de Tours, tandis que, moins immbreux et, à coup sûr.
p. LANFREY. 7
moins Lruyans, les modérés accueillaieat avec plus de surprise que
d'enthousiasme, surtout dans les campagnos^le^i incessans décrets
signéspar MM. Crémieux et Glais-Bizolo, noms parEaitement inconnue
pour les babitans des vallées de la Savoie. Lorsque celui de M.^Gan^
betta vint s'ajouter aux leurs, U méfiance et un peu d* effroi succé-
dèrent à l'inquiétude. Qu allait-on devenir et vers quelles extrémités
ne risquaît-aa pas d*étre entraîné par des chefs que l'on n*avait point
choisis? Plus d'un républicain de la veille, plus d'un excellent
patriote qui avait pris les armes afin de défendre ses foyers contse
l'ennenû du dehors, et qui était résolu à. ne les point déposer taat
que le pays serait en danger, se demandaient à quel titre des pec-
sonnages auxquels la France n'avait donné aucun mandat avaient
oeé s'arroger la tâche de disposer eux seuls de toutes ses forces^
L'emploi qu'ils- avaient fait de ce mon&trueux pouvoir avait^l donc
été ai judicieux que la nation fût tenue de se dépouiller à leur pro-
fit du soin de décider elle-même de ses propres destinées^, et ne
devenait-il pas» chaque jour, plus évident que ceux qui s'étaienii
portés pour être ses sauveurs étaient en train de la mener droit, à sa
perte? C'est pourquoi, tout en reculant devant la crainte de jeter U
division entre les défenseurs du sol national,, s'ils refusaient l'obéis*
sance à des mesures politiques qu'ils n'approuvaient pas, et pair-
faitement résolus à remplir scrupuleusement pour leur compte les
obligations militaires auxquelles tant de zélés républicains se déro-
baient par la recherche des fonctions publiques salariées, beaucoup
d'excellens citoyens crurent en Savoie que le moment était venu, vers
la fia de la terrible année i870, de revendiquer ênergiquement ce
qu'ils estimaient être le droit imprescriptible d*un peuple rendu trop
complaisant par une longue soumission au pouvoir absolu. Ainsi pen-
sait Lanfrey, qui se sentait le droit de parler en leur nom, car aprës
avoir vainement tenté de pénétrer dans Paris déjà investi par les ar-
mées prussiennes, il s'était enrôlé, malgré sa santé plus qu'ébranlée et
àrinsu de sa mère, parmi les volontaires mobilisés de son pays natal.
Jusque vers le mois de décembre, il' s'était tu, peut-être parce qu'il
avait trouvé équitable de faire un long crédit aux stratégistes de bonne
volonté qui, de Tours et de Bordeaux, dirigeaient les opérations de
nos corps d'armées improvisés, peut-être aussi parce que, le Patriote
savoisieny naguère si dévoué à sa candidature électorale, étant
passé avec armes et bagages au service du comité de délégation,
il ne pouvait plus y écrire. Une autre feuille locale, la Gazette du
peuple^ reçut donc la confidence de ses anxiétés patriotiques, dont
le retentissement au miUeu dii prudent silence gardé par la plupart
des organes du parti républicain, était destiné à ébranler d'autres
échos que ceiu des montagnes de la. Savoie.
8 BETUB DE8 DE13X HOND|SS,
Lanfrey n'a pas été aussi sévère que M"' Sand dans son Journal dt un
voy^^^r, lorsqu'elle écrivait à la même époque: a Malheur I tout est
souillé, tout tombe en dissolution. Le mépris de l'opinion semble
érigé en système. » Il ne s'est pas écrié comme elle : « Aleajacta
estl La dictature de Bordeaux rompt avec celle de Paris. Il ne lui man-
quait plus, après avoir livré par ses fautes la France aux Prussiens,
que d'y provoquer la guerre civile par une révolte ouverte contre
le gouvernement dont il est le délégué. Peuple, tu te souviendras
peut-être cette fois de ce qu'il faut attendre des pouvoirs irres-
ponsables. Tu en as sanctionné un qui t'a jeté dans cet abîme, tu
en as subi un autre que tu n'avais pas sanctionné du tout, et qui f y
plonge plus avant, grâce au souverain mépris de tes droits. Deux
malades, un somnambule et un épileptique, viennent de consommer
ta perte. Relève- toi si tu peux (1); » mais il a porté sur la poli--
tique de la délégation de Tours des jugemens dont la rigueur,
exprimée en termes moins amers, est restée par cela même plus
profondément gravée dans la mémoire des contemporains.
Dans un premier article en date du 7 décembre, Lanfrey n'en est
encore qu'à signaler en termes éloquens la résignation qu'a mise la
France à subir l' exercice arbitraire d'un pouvoir qui n'a reçu d'elle
aucune consécration légale.
.... 11 serait sage de prévoir que cette résignation aura une fin.
Elle cessera le jour où Ton s'apercevra que, loin de servir la défense
nationale et la cause républicaine, elle les compromet l'une et l'autre.
Il est certain, en effet, que, si au lieu de cette délégation incapable
que personne ne contrôle, qui entasse décrets sur décrets et contre-
ordres surcontre-ordres, le pays voyait à Tours un gouvernement placé
sous sou influence directe et permanente, un pouvoir émané de la
volonté nationale, il aurait à la fois plus d'él:>n, d*énergie et de con-
fiance en lui-même. Tous les dissentimens tomberaient devant une telle
autorité... 0 France! nos vies t'appartiennent, et nous sommes prêts à
donner notre sang, mais toi seule as le droit de marquer la mesure de
nos sacrifices. Toi seule as le droit d'en diriger l'emploi, comme d'en
recueillir le fruit. Ce n'est pas nous qui nous ferons un argument de
tes disgrâces pour nous dispenser de te reconnaître dans tes débris
mutilés. Pour non?, tu seras encore tout entière dans le dernier coin de
terre qu'ombrageront les plis de ton drapeau. Parle donc, il en est
temps, et honte éternelle sur ceux qui ne verraient dans tes malheurs
qu'une occasion d'usurper un pouvoir qui n'appartient qu'à toil
(1) Voyeii dans la iliouf du l*' attU 1871, /otmcU dVm wnyagmtr.
p. LAIIFBET. 9
Un peu plus tard la note s'accentue davantage :
.•«. Il est inouï, disions-nous il y a quinze jours, il est sans exemple
dans notre siècle qu'un peuple placé dans Ks circonstances critiques où
notts nous trouvons n'ait pas été appelé au contrôle et au partage du
pouvoir en la personne de ses représentans... Il s'agit de rendre au
pays la direction qui lui appartient dans ses propres affairi. s, de mettre
ses élu'^ à môme de rectifier des opérations mal conçues et mal con-
duites qui le mènent à la ruine ; il s'agit, en un seul mot, de lui permettre
de se sauver lui-même... On ne pourrait rappeler sans une cruelle ironie
ce titre à^ organisateur de la victoire qu'un membre de la délégation de
Tours s'est f Jt décerner un peu prématurément par Tenihousiasme de
quelques sous-prjfets. Que faut-il de plus? Devons-nous attendre que
tout soit periu pour reconnaître qu'on s*est trompé en confiant la direc-
tion de la guerre à un avocat? L'expérience n'est-tlle pas assez com-
plète? Sa dictature a-t-elle rencontré un seul obstacle? Fut-il jamais un
peuple plus docile, une opposition plus accommodante? Il est venu; il
a montré son ballon, et tout a été dit... On a jeté partout le désordre et
la désorganisation, tout en se gardant bien de rien changera la vieille
routine admioistrative et judiciaire. On a détruit la confiance du soldat
par des destitutions sans motifs, bientôt suivies de réhabilitations sans
effets. On a fait des chefs d*armée avec des journalistes de troisième
ordre. On a livré dos emprunts aux aventuriers de la ÛDauce. On a con-
fié des fonctions de la plus haute importance à des bohèmes politiques
qui parlent du matin au soir de faire des pactes avec la m^rt, et qui
n'ont fait de pacte qu'avec leoirs appointemens... Il est temps d'en finir
avec les déclamations, de mettre un terme à ce régime arbitraire
d*impéritie, de dissimulation et d'impuissance. — Il est temps que la
nation soit repri'sentée par les hommes qu'elle aura jugés les plus
dignes de la conduire... Au reste, quel que soit Taccueil fait à des
vœux si légitimes, il n'est pas difficile de prévoir le jour où ils s'impose-
ront comme uoe nécessité. La France a subi bien des dictatures» mais
il en est une qu'elle n'a jamais supportée longtemps : c'est la dictature
de rincapicité.
La population parisienne et les membres du gouvernement, blo-
qués avec elle dans l'enceinte de Paris, n'avaient point eu connais-
sance de cette véhémente protestation, mais elle avait été remar-
qaée et commentée par les feuilles étrangères. Quelques journaux
de Bordeaux l'avaient reproduite d'après la Gazette du peuple^
et l'impression produite en province fut aussitôt considérable.
Gomme premier résultat, parfaitement accepté d'avance par Lan-
frey, elle excita les plus furieuses colères du parti exalté, qui en
JO BEYUB DES DEUX MONDES.
Savoie obéissait d'enthousiasme aux mots d'ordre Tenus de Tours,
et détruisit de fond en comble ses chances électorales. Parler
ainsi du maître qui disposait de tout, quel blasphème I Les fonc-
tionnaires de la nouvelle république n'en revenaient pas; îls
étaient prodigieusement scandalisés. Mais à l'indignation succéda
bientôt la plus extrême surprise : M. Gambetta n'avait point voulu
se sentir blessé par les paroles qui l'avaient cruellement visé. Soit
habileté, soit insouciante générosité, et ce qu'on dit de son carac-
tère rend probable le mélange de ces deux mobiles, il préférait,
quel que fût le grief personnel , employer au profit du pays en
détresse et de sa propre politique un adversaire qui, aux heures de
la défaillance presque universelle, faisait, même contre lui, ses
preuves d'énergie. Le préfet de Ghambéry fut chargé d'offrir à
Lanfrey la préfecture du Nord. Ge calcul, si calcul il y avait, fut
trompé. Lanfrey n'était pas homme à céder ni à rompre d'une
semelle dans la lutte qu'il avait engagée. N'avait-il pas dit qu'il
n'accepterait que des fonctions électives? Il refusa donc formelle-
ment ce poste important, comme naguère, à plusieurs reprises, il
avait décliné le grade d'officier proposé par le chef de son batail-
lon, le comte Costa de Beauregard. Le métier de simple soldat
ne lui déplaisait point. Aussi longtemps qu'on se battrait quelque
part, il n'en voulait pas d'autre. Plus que jamais jaloux de sa
farouche indépendance, il s'était juré que la perspective d'une
situation considérable, si séduisante qu'elle pût être, ne lui ferait
point déposer, tant qu'il pourrait s'en servir, son fusil de volon-
taire et sa plume d* écrivain. Mais laissons-le raconter lui-même
ses aventures à cette amie qui rappelait habituellement du nom de
Ferocino et dont Fintérét ne lui fit point défaut dans cette circon-
stance de sa vie.
Ghambéry, 9 Janvier 187L
... Vous avez vu, chère madame, comment mon attente au sujet des
élections avait été trompée par les contre-ordres venus de Tours. Mon
histoire dès lors est des plus simples. Gonnaissant de longue date l'es-
prit Uenveillan't qui caractérise tout bon démocrate, et désh^uz de
sauvegarder avaint tout ma liberté d'opinion et mon droit de franc^ar-
1er sur toute chose, j'ai voulu faire strictement l'équivalent de ce que
j'aurais fait si j'étais resté à Paris, et je me suis engagé comme voion-
tah^ (hélas I sans illusion) dans la garde mobilisée, alors en formation.
Il y a de cela deux mois et demi. Depuis ce temps, nous n'avons pas
bougé d'ici, faute d^armes, car on n'avait à nous donner que des fusils
de Tamiée 1792. Les inepties de tous genres que j'ai vu commettre par
p. LANFBST. ii
ce gfîuvôEDement d» cbarlataost^la crédulité aitreuglev qui accepte» pac9-
tout les mânsonges^mlont. fait par deux fois Reprendra la pkime^i etj' ai
parié, je puis le dite* biei!«malgréimoi, ear j'aiwis la.certitude/deoonH
promettre gravement le succès de ma candidature, qui était alors
infaillible. ïaà natuoellement été puai de* ce bon mouvement par un
torrent d'injures et daceusations dont il est difficile db vous donner
ViàkL Ceux qui m'avaient le plus exalté ont criô à la trahison'. Jai été
a^é : sautenem- dé Bonaparte*, clérical, vendu aux d'Orléans, etc.., et
mon uniforme même de volontaire n^ m'a pas» protégé* contre» Taccusa»-
tioû d'avoir fui de Paris à l'approche des Prussiens. Enfin mon suœès
a été aussi complet que je pouvais le supposer. Je vous envoie les deux
articles qui ont donné lieu à ce concert, faboiemens qui n'apa&eneore
oeasé. Je djk>is ajouter toate£oia que les sympathies des hommes» ëdai'«
ré» ont on peu compenaé ces petits désagrément. Un incident inatr
tendu est venu en outrée jeter quelque déconvenue au milieu de ki
meute qui me mordait leS) miolletâi Des journaux de Bordeaux. eti des
joucaaux an^laid avaient reproluit mes ao-tides; Gambetia les a lus, et
à la suite de cette lecUre, le préfet die Ghambéry est venu; cbes; moi
avec une lettre m?offrant lai préfiict une tdui Nord au milieu d'un, bouquet
deeompfimens exagéués. Je L'ai reçu de la bonne manière,, cfest-à-dire
en l'envoyantpromener, lui et sa préfecture,.déclarantvouioir m'entenir
à mon fofiil de volontsdre el ne voir do moyen de salut que dans. un
appel au paysv. Vo«is pensez qu8< je n'ai pas laissé ignorer cette dfcoorr
staice,.qui prouvait asses clairement que, si j'étais, en effet, un. homme
vendu, j«r o'éiaîe paet dtti moins un homme à revendre.
Maintenaat je pars demûîn< pouo le camp- de< Sathonay avec ma boi-*
gade... Yous allas voir le tesrible Ftrodno révéler sous ua jour nouveau
ses talens pour la guerre. D^ici à peu, les Prussiens apprendront. aiussîi à
les appréciée...
Notre pauvre Paris est|. je le crains, aux dernières extrémilés4.« Le
gouvernement me semble avoir commis une gran ie faute en nfaoceip^
tant paa rarmisiiee, mfri&e: sans ravitaillement^, puisqu'il pouvait tenir
si longtemps.
Ce fut au casnp de^SiB[tIioiMiy«.prëd de Lyon^. que Lanfrey appris
koeasationidesbostilitéB etilaiconvocatÎMi des coUëge» qui dervaient
nooMuer les nwmbres dm iar future assemblée constituante. Il avaiti
été porté sur la liste* de rmion libérale^, et ses amis du pacti répur-
blicaia modéré rengagèrent instamtment à- venir de sa personne &i
Ghambéry afin de: readve meiiLeuresT- se» chances électorales^. Il
B'eo voalot rien faire. Des démarehes» de cette nature lui auraient
répugné en toutes circonstances. E& thèse générale, son puinla-ri
oiame les jugeait peu conformes à la digaitô du candidat, qui devait
12 ftEVUfi DS8 DEUX 1I0NDE8*
attendre sans le provoquer lui-même le verdict des électeurs.
D'autres raisons motivaient encore son abstention, et voici comment
il les explique dans une lettre datée du 1*' février 1871 :
Je voudrais pouvoir suivre votre conseil, mon iher ami, m ais je crois
pouriantque je fais mieux de rester. Vous savez à quels vils coquins
j'ai affaire. Ils ne manqueraient pas de dire que je déserte mon poste;
qu'il y a du danger à Lyon ; que je me suis fait accorder une faveur ; etc.. •
Je ne veux pas avoir à me débattre contre ces gens-là. Je vous enverrai
ma profession de foi jeudi matin.
Cette profession de foi n'était point calculée pour apaiser « le
concert d'aboiemens » que Lanfrey se savait bon gré d'avoir excité,
peu de jours auparavant, par ses articles dans la Gazette du peuple»
Tous les bommes d'opinion modérée votèrent pour lui ; le clergé
catbolique, pour lequel on ne saurait l'accuser d'avoir n entré trop
de préférence, lui apporta-t-il toutes ses voix? On ne sait, mais on
se rappelle encore en Savoie le mot de l'arcbevéque de Cbambéry :
0 Qui m'eût dit que moi, cardinal Billiet, je voterais pour l'auteur
de r Église et les Philosophes au x\nV siècle? n Quant aux démocrates
avancés, demeurés intraitables, ils eurent la joie de faire échouer la
candidature de Lanfrey dans son pays natal. Cet échec lui fut infi-
niment sensible. Trop orgueilleux pour se plaindre ou pour laisser
seulement soupçonner la blessure, il en souflnt toujours cruelle-
ment, «r Ses compatriotes l'ont rendu bien malheureux, me disait
quelqu'un qui l'a mieux connu que personne, et les souvenirs de
1871 ne se sont jamais effacés. Chaque fois que quelque chose les
lui rappelait, on voyait une expression doulouieuse passer sur son
visage attristé. On peut dire qu'il a été repoussé par les électeurs
de son pays pour les qualités mêmes qui lui faisaient le plus d'hon-
neur. »
Cependant une compensation était au même moment ménagée à
Lanfrey et tout à fait à son insu. Le comité de l'union libérale des
Bouches-du- Rhône, où jamais il n'avait mis les pieds, avait porté son
nom sur laliste où figuraient ceux de M. Thiers, de M. Casimir Pe-
rler, du général de Charette. La revanche était éclatante. « Espé-
rons qu'en apprenant cette nouvelle, s'écriait la rédaction du jour-
nal qui avait soutenu en Savoie la candidature de Lanfrey, espé-
rons que la loge maçonnique et la préfecture de Cbambéry rougiront
de plus en plus de s'être coalisées aux dernières élections pour faire
répudier par la majorité des électeurs de notre pays Tun de ses plus
illustres enfans, que la métropole du Uidi est fière de compter au
nonobre de ses représentans. »
p. LAMFBBT. 13
Telles étaient, à cette époque, les fantaisies du suffrage univer-
sel, et telles on les voit le plus souvent se manifester, avec des
contrastes bien propres à étonner ses plus décidés partisans. La
lutte engagée contre les procédés arbitraires de la délégation de
Tours avait amené Téchec de Lanfrey dans les contrées qu'il avait
habitées pendant toute sa jeunesse, où les services rendus à la cause
libérale et sa réputation déjà acquise de polémiste et d'historien
auraient pu le rendre populaire. Ce fut, au contraire, le retentisse-
ment du combat in^al soutenu loin d'elle par ce champion obstiné
des libertés légales contre un pouvoir usurpateur qui détermina le
choix de la ville de Marseille.
Arrivé à Bordeaux, Lanfrey fut presque surpris d'être rangé, au
seb de l'assemblée constituante, parmi les représentans qui s'expri-
maient avec le moins de vivacité sur le compte de l'homme écarté
du pouvoir dont il n'avait pas hésité à dénoncer l'omnipotence au
moment même où tant d'autres s'étaient courbés devant elle. Cest
alors qu'avec sa rudesse de langage, il écrivait à un ami, à la date
du 19 février 1871 :
... M. Gambetta est tellement discrédité (sauf auprès d'une minorité
d'imbéciles), que je me trouve aujourd'hui parmi ses adversaires les
plus modérés. M. Thrers a chargé un de ses amis de me dire que j'avais,
en le démasquant, rendu un grand service, mais que j'avais dit tout
a« plus le dixième de la vérité. M. Jules Favre, Ernest Picard et une
foule d'autres m'oot remercié (f avoir ouvert les yeux au pays et surtout
i Paris, qui ignorait tout.
II.
Lanfrey arrivait à l'assemblée constituante dans les conditions
d'une indépendance absolue. Je n'entends pas seulement dire qu'il
fût libre de tout engagement. 11 avait de plus la chance assez rare
de n'être personnellement l'obligé d'aucun parti. Il était même
affiranchi de ces liens qui résultent des paroles prononcées par le
candidat devant ses électeurs. Il n'avait pas davantage eu besoin
d'accepter les concessions réciproques qu'avec le scrutin de liste
les personnes d'opinions un peu différentes sont tenues de se faire
les unes aux autres, afin d'aider au succès commun. Républicain
avéré et partisan bien connu des réformes les plus hardies, il avait
été choisi par un collège où dominaient alors les tendances roya-
listes et conservatrices. Il n'avait pas eu de profession de f<H à
publier. Les remerclmens qu'^rès le succès il adressa aux électeurs
fil BEVUE Mi MIIX MONDES.
de MiiiseiUfi Uîssentparcer, wec la joie bien naiur^elle do. triomphe »
la satia&Kïtioo plua vive encore, de ae: seoitir si pairfaiteiiieAt mattra
desuivEOiSans eulraYB d'aucund sorte sa proj^ ligae palUkiiiB ..
••«t Je soi» fifiir dlâtca le r^réseatant de voitra grauda et g^aécsuseï
ciiéy quîi dans. tous k&tefflps^aisomd'jaitiatrica etda patrie adoptive
à tant de oito^eos îLLuatres. SUle se plaît à allée, pour, amsi dire« les
prendre. par la maia au^seia de robscurité^ de rinaclion. ou. de ToublL
00: lo6<laidSd ^éier rindifiàtence de leurs^concrtoyeiv? poux les. poussée
dans* la carrière où ils auisoalà soutenir ks grands combats de la vie
politique. Si je ne deviens pas semblable à eux, je vous devrai du moins,
la consolation d'avoir do, loin suivi leurs traces et le privilège eavié de
pouvoir invocitier l&.môme patronage.. Je suis d'autant plus heureux
d'avoir obtenut vos suffrages que. je nf avais parmi vous aucun ami per*
soBneU,et.q.ueied(oiAea rapporter tout Thonneur à la puissance des
idées^ à notoe. commuoi dévoûmeni envers une jjusic cause, c'est-à-dire
au lien le plus noble qjui puisse unir les hommes.. Si j'interprète bien,
votre pensée, vous avez nommé en moi l'ennemi inuwiable de tous ks
genres de despotismes ^ t homme qai n'a jamais voulu séparer la cause
de la dèmwraUe: de» celle, de la liberié.
Sh' prenant solenoellameat vu à via des électeurs des Bouohes-
du-JUiène^ mais surtoat avec, lai-méoiet^ oet> unique eagpsgenaent
makitenuavec.tantde acrapnlajuaqu^au jour dis sa mort, Lanfref
se vouait, par avance; et plus quf il ne s'en, doutait peut-être alana,.
à risolement en politique, mais cette perspective, aprë» tout, ne Tef*
frayait pas. Il avait toujours fait cas des isolés, en quoi je ne saurais
trouver qu'il eûttort,car ce n'est pas signe de médiocrité que de ne pas
craindre la solitude de Tindépendance.Âssurer, presque à tout prix, le
triomphe de ses opinions dans ce qu'elles ont de plus exclusif, voilà,
au sein des asseooîalées publiques^ le but principal de chaque parti.
Geua qui tiennent à^ hanneur d'obéir à^ de plus nobles aq>iration&
n'ont guère chance d'ôureéoMtéa et suivis; c'est leur k>t de déplaii»]^
eau d'ordiaaire ils sont d^bumeurchagrine, et naturellement endina<
àxritiqueF les hommes avec lesquels ils. vivent et les choses dont
ils sont témoios^ Leur idéal trop haut placé n'a point prise sur.
la multitude, dont Us. se reprocheraient dd flatter, les passions» et
qu'ils blessant en neveulam^paa prendre au aériens lesambiles imr
pressions suscitées, chez elk par. Wpetits incideos de chaque jour.,
Ilaus de. tellea ooaditions oomiuent exerceraieat*-ilâ besaucoup d'inr-
fluencQ^ Ce 8t»it gens de bètk cooseiU. sans action dûreote sur la
BiaDcha dea éwéaem^n&p Cepeudani. œtte autodté qui leur a naaa*
que de. leur vivant, il nesiÈ.pas.raTO quiibit l!aa|aiëcent apcèa leii£
p. lAIRFBET. 15
morU Ainsi le nom d'Alexis de Tocqueville, de ce grand espriligéoé-,
nlisatenr, est auuntenamt invoqué jouimellemeut par les idoctieucs
de oette mêioe éoole démocratique qui, an lendemain de la révo^
kitàon de 16A6 et 'sous le seottod empire^ faisait si peu de oas de
966 «âges «arrn, et plus d'un isincère lépublicain regrette sans doute
aigourd'bni de n'avoir pasUmjoursmordié'd'acoord avec lui. Sans
établir avcune comparaison, nous serions étonx^ si les citations
qu'on Ta lire ne donnaient pas à réfléchir aux esprits préoccupés,
comme Lanfrey le fut toujours lui-même, de l'avenir du régime
rëpubUcain, objet jusqu'à la fin de sa vie de ses constantes préfé-
rences. Ce ne sont point ses électeurs des touches ^ du*- Rhône, ce
soit les anus de sa jeunesse, des habilans de la Savoie, dont en
poJitiqne il n'avsiit rien A attendre, ou des femmes du monde, qui
reç^ent ses cMifidences intimes, dont le ton familier confirme
eficore fat parfaite spontanéité.
Évidemment, il tn'a pas reçu une très l)Oone impression ilors des
jours premiers de son arrivée à Bordeaux»
... D*après ce que j'ai pu voir, la majorité de cette assenoiblée est
honnôie, mais tellement divisée, agitée et nerveuBe, au^olle en perd la
télé à chaque instaut. C'est une véritable tour de Babel. (21 féviier
1871.)
... Men ékctlon niest pas encore validée, et je ne pourrai prendre
part ni au vote, oi à la discussion de demain, à laquelle j^attaobe une
énorme importance. (Le vote sur le traité de paix.) On ajourne tous les
élus des Bouches-diKUiôpe (où je n'ai jamais mis les pieds et où je ne
connais pas on seul chtA), cous prétexte que le préfet Oent a manœuvré
indignement contre une partie des élus dont je sois. C'est de la besogne
française, oo je ne m'y connais pas. D^ailleurs )e suis peu fier de ce que
je Tois ici : une majorité faonnéte mais horriblement divisée, «ne mino-
rité de charlatans qui ne voient dans tous ces malheurs qu'une occasion
de battre la grosse caisse au profit de leur popularité, et un prétexte à
eSets 'Oratoires. C'est rëpn^nsnt. Mois avons dans TassenAJée beaucoup
d'hommes 'qui ont bravement payé de leur personne et versé leur sang
pour leur pays. ~ Tous sont pour la paix. 11 y en a d'autres qui soat
restés tranquillement dboz eux, ou qui ont (pris des places et du ventre :
ceuK*là sont pour la guerre à outrance. Fùt41 jamais dàsision plus «acca-
blante I Kous dn^en aurons pas moins la pûx. Maïs c'est triste d'appartenir
à nn pays en pourriture !.. Vons avez bien devinéau sujet de mon échec
en Savane. Ces braves gens ont l'habitude de voter avec leurs fenction-
oai«e8« Le gouvernement leur en avaitdeoBié de nouToaux. Ils ont passé
da Manc aa mug/t^ ismis ménse s\en apercevoir.
16 lETUB DES DEUX M0KDE8.
Pendant le mois de mars, au plus fort de rinsurrection de la
commune, Lanfrey avait eu Timpradence de se rendre presque tous
les jours à Paris, d'où, un beau matin, il lui devint impossible de
retourner à Versailles. Au début, il avait eu Tespoir que cette capi-
tale, a où rien ne dure, pas môme la démence, se lasserait vite de
lant d'iosanités. » 11 était même frappé des symptômes de lassi-
tude qui commençaient à s'y manifester. Cependant il lui fallut y
rester prisonnier près de six semaines avant de réussir à s'en
évader.
••• On entend le canon du matin au soir, sans discerner aucun pro-
grts ni d'un côté ni de raulre...Les boulets de Versailles mettent dans
ieirs attaques une mollesse et un décousu inexplicables chez un aussi
grand général que Thiers. C'est cette indécision qui, au début, a assuré
le triomphe de cent mille coquins qui nous tiennent le couteau sur la
gorge, et c'est elle aujourd'hui qui fait toute leur assurance, (avril
«71.)
... Si je parviens à m'échapper, je vous écrirai un mot. De tout ce
qui se passe dans ce pays de fous furieux, je ne vous dirai rien. J'en
deviens comme imbécile, et je suis aussi étranger à ces choses-U que
si j'assistais à une révolution chinoise. (27 avril 1871.)
Sorti non sans péril de Paris, il n'est pas beaucoup plus satisfait
du ^ctade qu'il retrouve à Versailles.
... Je commence h croire que je ne ferai guère plus de politique ni en
Savoie ni ailleurs. Je suis profondément dégoûté de ce pays et de son
éternel carnaval. Deux choses y réussis:»eni : au pouvoir, la servilité;
dans l'opposition, le charlatanisme. Pour moi, qui n'ai de goût ni pour
i'uD ni pour l'autre, il n'y a qu'un parti à prendre, celui de la retraite
et du silence.
Sur les instances d'un ami qui lui demandait ce qu'on pouvait
espérer ou craindre des destinées prochaines de la France, Lanfrey
ne tarda pas toutefois à rompre ce silence. Il s'agissait alors des
élections à faire pour combler les vides qui s'étaient produits dans
les rangs de l'assemblée nationale. La lettre écrite en juin 1871 à
M. Eugène Yung et publiée par le Journal de Lyon, contient sur les
circonstances du moment, des appréciations plus développées, mais
pas très différentes de celles qu*on vient de lire, c'est-à-dire sa-
gaces et judicieuses. Le ton seul est changé. Sans dissimuler abso-
lument ce qu'il y avait de sombre dans ses pressentimens et de sévère
p. lANrRET. 17
dans ses jugemens, quanl ses amis devaient seuls recevoir ses
confideoces intimes, Lanfrey prend avec raison grand soin, par'un
sentiment tout patriotique, de montrer devant le public plus de
oonfiaoce dans les personnes et moins d'inquiétude sur le cours
des événemens qu'il n'en éprouvait réellement :
... Je ne sais pas» je ne serai jamais parmi les détracteurs de cette
assemblée. Je sais qu*elfe n'est paï9 populaire. Ou Ta, selon Tusage,
lendae responsable de la plupart des fautes qu'elle est venue réparer.
... En dépit des reproches hypocrites, des injustices de Topinion, en
dépit mé ue des erreurs de conduite qu'elle n'a pas toijours évitées, on
peut dire avec vérité qu'il y a en elle plus de droiture, de désintéresse-
ment et de lumières, qu'il n'en fallait pour faire face aux difficultés
d'une effroyable situation. On n'a été que juste envers elle lorsqu'on a
dit qu'elle était rassemblée la plus honnête et la plus éclairée que la
France ait eue depuis nombre d'années.
Dne chose pourtant a manqué à ses bonnes intentions, et la plus
essentielle... l'assemblée actuelle n'a pas de majorité. Voilà le secret
de sa faiblesse et j'ajoute : voilà son excuse... Est-il besoin de signaler
les înconvénicns et les périls de ce vice originel? Qui ne voit les sur-
prises qui peuvent réâulter d'un semblable état de choses ? Combien de
ibis le pouvoir actuel (M. Thiers) n'a-t-il pas été à la merci d*un vote
inconscient dont le résultat eût consterné ceux q'ii le sollicitaient avec
le plus d'ardeur ? Quoi t voilà un gouvernement uniquemeut fondé sur
la volonté de l'assemblée, et cette assem^'lée n'a pas de volonté I Ce
gouveruement est tenu de se conformer strictement à la politique de
l'assemblée, et cette assemblée n'a pas de politique 1 II est dans l'obliga-
tion de la suivre, et elle ne sait pas où elle va !.. '
Dieu me garde de penser que ce sort soit imputable à l'assemblée I En
tout cela, elle a été l'image trop fidèle du pays au moment oii elle fut
élue; elle a été l'expression sincère de son trouble, de ses perplexités,
de ses contradictions, la personnification vivante de cette anarchie mo-
rale qui, hélas! ne date pas d'hier. Qu'on se rappelle cette heure de
colère, de détresse, d'inexprimable angoisse où la province si longtemps
livrée aux expériences d'un empirique, échappait à peine à la double
étreinte de la dictatur ^ — de la dictature la plus outrecuidante et la
plus incapable qui fut jamais! — Qu»^ pouvait-il sortir de là sinon un
ihaos de volonté et d'opinions discordantes?.. Les mandataires du pays,
(atriotes de toute origine et toutes couleurs, étaient capables sans doute
db s^entendre sur certaines questions de salut public, mais à la condi-
6m de ne pas iojr!h6r à la politique proprement dite, d'éviter avec soin
Ci qui les divisait, c'est-à-dire à peu près tout ce qui leur tenait le plus à
cour, et grâce à de nobles scrupules, à une const mte abnégation, ils
lia. —1880. S
16 REVUE DES fiESX JfONDES.
pouvaient arriver à se mettre d*0ocord poor 8*absteiiir, jfamais peur
Lanfrey sait un gré infini à M* Thiers :
D*avoir su, dès le premier coup d'œil et par une véritable intuition
du génie, marquer le terrain sur lequel l'accord jpouvait se faire et
UDir dans une œuvre commune .tant de volontés contradictoires. Avec
quel art consommé, quelle profonde sagesse n'a-t-ll pas manié, assou-
pli ces élémens réfractaires, siénagé ces esprits ulcérés et ces cœurs
endoloris, tiré oiême parti de nos .inficmités, «t réalisé x:e miracle
d'équilibre dont les partis profitent sans lui en être reconnaissaas...
Mais on ne saurait compter sur un miracle conticu... La trêve jurée à
Bordeaux n'a pas toujours été observée. Le pacte a besoin d'être renoeir
vêlé et le programme d'être étendu. Il faut .qu'un élément nouveau
apporte, au nom du pays, au pouvoir législatif la Xorce et La décision qui
lui manquent, et raffermisse contre Timpaticnce des partis raulorité du
médiateur qu'ils avaient d'abord choisi.; .cet élément buveur, les élec-
tions prochaines peuvent le fournir si elles envoient à la chambre des
hommes capables -de former nne sage .majorité, je veux dire .une ma-
jorité résolue à maintenir la iTf^publique libérale.*. Hors de là, nous
n'.avons devant noua ^qu'une loi^gue p^spectûve de déchiremens ^t de
révolutions... La France est g0uveri;ée par un .^ommte fait pour rassu-
rer les amis de Tordre comme les amis de 'la liberté., par un homme
dont j'ai combattu et au besoin cojnbatlraia encore certaines doctrines,
mais dont on ne .peut qu'admirer Tiétonnajite activité, l'invariable
patriioûsme, et dont je .saine avec respect .la^seconde jeunesse retrouvée
au service du pays.
€e pcogramme ftvec ises commentaires» Bon plus 'que le langage
tenu puUiqufiment .sur son K^oapie par Lanfn^, D'étaieat point
peur déplaire .à Jll. Thiera. Déjà la oonnaîasainoe d'éftait faite loot
naturellement dans .les couloirs de raasen^lée, je crms par Tinter-
médiaire^de M. iErae$t Picard, tontre le porésident de ia)républiqtte
et<80& ancien critique «de la Heime naiicnaie. Lexhrf de l'état était
en Irain de con^oser son ipensonnel diplomatique. JDéjà il arait
accrédité des homnes consîdéraUes par leur situation sociale et
notoirement jaonaBcblstes auprès^des grands cabiiiets de l'fiurape.
M. Jules. Simon, :8i j^suis l)iBn informé, lui proposa le premîei
d'envoyer un ^imbassadeur jépublioain . à Berne dans la personne di
M. Lanirey. Il«'aperçut iteut^d'abord q«e son iiitertoQUteiir,'DubIieuc
de loute rancnne, ne frépugnavt ^s >à ce-ohek, xiui'Oadrait avec sa
politique d'impartialité à J'égard de tous les partis. Qe Cut Lanfrof
qui hésita. U aurait Sjahidté' un autre poste, et l'Italie Faurait pltia
tenté, cependaut ilffiiiit par* accepter. M* Tiiier»lai rendait servies*
en renvoyant pour ses débii>tb représenter la Frauce dans un pays
démocratique, de anmirs simples, où leuoa'vel ambassadeur- était
assuré db rencontrer et reneontn», en e&t, le plus sympathique
accueil. H servait même ses secnHes' aspiraiiaus, car Lanfrey , depuis
que les nouyelles élections y avaient in irodoit tant de médiocrités
prétentieusesi éiait pius que jamais fatigué des séances de l'assem-
blée natlonalvi. A peine arrivé à ftsrue, iF émyait :
... Tavjue qurej M'.quitt j avec un véritable soulagement ratmospfaère
de Veriaiiies. M melardak de ne plus avoirsoas le^yecH ce spectacle de
l'impuissance satisfaites Tous ces hommes' soulèvent à Id'foii mtHe ques-
tious qu'ils sv^ent foit' bien ne pas pouvoir résoudre, pour le simple
pUisir de foire des discciirs ou> des effete !e tliéâtre, sans le moindre
souci du trouble qu'ils jettent dans le pays. Tous ces partis qui n'éprou-
vent pas le moiadlre scrupule à diviser hr patrie^ devaut Feuuemi, qui au
becïOîn s'eatendrai*jni avec lui pour réussir, qui remelleot tous les jours
en questîoa notre- avenir et qui, avec tout cela, ou; Icplu^ parfait con^
tenteiu^ni d'éux-mèaios, m'Irritent et m'iiumilient, et j'eff arrive à me
sentir presque ftt^r de ric^olemeut dans lequel je me trouvais, au milieu
de toutes ces passions si peu clairvoyantes ei si peu pjtriotiques. Sur
beaucoup de points, je suis, je le ^ens av^c iristesse, devenu vu étranger
dans mon propre* pays. Je n'ai à aucun d^é cette meryuilleuse faotilté
d'oublier dont le I^ançiis^ est si fondement pourvu. (Test un vrai mal-
heur, et te jugement ^e plus indulgent que je puisse espérer, c'est
qu'on dise de moif que je suis plus à plaindre qu'à blâmer.
De son poste dé Berne, il continue à suivre avec une anxiété tou-
jours un peu morose et malheureusement trop fondée, tout ce qui
se passe en France. Sa récente élévation ne l'a pas disposé à augurer
mieux des événemens ni à juger moins librement tout le monde,
sans eu excepter le chef de Tétai qui l'a investi de ses nouvelles
fonctions.
... Où TOUS tous faites? ilVusioa, selon moi, cf'est en croyant qu'il
dépjnd de ce gouvernement de jjuer au Gromwell... D'abord, il ne te
veut pas, et â moa seiiS il a raison. Ce n'est pas la peine de chasser les
Bonaparte pearfairedu bouapartisme. li fàutque chacun garde son rAle,
son caraciëra et ses principes . Hais, en outre, ii ne Ib peut pas. 11 lui fau-
drait p^ur cda un point dappuî. U n'y a paj? en France, U l'heare qufii
est, — et c'est là^ notre' plus giaudë misère, — un seul parti qui soit
assez fort pour soutenir un* gouvememenf. — Par conséquent, noœ ne
20 BBTms DBS DEUX MORDES.
pouvons avoir qu'an gouvernement d'équilibre» se recrutant un peu par-
tout, vivant de concessions et de compromis. Et ensuite, est-ce bien à
un vieillard de soixante-quinze ans que vous allez demander des coups
de force et d'audace 7 II n'en a ni le tempérament ni le goût. Pour
moi, ce n'est pas là ce que je lui reproche. Ce qu'on pourrait lui impu-
ter plus justement, c'est, avec des dons merveilleux, de n'avoir pas la
sagesse et le bon sens qu'un simple paysan aurait à sa place, — c'est
de céder h des impatiences, à des susceptibilités d'enfant, de pousser
l'obstination jusqu'^ Tabsurde, de laisser, par un dépit puéril, l'assem-
blée sans aucune direction parce qu'elle n'a pas voulu suivre dans tous
ses défours celle qu'il voulait lui donner. Si le gouvernement, au lieu
d'affecter de se désintéresser du travail légi>latif, appelait assidûment
l'attention et l'activité des hommes de bonne volonté sur toutes les
réformes qui réclament une prompte solution, s'il s'appliquait à stimu-
ler leur ardeur en présentant de bons projets du loi, de sérieuses
études sur les questions d'affaires, le seul contraste de sa conduite
avec les pauvres intrigues de ses adversaires suffirait pour lui as^^urer
une grande popularité. Mais il ne fait rien, voilà le grand mal, et
la souveraineté a l'air d'être à Peucan, la place semble vacante :
c'est à qui se l'adjugera. En cela, ces prétendans de tout étage me
paraissent plus avides que difficiles. Est-il donc si tentant de posséder
le cadavre d'une nation ?
Pour vous dire mon avis en un mot, mon cher ami, en France,
aujourd'hui, tout est impossible. Partez de là quand vous voudrez
inventer une politique. Croyez-vous, par hasard, que le mal dont nous
parlons soit un mystère ? Mais tout le monde le connaît, le signale, le
rabâche à satiété, et personne ne fera rien pour le guérir. Q.iand les
terribles événemens lie l'année dernière n'ont rien produit sur l'esprit
de ce peuple, pensez-vous que ce sont quelques phrases plus ou moins
bien tournées qui vont le rappeler à la raison? Vous êtes un peu méde-
cin, eh bien 1 souvenez-vous que, s'il est permis à la science de s'a-
giter et de se troubler devant les souffrances qu'elle peut soulager, elle
doit être calme devant les maux incurables.
L'impression favorable produite à Berne par l'arrivée de Lanfrey
n'a pas diminué pendant les deux années qu'il y a passées comme
représentant la France auprès de la Confédération helvétique. Ce
fut au président Schenck qu'il présenta, le 7 novembre 1871, ses
lettres de créance en audience oflicielle, vêtu c>ontre l'habitude d'un
simple frac noir au lieu de l'habit brodé d'ambassadeur, circon-
stance insignifiante, qui ne laissa point que de produire une certaine
impression, plutôt favorable, dans ce milieu tout démocratique.
Un mois plus tard c'était avec le nouveau président, H. Gérésole,
p. LANFRET. 21
qu'il avait à traiter les affaires assez délicates qui relevaient de son
ambassade. En effet, la situation du représentant du gouvernement
fiançais en Suisse n'était pas alors sans quelques difficultés. £lle
était particulièrement incommode pour M. LanCrey. Connu pour
libre penseur et bientôt lié avec M. Cérésole, qui appartenait lui-
même au parti avancé, il avait été d'avance considéré par les radi-
caux du pays comme disposé à favoriser la campagne que, sous
prétexte de réforme, ils étaient en train de mener dans quelques
cantons contre le clergé catholique et contre les congrégations. Ce
fut juste le contraire qui arriva. Ceux qui liront la correi^pondance
de Laûfrey seront à même de constater, mais sans surprise de la
part de ceux qui auront connu tant soit peu les deux hommes, que
d'après les instructions de M. de Rémusat, le très libéral ministre
des affaires étrangères à cette époque, et pendant toute la prOsi-
dence de M. Thiers, le représentant de notre pays, sans jamais
s'immiscer dans les querelles intérieures des partis en Suisse, et
toutes les fois que les intérêts de nos nationaux y étaient engagés,
n'a jamais déserté, fût-ce pour un instant, la cause de la liberté
religieuse. Les actes d'intolérance qui. pendant les années 1872 et
187S, s'accomplissent sous ses yeux, particulièrement à Genève, ne
le laissent point indifférent. Dans ses dépêches, dans ses conver-
sations, dans ses lettres particulières, il ne cache pas Tétonu»-
ment qu'il éprouve en s'apercevant qu'en Suisse, beaucoup d'hon-
nêtes esprits a en sont encore à ne pas comprendre que ce qui est
en jeu dans les conflits confessionnels, ce n'est nullement Tultra-
moDtanisme, mais la liberté de conscience. » Avec une sagacité
qui lui fait honneur, et comme s'il prévoyait ce qui devait adveuir
un Jour tlans son propre pays, il signale nettement la tendance à
s'ingérer dans les affaires religieuses, comme « un écueil pour les
démocraties. »
Lorsque M. Thiers quitta la présidence de la république, Lanfrey
donna sa démission, mais les ministres du 21 mai ne voulurent
point l'accepter. Sachant que le duc de Broglie avait beaucoup
insisté pour que notre ambassadeur continuât ses fonctions, le
président de la Confédération se bâta d'écrire à son minisire à Paris,
et M. Kern fut chargé de demander le maintien de M. Lanfrey à
Berne.
... Le conseil fédéral verrait dans ce fait une nouvelle preuve du
bon vouloir que le gouvernement français a déjà exprimé à la Suisse,
et les excellens rapports qui ont existé jusqu'à ce jour entre les deux
gouvernemens ne pourraient que s'en ressentir de la façon la plus avan-
tageuse.
22 R£YU£ Ofif 0£IIX MONDES.
Ua« pareille démarche oa posupait qae toueber celui qui età était
l'objeu. U y c^oDâit eir expliquant eo détail à M. Gérésole Q/e qui
s'était passé à PaEÎB au. sujet de sa. déaiissioD..
... J'ai, le plus grand désir de vetouraer à Berne, où j'ai laissé tant
d'ezcelLeas amis et de. si bieaveiliaiibtes re^aioaSk. mais je ne le ferai
qu'à uQu seule conditioa» c'est qiie j'y puisse retoaroer boaorablemeuU
••. Si par leurs coQcessioûSi lei chefs du gouveraemeatparvieuu&ntà
regagner Tapp li du chaire gauche, je reprends mes fianctiouâ;, sinon>
noQ. Je n'ai pas retire ma déinisiiûn et je ne me dissimule pas qu^on
peut, d'une heure à l'autre, me donner uu remplaçant. Je dois dire tou-
tefois qu2 le duj ùe Brogliâ«. dans le seul eutretieu.qus j'ai eu avec, lui,
le lendemain de la chute de }L Thiers, m'a répéké avec insistince qu'il
laisserait le poste vacant jusqu'à ce que j'aie pu me faire sur ses actes
une opinion motivée. Vdilà, mon cher ami, la détermination à laquelle
je me suis arrêté. J'espère que vous ne la désapprouverez pas.
Ce rapprochement entre les deux centreise réalisera-t-il? Je crois
qu'il nous épargnerait bien des déchiremens'. Taiers a pu le faire et ne
Ta pas voulu. Par uu entêtement de vieillard ou denfaut, il a perdu la
plus magnifique partie. Je doute qufil. retrouve jamais Toccasijn perdue.
Il est à un âge où la fortune ne pardonne plus. Au revoir, mou chev
président Veuillez^ je vous prie,, dira à MM. vos colLàgues combien îe
leur suis reconnaissanti de rintérêt qu'ils ont bien voulu prendre à ma
position.
Jusqu'en novembre 187^ Lanfrey continua à gérer l'ambassade
de France à Berne. Désireux de voir se déplacer l'axe de la majorité,
il aurait souhaité que le gouvernement prit exclusivement son point
d'appui sur l'union des deux centrer Sa répugnance contre ceux
qu'il appelle les gambettistes restj d'ailleurs toujours la méme-
••• Je n'ai nullement cessé de: croire qu'il n'y a de salut possible,
je DO dis pas pour la république, qui tsi fort secondaire à mes yeux,
malo pour la France, qui est» teut, que «Uns la formation d'un parti
républicain conservateur et libéral^seui capable suivaat moi de main-
tenir daus notre pays, un gouvernemeat régulier contre Ids factions de
droite et de gauche. Je croîs aussi que nous devons tous travailler sans
relâche à Tœuvre de la conciliation qui doit amener les conservateurs
à accepter le régime actuel qu'eux seuls peuvent consoliderr*.
•«. Je n'ai pas changé à l'eudroit' du gambettisme. Ses paroles» mùel-
leuses ne m'ont pas fait oublier sea^ actes, et à mes yeux Tavànement
de cette séquelle est toujours le pire malheur qui puisse arriver à notre
9. LAT9FRST. 2S
pijs.— Je dis le pire, sans môme «cepter une restauration du régime
boBapartiste. Cest'dire dans quelle estime je tiens ces Uommis, et je
.TOUS BYoueque c'est un vrui supplice pour moi que de me rencontrer
avec •eui sams (pouvoir 'leur dire ce que j'ai sur le cœur.
... Ta goutte, mou cher ami, n'est qu'un mal à l'eau de rose auprès
des quatre ou cinq maladies mortelles qui rongent à tour de r6le notre
malheureux pays : radicalisme, socialisme, cléricalisme et césarisme.
Dans ce moment, c'est la pestilence cléricale qui remporte, car c'est
eHe seule qui a fait la fusion. Je suppose que nous tn venions à bout,
ce qui est loin d'être certain, nous aurons travaillé au profit d'un autre
de ces fléaux, probablement du césarisme... Quant à moi, je voudrais
être né Uuron, vivre au fond des bois et n'avoir jamais à entendre parler
de la France.
(Tétait rappréhension du succès de la fusion projetée entre les
deux branches de la maison de Bourbon qui arrachait à Lanfrey ces
accens de colère chagrine. Son irritation n'allait point jusqu'à
porter atteinte aux relations cordiales entretenues jusqu'alors avec
son chef hiérarchique, qui se plaisait à rendre justice à son mérite
et à l'excellente attitude de notre représentant en Suisse. C'est
pourquoi, plein de confiance dans la loyauté du duc de Eroglie, il
prenait le parti de s'adresser directement à lui.
21 octobre 1873.
... fe suppose, n^on cher ministre, que vous êtes maintenant un
peu mieux fixé quMI y a quelques jours sur ce qui va se passer.
Quant à moi, je le vois comme si j^y é^îs, et, je I^voue, je dé^rerais
beaucoup me tromper. Où trouverez- vous un roi constitutionnel comme
le 'BBréclial Mae-^Maboa? Je ne me crois aucun fétichisme d'aucun genre,
et feetîme qu'une mouarchie comme la Belgique est infiniment plus
libre qu'une république comm^ la Suisse... Serons-nous condamnés
à chanter de nouveau les chansons de Béranger, et ne sommes-nous
plus capabks que de ratâeher notre propre histoire? Ces étemelles
redites sont bien liumilivutes. Quant à moi, je vois avec un vif regret
approcher le moment où je devrai me séparer de vous, mais je suis
bientûr 4e me retroiTver à vos cdtés toutes les fuis que la liberté sera
eo péril, xar c'est là la seule redite sur laquelle on ne se blase pas.
J'espère que vous ne -verrez aacun inconvénient à ce que je prenne
part aux délibérations de la chambre dans des circoustunces si critiques
pour notre pays.
2& EETUB DES DEUX MONDES.
De retoar à Paris, Lanfrey a*eut pas à se prononcer sur les pro-
jets de restauration monarchique. C'était la prorogation des pou*
yoirs du maréchal de Mac-Mahon qui était en discussion. Décidé,
comme c'était son droit, à repousser cette proposition et jaloux de
bien établir la rectitude de sa conduite, il crut qu'il était de son
devoir d'insister, avant le vote, pour que sa démission fût défini-
tivement acceptée.
Je vais la faire mettre au Journal officiel, lui répondit le duc de Bro-
glie, en mentionnant sa date, qui expliquera vos voies et notre situa-
tion récipioqae. Vous devez le désirer. Croyez à mes sincères regrets
de cette séparation, au bon souvenir que je garde de nos relations, et à
mon véritable aitachement.
Il était difficile à deux hommes publics qui cessaient de com-
prendre de la même façon la conduite à tenir dans une question
itnportatite, de faire preuve en se séparant de plus de loyauté et de
plus de courtoisie.
III.
Rendu à son r61e de simple député depuis que, par scrupule
parlementaire, il avait renoncé à ses fonctions diplomatiques, Lan-
frey revint prendre rang parmi ses collègues les membres du centre
gauche. Les loinirs que sa démission lui avait procurés lui permet-
taient de reprendre son Histoire de Napoléon, Il le fit avec sa
résolution accoutumée et la suite qu'il mettait en toutes choses. « II
commença par se plonger dans la correspondance du duc de Wel-
lington, qui lui semblait admirable de bon sens, de droiture, de
prévoyance et qu'on ne saurait trop mettre en regard, disait- il, de
celle du redoutable personnage qui fut son adversaire. » Cependant
l'eutrain n'était plus tout à fait le même. On n'a jamais goûté impu-
nément à la politique active. Ceux qui en ont le plus maudit les tra-
cas se surprennent parfois à les regretter lorsqu'ils en sont com-
plètement aflranchis. « C'est sous l'empire que j'aurais dft terminer
ce travail, et je préférerais infiniment pouvoir m'occuper d'autre
chose. C'est un regret pour moi ; mais cela est sans remède, et il
faut que je porte le fardeaju jusqu'au bout. » Le succès de son
cinquième volumo, publié au cours de l'année 1875, ne parait pas
lui avoir importé beaucoup. Peu soucieux en général des félicita-
tions, il raconte avoir reçu avec quelque surprise celles qu'en
venant au-devant de lui et lui serrant les mains, M. Gambetta lui
avait a'iressées dans la gare de Versailles. Un peu de monotonie,
p. LANFRET. 26
dont il souffre, s'était introduite dans sa vie. Jusqu'au moment de
la mort de sa mère, qu'il perdit à Chambéry en août 1 875, sans
avoir pu arriver à temps pour lui fermer les yewc, il avait pris
l'habitude d'aller passer près d'elle l'intervalle des sessions. La
politique courante ne lui était pas toutefois devenue indifférente ;
loin de là. Le !•' février 1 87&, il avait envoyé à la Bévue des Deux
Mondes une étude sur la Politique uUrumontaine^ dans laquelle
(m ne retrouvait plus, quoique rien au fond ne fût changé de ses
opinions en matière religieuse, le même ton acerbe que dans un
précédent article, écrit eu 1867, hur les Pamphlets d'église (1). Ce
recueil recevait encore de lui presque au même moment un autre
travail sur le Scptenwjty qui n'y fut pas inséré, et dans lequel
l'auteur développait avec étendue les raisons qui l'avaient empêché
d'adhérer à la formation d'un régime qu'il qualifiait de combinai-
son illogique et bâtarde.
Le dernier acte politique auquel Lanfrey ait pris une part que
l'on ignore communément, est le manifeste qu'il fut chargé de rédi-
ger, en 1876, parle comité électoral du centre gauche, où siégeaient
alors liîi. Krantz, Ricard, Scherer, Feray, Casimir Perier et Per-
oolet. La rédaction, soumise à ses collègues et approuvée par eux,
s'inspirait à la fois des sentimens les plus libéraux et les plus
conservateurs. On dirait même, si Ton remarque la fréquence et la
vivacité si fort accentuée des appels adressés à l'esprit de sagesse
et de modération, qu'une certaine inquiétude trop justifiée sur le
résultat final n'a pas laissé que de préoccuper un peu celui qui a
écrit les lignes qu'on va lire :
Nous touchons à une épreuve décisive... La république qui vient d'être
fondée sera-t-elle définitivement affermie?.. Telle est, réduiie à ses
vrais termes, la question qui vous est soumi se. .. Vous n'avez qu'un seul
moyen de conserver la république, c'est de vous en montrer dignes.
On reconnaîtra que vous êtes uiûrs pour la ]ib( rté si vous savez la
faire respecter par l'indépendance et la sagesse de vos choix, si vous
prenez soin de n'alarmer aucun des grands intérêts sociaux, si vous
nommez des représentans tout à la fois fermes et modérés. On ne Tou-
blierait pas impunément, c'est cette politique de fermeté et de mode*
ration qui a fondé nos institutions; c'est elle seule qui peut les faire
vivre. Uonorcz-vous donc devant le monde par des choix sérieux, réflé-
chis, sensés, dignes d^une nation libre et de la cause que vous enten-
des servir. Ce n'est pas par des élections d'aventure ou de rancune que
vous rendrez à Paris le grand rôle dunt nos malheurs Tout dépossédé.
Défiez-vous de ces coureurs de popularité qui vous prodiguent des
(i) Voyai lA Ewue da l*' Janyier 1S07 et du l» lévrier 1874.
26 EETUE DE& DEUX MONDES.
promesses qu'ils ne sauraient temr et dds adulations injurieuses par.
leur excès même... Si vous voulez savoir qui vous trompe, observeza
quiivous flatte. Ne. vous arr&tez pas aux programmes» regardez aux
actes«... Ne donnez vos voix ni à ces faux amis.de la constitutijiii: qui
ne ohercbent dioa le droit die la perfectionner qjuo le moyen de la
détruire, ni à ces agitateurs suspects qui fomentent les^ haines sociales
pirce qu'ils en vivent, ni. à cea incorrigU^les. sectaires qui n'invoquent
la elémence que pour réhabiliter le crime.
Au moment où Lanfrey recommandait avec tant d'insistance à
ses amii^ républicains de fkire des choix réfléchis, sérieux et dignes
d'nne nation Tibre, il était bien loin d* espérer que ses conseils
eussent grande chance d*'ètre saiyis.
•• •
Les élections générales m'inquiètent beaucoup, je Piivoue... Je
souhaite vivement que ces prévisions soient démenties par l'événe-
ment, mais jusqu'ici je ne partage pas, je dos le dire, rôptimismi du
plus grand nombre de mes collègues et amis politiques. Dans tous les
cas, si notre bonne fortune l'emporte, si nous avons des élections sage-
ment républicaines^, si nous obtenons, non pas une victoire trop complbte ,
parce que notre parti en perdrait la titer, mais purement et simplement
une bonne et saine majorité constitutionnelle, ces élections reste ront, je
le crois, une date mémorablvS dans Fhistoire de France.
Ce fut précisément cette victoire trop complète des républicains^, si
appréhendée par Lanfrey, et non pas celle d* une saine majorité
constitutionnelle^ qu'amenèrent les élections de 1876. Dès les pre-
miers jours de la réunion de la chambre des députés et quand H a pu
se rendre compte des tendances de la nouvelle assemblée, la sollici-
tude patriotique de Lanfrey est aussitôt éveillée pour ne plus jamais
s'endormir. Avec une sagacité devenue plus clairvoyante S mesure
qu'il a plus avancé dans la vie dont le terme pour lui' est mainte-
nant si proche, ce qu'il redoute, ce ne sont point les « projets lîber-
ticides » de la réaction, dénoncés alors chaque matin dans les jour-
naux de la démagogie, ce sont les fautes, les violences, et surtout
l'incapacité de ceux qui vont prendre à leur charge les destinées
du régime républicain.
Nos dangers proviennent en grande partie de Ik composition de la
chambre actuelle, qui est une sorte d'incarnation de la médiocrité, au
point de vue intellectuel comme au point de vue moral. On peut tout
craindre de la part der gens qui ne savent ni ce* qu'ils veulent ni où ils
Wit>^t qui se tsont (pkcés eoiifi 1b directkm da (pire easBt^coutia^l 7 ait
eu de nos .jours.
Gbb «ombres parévi$ions n'ont d'ailleurs été dictées 4 Lanrrey
fÊT aacune souffiranoe d'iKm<>ur-prof>fe. Peu de jours auparavant,
il «vai^ été nommé sénateur inamovible par rassemblée consti-
tuaaste sus avoir « remué pour oela le petit bout du doigt, n
ainsi qu'il prend plaisir à le constater .:
Quant à moi, je -suis Thomme de f ramce qui s'occupe le moins de
cette question (l'élection des s énateurs inamovibles). Je n'ai de ma vie
demsndé^iuoi que ce soit à qui que ce soit. Si Ton veut de moi, on
sait où me trouver. Sinon, je m'en moque. J'ai là-dessus une JEorlc
daae de philosophie et je ne jn'en suis jamais mal trouvé.
Lansfrey ne dit que la stricte vérité quand il pmrle de sa cod étante
répugnance à paraître seulement (rechercher les situations ijui
auraient puôtre l'objet très nalurel de sa plus légitime ambition,
n Bvait poussé le ;sciittpule jusqu'à ne pas se rendre de sa personne
dans le département ides Bouches-du-Rhéne pendant toute ih dniée
de son mandat légiMatif, de peur qu'on ne lui attribuât l'intention
d'en vouloir solliciter le renouvelleônent 'OU de briguer un siège de
sfoaieur. [« Maintenant que je .ne (puis étne suspect d'aller <[uéman-
der un siège législatif aux radicaux de Marseille, >écrit-il à un ami,
je me dispose & aller faire ma première visite à k Ganebièi^e
pour nemercier mes aaciens «élecleurs. » Pendant les quelques jours
qu'il posseiau imiUeu d'eux, afin de prendre partiaux élections séna-
tsffiaies, il ne montre >« très heuoreuK de constater que les hommes
^lui ont fait l'honiieur de patronner itaguère sa candidature sont
taw très modérés d'opinion et n'ont rien de commun avec la jradi-
tmUe de cette \À]ïe. n i Chambéry, qu'il vivait traversé en <8e renr
danten Icalio, il avait eu le plaisir de trouver 4out le monde bien
disposé pour lui. « J'ai passé loi dix jours sans impression mau-
vaise.'C'est la première fois que Moela m'arrivte depuis 1870. Les
amisiqao vous me osnnaissez .Sfmft de dignes fgens dncapables de
changement. Mes anciens ennemis les «radicaux me tirent des coups
de diapeau jusqu'à terre. Vous ne pouvez vous faire une idée de
csla, et je ne -saurais diore toutes les avances qu'ils m'ont faites. »
PoadaAt la session de 18764lianfFey fréquenta de plus en pkts
assidûmettt M. Thiers. L'ancien président de la république était de
ceux ffiii Iflû .avaicAt conseillé de garder son poste d'ambassadeur ;
o^endant îl hû avait au plutôt gr-é d'avoir tenu à donner sa démi»-
sitti, liSnfi^y fut, à partir de cette époque, iivité à venir dans la
28 BETUB DEC DEUX MONDES.
plus grande intimité partager ces dtoers du dimanche qui étaient
réservés pour la famille et pour quelques amis politiques. M. Thiers
lui montrait beaucoup de confiance dans ses conversations. Est-ce
à dire que l'on fftt toujours d'accord? Il s'en fallait bien de quelque
chose. Lanfrey avait grand'peine à prendre sur lui de cacher dans
le salon de M. Thiers les jugemens qu'il continuait & porter sur la
politique de M. Gambetta. Il le dénonçait comme exploitant chez
le maître de la maison les rancunes du vieillard, afin de s'en faire
protéger dans ses ambitions d'avenir. Il s'étonnait d'être resté seul
à dire de l'ancien délégué de Tours ce qu'en pensait tout récem-
ment encore ce môme monde dont il était environné. Il laissait
percer sa surprise de ce qu'à la place Saint-George, au lieu de se
maintenir avec s<^Ténité dans la haute situation acquise par la con-
duite tenue au temps de la guerre et par l'habile exercice d'un
pouvoir presque absolu, on ne sût pas toujours s'interdire des
accës d'humeur assez puérils contre le nouvel hôte de TÉtysée ou
contre ceux qui allaient l'y visiter. Il s'affligeait de voir l'homme
éminent a qui aurait pu se faire le conseiller de la sagesse, de la
prudence, de la conciliation surtout, en croyant se servir des radi-
caux (qu'il n'estimait point parce qu'il les connaissait), se laisser,
au contraire, mener par eux et devenir ainsi responsable de l'im-
portance qu'ils ne pouvaient manquer d'acquérir un jour. » Par-
fois on se quittait un peu mécontens l'un de l'autre, et les petits
froissemens ne faisaient pas défaut. De temps à autre, M. Thiers,
peu ménager de ses paroles, blessait involontairement son inter-
locuteur, toujours plein de respect et d'admiration pour lui, mais
assez peu endurant de sa nature et facilement susceptible. IJn jour,
c'était à propos des Mémoires de M. Odilon Barrot, qui avait raconté,
en y attachant une importance exagérée, je ne sais quel grief qu'il
pensait avoir contre l'ancien président du conseil du roi Louis-
Philippe. M. Thiers avait commencé à s'en plaindre à Lanfrey
dès son arrivée, avec une irritation extraordinaire qui ne fit que
croître pendant tout le temps du dîner. Enfin, n'y tenant plus et
s'adressant tout droit à Lanfrey, vers lequel il s'était penché :
« C'est un impertinent, votre Odilon, oui, c'est un impertinent,.,
un impertinent. » Tous les convives étaient stupéfaits. « J'ai
entendu, et je le lui dirai, monsieur Thiers, » répondit Lanfrey.
Une autre fois, c'était au sujet des campagnes de l'empereur Napo-
léon I^ que M. Thiers prenait Lanfrey à partie en y mettant une
affectation que celui-ci trouvait presque blessante. Après dîner,
nouvelle insistance avec un surcroît d'animation d'autant plus sin-
gulière que Lanfrey gardait obstinément le plus parfait silence.
Cette petite scène provenait de ce que des indiscrets avaient rap-
porté à Tmateur da Consulat et de F Empire que Lanfrey avait cru
découvrir je ne sais quelle erreur de géographie dans le récit des
opérations de la guerre d'Bspagoe. M. Thiers s'échauSaat de plus
en plu!i et s'adressant toujours directement à lui, Lanfrey finit par
se lever et, le saluant profondément, quitta le salon avec l'intention
de ne plus revenir aux dtners du dimanche. Ceci se passait six
semaines environ avant que la vie de Lanfrey eût été mise en
danger par la terrible maladie dont il avait contracté le germe au
retour du second voyage qu'il fit en Italie pendant l'automne de 1876 .
Ces petites brouilles insignifiantes n'avaient d'aillei^rs aucune durée*
C'éiait ordinairement le conciliaut M. Roger (du Nord) qui était
cliaigé de la mission, toujours facile, de ramener Lanfrey chez
M. Thiers. Leur liaison demeurait, à travers ces légers nuages, fon-
cièrement cordiale, ainsi qu'en témoignent les lignes suivantes :
... Je viens de causer avec M. Thiers, il m^a paru fatigué. Il m'a
parlé des événemeus présens sans aigreur, mais avec un peu de décou-
ragement. Ce qu'il m'a dit m'a montré la bonté de son cœur. Tai été
profondément ému en écoutant ce vieillard attrisié par tant d'ingrati-
tude. 11 s'en est aperçu, car en me quittant, il m'a serré fortement la
main à deux reprises, comme quelqu'un qui vous dit : a Allons, vous me
oooQprenez. »
Quelques mois plus tard, alors qu'il était encore plein de vie,
quand rien ne faisait prévoir qu'il précéderait Lanfrey dans la tombe,
H. Thiers allait lui rendre visite au moment où les médecins le
faisaient partir en toute hâte pour les chaudes régions du Midi,
iu moment de la séparation, frappé de la pftieur de Lanfrey, lui
serrant cette fois encore les mains à deux reprises, et sans doute
pour ne pas laisser voir les appréhensions dont il ne pouvait se
défendre : a Revenez-nous bientôt et revenez-nous guéri, lui dit
11. Thiers, car nous avons besoin de votre bonne tête. » N'y a-t-il
pas quelque chose de touchant dans ces témoignages de sympathie
échangés si peu de temps avant leur mort entre deux hommes d'un
caractère si différent, longtemps en complet désaccord, l'un encore
si jeune d'années, sinon de forces, l'autre penchant vers le déclin
de sa vie, mais tous deux fatigués de la politique et ressentant
presque en même temps la première atteinte de ces tristes décou-
ragemens qui, pour les hommes publics, sont bien souvent les
funestes avant-coureurs d'une fin prochaine ?
La première pensée de Lanfrey, car dès le début il ne se fit
aucune illusion sur son mal, avait été d'aller mourir à l'écart et
isolé, comme il avait vécu. Mais des amis veillaient sur lui. De
tO RETUE DES HBUI . V0NDE8.
mèrm^fie M. Ampère, mort aussi près de Pau en l(86ji, awlt ArouiFé
b plus affectueuse .hûepitaHté chez «ne heiuwable famiUe aven
laquelle il >était Mé .d(^uis nombre d'aunées, ainsi Lamfrey fut, à
son arrivée dans Je lÛidi, accueilli avec empressemânt au sein d'un
intérieur qui /u'éliaii point .nouv€au pour .lui. Il retrouvait en effet
an chitaau de MaAtTidii, paras de BiUière, la mère et les sœurs
d'un .ancien camarade Jont jadis, à Turin, J'amitié enthougîiwite
avnit lété jusqu'à vouloir Tohliger h .user ide sa fortune, qui ^tait
cansidésablâ, oonme ^^i eUe leur élait aonumme à tous deux. lia
douleur ressentie à la mort pr.(5maturée de ce généneux ami avait
éâé Ja ipremiàne cause de la liaison ide Xanfrey Atvec les hôtes de
Mont- Joli, ill Avnikt neportâ sur eux le reconna^'ssant isouvenir des
offres de servioes :aul;rfir0is nefuséea, alons qu'il -avait trop de raisons
de croire qu'ilne serait jamais en état de les Acquitter. Ce fut dans
ce milieu sympathique, en face du splendide panorama des Pyré-
nées <doi¥t ^les sommets neigeux, las pentes abruptes et boisées
charmaient SCS rr^afpds en lui rappelant d'autres monlagaes ch'^res
à son enfsfRce, que Laivirey yit la mort s'approcher, lente, dou-
loureuse, implacable, adoucie cependant par les soins que lui
prodiguaient'les membres d'une noblefamille qui,. après avoir autre*
fois ohercbé à kii aplanir Les dif&cultés de ses premiers débuts,
s'appliquait maintenant avec toutes les recherches de la plus exquise
bonne grâce à lui faire connaître les jouissances jusqu'alors ignorées
de Ja ine d'intérieur* dette ivie dont assurément ilét^tdigae^.sou
maUieur vouiiu^qu'il ne lui fCtt donné d'en comprendre tout le
charme iqu' au moment où ses forces expirantes lui fsisaîeot trop
sentir qu'il aie pouvait que l'^entrevoir. C'est alors qu'il aurait désiré
invre, fit cependant jamais on n'entendit uno^urmure tomber de ses
lèvres. Àn-dire de l!amie iqui veilla la dernière & son cbeveit et dent
Kaffeclion l'isurait arrachée la moort si le imal n'^LVut^as étérsans
remède, « ceux .qui l'ont vu à ses derniers <momens éprouvaient
un sentiment de respect et d'admiration à la {>laGe de la ipitié
qu'on éprouve ordinairement devant la soaSruice physique. Jamais
un signe de ifaiblesse ou de découragement. Un mot tendre et Affec-
tueux lui faisait venir les larmes aux yeux. » Estnil .besoin d'uyouter
que les «lettres attristées -des amis absens ne cessèrent jamais d' ar-
river en abondance :au pauvre -malade, accueillies par lui'comme
la iplus précieuse distraction à des douleurs devenues chaque jeor
moins supportables 7 Auprès de son fiauieuil, quand il se faisait
transporter dehors, autour de son lit, quand il lui fallait garder la
chambre, il prceonit plaisir à placer tous les jcnenus sAuvenirs, les
fleurs surtout, que lui lenvoyaieat de fiaris les fkièles icorrespon-
diantes auxquelles étaient aditessées les lettres ique nous ai70BS
p. UtRFftBT. M
dtées. Demeuré jusqu'alors assez froid et ]platôt récalcitrant à Fer-
pansîon des sentimens trop intimes, il ne les redoutait plus autaM.
11 se montra particulièrement sensible au témoignage d'affection
toute virile reçu p&i de mois avant sa mort de i'ua de ses anciens
coliques àt l'assemblée nationale.
H. le madTfttifi Gosfta de Beauregard, député de la Savoie, l'ai-
xaable auteur d m/i ti$mmû étauirefoù^. quoique placé aux anli-
pocle8<de3 opinions* professées par Lanfrey, s'était pris pour lui de
la plus vive amitié. De politique il n'en était guère quesIÂM
%XL\Mt eux.. Le royaliste avéré ne s'était jamais flatté d'amener son
ami à partager ses eonvictioas monarcbiques ; mais jamais le
chrétien convaincu n'avait entièrement renoncé à tâcher de l'attirer
vers les croyances reUgieuseaqui faisaient le fond habituel de. leurs
conv^rsationai famUières. Au moment où Laaifrej quittait Paiis^.déjà
condamné par les médedas, IL Costa de Beauregard^ en l«i appon*
tant une mtédaille de la Yieirge béoîe à soQ' intention, lui avait fait
promettre qu'il la porterait sur lui. Il lui avait aussi demandé de
s'engager, s'ib ne devaient plus se revoir^ à songer sérieusemendii,
cwDt de quitter ce nuonde^ sai secours que la. reHgiofi catholique
api^octe à cem qiri sont à la veille de franchir le redoutable pas<-
9^e. Quand- 1«8= notivelles de Pau devinrent tout à fait alarmantes^
il prit tout navturrilement prétexte de l'envoi de son livre< pour
iTinfonner si son* «ai lui avait ten» parole. ¥oioi h, réponseï de
Lanfrey :
Cher aon, j'aii reQ» votre Mllet a^vee? votre vslume qui ediale un sii
bMparfcm dftchevalerie; Je tiens à vous direde suite combien je vous
ramarde, et suis ht^ufeus; ote ce que vous me dites d^bSéctaei»^
Cast moi,. Aer ami, qm avais miite* pardons^ à vaus decnaRMkerpoiff
vous avoir manqué de» parolei Je pourrais vous donner beawoap de
petites raisons qui ne vous paraîtraient peut-être pas sans force. Mais,
cher ami, chacun doit mourir dans sa croyance, comme on s'enveloppait
autrefois de toutes ses armes dans son tombeau. C'est le dernier témoi-
gnage à rendre' au Dieu qu'on a servi. Le mien n'est pas l'ennemi du
vôire. J'adore la morale chrétienne d'un amour tout filial. Mais en tout
ce qui est dogme, ma raison est inflexible. Elle ne pliera jamais, et cela
ne d^nd pas d'elle.
C'est d'une main défaillante que je vous écris ces lignes. Je suis dans
un état de faiblesse extrême et je ne crois plus guère à mon rétablisse-
ment. Il ne m'en tarde que davantage de vous écrire, très cher Beau-
regard, que je vous suis reconnaissant du fond de l'àmedu mouvement
si fraternel que vous avez eu à mon égard dans la touchante tentative
que vous avez faite auprès de moi, et que je vous aime parce que vous
82 BSTCE DES DEUX MONDES.
avez le cœur grand. Quel dommage que nous soyons nés à quatre
cents ans de distance l'un de l'autre I Adieu, bien cher ami.
« ••• Vous avez raison de croire, madame, écrivait après la
catastrophe H. Costa de Beauregard à la personne qui avait fermé
les yeux à son ami mourant, oui, vous avez bien raison de croire
que j'ai beaucoup aimé M. Lanfrey. Notre amitié avait cela de par-
ticulier qu'elle était à l'abri de toutes les vicissitudes, car nous ne
nous entendions presque sur rien, et depuis que j'ai eu le chagrin
de le perdre, je me demande souvent, quoique cela semble étrange,
si par hasard il n'y aurait d'amitiés véritablement sincères qu'entre
des adversaires politiques. »
Amis et adversaires politiques accoururent en foule de tous les
environs aux funérailles de Lanfrey. Son corps fut provisoirement
déposé dans la crypte de l'église Saint-Jacques, à Pau. Quelque
temps après, il était transporté, suivi d'un cortège d'amis plus
intimes, jusqu'au petit cimetière de Billière, où, par respect pour
la volonté du mourant, aucun discours ne fut prononcé. Cn modeste
monument a été élevé sur l'emplacement désigné par lui-même,
lorsqu'un jour il avait dit en souriant aux personnes qui l'accom-
pagnaient dans une de ses promenades : « Si je meurs, voici où je
veux être enterré. » Placé sur un joli mamelon en face d'un magni-
fique rideau de hautes montagnes, l'endroit lui avait rappelé sans
doute les sites aimés de sa jeunesse.
C'est au sein de cette paisible nature et loin de son pays natal
que repose l'homme un peu trop oublié aujourd'hui dont le duc
d'Audifiret-Pasquier, parlant au nom du Sénat, a pu dire a que
tous les partis l'avaient respecté et que tous ses collègues l'avaient
aimé, parce qu'un même sentiment avait dicté ses écrits et dominé
sa carrière politique : l'amour du pays et de ses libertés. »
C'^ d'Hacssonville.
I^BBBI
LES
VIEUX DE LA VIEILLE
DBRNlâBB PA&TIB (1).
XIII.
Il eiistait encore, en 1830, une foule de vieux soldats ayant
servi sons la république et Tempire, et même depuis la restaura*
tien, en Espagne et en Grèce; des gens sachant manier le fusil,
battre du tambour, manœuvrer une pièce de canon, marcher par
sections, en ordre de bataille, en colonne d'attaque, etc. ; aussi vous
pensez bien que notre garde nationale de Phalsbourg, sauf quel-
ques vieux bourgeois encroûtés dans leur maison, ne fut pas diffi-
dle k former.
Aussitôt le recensement des citoyens capables de porter les
armes fait à la mairie, on se réunit un dimanche malin sur la place
d'armes, pour procéder à la nomination des officiers, sous-officiers
et tambours.
Je m'y trouvais naturellement, car aucun spectacle militaire n'é-
di^>pait à mon attention; je courais à tous les rassemblemens
avec les camarades.
Ce jour-là, mon ami Sébastien gardait la maison. Un grand
n(XDbre des officiers de l'empire avaient été replacés dans leur régi*
(1) Voyei la Rwuê da i*' et da 15 octobre.
wta Tuu — ISSOt 3
M KETUE DE9 DEOX KORDES»
ment et s'étaient bâtés de rejoindre ; mon ami étant hors d'âge ne
pouvait rentrer dans l'armée active, il espérait être nommé capi-
taine dans la garde nationale ; les colonels Thomas et Metzinger, le
baron Boyer et le commandant de la vieille garde Michelair ne se
trouvant pas sur les rangs, son espoir était légitime.
Mais la question était de savoir quel serait le commandant.
Je vois encore l'agitation de tout ce monde sur la place, pay-
sans, citadins, en blouse, en redingote, en chapeau de paille» en
bonnet, en casquette, allant, venant, se consultant. Tous sentaient
bien que les vieux de la vieille seuls avaient droit aux grades.
On commença par les grades inférieurs, caporaux, fourriers, ser-
gens, sergens-majors; puis l'adjudant, lessous-lieutenans, les lieu-
tenans, ainsi de suite; cela ne finissait plus.
La chaleur sur la grande place était accablante ; et comme midi
sonnait à Thôtel de ville, me rappelant que c'était l'heure de dîner,
je courus chez mon ami Florentin.
Frentzel mettait la table.
— Que tu as chaud! me dit-elle en m'essuyant le front. D'où
viens- tu 7
— De la place d'armes. On nomme maintenant les lieutenans ;
après, ce sera les capitaines.
Je remarquai que Florentin était tout pâlej trop fier pour intri-
guer, il tenait beaucoup à* son ancien grade et n'en aurait pas
accepté un inférieur.
-^ C'est bon, fit-il en toussant tout bas ; asseyon&-nous*
Le dîner fut silencieux; mon ami prêtait l'oreille au moindre
bruit du dehors ; les petites fenêtres ouvertes et rem^klies du feuil-
lage des pots de fleurs laissaient arriver de Icmu quelques mur-
mures : un roulement sur la place d'armes, après la nomination de
chaque of&cier; et ce vieux brave, qjui n'aurait pas tremblé sous le
feu d'une batterie de vingt-quatre, ne pouvait s'empêcher de tresr
saillir.
Enfin, tout bruit lointain cessa, les nomiaatioas étaient termi-
nées, et personne n'élait venu dire q[ue Florentin avait été nommé
quelque chose.
Après le dîner, Frentzel, comme d'habitude, apporta le café pour
mon ami et le petit cajrafon d'eau-de-vie«
Il serrait les lèvres, tout di&trait, et moi je le regardais eu me
disant : — U oublie de me tremper mon petit morceau desuerel
Quand tout à coup un grand roulement comment soos nos fenê-
tres, un roulement de tous les tambours réunis,, l'aaeien tembour-
maltre Padoue, le dentiste, en tète, comme au grand jour du nouvel
an, quand on va souhaiter la bonne année aux «heis»
Toute la rue en frissonnait*
LES mmx as Là vieuxe* S5
Je oonnis à b feaêtM, et, regardant idehors» mire les giroflées
et les resiera, je criaa :
— MoQ zmif teus les oflSdiecs, Kms les sous-officiers et tous les
Un^wurs de b garde nationaie sont là.
En me retournant, je vis mon ami Florentin tout droit, blanc
comme un linge, mais ferme*
fil mâme tenqn, la porte s'ouvrait, <et les deux capitaines nom-
més, Ader et Roudolphe, parurent suivis de lout rélat-major.
ider, prenant la parole, dit :
— An nom de ¥0S concitoyens de Phalsbourg, capitaine Floren-
tin, î'ai riionnem: et Je plaisir de vous annoncer que vous êtes
nommé commandant de ia garde nationale, à Twmnimiti^ sauf
use TOix, la vôtre, mon commandant.
Alors Florentin se redressa; il respira lentement, comme si son
cœur eût été soulagé d'un poids énorme, puis il répondit simple-
— C'est bien , capitaiee Ader^ j'accepêe I Et nous n'allons pas
perdre de temps pour l'instructioD du soldat; nous la commence-
lOBs demain. Je vais voir ioiat de suite le commandant de plaoe et
iûre déUvrer i nos hommes les armes et les foumimens en bon
état; cbaqne iiomme en sera responsable. Il y aura deux heures
d'exerdce fe matin, de sept à neuf heures, et deux le soir, de cinq
isept beures, soit sur la plaoe d'armes, soit au cbsonp de Mar&. Je
m'entendrai pour cela avec le colonel du dix-huitième, — Les fiei>
gens et les caporaux assisteront à tous les exercices et veilleront à
l'exécution des mouvemens. Ils apprendront à commander; je serai
là. — Les officiers de service me feronit leur rapport tous les jours,
un rapport détaillé. — Tout se passera militairement. Je veux que
mes hommes connaissent tons leur école de peloton 1 fond, dans
six semaines ; c'est le temps qu'il faut quand on y met de la bonne
volonté.
Tous les autres, qui s'étaient attendus à des remerdmens et
peut-être même à l'attoadrissement de Florentin, en apprenant
qu'il était nommé commandant, restèrent stupéfaits ; et lui-même,
doiftie Vapepcevant de teur surprise et changeant alors de 4on,
tout joyeux :
~ Ofiders et sons-officiers de la garde naiioiiale de iPfaalsbourg,
votre commandant Sébastien Fiorentin vous invite tous & un punch
au rhum en l'honneur de sa nomination.
Et se tournant vers Françoise :
— Frentzel, s'écria-t-il d'un ton bref, tu m'as entendu ; qu'on se
dépêche I — Messîevra, donnez-vous fat peine de vous asseoir.
Sa voix était toute cbangée , il était reveufl «u itençs de Valla-
doKd.
s 6 BBYUE DES DEUX MONDES.
Alors les fronts se déridèrent, et tous les anciens qui se trou-
vaient là pensaient que le commandant avait bien parlé, qu'il avait
dit ce qu'il fallait dire, et que, dans deux mois au plus tard, on aurait
un bataillon ferré sur les mouvemens de marche et la charge en
douze temps.
Frentzel comprit très bien que ce n'était pas le moment de faire
des réflexions ; elle sortit avec son grand cabas chercher huit bou-
teilles de rhum avec du sucre et des citrons chez mon père, et en
attendant son retour, Florentin fit entrer les tambours; il ouvrit le
secrétaire et leur distribua sans façon tout le fond de la corbeille
de Frentzel, une vingtaine de francs en gros sous et en petites
pièces, pour aller boire un coup à sa santé.
Il fit à Padoue l'honneur de lui dire qu'il ne s'était pas rouillé
depuis 1815, et qu'il avait reconnu tout de suite son coup de
baguette au roulement.
Padoue en eut les larmes aux yeux et répondit au commandant
que le plus grand bonheur de sa vie serait de battre la charge
devant le bataillon des Phalsbourgeois , comme à l'assaut de Sa-
ragosse et à l'affaire de Bautzen, où un coup de mitraille avait
éventré son tambour. — Il s'écria que tous ses hommes en feraient
autant, qu'il répondait d'eux, et finalement ils partirent tous en
criant :
— Vive le commandant Florentin !•• Vive la garde nationale de
Phaisbourg t
Florentin rayonnait.
Et là-dessus, Frentzel, qui s'était dépêchée, entra avec un punch
magnifique auquel mon ami Florentin mit le leu lui - môme , et
comme le vieux rhum s'enflammait d'un coup, il dit en souriant :
— Ça brille comme l'éclair du canon ; bon signe, camarades, bon
signe. Que chacun remplisse son verre. Frentzel, tu peux aller à
tes affaires. Roudolpbe, je vous charge de servhr là-bas.
— C'est bon, commandant.
Et les verres étant remplis, Florentin se levant s'écria :
— Je bois à la prochaine campagne; ça ne peut pas tarder. ••
Nous avons là-bas Sarrelouis et Landau qui nous attendent; c'est
là, camarades, que nous boirons notre deuxième et notre troisième
punch. Et vous comprenez bien que nous serons à l' avant-garde;
tous ceux de la frontière auront le pas sur les autres, comme en 92.
— A la santé des braves I
Tous répétèrent :
— A la santé des braves !
Les verres s'entre-choquèrent, et Florentin, me voyant là, me ten-
dit son verre, après avoir bu, en me disant :
— Bois aussi, mon ami, bois 1 Quel malheur que tu n'aies pas
LES TIBUX DE LA TIEILLE. 37
cinq ou six ans de plus, je t'aurais engagé comme tambour. EnGn,
on ne peut pas avoir tous les plaisirs ensemble. Tu entendras la
grande musique plus tard ; il ne faut pas perdre patience, à chacun
son tour.
Que TOUS dirai-je encore? Jamais Florentin n'avait été si heu-
reux; mais cela ne lui fit pas oublier ses devoirs , et vers deux
heures, le bol de punch étant vide, il se leva gravement et dit :
— Messieurs, il est temps de songer à la distribution des armes,
et je vais de ce pas trouver le commandant de place, pour que la
chose se fasse sans retard. — A demain le premier appel , mes-
sieurs, à sept heures, sur la place d'armes; vous m'avez entendu?
— Oui, commandant.
On se sépara.
Florentin mit sa grande capote boutonnée jusqu'au menton ; il se
coiffa de son chapeau et sortit, sa canne sous le bras.
Frentzel et moi, nous restâmes seuls. Elle ne se doutait pas encore
que sa corbeille était vide; quand elle s'en aperçut, je me doute de
la mine qu'elle dut faire.
En attendant, elle emporta le bol vide et les verres dans sa cui-
sine pour les laver. Elle était toute pensive et ne disait rien. —
Coco, effarouché par tous ces mouvemens, s'était mis à jaser; Azor
trottait sur les talons de son maître.
Je courus à mon tour raconter ces choses extraordinaires à la
maison.
XIV.
Le lendemain, aussitôt après déjeuner, mon ami Florentin et
moi, nous partîmes pour le champ de Mars, hors de la ville.
La distrÛ)ution des armes avait eu lieu la veille au soir à l'arse-
nal, ainsi que celle des sacs, des gibernes et des sabres-briquets*;
l'armement était donc complet. Seulement, comme une foule de
paysans et d'ouvriers ne pouvaient s'acheter un uniforme, il avait
été décidé que la caisse de la garde nationale s'en chargerait, que
chaque soldat serait en blouse bleue, avec ceinture de cuir et petite
casquette à bordure rouge, et qu'en outre il recevrait une paire
de souliers d'ordonnance solidement établis.
Ces distributions devaient se faire dans le plus bref délai pos-
àb\e ; tous les tailleurs et les cordonniers de Phalsbourg y travail-
laient.
En attendant la livraison, l'exercice avait commencé.
Mon ami et moi, nous passâmes sur les glacis, auprès de son
jardin ; nous étions aux plus beaux jours du mois d'août ; les arbres
SS aSTCB DES DEUX MÛIIBES.
pliaient souâ les pommes, les poires, les prunes; la grande haie
viFe resplendissait de verdure; Florentin n'y fit pas même atteo*
tion, sa pensée était uUeurs»
Nous entendions de loin les commandemens répétés par les
échos de la demi-lune et des bastions :
— DDeL.deussel.. unei.t deussel*«
— Halte I
— Front I
— En place. •• repos I
Et ailleurs :
— Portez armes
— Arme bras !
— Croisez... ettesl..
£t c^era,.» et cœtera»
C'était un bourdonnement de voix, un tumulte qui grandissait à
chaque pas; le front de Sébastien florentin se déridait.
En arrivant sur Tesplanade des glacis, il fit halte un instant
pour contempler ce spectacle. Le champ de Mars, encadré de ver-
gers, était tout couvert d'hommes en habits bourgeois, les bau-
driers en croix, la giberne au dos, le sabre sur la hanche, allant,
venant, par petits pelotons de trois, de quatre, les sergens devant,
marchant en arrière, le fusil horizontal pour maintenir l'aligne-
neent et criant à tue-tête : — UneL. deussel — Plus loia, contre
la haie du cimetière, la compagnie des anciens, toute formée, ma-
nœuvrait sous le commandement du lieutenant Benott. — Quel mou-
vement!., quelle animation !.. et tout cela sous un soleil splendide,
les montagnes bleu d'émeraude et les crêtes des Vosges à l'horizon.
Ce qui me réjouissait le plus, c'était la mère Balais, nommée
cantinière de la garde nationale, assise à côté de sa petite table en
plein soleil, sous un immense parapluie tricolore, avec ses Udons,
ses cruches, ses petits pains et son panier de pommes, droite, raide,
la lèvre ombrée de moustaches grises, les cheveux tortillés en
queue de cheval sur la nuque: elle me produisait l'effet d'être la
reine de la fête.
Enfin, ayant jeté son coup d'œil, Florentin repartit du pied
gauche; je courais sur ses talons; il ne pensait plus à moi, l'ardeur
de son vieux métier le possédait; on aurait dit le vieux faucon
auquel on vient d'enlever son capuchon et dont les ailes frémissent.
En passant à côté des petits pelotons, il s'arrêtait une seconde,
fronçant le sourcil; et s'adressant au sous-ofiider :
— Sergent, criait-il, un peu plus de vigueur dans le comman-
dement : — ^[Dne!.. deussel.. Une!., deussel*. — Et sa voixclttre
et nette, comme un cri de guerre, vibrait.
C'est ainsi qu'il arriva devant la compi^gnie des andens, alors
LB9 vaux DE LA TIBLU, 3d
Vanne au pied, au repos. Il échangea deax mots arec le lieutenant
Benoit; puis, prenant le commandement de la compagnie lui-môme :
— attention au commandement I ditp-iU Portez armes!
Le mouvement fut exécuté comme s'il l'eût été par un seul homnoe.
— Arme bras!
Même précision .
Florentin souriait.
— C'est bien, disait-il. Croisez... ettesl Très bien... nous n'avons
pas oublié la manœuvre. Hél là-bas, le troisième homme du second
rang, le coude au corps, les épaules effacées... Chargez!..
l'avais vu bien des exercices depuis mes premiers jours sur le
bras de ma nourrice et de tous les régimens en garnison chez
nous, mais aucun ne s'était exécuté avec la vigueur et l'ensemble
de ces anciens.
Aussi le commandant Florentin n'eut plus que des éloges à leur
faire et dit au lieutenant Benoit de continuer, pour aller inspecter
de nouveau les recrues.
En passant près de la mère Balais, comme il faisait très chaud :
— Assieds-toi là, sous le parapluie, me dit-il. Madame Balais^
donnez un petit gâteau à cet enfant et des pommes.
— Oui, mon commandant.
11 partit, et je restai là, assis sur un escabeau, près de la mère
Balais, qui croyait renaître en se trouvant au champ de Mars, au
milieu des bruits d'armes, comme vingt ans avant.
Pendant les momens de halte, les fusils étant en faisceaux, tout
le monde accourait prendre un petit verre sur le pouce, casser un
petit pain.
Enfin, c'étaient les premiers préparatifs de la guerre, ^et Ton
pensait que tout cela ne serait pas une plaisanterie ; chacun ae
dépéchait de s'instruire, pour être prêt au grand moment de l'en-
trée en campagne.
A neuf heures, cette première leçon étant terminée et les troupes
du 18* allant venir, musique en tête, prendre possession du champ
de manœuvres, on se mit en rangs pour regagner la ville. La mère
Balais replia bagage, et l'on partit au bruit du tambour.
Florentîn et moi, nous restâmes les derniers à l'angle du bastion
de la poudrière, regardant notre bataillon défiler sur la grande
roale blanche jusque dans l'avancée.
Alors mon ami s'écria :
— Ça va bien !.. Qu'est-ce que tu penses de ça, mon ami?
— Ça va bien I
— Ouil.. dans un mois, tu verras, reprit-il, tu verras cooime il&
embcflteront tom le pasr.. Unel.. deusse!.. unel.» deussel..
AO BSTUB DES DEUX KOIIDBS.
Il riait. Puis redevenu plus grave, il me prit par la main et dit :
— Rentrons I.» il faut que je parle à ton père.
Mon père avait été nommé sergent, mais il se trouvait retenu
par le capitaine .Roudolphe pour l'organisation de la comptabilité
du bataillon. Il paraît que tout était déjà terminé, car en arrivant
sur la place des Halles, nous l'aperçûmes de loin sur notre porte.
Il descendit les trois marches de la boutique pour saluer M. Flo-
rentin.
— Vous devez être content, commandant, lui dit-ih
— Très content, monsieur Péleiin, très content. Mais nous avons
à causer d'autres choses,., d'affaires particulières,
— Ah! fort bien. Alors^donnez-vous la peine d'entrer au bureau.
Nous entrâmes dans l' arrière-boutique, et mon ami, plus embar-
rassé que sur le champ de^manœuvre, se prit à dire :
— Il faut que vous m'achetiez mon jardin, monsieur Pèlerin.
— Votre jardin 7 dit mon père étonné, et pourquoi cela, monsieur
Florentin? C'est votre ^distraction, votre amusement. Il est très
beau, votre petit jardin, plein d'arbres fruitiers que vous avez
plantés^vous-mème, tous excellens, tous en plein rapport. Et votre
petite baraque, si jolie, entourée de vignes et tapissée à l'intérieur
de [vos anciennes batailles... Et cet enfant que vous avez élevé
là dedans,., et tout je reste I
— Oui,*^dit Florentin, je vous le vends huit cents francs. Un
commandant, vous comprenez bien, ne peut pas être en bourgeois;
il lui faut l'uniforme,! les épaulettes, l'épée d'ordonnance; il lui
faut la" grande et la petite tenue,., c'est de rigueur. Avec huit
centsTrancs, c'est tout au plus si j'aurai tout cela.
Mon' père avait les larmes aux yeux en écoutant cet être naïf et
brave lui donner ces explications.
— • D'abord, monsieur Florentin, lui dit-îl, votre jardin vaut plus
de huit cents francs; il en vaut de mille à douze cents pour le
moins»
— Vous croyez ?
— Certainement. Il est admirable, votre petit jardin, c'est le
plus beau, le mieux soigné et le mieux situé des environs; vous
l'avez payé de vos économies, vous vous êtes imposé des privations
pour l'acheter, il vaut douze cents francs comme un liard, et puis-
qu'il ne vous en faut que huit cents, je vous les prête sur ce jar-
din'; c'est de l'argent placé sur solide hypothèque.
— Oui, mais les intérêts?
— Les fruits et les légumes couvribront largement les intérêts.
Mais tenez, monsieur Florentin, arrangeons les choses plus simple-
ment encore : commandez au tailleur, au passementier, à tous vos
LES VIEUX DE LA VIEILLE. H
fournisseurs ce dont vous avez besoin, et après]] cela envoye^^-moi
les notes, je réglerai et vous serez débarrassé de tous ]ces soucis.
Vous me paierez à votre convenance, vous (prendrez autant de
temps que vous voudrez.
Alors Florentin partit d'un grand éclat de rire.
— Ha foi, dit-il, vous avez raison, c'est le plus^simple ; mais je
vais vous signer un billet.
— Allons doncl.. Est-ce que votre parole ne me suffit pas?
lion ami Florentin rayonnait.
Ils se donnèrent la main, et le capitaine partit directement à tra-
vers la place d'armes, vers la maison du tailleur Kuhn, pour com-
mander son unirorme.
II allongeait le pas et se redressait fièrement, comme s'il eût déjà
porté ses épaulettes de commandant.
Mon père, de notre seuil, le suivait du regard, tout attendri,
— Pauvre brave homme, se dit-il à lui-même, brave comme
La Tour d'Auvergne et naïf comme un enfant !.. Gela n'a rien appris
de la vie pendant toutes ces grandes guerres; cela ne sait rien
que deux mots : — Honneur et patrie I.. — Brave hommel..
Puis, rentrant dans la boutique, il raconta simplement à la mère
ce qui venait de se passer. Elle l'écoutait aussi tout émue.
— C'est bien, dit-elle, c'est très bien. Pèlerin, tu as très bien
fait... Ce jardin-là, où nos enfans ont été élevés, doit rester à l'ex-
cellent homme. Nous réglerons toutes les notes, et Frentzel nous
païen comme toujours, quand elle pourra.
Ayant échangé ces paroles, ils retournèrent au comptoir servir
les pratiques, et moi je courus chez mon ami, car onze heures et
demie sonnaient: on allait se mettre à table.
J'entrais à peine que Florentin arrivait derrière moi, la satisfac-
tion peinte sur sa figure.
— Ça va bien, dit-il, en déposant son chapeau et sa canne à leur
place ordinaire.
Puis, élevant sa voix : ;^*
— Frentzel!.. Frentzel! cria-t-il.
— Qu'est-ce que tu veux, Florentin? répondit Françoise de la
cuisine.
— Je rentre, Frentzel, tu peux servir.
^ C'est bon,., c'est bon... J'arrive !.. Me voilà!
XV.
Aussitôt que moa ami Florentin eut son uniforme, le vieux sol-
dat reparut tel qu'il avait été quinze ans avant, toujours à l'exer-
cice, en schako et hausse-col, l'épée au côté; à la maison, en petite
A2 REVUB DES DEUX H0NDE8.
tenue» le bonnet de police à gland d'or sur Toreille, les mouatadies
astîqnées, le verbe haut, le regard impératif.
Frentzel ne lui r^ondait plus d'un air nonchalant : — Oui, Flo-
rentin, oui,*, me voilà... J'arrive I — Elle trottait au commande-
ment, et Florentin ne souffrait plus de réplique.
Au champ de Mîars, le règlement militaire était en vigueur, tous
ceux qui ne répondaient pas à l'appel avaient leurs vingt-quatre
heures de prison, ensuite trois jours en cas de récidive, sans rémis-
sion ; et les bourgeois, les honnêtes bourgeois se désolaient de
s'être donné un chef pareil; qui pouvait prévoir ce changement?
Les anciens seuls trouvaient la chose parfaite, admirable; ils
n'attendaient plus^ que l'établissement d'un conseil de guerre en
permanence à l'Hôtel-de- Ville, pour condamner les gens au boulet,
à la dégradation, à mort, selon la gravité des faits ; ce seul cha-
pitre les faisait encore soupirer ; après cela, l'entrée en campagne
et l'ordre de marcher sur Sarrelouîs.
Or, un jour que nous venions de l'exercice^ mon ami Florentin
et moi, quand le contre-appel avait eu lieu sur la place d'armes,
et qu'au commandement de : — Rompez les rangs I — chacun s'en
allait à la maison, le fusil sur l'épaule, bien content d'être quitte
de 'sa corvée, nous aperçûmes de loin un gendarme à chevsil qui
stationnait devant notre porte.
C'est l'ordre de partir I dit Florentin en hâtant- le pas, car
cette idée lui trottait toujours en tête ; elle lui avait même fait oublier
Reichstadt I
Eh bien ! gendarme, dit-il, qu'est-ce que c'est ?
Un ordre de la préfecture, mon commandant, répondit le
gendarme en lui remettant la missive.
Florentin rompit le cachet, y jeta les yeux, et dit d'un ton de
demi-satisfaction :
C'est bien I — Prévenez en passant le capitaine Ader de se
rendre chez moi sans retard.
Oui, mon commandant, dit le gendarme, en s' éloignant au
pas.
Voici notre affaire I s'écria Florentin, entrant dans la chambre
tout joyeux, ce n'est pas encore l'ordre de marche, ce n'est qu'im
petit commencement, mais ça viendra.,.
Il s'était débarrassé du schako, du hausse-col, de Tépée, et se
coiffait du bonnet de police, tandis que Frentzel, toute mélanco-
lique, nous servait le déjeuner, lorsque le capitaine Ader parut.
Florentin, à son secrétaire, écrivait.
C'est vous, capitaine, fit-il, asseyez-vous; noos avons à
causer*
Puis, se retoumaiit, les yeux étiacelans et le aoudre aux lèvres i
LES VIIUX D£ Uk VIEILLE. AS
— Tofos savez, capitaine, âit^il, que les gens de GtAourg* et de
Hûldetaoïue se remuent dans la ntootagne. Ils ravagent ksr fordis
de l'eut; ils ont même tué le garde-chef Nicolas Hepp. Lear con-
trebande en poudre, en tabac, en cartes à jouer^ en tout, ne fait
que s'étendre de pins en plus; ib en inondent la Lorraine et les
mvirons ; c'est une peste, une vraie peste ; et voilà qu'avant-bier,
ils ont reçu dans leur nid de roches la gendarmerie par un fea
roulant. — Vous savez ça 7
— Oui, mon commandant.
— kh bien 1 je vais leur apprendre de quel bois Sâiwstien
Florentin se chauffe, reprit mon ami en fronçant les sou«t^iËi.
Yajd un ordre de la préfecture qui me demande une compagnie
de garde nationale pour aj^uyer le mouvement de la gendar-
merie sur Hûldehouse. Yous idlez donc faire battre le rappel immé-
diatement et vous choisirez tous nos anciens pour cette expédi-
tion. C'est à proprement parler un petit coup de main dans la
Sierra Horena, pour l'enlèvement d'une guérilla, vous comprenez?
Il faut des hommes solides, dont le jarret ne soit pas encore usé.
Vous les préviendrez que c'est moi qui commande l'expédition. Tous
auront la tenue; pas de blowes; il faut frapper de respect cette
canaille par la vue de runiforn». Que les bourgeois prêtent leurs
unifonnes à ceux qui n'en ont pas, ou qu'ils marchent eux-mêmes !
Yous commanderez en second. C'est compris, capitaine?
— Parfaitement, mon commandant.
— Yous ferez parvenir cet avis au commandant de place, pour
que la distrtbation des cartouches ait lieu sous la voûte de la mai-
rie, à trois heures. A trois heures et demie, après l'appel, nous serons
en route, par le chemin de la fontaine du château, pour gagner
le vallon des Roches et de là Hûldehouse.
— Gela suffit, mon commandant, dit alors le capitaine Ader, en
saluant. 11 sortit, tandis, que Florentin et moi nous nous asseyions
à table pour dtner.
On pense si je dressais l'oreille, et si j'avais envie d'être de l'ex-
péditiool
Tout ce que mon ami venait de dire des gens de Garbourg, de
flûldeliouse, et de plus lom, était vrai.^ Us avaient même dressé des
chiens pour faire la contrebande ; ces animaux aboyaient à l'ap-
predie des douaniers et des gardes forestiers ; ils traversaient haies,
torrens, halliers, broussailles, avec leur charge de contrebande ;
il était bien rare d'en abattre quelques-uns, et l'on ne pouvait ver-
baliser contre les maîtres, qu'on ne connaissait pas.
Toute cette race venait chez nous les jours de marché, notre bou-
tique en fourmillait ; c'étaient des êtres secs, rudes, déguenillés,
marehant pieds nius, les cheveux hérissés, la barbe en broussaille ;
hh S£YCB DES D£UX MONDES*
et leurs femmes, crasseuses, les cheveux emmêlés, les yeux sau-
vages, les bras jaunes, les coudes pointus, la peau tannée, les
accompagnaient; c'est elles qui portaient les fardeaux; eux, ils
n'avaient que leurs bâtons et leurs pipes.
Tous ces gens n'étaient pas maîtres de leurs miûns, on les sur-
veillait dans notre boutique comme des voleurs de profession ; on
ne leur faisait jamais crédit, car ils niaient toujours, et, quoique
fort dévots, ils levaient la main en justice.
Mais quand on voulait avoir du gibier en temps prohibé, du pois-
son ou de la contrebande, on n'avait qu'à leur dire deux mots, et
ils vous l'apportaient sans faute.
Voilà les gens que mon ami Florentin voulait dénicher ; et pen-
dant tout le dîner, je ne ûs que rêver au moyen de le suivre, pour
entendre siffler les balles et voir les feux roulans dont il m'avait
parlé tant de fois.
Lui, naturellement, occupé de son plan de campagne pour tour-
ner les villages, il restait silencieux*
Frentzel ne soufflait pas le mot. Et comme elle venait de servir
le café à Florentin, prenant mon air le plus câlin, je lui demandai
si je n'aurais pas la permission de courir derrière le détachement.
Cette question, interrompant ses méditations, le fit me regarder
tout rêveur, et seulement au bout d'une minute il eut l'air de me
comprendre et me répondit :
— Pour ça, non, mon ami, ce n'est pas possible ; ton père ni ta
mère ne voudraient pas, ni moi non plus... C'est trop loin... Et
puis... une balle perdue... Enfin... nonl.. Je voudrais bien, mon
ami, mais ça viendra plus tard.
Alors, avec la finesse des enfans, je compris tout de suite qu'il
ne céderait pas et je dis :
— Puisque tu ne veux pas, mon ami, je resterai avec Frentzel,
— Oui,., c'est ça... vous resterez ensemble!.. C'est dommage,
tu m'aurais vu manœuvrer... Ce qui est différé n'est pas perdu.
Et se levant, il se revêtit de sa tenue de campagne, il roula
lui-même son manteau, qu'il passa en sautoir sur son épaule, et
sortit en disant à Frentzel :
— Après- demain au plus tard, l'affaire sera faite. Françoise, ainsi
pas d'inquiétude.
^ On voyait que c'était sa formule d'autrefois ; et Frentzel lui ré-
pondit d'un air de résignation :
— Pourvu qu'il ne t'arrive pas malheur, Florentin I
— Allons donc! fit-il en revenant. •• Une poignée de chouans I
Et il l'embrassa, puis il partit.
Je vis alors qu'il aimait bien Frentzel tout de même ; et entendant
au loin le roulement de Jappel sur la place d'armes, — Frentzel
LES TIEUX Dl LA TIEILLE. â5
Tenait de rentrer dans sa cuisine, — je me glissai tout doucement
dehors, et je courus prévenir deux ou trois bons sujets de mon
âge, 1^ fils Gourdier et le rouge Materne, de ce qui se passait.
Nous primes les devans sur le détachement, par la porte d'Alsace,
courant à la fontaine du château, où nous fîmes halte pour guetter
le passage de nos gens et les suivre de loin.
Mous étions là, depuis environ deux heures, assis, les jambes
écartées, autour de la source, derrière les haies touifues du cime-
tière des juifs, fort impatiens de voir arriver notre monde* J'avais
seul une veste, des souliers et un chapeau de paille; mes cama-
rades, en pantalons de toile et manches de chemise, les pieds nus,
coiffés de leurs grands cheveux jaune filasse, riaient, contens de se
trouver là plutôt qu'à l'école du père Yassereau.
L'ardeur du soleil n'avait jamais été plus grande, elle teignait
en rouge les vieilles roches grises de la gorge à l'entrée de laquelle
nous étions.
— Hél ils ne viendront donc pas? disait Materne, regardant le
coin du cimetière où débouchait le chemin. Voici trois heures et
demie qui sonnent en ville. Si Pèlerin nous a trompés, gare!.,
garel..
— Je ne vous û pas trompés ; mais je n'ai pas peur de toi,
Materne, lui dis*je.
— Parce que tu as de beaux habits et que tu bois du vin, tu
crois être plus fort, dit-il ; mais je porte des fagots et je grimpe
mieux que toi.
— Oh I pour grimper, je ne te crains pas non plus, lui répon-
dis-je.
On voyait que les gueux m'en voulaient à cause de mes beaux
habits, et peut-être aurions-nous fini par une bataille, si dans le
même instant, au loin, des pas nombreux ne s'étaient fait entendre.
Alors toute la bande, se penchant pourvoir à travers la haie, s'écria :
— Les voilà I.. Tenez, là-bas, les collets rouges et les baïonnettes
défilent sur les glacis... Vite, cachons-nous!
Chacun courut se blottir dans les broussailles, et quelques
instans après le détachement descendait la petite allée des Houx,
allongeant le pas vers le vallon. Toute la compagnie, l'arme à vo-
lonté, riait et babillait, comme il arrive aux troupes en marche.
Mon ami Florentin, le manteau roulé sur l'épaule, marchait tout
allègre et l'air joyeux sur le côté, causant avec le capitaine Ader.
Du reste, nous ne pouvions les entendre causer, à cause du roule-
ment des pas dans le sentier pierreux ; mais à peine eurent-ils
défilé, que nous sortîmes de nos cachettes, déboulant dans la gorge
tortueuse.
Près de nous serpentait le ruisseau de la fontaine, presque dessé-
J^5 REVUE BEft DHXX MOHDJ»»
ebé ptf Tàrdrar dv jour. Me» camarades» ayec leurs pieds mis^
durs eomme des semelles de bottes» senlaieiKl moins les cailloux
que moi dans mes souliars; c'étaient de vins Pholsbourgeoîs,
F amour de la fusillade les animaîl; on aurait dit une troupe de pe-
tits loups sur la pistejde quelque gibier»
Bientôt nous fûmes entre les rodies arides, sans une touflé de
mousse, et nous aperçûmes au loin, dans le fond du défilé, sur la
lisière de la forêt, te hardier Tobie Lupin, au milieu de ses pomr-
ceaux enfouis dans le sable chaud et de ses cbèvres qoi grimpaient
sur les deux pentes du vallon. Il était assis, le dos appuyé contre
une roche, et travaillait à Tombre de son grand chapeau de crin,
qui lui servait deparasc^. Il tressait des paniers d^osier; son chien,
à longs poils roux , ramenait les chèvres qui s'écartaient trop du
vallon.
A la vue des gardes nationaux arrivant sur deux lignes^ le chien
lança quelques aboiemens sonores, et tous les échos en retentirent
jusqu'au fond des bois.
Tobie Lupin tourna la tète; depuis trente ans, il n'avait pas été
troublé dans sa solitude et regardait étonné.
Les gardes nationaux passèrent, ils entrèrent sous les arlnres et
disparurent comme un ruban rouge et bleu dans la verdure de la
forêt.
Et alors seulement, toujours galopant, no«s descendfaoïes der-
rière eux. La sueur me coulait le long des jambes jusque dass
les souliers.
Tobie Lupin ne fit attention qu'à moi ; les autres, il était frabitué
de les voir aller et venir, leur fagot ou leur petit sac de fatnes sur
l'épaule.
Tiens I fit-il, c'est le fils de M. Pèlerin I Où vas-tu donc T
— Là*-bas,.. lui dis -je, embarrassé de répondre, oA vont les
autres.
Et le chien descendant sur moi tout hérissé, j'avais à peme eu le
temps de ramasser une pierre, quand Tobie le sîffia :
-^ Arrive ici. Pataud t
Alors je courus, suivant les canrarades, bi^i content d'en être
réchappé et de me trouver à Tombre des hêtres, dans les kaudes
bruyères lilas et les genêts dorés grimpant à perte de vue jusque
sur la cête.
Le ruhseau s'était fait torrent, il écumait sur les roches au fond
du ravin et répandait une agréable fraîcheur; mais déjà je com-
mençais à trouver le chemin bien long et je me reteurnois de temps
en temps pour yoii m Yotk découvrait encore la ville.
Elle était à plus d'une lieue en ligue droite; c'est à peine si j'ae-
percevais encore son docher surmonté du nid de cigognes; rki--
IBS VTBMX «DE LA VIgaLB« ky
qHiétude me gagml, et malgré 00k, «royant les cmarades courir
sans relâche, je n'osais m*arrêter«
NooB arrivkws «a dâîouché de la gorge, où le torrent se
jette éans la Zorn, quand tout à coup, au détour du sentier, nous
fûmes en présence de nott-e détachement, qui venait de faire Imite •
et quelle ne fut pas notre surprise de voir là, sous la haute raittée'
an miKeu des bruyères, cinq ou six gendarmes à cheval, avec leurs
grands chapeaux, et plus de vingt gardes forestiers en haibit vert,
petite casquette à cor de chasse, le mousqueton en bandoulière I
Mon ami Florentin et le capitaine Ader, dans Membre papillo-
tante, se trouvaient avec eux; ils délibéraient ensemble ^et nos
gardes nationaux , alignée sur le sentier, l'arme au pied , s'es-
suyaient le front, tirant leurs mouchoirs du fond des schakos.
C'était un coup d'œil admirable, plein de lumière et d'ombre-
l'éclat des armes et des uniformes au milieu de la verdure vous
éblouissait.
U paraît qu'en s'était donné rendez-vous là, pour s'entendre avant
de grimper la côte.
Et comme notre arrivée étonnait ce monde, Florentin s'étant
retourné, me vit sautant dans les bruyèreapour me cacher et s'é-
cria 4l'ane voii tonnante : '
— Halte î qu'on l'arrête et qu^on me l'amène avec les autres.
Deux sentinelles, qu'il avait postées plus loin dans le sentier,
nous barrèrent le passage ; on nous empoigna et on nous conduisit
comme des malfaiteurs au milieu d'un piquet, en présence de mon
ami Florentin, qui n'a «ait pas l'air tendre.
— Qu'est-ce que tu viens faire ici? me ditnil d'un ton rude en
fronçant les sourcils. '
— Je veux voir la bataille, lui répondis-je hardiment.
— Est-ce que tu ne m'avais pas promis de rester avec Prentzel ?
— Oui !.. mais je veux voir la bataille.
Il semblait sévère, et pourtant malgré lui son front se déridait-
il ne pouvait s'empêcher de sourire dans ses moustaches, '
Les gendarmes autour de nous restaient graves.
— Et vous autres, tas de gueux, s'écria FlorenUn en s'adressant
à mes camarades, qui est-ce <pii vous a permis de nous suivre?
Vous êtes des espions, bien sûr, des espions de Garbourg et de
Bûldehouse. Si je vous faisais fasiller, qu'est-ce que vous diriez?
Hais voyant qu'au lieu de trembler, ils se grattaient l'oreille et
le bas du dos d'un air emiNtrrassé, il se tourna vers le brigadier de
goidarmerie Kuhn, en s'écriaat tsut joyeux :
— Savez-vous, brigadier, que ces gueux-là feront de fameux
soldats, et si la guerre commence et dure seulement vin^t ans
plus d'un sera capitaine comme les anciens? '
A8 BETUE DES DEUX MONDES.
— Certainement, mon commandant, dit le brigadier, ça ne m'é-
tonnerait pas du tout.
— Oui, dit Florentin, mais en attendant, je vais faire reconduire
celui-ci àPhalsbourg,.car ses parens sont de braves gens. Quant
aux autres, qu'ils nous suivent ou qu'ils s'en retournent, ça les
regarde.
Et voyant de loin une vieille en train de faire son fagot sous
bois, il ordonna d'aller la chercher.
C'était Jeannette Magloire, du Bois-de-Chènes, qui venait sou-
vent dans notre boutique.
— Vous connaissez cet enfant-là? lui dit-il.
— Oui, c'est le fils de M. Pèlerin, l' épicier en face de la Halle.
— Eh bien ! vous allez le reconduire chez ses parens. Voici pour
\ous.
Il lui serra quelque chose dans la main, et Jeannette Magloire
parut bien contente.
Moi, je me révoltais et je sanglotais. Mais Florentin, étendant le
bras, me dit cette fois d'un ton vraiment fâché :
— File!.. Et bien vite!.. Tu m'entends?.. Il y a là des baguettes
de noisetiers... Attention !..
Je compris cette fois que c'était sérieux, et j'enfilai le sentier
devant la vieille, tout penaud. L'idée me venait aussi que la nuit
approchait, que c'était bientôt l'heure du souper, et ce\,a contribuait
à ma soumission.
Enfin je partis avec Jeannette, repassant par toutes ces roches et
gagnant le vallon à la nuit tombante.
Je n'en pouvais plus de fatigue.
Nous passions le long des petits jardins, au pied des glacis,
quand une voix se mit à crier :
— Le voici,., maman,., le voici !..
Je reconnus la voix de J ustine.
Nicole sortit aussitôt de leur jardinet, en s* écriant :
— Ohl malheureux, dans quel état sont tes parens !•• On te
cherche depuis des heures... Frentzel... ta mère... Rose.t* tout le
monde. •• On te croit perdu... Arrive !.. arrive!..
Et me prenant par la main, elle m'entraîna.
Justine, à côté de moi, courait.
— D'où viens-tu? faisait-elle en galopant tout essoufflée.
— De là-bas I J'ai suivi la garde nationale... On m'a renvoyé avec
Jeannette Magloire... Je voulais voir la bataille!..
— La bataille !.. Mais on se tue dans les batailles. •• tu ne sais
donc pas cela?
— Si,., mon ami me l'a raconté...
— Eh bien?.. Et si l'on t'avait tué... Oh! Lucien !••
ISS TUUX DE LA TI£ILLE. &9
Pais, me prenant la main et se penchant à mon oreille :
— Ta ne sais pas 7 disait-elle, mon père est nommé comman-
dant... 11 est parti ce matin pour rejoindre son régiment à Bayonne...
Noos,., nous restons ici... Tu vas pouvoir revenir à la maison...
Nous allons encore une fois nous amuser... — Ahl que j'ai trouvé
le temps long après toi!..
— Ouil.* ouil«. disait Nicole. Hais avant de s'amuser, Lucien
peut apprêter son dosl.. Ahl le mauvais sujet!., ses pauvres
parens... leur en a-t-il donné des inquiétudes!.. Quelle raclée il va
recevoir I
Elle ne me lâchait pas, et moi, entendant cela, j'aurais voulu
reprendre le chemin du vallon des Roches.
En ville, lorsque nous entrâmes, tout le monde me regardait.
U paraît qu'on avait couru partout, qu'on m'avait cru tombé des
remparts et noyé dans les mares à grenouilles des vieux fossés de
la place.
Naturellement la crainte de rentrer chez nous me serrait le cœur,
et je ralentissais le pas tant que je pouvais.
Justine, me tenant toujours par la main, disait :
— Ne cours pas si vite, maman... Ce pauvre Lucien... il est trop
fat^ué... Tu vois... il ne peut presque plus marcher!..
— Oui,., oui,., disait Nicole en m'entratnant, il a bien pu courir
derrière la garde nationale... Mais gare!., gare!..
£q approchant de la halle, voyant de loin des ombres sur les
vitres de notre boutique éclairée à l'intérieur, je compris qu'on
m'attendait, que la nouvelle de mon retour était annoncée, et je me
figurai la mère, qui ne plaisantait pas dans les grandes occasions,
toute prête à me faire bon accueil. Alors, à quelques pas de notre
escalier, je me laissai tomber, et Nicole voulant m' emporter, je me
ppîs à crier comme si on m'avait écorché.
Justine pleurait et disait :
— On! maman!., oh! maman!..
— Ah! je te conseille de le plaindre, criait Nicole.
En ce moment, la porte s'ouvrit, et ma mère parut sur les mar-
ches, avec la grande verge de saint Nicolas. Rose tenait la lampe.
Elles allaient descendre, et tous les voisins regardaient déjà des
fânètres la réception qu'on allait me faire, lorsque Justine, s' élan-
çant devant moi, se prit à plaider ma cause avec une gentillesse
qui m'attendrit encore quand j'y pense.
— Ohl madame Pèlerin, disait-elle, il ne le fera plus... U s'en
rq>ent... N'est-^^e pas, Lucien,., tu ne te sauveras plus?.. Ce n'est
pas sa faute, madame Pèlerin*. • son ami Florentin lui a raconté
50 BXrUI DBS DWtit 1IDBDB8*
tant de balaillesl.. il yoalait en voir une.*. Si vous saviez.», comme
il -est las!., comme il est las !.. Ohl madamel..
Ma mère ne se laissait pas attendrir; mais le père, ayant fait
deux pas dehors et regardant Justine qui parlait, ses beaux yeux
bleus remplis de grosses larmes, ses petites mains jointes d'un air
suppliant, s'écria :
— Ah! mauvais drôle, tu as de la chance d'avoir un avocat
pareil I.. Sans cela, on t'aurait reçu à coups de trique, comme un
Prussien^.. Ya te coucher sans souper .«• Vitel«. Et ne recommence
pas... ou tu auras affaire à moi!..
Alors j'obéis ; et comme j'entrais l'oreille basse, ma mère levant
sa grande verge pour m'en donner un coup sur te dos, il lui retiut
le bras en disant :
— Nonl.. J'accorde sa grâce à Justine.
Et se baissant, les bras étendus vers mon amie :
— Viens ici, petite, fit-il... Je vois que tu l'aimes bien et que tu
seras un jour une bonne femme.
Et il l'embrassa.
Moi, je courais déjà dans l'allée, bien content d'en être rédiappé
à si bon compte et peu curieux d'entendre les complimens qu'on
pouvait encore me faire.
Tout ce que Je sais, c'est que, si l'école du père Vassereau n'avait
pas été en vacances. Je lendemain on m'y aurait mené pour sûr !
Quant à Justine, on peut croire qu'à partir de ce jour je l'eu
aimai mille fois plus encore; mais la mère était devenue plus
sévère, surtout en apprenant que j'avais c<»uru avec les Gourdier
et le rouge Materne; elle attendait avec impatience la rentrée des
écoles, ne se fiant plus autant qu'autrefois à la surveillance de
Françoise*
La perspective de me trouver bientôt sous la férule de M. Vasse-
reau me rendait tout inquiet ; ce fut le retour de mon ami Flonen-
tin, rentrant victorieux à la tête de son détadiement, qui me
ranima.
J'aurai toujours ce spectacle sous les yeux.
Le matin du troisième jour, vers sept heures, pendant le déjeu-
ner, on entend le tambour de Padoue battre la mardie sous la porte
de France; tout le anoinde s'écrie :
— Les voilà !.. €e sont eux qui rentrent I
Et l'on court, on se presse dans la me.
Je m'étais levé. Frentzel, eUe^-mème^ tout émue, me prit par la
main en disant :
— Viens I
Et nous courûmes jusqu'à la place des Halles.
LES ¥UIDX DK Là VUILLS. 61
En ce moment arrivait sur la route notre détachement, escortant
one loogae file de gueux,, hommes et femmes*» liée deux à deux,
en haillons, les guenilles pendantes, la barbe et les cheveux ébou-
riffés, marchant fièrement entre les lignes de baïonnettes.
Tloientin et son capitaine marchaient au^H-èSi, tout blancs de
poossiëre, mais joyeux; et derrière suivaient trois graïkdes char-
rettes de poudre et de tabac escortées par les gendarmes»
Cétait une raszia cosaplète.
Arrivée devant la voûte de la mairie, la colonne fit balte, et le
geôlier Harmentier sortit de sa loge avec son trousseau de clés
pour recevoir les prisonniers.
On les délia, et ils défilèrent un 4 un dans le cachot, lançant
des regards effrontés et faisant des grimaces aux curieux, éton-
nés de leur air hardi-
Pois le verrou de la première porte glissa dans soa anneau,
Harmentier mit les cadenas et poussa la seconde porte massive sur
la première, en fermant l'énorme serrure à douUe tour.
J'étais là, dans la foule, le nez en Tair et les yeux ronds, me
disant cpie les gros rats ne devaient pas manquer dams ce trou noir.
Mon ami Florentin, sur les marches de la mairie, recevait les
compJimens du commandant de place et du colonel du 18*.
— Un beau coup de filet, coimmandanti lui disaient*ils en riant.
— Oui, mais nous n'avons eu que la peine de les prendre,
comme la pie au nid; ils ont vu tout de suite que la retraite était
coupée.
— Vous aviei tourné la montagne?
— NatoreUementl J'avais posté mes honmaes dana la forêt,
iotour du village. Après cela les gendarmes et les gardes Ibrea-
tiera aoat entrés dans les maisons. Les bandits regardaient par
leuia Inearaes ; ils avairat bien envie de décamper,, mais en aper-
cevant les baïonnettes des hommes reluire au clair de lune sur la
liâère dtt bois» ils devenaient doux cornai des moutons et teo-
daifliil eux-mêmes les mains aux menottes des gendarmes. ^Pas on
seul n'a eu le courage de brûler une amorce. •« Canailles I
Florentin semblait vexé«
— C'est comme les loups, dit le commandant de place, une fois
dana la fosae^ ils ne bougent plus^; on descend leur passer la muse*-
lière, ils a'osent pas même noiontrer les dents.
— YouB n'anriex pas mal fait* s'écria h coloneU d'en passer une
demi-douzaine par les armes, pour l'exemple. Tuer un vieux garde,
un ancien sergent du 6' léger, père de huit enfans I
Goaime Frentael et moi noua écoutions, Florentin noue vit et
BOUS embrassa, après avoir salué le csoDHnandant et le o^oaeL
Ensuite noua partîmes pour la maison.
52 BBTUB DE8 DEUX XORDESt
Le déjeuner était encore sur la table.
Florentin ôta son épée, mit son bonnet de police et s'assit en
retroussant ses moustaches et s'écriant :
— Ça val.. Ça marche!..
Et tout en mangeant d'un fier appétit, il me r^ardait avec atten-
drissement, heureux de me revoir.
Puis, reprenant ses idées :
— On s'est dégourdi les jainbes, disait-il, tout a bien été. Main-
tenant, que la campagne s'ouvre I je réponds de mes hommes !..
XVI.
Âpres cette expédition de Florentin à Hûldehouse, vers la fin de
septembre, le bruit se répandit qu'on distribuerait des drapeaux
à toutes les gardes nationales de France.
Alors commencèrent les lamentations des commères de Phals-
bourg, habituées à gouverner leurs maris et qui s'attendaient à les
voir partir d'un jour à l'autre pour reprendre Sarrelouis et
Landau.
Je me souviens qu'une après-midi toutes se réunirent chez Nicole
et se mirent à délibérer sur ce qu'il fallait faire dans ces circon-
stances graves.
Le bocal de cerises à l'eau-de-vie et le cruchon de cassis étaient
sur la table ; chacune en prenait à son aise ; elles avaient toutes le
nez rouge, et cela ne les empêchait pas de se désoler.
— Maintenant, disait la mère Desjardins, tout est perdu, nos
vieux ne veulent plus rien entendre de raisonnable. Le mien, qui
se traîne d'une chaise à l'autre, tout criblé de vieilles blessures et
de rhumatismes, se figure pouvoir encore doubler les étapes ; il
crie que le gouvernement lui fait tort, qu'il a droit à son grade au
87* comme en 1815; que ses quinze années passées depuis à la
maison ne comptent pas ; qu'au lieu d'avoir soixante-trois ans, il
en a quinze de moins sur les cadres de l'armée, et que ce sont les
cadres qu'il faut consulter au lieu du calendrier. Quand j'ouvre la
bouche pour lui répondre, il crie : — Taisez-vous, madame I — Il
tousse, il crache, les yeux lui sortent de la tète. Quel malheur I
Nous étions si tranquilles depuis des années. Cet imbécile de
Charles X avait bien besoin de se faire mettre à la porte, avec ses
ordonnances I
— Oui, répondit Nicole, et Vidal m'écrit tous les huit jours
d'aller le rejoindre avec Justine à Rayonne, d'où le 6* léger observe
l'Espagne. Il veut me trimbaler encore comme dans le temps jus-
qu'à Madrid, ou bien m'embarquer avec lui sur un vaisseau, pour
LES YIECX DE LA VIEILLE. 5 S
descendre en ÂDgleterre, Mais je ne me presse pas ; je n'ai pas
envie de finir mes jours sur les pontons de Plymoutb, vous pensez
bieo, ou d'avoir le cou coupé avec Justine, dans un défilé de la
Catalogne ou de l'Estramadure, Qu'il m'écrive!., qu'il m'écrivel..
le ne bouge pas d'ici. Allons, videz vos verres, mesdames ; encore
une cerise, madame Desjardins?
— Volontiers, Nicole, volontiers.
— Justine,.. Lucien, [venez icil disait Nicole. Vous êtes bien
sages, c'est bien... Tenez, prenez des macarons!.. Quand je regarde
cette pauvre enfant, faisait-elle en embrassant Justine, de penser
que son père est assez enragé pour vouloir l'exposer, avec sa mal*
heurense fenune, à tous les hasards de la guerre, ça me retourne
le cœur.
Elle s'essuyait les yeux avec son tablier, puis prenait une bonne
prise et nous disait :
— Allez vous rasseoir. Et ne crains rien, Justine, nous resterons
ensemble à Phaisbourg. Ça vaudra mieux pour nous que de rouler
notre bosse sur les grands chemins de l'Europe, depuis le Portugal
jusqu'à Moscou!
Les autres semblaient attendries; elles serraient les lèvres en
tricotant et restaient pensives.
— Ce qui me console un peu, reprenait ensuite M°^* Richard,
c'est que le mien a passé de la cavalerie légère dans les cuiras-
siers. Au lieu d'être à l'avant-garde, toujours en reconnaissance,
ou bien à l'arrière-garde pour soutenir la retraite, il restera dans
la réserve. Les cuirassiers ne donnent jamais qu'à la fin, pour
enfoncer le dernier carré, et pourvu que le cheval soit solide,
qu'on lui fasse lever la tète, pour se couvrir le ventre, c'est lui qui
reçoit tous les coups; mon oncle Yézenaire m'a bien expliqué ça!
— Oh! faisait Annette Metzinger, la dame du colonel d'artil*
lerie, un coup de mitraille vous balaie aussi bien des cuirassiers
que des chasseurs et des hussards; ça fait des rues au milieu,
comme à Friedland.
— Hél criait l'autre, je ne dis pas non; mais quand on arrive
sur les pièces, on vous sabre drôlement les canonniers ; ton Met-
zisger doit le savoir, il en a gardé les marques sur l'oreille et sur
latétel
Elles se fâchaient, prenant parti pour leurs hommes, tout en
gémissant de les voir repartir.
Hais Frentzel continuait à tricoter sans rien dire ; on la regardait
à chaque instant, comme pour demander son avis, et toute pensive
elle gardait le silence.
Pourtant à la fin, fourrant une de ses aiguilles à tricoter dans
ses cheveux, elle prit la parole et dit ;
— Depuis deux mots que je rêve à tout ça, je suis devenue bien
tranquille. Loois-Phitippe, Lafayette, Soult, Gérard, Mouton et tons
les vainqueurs, les ministres, les députés, tous les marcbandg et
fabrieans n'ont pas plus envie d'aller reprendre Sarrelouis et
Landau que moi de me faire arracher les dents. Ce sont des gens
de bon sens ; ils ont assez de grades, de pensions e1 de bénéfices,
qu'est-ce qu'ils pourraient gagner de plus? I/a(voir une patte em-
portée, d'être coupés en deui, ou de retourner en exil, si les Bour-
bons de la branche aînée, comme on dit, revenaient dans les four-
gtms de l'ennemi I — Pas si bêtes !•• pas si bêtes 1.. Je les connais
tous, même Louis-niilippe, car Florentin m'a raconté qu*à Jem-
mapes, le colonel des dragons de Chartres était toujours au quar-
tier-général de Dumouriez. Depuis, il a roulé le monde sans le soo.
Louis XYUI lui a rendu toutes ses forêts, ses terres, ses châteaux,
et lui a donné une grosse part du milliard des émigrés, pour payer
les dettes de son père ; et Charles X lui a octroyé le titre de prince
royal. Maintenant les dépotés lui ont donné la couronne et un mil-
lion à dépenser par ntoisî.. Ne craignez rien, il ne va pas mettre sa
fortune à la roulette ; il tient à ses écus. — Et Soult, qu'on dit le
premier manœuvrier du monde, à cause de sa bataille de Toulouse,
j'ai vu ses fourgons, en Espagne^ je les ai vus I Dieu du ciel» quand
j'y pense, y en avait-il du butin 1«. y en avait-il !.. Ha I
Elle levait les yeux au plafond, en soufflant dans ses joues, qui
devisaient toutes rondes.
Et comme on l'écootaii :
— Croyez-vous qu'un vieux renard comme Soult, reprit-elle, et
b(Hteux par-d<essus le marché, ah eayie de reprendre la rive gaudie ?
Qu'est-oe que lui fait, à lui, krive gauche 7.. Qu'esH-ce que cela lui
rapporterait?.. — khi s'il j avait des cathédrales où personne
n'aurait passé depuis cinq cents ans, que des pèlerins 'pour faire
leurs offrandes, je ne dis pas... mai» toutes ces cathédrales de la
rive gauche, nous les avons visitées; nos maraudeurs en ont passé
la revue depuis le haut du clocher jusque dans leseaves, dix fois,
vingt fois; ils n'ont rien oublié dans les escaliers, excepté leurs
défroques hors de service, et Soult, qui a fait toutes les]/:ampagnes
du Rhin, le sait mieux que personnel — 11 a déjà récusa part du
gâteau de Louis-Philippe, je vous en réponds, et des fournitures^
des pensicms, des arriérés, qu'est-ce que je sais? pour se tenir
tranquille.
Frentzel respira.
^Les autres récootaieot avec admira tioo, car elle avait plus d'idées
que toute la société ensemble, et quand elle ouvrait son sac^ per-
sonne n'osait la troubler*
— Oui, reprit-elle, et Gérard, qu'on va nommer maréchal; Georges
LES TISUX DB LA TlBaLE« 55
Moitoo, que tous les journaux veulent pour remplacer Laikyette à
la tète de la garde aationale de Paris, avec des appointemens, des
frais de bureaux, des chevaux nourris aux frais de Tétat, et tout le
restel.. Allez donc croirequ'ils iront tout risquer I — C'est boa pour
nos neu innocens, qui n'ont jamais attrapé que des coups et quel-
ques petits rogatons de dessous la table. — Oui, ceux-là veulent
hdre la guerre ; et mon pauvre Florentin sacrifierait tout, pour Thon*
n&ar d'être haché en morceaux à Sarrelouis^ après avoir vu les Prus-
sieQS en déroute. Ça se lui feraût rien d'être estropié et de revenir
pauvre comme Job I.. Que voul^-vous? On trouve des originaux
comme ça, mais pas beaucoup, pas autant qu'on pense. J'ai le bon-
heur d'en avoir un... Que la volonté du bon Dieu soit faite I
Elle baissa les yeux, pour se remettre à tricoter*
— Mais, dit alors M"" Desjardins, si l'on ne doit rien JEûre,
p<MirqttQi cette garde nationale? Pourquoi ces exercices 7. .Pourquoi?
— Hé I 8*écria FrentzeU il faut bien amuser nos vieux, il faut
bien leur donner la comédie de la guerre, sans cela ils crieraient
trop fort, ils crieraient à la trahison : ils réclameraient leur duc de
Reichstadt, ils embarrasseraient le gouvernement vis-à-vis de
Vétranger; le peuple, qui n'a rien gagné à cette révolution, tien-
drait avec eux... Vous ne eoroprenes pas ça?.. On, les amuse I.«
Justine, auprès de moi, comprenait très bien; elle me faisait
signe de temps en temps d'écouter^ et puis elle souriait avec malice
et semblait dire :
— Tu entends!.. Tu entends!. •
Ifoî, je ne compreuais rien du touL
Fraoçdse venait de renfoncer son aiguille à tricoter dans son chi-
gnon, derrière l'oreille et disait :
— Àhl si Napoléon était revenu, comme en 181A, ces gardes
nationales et ces distributions de drapeaux voudraient dire autre
chose... Tout serait à recommencer... Ge serait encore une fois l'ex-
termination générale, — Mais d'abord il aurut mis tous les vieux
de côté et nommé des jeunes À leur place, car il n'était pas béte.
Leç jeunes risquent tout pour avancer; les vieux, après le premier
coup de collier, tirent la langue, ils sont rouilles, poussifs, et puis
ils n'ont plus rien à gagner ! — il n'aurait voulu que des jeunes, et
l'on aurait marché I — Mais Louis-Philippe, soyez-en sûres, n'a
qu'une crainte, c'est que les autres rois ne veuillent pas de lui sur
le trône; pour rester sur le trône de son cousin, il laissera les
Allemands digérer tranquillement Landau et Sarrelouis. — Il ne
crûnt qu'une nouvelle révolution du peuple, qui pourrait le ren-
Teiwr, et c'est une grande chance pour hii que Charles X, avant de
partir, ait pris Algen
56 BEYDE DES DEUX MONDES*
On enverra là-bas tous les bons sujets qui veulent se battre,
les vainqueurs de juillet, les criards; on les engagera, et puis ils
feront la guerre aux Arabes ; ça débarrassera le pays. — Et seule-
ment si les autres rois nous déclarent la guerre, on les fera revenir.
Groyez-vous donc qu'après avoir roulé le monde et avoir vu
Georges Mouton, Gérard, Yandamme et des .centaines d'autres
anciens camarades de Florentin au temps de la république, venir
nous souhaiter le bonjour en passant, dans tous les coins de l'Eu-
rope, je ne connaisse pas ces gens-là aussi bien que mon mari, et
que je ne sache pas ce qu'ils pensent et ce qu'ils veulent?
Maintenant ils veulent garder ce qu'ils ont happé. Et les Prus-
siens aussi veulent garder Sarrelouis, les Bavarois veulent garder
Landau, le roi de Hollande veut garder la Belgique I Quand on a
mangé de bons morceaux, on veut avoir le temps de les digérer,
c'est tout naturel, pour en avaler d'autres plus tard, quand l'ap-
pétit reviendra. — Voilà pourquoi nous n'aurons pas la guerre. —
Nicole, passez-moi le bocal I
— Le voici, Françoise.
— Je crois que vous avez raison, Frentzel, dit la mère Desjar-
dins.
— Si j'ai raison! fit-elle en prenant une cerise et se tortillant la
bouche pour sortir le noyau, je crois bien que j'ai raison ! Tout ce
que je demande, c'est que Florentin ne se fasse pas casser les os
par les voleurs de bois de Hûldehouse ; quant aux autres, ils ne
bougeront pas. — Louis-Philippe n'a pas envie de monter à cheval,
il est trop bien dans le lit à baldaquin de son cousin Charles X ;
et les gros bonnets, les épaulettes à graines d'épinards, ne deman-
dent qu'à s'allonger dans leurs fauteuils, en touchant des cents et
des mille, pour se frotter les mains et se caresser le ventre.
Les commères l' écoutaient encore quand elle se leva.
— Voici six heures, dit-elle, la garde nationale va bientôt ren-
trer; dépêchons-nous, Lucien, d'aller préparer le souper. A force
de jacasser, nous avons oublié que Florentin se croit déjà en cam-
pagne et qu'il n'aime plus attendre. — Bonsoir, mesdames I
— Quand reviendrez-vous, Frentzel? s'écria Nicole.
— Jeudi prochain ; il y aura manœuvre et grande revue au champ
de Mars ; nos vieux seront là-bas I
Et nous sortîmes.
XVII.
Enfin la grande nouvelle de la distribution des drapeaux arriva.
C'était un lundi du mois d'octobre. La distribution devait avoir
us TIEUX DB lA VIEILLE. 57
lieu le dimanche suivant, à Sarreboorg, notre chef-lieu de sous-
prëfectare, et le préfet devait présider lui-même à cette solen-
nité.
Toute notre petite ville fut remplie de joie; on ne s'abordait plus
qu'en se demandant :
— Vous savez, les drapeaux se distribuent dimanche prochain,
nous allons donc revoir les trois couleurs flotter à la tête de nos
bataillons I
Quelques-uns parlaient même de reconstituer les anciennes
demi-brigades, qui nous avaient'donné la victoire.
Qu'on s'imagine la satisfaction de mon ami Florentin 1 II semblait
avoir grandi de six pouces et se dressait comme un vieux coq sur
ses ergots pour lancer son cri de triomphe.
— A la bonne heure! disait-il; à la bonne heure 1 Maintenant
tout va bien, la campagne ne peut plus tarder à s'ouvrir... Vive la
France !..
Frentzel souriait et lui répondait :
— Oui, Florentin, oui, nous allons passer les lignes de Wissem-
bourg et marcher sur Landau, c'est sur... ça ne peut pas man-
quer l
Fiorentin ordonna le Jour même une revue générale au champ
de Mars : alors tout le monde avait l'uniforme , on s'était cotisé
pour habiller les plus pauvres.
J'assiste à cette revue : les tambours font le roulement, tout le
bataillon est en ligne, l'arme au bras; Florentin, au milieu de son
état-major, âe promène devant, il examine, il inspecte la tenue,
l'alignement, la position des bras, des pieds, la hauteur de la main ;
il est content, ses yeux brillent. 11 fait marcher ensuite le bataillon
en colonnes par compagnie, à distance de déploiement. Il commande,
sa voix monte et s'étend au loin ; elle va jusque sur la place d'Armes,
par-dessus les demi-lunes et les remparts, comme celle de Yan-
danime, la plus belle voix de la grande armée.
Enfin il est satisfait, et dit à ses officiers en riant :
— Ma foi, ils manœuvrent aussi bien qu'un bataillon du 101* !
C'était le plus grand éloge qu'il pût faire de notre garde natio-
nale.
— Oui, reprit le brave homme, en montrant l'alignement parfait
de la première compagnie au port d'armes, voyez... un boulet pas-
serait qu'il enlèverait le bras de toute la première file, cooune je
l'ai vu à Dantzig I
Cela lui paraissait merveilleux.
Après cette revue, comme nous rentrions en ville, je m'appro-
chai de mon ami , et me rappelant ma triste équipée de Hblde-
bouse, timidement je lui demandai :
58 BITiai 1>]L2 DIUX mOBCDlSm^
— N'est-ce pas, mon ami, j'osenî te saivre à Sorreboarg, pour
voir la distribution des- drapeaux?
. Il me regarda et répondit :
— Oai, tu la verras, ne crains rien.». H faut que tu voies cela,
mon ami, car la distribution des drapeaux, c*est la distribution de
rhonneur et du courage aux enfans de la France.
Et dès qu'on eut rompu les rangs sur la place d'armes, il me
prit par la main et me conduisit à la maison, où mon père venait
d'entrer devant nous, le fusil sur l'épaule.
— Monsieur Pèlerin, lui dii>-il, je viens vous demander quelque
chose que vous ne pourrez pas me refuser.
— Quoi, mon coimmaDdaiit?
— C'est que cet enfant voie la distribution des drapeaux. Vous
le savea , monsieur Pèlerin, le drq)eau, c'est la France, c'est la
gloire du pays et de l'armée^ c'est ce qu'il y a de plus grand au
monde. Là où est son drapeau est aussi le cœur de la patrie ; et
quand la nation vous dit : « Tiens, je te confie mon honneur, ma
gloire... Tu les défendras jusqu'à la mort!.. » cela vous élève
l'âme, monsieur Pèlerin, et il est bon qu'un enfant voie cela; c'est
la plus grande, la plus belle leçon qu'on puisse lui donner I
FkKrentin, en prononçant ces paroles, était vraiment beau; on
voyait que chaque mot lui sortait des entrailles et qu'il aurait
donné mille fois sa vie pour sauver le drapeau.
Mon père lui-même en était ému.
— Certainement, mon commandant, lui dit-il, que Luden doit
aller voir cette cérémonie, je le veux comme vous; et je veux aussi
qu'il se souvienne jusqu'au dernier soupir des nobles paroles que
vous venez de prononcer, car c'est la vérité : celui qui n'aime pas
son drapeau n'aime pas sa patrie, ni sa famille, ni son propre
honneur; c'est un lâche et un traître.
Hors il m'embrassa et dit à la mère qui nous écoutait :
— Dimanche, de bon matin, tu mettras à Luden ses plu9 beaux
habits; nous partirons ensemble, je serai là» Et nous reviendrons
avec le drapeau de Phakbourg.
Gela dit, Florentin m'emmena par la sudn, pour aller dloer avec
lui. J'étais le plus heureux enfant du monde.
— Te voilà content I me disait-il.
— Oui, mon ami, bien content; et je ferai toujom:? ce que tu
diras, je serai toujours obéissaivt
Il paraissait ému de ma joie, en sentant ma petite mais frémir
dans la sienne.
A fa maison tout se passa ccsnme à Pordinaîre. Frentzel, en
appcenant que j'irais à Sarnefaomrg, demanda si mes parens y con-
sentaient.
LES yi£LX DE LA. VIEILLE. 59
— Oui, dît Florentin, c'est convenu.
Depuis ce moment, je comptai les heures et les minutes jusqu'à
rinsunt du départ.
Tous les Phalsbourgeois étaient d'ailleurs dans le môme enthou-
siasme; dans toutes les rues, le long des fenêtres et sur les portes,
on les voyait blanchir à neuf leurs buiDeteries et fourbir leurs
armes. Il y avait dispense de l'exercice pour les jours suiVana, cba-
con étant au fait de son école de peloton.
Cest avec raison qu'on a dit qu'il suffit de trois mois bien em-
ployés pour faire d'un Français un soldat; mais la guerre seule
développe à fond les qualités militaires, c'est la grande école.
Un grand nombre de mes camarades et toutes les dames d'offi-
ciers devant se rendre à Sarrebourg, toutes les voitures de la ville
et des environs étaient retenues : des chars à bancs, et surtout de
ces longues voitures d'Alsace à longues échelles, où quelques bottes
de paille fraîche forment des sièges excellons et qu'on trouve les
jours de fête aussi doux que des banc[uettes à double resscnrt. Nous
en avions une de celles-là, pour Frentzel, la mère Desjardins, Nicole,
Justine et moi.
Quel beau moment I le matin, lorsqu'on me mit mes habits des
diœanclies, mes souliers neufs et que je me dis:
— Cest pour aujourd'hui I.. Dans une heure nous partons !..
Le ciel lui-même semblait favoriser la fête. On était en automne,
après les récoltes; des masses de paysans allaient comme nous à
Sarrebourg. Le ciel brillait, les arbres et les haies avaient revêtu
leurs belles teintes de rouille; pas un souffle dans l'air, quelques
légers nuages blancs voguant dans l'immensité.
Enfin le rappel bat; les hommes passent en grande tenue ; mon
père sort à son tour, en disant :
— A ce soir I
n allonge le pas vers la place d'armes.
Puis arrive la grande voiture de Mâcri, où nous montons. Mâcri,
le dos rood sous sa blouse, le grand chapeau rabattu le long des
reins, assis sur le devant, le fouet à la main, attend les retarda-
taires. Déjà nous avons pris notre place, Justine et moi, entre Fran-
çoise et Nicole. M"** Desjardins et sa nièce Lucie qu'on attendait,
arrivait... On rit,., on s'établit.
Et voilà que les tambours battent la marche, la garde nationale
se met en route, nous la voyons défiler vers la porte de France, et
Dotre voiture la suit de loin au pas ; d'autres nous précédaient*
Justine et moi, pressés l'un contre l'autre, nous regardions se
suivre les vergers, les petits villages de Mittelbronn, de Saint-
Jean, etc; les gens, sur leurs portes, nous saluer; et puis les
60 ISTUB DE8 DEUX K0NDB8.
coqs, les régîmens de poules, les chiens aboyant à la chaîne, les
vieilles masures lorraines à fenêtres carrées et toitures plates, les
hangars, les grands puits à margelle, surmontés de leurs longues
poutres à bascule, où pendent la corde et les seaux... que sais-je?..
Étant rarement sortis de chez nous, tout nous était nouveau,
extraordinaire... Et devant nous, à demi-portée de fusil, marchait le
bataillon. Mon ami Florentin et les officiers scintillaient au soleil
avec leurs ép^ulettes ; les tambours, la caisse sur le dos, trottaient.
Tout cela marchait en bon ordre, comme un bataillon de vieilles
troupes.
Et tout à coup au loin s'élève le Chant du départ :
La yictoire, en chantant, nous onvre la barrière...
II s'étend sur les collines dépouillées de leurs récoltes.
Toutes ces impressions lointaines me sont restées, c'est un de
mes plus beaux souvenirs.
Après quatre heures de marche, nous découvrîmes enfin Sarre-
bourg : une longue file de maisons à toiture rouge, entourées de
vieux remparts croulans, au bas d'une côte ; le clocher rustique au
fond, et plus loin, la Sarre qui se déroule à perte de vue sur la
droite, entre les vieux saules et les meules de foin entassées sur ses
rives.
Ah 1 que l'on reconnaît bien à ces rivières les paysages de notre
compatriote Claude Lorrain !.. Gomme il a dû les contempler et
rêver sur leurs bords, pour les peindre avec tant de grandeur
mélancolique et de vérité I.. Comme ces flots tumultueux galopent
sur les cailloux, en reflétant la lumière brisée, et puis se ralentis-
sent sur les fonds de vase, en miroitant avec calme au soleil I..
Comme tout cela, c'est bien notre cher pays de Lorraine, qu'on ose
dire allemand !.. Notre âme, nos souvenirs, les os de nos pères, n'en
restent pas moins là-bas, et si, ce qu'à Dieu ne plaise, nos yeux ne
doivent plus le revoir,., eh bien! longtemps notre esprit s'y pro-
mènera pour maudire les envahisseurs et garder le souvenir de la
patrie française.
A Sarrebourg, on nous attendait. Mille cris de : « Vive la garde
nationale de PhaIsbourgI » nous accueillirent partant de toutes
les fenêtres. Nos tambours battaient avec ardeur, nos honunes
emboîtaient le pas, notre voiture roulait derrière.
D'autres gardes nationales : celles de Lorquin, de Fénétrange,
de Réchicourt-le-Château, étaient arrivées avant nous, toutes les
auberges en fourmillaient.
LES TIEDX DE LA TISILLE* 61
Sar la place, on crie : a Halte I » Oo met les fusils en faisceaux,
on place les sentinelles pour les garder, et les autorités viennent
recevoir Florentin avec son état-major. On les conduit à l'hôtel de
ville, où doit avoir lieu un grand banquet.
Nous autres, nous entrons à l'auberge de M**' Âdler. Quel
bruit !.. quel tumulte dans la grande salle en basi.. que de gens
entrent et sortent : des paysans, des citadins, des gardes natio-
naux I
Représentez-vous une longue table étincelante de verres, de
carafes, d'assiettes, de fleurs, et à côté la cuisine ouverte au large,
où flamboie l'âtre, envoyant mille bonnes odeurs de gibier, de pois-
son, de rôtis jusque dans la rue, par chaudes bouffées; les casse-
roles se remuent, le tourne broche va son train. •• Quel coup d'œil I
H"^ Adler était venue nous recevoir.
Nous entrâmes dans une chambre à part, où l'on se lava les
mains, la figure.
Justine et moi, nous nous regardions émerveillés : le bonheur
était peint sur notre figure.
Hais comment vous raconter le dîner, qui commença vers onze
heures et ne finit qu'au moment du roulement des tambours sur la
place, à la distribution des drapeaux? Gomment vous représenter
ces soupières ventrues, ces quartiers de viande, ces lièvres en civet,
ces ramiers à la crapaudine, ces canards aux olives, ces poissons
de la Sarre : brochets, carpes aux larges écailles^ tanches dorées et
bronzées nourries dans l'eau vive qui se précipite du Donon?
Comment surtout vous donner une idée des crèmes à la vanille,
au chocolat, des gâteaux en forme de cathédrale, le coq gaulois en
haut, et des fruits : poires, pèches, raisin, entassés en pyramides
sur de larges plats festonnés?.. C'est impossible !..
H"* Adler passait avec raison pour l'une des meilleures cuisi-
nières du pays. En a-t-elle régalé des générations de voyageurs et
de bons propriétaires des environs en route pour leurs affaires,
durant soixante ansl.. Et le bon vin de Toull.. de Thiaucourtl..
On ne se figurera jamais le nombre de plats auxquels peut goû-
ter un enfant, — et surtout un enfant élevé sur le haut plateau de
Pbalsbourg, — sans en éprouver autre chose qu'une douce satis-
faction. Justine et moi nous n'en laissions passer ai)cun; et ni
Frentzel ni Nicole n'avaient la malheureuse idée de nous priver de
quelque chose pour nous rendre la taille plus fine. Aussi nous
étions ventrus et joufQus et nous riions toujours.
Enfin, au roulement des tambours sur la place, tout le monde
sortit.
Hâcri, qui mangeait à la cuisine, était déjà sur sa charrette; il
nous aida lui-même à monter ; puis, à travers la foule innombrable.
62 HE?tJB BE8 DSn HORDES*
nôtts Armâmes jnsqae devant la soushpréfectore, et sur notre voi-
ture, comme du haut d'une tribune, nous vîmes distribuer les dra-
peaux à toutes les gardes nationales de rarrondisseaient; nous
entendîmes battre la générale à chaque remise de ce « noble
insigne national » , comme disait le préfet en iubit bleu chamarré
de broderies d'or; nous entendîmes les discours des autorités ; mais
pour TOUS avouer la vérité, nous ne comprimes pas grand' chose à
ces harangues. C'était trop magnifique pour nous, et les quelques
mots de Florentin et de mon père m'en avaient plus af^ris sur le
drapeau de la France et les devoirs du soldat, que toutes ces paroles
solennelles.
Après cela, n<otre drapeau de Phalsbourg, surmonté d'un coq
superbe, ayaxit été salué, fut remis au lieutenant Blancbet, chargé
de sa garde; et la cérémonie étant terminée, on songea qu'il était
temps de retourner chez nous, d'autant plus que les petits nuages
du matin avaient fini par se réuair et qu'il commençait à pleuvoir.
Toutefois, avant de se remettre en route, on but encore quelques
bons coups; et tout ce qui me revient de notre départ, c'e5t que
j'avais grand sommeil, ainsi que Justine, et que les dames nous
prirent sur leurs genoux.
Nous dormions depuis quatre heures, au roulement des pas, aux
cahots de la voiture, et rien ne troublait notre profond repos, quimd
tout à coup un miurmure étrange nous réveilla.
Notre charrette venait de s'arrêter. Je me dressai, la tète encore
alourdie, et je regardai.
Le bataillon, en colonne de marche, l'arme au bras, stationnait
devant l'avancée de Phalsbourg. La sentinelle du 18', au haut de
la demi-lune, criait : — Qui vive? — on lui répondait : — France !.•
.Garde nationale de Phalsbourg I — Un piquet du poste de la porte
de France s'avançait pour nous reconnaître, et, dans ce moment,
d'un bout à l'autre de notre cokmne, tout le monde demandait :
— Le drapeau?.. Le drapeau?.. Où est le drapeau ?..
Ce n'était qu'une rumem: sur toute la ligne.
Et comme la sentinelle criait :
— Quand il vous plaira.
Florentin, furieux, accourait derrière la colonne, criant de sa
voix vibrante :
— Que le drapeau s'avance, mille tonnerres !..
Alors le capitaine Âder, sortant des rangs, lui répondit à deux
pas de notre voiture :
— Le porte-drapeau Blancbet et plusieurs hommes de la com-
pagnie sont restés en arrière ; depuis deux heures le drapeau n'a
pas paru au bataillon.
— Ce sont donc des traltreS) capitaine?
I
LB8 TIEOX 0B LA YIEIIXe. 63
— Non, mon commandant, ils se seront arrêtés dans quelque
cabaret en chemin, ils aurait tout ouUié pour boire : Blaochet est
un i\TOgne I
Florentin frémit, et lançant un regard terrible au capitaine ;
— Pourquoi ne m'avez-TOus pas prévenu? dit-il les dents ser-
rées.
— Je pensais qu'ils rejoindraient avant notre arrivée à Phals-
bourg, dit Ader, je ne pouvais pas croire à tant de honte !
— Malheureux l s'écria Florentin; et son épée, jaillissant du
fourreau, s'appuya sur la poitrine du capitaine, qui pâlit, mais
resta ferme.
— Commandant, iit-il en se redressant, je suis un vieux soldat
de la grande armée I
A ces mots, Florentin repoussant son épée dans le fourreau d'un
geste sauvage et lançant un regard farouche sur la route, bégaya,
la main en l'air :
— Ah ! les misérables I Et dire que je ne leur passerai pas mon
épée dans le ventre I
Sa figure était effrayante : les moustaches hérissées, l'œil san-
glant.
Il voyait tout son travail, toutes ses espérances perdues : il voyait,
— au lieu de son entrée triomphale, les trois couleurs déployées,
— le défilé de la colonne, la tête basse, devant le poste de la porte,
présentant les armes et battant aux champs pour saluer un drapeau
resté sur une table d'auberge au milieu de quelques ivrogaes; il
voyait, en ville, le sourire des envieux et des lâches,. • et chose plus
terrible encore, la douleur des iHraves, à la vue du bataillon ren-
trant comme une troupe vaincue, déshonorée, qui a laissé son éten-
dard aux mains de l'ennemi I
Son cœur se retournait, et regardant en arrière» d'une voixépou-
Tantable, il cria :
— Rompez les rangs 1
Car il voulait sauver à la garde nationale la honte de rentrer
saos les trois couleurs en tête ; il aimait mieux voir tout s'en aller
à la débandade.
Les rangs se rompirent, et les gardes nationaux, par trois, par
cinq, par six, le fusil à volonté, allongeant le pas, traversèrent La
porte en désordre ; et Florentin derrière, as^tant à cette débâcle,
l'en alla le dernier, comme un général qui suit la déroute de son
innée, b mort dans l'âme.
Frenlael et nous tous, aya&t vu ces choses, nous en étions con-
sternés; notre voiture se traînait lentement derrière la colonne.
Nous ne comprenions pourtant pas encore l'aOreiu malheur qui
devait arrhrer; Frentael disaii seul^aent :.
6& BETUB DES DEUX MONDES*
— Mon Dieu, que Florentin doit être malheureux I.« Obi les
gueux I.. Rester en arrière avec le drapeau I si c'était devant l'en-
nemi, on les fusillerait tous jusqu'au demierl
Et Nicole, indignée, disait :
— Oui, ce sont de fameuses canailles,., des ivrognes !••
C'est ainsi que nous passâmes sur le pont.
En ville, devant notre boutique, nous descendîmes de voiture.
Mon père était là, appuyé sur son fusil, aussi blanc qu'un linge.
— Si je voyais ce Blanchet revenir, disait-il, je ferais feu sur
lui comme sur un Prussien I
Le souvenir de son départ, comme volontaire, en 1707, le dra-
peau national en avant, lui faisait sentir l'horreur d'un pareil
crime.
Que voulez-vous ? On ne devrait jamais laisser des ivrognes dans
un poste d'honneur, on devrait savoir qu'ils sont capables de toutes
les ignominies.
Enfin, étant descendus, Frentzel et moi nous courûmes à la mai-
son; et comme nous arrivions, Florentin jetait son schako et son
épée sur la table, il s'arrachait les épaulettes et la croix, sans dire
un mot; il entrait dans l'alcôve sombre et s'étendait tout habillé
sur son lit.
— Florentin, criait Françoise d'une voix désolée, tu ne me parles
pasl..
Il n'entendait rien.
— Florentin, au nom du ciel, réponds-moi !
Il gardait le silence.
Alors, moi, fondant en larmes, je lui criai :
— Mon amil.. mon amil«. réponds-nous I • .
— Allez-vous-en 1 dit-il... Allez- vous-enl..
Et comme je sanglotais plus fort :
— Va-t'en, mon ami, fit-il; va-t'en... Tu me déchires le cœuri
Alors Françoise courut dehors chercher du secours, je la suivis,
et Florentin resta seul, perdu dans sa douleur horrible : le drapeau
pour lui, c'était l'honneur, il se croyait déshonoré I
Mais que les enfans sont heureux I Ils ne comprennent pas en-
core ces grandes douleurs de la vie, ces désespoirs qui vous tuent
plus sûrement que le poignard ; ils pleurent et tout de suite se
consolent I C'est à l'homme seul qu'est réservée cette épreuve su-
prême de la souffrance morale, qui vous montre la ruine de vos
espérances et la honte pour tout avenir ; l'enfant ne supporterait
pas ce spectacle udo seconde et tomberait foudroyé... A chacun son
fardeau, selon ses forces, il est bien assez lourd pour nous tous...
Ainsi l'a voulu l'Éternel I
Quelques bonnes gens me voyant sangloter sur la porte, m'em-
■1
I
LES VIEUX DE LA TIEIIXE. 65
menèrent chez nous ; et comme j'étais accablé de fatigue, on me
coQcha et je m'endormis aussitôt.
Le lendemain il pleuvait à verse ; en m'éveiUant je vis Tondée
couler sur nos vitres à flots. Excepté ce grand murmure de Teau
qui tombe, pas un bruit ne s'entendait au loin.
Je m'habillais, me rappelant à peine ce gui était arrivé la veille,
lorsque deux personnes passèrent en courant devant nos fenêtres :
c'étaient le médecin militaire, M. Billard, et celui de la ville,
H. Poirot, et, tout enfant que j'étais, l'idée me vint qu'ils allaient
chez un malade.
Quelques instans après. Rose entra et me dit :
— Ton pauvre ami Florentin est bien mal.
Alors tout me revint, et je sortis, malgré la pluie, pour courir
chez mon ami.
La petite chambre, où nous avions passé tant d'heureux instans
était pleine de gens qui se regardaient en silence. Frentzel, assise
dans le fauteuil, la figure dans son tablier, ne bougeait pas : les
deux médecins seuls se trouvaient dans Talcôve, et Ton entendait
Florentin respirer profondément.
Les médecins lui parlaient, il ne leur répondait pas.
Hou père, qui se tenait près de la fenêtre, me prenant par la
main, me conduisit dans l'alcôve et dit à l'oreille au médecin-major :
— Yoid l'enfant qu'il aime,., peut-être l'entendra-t-il.
Alors on me dressa sur une chaise et je vis devant içoi Florentin,
grand, — il me parut plus grand que je ne l'avais jamais vu I —
Et sa figure pâle, ses moustaches grises et les quelques cheveux
blancs qui lui restaient avaient quelque chose de si triste, que je
me pris à sangloter, en l'appelant :
— Honamil..
n ouvrit lentement ses yeux et me regarda, mais aucun trait de
sa longue figure ne bougea; pourtant il semblait me reconnaître,
et sa main, s'élevant de la couverture, s'étendit vers moi.
Tous les autres, penchés à l'entrée de l'alcôve, murmuraient :
— n l'a reconnu I..
Le médecin-major Billard dit :
— Oui, il l'a reconnu,., mais il est bien bas I
Dans ce moment, un bruit s'éleva dehors, dans la petite allée, et
l'cm se demandait :
— Qu'est-ce que c'est?
Quelqu'un alla voir et vint dire que le capitaine Ader et le tam-
bonr-maltre Padoue rapportaient le drapeau ; ils étaient partis la
veille au soir à sa recherche; et le capitaine Ader, trempé de pluie,
ion un. — 1880. S
66 BETOB DES DfiVX KONDES»
Tépée an côté, Vdir ft»tmche et le drapeau dans 90ii étui à la mais^
entra en disant :
— Le misérable a reçu son compte,., i) est là-bas dans Therbe,
derrière Tauberge de la Mafadrie ; il ne déshonorera plus les brayes
gens, l'ivrogne!
On comprit qu'un du^ ayatt eu Heu et que Biancbet avait été tué.
Hais comme Ader s'avançait vers Talcéve, Françoise, se levant
précipitamment, dit :
— Non!., non !.. n'entrez pas... C'est Lucien qui doit lui pré-
senter le drapeau... Votre vue le tuerait, monsieur Ader.
Elle fondait en larmes, et tous les assistans comprirent qu'elle avait
raison. On tira donc le drapeau de son étui et l'on me dit de le
tenir, puis d'appeler Florentin, ce que je fis en criant :
— Mon ami!., mon ami !.. tiens, voici ton drapeau!
Et pour la seconde fois il ouvrit les yeux, me regardant d'abord,
puis le drapeau du liaut en bas; un éclair illumina son front, sa
main se leva et je couchai le drapeau près du vieillard, contre
son épaule. Alors, exhalant un loc^ soupir, il psrut s'apaiser ; ses
traits rigides se détendirent, une sorte de sourire entr'oovric ses
lëvres, une grande pâleur couvrit sa face;., il cessa de respirer...
Son bras gauche s'était replié, serrant le drapeau sur son cœur...
Je croyais qu'il dormait.
Ainsi mourut Sébastien Florentin, le 16 octobre 1830.
Et tout ce jour-là, jusqu'au soir, ses nombreux amis de Phals-
boui^» les gardes nationaux qui l'avaienl nommé à l'unanimité,
défilèrent dans son alcôve et le regi^^^ent.
II était grand et beau, avec son drapean tricolore dont les plis
l'enveloppaient; il semblait être redevenu jeune et défendre le sol
de la patrie, comme à Yalmy, à Jemmapes, à Fleurus.
Bien des années se sont passées depuis la mort du vieux soldat,
et ht grande cérémonie funèbre qui suivit reste présente à naa
mémoire.
(Tétait une do ces journées d'automne encore cbaudesr, mais bru-
meuses, qui suivent les orages. Les arbres se volent comme des
ombres au milieu du brouillard. Dans ce temps aussi, les oiseaux
ayant fini depuis longtemps de nicher, les hirondelles étant par-
ties, tout est silencieux.
Toute la ville et les environs suivaient le cercueil de mon anai,
où reposaient sa croix et son épée. Les tambours, couverts d'un
crêpe, battaient sourdement et s'interrompaient de seconde en
seconde comme par un sanglot. La garde nationale entière, mne
compagnie du 18*^ en tftte, accompagnait le convoi funèbre, les
fusils renversés sous le bras. Puis venaient les hœinétes boiffgeois.
XES yxxtm m la tieilie* '(J7
lesboBDes femmes suivant à perte de Tue; le cortège se prolon-
geait depuis le cimetière jusqu'à la ville.
Nicole et Françoise marchaient devant nous, tout en larmes;
Justine me tenait par la main. Nous n'étions pas encore entrés au
cimetière, nous n'avions jamais pasaC près 41e ces tombes, de ces
croix, sous les vieui: saules, dont les feuilles se détachaient au
souffle de l'automne et voltigeaient autour de nous, et nous n'a-
vions pas encore regardé la fosse ouverte, entourée de terre fraî-
chement ramaée, où des os et des tètes apparaissent roifondus
avec la glèbe.
Cette vue, je dois le dire, me fit horreur. Et quand le cercueil
de mon ami glissa sur les cordes, au fond du grand trou noir;
quand les soldats s'approchèrent un à un, la crosse du fusil à
l'épaule, pour tirer daas le gouffre; quand les sanglots éclatèrent
de tous les côtés au milieu de la foule, je fus sur le point de
défaillir.
Ahl si quelque chose avait pu réveiller Florentin, c'était bien
cette fusillade qu'il avait entendue sur tous les champs de bataûUe
depuis M, et qu'il espérait encore entendre à Sarrelouis, la vieille
terre française qu'on nous avût arrachée après nos désastres I.«
Oail.. Mais c'était fini... son souvenir seul restait debout devant
moi.
En revenant de là, parmi la foule dispersée, les femmes déso-
lées, je crois sentir encore la petite mafad de Justine me passer sur
la figure pour essuyer mes larmes, et je l'entends murmurer :
— Ne pleure pas comme cela, Lucien... Il t'aime toujours !.. Ma
mère m'a dit que tous les braves igens reviennent et qu'ils sont
là4iaut qui nous regardent
Ainsi finirent les beaux jours de mon enfance :: dans la désola-
tioD ! Et bientôt tallaient commencer les rudes éprouves de l'école,
du travail et des illusions jperdues, auxquelles aous sommes tous
destinés.
fieai;eax ceux qû les supportent avec courage et çpà ^ eu? mt se
diise:
— - J'ai toigours fait mron devoir.!
C'est la plus grande consolation de l'honnête homme à «a demîèire
bsQie»
SOUVENIRS
D'ENFANCE ET DE JEUNESSE
LE PETIT SÉMINAIRE SAINT-NICOLAS-DU-CHARDONNET.
I.
Beaucoup de personnes qui m'accordent un esprit clair s'éton-
nent que j'aie pu, dans mon enfance et ma jeunesse, adhérer à des
croyances dont l'impossibilité s'est ensuite révélée à moi d'une
façon évidente. Rien de plus simple cependant, et il est bien pro-
bal)le que, si un incident extérieur n'était venu me tirer brusque-
ment du milieu honnête, mais borné, où s'était passée mon enfance,
j'aurais conservé toute ma vie la foi qui m'était apparue d'abord
comme l'expression absolue de la vérité. J'ai raconté comment
je reçus mon éducation dans un petit collège d'excellens prêtres,
qui m'apprirent le latin à l'ancienne manière (c'était la bonne),
c'est-à-dire avec des livres élémentaires détestables, sans méthode,
presque sans grammaire, comme l'ont appris au iv* et au
XVI' siècles Érasme et les humanistes qui, depuis l'antiquité, l'ont
le mieux su. Ces dignes ecclésiastiques étaient les hommes les plus
respectables du monde. Sans rien de ce qu'on appelle maintenant
(1) VoyM U Revu9 da 15 man et da !•> décanbK 1876.
SOUVENIRS d'enfance ET DE JEUNESSE. 69
pédagogie, ils pratiquaient la première règle de l'éducation, qui
est de ne pas trop faciliter des exercices dont le but est la diffi-
culté yaincue. Ils cherchaient par-dessus tout à former d'honnêtes
gens. Leurs leçons de bonté et de moralité, qui me semblaient la
dictée même du cœur et de la vertu, étaient pour moi inséparables
du dogme qu'ils enseignaient. Jusqu'à mon départ de ma ville
natale, je n'eus jamais un doute sur tout ce qu'ils me dirent. L'é-
ducation historique qu'ils me donnèrent consista uniquement à me
faire lire Rollin. De critique, de sciences naturelles, de philosophie,
il ne pouvait naturellement être question encore. Quant au
xa' siècle, aux idées déjà professées par tant de bouches élo-
quentes, c'était ce que mes excellons maJtres ignoraient le plus. On
ne vit jamais un isolement plus][complet de l'air ambiant. Un légi-
timisme implacable écartait jusqu'à la possibilité de nommer sans
horreur la révolution et Napoléon. Je ne connus guère l'empire
que par le concierge du collège. Il avait dans sa loge beaucoup
d'images populaires : « Regarde Bonaparte^ me dit-il un jour, en
me montrant une de ces images; ah ! c'était un patriote, celui-là! n
De la littérature contemporaine, jamais un mot. La littérature
française finissait à l'abbé Delille. On connaissait Chateaubriand ;
mais avec un instinct plus juste que celui des prétendus néo-
catholiques, pleins de naïves illusions, ces bons vieux prêtres se
défiaient de lui. Un Tertullien égayant son ÂpoIogHique par Atala
et René leur inspirait peu de confiance. Lamartine les troublait
encore plus; ils devinaient chez lui une foi peu solide; ils voyaient
ses fugues ultérieures. Toutes ces observations faisaient honneur
à leur sagacité orthodoxe; mais il en résultait pour leurs élèves un
horizon singulièrement fermé. Le Traité des éludes de Rollin est
un livre plein de vues larges auprès du cercle de pieuse médiocrité
oà s'enfermaient par devoir ces maîtres exquis.
Ainsi, au lendemain de la révolution de 1830, l'éducation que je
reçus fut celle qui se donnait, il y a deux cents ans, dans les sociétés
religieuses les plus austères. Elle n'en était pas plus mauvaise pour
cela; c'était la forte et sobre éducation, très pieuse, mais très peu
jésuitique, qui forma les générations de l'ancienne France, et d'où
l'on sortait à la fois si sérieux et si chrétien. Élevé par des maî-
tres qui renouvelaient ceux de Port-Royal, moins l'hérésie, mais
aussi moins le talept d'écrire, je fus donc excusable, à l'âge de
douze ou quinze ans, d'avoir, comme un élève de Nicole ou de
M. Hermant, admis la vérité du christianisme. Mon état ne différait
pas de celui de tant de bons esprits du xvn* siècle, mettant la reli-
gion hors de doute, ce qui n'empêchait pas qu'ils n'eussent sur
tout le reste des idées fort claires. J'appris plus tard des choses qui
70 ftBYUE DES mSUl MOITDES.
me firent Tenoncer aux croyaxices dirétiennefl ; mais il feut profon-
dément ignorer l'histoire et l'esprit humain ponr ne pas stvGÛr
quelle chaîne oes amples,* fortes et honmèteB •disciplines créaient
pour les esprits* Leur base était une sévère moralité, leoue pour
inséparable de la pratique reli^ease, une imamère de prendre k
vie comme impliquant des devoirs envers la vérité. La lutte mftme
pour se débarrasser d'opinions en partie peu rationnelles avait ses
avantages. De œ qu'un gamin de Paris écarte par une plaisanterie
des croyances dont la raison d'an Pascal ne réussit pas à se déga-
ger, il ne faut cependant pas conckiFe que Gavrecfae est supérieur
à Pascal. Je l'avoue, je me sens parfois humilié qu'il m'ait fallu
cinq ou six ans de recherches ardentes, l'hébreu, les langues sémi-
tiques, Gesenius, Ewald et la critique alleminde, pour arriver juste
au résultat que ce petit drôle atteint tout d'abord et comme du pre-
mier bond. Ces entassemens d'Ossa sur Pélion m'apparaissent alors
comme une énorme illusion* Mais le P. Hardouin disait qu'il ne s'é-
tait pas levé quarante ans à quatre heures du noatin pour penser
comme tout le monde, ie ne puis admettre non plus que je me sois
donné tant de mal pour combattre une pure chimœra bombinam.
Non, je ne peux croire qne mes labeurs aient été vains, ni qu'en
théologie on puisse avoir raison à aussi bon marché que le croient
les rieurs. En réalité, peu de personnes ont le droit de ne pas croire
au christianisme. Si tous savaient combien le filet tissé par les théo-
logiens est solide, conune il est difficile d'en rompre les mailles,
quelle érudition on y a déployée, quelle critique il faut pour
dénouer tout celai.. J'ai remarqué que d'excellens esprits qui se
sont mis trop tard à cette étude se sent pris à la glu et n'ont pu
s*en détacher.
Mes maîtres m'enseignèrent d'ailleiffs quriqae chose qui valait
infiniment mieux que la critique ou la sagacité philosophique; ils
m'apprirent l'amour de la vérité, le respect «de la raison, le sérieux
de la vie. Voilà la oeale chose en moi qui n'ait jamais varié. Je sor-
tis de leurs mains avec un sentiment uioral tellement prêt à touftes
les épreuves que la légèreté parisienne put ensuite ptUîner ce bijou
sans Taltérer. Je fus fait de telle sorte pour la vie désintéreasé^e,
pour le bien, pour le vrai, qu'il m'eût été impossible de suivre une
carrière non vouée aux choses de l'&me* Le irait d'une vocation
absolue, c'est rimpossibîlité pour celui qui en est l'objet de faire
autre chose, si bien que, s'il s'écarte de la voie qui lui est trAoée
d'en haut, il est nul, maladroit, an-dessous du médiocre. Mes maî-
tres me rendirent ainsi tellenaent impropre à touAe i)eBogiie tempo-
refle que je fus frappé irrévocablement ponr «ne vie spiritueile.
J'aurais voulu foifaire à cette vocation <]tte je ne l'auvais pu. fin
SOUVENIRS o'eNFANGB ET DE JEUNESSE. 71
n'importe quelle profession, j'aurais bonteasement échoué* La rie
âe re^)rit m'apparaissait comme seule nob!e; toute professkm
laoralîfe me semblait senrile et indigne de mm*
Akisi, en réalité, je n'ai pas tant changé qu^on pourrait croire.
Ce bon et sain programme de l'existence, que mes professeurs
m'inculquèrent, je n'y ai jamais renoncé. Je ne crois plus que le
christianisoie soit le résumé surnaturel de ce que l'homme doit
savoir ; mais je persiste à croire que l'existence est la chose du
monde la plus frivole, si on ne la conçoH comme un grand et con-
tinuel devoir. Vieux et chers maîtres, maintenant presque tous
morts, doDt l'image m'apparatt souvent dans mes rêves, non comme
un reproche, mais comme un doux souvenir, je ne vous ai p^s été
aossi infidèle que vous croyez. Oui, j'ai reconnu que votre histoire
était insuflSsante, que votre critique n'était pas née, que votre phi*
losophie naturelle était tout à fait au-dessous de celle qui nous fait
accepter comme un dogme fondamental : v II n'y a pas de surnar
ture) particulier ; » mais au fond vous aviez raison, et je suis tou-
jours votre disciple. La vie n'a de prix que par le dévoûment à )a
vérité et au bien. Ge bien, vous l'entendiez d'une manière un peu
étroite. Cette vérité, vous la faisiez trop matérielle, trop concrète ;
an fond eependant vous aviez raison, et je vous remercie d'avoir
imprimé en moi comme une seconde nature ce principe, funeste à
la réussite mondaine, mais fécond pour le bonheur, que le bat
d'une vie noble doit être une poursuite idéale et désintéressée.
Tool Je milieu où je vivais m'inspirait les mêmes sentimens, la
même façon de prendre la vie. Le Breton (je parle du peuple,
surtout des marins) est extrêmement idéaliste ; on obtient tout de
loi par le sentiment de l'honneur, en lui faisant bien entendre
qu'on ne le paie pas, que le courage et le devoir sont choses au-
dessus de tout salaire. Mon grand-père, quoique partisan de la
révolution, avait refusé de s'enrichir en achetant des biens natio*
nsux ; m4Ki père montra toujours une complète inaptitude à ce qui
peut s'appeler lucre. Le noble, d'après les idées du pays, était celui
qui, ne gagnant rien, n'exploite personne, qui n'a aucun profit que
le revenu de ses terres fixé par la tradition. Mes condisciples étaient
pour la plupart de jeunes paysans des environs de Tréguier,
vigoureux, bien portans, braves, et, comme tous les individus placés
à un degré de civilisation inférieure, portés & une sorte d'affecta*
ûaa virile, à une estime exagérée de la force corporelle, à un
certain mépris des femmes et de ce qui leur paraît féminin. Presque
tous travaillaient pour être prêtres. Ce que j'ai vu alors m'a donné
une grande aptitude pour comprendre les phénomènes historiques
qoi te passent au premier contact d'une barbarie énergique avec la
câvttsaâra. La situation intdlectueUe des Germains à l'époque car-
72 REVUB DES DEUX MONDES.
lovingienne, l'état psychologique et littéraire d'un Saxo Gramma-
ticus, d'un Hrabanus Maurus, sont choses très claires pour moi.
Le latin produisait sur ces natures fortes des effets étranges. C'é-
taient comme des mastodontes faisant leurs humanités. Ils prenaient
tout au sérieux, ainsi que font les Lapons quand on leur donne la
Bible à lire. Nous nous communiquions sur Salluste, sur Tite-Live des
réflexions qui devaient fort ressembler à celles qu'échangeaient entre
eux les disciples de saint Gall ou de saint Colomban, apprenant le
latin. Nous décidions que César n'était pas un grand homme, parce
qu'il n'avait pas été vertueux ; notre philosophie de l'histoire était
celle d'un Gépide ou d'un Hérule par sa naïveté et sa simplicité.
La race bretonne est une race très chaste. Les mœurs de cette jeu-
nesse, livrée à elle-même, sans surveillance, étaient à l'abri de tout
reproche. 11 y avait alors au collège de Tréguier très peu d'internes.
La plupart des élèves étrangers à la ville vivaient dans les maisons
des particuliers ; leurs parens de la campagne leur apportaient, le
jour du marché, leurs petites provisions. Je me rappelle une de ces
maisons, voisine de celle de ma famille, et où j'avais plusieurs con-
disciples. La maltresse, digne femme s'il en fut, vint à mourir.
Son mari avait aussi peu de tête que possible, et le peu qu'il en
avait, il le perdait tous les soirs dans les pots de cidre. Dne petite
servante, une enfant extrêmement sage, sauva la situation. Les
jeunes étudians résolurent de la seconder, la maison continua de
marcher, nonobstant le vieil ivrogne. J'entendais toujours mes
camarades parler avec une rare estime de cette petite servante, qui
était en eflet un modèle de vertu, et y joignait la figure la plus
agréable et la plus douce.
Le fait est que ce qu'on dit des mœurs cléricales est, selon mon
expérience, dénué de tout fondement. J'ai passé treize ans de ma
vie entre les mains des prêtres, je n'ai pas vu l'ombre d'un scan-
dale; je n'ai connu que de bons prêtres. La confession peut avoir,
dans certains pays, de graves inconvéniens. Je n'en ai pas vu une
trace dans ma jeunesse ecclésiastique. Le vieux livre où je faisais
mes examens de conscience était l'innocence même. Un seul péché
excitait ma curiosité et mon inquiétude. Je craignais de l'avoir com-
mis sans le savoir. Un jour, je pris mon courage à deux mains, et je
montrai à mon confesseur l'article qui me troublait. Voici ce qu'il
y avait : « Pratiquer la simonie dans la collation des bénéfices. » Je
demandai à mon confesseur ce que cela signifiait, si je pouvais
avoir commis ce péché-là. Le digne homme me rassura et me dit
qu'un tel acte était tout à fait hors de ma portée.
Persuadé par mes maîtres de deux vérités absolues, la première
que quelqu'un qui se respecte ne peut travailler qu'à une œuvre
idéale, que le reste est secondaire, infime, presque honteux, igno^
SOUYENIBS d'jsNFINCE ET DE JEUNESSE. 73
minia seculiy la seconde que le christianisme est le résumé de tout
idè&l, il était inévitable que je me crusse destiné à être prêtre. Cette
pensée ne fut pas le résultat d'une réflexion, d'une impulsion, d'un
raisonnement. Elle allait en quelque sorte sans le dire. La possi-
bilité d'une carrière profane ne me vint même pas à l'esprit. Etant,
en effet, entré avec le sérieux et la docilité la plus parfaite dans les
priocipes de mes maîtres, envisageant comme eux toute profession
bourgeoise ou lucrative comme inférieure, basse, humiliante, bonne
tout au plus pour ceux qui ne réussissaient pas dans leurs études,
il était naturel que je voulusse être ce qu'ils étaient. Ils devinrent le
trpe de ma vie, et je n'eus d'autre rêve que d'être comme eux
professeur au collège de Tréguier, pauvre, exempt de souci maté-
riel, estimé, respecté comme eux.
Ce n'est pas que les instincts qui plus tard m'entraînèrent hors
de ces sentiers paisibles n'existassent déjà en moi ; mais ils dor-
maient. Par ma race, j'étais partagé et comme écartelé entre des
forces contraires. Il y avait dans la famille de ma mère des élémens
de sang basque et bordelais (1). Un Gascon sans que je le susse
jouait en moi des tours incroyables au Breton et lui faisait la
oique avec des grimaces de singe... Ma famille elle-même était par-
tagée. Mon père, mon grand-père paternel, mes oncles, ma mère,
étaient patriotes et se compromirent en 1815. Mais ma grai.d'mère
fflatemelle était une personne d'une grande piété. Elle avait pour
la révolution une haine extrême, et le royalisme faisait essentielle-
ment partie de sa religion. J'ai raconté ailleurs (2) comment, pen-
dant la révolution, sa maison fut l'asile ordinaire des prêtres inser-
mentés, et comment elle fut sauvée par mon oncle le révolutionnaire.
Celui-ci, par une de ces compensations qui, aur époques de crise,
ne font pas un pli, laissa guillotiner à sa place son amie, M^'^.Tau-
pin« Elle était le centre d'une société de pieuses personnes, dont
les seotimens étaient ceux d'une religion ferme et très élevée. Der-
nièrement, en classant de vieux papiers, je trouvai une lettre d'elle
qui m'a frappé. Elle est adressée à une excellente demoiselle Guyon,
iKnne vieille fille, qui me gâtait beaucoup quand j'étais enfant, et
c[ae rongeait alors un affreux cancer.
(1> II y avait peat-éire en ma race des élémoDS plus yieox encore. Quand je vis les La-
poas^daas mon voyage de Norvège avec le priuco Napoléon, je fas frappé de l'analogie da
W des femmes avec celui de certaînea paysannes bretonnes. L*id6e me vint que,
^afis les temps antiques, il pat y avoir des mélanges entre des branches perdues de
^ nc8 celtique et les races analogues aaz Lspons qui couvraient le sol à leur arrivée.
^ formule ethnique serait de la sorte : a ua Celte, môle de Gascon, combiné de
tapOQ. ■ Une telle formule devrait, je crois, représenter, d'après les théories des an-
<^fopologistes, le comble du crétlnisme et de rimbécillité.
[^ Vo}'ez U Revue du i*' déceoibre 1870.
7S «fiTUB DBS DEUX MOHDIS.
Tréguier, 194nani8M«
Après eux mois écoulés depuis que Natalie m'a fait part de votre
départ pourTrégiamus, j'ai un petit moment à moi pour vous exprimer,
ma chère et bien bonne amie^ toute la part que je prends à votre triste
position. L'état de souffrance où vous êtes me pénètre le cœur; il a
fallu que des circonstances bien impérieuses muaient empêchée de vous
écrire. La mort d'un neveu, fils aîné de ma défunte sœur, nous a plon-
gés dans !a plus vive douleur. Peu de jours après, le pauvre petit
Ernest, fils de ma fille ainée et frère d'Henriette, ce petit pour lequel
vous aviez tant de bontés et qui ne vous a pas oubliée, est tombé ma-
lade. Il a été quarante jours entre la mort et la vie, et nous sommes
au cinquante-cinquième jour de sa maladie, et sa convalescence
n'avance pas. Le jour, il est passablement, mais les nuits sont cruelles
pour lui ; agitation, fièvre, délire, voilà son état depuis dix heures du
soir jusqu'à cinq ou six heures du matin, et constamment tous les soirs.
C'est assez parler pour ma justification à Tamie à laquelle je m'adresse ;
ron cœur m'est connu ; son indulgence m'excusera. Que ne suis-je auprès
de vous, ô mon amie, pour vous rendre les soins que vous m'avez pro-
digués avec tant d'amitié, de zèle et de bienveillance I Toute ma peine
est de ne pouvoir vous être utile.
On m'a cherchée pour me rendre auprès de mon petit chéri; j'ai été
obligée d'interrompre mon entretien avec vous. Je reprends, ma chère
et bien bonne amie, pour vous exhorter à mettre en Dieu seul toute
votre confiance ; il nous efilige, mais il nous console par l'espoir d'une
récompense bien au-delà et sans proportions avec ce que nous souf-
frons. Prenons courage; nos peines, nos douleurs ne sont que pour un
temps limité par sa providencoi et la récompense sera éternelle*
La bonne Natalie m'a fait part de votre soumission, de votre patience
et de votre résignation dans les peines les plus aiguës. Ah 1 je vous
reconnais bien à ces beaux sentimensi Pas une plainte, me marque-
t-elle, dans les plus grandes souffrances. Combien, ma chère amie,
vous êtes agréable et chère à Dieu par votre patience et votre résigna-
tion à sa sainte volonté I II vous afflige, car il châtie ceux qu'il aime. Être
aimée de Dieu, y a-t-il un bonheur comparable? Je vous envoie rAme
sur le Calvaire; vous trouverez dans ce livre des motifs d'une bien
grande consolation par l'exemple d'un Dieu souffrant et mourant pour
nous. M^ D* aura la complaisance, si vous ne pouvez lire vous-même,
SOUVSNiaS AUIFANCE KT D£ JfiONESSE. 75
dâ TOUS lire un cbapkre par jour. Asaurei^ bien da moft aiacère aUar
cheiDaoi ; je la prie ioatamment de m& donner de ses nouvelles et
des vôtres; ce que j'attends avec bien de Timpatience» Puis, si cela
ne Yous importune pas, je voue écdral plus, assidûment. Adieu^ ma
chère et bonne amie ; que Dieu voua combla de ses gràœs et de ses
bûotés. De U patience et du courage, oe sont les. vœux bien sincèces
dû voira toiile dàvouée amie
Ua communion d^aujourd'hui s'est faite à votre intention. Ma fille,
Henriette, Elroest, qui a passé une bien meilleure nuit, se rappellent à
votre souvenir, ainsi que Clara.. Nous cous entretenons bien souvent de
vous. De vos nouvelles, je vous en prie. Lorsque vous aurez lu VÀmesur
k Calvaire, vous me le renverrez, et. je vous ferai passer l'Esprit con^
La lettre et le liyre ne partirent pas. Ha mère, qui était chargée
de l'expédition, apprit la mort de W^^ Guyon et garda la lettre.
Quelquea-unes des consolations qu'elle renferme peuvent paraître
bibles» Mais en avons-nous de meilleures à oiTrir à une personne
atteinte d'un cancer 7 Elles valent bien le laudanum.
En réalité, la révolution avait été non avenue pour le monde où
je vivais. Les idées religieuses du peuple n'avaient pas été atteintes.;
les congr^ations se reformaient; les religieuses des anciens ordres,
devenues maltiesses d'école, donnaient aux femmes la même édu-
cation qu'autrefois. Ma sœur eut ainsi pour première maltresse
une vieille ursuline, qui l'aimait beaucoup et lui faisait apprendre
par cœur les psaumes qu'on chante à l'église (!)• Après un ou
deux ans, la bonne vieille fut au bout de son latin et vint
consciencieusement trouver ma mère : « Je ne peux plus lui rien
apprendre, dit-elle; elle sait tout ce que je sais mieux que moi. »
Le catholicisme revivait dans ces cantons perdus avec toute sa res-
pectable gravité et, pour son bonheur, débarrassé des chaînes mon-
daines et temporelles que l'ancien régime y avait attachées.
Cette complexité d'origine est en grande partie, je crois, la cause
de mes apparentes contradictions. Je suis double; quelquefois une
partie de moi rit pendant que l'autre pleure. C'est là l'explication
de ma gatté. Comme il y a deux hommes en moi, il y en a toujours
on qui a lieu d'être content. Pendant que, d'un côté, je n'aspirais
(1) Dao8 ces pages, destinées au public, Je no parle presque pas de ma sœur. Je Tai
fait dans un écrit tiré à ua très petit nombre d^exemplaircs. La modestie extrême de
cette personne excellente m*a toujours empâcbé d'entretenir d'elle les personnes qui
ne l'ont p«s coaDoie.
76 RETUB DES DEUX MOKDBSt
qu'à être curé de campagne ou professeur de séminaire, il y avait
en moi un songeur. Durant les oflicesi je tombais dans de vérita-
bles rêves; mon œil errait aux voûtes de la'chapelle; j'y lisais je ne
sais quoi ; je pensais à la célébrité des grands hommes dont parlent
les livres. Un jour (j'avais six ans), je jouais avec un de mes cou-
sins et d*autres camarades; nous nous amusions à choisir notre état
pour l'avenir : « Et toi, qu'est-ce que tu seras? me demanda mon
cousin. — Moi, répondis-je, je ferai des livres. — Ahl tu veux
être libraire? — Oh ! non, dis-je, je veux faire des livres, en com-
poser. » Pour se développer, ces dispositions à l'éveil avaient besoin
de temps et de circonstances favorables. Ce qui manquait totale-
ment autour de moi, c'était le talent. Mes vertueux mattres n'avaient
rien de ce qui séduit. Avec leur solidité morale inébranlable, ils
étaient en tout le contraire de l'homme du Midi, du Napolitain, par
exemple, pour qui tout brille et tout sonne. Les idées ne se cho-
quaient pas dans leur esprit par leurs parties sonores. Leur tête
était comme un bonnet chinois sans clochettes; on aurait eu beau
la secouer, elle ne tintait pas. Ce qui constitue l'essence du talent,
le désir de montrer la pensée sous un jour avantageux, leur eût
paru une sorte de vanité, comme la parure des femmes, qu'ils
traitaient nettement de péché. Cette abnégation exagérée, cette
trop grande facilité à repousser ce qui platt au monde par un
Abrenuntio tibiySatana^ est mortelle pour la littérature. Mon Dieu 1
peut-être la littérature implique-t-elle un peu de péché. Si le pen-
chant gascon à trancher beaucoup de difficultés par un sourire,
que ma mère avait mis en moi, eût dormi éternellement, peut-être
mon salut eût-il été plus assuré. En tout cas, si j'étais resté en
Bretagne, je serais toujours demeuré étranger à cette vanité que le
monde a aimée, encouragée, je veux dire à une certaine habileté
dans l'art d'amener le cliquetis des mots et des idées. En Bretagne,
j'aurais écrit comme RoUin. A Paris, sitôt que j'eus montré au monde
le petit carillon qui était en moi, il s'y plut, et, peut-être pour
mon malheur, je fus engagé à continuer.
Je raconterai plus tard comment des circonstances particulières
amenèrent ce changement, où je restai au fond très conséquent
avec moi-même. L'idée sérieuse que je m'étais faite de la foi et du
devoir fut cause que, la foi étant perdue, il ne m'était pas possible
de garder un masque auquel tant d'autres se résignent. Mais le pli
était pris. Je ne fus pas prêtre de profession, je le fus d'esprit.
Tous mes défauts tiennent à cela; ce sont des défauts de prêtre.
Mes maîtres m'avaient appris le mépris du laïque et ii^culqué cette
idée que l'homme qui n'a pas une mission désintéressée est le gou-
jat de la création. J'ai toujours ainsi été très injuste d'instinct
envers la bourgeoisie. Au contraire, j'ai un goût vif pour le peuplei
SOUTSNIRS d'aNFANCE ET DE JEUNESSE. 77
pour le pauvre. J'ai pu, seul en mou siècle, comprendre Jésus et
François d'Assise. Il était à craindre que cela ne fit de moi un
démocrate à la Façon de Lamennais. Mais Lamennais ne fit qu'échan-
ger une foi pour une autre ; il n'arriva que dans sa vieillesse à la
crîtîqiie et à la froideur d'esprit, tandis que le travail qui me
détacha du christianisme me rendit du même coup impropre à tout
enthousiasme pratique. Ce fut la philosophie môme de la connais-
sance qui, dans ma révolte contre la scolastique, fut profondément
modifiée en moi.
Un inconvénient plus grave, c'est que, ne m' étant pas amusé
quand j'étais jeune, et ayant pourtant dans le caractère beaucoup
d'ironie et de gatté, j'û dû, à l'âge où on voit la vanité de toute
chose, devenir d'une extrême indulgence pour des faiblesses que je
n'avais point eu à me reprocher, si bien que des personnes qui
n'ont peut-être pas été aussi sages que moi ont pu quelquefois se
montrer scandalisées de ma mollesse. En politique surtout, les
puritains n'y comprennent rien; c'est l'ordre où je suis le plus en
règle avec ma conscience, et cependant une foule de gens me
tiennent pour très relâché. Je ne peux m'ôter de l'idée que c'est
pent-ètre après tout le libertin qui a raison et qui pratique la vraie
philosophie de la vie. De là quelques surprises, quelques admira-*
lions exagérées. Sainte-Beuve, Théophile Gautier, me plurent un
peu trop. Leur affectation d'immoralité m'empêcha de voir le
décousu de leur philosophie. La peur de sembler un pharisien,
ridée tout évaogélique, du reste, que l'immaculé a droit d'être
indulgent, la crainte de tromper si par hasard tout ce que disent
les professeurs de philosophie n'était pas vrai, ont donné à ma
morale un air chancelant. En réalité, c'est qu'elle est à toute épreuve.
Ces petites libertés sont la revanche que je prends de ma fidélité à
dbserver la règle des mœurs. De même, en politique, je tiens des
propos réactionnaires pour n'avoir pas l'air d'un sectaire libéral. Je
oe veux pas qu'on me croie plus dupe que je ne le suis en réalité;
j'aurais horreur de bénéficier de mes opinions; je redoute surtout
de me faire à moi-même l'effet d'un placeur de faux billets de
banque. Jésus, sur ce point, a été mon maître plus qu'on ne pense,
JésQS qui aime à provoquer et à narguer l'hypocrisie et qui, par la
parabole de l'enfant prodigue, a posé la morale sur sa vraie base,
la bonté du cœur, en ayant l'air d'en renverser les fondemens.
A la même cause se rattache un autre de mes défauts, un manque
^>parent de franchise dans certaines relations, je veux dire en
paroles et en correspondance. Le prêtre porte en tout sa poli-
tique sacrée ; sa parole implique beaucoup de convenu. Sous ce
rapport, je suis resté prêtre. Dans mes écrits, j'ai été d'une sin-
cérité absolue. Non-seulement je n'ai rien dit que ce que je pense;
78 un» DBS nui BoiiDBt»
chose hiefù phus rare et plas difficile, fié dit tout ce que je penae.
Mais, dans oui oonversatmi et ma eoFrespondance, j'ai/ pûrfoisi d'é»
tpaDges déAdliaiiGes. i% n'y tiens pvesque pas^ et, sauf le petût aeaih
bre de personnes avec lesquelle» je me reconnais une framnûté
inteltoctueUe, j^ di» à chacun ce que je suppose devoir lui faive
plaisir. Ha nullité* avec les gens du moode dépasse tonte imagina--
tioo. Je m'embarque, je m'embrouille, je patauge» je m'ég^e e»
un tissu d'inepties; Yooé par une sorte det pairti-ftrJs à une poli;*
^esse exagérée, une politesse de prêtre, je cherche trop k savoir ce
quemon interlocuteur a envie qu'on lui dise» Mon attention^ quand
je suis avec quelqu'un, est de deviner se»idies et, par excte de défié*-
rence, de les lui servir anticipées. Ceci se rattache à la supposition
que très peu dliommes sont assea détachés de leurs propres idées
pour qu'on ne les blesse pas en< leur disant autre chose que ce qu'ils
pensent. Je ne m'exprime librement qu'avec lesgens que je sais déga*
gés de toute opinion et placés au point de vue d'une- bienveillante
ironie universelle. Quant à ma correspondance, ce sera ma honte
après ma mort, si on la publie. Écrire une lettre est pour moi une
torture. Je comprends qu'on fasse le virtuose devant dix comme
devant dix mille personnes; mais devant une personne !.. Une heure
avant d'écrire, j'hésite, je réfléchis, je fais un plan pour un chiiibn
de quatre pages ; souvent je m'endors. Il n'y à qu'à regarder ces
lettres, lourdement contournées, inégalement tordues par l'ennui,
pour voir que tout cela a été composé dans la torpeur d'une demi-
somnolence. Quand je relis ce que j'ai écrit, je m'aperçois que le
morceau est très faible, que j'y ai mis une foule de choses dont je
ne suis pas sûr. Par désespoir, je ferme la lettre, avec le sentiment
de mettre à la poste quelque chose de pitoyable.
En somme, dans tous mes défauts actuels, je retrouve les défauts
du petit séminariste de Tréguier. J'étais né prêtre a priori^ comme
tant d'autres usassent militaires, magistrats. Le seul fait que je
réussissais dans mes classes était un indice. A. quoi bon si bien
apprendre le latin, sinon pour l'église? Un paysan, voyant un
jour mes dictionnaires : « Ge sont là, sans doute, me dit-il, les
livres qu'on étudie quand on doit être prêtre. » Effectivement, au
collège, tous ceux qui apprenaient quelque chose se destinaient à
l'état ecclésiastique. La prêtrise égalait celui qui en était revêtu à un
noble. « Quand vous rencontrez un noble, entendais^-je dire, vous le
saluez, car il représents le roi ; quand vous rencontres un prêtre,
vous le saluez, car il représente Dieu. » Faire un prêtre était l'œuvre
par excellence ; les vieilles filles qoA avaient quelque bien n'imagi^
naient pas de meilleur emploi de leur petite fortune que d'entre*
tenir au collège un jeune paysan pauvre et laborieux. Ge prêtre
était ensuite leur gloire, leur enfont, leur honneur. La prêtrise était
SOUTENIRS H'ilîFiiMfiS SI D£ JftUNESSE. 79
donc la coùséquence de mm nmimUt à l'étiide. Avec cela, J'étais
lAdeDlaif e« impropre par ina faiUeflee Busculfnre à tous les exer-
GÎoes du corps. J'avais un onole veltaîrien* le iBeilleur des hommes,
q[ti TOfsât cela de mauvais onL U ëtaîl boriogeri et m'envisageait
oonme devaot étte le contiauftlsiir de son état. Mes succès le
désolsteDt; car il aentsât bien que tout ce latin contre-minait
somdaient ses projets et allait faire de moi une colonne de
l'ègiise* qu'il n'akaait pes. Plus tard, lors de mes écrits, il triompha.
Je me reproche quelquefois d'awiir ooatrU»aé au triomphe de
IL Hoaiaîs sur son curé. Q«e vottlez-vious 7 C'est Jl. Bornais qui a
raison. Sans M. Homais, nous serions tous brûlés vifs. Mais, je le
pjpte, quand on s'est donné bien dn mal pour trouver la vérité,
il en oo&te d'avouer que ce sont les frivoles, ceux qui sont bien
résoios à ne lire jamais saint Augnstm ou saint Thomas d'Aquin, qui
sont ies "nmis sages. GavMohe et M. JJomais arrivant d'emblée
et «rec si peu de peine au dernier mot de la philosophie ! c'est bien
dar à poiser.
Mon jeune compatriote et amii, M. Quellim, poète breton d'une
verre ai originale, le seul èwnme de notre temps chez lequel j'aie
trouvé la faculté de créer des mythes, a rendu ce tour de ma des-
tinée par une fiction très ingénieuse. Il prétend que mon âme
habitera, après ma mort, sous forme d'une mouette blanche,
autour de l'église ruinée de Saint- Michel, vieille masure frappée
par la foudre qui domine Tiéguier. L'oiseau volera toutes les nuits
avec des cris plaintifs autour de la porte et des fenêtres barrica-
dées, dierchant à pénétrer dans le sanctaaire, mais ignorant l'en-
trée secrète ; et ainsi, durant toute rôtemité, sur cette colline, ma
pauvre âme gémira d'un gémissement sans Sm» — « C'est Tâme
d'un prêtre qui veut dire aa messe, o dira le ^paysan qui pusse. —
c il ne irouvera jamais d'^eninit pour la ki servir, » dira un autre.
Eiectiveroent, voilà ce que je suis : un prèlre manqué. Ouellien a
tris bien compris ce qui fena toujours défaut à mon égUse, c'est
l'fnfiuitde chœur. Ma vie est«oouKie une messe sur laquelle pèse
UB sort, un étemel Inlrtribù md aitare Skiy et pecsonno pour
Fépondre : Ad Leum qui iœtificai juvenhxi^m meam. ttb messe
n'aura pas de servaatt. Faute de mieux, je me la réponds à moi-
néme, nais ce n'est pas la mette chose.
Ainsi tout me prédestinait à une modeste carrière ecclésiastique
an Bratagne. J'eusse été un très bon prêtre, indidgeut, paternel,
charitable, sans rcfNroche an mus mcsurs. J'aurais été en prêtre ce
<iae j'ai été en père de famille, ti4s aimé de mes ouailles, aussi peu
gênant que possiUe (dana rexarcîiûe de mou autorité. Certains défauts
que j'ai fussent devenus ides qualités. Certaines ecraurs que je pro-
fesse uuBsunC été le iaàx d'un hoimpe qui a l'esprit de son état.
80 UTUB DBS DEUX MONDES.
J'aurais supprimé quelques verrues, que je n'ai pas pris la peine,
n'étant que laïque, d'extirper sérieusement, mais qu'il n'eût dépendu
que de moi d'arracher. Ma carrière eût été celle-ci : à yingt-deux
ans, professeur au collège de Tréguier ; vers cinquante ans, cha-
noine, peut-être grand vicaire à Saint-Brieuc, homme très conscien-
cieux, très estimé, bon et sûr directeur. Médiocrement partisan des
dogmes nouveaux, j'aurais poussé la hardiesse jusqu'à dire, comme
beaucoup de bons ecclésiastiques : Posui custodiam ori meo. Mon
antipathie pour les jésuites se fût exprimée en ne parlant jamais
d'enx ; un fond de gallicanisme mitigé se fût dissimulé sous le cou-
vert d'une profonde connaissance du droit canonique.
Un incident extérieur vint changer tout cela. De la petite ville la
plus obscure de la province la plus perdue, je fus jeté, sans pré-
paration^ dans le milieu parisien le plus éveillé. Le monde me fut
révélé; mon être se dédoubla; le Gascon prit le dessus sur le
Breton; plus de custodia oris mei; adieu le cadenas que j'aurais
sans cela mis à ma bouche I Pour le fond, je restai le même. Mais,
ô ciel! combien les applications furent changées I J'avais vécu jus-
que-là dans un hypogée, éclairé de lampes fumeuses; maintenant
le soleil et la lumière allaient m'étre montrés.
II.
Vers le mois d'avili 1838, M. de Talleyrand, en son hôlel Saint-
Florentin , sentant sa fin approcher, crut devoir aux conventions
humaines un dernier mensonge et résolut de se réconciUer, pour
les apparences, avec une église dont la vérité, une fois reconnue
par lui, le convainquait de sacrilège et d'opprobre. Il fallait, pour
cette délicate opération, non un prêtre sérieux de la vieille école
gallicane, qui aurait pu avoir l'idée de rétractations motivées, de
réparations, de pénitence, non un jeune ultramontain de la nou-
velle école, qui eût tout d'abord inspiré au vieillard une complète
antipathie; il fallait un prêtre mondain, lettré, aussi peu philo-
sophe que possible, nullement théologien, ayant avec les anciennes
classes ces relations d'origine et de société sans lesquelles l'Évan-
gile a peu d'accès en des cercles pour lesquels il n'a pas été fait.
M. l'abbé Dupanloup, déjà connu par ses succès au catéchisme de
l'Assomption , auprès d'un public plus exigeant en fait de jolies
phrases qu'en fait de doctrine, était juste l'homme qu'il fallait
pour participer innocemment à une collusion que les âmes faciles
<à se laisser toucher devaient pouvoir envisager comme un édifiant
coup de la grâce. Ses relations avec M"® la duchesse de Dino, et
surtout avec sa fille, dont il avait fait l'éducation religieuse, sa
parfaite entente avec M. de Quélen, les protections aiistocratiques
SOUYEMIBS d'ENVANGE ET DE JEUNESSE. 81
qui, dès le début de sa carrière, rayaient entouré et l'avaient fait
accepter dans tout le faubourg Saiot-Germain comme quelqu'un
qui en est, le désignaient pour une œuvre de tact mondain plutôt
que de théologie, où il fallait savoir duper à la fois le monde et le
ciel.
On prétend qu'au premier moment, surpris de quelque hésita-
tiofl, H. de Talleyrand aurait dit : « Yoilà un jeune prêtre qui ne
sait pas son état. » S'il dit cela, il se trompa tout à fait. Ce jeune
piètre savait son art comme personne ne le sut jamais. Le vieil-
lard, décidé à ne biffer sa vie que quand il n'aurait plus une heure
à vivre, opposait à toutes les supplications un obstiné : a Pas encore ! »
Le 5/^ ad ostium etpulso dut ètr3 pratiqué avec une rare habileté.
Dn évanouissement, une brusque accélération dans la marche de
Tagonie, pouvait tout perdre. Une importunité déplacée pouvait
amener un non qui eût renversé toute l'œuvre si savamment con-
certée. Le 17 mai, jour de la mort du vieux pécheur, au matin,
rien n'était sigi/é encore. L'angoisse était mortelle. On sait l'im-
portance que les catholiques attachent au moment de la mort. Si
les rémunérations et les châtimens futurs ont quelque réalité, il est
clair que ces rémunérations et ces châtimens doivent être propor-
tionnés à une vie entière de vertu ou de vice. Le catholique ne
l'entend pas ainsi. Une bonne mort couvre tout. Le salut est remis
au petit bonheur de la dernière heure. Le temps pressait; on réso-
lut de tout oser. M. Dupanloup se tenait dans une pièce à côté du
malade. La charmante enfant que le vieillard admettait toujours
avec un sourire fut dépêchée près de son lit. 0 miracle de la grâce !
la réponse fut oui] le prêtre entra; cela dura quelques minutes, et
Dieu dut se montrer satisfait : on lui avait lait sa part. Le jeune
catéchiste de l'Assomption sortit, tenant un papier que le mou-
rant avait signé de sa grande signature complète : Charles-Maurice
de Talleyrand'Périgordy prince de Bénévent,
Ce fut une grande joie, sinon dans le ciel, au moins dans le
inonde catholique du faubourg Saiot-Germain et du faubourg Saint-
Uouoré. On sut gré de cette victoire sans doute avant tout à la
grâce féminine qui avait réussi, en entourant de caresses le vieil-
lard, à lui faire rétracter tout son passé révolutionnaire, mais aussi
ao jeune ecclésiastique, qui avait su, quoi qu'on en dise, avec une
habileté supérieure, amener à bonne fln une négociation où il était
^ facile d'échouer. M. Dupanloup fut de ce jour un des premiers
prêtres de France. Le monde le plus riche et le plus influent
de Paris lui offrit ce qu'il voulut, places, honneur, importance,
argent. 11 accepta l'argent. Gardez-vous de croire que ce fût là un
calcul personnel ; jamais homme ne porta plus loin le désintéres-
Tou lui. I- 1880. 6
82 IBFOB DES DEUX HONDES.
sèment que H, Dupanloup ; le mot de la Bible qu'il citait le plus
fiouveut, et qu'il aimait doublemeut parce qu'il était biblique et
qu'il finissait par basard comme un vers latin, était : Da mihi ani-
ma$^ cetera tollç tibi* Un plan général de grande propagande par
l'éducation classique et religieuse s'était dès lors emparé de son
esprit, et il allait s'y vouer avec l'ardeur passionnée qu'il portait
dans toutes les œuvres dont il s'occupait.
Le séminaire Saint-Nicolas-du-Chardonnet, situé & côté de l'église
de ce nom, entre la rue Saint-Victor et la rue de Pon toise, était
devenu depuis la révoluticm le petit séminaire du diocèse de Paris.
Telle n'avait pas été sa destination primitive. Dans le grand mou-
vement de réforme ecclésiastique qui marqua en France la pre-
mière moitié du xvn* siècle et auquel se rattachent les noms de
Vincent de Paul, d'Olier, de Bérulle, du père Eudes, l'église Saint-
Nicolas-du-Chardonnet joua un rôle analogue k celui de Saint-
Sulpice, quoique moins considérable. Cette paroisse, qui tirait son
nom du champ de chardons bien connu des étudians de l'Cniver-
sité de Paris au moyen Age, était alors le centre d'un quartier
riche , habité surtout par la magistrature. Gomme Olier, en réu-
nissant les prêtres de sa paroisse, fonda le séminaire Saint-Sulpice,
Adrien de Bourdoise, en réunissant les prêtres de Saint-Nicolas,
fonda la compagnie des prêtres Saint-Nicolas-du-Chardonnet, et fit
de la maison ainsi constituée une pépinière de jeunes ecclésiasti-
ques qui a existé jusqu'à la révolution. Mais la compagnie de Saint-
jNicolas-du-Cbardonnet ne fut pas, comme la société de Saint-Sul-
pice, mère d'établissemens du même genre dans le reste de la
France. En outre, la société des nicolaïtes ne ressuscita pas après
la révolution, comme celle des sulpiciens; le bâtiment de la rue
Saint-Victor demeura sans objet; lors du concordat, on le donna
au diocèse de Paris pour servir de petit séminaire. Jusqu'en 1837,
cet établissement n'eut aucun éclat. La renaissance brillante du
cléricalisme lettré et mondain se fait entre 1830 et 18&0. Saint-
Nicolas fut, durant le premier tiers du siècle, un obscur établis-
sement religieux; les études y étaient faibles; le nombre des
élèves restait tout à fait au-dessous des besoins du diocèse. Un
prêtre assez remarquable le dirigea pourtant, ce fut M. l'abbé
Frère, théologien profond, très versé dans la mystique chrétienne»
Mais c'était l'homme le moins fait pour éveiller et stimuler des
enfass faisant leurs études littéraires. Saint-Nicolas fut sous sa
direction une maison tout ecclésiastique, peu nombreuse, n'ayant
en vue que la cléricature, un sâninaire par anticipation, ouvert
aux seuls sujets qui se destinaient & l'état ecclésiastique, et où le
côté profane des études était tout à fait négligé.
M. de Quélen eut une visée de génie en confiant la direction de
S0U?JE:I««» D INAUfGE W B£ JBUN£SSE. 8S
cette nnsson à M. Bofnuiiitnip. L*vislocratiqiie prélat n'éUrit pas
bit pour apprécier la direction toute cléricale de l'abbé Frère; il
aûnait la piélé, maie la piété moDdaiDe>, de boa ton^ sans barbarie
soohadqoe, ni jargon mjati^e, la piété comme complément d'un
idéal aristocratique, qui était, à yrai dire, sa principale religion. Si
Hugoea ou Richard de Saint-Yictor se fussent présentés à lui comme
des pédaas ou de» rustres^ il l'es eût pris en maigre estime. U
afaii pour M. Supanloap la plus Vive affectioo. Geini--ci était alors
légHimisIe et ultramontain. H a fallu les exi^érations des temps
qui ont sairi pour intervertir les rôles^et pour qu'on ait pu le con.«-
sidérer comme un gallican et un orléaniste. M. de Quélen trouvait
en hn comme un fils, partageant ses dédains, sespréjugés^ Il savait
sans doute le secret de la naissance. Les familles , qui avaient
veillé paternellement sur le jeune ecclésiastique, qui en avaient
fait un homme bien élevé et qui l'avaient • introduit dans leur
monde fermé, étaient celles que connaissait le noble archevêque et
qm formaient pour lui les confins de Funivers. J'ai vu M. de Qué-
len; il m'a laissé l'idée du parfait évéque de l'ancien régime. Je me
rappelle sa beauté (une beauté de femme), sa taille élégante, là
ravissante grâce de ses mouvemens. Son esprit n'avait d'autre cul-
ture que celle de l'homme du monde d'une parfaite éducation. La
religion était pour lui inséparable dts bonnes manières et de la
dose de bon sens relatif que- donnent les études classiques. Telle
était aussi la mesure intellectuelle de M. Dupauloup. Ce n'était ni
la belle imagination qui assure une valeur durable à certaines
œuvres de Lacordatre et dfe Montalembert, ni la profonde passion
de Lamennais; l'humanisme, la bonne éducation, étaient ici le but,
la fin, le terme de toute chose; la fkveur des gens du monde bien
élevés devenait le suprême critérium du bien. De part et d'autre,
absence complète de théologie. On se contentait de la révérer de
loin. Les études théologiques de ces hommes distingués avaient
été très faibles. Leur foi était vive et sincère; mais c'était une foi
implicite, ne s' occupant guère des dogmes qu'il faut croire. Ils sen-
taient le peu de succès qu'aurait la scolasiique auprès du seul
public dont ils se préoccupaient, le public mondain et assez frivole
qu'a devant lui un prédicateur de Saint-Rôch ou de Saiot-Thomas-
d'Aquin.
C'est dans ces dispositions d'esprit que M. de Quélen remit entre
les mains de M. Dupanloup l'austère et obscure maison de l'abbé
Frère et d'Adrien de Bourdoise. Le petit séminaire de Paris n'avait
été jusque-là, aux termes du concordat, que la pépinière des prê-
tres de Paris, pépinière bien insuffisante, strictement limitée à l'ob-
jet que la loi lui prescrivait. C'était bien autre chose que rêvait
le nouveau supérieur porté par le choix de l'archevêque à la
sa aBTUB OB8 DBOX MONDES.
fonction, peu recherchée, de diriger les études des jeunes clercs.
Tout lui parut à reconstruire, depuis les bâtimens, où le mar-
teau ne laissa d'entier que les murs, jusqu'au plan des études,
que M. Dupanloup réforma de fond en comble. Deux points essen-
tiels résumèrent sa pensée. D'abord, il yit qu'un petit séminaire
tout ecclésiastique n'avait à Paris aucune chance de succès, et
ne suffirait jamais au recrutement du diocèse. Il conçut l'idée,
par des informations s'étendant surtout à l'ouest de la France
et à la Savoie, son pays natal, d'amener à Paris les sujets d'espé-
rance qui lui étaient signalés. Puis il voulut que sa maison fût une
maison d'éducation modèle telle qu'il la concevait, et non plus un
séminaire au type ascétique et clérical. Il prétendit, chose délicate
peut-être, que la môme éducation servit au jeune clerc et aux fils
des premières familles de France. La réussite de la difficile affaire
de la rue Saint-Florentin l'avait mis à la mode dans le monde légi-
timiste; quelques relations avec le monde orléaniste lui assuraient
une autre clientèle dont il n'était pas bon de se priver. A l'affût
de tous les vents de la mode et de la publicité, il ne négligeut
rien de ce qui avait la faveur du moment. Sa conception du monde
était très aristocratique; mais il admettait trois aristocraties, la
noblesse, le clergé et la littérature. Ce qu'il voulait, c'était une
éducation libérale, pouvant convenir également au clergé et à la
jeunesse du faubourg Saint-Germain, sur la base de la piété chré-
tienne et des lettres classiques. L'étude des sciences était à peu
près exclue ; il n'en avait pas la moindre idée.
La vieille maison de la rue Saint-Victor fut ainsi pendant quel-
ques années la maison de France où il y eut le plus de noms histo-
riques ou connus; y obtenir une place pour un jeune homme était
mie grâce chèrement marchandée. Les sommes très considérables
dont les familles riches achetaient cette faveur servaient à l'éduca-
tion gratuite des jeunes gens sans fortune qui étaient signalés par
des succès acquis. La foi absolue de M. Dupanloup dans des études
classiques se montrait en ceci. Ces études, pour lui, faisaient par-
tie de la religion. La jeunesse destinée à l'état ecclésiastique et la
jeunesse destinée au premier rang social lui paraissaient devoir être
élevées de la même manière. Virgile lui semblait faire partie de la
culture intellectuelle d'un prêtre au moins autant que la Bible. Pour
une élite de la jeunesse cléricale, il espérait qu'il sortirait de ce mé-
lange avec des jeunes gens du monde, soumis aux mêmes disciplines,
une teinture et des habitudes plus distinguées que celles qui résul-
tent de séminaires peuplés uniquement d'enfans pauvres et de fils
de paysans. Le fait est qu'il réalisa sous ce rapport des prodiges.
Composée de deux élémens en apparence inconciliables, la maison
avait une parfaite unitéi L'idée que le talent primait tout le reste
SOUTENUS d'enfance et de jeunesse. 85
éloaffait les divisions, et, au bout de huit jours, le plus pauvre
garçon débarqué de province, gauche, embarrassé, s'il faisait un
bon thème ou quelques vers latins bien tournés, était l'objet de
Tenvie du petit millionnaire qui payait sa pension sans s'en douter.
En cette année 1836, j'obtins justement tous les prix de ma
classe. Le palmarès tomba sous les yeux d'un des hommes éclairés
que Tardent supérieur employait à recruter sa jeune armée. En
une minute, mon sort fut décidé. J'avais quinze ans et demi;
nous n'eûmes pas . le temps de la réflexion. J'étais en vacances
chez un ami dans un village près de Tréguier ; le h septembre,
dans l'après-midi, un exprès vint me chercher. Je me rappelle ce
retour comme si c'était d'hier. Il y avait une lieue à faire à pied
à travers la campagne. V Angélus du soir, se répondant de paroisse
en paroisse, répandait dans l'air quelque chose de calme, de doux
et de mélancolique, image de la vie que j'allais quitter pour tou-
jours. Le lendemain, je partais pour Paris; le 7, je vis des choses
aussi nouvelles pour moi que si j'avais été jeté brusquement en
France, de Tahiti ou de Tombouctou.
IIL
Oxny un lama bouddhiste ou un faquir musulman, transporté en
un clin d'œil d'Asie en plein boulevard, serait moins surpris que
je ne le fus en tombant subitement dans un milieu si différent de
celui de mes vieux prêtres de Bretagne, tètes vénérables, totale-
ment devenues de bois ou de granit, sortes de colosses osirien?,
semblables à ceux que je devais admirer plus tard en Egypte se
développant en longues ailées, grandioses en leur béatitude. Ma
Tenue à Paris fut le passage d'une religion à une autre. Mon chris-
tianisme de Bretagne ne ressemblait pas plus à celui que je trou-
Tais ici qu'une vieille toile, dure comme une planche, ne ressemble
i de la percale. Ce n'était pas la même religion. Mes vieux prêtres,
dans leur lourde chape romane, m'apparaissaient comme des mages,
ayant les paroles de l'éternité; maintenant, ce qu^on me présen-
tait, c'était une religion d'indienne et de calicot, une piété mus-
quée, enrubannée, une dévotion de petites bougies et de petits pots
de fleurs, une théplogie de demoiselles, sans solidité, d'un style
indéfinissable, composite comme le frontispice polychrome d'un livre
d'heures de chez Lebel.
Ce fut la crise la plus grave de ma vie. Le Breton jeune est diffi-
cilement transplantable. La vive répulsion morale que j'éprouvais,
compliquée d'un changement total dans le régime et les habitudes,
me donna le plus terrible accès de nostalgie. L'internat me tuait.
Les souvenirs de la vie libre et heureuse que j'avais menée jusque-là
8^ BETOB on BBK MUIIDlft.
oree ma mère me perçaimt le cœar. Je n'étaapas le seul à sou^
rir. 11. IhipaBloop n'avait pas calculé leulea les ceBséquences do
ce qall ihisait. Sa fiiçon cTagir, impérieuse à la façon d'un général
dîarmée, ne tenait pas compte des morts et des makdes parmi ses
jeunes recrues» Nous nous- conMomsiquions nos tristesses. Mon
meilleur ami, nn jeune bomme de Gootanees, je crois, tranq»erté
comme moi, excellent cosur, s'îisoia, ne* voulut rien* voir, mourut;
Les Savoisrens se raontrment bîe» moine aocfimatables encore. I^n
d^esx, plus âgé que* me4, m^avouait; que,, cbaqne soir, it mesurât la
hauteur du dortoir du troisième étage «u-dessus du pavé de la me
Saint-Yicter. Je tombal malade; selon toutes les^ apparences, j'étaiis
perdu. Le Breton qui est en moi s'éigarart en des mélancolies infi-
nies. Le dernier Ançelus du soir que j'avais entendu rouler sur
nos chères collines et le dernieir soleil que j'avais vu se coucher
sur ces tranquilles campagnes me revenaient en mémoire' comme
des ffèches aiguës.
Selon les règles ordinaires, j'aurais dû mourir ^ j*aurai9 peut-être
mieux fait. Deux amis que j'amenai avec moi de Bretagne, Tannée
suivante, donnèrent cette grande marque de fidélité; ils ne purent
s'habituer à ce monde nouveau et repartirent. Je songe quelque-
fois qu'en moi le Breton mourut; le Gascon, hélas I eut des raisons
suffisantes de vivre. Ce dermer s'aperçut même que ce monde
nouveau était fort curieux et valait la peine qu'on s'y attach&t.
Au fond, celui qui me sauva fut celui qui m- avait mis à cette
cruelle épreuve. Je dois deux choses à M. Dupanloup, de m'avoirfait
venir à Paris et de m'avoir empèché'de mourir en y arrivant. La vie
sortait de lui; il m'entratoa. Naturellement, il s'occupa d'abord peu
de moi. L'homme. le plus à la mode du clergé parisien, ayant une
maison de deux cents élèves à diriger ou plutôt à fonder, ne pouvut
avoir le souci personnel de l'enfant le plus obscur. Une circonstance
singulière fut un lien entre nous. Le fond de ma blessure était le
souvenir trop vivant de ma mère. Ayant toujours vécu seul auprès
elle, je ne pouvais me détacher des images de la vie si douce que
j'avais goûtée pendant des années. J'avais été heureux, j'avais été
pauvre avec elle. Mille détails de cette pauvreté même, rendus
plus touchans par l'absence, me creusaient le cœur. Pendant la
nuit, je ne pensais qu'à elle; je ne pouvais prendre aucuncsemmeil.
Ha seule consolation était de lui écrire des lettres pleinesd'un senti-
ment tendre et tout humides de regrets. Nos letitres, selon l'usage
des maisons religieuses, étaient lues par un des directeurs, Gelui
qui était chargé de ce soin fut frappé de l'accent d'amour profond
qui était dans ces pages d'enfant. Û communiqua une de mes let-
tres à M. Dupanloup, qui en fut tout à fait étonné.
Le plus beau trait du caractère de U* Dupanloup était l'amonr
SOUFENIfiS d'enfance KT DE JfiDNESSE. 87
qu'il avait pour sa mère. Quoique sa uaissaoce fût, par un côté, la
plus grande difficulté de sa vie, il avMt pour sa mère un vrai culte«
Cette vieille jdame demeurait à côté de lui; nous ne la voyions
jamais; nous savions cependant que, tous les jours, il passait
quelque temps avec elle« Il disait souvent que la valeur des
hommes est en proportion du respect qu'ils ont eu pour leur mère.
Il nous donnait à cet égard des règles excellentes, que j'avais du
reste toujours pratiquées, comme de ne jamais tutoyer sa mère et
de ne jamais finir une lettre à elle adressée sans y mettre le mot
nspecL Par là, il y eut entre nous une vraie étincelle de commu-
nicatkm. Le jour où ma lettre lui fut remise était un vendredi.
Celait le jour solennel. Le soir, on lisait en sa présence les places
et les notes de la semûne. Je n'avais pas cette fois-là réussi ma
composition; j'étais le cinquième ou le sixième. « Ah I dit*il, si le
sujet eût été celui d'une lettre que j'ai lue ce matin, Ernest Renan
eût été le premier. » Dès lors, il me remarqua. J'existai pour lui,
il fot pour moi ce qu'il était pour tous, un principe de vie, une
sorte de dieu. Dn culte remplaça un culte, et le sentiment de mes
premiers maîtres s'en trouva fort aOaibli.
Ceux-là seuls, en effet, qui ont connu Saint-Nicblas-du-Chardonnet
dans ces années brillantes de 1838 à 18Ai peuvent se faire une
idée de la vie intense qui s'y développadt (1). Et cette vie n'avait
qu'une seule source, un seul principe, M. Ihipanlonp lui-même. U
était sa maison tout entière. Le règlement, l'usage, l'adminîstra-
tioD, le gouvernement spirituel et temporel, c'était .lui. La maison
était pleine de parties défectueuses; il suppléait à tout. L'écrivain,
l'orateur, chez lui, étaient de second ordre; l'éducateur était tout à
lait sans égal. L'ancien règlement de Saint-Nicolas-du-Ghardonnet
renfermait, comme tous les règlemens de séminaires, un exercice
appelé la lecture spirittiellem Tous les soirs, une demi-heure devait
être consacrée à la lecture d'un ouvrage ascétique; M. Dupanloup
se substitua d'emblée à saint Jean Glimaque et aux Vies des pires
du désert. Cette demi-beure, il la prit pour lui. Tous les jours, il
se mit directement en rapport avec la totalité de ses élèves par un
entretien intime, souvent comparable pour l'abandon et le naturel
aux homélies de Jean Chrysostome dans la Palœa d'Antiocbe. Toute
circonstance de la vie intérieure de la maison, tout événement per-
sonnel au supérieur, ou à l'un des élèves, était l'occasion d'un
entretien rapide, animé. La séance des notes du vendredi était
quelque chose de plus saisissant et de plus personnel encore. Chacun
vivait dans l'attente de ce jour. Les observations dont le supérieur
(0 <^ lableaa a été très bisB traoé par U. Adolplie MoxiUon : Svfwenin de
SitilJyiogto; FniB, Lecoffire.
8 s RBTUE DES DEUX MONDES.
accompagQait la lecture des notes était la vie ou la mort. Il n'y
avait aucune punition dans la maison ; la lecture des notes et les
réflexions du supérieur étaient l'unique sanction qui tenait tout en
haleine et en éveil.
Ce régime avait ses inconvéniens, cela est hors de doute. Adoré
de ses élèves, M. Dupanloup n'était pas toujours agréable à ses
collaborateurs. On m'a dit que plus tard, dans son diocèse, les
choses se passèrent de la même manière, qu'il fut toujours plus
aimé de ses laïques que de ses prêtres. Il est certain qu'il écrasait
tout autour de lui. Mais sa violence même nous attachait ; car nous
sentions que nous étions son but unique. Ce qu'il était, c'était un
éveilleur incomparable ; pour tirer de chacun de ses élèves le sum-
mum de mouture qu'il pouvait donner, personne ne l'égalait. Chacun
de ses deux cents élèves existait distinct dans sa pensée ; il était pour
chacun d'eux Texcitateur toujours présent, le motif de vivre et de
travailler. Il croyait au talent et en faisait la base de la foi. Il répé-
tait souvent que l'homme vaut en proportion de sa faculté d'ad-
mirer. Son admiration n'était pas toujours assez éclairée par la
science ; mais elle venait d'une grande chaleur d'âme et d'un cœur
vraiment possédé de l'amour du beau. Il a été le Yillemain de
l'école cathoUque. H. Yillemain fut parmi les laïques l'homme
qu'il a le plus aimé et le mieux compris. Chaque fois qu'il venait
de le voir, il nous racontait la conversation qu'il avait eue avec lui
sur le ton de la plus chaleureuse sympathie.
Les défauts de l'éducation qu'il donnait étaient les défauts mêmes
de son esprit. Il était trop peu rationnel, trop peu scientifique. On
eût dit que ses deux cents élèves étaient destinés à être tous poè«
tes, écrivains, orateurs. Il estimait peu Tinstruction sans le talent.
Cela se voyait surtout à l'entrée des nicolaîtes à Saint-Sulpice, où
le talent n'avait aucune valeur, où la scolastique et l'érudition
. étaient seules prisées. Quand il s'agissait de faire de la logique et
de la philosophie en latin barbare, ces esprits, trop nourris de belles-
lettres, étaient réfractaires et se refusaient à une aussi rude nour-
riture. Aussi les nicolaîtes étaient-ils peu estimés à Saint-Sulpice.
On n'y nommait jamais M. Dupanloup ; on le trouvait trop peu
théologien. Quand un ancien élève de Saint-Nicolas se hasardait à
rappeler cette maison, quelque vieux directeur se trouvait là pour
dire : « Ohl oui, du temps de H. Bourdoise,.. » montrant cladre-
ment qu'il n'admettait pour cette maison d'autre illustration que
son passé du xvu^ siècle.
Faibles à quelques égards, ces études de Saint-Nicolas étaient
très distinguées, très littérsdres. L'éducation cléricale a une supé-
riorité sur l'éducation universitaire, c'est sa liberté en tout ce qui
ne touche pas à la religion. La littérature y est livrée à toutes
SOUVENIBS d'enfance ET DE JEUNESSE. 89
les disputes; le joug du dogme classique y est moins lourd. C'est
ain^î que Lamartine, formé tout entier par l'éducation cléricale, a
bien plus d'intelligence qu'aucun universitaire ; quand l'émancipa-
tion philosophique vient ensuite, cela produit des esprits très
ouverts. Je sortis de mes études classiques sans avoir lu Voltaire ;
mais je savais par cœur les Soirées de Saint-Pétersbourg. Ce style,
d(Hit je ne vis que plus tard les défauts, m'excitait vivement. Les
discussions du romantisme pénétraient dans la maison de toutes
parts ; on ne parlait que de Lamartine, de Victor Hugo. Le supé-
rieur s*y mêlait, et pendant près d'un an, aux lectures spirituelles,
il ne fut pas question d'autre chose. L'autorité faisait ses réserves,
mais les concessions allaient bien au-delà des réserves. C'est ainsi
que je connus les batailles du siècle. Plus tard, la liberté de pen-
ser arriva également jusqu'à moi par Xe^Solvuntur objecta des Ôiéo-
logies. La grande bonne foi de l'ancien enseignement ecclésias-
tique consistait à ne rien dissimuler de la force des objections ;
comme les réponses étaient très faibles, un bon esprit pouvait faire
son profit de la vérité où il la trouvait.
Le cours d'histoire fut pour moi une autre cause de vif éveil.
H. l'abbé Richard (1) faisait ce cours dans l'esprit de l'école mo-
derne, de la manière la plus distinguée. Je ne sais pourquoi il cessa
de professer le cours de notre année; il fut remplacé par un direc-
teur très occupé d'ailleurs, qui se contenta de nous lire d'anciens ca-
hiers, auxquels il mêlait des extraits de livres modernes. Or, parmi
œs volumes modernes, qui détonnaient souvent avec les vieilles
routines des cahiers, j'en remarquai un qui produisait sur moi un
eflet singulier. Dès que le chargé de cours le prenait et se mettait
à le lire, je n'étais plus capable de prendre une note ; une sorte
d'harmonie me saisissait, m'enivrait. C'était Michelet, les parties
admirables de Michelet, dans les tomes v et vi de l'Histoire de
France. Ainsi le siècle pénétrait jusqu'à moi par toutes les fissures
d'un ciment disjoint. J*étais venu à Paris formé moralement, mais
ignorant autant qu'on peut l'être. J'eus tout à découvrir. J'appris
avec étonnement qu'il y avait des laïques sérieux et savans; je vis
qu'il existait quelque chose en dehors de l'antiquité et de l'église,
et en particulier qu'il y avait une littérature contemporaine digne
de quelque attention. La mort de Louis XIV ne fut plus pour moi
la fin du monde. Des idées, des sentimens m'apparurent, qui n'a-
vaient eu d'expression ni dans l'antiquité, ni au xvii* siècle.
Ainsi le germe qui était en moi fut fécondé. Quoique antipa-
thique par bien des côtés à ma nature, cette éducation fut comme
(1) Vdr rezoeUeote notice que M. l*abbé Foulon, maintenant érdqne de Nancy, a
Moncrfo à IL l'abbé SUcbard.
90 wsTxm DIS Nxm ■oudb»,
le réactif qcti fit en moi tout Tirre et tout éclater. L'essentiel, en
effet, dans l'éducation, ce n'est pas la doctrine enseignée, c'est
l'éTeil. Autant le sérieux de ma foi religieuse avait été atteint en
trouvant sous les mêmes noms des choses si différentes, autant
mon esprit but avidement )e breuvage nouveau qui lui était offert.
Le monde s'ouvrit pour moi. Malgré sa prétention d'être un asile
fermé aux bruits du monde, Saint-Nicolas était à cette époque
la maison la plus brillante et la plus mondaine. Paris y entrait à
pleins bords par les portes et les fenêtres, Paris tout entier, moins
la corruption, je me hâte de le dire, Paris avec ses petitesses et
ses grandeurs, ses hardiesses et ses chiffons, sa force révolution-
naire et ses mollesses flasques. Mes vieux prêtres de Bretagne
savaient bien mieux les mathématiques et le latin que ntfes nou*
veaux maîtres ; mais ils vivaient dans des catacombes sans lumière
et sans air. Ici l'atmosphère du siède circulait librement. Dans nos
promenades à Gentilly, aux récréations du soir, nos discussions
étaient sans fin. Les nuits, après cela, je ne dormais pas : Hugo et
Lamartine me remplissaient la tête. Je compris la gloire, que j'avais
cherchée si vaguement à la voûte de la chapelle de Tr^uier. Au
bout de quelque temps, une chose tout à fait inconnue m'était
révélée. Les mots talent, éelal, réputation eurent un sens pour
moi. J'étais perdu pour l'idéal modeste que mes anciens maîtres
m'avaient inculqué ; j'étais engagé dans une mer où toutes les
tempêtes, tous les courans du siècle avaient leur contre-coup. Il
était inévitable que ces courans et ces tempêtes emporteraient ma
barque sur des rivages où mes anciens amis me verraient aborder
avec terreur.
Mes succès dans les classes étaient très inégaux. Je fis un jour
un Alexandre^ qui doit être au Cahier d honneur, et que je réim-
primerais si je l'avais. Mais les compositions de pure rhétorique
m'inspiraient un profond ennui ; je ne pus jamais faire ua discours
supportable. A propos d^une distribution de prix, nous donnâmes
une représentation du concile de GIernK)nt; les différens discours
qui purent être tenus en cette circonstance furent mis au concours.
J'échouai totalement dans Pierre l'Ermite et Urbain 11 ; mon Gode-
frof de Bouillon fut jugé aussi dénué que possible d'esprit militaire.
Un hymne guerrier en strophes saphiques et adoniques fat trouvé
moins mauvais. Mon refrain, Sternite TtercaSj solution brève et
tranchante de la question d'Orient, fut adopté dans la récitation
publique. J'étais trop sérieux pour ces enfantillages. On nous don-
nait à faire des récits du moyen âge, qui se terminaient toujours
par quelque beau miracle ; j'abusais déplorablement des guérisons
de lépreux. Le souvenir de mes premières études de mathématiques,
qui avaient été assez fortes» me revenait quelquefois. J'en parlai
SOUYENIBfi b'bNFAIICE JSX fiB JBIJIfESSE. 91
à mes ccndiadples, que cela faisait beaucoup rine. Ces étadealeiir
piraîflsaieiit quelque chose de tout k fait bas^ coiii{Mirée8 aux ezer*
Gîeei littéraires qu'on leur présentait comme le but suprême de
Tesprit humain. Ha force de raisonnement ne se révéla que plus
tard, en philcMophie, àissy. La première fois queimes condisciples
m'emendirent axgumenter en latin, ils furent sunpris. Us lurent
bien alars que j'étais d'une autre raoe qu'eux et que je conlinuerais
à mardier qaand ils avaient trouvé leur point d'arrêt. Mais en
diéiQrique, je laissai un renom douteux. Écrire sans avoir à dire
fielqne chose de pensé personnellement me par«ai6saiit dès lors le
jeu (f es^it le plus fastidieux.
Leiond des idées qui formait la base de cette éducation était
faible; luais la foraie était brillante, et un sentiment noble domi-
nait et entraînait tout. Il n'y avMt dans la maison aucune punition^
absobMueut aucune ; ou plutôt il n'y en avait qu'une seule, l'e^i^ul-
aien. À moins de «faute très^grave, cette expulsion n'avait rien de
blesBUBt ; on n'^i -donnait pas les motifs : « Vous êtes un excellent
jeune homme; mais votre esprit n'est pas ce qu'il nous faut; séjpa-
rons-uous amis ; quel service puis-je v^us rendre 7 » Tel était le
TésmsÈé du iUsceurs d'adieu du supérieur à l'élève congédié. On
prisait si baat la faveur de participer à cette éducation tenue pour
excepticmnelle que cette paternelle déclaration était redoutée comme
on arrêt de murt. Là est une des supériorités des établissemens
ecclésiastiques sur ceux de l'état ; le riégime y est très libéral, car
peisonne n'a •druk d'y être; la coercition y devient tout de smte
la sépaiation. L'établissement 4e l'état a quelque cbose de mili-
taîre, de froid, de dur, et avec oela une cause de .grande faiblesse,
puisque l'élève a un •droit obtenu au concours et dont on ne peut
le priver. Pour ma part, j'ai peine i comprendre une école nor-
male, par exemple, où le directeur ne peut pas dire, sans autre
explication, aux sujets sans vocation : « Yous n'avez pas l'esprit
de notre état; en dehors de cela, vous devez avoir tous lesmérites^
vous réussirez mieux ailleurs. Adieu. » La punition même la plus
légère implique un principe servile d'obéissance par crainte. Pour
moi, je ne croîs pas qu'à aucune époque de ma vie j'aie obéi; oui,
j'ai été docile, soumis, mais à un principe spirituel, jamais k une
fin^ce matérielle procédant par la crainte du châtiment. Ma mère ne
me commanda jamusrien.Jintre moieit mes maîtres eodésiastiques^
tODt lut libre et spontané. A Saint^SuJpice, on peut passer trois
aos saus qu'un directeur vous fasse une seule observation. Qui a
eemiu ce rationàbile ob^equium n'en peut plus souifirir d'autre. Un
ordre est une humiliation ; qui a obéi est un capitis mmor^ souillé
dans le gecme même de la vie noble. L'obéissance ecclésiastîque
n'abaisse pas ; car elle estTolontaire«et en peut se séparer. Dans une
92 REYUE DES DEUX MONDES*
des Utopies de société aristocratique que je rêve, il n'y aurait qu'une
seule peine, la peine de mort, ou plutôt Tunique sanction serait un
léger blâme des autorités reconnues, auquel aucun homme d'hon-
neur ne survivrait. Je n'aurais pu être soldat ; j'aurais déserté ou
je me serais suicidé. Je crains que les nouvelles institutions mili-
taires, n'admettant ni exception, ni équivalent, n'amènent un affreux
abaissement. Forcer tous à subir l'obéissance, c'est tuer le génie et
le talent. Qui a passé des années au port d'armes à la façon alle-
mande est mort pour les œuvres flnes ; aussi l'Allemagne, depuis
qu'elle s'est donnée tout entière à la vie militaire, n'aurait plus
de talent si elle n'avait les juifs, envers qui elle est si ingrate.
La génération, qui avait de quinze à vingt ans au moment d'éclat
que je raconte et qui fut court, a maintenant de cinquante-cinq à
soixante ans. A-t-elle rempli les espérances illimitées qu'avait con-
çues l'âme ardente de notre grand éducateur? Non assurément;
si ses espérances avaient été réalisées , c'est le monde entier qui
eût été changé de fond en comble, et on ne s'aperçoit pas d'un tel
changement. M. Dupanloup aimait trop peu son siècle et lui fai-
sait trop peu de concessions pour qu'il pût lui être donné de for-
mer des hommes au droit fil du temps. Quand je me figure une de
ces lectures spirituelles où le maître répandait si abondamment
son esprit, cette salle du rez-de-chaussée, avec ses bancs serrés où
se pressaient deux cents figures d'enfans tenus immobiles par l'at-
tention et le respect, et que je me demande vers quels vents du
del se sont envolées ces deux cents âmes si fortement unies alors
par l'ascendant du même homme, je trouve plus d*un déchet, plus
d'un cas singulier. Gomme il est naturel, je trouve d'abord des
évéques, des archevêques, des ecclésiastiques considérables, tous
relativement éclairés et modérés. Je trouve des diplomates, des
conseillers d'État, d'honorables carrières dont quelques-unes eus-
sent été plus brillantes si le 16 mai eût réussi. Mais voici quelque
chose d*étrange. A côté de tel pieux condisciple prédestiné à l'épi-
scopat, j'en vois un qui aiguisera si savamment son couteau pour
tuer son archevêque qu'il frappera juste au cœur... Je crois me
rappeler Verger ; je peux dire de lui ce que disait Sacchetti de cette
petite Florentine qui fut canonisée : Fu mia vicina^ andava corne
le altre. Cette éducation avait des dangers, elle surchauffait, surex-
citait, pouvait très bien rendre fou (Verger l'était).
Un exemple bien plus frappant du Spiritus ubi vult spiral fut
celui de H. de *^. Quand j'arrivai à Saint-Nicolas, il fut ma plus
grande admiration. Son talent était hors ligne ; il avait sur tous ces
condisciples de rhétorique une immense supériorité. Sa piété,
sérieuse et vraiment élevée, provenait d'une nature douée des plus
hautes aspirations. H. de *** réalisait, d'après nos idées, la per-
SOUVBNIBS d'£NFANGE ET DE JEUNESSE. 93
fection même; aussi, selon l'usage des maisons ecclésiastiques, où
tes élèves avancés partagent les fonctions des maîtres, était*il
chargé des rôles les plus importans. Sa piété se maintint plu-
sieurs années au séminaire Saint-Sulpice. Durant des heures, aux
fêtes surtout, on le voyait à la chapelle, baigné de larmes. Je me
souviens d*un soir d'été, sous les ombrages de Gentilly (Gentilly
était la maison de campagne du petit séminaire Saint-Nicolas) ; ser-
rés autour de quelques anciens et de celui des directeurs qui avait
le mieux l'accent de la piété chrétienne, nous écoutions. 11 y avait
dans l'entretien quelque chose de grave et de profond. U s'agissait
du problème étemel qui fait le fond du christianisme, l'élection
divine, le tremblement où toute ftme doit rester jusqu'à la dernière
heure en ce qui regarde le salut. Le saint prêtre insistait sur ce
doute terrible : non, personne, absolument personne, n'est sur qu'a-
près les plus grandes faveurs du ciel il ne sera pas abandonné de
la grâce, a Je crois, dit-il, avoir connu un prédestiné I.. » Cn
silence se fit; il hésita : « C'est H. de ***i ajouta-t-il; si quelqu'un
peut être sûr de son salut, c'est bien lui. Eh bien I non, il n'est pas
sûr que H. de *** ne soit pas un réprouvé. »
Je revis H. de *** quelques années plus tard. Il avait fait dans
l'intervalle de fortes études bibliques; je ne pus voir s'il était tout à
lait détaché du christianisme ; mais il ne portait plus l'habit ecclé-
siastique et il était dans une vive réaction contre l'esprit clérical.
Plus tard, je le trouvai passé à des idées politiques très exaltées;
la passion vive, qui faisait le fond de son caractère, s'était tournée
vers la démocratie; il rêvait la justice, il en parlait d'une manière
sombre et irritée : il pensait à l'Amérique, et je crois qu'il doit y
être. Il y a quelques années , un de nos anciens condisciples me
dit qu'il avait cru reconnaître, parmi les noms des fusillés de la
conmiune, un nom qui ressemblait au sien. Je pense qu'il se trompait.
Mais sûrement la vie de ce pauvre H. de ^** a été traversée par
quelque grand naufrage. Il gâta par la passion des qualités supé-
rieures. C'est de beaucoup le sujet le plus éminent que j'aie eu
pour condisciple dans mon éducation ecclésiastique. Mais il n'eut
pas la sagesse de rester sobre en politique. A la façon dont il pre-
nait les choses, il y a des jours, dans notre pays, où l'on a vingt
occasions de se faire fusiller. Les idéalistes comme nous doivent
n'approcher de ce feu-là qu'avec beaucoup de précautions. Nous y
laissons presque toujours notre tête ou nos ailes. Certes la tentation
est grande pour le prêtre qui abandonne l'église de se faire démo-
crate; il retrouve ainsi l'absolu qu'il a quitté, des confrères, des
amis; il ne fait en réalité que changer de secte. Telle fut la desti-
née de Lamennais. Une des grandes sagesses de H. l'abbé Loyson
a été de résister sur ce point à toutes les séductions et de se refu-
9k rBETUB DM BSBX USmbWh
ser aux caresses qae le fftrti «vancé ae mszique jamais de
ceux qui rcmpent les liens -^*^-^^-
Duraftt Irois «is, jt subis «cette ^nikienee profonde, (fni anena
dans «on éline une oemplète ti^nsfiornation. M. Du|>ank)up m'avait
à la lettre transfiguré. Du pauvre petit pro^vinctal le plus lourde-
ment engagé dans sagaùie, il .amit tiré un e^rit ofaveri^et acUL
Certes ^etque chose «anquait à cette éducation, et, tant qu'«Ue
dut me suffire, j'eus taujouni <un vide dans l'esprit. Il y manquait
la soieiftoe positive, l'idée d'une Feebercfae critiquie de la vérité.
Cet iiumaiikaie superficiel fit chômer en moi trois ans le iraison-
nement, en même temps qu^il détruisait la (naïveté première de
ma foi. Mon christianisme subit de gmndes diminutions; il n'y
avait cependant rien dans mon esprit qui pût encore s'appeler doute.
Chaque année, à l'époque des vacataces, j'allais en Bretagne. Mal-
gré plus d'un trouble, je m'y retnmvaas tout entier, tel que mes
premiers maîtres m'avaient fait. .
Selon la règle, après avoir terminé ma rhétorique à Saâat-Nicoias-
du-Chardonnet, j'allai à Issy, maisssi de campagne du séminaire
Saint-Sulpioe, faire deux .ans de philosophie. Je sortais ainsi de la
direction de M. Ikrpamlottp poiu- ventrer sous une discipline absolu--
ment opposée à celle de Saint-Nicoks-^u-CiiardoDinet. Saint-^Sut-
pice m'apprit d'abord à conaidérer comme «nCani&llage tout oe que
M» Dupankxip m'avait <a{^s 4 estimer le "plus. Quoi de plus
simple? Si le chrislîsniflrae «st chose révélée, f occupation capitale
du chrétien n'est-elie pas l'étude de cette Tévélati^i même, c'est*
h^dire la théologie? La théologie et l'étude de la Bible allaient
bienè6t m'absoii^er, me domier les vraies raêons de croire au chris-
tianisme et aussi les vraies raisons de ne pas y adhérer, tarant
quatre ans, une terrible lutte m'occupa tout •entier, jusqu'à oe que
oe mot, que je repoussai longtemps comme une obsession diabo-
Ikfue: « Cela m'est pas vrai I « retentit à mon oreille intérieure avec
une persistance invincible. Je raosMerai cela une autrefois. Je pcôn-
drai aussi exactement que je pourrai cetite roaison extraordinaire de
Saint-Saipice, où le xvii* siècle se continue de nos jours «vns une
ombre de changemeot, et qui est plus s^née du temps présent
que si trois mille lieoes de silenœ rentouraieirt. ressaierai enfin de
montrer commeait l'^étade dirode du chnstianisme, entreprise dans
l'esprit le plus sérieox^ ne me laissa plus msses de foi pour ^étre «i
prétne aDooèra, tit m'inq>ira, d'im a«tre c6té, tiK^ de respect pour
qas je pusse me résigner à jouer amec les croyances les plus res-
peotableB une odieuse comédie.
^Bomi BsKâN.
Il III" ■ ■[ ' f f
LES
APOLOGISTES DU LUXE
ET
SES DÉTRACTEURS
HUtotre du luxe prM et public, par M. H. Baudrillart, do TlasUtii; 4 vol.
ParîBy i87a-1880; Hachette.
kjï xyni« siècle, on a longtemps et vivement discuté à propos da
luxe. Aujoard'hui on se contente d'en faire, mais à outrance. Le
laie est-il utile ? voilà ce qu'il s'agit de décider. J'ai lu, je ne sais
où, un mot qui me parait résumer parfaitement le débat. Un finan-
cier et un économiste du siècle dernier différaient complètement
d*avis à ce sujet. « Je prétends, moi, disait le financier, que le
luxe soutient les états. — Oui, répondit l'économiste, comme la
cc^de soutient le pendu. » Je suis de l'avis de l'économiste. Les
philosophes de l'antiquité et les pères de l'église ont condamné le
luxe dans les termes les plus violons, et ils ont eu raison. Il est
pernicieux pour l'individu et funeste pour la société. Le christia-
nisme primitif le réprouve au nom de la charité et de Thumilité,
récoDomie politique au nom de l'utilité, et le droit au nom de
l'èquiié.
H. Baudrillart a bien fait de reprendre la question. Elle est
actuelles car elle touche au fond même de ces luttes sociales qui
sont le grand péril de l'avenir pour les sociétés civilisées. U Histoire
du luxcy que M. Baudrillart vient de publier, est une œuvre magis-
trale et qui restera. Mérite trop rare chez les économistes, ce
livre est écrit : j'entends par là que l'auteur a donné à sa pensée
une forme achevée, comme l'ont fait les classiques. Qu'est-ce
que le style? Tout et rien. Rien, car on peut dire que c'est le fond
qui importe seul. Tout, car c'est le style qui assure la durée d'un
96 RETUE DBS DEUX M0R1NB8.
écrit. II ne faut point se contenter d'improviser, comme la rapidité
de l'existence actuelle nous condamne trop souvent à le làire.
L'amour de la vérité doit porter à la formuler le mieux que Ton
peut. De cette façon, ce que l'on dit frappe davantage, et l'eifet pro-
duit est plus durable. C'est ainsi que les jugemens de Tocqueville
sont devenus des maximes qui circulent comme des médailles dans
les débats politiques.
M. Baudrillart était parfaitement préparé à traiter un sujet qui
touche en même temps à la morale, au droit, à la politique et à
la philosophie. Depuis longtemps il a cessé d'appartenir à cette
école qui borne les recherches de l'économie politique à la pure
observation des phénomènes actuels. Dans son excellent livre, cou-
ronné par l'Institut, sur les Rapports de V économie politique et de
la morale^ il montre le lien étroit qui les réunit l'une à l'autre. Dans
ses études d'économie politique, il appuie toujours ses jugemens
sur des idées philosophiques. Enfin, dans le volume récent qui con-
tient les résultats de l'enquête sur la condition des classes rurales
en Normandie, il trace de leur condition antérieure» depuis le
commencement du moyen âge, un tableau où Ton ne peut mécon-
naître la plume de l'historien.
M. Baudrillart n'a pas manqué de faire emploi de ses connais-
sances si variées et de ses aptitudes si diverses dans cette Histoire du
luxe qui est le résultat de vingt années de travail assidu. Tout
d'abord il expose ce que l'on peut appeler la théorie du luxe. Il
nous montre quelle est l'origine de la chose, et il examine ce qu'il
convient d'en penser. C'est la partie morale et philosophique de
l'ouvrage et j'y reviendrai bientôt. Il décrit ensuite le luxe aux dif-
férentes époques et dans les différens pays : dans la haute Asie, en
Judée, en Egypte, en Grèce, à Rome, au moyen âge et dans les temps
modernes. C'est la partie historique.
Le tableau de ces différentes civilisations, avec leurs mœurs,
leurs coutumes et leurs beaux-arts, offre une lecture si attachante
qu'on ne peut quitter l'ouvrage avant d'avoir achevé le dernier des
quatre gros volumes dont il se compose. M. Baudrillart a eu l'heu-
reuse idée de reproduire ou de résumer les jugemens émis aux
diverses époques sur le luxe, de sorte qu'on peut suivre ainsi les
variations et les différens aperçus de la pensée humaine sur cette
grave question. U résulte de cette étude, que c'est seulement
aux époques de relâchement moral que le luxe trouve des écrivains
pour le louer.
I.
Il faut d'abord s'entendre sur le sens du mot luxe. M. Baudril-
lart ne s'attarde pas à chercher une définition. Il suppose que cha-
us APOLOGISTE « DU LOlE ET SES DÉTRACT£UES. 97
CQD sait de quoi il s'agit. Je ne lui en fais pas un grief, mais un peu
de précision ne saurait n lire. J'appelle donc objet de luxe toute
chose qui ne répond pas à un premier besoin et qui, coûtant beau*
coup d'argent et par suite de travail, n'est à la portée que du
petit nombre. Cne consommation de luxe est celle qui détruit le
produit de beaucoup de Journées de travail, sans apporter à celui
qui la fait aucune satisfaction rationnelle (1). Cette reine du bal
déchire dans les tourbillons de la valse une jupe de dentelles qui
Tant 10,000 francs : voilà l'équivalent de cinquante mille heures
d*an labeur à crever les yeux anéanti en un moment. Et quel avan-
tage en a-t-on retiré?
La définition du luxe que je crois la meilleure contient en elle la
condamnation du luxe. II en résulte aussi qu'un objet sera de luxe
à une époque et qu'il cessera de l'être à une autre, dès qu'on
pourra se le procurer sans grande dépense. Gomme le dit Roscher,
qui a écrit à ce sujet de bons chapitres (2), il s'agit ici d'une notion
toute relative. Chaque peuple et chaque ftge considèrent comme
superflu tout ce dont ils ont l'habitude de se passer. La chronique
d'HolUnshed gémit sur le raffinement des Anglais de son temps
(1577) qui introduisent partout des cheminées, au lieu de laisser la
fumée chercher une issue par les fentes du toit, et qui remplacent
les anciens vases de bois par la vaisselle de terre cuite ou môme
d'étain. Un autre auteur du même temps, Slaney, on Bural Expen-
diiurcj s'indigne de ce qu'on emploie pour les constructions du chêne
au lieu de saule. « Jadis, s'écrie-t-il, les maisons étaient en bois
de saule, mais les hommes étaient en chêne ; maintenant c'est le
contraire. » Au moyen âge, le linge était si rare que des princesses
offraient en cadeau à leur fiancé une chemise et que l'usage gêné*
rai était de se dépouiller même [de ce premier vêtement pour se
mettre au lit. Aujourd'hui ce serait le comble de la misère d'être
réduit à s'en passer. Quand le coton à ramages et la mousse-
Une venaient des Indes, les dames riches pouvaient seules les
porter ; maintenant les ouvrières les dédaignent. Ainsi les progrès
de la mécanique mettent de plus en plus d'objets à la portée du
plus grand nombre. Hais la définition subsiste : Est luxe tout ce
qui est en même temps superflu et cher.
ï. Baudrillart fût une analyse à la fois profonde et fine des
(i) M. de Kéntry nomme laxe « ce qui crée des besoins mensongers, exagère les
b^ioins vnisy les détoome de leur bnt, établit une concurrence de prodigalité entre
les citoyens, oifre ans sens des satisfactions d'amonr-propre qui enflent le cœur, mais
ne le nourrissent pas et présente aux antres le tableau d*un bonbeur auquel ils ne
povmnt atteindre. »
(S) I>i$ GnmdlagM dtr NolwnaXôkonomMj ir, 3.
lui. — isao. 7
98 UTim USA JOLTOi MONBKSé
dif ôtv sentiiliens de Tiiomme qui donnent oaissiaice au luxe« Il en
iroilve trois qu'il considère comme nadurds et unÂversela : la
vanité, la sensualité et riostinct de Tornement.
La vanité d'abord. On veut se distinguer et paraître plus que les
autres. Comme la foule admire la richesse et la puissance, on est
heureux quand on passe pour puissant et riche. Voici un collier de
perles fines : une femme le paie 60,000 francs. Est^^e pour possé-
der une chose belle? ou espère-t^elle en être embellie elle-même 7
Non, car des perles imitées sont plus régulières et ont autant
d'éclat. Mais le collier, qui a coûté très cher, sera l'emblème et
l'enseigne de son]| opulence. En la voyant, on dira : Elle est riche,
«^et ses rivales^ qui le sont moins qu'elle, seront jalouses, ce qui
ajoutera du piment au ragoût de la vanité. On cherche sa satisfao-
tion, et pour ainsi dire, une existence factice dans l'opinion d' au-
trui. C'est un sentiment général et d'une étrange puissance. Quand
l'opinion ne s'incline que devant la vertu, l'amour-propre ou la
vanité devient un puissant stimulant pour le bien. Quand, au con^
traire, l'opimon adore la richesse, l'amour-propre pousse au luxe et
à la corruption.
La vanité et le goût de la parure qu'elle engendre sont très mar*
qués chez le sauvage qui se tatoue avant de se vêtir, et ils se raffinent
chez l'homme civilisé, dans ce que l'on appelle le monde. Mais la
haute culture et l'accroissement de l'empire de la raison les tempè-
rent et leur donnent une direction moins mauvaise. Jadis les hommes
comme les femmes portaient des étoffes chatoyantes, des galons,
des dentelles, des bijoux, et il en est encore de même en Chine et
chez les peuples sauvages. Mais, depuis le commencement de ce
siècle, les nations civilisées ont emprunté à l'Angleterre l'habit noir
du quaker. Pour un homme, porter des diamans, même comme
boutons de chemise, est du plus mauvais goût. La simplicité, le
soin et l'extrême propreté constituent toute l'élégance masculine.
Les femmes, au contraire, aiment encore, comme aux époques pré-
historiques ou dans les lies du Pacifique, à se percer les oreilles
pour y introduire certaines pierres, ou à s'entourer le cou de ver-
roteries ou de petits morceaux de métal. Elles cherchent chaque
année quelque nouvelle façon de rendre leurs vêtements plus
incommodes et plus coûteux. Quel moyen de les guérir de cette
infirmité, legs héréditaire delà barbarie primitive? Stuart Mill nous
l'a dit dans son livre sur la condition de la femme. Donnez-lui l'in-
struction nécessaire pour qu'elle s'occupe des choses de l'esprit,
et, comme l'homme moderne, elle cessera de se complaire dans la
recherche des colifichets et des gris-gris. Chimère! dira-t-on, la
vanité féminine est un mal incurable. Je n'en crois rien. Le chris-
tianisme a opéré ce miracle chez les quakers et dans les monas-
LES APOLOGISTBft DU LUX£ BT flBft HÉTRAGTEUBS. 99
tères : powquoi, aUié À la culture de la raison, le sentiment de la
justice ne le renonvaUeraivU pas?
..;^Le temps n'est pas si loin où Buckinghaoi, h la cour de Fvwce,
poi^t sur 90Q habit assee de diamans. pour qu'en les semant sur
le parquet, il pût voir toutes les dames d'honneur de la reine se
jeta* à genoux et les ramasser. Si le frac noir a remplacé les habits
de soie et les canons de dentelle, pourquoi un changement pareil
ne seferait-*il pas dans le costume des femmes? Pendant toute l'an-
tiquité classique ne se sont-elles pas contentées de la tunique de lin
et de la oUamyde de laine fine? Gomme le luxe ici a sa source dans
la vanité, ce qu'il faudrait changer, c'est l'opinion. Si l'opinion
étah asses éclairée pour comprendre que le luxe est une chose
barbare, enfantine, immorale, et surtout inique, la femme ^i,
aujourd'hui, se pare d'objets coûteux pour plaire et en imposer, se
contenterait d'être belle ou jolie à peu de frais, ce qui est certes la
façon la plus charmante de l'ôtre.
C'est dans les orateurs de la chaire qu'on trouve les plus élo-
quentes condamnations du luxe recherché par la vanité. Bossuet a
des traits admirables à ce sujet. « Voyez-moi cette femme dans sa
superbe beauté, dans son ostentation, dans sa parure. Elle veut
vamcre, elle veut être adorée comme une déesse du genre humain,
mais elle se rend premièrement elle-même cette adoration; elle
est elle-même son idole. )) Et ailleurs : a Les hommes étalent leurs
filles, pour être un spectacle de vanité et l'objet de la cupidité
publique. Ils nourrissent leur vanité et celle des autres. » Et enfin
ce passage d'une terrible énergie: « Cette femme ambitieuse et
vame croit valoir beaucoup quand elle s'est chargée d'or, de pierre-
ries et de mille autres omemens. Pour la parer, toute la nature
s'^uise, les arts suent, toute l'industrie se consume. »
Cette sorte de luxe qui a sa racine dans les recherches de la sen-
sualité est plus difiicile à combattre, parce qu'au moins il sTagit
id de jouissances, très surfaites sans doute, mais cependant
réelles, tandis que pour extirper le luxe d'ostentation il suffit d^en
montrer le creux et la puériUté. M. Baudrillart MX, à ce propos,
des réflexions très justes. « La matière est finie par sa nature,
et la sensualité est bornée comme elle. Mais Phomme se fait
PilInsioB qu'elle ne l'est pas : il lui semble que jamais une
jomssance ne lui a procuré tout ce qu'elle peut donner, et quand
3 en a épuisé une, il court après un autre plaisir. Les raffine-
mens se raffinent et ils en appellent de nouveaux. Combien, ici
encore, de satisfkctions factices qui n^ont de réalité que dans
llmagination ! Qael prix attaché à des nuances qui ne se- décou-
vrent qu'aux experts I De même, Ttaiour-propre établit des supé-
riorités sur des riens, et il y a des délicatesses fimdées sur des-dif-
100 RETUB DES DEUX MONDES.
férences à peine sensibles pour le vulgaire. La cherté ajoute à ces
jouissances en joignant au charme de l'objet agréable par lui-même
la saveur piquante de la difficulté vaincue. »
La vanité eialte la sensualité, mais souvent la sert très mal. L'ex-
trême recherche et la trop grande'abondance engendrent la satiété.
Ainsi maintenant nos menus sont si chargés que la table des rois ne
trouve rien à y ajouter, et toutes les variétés de vins fins défilent à
la suite, de sorte que bientôt le palais blasé ne distingue plus rien,
et qu'on mange au hasard. Qu'ils avaient plus de saveur et de charme,
ces petits dîners d'autrefois , si bien dépeints par Brillat-Savarin,
où l'on servait un vieux^cru auquel on faisait fête, et quelque plat
bien soigné, chef-d'œuvre de l'art culinaire, que les appétits encore
ouverts savaient apprécier à sa juste valeur ! On dégustait tout avec
componction, et au dessert éclataient en fusées les francs rires, les
joyeux propos et la chansonnette. Pétillante galté de nos pères,
qu'êtes-vous devenue? La poursuite des millions et le luxe vous
ont tuée. L'homme n'a qu'un estomac, et, quoi qu'on en dise, ses
besoins sont limités. On peut, sans trop de frais, accorder aux sens
toutes les satisfactions réelles, et si l'on s'en tient au confort il ne
ruinera pas. Mais ce qui coûte, c'est le désir de briller, l'ostenta-
tion. En celle-ci, en effet, il n'y a point de limites. Quand Cléo-
pâtre avalait une perle dissoute dans sa coupe d'or, ou quand Hélio-
gabale mangeait un plat de langues de rossignols, était-ce par sen-
sualité? Les progrès dans l'art de produire peuvent nous apporter
l'abondance de tout ce qui est utile, mais quand il s'agit de se
distinguer des autres, il faut à tout prix consommer ce qui est
cher et rare, et par conséquent détruire, en un moment, le résul-
tat d'un long travail. En ceci consiste le fond et la perversité inhu-
maine du luxe. A cette variété de la démence espérons que le bon
sens finira par mettre ordre.
M. Baudrillart trouve au luxe une troisième source, l'instinct de
l'ornementation. Gomme il le dit fort bien, « cet instinct ne se con-
fond pas avec l'ostentation, même quand il y confine, ni avec la
sensualité, même quand il y sert. » Il fait naître les arts décoratifs
et l'art industriel. Il est bien primitif chez l'homme, puisque les
races préhistoriques, qui habitaient des cavernes à l'époque gla-
ciaire, ont gravé sur des fragmens d'os la figure des rennes et des
castors qui vivaient alors dans nos contrées. Sans cesse cultivé et
affiné, il est devenu le sentiment esthétique, l'amour du beau qui
a créé tous les arts, l'architecture, la sculpture, l-a peinture, la
céramique. Loin de le condamner, il faut l'entretenir et l'élever,
car dans nos monumens publics il devient un agent de civilisation
et une source de jouissances pures, désintéressées, accessibles en
même temps au peuple tout entier. Appliqué dans la vie privée à
LES APOLOGISTES DU LUXE ET SES DÉTRACTEURS* 101
la décoration des habitations, des meubles, des ustensiles, et en
tout an choix des belles formes, comme dans l'antiquité, il purifie
le goût et devient ainsi un instrument de progrès.
Les animaux mêmes sont attirés par l'éclat des couleurs et peut-
être par la beauté des lignes. Les naturalistes trouvent en ceci
une des causes principales du perfectionnement des espèces. L'a-
mour de la beauté produirait aussi l'amélioration de l'espèce humaine
s'il n'était pas trop souvent contrarié par l'amour des richesses.
Supprimez la dot ou établissez réalité des conditions, et le jeune
homme beau et fort recherchera la jeune fille gracieuse et belle :
de leur union sortiront des générations vigoureuses. Aujourd'hui
un nain contrefait ou une méchante bossue, pourvu qu'ils aient
le million, trouveront qui les prenne, et transmettront à leur descen-
dance leurs défauts de conformation. Ainsi l'extrême inégalité
gâte la race. L'amour du beau et l'instinct de l'ornementation sont
donc choses bonnes en elles-mêmes, d'autant qu'ils ne poussent pas
nécessairement au luxe, car ce n'est pas dans la cherté de la matière,
mais dans l'harmonie des couleurs et dans la pureté des lignes
qu'ils doivent se manifester. Une statue d'or ou d'argent couverte
de pierreries révolte le goût. Les idoles de ce genre qu'on voit dans
beaucoup de nos églises sont horribles. Mais quoi de plus char-
mant que ces petites statuettes de Tanagra en terre cuite, dont la
matière première n'a pas coûté un soûl C'est aux époques de déca-
dence de l'art que s'applique ce vers du poète: Materiam superabat
oput^ et qu'on a pu dire au sculpteur : « Ne pouvant faire Vénus
belle, tu l'as faite riche. » M. Baudrillart montre bien la différence
qui existe entre le luxe et l'art. « L'art pour^^uit la réalisation de
l'idée du beau, ou bien la reproduction de certaines formes. Le luxe
o'a qu'un but: paraître. L'objet de l'art est essentiellement désinté-
ressé; celui que le luxe se propose est au contraire égoïste. Qu'est-ce
qu'aux yeux du luxe que ce beau lui-même, objet de la poursuite
passionnée du véritable artiste épris de la perfection? Rien de plus
que ce qui brille. Le luxe paie l'art comme il paie la matière; il
^ète les chefs-d'œuvre conune il prodigue l'or pour les bijoux
et les étoffes. »
M. Baudrillart signale enfin comme s'ajoutant aux autres sources
du luxe le goût du changement. U se traduit principalement par
les caprices de la mode. C'est là en effet un des fléaux de notre
époque. Autrefois chaque pays [avait sa façon de s'habiller, com-
mandée souvent par les nécessités du climat ou par les produits
locaux. Ces costumes nationaux, pittoresques, solides, durables se
transmettaient de génération en génération. Aujourd'hui, dans le
monde entier on s'habille de même, mais on change de mode, les
femmes surtout, à chaque printemps. One couturière en renom
102 IfiVOB DES MUX HONDttBr
invente une caape nouvelle, et de Paris àShanghal coaune de Londres
à San-FrancÎBCO, c'est à qui Tadoptera, mettant an rebut les véfteK
mens de Tan passé. Les maux que produisent ces variations de la
mode sont de divers genres, et M. Bsiudrillart les fait ressortir par
quelques citations bien choisies. Tout d'abord ils rendent les esprits
frivoles et les détournent de ce qui devrait les occuper. « Ceux qui
se piquent d'élégance sont oMigés de se faire de leurs habits une
occupation considérable et une étude qui ne sert pas assurément
à leur élever l'esprit, ni à les rendre capables de grandes choses. »
Voilà le mal moral. Voici le mal économique bien décrit par J.-B.
Say : a La mode a le privilège d'user les choses avant qu'elles
aient perdu leur utilité, souvent^ môme avant qu'elles aient
perdu leur fraîcheur; elle multiplie les consommations et con-
damne ce qui est encore excellent, commode et joli à n'être
plus bon à rien. Ainsi la rapide succession des modes appauvrit
un état de ce qu'elle consomme et de ce qu'elle ne consomme
pas. » Pour fabriquer une étoffe de soie, de laine ou de coton avec
un dessin nouveau, il faut des frais de « premier établissement »
des modèles, des cartons, des rouleaux d'impression ; que sais-je
encore ? Ce qui ne se vend pas dans Tannée devient un « solde »
qui s'écoule au rabais. Certaines u dispositions » ne sont pas goûtées,
restent pour compte et se cèdent à moitié prix. Toutes oes avances
et ces pertes doivent, en somme, être couvertes par le total de la
vente, sinon le fabricant ruiné cesserait de produire. Les cfaan-
gemens de la mode augmentent considérablement le prix de tous
les objets auxquels ils s'appliquent.
Supposez comme autrefois un costume national invariable, la
fabrication courante des étoffes qu'il emploierait se ferait à bien
meilleur marché que celle de ces milliers de façons diSérentes que^
chaque année, les modes du printemps et les modes de l'hiver
font éclore. Eh quoil dira-t-on, vous voulez nous imposer une
assommante moûotonie et nous priver du piquant de la nou-
veauté I Mais le meilleur emploi que l'humanité puisse faire du
capital, de la science et du goût, est-ce donc de les mettre au ser-
vice des marchandes de modes? Les femmes n'ont-elles rien de
mieux à faire que de combiner des toilettes nouvelles, d'en parler
et de se les envier? On peut concevoir des vèteroens qui seraient à
la fois, suivant les saisons, les plus confortables et les plus élégans^
L'hygiène et l'esthétique s'associeraient pour en décider l'étoffe, la
coupe et les couleurs. Dès lors il faudrait s'y tenir. J'entends déjà
qu'on s'écrie: Ahl grands dieux I pourquoi pas tout de suite la
bure de la carmélite et la robe du capudn? Remarquons d'abord
que c'est une pensée profonde qui a imposé aux ordres religieux
un costume qui depub dh-huit siècles est resté le même. C'est le
L£S APOLOGISTES DU LUXE BT SES DETRAGTBUBS. lOS
moyen de retirer rànie humaine, au moins par un côté, des futilités
où se complaît la vanité pour la mettre sur le chemin des choses
élemeiles. N'oublions pas non plus que, depuis les vases grecs les
plus anciens jusqu'aux fresques des catacombes du m' et du iv* siè-
cles, l'antiquité nous refNrésonte ses personnages vêtus de la même
façon. L'oisiveté et l'élégance engenckentla frivolité, et la frivolité,
les caprice8«de la mode. Quand on aura mis plus de justice dans
les I<ns, plus d'élévation dans les âmes et plus de bon sens dans
les cervelles, nous en reviendrons à faire comme les anciens.
I II.
Après avoir analysé les sentimens du cœur humain qui don-
nent naissance au luxe, H« Baudrillart examine comment il faut le
juger. U se place eitre l'école rigoriste, qui prêche le retran-
chement des besoins, et l'école du relâchement, qui considère le
luxe comme chose agréable à l'individu et nécessaire à l'état, en
même traops qu'indispensable au progrès de la civilisation. Il dis-
tingne entre le luxe honnête, permis, louable même, et le luxe
abusif et immoral. Pour moi, je n'admets pas cette distinction, et je
cnns que Técole rigoriste a eu entièrement raison. Les condam-
nations prononcées ccmtre le luxe, avec tant d'unanimité et d'élo-
quence, par les sages et les philosophes de l'antiquité, aussi bien
que par les pères de l'église et par les orateurs de la chaire chré-
ti«me, sont complètement justifiées par les recherches de la science
moderne. Ils ignoraient l'économie politique, mais ils étaient, inspi-
rés par Finstinct du bien et de la justice ou, après l'Évangile, par
le sratiment de la charité et de la^fraternité humaines. Tout ce qui
est vraiment luxe ne peut pas ne pas être immoral, injuste, inhu-
main. Écoutez comment en parle un des pères de l'économie poli-
tiqae : a Les personnes, dit J.-B. Say, qui par de grands talens ou
m grand pouvoir cherchent à répandre le go&t du luxe conspirent
contre le bonheur des niions. »
Le luxe consiste, avons-nous dit, à consommer pour un besoin
fiicdce un objet qui a coûté beaucoup de travail. Lorsque le travail
est n nécessaire pour procurer aux hommes de quoi satisfaire leurs
besoins, quand tant d'êtres humains vivent encore dans un dénû-
mat presque absolu, peut-il être légitime et bon d'employer une
grsnde partie des forces que les capitaux et les ouvriers mettent à
notre disposition pour produire un superflu dont souvent même
fl vaudrait mieux se passer? Pour mieux marquer en quoi je
me hasarde à me séparer ici de l'opinion de H. Baudrillart,
je prendrai un exemple qu'il me fournit lui-même, les diamans.
lO/b RHVIE DES D£UX JilnMtfc.'-.
U. A. Blaiiqui avait écrit à*propos du Kohinoor, de « la montagne
de lumière » : « Les diamaus m'ont toujours paru la chose la
plus folle et la plus inutile, quoique les femmes les recherchent
comme l'omement suprême. » M. Baudrillart répond que la pro-
duction des diamans représentait, en 1878, rien que pour les
dix dernières années, une valeur de 350 millions, que plus de
20,000 ouvriers sont employés à chercher les pierres. aux mines et
plus de 3,500 lapidaires hollandais, belges et français à les tailler,
gagnant de gros salaires : 8 francs pour les apprentis, et 15 ou
20 francs pour les maîtres. « Est-ce donc là, conclut-il, une simple
inutilité? »
A mon avis, une chose peut valoir des sommes énormes et être
non-seulement très inutile, mais même très nuisible. Les Chinois
achètent aux Anglais pour &00 millions d'opium : c'est pis qu'une
inutilité, c'est un poison, et l'empereur de la Chine ferait chose
très sage en jetant à la mer toutes les caisses de cet abominable
narcotique que l'Angleterre lui impose. C'est ce que j'ai appelé de
fausses richesses. Prétendre que la richesse consiste dans le travail,
n'est-ce pas, comme disait Bastiat, du sisyphimte^ où l'on cherche
Tefiort pour Teffortî Je vois en effet des milliers d'ouvriers occu-
pés aux mines ou dans les ateliers et recevant de bons salaires.
Mais si les diamans qu'ils trouvent et qu'ils taillent n'ont d'autre
effet que de surexciter de mauvais sentimens, la vanité chez celles
qui les possèdent et l'envie chez celles qui n'en peuvent avoir, ne
vaudrait-il pas mieux que ces pierres allass-ent rejoindre l'opium au
fond de l'Océan ? Si ces mêmes ouvriers étaient employés à faire
des souliers, des bas et des chemises pour ceux qui en manquent,
ne faudrait-il pas s'en féliciter? Je ne réclame pas de lois somp-
tuaires, mais je vois avec plaisir un pays où, comme en Norvège
et dans les cantons alpestres de la Suisse, si nul n'achète de dia-
mans, tous ont de quoi se procurer le nécessaire. Le point capital
et trop oublié est celui-ci : tout objet de luxe coûte beaucoup de
travail ; ce travail ne peut-il pas être utilisé d'une façon plus ra-
tionnelle ? Si vous considérez un individu isolé, cette vérité appa-
raîtra clairement. Est-il un homme assez insensé pour consacrer
trois ans de son existence à se fabriquer un joyau qui en réalité ne
lui servira de rien ? Ce qui cache l'absurdité, c'est le phénomène de
l'échange et le fait ordinaire que celui qui porte le bijou le com-
mande à autrui. Mais si l'on considère l'humanité comme un seul
homme, obligé de satisfaire à ses besoins par son labeur, on voit
clairement que c'est folie d'employer une partie d'un temps si pré-
cieux à se tailler des diamans, quand elle marche encore souvent
pieds nus. Les habitans d'un état disposent d'un certain nombre
d'heures par jour : s'ils en consacrent la moitié à fabriquer des
LES APOLOGISTES DO LUXE ET SES DÉTRACTEURS. 105
futilités, il est inévitable que la moitié de la population manque
du nécessaire. On empereur de la Chine disait : « Si un de mes
sujets ne travaille pas, il y a dans mes états quelqu'un qui souffre
de la faim et du froid. » Creuser un trou pour le remplir, broder
un devant de chemise ou monter des pierreries, ce n'est pas au fond
travailler, car ce n'est pas produire.
Ce que je reprocherais à M. Baudrillart, ce n'est pas d'être trop
indulgent pour ce qu'il appelle « le luxe abusif, » mais c'est d'ad-
mettre qu'il en est qui ne le soit pas. A mon avis, luxe et abus sont
«synonymes. Le mot lui seul, me semble-t-il, implique une idée de
blâme. Quant au a luxe abusif, » il l'attaque avec une éloquente
énergie. Écoutez plutôt : v On a eu raison de faire un axiome de
cette proposition : Le luxe amollit. On n'a pas eu moins raison
d'ajouter : Le luxe corrompt, il détruit la virile énergie des âmes
par des goûts de jouissances et d'orgueilleuses frivolités. Il tue
l'esprit de sacrifice sans lequel nulle société ne subsiste, il ôte à
la fois l'impulsion vive au bien et la résistance au mal. On vit pour
les plaisirs : plus de chose publique. Historiens et moralistes sont
unanimes à montrer la dissolution amenée par le culte des aises
et des raffinemens, et par l'abaissement des caractères qui en est
l'effet. B c Plus que jamais de nos jours la propriété oisive et
dissipatrice parait une anomalie choquante. On ne comprend pas
aujourd'hui des droits sans devoirs. Le luxe décrédite donc mo-
nlement la propriété, qui se dissipe en frivolités et en mauvaises
œuvres, n Lisez encore cette belle page oCi M. Baudriilart rés'ime
le réquisitoire de Rousseau contre les villes, en regard duquel,
ajoute-t-il, il faudrait toutefois placer la statistique des avan-
tages qu'elles procurent et des vertus . qu'elles développent,
a Les villes sont des foyers de luxe et de corruption I C'est là que
les besoins sont surexcités par mille stimulans, que s'entassent
toutes les délices qui n'attendent pas le désir, mais le provoquent.
Là naît la contagieuse émulation des vanités et de tous les vices.
Les arts frivoles s'établissent au préjudice des arts utiles, et ce
superflu, qui sert seulement à quelques-uns, prime, étouffe les arts
nécessaires qui sont profitables à tous. On y est à chaque instant
frappé par le contraste révoltant du faste excessif et de l'extrême
misère, par le spectacle des haillons et de la nudité qui y côtoient
tout l'appareil de l'opulence. Là de splendides demeures; ici ^jas
même un foyer. Là le vice élégant et joyeux; ici le vice brutal, le
crime voulant à la fois se venger et jouir de cette richesse qui l'é-
crase. Partout la tentation; des boutiques par milliers, remplies
de tout ce que !e pauvre n'a pas, étalant l'or, les bijoux, les toi-
lettes. De là la haine, l'envie entrant dans l'âme du pauvre, la
dévorant eu secret pour faire de temps à autre explosion dans des
i06 BEVUE DES DEUX MONDES.
séditions où celai qui n'a rien réclame sa {mit de joinssance,. »
Que pourrait dire de plus Tad^te le plus fervent de cette école
rigoriste que cependant M. Baiûirillart taxe d'exagération? C'est
quMl croit qu'un certain luxe, — modéré et moral bien entendu,
— est indispensable comme stimulant au travail et que la recherche
du nécessaire n'y suffirait pas* Je ne puis aucunement partager
cette opinion, mais il faut que je dise pourquoi.
J'admets, avec Stuart MiU, que pour faire sortir des peuplades
encore sauvages de l'espèce d'inertie animale et presque végéta-
tive où elles vivent plongées, il puisse être bon de leur donner des
besoins nouveaux, afin qu'elles travaillent et qu'elles s'ingénient
pour les satisfaire. Hais chez les populations européennes ce n'est
pas le désir de consommer qu'il faut stimuler. « Voyez cepen-
dant, dit H. Baudrillart, ces malheureux entassés dans les caves
de Lille ou dans les taudis de Londres. Ils se plaisent dans leur
saleté et dans leurs ténèbres et n'en veulent pas sortir, d Je le
demande, ce reproche estril bien fondé? Ils travaillent pourtant,
ils peinent pour subsister. Peut-on leur faire un grief de ce que le
salaire insuffisant qu'ils obtiennent les relègue dans des trous où
un fermier ne logerait pas ses chiens ou ses porcs? Le très grand
nombre des hommes, même dans un pays ridie comme la France,
n'a ni le logement, ni l'ameublement, ni le vêtement, ni la nourri-
ture que commande l'hygiène, et tous certainement désirent l'a-
voir. Gomment ce désir du nécessaire ne suffirait-il pas pour sti-
muler au travail? C'est l'unique ressort de ceux qui font œuvre de
leurs bras, et ce sont précisément les oisifs qui recherchent le
superflu.
(c Mais, 6 prétendu<« sages, s'écrie M. Baudrillart, que feriez-vous
de ces milliers d'artistes, de ces centaines de mille ouvriers qui
trayaillent les métaux, les étoffes, l'ivcûre, le bois, les gemmes avec
un goût infini? » Quelques pages plus loin, l'émioent économiste
répond lui'-même à cette question en réfutant ceux qui prétendent
que « la France produit trop. » — « Que produit-elle donc de trop
cette France bienheureuse? Ce n'est pas l'ensemble des choses
utiles ou agréables à la vie, quand il y a tant de pauvres! Que l'on
désigne donc cet objet produit surabondamment. Est-ce la laine,
quand il y a tant de gens qui ont froid? EsIh^ le blé, quand il y en
a tant qui manquent de pain? » Les ouvriers qui travaillent l'ivoire
etlles gemmes produiraient cette laine et ce blé qui, dites-vous,
font défaut encore aujourd'hui, et le problème se trouverait résolu.
Même quantité de travail, mais travail plus utile. « Mais, dit
encore notre auteur, vous* ne pouvez pas distinguer le superflu
que vous prétendez proscrire, du nécessaire que vous désirez
multiplier* n — Sans doute, la notion de luxe est relative et dépend
LES APOLOGISTES DO iUU ET 8BS DETRACTEURS. 107
des moyens de produire ; ce qui est un superflu aujourd'hui ne le
sera plus demain, si les progrès de la mécanique le mettent à la
portée de tous. Toutefois, d'après moi, la distinction est toujours
fiadle à faire : un objet yaut-il la peine que je prendrais et le temps
qoe j'emploierais à le confectionner moi-même? Si oui, ce n'est pas
du lue et j'ai raison de me le procurer; mais«i pour l'obtenir je
détourne le travail humain d'une destination où il serait plus utile,
j'ai tort. Je sacrifie le nécessaire au superflu. Je fais un mauvais
usage de mes forces ou de celles de mes semblables.
H. Bauddllart intitule aiosi un de ses paragraphes : Le p£u de
développement des beioîm : signe d'infériorité. Les besoins malé^
rids en rapport avec le développement moral* Ceci est vrai au
début des civilisatioDs et cesse de l'être plus tard. Sous l'impulsion
du besoin, l'homme se livre au travail, d'abord avec les outils les
plus grossiers, un silex brut, un bâton durci au feu, une arête de
p<ûsaoD, un fragment d'os aiguisé en pointe, puis avec des lustra-
mens en métal de plus €tn plus perfectionnés. Bientôt, il coordonne
des observations sur les forces naturelles. La technique et k
science en naissent. Les relations sociales s'établissent, les mœurs
deviennent plus douces. L'agriculture fait de l'ordre et de la paix
l'intérêt de tous ceux qui s'y livrent. L'homme cesse d'être une
variété des carnassiers, dont tout le temps se passe à chercher la
proie, à la dévorer et & la digérer. Le loisir, résultat de la produio
tivité plus grande du travail, lui ouvre les horizons de la vie Intel-
lectuelle et morale. Gomme le dit parfaitement M. Baudrillart, a en
modifi^mt les choses, c'est sa propre éducation que l'homme fait.
11 ne les transforme jamais autant qu'il s'est transformé lui-mêoie
en y appliquant ses efforts libres et réfléchis. Le travail a fait un
nouveau monde. Osons le dire, il a fait un nouvel homme. Allons
plos loin encore : il a fait l'homme. Travailler, c'est se posséder.
Travailler, c'est prévoir. Travailler, c'est connaître le rapport des
moyens aux fins. Est-ce tout? Non : c'est aussi s'engager aux autres
hommes et demander qu'ils s'engagent de la même façon ; c'est la
vraie société qui commence. Elle ira s'étendant peu à peu aux
limites du monde par la communication des idées, par les échanges
de services et de produits de tout genre. » Ce bel éloge du travail
est complètement justifié tant qu'il s'applique à produire le néces-
saire. Quand il est consacré à créer des inutilités, c'est un coupable
gaspillage du temps, qui est l'étofle de la vie et qui nous est donné
pour des fins plus hautes ; c'est un vol fait à la culture de l'esprit
et aux relations de sentimens avec )'a famille et avec l'humanité.
Le développement des besoins est si peu le signe du progrès de
la civilisation que c'est aux époques de relâchement, de corrup-
tion et de décadence qu'ils se multiplient et se raflinent le plus»
108 ISnJE DE8 DEUX MONDES.
L'empire romain^ nous en offre l'exemple et la preuve. Roscher
a écrit une excellente page à ce sujet. C'est alors qu'on poursuit
l'impossible, et que le luxe cherche dans ce qui est pervers le comble
de la jouissance. Comme dit Sénëque de Caligula : flihil tant effirere
concupiscebat^ quam quod posse effici negaretur. Hoc est luxuriœ
propositum gaudere perversis. On veut faire violence à la nature.
Tel empereur réunit Baîes à Pouzzoles par un pont sur la mer, uni-
quement pour^y faire passer son char triomphal. Tel autre fait
i^attre et élever des^ montagnes. Le comédien iGsopus offre à ses
convives un plat; de langues de perroquets qui avaient appris à
parler : cela lui revint à 120,000 francs. Hortensius arrosait ses
arbres de vin. Je n'insiste pas : ces insanités de la soif des jouis-
sances sont suffisamment! connues. Le développement du besoin
est-il ici en rapport avec le développement moral?
^^ Les économistes, je le sais, et l'opinion à leur suite, mesurent
d'ordinaire le degré de civilisation d'un pays à sa puissance produc-
tive. Si l'on arrive à aligner des milliards pour compter le nombre
de kilogrammes de fer et de mètres de cotonnade fabriqués ou de
marchandises exportées et importées, on considère que le but est
atteint. Dans tel pays, les riches mettent l'univers entier à contri-
bution pour orner leurs palais et pour couvrir leurs tables. Dans les
cités, à l'éclat aveuglant du gaz, derrière les glaces des vitrines,
flamboient les pierreries taillées, l'or ciselé et les soieries aux mille
couleurs. Cependant un million de pauvres vivent officiellement
d'aumônes, un tiers de la population est illettré, un autre tiers n'a
pas le nécessaire, et il faut agrandir les prisons et proclamer la hi
martiale. M'importe : ce pays est le plus civilisé de l'univers. Ail-
leurs on trouve de braves campagnards, propriétaires de leurs mai-
sons et de leurs champs, se^prorurant par leur travail tout ce qui
est indispensable. Nul ne manque d'un certain degré d'aisance et
d'instruction. Mais on ne voit de luxe nulle part. Ce pays est con-
sidéré comme très, arriéré. Yoilà les jugemens habituels aujour-
d'hui. Je les crois superficiels, faux et même funestes, par les con-
séquences qu'ils produisent.
L'homme a une double vie, et par suite deux ordres de besoins :
vie du corps, d'où besoins corporels ; vie de l'esprit, d'où besoins
intellectuels. Celui qui vit plongé dans les sens, s'il commande, en
vertu de la richesse ou du pouvoir, au travail de milliers d'hommes,
n'hésitera pas à l'employer à satisfaire toutes ses fantaisies pous-
sées jusqu'à la démence par la poursuite insatiable de la jouis-
sance, lassata $ed non satiaia. Celui, au contraire, qui vit de l'es-
prit, n'aura guère de besoins matériels et ira même jusqu'à négliger
les plus essentiels. Vous aurez d'un côté Héliogabale ou, mieux
encore, ce type de la sensualité et du luxe de la Rome impériale,
LBS APOLOGISTES DU LUXE ET SES DÉTRACTEUBS, 109
Trimaldon ; de l'autre, saint Jean-Baptiste, vivant de sauterelles,
ou saint Paul gagnant de quoi subsister en faisant des nattes,
comme plus tard Spinosa en polissant des verres de montre. Le plus
grand des artistes, Hichel-Ange, disait à son ami Gondivi : <c Quoique
riche, j'ai toujours vécu comme un pauvre. — Oui, lui répondit
Gondivi, vous avez vécu pauvrement parce que vous avez toujours
donné richement, n Où se trouve le plus grand développement
moral? — Un certain degré de culture crée des besoins, un degré plus
élevé en retranche. Tout ce qui est donné aux besoins rationnels
est légitime et bon, parce qu'il faut bien entretenir les forces du
corps, sans lesquelles le travail intellectuel devient difficile ou
impossible. Mais ce qui est accordé aux besoins factices est immo-
ral et mauvais, parce que c'est autant de pris sur le bon emploi du
temps et de soi et des autres. Ges grands réformateurs qui ont
changé en tout pays la direction de la pensée, Moïse, Socrate, le
Bouddha, Jésus, ont vécu de peu. Ge n'est pas au sein des délices
que s'allume la flamme qui purifie l'humanité. On pourrait presque
dire que la grandeur morale n'est pas en proportion, mais en rai-
son inverse des besoins (1).
Examinons un autre ordre dUdées. Bastiat, qui dans plusieurs de
ses écrits, prêche la modération des désirs, dans ses Harmonies
Économiques est entraîné, comme malgré lui, à justifier le luxe, et
par une raison qui parait très sérieuse, a II n'est pas possible,
dit-il, de trouver une bonne solution à la question des machines, à
celle de la concurrence extérieure, à celle du luxe, quand on con-
sidère le besoin comme une quantité invariable, quand on ne se rend
pas compte de son expansibilité indéfinie. » Pour résoudre les ques-
tions économiques, il faudrait donc, d'après lui, pousser les hommes
(1) H. Reoan a écrit à ce sajet one page qui ne s*oablie pas : « L'errear n*e8t pas
da proclamer rindustrie bonne et utile, mais d'attacher trop d*importaace à certains
perfectionnemens. En cet ordre de choses, le bien une fois obtenu, le raffinement est
de peu de prix; car si le but de la yie humaiae est le bonheur, le passé, sans aucune
de ces superflttités, Ta fort bien réalisé, et si, comme le pensent à bon droit les sages,
h seule chose nécessaire est la noblesse morale et intellectuelle, ces accessoires y
coatribnent pour asseï peu de chose. L*histoire nous offre d'admirables développemens
iotellectuela et des Ages d*or, de bonheor qui se sont produits au milieu d'un état
matériel très grossier. La race brahmanique dans Tlnde a atteint un ordre de spécu-
lations philosophiques que l*Âllemagae seule de nos Jours a dépassé, tout en restant
poor la dvilisation extérieure au niveau des sociétés les moins avancées. L'incompa-
rable idéal de rÉvangile, où le seos moral se déploie avec de si merveilleuses délica-
tes^iea, nous transporte aa milieu d'une vie simple comme celle de nos campagnes
etoà les complications de la vie extérieure n'occupent presque aucune place... Loin
que les progrès de l'art soient parallèles à ceux que fait une nation dans le goût du
eoflfortodfo Qe suis obligé de me servir de ce mot barbare pour exprimer une idée peu
française), il est permis de dire, sans paradoxe, que les temps et les pays où le con-
Ibrtable est devenu le principal attrait du public ont été les moins doués sous le np«
pert de l'art. {Enait de morale et de crUiqm : La poéiie de rexposition.)
110 BSTUE DES DEUX MONDES.
à mltiplier et à raffiner saas cesse lears besoins, et récoQomie poli-
tique se mettrait ici en opposition complète avec les enseignemens
de la morale tant antique que chrétienne. Bastiat le comprend,
(c J'entends, dit-il, qu'on me crie : Économiste, tu bronches déjà.
Tu)»vais annoncé que ta science s'accordait avec la morale, et te
voilà déjà justifiant le sybaridsme. » C'est ce qu'il fait sans nul
doute. £t que répond- il à l'objection? « 0 philosophe austère qui
prêches la morale, te contentes-tu de satisfaire les besoins de
rhomntne primitif 7 » €ette réponse n'en est pSfS une. Qu'importe '^ce
que fait le philosophe? Il n'en est pas moins certain que Bastiat,
ainsi qu'il le dit Im-mème, déclare le sybaritisme nécessaire.
Void comment il est conduit à cette déplorable contradiction, qui
semble résulter, il faut bien l'avouer, des doctrines de Téconomie
politique orthodoxe. La machine abrège le travail : plus, par consé-
qu^at, les machines se multiplient et se perfectionnent, moins il faut
d'heures de travail pour obtenir les mômes produits. Diminuer les
heures de travail, c'est diminuer la demande des bras et mettre un
nombre croissant d'ouvriers hors d'emploi. Pour leur conserver de
ToccupatioD, il faut donc qu'à mesure que les besoins actuels sont
satisfaits avec moins d'efforts, de nouveaux besoins naissent pour uti-
liser les heures de travail devenues disponibles par le perfectionne-
ment des engins mécaniques et des procédés techniques. C'est ainsi
que (( l'expansibilité » indéfinie des besoins est indispensable pour
empêcher que le progrès indéfini de la science et de la mécanique
ne supprime un nombre toujours plus grand d'ouvriers. C'est, en
e£fet, le spectacle que nous présente le développement économique.
A mesure qu'il a été pourvu plus facilement aux nécessités de la
vie, les besoins factices ont commandé cette masse innombrable
d'inutilités élégantes et coûteuses qui encombrent nos boutiques et
qu'achètent de plus en plus les consommateurs. Il faut par consé-
quent, à moins de supprimer des machines, pousser au sybaritisme
ou se résigner à l'élimination d'un nombre croissant de travailleurs.
C'est ainsi que certaine économie politique s'inscrit eu faux contre
la morale traditionnelle.
Gomme je ne puis admettre que les moralistes de l'antiquité et
les pères de l'église aient eu tort de nous recommander de borner
nos appétits et nos concupiscences, je crois qu'il doit y avoir à
cette question des machines une autre solution que celle indiquée
par Bastîat. Â mon avis, la voici.
La machine produisant plus vite peut nous procurer ou plus de
commodités ou plus de loisirs. Je prétends que, quand nos besoins
rationnels seront satisfaits, ce qu'il faudra lui demander, ce n*est
pas de créer au superflu pour satisfaire des besoins factices, mais
du loisir pour cultiver noue esprit et pour jouir de la sociéié de
LES APOLOGISTSa DU LUU SI 6JSS DETRACTEURS. iiJL
108 semblables et des beautés do l'art ou de la nature. Je compare
rhmamté à Robioson dans soo tle. Bien que pour subsister, Bobin-
8QI1 doit d'abord travailler du matui au soir ; inais plus tard, grâce
à tonle espèce d'engins perfectionnés, il se procure en six heures
detcayail tout ce qu'esigent ses besoins rationna. Ira-t*il employer
les six heures dont il dispose désormais à se fatiguer encore pour
86 revêtir de galons, de velours, de soieries brochées et de den-
telles? Non, plus il aura d'élévation et de culture, moins il songera
à de semblables puérilités. Il voudra jouir de Dieu, de lui-même et
de la nature. Ou a appelé la machine l'émancipatrice de l'huma-
Bité. C'est faux, si elle doit nous enfoncer davantage dans la
matière, en affinant la sensualité: c'est vrai, si elle affranchit l'hu-
manité d'une grande partie de ce dur labeur au prix duquel elle
obtient sa subsistance. Il est douteux, a dit Stuart Mill, que toutes
DOS machines aient diminué d'une heure le travail d'un seul être
bamain. Loin de là, on peine plus aujourd'hui que jadis. Autrefois
la nuit apportait aux humains, comme dit le poète latin « le doux
soaimeil et l'oubli des soucis. » Maintenant^ par suite de lactivité
plus grande de l'indastrie, que de gens qui travaillent toute la nuit
(Iin% les mines, dans les sucreries, sur les bateaux à vapeur, sur les
chemins de fer, dans les postes et les télégraphes, partout enfin I
La vie,'dans nos pays civilisés, est devenue bien plus intense et la
dépense de forces nerveuses bien plus grande. Tous, du haut en
bas de l'éch'^Ue sociale, depuis le ministre qui succombe à la masse
d'afiaires qui raccableot, jusqu'au mineur au fond des houillères,
nous devenons \qb esclaves d'un gigantesque engrenage social dont
le mouTenient s'accélère sans cesse. Ce n'est pas ainsi que la
machine allranchira le genre humain. Elle doit lui apporter, après
la satisfaction de plus eu plus facile de ses besoins rationnels, plus
de loisirs et, par suite, une plus grande culture intellectuelle.
Hais, dira-t-on, qu'est-ce que « ces besoins rationnels dont vous
parlez sans cesse? » Qui tracera la limite? Voulez-vous donc nous
ramener à vivre de glands et à nous vêtir. de la dépouille des ani<-
maux? — J'entends par besoins rationnels ceux que la raison avoue
et que l'hygiène détermine. Celle-ci peut dire très exactement quels
sont pour chaque climat et chaque saison la nourriture, le vête-
ment, les conditions de logement convenables. Ajoutez-y les acces-
soires'peu coûteux que le progrès d ) l'industrie met à la disposi-
tion de^toutes les bourses. J.'-B. Say définit avec raison, selon moi,
le.luxe « l'usage des choses rares et coûteuses. » Un objet coûteux
représente beaucoup de travail et de temps, S'il ne satisfait qu'un
besoin factice, on a toit de le commander. La limite entre les con-
sommaiious rationnelles et celles qui ne le sont pas n'est pas dif^-
ficito à tracer. La satisfaction que vous piocurera un objqt vaiUt^
112 fiBYUB DES DECX MONDES.
elle le temps et l'effort nécessaires pour le produire? Telle est la
question qui aidera à décider chaque cas particulier. H. Baudril-
lart voit le luxe surtout dans le superflu. Je suis plutôt de l'avis de
J.-B. Say, qui le voit dans ce qui est cher. Pour prendre les exem-
ples cités par M. Baudrillart, un éventail japonais de 10 centimes,
un miroir de quelques francs sont peut-être du superflu; mais
comme ils ne coûtent qu'une très minime somme de travail, la
satisfaction qu'ils procurent vaut ce petit sacrifice. Quand le culti-
vateur hoit son vin, qu'il vendrait peutrétre quatre sous le litre, ce
n'est pas du luxe. Quand un crésus boit du vin de Johannisberg à
àO francs la bouteille, la dépense est pour lui relativement moindre ;
il n'en consomme pas moins l'équivalent de vingt jours de travail.
Ces vingt jours ont été prélevés sur le temps total dont dispose
l'humanité pour satisfaire à ses besoins essentiels, et quel avantage
ont-ils procuré? La dégustation fugitive d'un certain bouquet à
peine appréciable par les plus fins palais. Nul n'hésitera à dire que
c'est du temps mal employé. Ceci échappe à la foule sous les com-
plications de l'échange, et néanmoins elle en a, pour ainsi dire,
l'intuition, car elle s'indigne de certaines dépenses folles, même
faites par ceux qui peuvent se les permettre sans se ruiner. C'est
un gaspillage qui crie vengeance, dit-elle. C'est, en effet, le gas-
pillage du temps de l'humanité, alors que celle-ci soulire encore trop
souvent du froid et de la faim. Que Dieu jette un regard sur cette
terre, et qu'il y voie des millions d'hommes occupés à confection-
ner des choses inutiles, comme des bijoux et des dentelles, ou des
choses nuisibles, comme l'opium et les spiritueux, et à côté d'eux
des millions d'autres hommes dans un déoûment extrême. Que
notre race lui paraîtra sotte, puérile, barbare! Elle passe son temps
à se fabriquer des colifichets et des chiffons et elle n'a pas de quoi
se nourrir et se vêtir! Tel est aussi le jugement des pères de l'église
éclairés par les lumières de l'ÉvaDgile et celui des pères de l'éco-
nomie politique instruits par les analyses de la science, avant que
les sophismes justifiant le luxe eussent envahi les chaires de nos
églises et celles de nos universités.
III.
On peut considérer le luxe à trois points de vue différens. D'abord
{: our l'individu isolé : en quelles limites la recherche dans la satis-
faction des besoins est-elle utile au développement normal des
facultés humaines? Question de morale. En second lieu, jusqu'à
quel point le luxe est-il utile ou nuisible à l'accroissement de la
richesse ? Question économique. En troisième lieu , le luxe estril
compatible avec une équitable répartition des produits et avec le
LES APOLOGISTES DU LUXB ET SES DÉTRACTEURS. 118
primipe que la rémunération de chacun doit être en proportion du
travûl utile effectué? Question de droit et de justice. Ce troisième
aspec; du problème n'a guère été approfondi, parce qu'on n'avait
pas vu clairement que les principes juridiques doivent s'appliquer
à la répartition économique des produits. N'oublions pas cependant
que le christianisme, ayant fait de la charité un devoir strict, a
toujours condamné le luxe, parce qu'il consacre à des dépenses
superflues, et par cela même immorales, la part qui devrait, d'a-
près lui, revenir aux pauvres.
Considérons d'abord le luxe au point de vue de l'individu. Lui
est-il utile ou nuisible? Je suppose ici qu'il n'ait pas à s'inquiéter
de ses semblables ni à se demander ce qu'exige de lui la charité
ou la justice. Pour résoudre la question, il faut voir en quoi con-
siste le bien de l'homme et quelle est sa tin ou sa destinée. Le
bat à poursuivre est évidemment le développement normal de
toutes ses facultés et le bonheur qui doit en résulter. Ici les pes-
simistes m'arrêteroût peut-être pour me dire que plus nos facul-
tés sont développées, plus elles nous deviennent des sources de
soufirances, que « l'homme qui pense est un animal dépravé, »
que la brute est plus heureuse que le prétendu roi de la création,
que la plante l'est plus que la brute et le minéral plus que la
plante, et qu'en somme le comble de la félicité serait le non-
être, le nirvana bouddhique. Je ne m'arrêterai pas à discuter la
doctrine du pessimisme. Quoi que puisseût dire Schopenhauer et
Hartmann, il semble difficile de croire que cette immense évolution
qui part de la matière diffuse et amorphe, à l'origine, pour abou-
tir, après une série infinie de transformations, à l'intelligence
humaine et à la personnalité consciente, soit un progrès ininter-
rompu dans le malheur et un acheminement vers la désespérance
finale. Tout être, dès que la vie apparaît, aspire à se conserver, à
se perpétuer, à grandir, à s'étendre. C'est la loi universelle de la
vie, et l'idée que son accomplissement doit être accompagné de
satisfaction s'impose, semble-t-il. Nous devons donc tendre à la
perfection, et même, s'il était vrai que notre félicité n'augmente
pas à mesure qu'on s'en approche, ne pourrait-on pas y voir la
preuve que notre destinée ne s'accomplit pas tout entière id-bas?
La perfection pour l'homme consiste dans le plein développe-
ment de toutes ses forces, forces physiques et forces intellec-
tuelles, et de tous ses sentimens, sentimens d'affection et dans la
famille et dans l'humanité, sentiment du beau dans la nature et
dans l'art.
Ici se présentent deux types différens de perfection humaine : le
type de la perfection conçu par le christianisme et le type conçu
XLU. — I8S0. s
par Tamigaité. La perfectioa elurétieiuie me parait trëa supérieure
en ce qu'elle impose à l'égard de nos senkhlaldlas, de nos iCrdreai
comme elle dit admirablement» des devoirs de justice et de câarité
que les philosophes andens n'ont cAlrevus que d'une façon très
confose et très mêlée» Hais elle s'est trop peu. inquiétée de Tindi-
indu parce que, conçue dans l'idée que le moude allait bientôt
finir, elle n'avait en vue que le ro]^aame des cLeuj[,.qui était proche*
De là ce caractère ascétique de la conception de la vie qu'on a tant
reproché au christianisme et qui s'explique tout naturellement par
ses idéeseschatologiqnes. Si ce monde doit finir bientôt» comme l'ont
cru les premiers chrétiens, et si le Seigneur doit venir en son u règne
avant qu'une génération ne passe» » ainsi que l'annonçait TÉvan-
gile^ c'est-à-dire la bonne nouvelle de la palingénésie imminente,
Thomme prévoyant ne doit pas faire autre chose que se préparer à
ce proch lin avènement. Ce n'est donc pas au christianisme ascé-
tique qu'il faut demander la règle de l'Jiomme isolé. Pris trop à la
lettre, it nous conduirait à la vie de l'anachorète ou môme du sty-
lite.
La Grèce nous offre ici l'exemple à suivre. Le jeune Grec cultive
à la fois, par l'exercice, les muscles de son corps et les facultés de
sa raison. II passe sa matinée au gymaase et son après-midi à con-
verser, en plein air, avec les savaus et les sages. U atteint ainsi à
cet idéal : Mens sana in corpore sano. Dans un excellent livre sur
l'éducation, Herbert Spencer dit très justement que la chose essen-
tielle est de « se constituer nue bonne santé; car que servent le
rang, les honneurs et la richesse à na malade ou à un valétudi-
naire? » La vie grecque, que les jeunes Anglais imitent dans leurs
universités, sera donc notre idéal. Il n'y manque que le travail
manuel, dont l'antiquité se déchargeait sur l'esclave. Grande fautei
disons mieux, grand crime, car c'était la violation d'une loi naturelle,
et elle en a été punie par une irrémédiable décadence. Le travail est
imposé à tout h omme par la nature même. Nous avons des besoins
et en môme temps une inieUigence servie par des organes pour
nous procurer de quoi satisfaire ces besoios. Tous les êtres orga-
nisés vivent ainsi par un effort personnel. Si nous rejetons sur les
autres tout le travail nécessaire pour nous faire subsister» nous en
sommes punis par l'anémie, par les dyspepsies, les vapeurs, le
spleen^ en un mot, par tous les maux et les dégoûts de l'oiûf
ennuyé et blasé. L'homme qui voudra ob^ aux lois de la nature,
;ifin de conserver longtemps ses forces et sa aaiiié, exécutera et
s'imposera quelque exercice corporel. Les anciens n'y manquaient
pas, ils coifôacraient une bonne partie du jour à assouplir et à for-
tifier leurs muscles dans^ les bains ou au champ de Mars. Pour l'homme
moderne, qui ne doit pas être doublé d'un esclave, les exercices de
LES APOLOGISXBS D0 LUXE BT SES OÉTRACTËUaS. 115
gymMurtlipie ^ans bat économique diment èlre ceroplélée par le
mamemeiit des armes et par un icerlaÎQ travail manuel yraiment
atile. Ceci éloigne déjà la moUesBe «t le trop grand raffioament.
La vie antique était élégante, mais simple. A Athènes et à Home,
Thomme , même aisé et riche^ n'eaeoaibraît pas aa demeure xïe
cette quantité d'uisjets que nous considérons maintenant comme
mdi^essables. Eattrez dans une maison ide Pompéi : vous saisissea
sur le yif la façon dont les andens entendaient l-existence. Tbnt
if abord la recherche du b^u y occupait la première place. L'art
embellissait tout, les forums, les bains, les temples, toutes les par-
ties des habitations privées, les cours, les jardins, les murs, les
meobles et jusqu'aux plus humbles ustensiles de cnisme. IMais les
besoinB étaient restreiofl», et les moyens de lies satisfÎBdre peu nom-
breux. Les chambres à coucher ressemblent à des cellules de coû-
tent : il n'y a place que pour un lit, une chaise et un petit caffire.
Le mobilier d'un ouvrier d'aujourd'hui n'y entrerait pas. Les vête-
mens étaient aussi simples que ceux de nos moines ; une tunîque
de lin et un manteau de laine sans formes, rien qu'un morceau
d'étoffe qui se drapait sur l'épaule. On comprend pourquoi les
garde-robes n'existaient pas. Les changemens de la mode étant
inconnus, le costume est resté le même pendant plus de mille ans.
Dans ses repas, l'homme antique était s^re. Rappeles*vous ie sou-
per d'Horace, qui 'était cependant un épicurien :
Vivitar parvo bf ne coi paternvm
Spleadet in meaia teaai ftalinum.
A Athènes, les gens du plus haut rang vivaient de peu, comme un
N^oUtain aujourd'hui. Chacun d'eux aurait pu répéter le mot du
philosophe : Omnia tnecwn porto. Ces repas monstrueux à la Tri-
maldon, ces dépenses extravagante de quelques empereurs sont
la dânence de la toute-puissance. Rien de semblable ne se ren-
contre en Grèce, ni même à fiome, dans la vie ordinaire. L'homme
antique, ayant réduit ses besoins, pouvait consacrer tout son temps
à la culture de ses facultés, aux jouissances esthétiques ou aux
smns de l'état, à la gymnastique, à la philosophie, aux lettres, au
théâtre, à la politique.
L'inconvénient du luxe moderne et des mille recherches du con-
fort est double. D'abord il dévore le temps nécessaire pour gagner
l'argent que ces futilités «xigent, et ensuite ce qu'il reste de loisir
est employé à le dépenser. L'homme tout entier est ainsi pris dans
les engrenages des poursuites matérielles : il ne reste rien pour la
yie de l'esprit et du cœur. Considérez l'existence de ce financier
qui compte ses milUons par centaines ; ses aQaires, ses calculs, ses
116 RfiVUB DES DBUX MONDES.
cliens ou ses associés lui prennent tout le jour, et même le soir, au
milieu des plaisirs qu'il recherche et dont il ne jouit pas, il songe
encore aux opérations qui peuvent accroître cette fortune dont le
revenu dépasse déjà des milliers de fois tous les besoins qu'il peut
rêver (1). Il est comme accablé sous la masse de ses biens. Sans
doute il peut être un rouage utile dans l'œuvre générale de la
production, mais est-il dans la voie qui mène à la perfection et au
bonheur? L'homme sans besoins est sans soucis. Il a la galté de
l'alouette ou du « savetier » qui chante dès l'aurore. Grâce aux
merveilles de la science et de la technique, nous produisons tant de
richesses que, quand la statistique groupe les chiffres qui la mesu*
rent, on demeure confondu , et cependant Jiotre siècle est préoc-
cupé, tendu et triste. On ne rit plus, on ne s'amuse plus comme
autrefois. Partout on ne voit qu'effort et déception.
Bossuet traite ce point dans son Traité de la concupiscence en
un langage dont on ne peut assez admirer la force et la magni-
ficence. « Le corps, dit-il, rabat la sublimité de nos pensées
et nous attache à la terre, nous qui ne devrions respirer que le
ciel. » Entendez-vous le grand orateur : comme d'un mot, il nous
montre où doivent tendre nos efforts. « Pourquoi, continue-t-il,
tournez- vous vos nécessités en vanité ? Vous avez besoin d'une
maison comme d'une dépense nécessaire contre les injures de l'air :
c'est une faiblesse. Vous avez besoin de nourriture pour réparer
vos forces qui se perdent et se dissipent à chaque moment : autre
faiblesse. Vous avez besoin d'un lit pour vous reposer dans votre
accablement et vous y livrer au sommeil qui lie et ensevelit votre
raison : autre faiblesse déplorable. Vous faites de tous ces témoins
et de tous ces monumens de votre faiblesse un spectacle à votre
vanité, et il semble que vous vouliez triompher de l'infirmité qui
vous environne de toutes parts, k Parfois Bossuet pousse la doc-
trine du renoncement jusqu'à l'ascétisme, mais au fond n'a-t«-il pas
raison? Chacun de nos besoins n'est-il pas une faiblesse, un asser-
vissement et une tentation de sacrifier le bien et la justice à la sen-
sualité? La dignité de la vie, la fierté de la conduite, la fidélité à
ses opinions dépendent souvent de la simplicité de l'existence.
Moins vous aurez dt: besoins, plus vous serez libre de faire ce que
le devoir commande, et moins dans les grandes circonstances, —
choix d'une carrière, d'une compagne ou d'un parti politique, —
vous aurez à écouter les suggestions de la cupidité.
En Angleterre, nous raconte Hel vétius, dans son livre de T Esprit y
(1) « Vous voyei à Paris an homme qui i de quoi ?lTre Jasqu'au Jour du Jagement,
qai travaille sans cesse et court risque d*accourcir ses Jours pour amasser de quoi
YlTTe.i (Montesquieu, Lettres persanes.) Ainsi ont vécu ces princes dudivitismeàNew-
Yorki Aitor, VaaderMlt et Stewart, qui ont laisBSé cbacon plus d'ai demi-milliard
LES APOLOGISTES DU LUXE ET SES DETKÂCTBCJBS. 117
uo ministre va trouver un membre des communes de l'opposition,
pour acheter sa voix, ainsi que cela se pratiquait alors. Le commoner
dînait d'une épaule de mouton et buvait de l'eau pure. « J'aurais
cra, lui dit-il, que la simplicité de mon repas m'aurait préservé
de l'injure de vos offres. » La mémoire du plus grand des orateurs de
la révolution française est ternie par sa vénalité. Pourquoi Mirabeau
consent-il à toucher une pension sur la cassette du roi, sinon pour
soutenir son luxe et ses déréglemens? Quoi qu'on ait d>t, j'admire
Jesn-Jacques refusant tous les dons qu'on lui offre et s' obstinant à
vivre, dans sa chambrette, du prix des musiques qu'il copie. Dio-
gèoe voyant un homme qui boit de l'eau dans le creux de sa main,
jette son écuelle pour faire comme lui. Économiquement il a tort,
car il y a plus d'agrément et il faut moins d'efforts pour boire dans
un verre que dans sa main ; mais le sentiment qui le guidait
était, i mon avis, sensé. Discutant un jour la question du luxe,
je souhaitai d'avoir, au Heu de nos pieds qu'il faiit préserver des
cailloux, des épines et de l'humidité, des sabots de cheval qui nous
dispenseraient des bas, des chaussures et des souffrances qu'ils
occasionnent. On appela mon système le sabotismey et on le trouva
ridicule* Je persiste à croire avec Bossuet que nos besoins sont des
faiblesses qui nous détournent du ciel et nous plongent dans les
intérêts terrestres. Sans besoins nous serions semblables à ces Us
de l'Évangile, « qui ne tissent ni ne filent, » ou à ces rentiers qui
cherchent tour à tour les plus agréables et les plus beaux lieux du
inonde pour jouir à l'aise des splendeurs de cet univers. Je ne
l'oublie pas, l'homme est ainsi fait que le travail est ici-bas une
condition de santé physique et de santé morale; mais au moins, le
travail, plus également réparti, ne devrait être ni prolongé, ni acca-
blantau point d'abrutir. Le renoncement ne doit pas aller jusqu'à pro-
duire la grossièreté des mœurs et l'inertie de l'intelligence, encore
moins jusqu'à béatifier la saleté, comme pour saint Labre, ou jusqu'à
se mutiler comme les faquirs; mais ne craignez rien, ce n'est pas de
ce côté que penche le siècle. Tout le pousse vers le raffinement de la
sensualité. C'est donc cet entraînement qu'il faut combattre. Osons
proposer, commis modèles, Socrate dont le corps endurci bravait,
à l'armée, le froid, le chaud et toutes les fatigues mieux que les
vétérans et qui, sans besoins, ne vivait que pour la philosophie et
la justice, ou bien saint Paul supportant sans fléchir toutes les
épreuves, la prison, les verges, les naufrages, la pauvreté, a mille
morts, » pour le service de la vérité. Des âmes d' apôtre dans des
corps de fer, voilà ce qu'il faut offrir à l'admiration de notre temps
et à rimiution de la jeunesse, plutôt que la recherche d'un luxe
rtl&né pour des organes amollis et des sens blasés.
J'ai dit que l'on peut, en second lieu, considérer le Iuxh au point
116 MVIIB DES DEDX 1I0NDI8.
de vue de la prospérité des peuples et se demander s'il y est favo-
rable, comme on le prétend parfois.
C'est ici que l'erreur à ce sujet se présente sous sa forme la plus
pernicieuse. Ceux qui se livrent aux dépenses de luxe s'imaginent
qu'ils rendent service à leurs semblables» aux ouvriers surtout, et
ceux qui gouvernent semblent le croire aussi, car ils accordent des
allocations spéciales pour pousser certains fonctionnaires à donner
l'exemple de ce genre de dissipations. Les notions les plus élémen-
taires de l'économie politique montrent combien cette idée est
fausse. Le progrès de l'industrie dépend de Taccroissement du
capital, et le capital naît de l'épargne. Les gaspillages du luxe, qui sont
le contraire de l'épargne, loin de favoriser, arrêtent donc l'essor de
l'industrie. C'est ici qu'il faut rappeler cette observation si juste de
Stuart Mill : Demander un objet n'est pas fournir les moyens de le
produire. Je veux cette année acheter du velours, mais pour en
fabriquer il faut des machines, des approvisionnemens de toute
nature. Ma demande ne fournira pas ce capital. Il faudra qu'il
soit apporté par quelqu'un qui, au lieu de consommer, aura épar-
gné. On est donc utile aux ouvriers et on leur donne à travailler,
non en consommant soi-même, mais en leur faisant consommer,
pendant qu'ils créent les outils, les engins et les matières premières
que réclame une fabrication nouvelle.
Le luxe, loin de contribuer à la hausse des salaires, y rret
obstacle. En effet, quand la rémunération des travailleurs s'élève-
t-elle? Quand le capital s'accroît plus vite que le nombre des
ouvriers, ou, comme le dit si bien Cobden, quand deux maîtres
courent après un ouvrier. Or, pour que ces deux maîtres puissent
se disputer un ouvrier sur le marché du travail, il faut que chacun
d'eux se soit formé un capital par l'épargne. C'est donc l'épargne
et non les dépenses de luxe qui permettent de créer des fabriques
nouvelles et d'employer ainsi plus de travailleurs. Sans doute, dans
les pays très riches, le luxe n'empêche pas l'accroissement du
capital, parce que le revenu est si considérable qu'il suffit aux deux.
A côté de ceux qui dissipent se trouvent ceux qui épargnent. Quand
on a 3 ou A millions de rente, on peut se passer quelques fantai-
sies et faire encore chaque année de petites économies. Avant la
crise actuelle on estimait l'accroissement annuel du capital en
Angleterre â environ 3 milliards. Ils sont employés à créer des entre-
prises nouvelles, non-seulement dans le pays, mais dans le monde
entier. Toutefois n'est-il pas certain que, si l'épargne était plus
générale encore, la mise en valeur du fonds productif universel et
l'augmentation de la production générale suivraient une marche
ascendante encore plus rapide ?
Mais, dira-t-on, vous ne nierez pas au moins que le luxe « fait
LES APOLOGISTES DU LQXB BT SB8 DETRACTEURS. 110
aller le commerce. C'est là une vérité admige par tout le monde*. »
— J.-B* Say raconte à ce propos une anecdote. Quand il était au
aiUèg<*9 il sortait lé dimanche chez un oncle, bon vivant et philan*
thn^- Au desaert, après avoir vidé une vieille bouteille de vin,
il cassait les verres en disant : « Il faut bien que tout le monde
fire, » Ce propos fit réfléchir le jeune Say. Puisque mon onclet
se dit-il, veut faire vivre les ouvriers, pourquoi ne brise- tr il pas
en morceaux, et sa vaisselle, qui couvre la table, et son mobilier et
ses carreaux de vitre? il donnerait ainsi bien plus d'ouvrage encore.
A ce compte, en eiTet, quand Néron chantait en voyant brûler Rome,
il s*mspirait des vrais principes économiques. Un^ économiste du
temps de la restauration, défeoseur en titre du système protecteur,
ï. de Saint-Ghamant, suppose Paris détruit par un incendie. Connne
citoyen il le déplore, mais comme économiste il s'en réjouit. Il
trouve que c'est une excellente aiTaire pour le travail, auquel cela
Be^peot manquer de donner un élan extraordinaire. On arrive tout
natureUement à cette conclusion, quand on regarde, non au résultat
du travail, mais au travail en lui^-môme. C'est toujours du « sisy-
phisme, » comme le dit si bien Bastiat. A ce compte, l'économie
politique serait la science, non de la production, mais de la des-
truction de la richesse. 11 doit y avoir évidemment ici quelque grosse
erreur qu'il s'agit de démêler clairement et de réfuter.
Cest le cas de dire encore avec Bastiat : a II faut bien distinguer
ce qu'on voit de ce qu'on ne voit pas. » Ce qu'on voit c'est l'ou-
vrier remplaçant ce qui a été détruit; ce qu'on ne voit pas, c'est un
autre ouvrier qui eût fait l'objet qu'on aurait pu commander avec
l'argent payé maintenant au premier. Un proverbe anglais dit:
a C'est un mauvais vent qui n'apporte de bien à personne : II* s
an ill tvind tJiat blows no body any goodf » un autre dit encore :
« Every dark cloud has a sUver Une : Les nuages les plus sombres
ont leur bordure d'argent. » Sans doute quand l'oncle de Say cassait
SCS verres, il donnait de l'ouvrage à la fabrique de cristal qui lui en
fournissait d'autres. Mais s'il n'avait pas fait cette dépense, il aurait
pu adieter des chaises, une table ou d'autres verres plus fins, et
de cette façon il eût distribué autant de salaire et il aurait eu lui-
même plus d'objets. Son avoir et, par conséquent, celui du pays se
serait accra. On rebâtit à Paris les monumens brûlés en 1871; sans
contredit, beaucoup de métiers y sont occupés, mais avec les mil-
lions dépensés ainsi, on aurait pu construire d*autres monumens,
des écoles par exemple, ou un assez grand nombre de kilomètres de
voies ferrées. £n fin de compte, Paris eût conservé ses palais, et la
France eût eu en sus des locaux d'instruction ou des facilités de
transport qu'elle n'obtiendra qu'aa prix de nouveaux sacrifices.
Fort bien I insiate-tp-on, mais a^vcc vos belles théories^ venues en
120 RETUB DBS DEUX MONDES.
ligne droite du Portique, de la Thébaîde, ou môme du tonneau de
Diogëne» vous feriez mourir de faim une foule de commerçans et
d'artisans. Examinons l'objection sur le vif d*un exemple. Un riche
banquier consacre à des dîners, à des bals, à des fêtes de toute
espèce un million par an, et il entraîne ses invités à dépenser trois
ou quatre fois autant. Les marchandes de moJes, les tailleurs, les
confiseurs, les coiffeurs, les boutiques de comestibles, font des
affaires d'or. Le public est enchanté : « Le commerce va bien. »
Arrive un prédicateur imbu, non des théories relâchées de l'église
actuelle, mais de la sainte rigueur des anciens pères. Il tonne
contre le luxe. On l'écoute, on est touché, et chacun se réforme.
Plus de bals, plus de festins. Partout règne l'austérité; on se croi-
rait chez les quakers. Quel sera le résultat d'un si grand change-
ment? Apparemment le banquier et tout son monde ne vont pas jeter
leur argent dans la rivière. Qu'en feront-ils? Certes ils voudront
en tirer profit. Et comment? L'un améliore une terre longtemps
négligée : il plante, draine, ouvre des chemins et répare les
bâtimens. Un second agrandit sa fabrique, un troisième prend
des actions d'un chemin de fer et ainsi construit, pour sa part, quel-
ques mètres de la voie. En un mot, tous font travailler et d'une
façon utile et reproductive, puisqu'ils comptent retirer un intérêt
de leurs placemens. Le même nombre de millions est dépensé,
car on ne les enfouit plus en terre. Ils alimentent la même quantité
de travail et font vivre le même nombre d'ouvriers, seulement
ceux-ci sont occupés dans les campagnes, où on ne les voit pas,
et non plus dans les ateliers du coifl'eur, du confiseur et de la mar-
chande de modes, où on les avait sans cesse sous les yeux. Il y a
donc non suppression, mais déplacement d'occupation.
Maintenant voici où apparaît la différence pour l'enrichissement
du pays. Quand les bougies du bal sont éteintes chez notre am-
phitryon, que reste-t-il? Rien, si ce n'est souvent des vanités frois-
sées, des estomacs fatigués et des nerfs surexcités. Le capital social
a été doublement diminué en denrées et en forces humaines. Au
contraire, quand les travaux utiles, qui ont donné autant d'ouvrage,
sont terminés, il reste un champ drainé et mieux fumé qui portera
plus de blé, une forêt mieux plantée qui donnera plus de bois, une
nouvelle machine établie qui livrera plus d'objets fabriqués, un
nouveau tronçon de chemin de fer construit qui transportera à meil-
leur marché gens et marchandises. Le pays se sera enrichi tt il
produira davantage. Donc l'an prochain les ouvriers seront mieux
pourvus. Les denrées baisseront de prix, et pour mettre en œuvre
le capital accru, on demandera plus de bras, et ainsi le salaire
haussera. Des deux côtés ils profiteront.
Voici encore d'autres avantages* J'ai supposé que la même somme,
LES APOU^GISTbS DU LOXE ET SES DETRACTEURS. 121
détournée des dépenses de luxe vers les dépenses utiles, entretien-
dmit le même nombre de travailleurs dans les campagnes que dans
les villes. Hais elle y en fera vivre davantage, car, le salaire y étant
moÎDS élevé et la subsistance moins dispendieuse, avec le môme
argent on pourra payer plus d'ouvriers. En second lieu, la produc-
tion des objets nécessaires et utiles est bien plus stable que celle
des objets de luxe, parce qu'on se passe plus facilement de ces der-
niers qae des premiers. Qu'une crise politique ou économique ébranle
la confiance et ébrëche le revenu : c'est sur la satisfaction des
besoins factices que porteront d'abord les économies, laissant sans
occupation les ouvriers engagés dans les métiers de luxe. Nulle
part non plus les changemens de la mode n'occasionnent plus de
souffrances. J'ai sous mes yeux, dans nos campagnes des Flandres,
les enfanf^ et les jeunes filles qui font cette espèce de dentelles
qu'on appelle des valenciennes. La mode s'est tournée vers le
point de Bruxelles, d'AIençon ou de Venise, et les voilà réduites à un
salaire très insuffisant et par suite à souffrir de la faim. Rien n'est
plus triste que de voir le caprice de quelque couturière en renom
venir briser ainsi le fuseau en ces doigts si délicats, si adroits et
si dilîgens. Ainsi le luxi, qui arrête la formation du capital procure
également moins de travail et une occupation plus irrégulière que
les consommations utiles.
Tout au moins, dira<t-on encore, il fait circuler l'argent. Autre
i)on-6ens. Cette circulation en elle-même n'a rien de profitable.
Nulle part l'argent ne circule plus activement que sur le tapis vert
de la roulette. Les uns perdent, les autres gagnent des millions ;
mais où est le profit pour le pays? A moins qu'on ne l'enterre dans
une vieille marmite, l'argent circule toujours : ce qu'il importe de
voir, c'est si, en passant de main en main, il a commandé des amé-
liorations permanentes et satisfait aux vrais besoins de l'homme, ou
si, au contraire, il a donné naissance à cette foule d'inutilités que
réclament la sensualité, l'ostentation et la frivolité.
On tire un feu d'artifice de 200,000 francs : le philosophe, le
théologien et l'économiste désapprouvent. Au contraire, les badauds
applaudissent : l'argent ne reste-t-il pas dans le pays ? Nouvelle
sottise. Sans doute l'argent reste, mais la richesse que ce numé-
raire représentait a disparu. Il y avait dans le pays deux capitaux,
Tan en monnaie, l'autre en poudre qui pouvait servir à extraire
du sol la houille et les minerais ou à percer les montagnes et les
isthmes, pour donner passage aux navires et aux locomotives. Le
feu d'artifice est tiré, U ne reste plus que la monnaie. Le second
capital s'en est allé en fumée. Consommer est toujours détruire.
Ce qu'il importe de voir, c'est si cette destruction a donné, comme
compensation, satisfaction à des besoins réels ou créé quelque
122 RETCE DES DEUX MONDES.
nouveau moyen de production. Toute consommation est au fond
un troc« Vous livrez une valeur existante : que recevrez-vous en
édiange ? De quoi fortifier le corps et élever Tâmo 7 Bonne affaire.
De quoi surexciter Torgueil et la vanité, c'est-à-dire pire que le
néant ? Mauvaise affaire.
De ce qui précède, il résulte que Tétat fait une chose insensée et
coupable, quand il pousse par « des frais de représentation » ses
fonctionnaires à donner l'exemple du luxe; car il met obstacle à
l'accroissement du capital, par suite à l'essor de l'industrie et à la
hausse des salaires. Il est désirable au contraire que ceux qui
représentent les pouvoirs publics mènent une vie simple et même
austère. A cet effet, dans les démocraties, comme en Suisse et aux
états-Unis, la différence entre les traitemens est moins grande que
chez nous. Les emplois inférieurs sont mieux rétribués et les supé-
rieurs le sont moins. Les subsides que les villes accordent aux
théâtres méritent toute la désapprobation que les économistes ne
leur ont pas épargnée. J'admets les plus larges dépenses pour répan-
dre les lumières, les saines notions de morale, ou le goût du beau.
Hais qui oserait dire que la scène actuelle, sauf au Théâtre-Fran-
çais, contribue à former le goût ou à élever l'âme? Gomme le dit
Rousseau dans sa Lettre à d'Alembert sur les théâtres, l'argent du
public est employé à ouvrir des foyers de mauvaises mœurs et une
école de mauvais exemples. Est-il juste que le pauvre paie les plai-
sirs du riche et qu'on impose des contributions pour assurer aux
abonnés leur loge & moitié prix? Trop souvent, au lieu d'un sub-
side, ce qu'il faudrait, c'est la répression judiciaire pour outrage à
la moralité publique. Ici encore, on invoque d'ordinaire l'argument
que les représentations théâtrales a font circuler l'argent et aller le
commerce. » Nous avons vu ce que ces prétextes contiennent de per-
nicieuses erreurs.
Ce sont ces idées, dont l'analyse économique n'avait pas encore
dévoilé l'absurdité, qui expliquent les contradictions des écrivains
du xviir siècle à ce sujet. En maints passages, Voltaire blâme le
luxe, mais inspiré par une apologie alors célèbre du luxe, la fable
des Abeilles y il en fait l'éloge dans le Mondain et dans plus d'un
autre écrit. Les incohérences et les hésitations sont encore plus
frappantes chez Montesquieu, car il avait pénétré au fond même du
sujet. Il voit clairement que le luxe est une cause de démoralisation
et de décadence, et cependant il est arrêté dans ses condanmations,
parce qu'il croit, avec tout son siècle, que le luxe est une source de
richesse. C'est ainsi qu'il dit : « Les modes sont un objet impor-
tant. A force de se rendre l'esprit frivole, on augmente sans cesse
les branches de son commerce. » Voltaire, dans la défense du ildn-
daifiy reproduit la même idée :
LES AP0L0G16TB«^ DU LUXE ET SES DÉTBACTECRS. 128
Sachez snrioat que le luxe enrichit
Un grand état ^Û en perd an petit.
Le paaTie y yit des vanités des grtiids.
Rousseau lui-même croit que « le luxe peut èlre nécessaire pour
deauer du ]>ain aux pauvres. » Il ajoute, il est vrai : u Hais s'il n'y
&TOi point de luxe, il n'y aurait point de pauvres. » Ce qu'il &u^
dr»t surtout extirper de l'opinion, c'est cette erreur fondamentale
de croire que L* luxe est économiquement utile parce qu'il alimente
ie tntf ail. Ce qu'on devrwt bien comprendre, c'est que Tostentar-
tioo, roishreté et la débauche gaspillent les ressources qu'on pour-
rait si avantageusement utiliser ailleurs. Ce n'est pas de sitôt que
ia morale fera respecter ses prescriptions; mais que du moins -oa
ne s'imagine plus qu'en dévorant le capital dans sa source, c'est-à-
dire &k coupant le blé en herbe, on rende service à ses sembla-
bles;
Le troisiôme côté par lequel on peut considérer le luxe, c'est te
côté juridique. On peut se demander, en effet, si le luxe est compar
tible afec le droit et avec la justice. La tradition chrétienne tout
entière r^nd négativement. Que de passages de l'Évangile à citer
en ce sens! Lazare est reçu dans le sein d'Abraham, tandis que le
Riche est précipité dans la géhenne. Il est plus facile de faire passer
no chameau, — ou un câble de poils de chameau, — par le trou d'une
aiguille qu'à un riche d'entrer dans le ciel. « Malheur à vous,
riches, car vous trouvez votre félicité sur la terre 1 » Le luxe, qui
fât remploi égoïste et déréglé de la richesse, est donc absolument
condamné par la morale chrétienne. Les pères de l'église admettent
une sorte d'égalité dedroit. Ceux qui ont du superflu ne peuvent légir
timanent en disposer pour eux-mêmes. Ils doivent le partager avec
ceux qui manquent du nécessaire. Comme le dit Salvîen, le riche n. est
que Téconome du pauvre. M. Baudrillart cite un passage du sermon
de Bourdaloue sur l'aumône, où cette doctrine se trouve exposée
tfec une grande précision : « Selon la loi de nature, dit l'orateur,
tous les biens devaient être communs. Gomme tous les hommes
sont également hommes, l'un par luinmème et, de son fonds, n a
pis de droits mieux établis que ceux de l'autre, ni plus étendus.
Ainsi il paraissait naturel que Dieu leur attribuât les biens de la
terre pour en recueillir les fruits, chacun selon ses nécessités pnô-
sentes.,. Quand le riche fait l'aumône, qu'il ne se flatte pas en cela
de libéralité, car cette aumône, c'est une sorte de dette dont il s'ao-
quitte^ c'est la légitime du pauvre qu'il ne peut refuser sans injus-
tice. » ^ l'inégalité et au luxe qui en est la conséquence, l'église
n'a indiqué qu'un remède : l'aumône et toujours l'aumône. Mais
12& REYUB DES DEUX MONDBSt
que reste-t-il à faire quand l'économie politique, appuyée sur les
faits, démontre que Taumône engendre Toisiveté, la mendicité,
rinertie, l'abaissement des caractères et qu'en dernière analyse
elle est une iniquité, puisqu'elle est prélevée, d'une façon ou d'une
autre, par la rente ou par l'impôt, sur ceux qui travaillent au pro-
fit de ceux qui ne travaillent pas? Montesquieu admet, comme
Bourdaloue, que « les richesses particulières n'ont augmenté
que parce qu'elles ont ôté à une partie des citoyens le nécessaire
physique; il faut donc qu'il leur soit restitué. » Kl comment? Par
les dépenses des riches, que le gouvernement imposera si c'est
nécessaire. La solution du grand écrivain politique est pire encore
que celle du grand orateur de la chaire. Le vrai remède a été entrevu
et poursuivi par la révolution française et par les auteurs de
notre code civil, seulement avec trop peu de logique peut-^étre.
Il consiste à appeler à la propriété le plus grand nombre possible
de citoyens. Faites que chacun ait une parcelle de terre, une action
ou une obligation industrielle, en un mot un petit capital, démo-
cratisez la propriété, et alors, chacun jouissant du produit intégral
de son travail, ce luxe inique, que condamne l'économie politique
non moins que le chrisdanisme et qui est l'inévitable résultat de
l'extrême inégalité, disparaîtra, et si les progrès de la mécanique
permettent de multiplier et de raffiner les produits, ils seront mis
du moins à la portée de tous. C'est le spectacle que nous offrent
déjà les pays où les lois civiles et les usurpations de la féodalité et
de la royauté n'ont pas détruit le régioje agraire et les formes de
la propriété des temps primitifs.
Voltaire, qui a dit, à propos du luxe, beaucoup d'absurdités,
cooune la plupart des écrivains de son temps, a cependant, à ce
sujet, un passage très sensé dans son Dictionnaire philosophique .*
« Si Ton entend par luxe tout ce qui est au-delà du nécessaire, le
luxe est une suite naturelle des progrès de l'espèce humaine, et
pour raisonner conséquemment, tout ennemi du luxe doit croire,
avec Rousseau, que l'état de bonheur et de vertu pour l'homme
est celui, non de sauvage, mais d'orang-outang. On sent qu'il
serait absurde de regarder comme un mal des commodités dont
tous les hommes jouiraient; aussi ne donne-t-on, en général, le
nom de luxe qu'aux superfluités dont un petit nombre d'individus
seulement peuvent jouir. Dans ce sens, le luxe est une suite néces-
saire de la propriété, sans laquelle aucune société ne peut subsis-
ter, et d'une grande inégalité entre les fortunes, qui est la consé-
quence, non du droit de propriété, mais des mauvaises lois. Ce
sont donc les mauvaises lois qui font naître le luxe, et ce sont les
bonnes lois qui peuvent le détruke. Les moralistes doivent adres-
ser leurs sermons aux législateurs, et non aux particuliers, parce
LES APOLOGISTES DU LUXE ET SES DÉTRACTEURS. 1?5
qu'il est dans Tordre des choses possibles qu'un homme vertueux
etéclûré ait le pouvoir de faire des lois raisonnables, et qu'il n'est
pas dans la nature humaine que tous les riches d'un pays renon-
cent, par vertu, à se procurer à prix d'argent des jouissances de
plaisir ou de vanité. »
IV.
11 n'y a, à mon avis, qu'un seul genre de luxe qui soit justifiable,
c'est le luxe public, à la condition toutefois qu'il soit bien entendu.
M. Baadhllart a écrit, à ce sujet, des pages excellentes. En voici un
passage : « Tantôt il invite la masse à jouir de certains agrémens,
comme les jardins publics, les fontaines ou le théâtre. Tantôt il
ouvre les trésors du beau aux multitudes sevrées de la possession
des œuvres de la statuaire et de la peinture. Il a, pour l'art, des
musées, comme il a des bibliothèques pour les sciences et les let-
tres, et des expositions pour l'industrie. Sous toutes les formes
enfin ce luxe collectif, s'il est bien dirigé, profite à tous. Il élève
le niveau et féconde le génie de l'industrie. Ce luxé, en outre, a
un mérite éminent, il ôte au faste ce qu'il a, chez les simples par-
ticuliers, d'égoïste et de solitaire. Il met à la portée de la foule des
biens dont le riche seul jouit habituellement ou ne fait jouir mo-
mentanément qu'un petit nombre de personnes. » Le chapitre
qui termine l'ouvrage et qui examine les réformes à introduire
dans le luxe public renferme les vues les plus justes et les
plus utiles. Plus la société devient démocratique, plus l'état est
justifié d'intervenir dan.s l'encouragement accordé au grand art, ce
qui est le seul luxe qu'il peut se permettre. A Athènes, sous Péri-
dès, les deux tiers du revenu étaient consacrés aux monumens
publics. Pindare dit, dans la 1^ olympiade : « Le jour où les Rho-
diens élevèrent un autel à Minerve, il tomba sur l'Ile une pluie
d'or. » La pluie d'or qui tombe sur le peuple quand on encourage,
comme il le faut, les lettres et les beaux-arts, c'est celle des jouis-
sances pures et désintéressées. M. Félix Ravaisson dit très bien,
quand il parle de VArt dans r école (1) : « Si l'éducation doit
<f abord procéder par réalités et images, c'est pour s'en servir
comme de véhicules, afin de s'élever à ce que l'intellectuel a de
plus sublime. » Le mauvais superflu et les consommations gros-
sières et dégradantes tiendraient-ils autant de place si les masses
« étaient instruites, fût-ce dans une faible mesure, à se plaire dans
cette sorte de divine et salutaire ivresse que procurent, par l'ouïe
oa par la vue, les proportions et les harmonies? L'homme du
(1) DietiontHMirê de pédagogie et d^instrvction primaire.
126 BKYUE DBS DBDX MONDES*
peuple, SOT lequel pèse d'un poids^ si lourd la fatalké matérielle,
ne trouverait-il pas le meilleur allégement à sa dure condition si
ses yeux étaient ouverts à ce que Léonard de Vinci appelle la bel-
lezza del mondo^ s'il était préparé ainsi à jouir, lui aussi^ de ces
splendeurs que l'on voit répandues sur tout ce vaste monde, et
qui, devenues sensibles au cœur, comme s'exprime Pascal, adou-
cissent ses tristesses et lui donnent le pressentiment et Tavant-goût
de meilleures destinées » Il y aurait un livre à faire sur cette ques-
tion qui touche à tant d'intérêts différens. Je n'insisterai donc pas
en ce moment; je me rallie complètement aux conclusions de
M. Baudrillart sur ce pcHot, et je crois que les administrateura de
l'état ou de la commune trouveront dans son livre plus d'un bon
conseil. '
Il me reste encore à dire quelques mots du luxe dans ses rapports
avec les formes du gouvernement. Le sujet est vaste ; je ne pois
que l'effleurer» M. Baudrillart y a consacré un chapitre où il dit des
choses profondes et vraies. Hais, ici encore, je suis tenté d'être un
peu plus ((rigoriste» que lui. Il semble admettre pour la monar-
chie la nécessité d'un certain luxe. « On ne saurait affirmer, dit-
il, qu'elle repousse tout éclat extérieur. Il y en a une part qu'exige
toute institution monarchique. » Ailleurs il croit que Montesquieu
n'écrirait plus ceci : « Dans les républiques où les richesses sont
également partagées, il ne peut point y avoir de luxe, attendu que,
cette égalité de distribution faisant l'excellence d'une république,
moins il y a de luxe dans cette r^ublique, plus elle est par-
faite. Dana les républiques où l'égalité n'est pas tout à fait per-
due, l'esprit de commerce^ de travail et de vertu fait que chacun y
|)eut vivre de son propre bien et que, par conséquent, il y a peu
de luxe. » Je pense, au contraire, que Montesquieu trouverait,
dans le spectacle du monde actuel, bien des raisons pour ne point
changer d'opinion. Il ne faut de luxe ni dans une république, ni
dans une monarchie. « Il s'agit de l'humanité telle qu'elle est, et
non de la nature humaine telle qu'elle pourrait être, » dit. M. Bau-
drillart. Sans doute, il faut partir de ce qui existe ; mais dans les
sciences morales on doit certainement chercher ce qui peut être*
et surtout ce qui doit être. On poursuit un idéal; les éeonoHÛates,
à mon avis, l'ont trop oublié.
Autrefois le faste des rois pouvait être utile, non aux. peuples,
mais au maintien de la royauté, parce que, comme les pompes du
culte, il inspirait à la foule une sorte de vénération superstitieuse.
Le souverain, dans l'éclat de» magoificmces qui environnaient le
trône, apparaissait comme un dieu tout-puissant. Le luxe était une
des bases du pouvoir. Aujourd'hui ces splendeurs n'en imposent
plus : elles irritent ; les réponses des récens régicides de Berlin ,
LES APOLOGMTfiS 0t lXiX% fit SK8 DBTRACTBUBS. 127
de Madrid et de Naples le prouvent. « Pourqmoi avez-voM youlu
met le roi? demandent -on à Passanante. — Parce qa'û eat,
répond-il, le chef des spoliateurs do peuple que les contributions
réduisent à la misère. Je n'ai aucune haine contre le roi Humbert,
qui est bon et dévoué. » Montesquieu pense qu'il faut à la monar*
diie le luxe et la corruption afin que le peuple ne regrette pas la
liberté. Les rots actuels comprennent que le dévouaient à la
chose publique et la simplicité de la vie sont les meilleurs titres à
Timour de leur pays. Le roi Humbert, comme son père Victor-
Emmanuel, soldat et chasseur, a horreur du faste et de la repré*
sentation. Tandis que partout, à Vienne, s'élèvent sur le Ring
de superbes palais, l'empereur d'Autriche continue à habiter le
vieux burg de ses ancêtres, et il a bien raison de n'en pas voo*
loir (fautre. Le roi Léopold de Belgique prend sur sa cassette de
quoi encourager généreusement les lettres, les arts, l'agriculture
et soutenir cette grande œuvre de philanthropie, la civilisation de
l'Afirique centrale. Ne reproche-t-on pas sottement à la reine Vic-
toria de donner l'exemple de l'économie? Le peuple pardonnerait
encore moins le luxe aux hauts dignitaires d'une république qu'aux
rds. Il etL serait choqué comme d'un scandale, car il y verrait l'os-
tentation d'un parvenu, dont le superflu serait pris sur son nécessaire.
One pernicieuse idée fl^est répandue, c'est que le bonheur consiste
dans l'opulence. C'est aux chefs d'un état républicain à montrer que
les plus hautes fonctions s'allient avec la plus grande simplicité et
qu'elles sont autre chose qu'un moyen de se procurer tous les
rafBnemens de la sensualité et de l'orgueil.
Montesquieu a eu raison de prétendre que la démocratie exclut
le luxe parce qu'elle ne comporte pas l'extrême inégalité. « Si,
<Bt-Q, dans un état les richesses sont également partagées, il n'y
tara point de luxe, car il n'est fondé que sur les commodités qu'on
se donne par le travail des autres. » — « L'histoire, dit très bien
M. Gourceîle-Seneuil, nous apprend assez que le luxe ne se déve-
loppe que chez ceux qui acquièrent la richesse sans travail, soit par
le jeu, soit par la guerre, soit par l'intrigue. » N'oublions pas que
toutes les démocraties antiques ont péri dans les luttes sociales. Le
même danger apparaît à nos yeux et éclate parfois en catastrophes
efiroyables. Éclairés par les faits, nul écrivain n'a mieux compris
qu'Aristote le formidable problème que soulève l'établissement d'un
r^me démocratique. Dans cet admirable livre, la Politique^ il
montre à la fois le péril et le remède. « L'inégalité, dit-il, est la
source de toutes les révolutions. » (Liv. v, ch. i.) « Les hommes,
^ux sous un rapport, ont voulu l'être en tout. Égaux en liberté,
ils ont voulu l'égalité absolue. Ne l'obtenant pas, on se persuade
128 UTUB D£8 DEUX MONDES.
qu'on est lésé dans ses droits et on s'insarge. » Le seul moyen de
prérenir les insurrections et les révolutions est, suivant lui, d'em-
pêcher une trop grande inégalité. « Faites, dit-il, que même le
pauvre ait un petit héritage. » Voilà précisément ce qu'a fait la
révolution française, et ce sont, en effet, les petits héritages et
les n ruraux » qui, à deux reprises, ont sauvé l'ordre établi.
Il faut continuer à agir dans le même sens. La propriété démo-
cratisée est la seule base solide de la démocratie. Quand tout père
de famille sera devenu propriétaire d'un petit champ, d'une maison,
d'une action, d'une obligation, d'un titre de rente, il n'y aura plus
de révolutions sociales à craindre. Il faut donc inculquer aux classes
laborieuses, dès l'enfance et dans l'école, la connaissance et l'ha-
bitude de l'épargne, rendre aussi facile que possible l'acquisi-
tion de la propriété, changer toute loi qui aurait pour effet de la
concentrer en quelques mains et au contraire adopter toutes celles
qui y appelleront le plus grand nombre. Quant aux classes aisées,
leur devoir est de favoriser ce mouvement émancipateur. L'applica-
tion au travail, l'amour des champs, la simplicité de la vie, la haute
culture morale et intellectuelle, tels sont les exemples qu'il faut pré-
senter aux yeux du peuple. Le christianisme avait raison : Richesse
oblige. Ceux qui disposentduproduitnetdupays doivent employer
leur superflu, non à rafGner les jouissances matérielles ou à surex-
citer les malsaines satisfactions de la vanité et de l'orgueil, mais à
des œuvres d'utilité générale, comme le font déjà plus d'un citoyen
américain et plus d'un souverain européen. L'Évangile a apporté le
salut, même en ce monde. Les démocraties antiques ont péri dans la
corruption et dans les guerres civiles parce que, fondées sur l'es-
clavage, elles n'ont pas su organiser la justice. La démocratie mo-
derne échappera à ces périls, si elle parvient à réaliser l'idéal pro-
posé par le Christ et dont la cène des premiers temps était l'image,
c'est-à-dire la vraie fraternité humaine. Voltaire avait raison : ce
qui fera disparaître le luxe, ce ne sont ni les sermons des prédica-
teurs, ni les raisonnemens des économistes, mais le progrès lent et
continu des institutions et des lois.
Emile de Liveleye.
LE
CHEVALIER TRUMEAU
Ced est un pastiché, une sorte de curiosité archéologique, fragment â^étude d^un
tUdIre aujourd'hui presque ignoré, La Comédie italienne vaut pourtant mieux que
PoM. Elle compte parmi ses auteurs : Marivaux, Regnard, Le Sage. La caution est
beurgeoise^ pour parler comme elle. Ce qui la caractérise et ce que je me suis efforcé
limiter, ^est un style à la fois finjusqu^d la préciosité et franc jusqu'd la crudité au
senàce dune gaité absolument sincère. Le rire assainit le mot. D'aillewSy ce n*est pas
Umei quenos pères disaient qui est à craindre, c'est celui que nous savons si bien ne
909 dire, et je doute que notre pudeur vaille leur honnêteté.
PERSONNAGES :
ISABBLLB. i MARTON.
Chaabre fin LooiB XIV, très élégante : toilette, canapé, fauteuils, meubles du temps,
cage àpemehe, pagode, porcelaines et, en général, tout ce qui à cette époque gar-
niiHÛt une Jolie chambre de jolie femme. Porte au fond, portes latérales. An moment
où la toile se lère, la porte du fond est refermée arec riolence par quelqu'un qui
nrL — Isabelle et Marton sont sur le tbé&tre. Marton, tenant diiférens objets de
toilette à la midn, et prèe d'une porte latérale, a Tair d'arriTer pour la An d'une
se&ne qui se termine. Isabelle, continuant une conversation, va rapidement k cette
porte du fond que l'on vient de fermer bruyamment, et, en (Usant une révérence
aigre-doiioe : /
ISABELLE.
Et moi bien aux regrets de dire : Non, mon père !
MABTONy de mèmt.
Non, monsieur! nous et lui ne ferons pas la paire,
VMÈ JUL — iwo. 9
190 BEYUB DES DEUX MONDES.
ISABELLE, de mèm«.
St, ne Tépousant point, j'entends ne point le Toir.
MARTON, de même.
Il n'aurait qu'à nous plaire, on ne peut pas savoir I
(On entend fermer la porte à clé.)
ISABELLE, avec indigsatiOD.
Ht VOUS pouvez fermer sur moi verrous et grille.
J'aimerais mieux mourir !..
MA.aXON, de même.
Et même rester fille I
Voilà pour en tâter un plaisant animal !
ISABELLE, défaillant atfr le canapé.
Ah ! Marton ! ih I Marton I
MAIdtXf 9 C0ttmt à la perte «et criaort par le trou de la cerrare.
Elle se trouve mal I
Ah ! père infortuné 1 déplorable Isabelle I
(Se retouraaat et arec calme à Isabelle, qui s'agite conYalsivement.)
Oh I ce n'est plus la peine, allez, mademoiselle.
Vous pouvez revenir à vous, il est parti.
(ébraalaat la porte.)
Et porte close ! Il faut en prendre son parti.
ISABELLE.
Ah ! ma pauvre Marton, il est impitoyable I
MARTON.
Ç&, maintenant que j'ai crié comme on l>eau 4iable,
éitofihmgî 4oBC pourquoi, car je criais d'instinct.
ISABELLE.
G'^st vrai^ tu n'étais pas près de moi ce matin
Et tu ne peux savoir à quel point s'exaspère
Sur sa fille, Martc^, l'autorité d'un père...
11 veut me marier, mon enfant.
]u^ue-là
Je ne saisis pas bien l'horrible de cela.
ISABEUE.
Quand je dis qu'il le veut, entends qu'il me l'ittpose»
LE CHEVAUBR TACMEAU. 181
MARTON.
Ouais I je vois renclouure, et c'est tout autre chose.
ISABELLE.
Et ce, sans consulter en rien mon sentiment :
Conçois-tu ? Je le veux ! Moi naturellement
J'ai dit...
MARTOTÏ.
Je ne veux pas.
ISABELLE.
Tu comprends r
MARTON.
Eh! madame,
Pour ne pas vous comprendre, il faut n'être pas femme.
ISABELLE.
Qu'est-ce à dire? Où va-t-il? Depuis quand jette-t-on
Des filles de ma sorte au nez des gens, Marton?
Et ce mari tout fait, le rustre I Est-ce l'usage
Qu'on s'épouse à tâtons, sans se voir au visage ?
Pour n'être pas coquette, encor veu^-on savoir
Le peu que sur un cœur nos yeux ont de pouvoiir.
Mus non : « Je veux ! je veux I » pas même : Je vwâ prie !
J'entends me marier et non qu'on me marie,
Si je le fais jamais I Car, malgré leurs sermens,
Les hommes ne sont bons qu'en qualité d'^amans,
Tant que leur espoir dure et nous fait adorables,
Mais en cessant d'aimer, ils cessent d'être aimables.
MARTON.
Gela vaut fait. Alors qu'ils ont touché le but...
Serviteur 1
ISABELLE.
Et voilà des attraits au rebut,
Sne femme essealde, ua homme atrabilaire,
A qui l'on ne plaît plus et qui défend' de^plaire^!
Que non, non I si tant est qu'on ait quelques appas
Pour un tel avenir je ne les garde pas...
Ni lui ni d'autres; tiens la chose pour certaine.
ICABTON*.
Eh I madame, il ne faut jamais dire : Fonlsine
«.•
132 RETUE DES DEUX MONDES.
ISABELLE.
Me prétendre infliger un mari de sa main !
MARTON.
Yoyez'vousle fantasque!
ISABELLE.
Et cela pas demain ;
II veut me l'amener « aujourd'hui, tout à l'heure!
Je suis outrée, et peu s'en faut que je ne pleure...
(Ayac QB gros soupir.)
Viens m'habiller, Marton.
MARTON.
Bravo! pour achever.
Madame, on ne sait pas ce qui peut arriver.
Toujours femme ou soldat doit être sous les armes.
D'ailleurs, la toilette est le respect de nos charmes.
(Isabelle s*Msied derant la glace et Marton commence à procéder
à sa toilette.)
ISABELLE.
Et sans entendre à rien, tu vois, dans la maison.
Pour vaincre mon refus on me tient en prison...
Cet époux-là promet. Suis-je assez malheureuse?
MARTON, tout en Tarrangeant.
Ah! çà, c'est donc un masque, une figure afireuse?
ISABELLE.
Qu'en saîs-je et que m'importe?
MARTON.
Eh! beaucoup, s'il vous platt.
Un bel homme,., c'est beau!
ISABELLE.
Qu'il soit beau, qu'il soit laid ,
Pour moi ce m'est tout un.
MARTON.
Pas pour moi, malepeste!
S'il est beau! c'est toujours ça de pris... sur le reste.
Je Taurais voulu voir avant de dire non...
Quoi! vous n'en savez rien?
LE GU£YALI£R TRUMEAU. 133
ISABELLE.
Rien.
MARTON.
Pas même son nom?
ISABELLE, dédaigneoiemeiit.
Trumeau.
MARTONy avec éclat.
Le chevalier I.. Mardi! sans honte aucune,
Moi je Tépouserais... et plutôt deux fois qu'une.
ISABELLE.
Tu le connais?
MARTON.
Trumeau ! vous avez du bonheur I
Certes je le connais, — en tout bien tout honneur.
Et ne lui sais qu'un tort, mais qui me désespère,
C'est d'être un épouseux du cru de votre père.
ISABELLE.
Donne-moi donc le rouge.
MARTON.
A vous? avec ce teint?
On arrose les fleurs, est-ce que l'on les peint?..
Trumeau I ce mari-là me ferait plus envie
Pour huit jours seulement qu'un autre pour la vie.
U est charmant, madame, et jeune...
ISABELLE.
Ohl Marton, fi!
MARTON.
Écoutez donc! un jeune en fait plus de profit.
Ajoutes...
ISABELLE.
A ton sens, où mettre cette mouche?
MARTON.
Là, dans ce petit creux où Ton mettrait la bouche.
Ajoutez qu'étant riche, il est du genre amant
Qu'on prend plus qu'on ne jette assez communément.
ISA BEVUE DES DEUX MONDES*
I6ABE1XE.
Attache donc mon corp&««. Que me fait qu'il soit riche?
HARTON, U ragftvdAnt dicoUetée.
Hélas 1 peut-on laisser tant de bon bien en friche I
ISABEUJË» la lepouisant donoenent*
Làl làl qu'elle est fâcheuse I as-tu fini ce jeu?
Tu bavardes trop fort et m'habilles trop peu.
Tai froid. •• Que ta façon de coiffer est maussade I
Quel air ont mes rayons? et cette palissade?
Que regardes^tu là?... Fini& dciic, une fois l
MARTON.
Ah 1 si le chevalier voyait ce que je vois,
Il en voudrait casser, c'est moi qui vous le jure,
Fût-ce en dépit de vous, et tiendrait la gageure I.»
Quelle moisson de Ks I c'en est impertinent.
ISABELLE.
Hais, Marton, veux-tu bien te taire maintenant I.«
C'est à faire rougir, si femme qu'on puisse être.
MARTON.
Et ce bras! et ce pied! qui se cache, le traître!
Mule jamais prit-elle un plus joli peton?
Le mignon ! quel amour I
ISABELLE.
Es-ta folle, Marton I
UARTON, l'amènent devant la glikce.
Non, mais de bonne foi, voyons, mademoiselle.
Là, pour monter en graine étes-vous pas trop belle?
ISABELLE, .se tournant Teri elle.
Toi-même, tu n'es pas sans beauté, le sais-tu?
MARTON.
Oui, madame, et c'est bien gênant... pour la vertu.
ISABELLE.
Hain blanche, teint fleuri, jambe belle... un peu forte.
MARTON.
Gomme doivent l'avoir ks filles de ma sorte.
Ha jambe n'est pas mal, mais la v^tre est bien mieux.
LE CHEYALIBE TRUMEAU. 195
ISABELLE.
Tu trouye3?
(Begardant .Marton. )
Le plus beau de toi, ce sont les yeux,
Ib sont, à dire vrai, d'un éclat incroyable.
-MARTOIV.
Et ces pauvres enfans, les vôtres, font le diable l
ISABELLE.
Flatteuse I Ils seront mis trop tôt à la raison
Sous Taffiront qu'on leur fait!.. Me tenir en prisent
Yit-on jamais forcer et contraindre une femme
Avec un procédé plas brutal?
MABTON.
«
%h I madame
Avec tous ces grands mots tristes comme «des vers,
Pourquoi vous mettre ainsi la cervelle à l'envers 7
Pour Dieu 1 plantez-moi là vos airs de tragédies
Étes-vous si malade? Oyons vos maladies :
Yotre frère est un sot, votre père un crésus.
Vous êtes belle et nette et dedans et dessus ;
Pour avoir un mari vous h*avez rien qu'à dire.
Le reste à l'avenant et ce n'est pas du pire :
Chaque jour chaque habit, je dis des plus coquets,
St des maîtres de tout et quatre grands laquais
A votre queuel Erïfin, pour vous finir de peindre
Seize ans! aht jarnidieul "voilà bien de quoi geindre.
JaABELU,
Hais tu jures, Uarton?
la&iOM.
Si j'avais seulement.
Le quart d*un pareil père et d'un pareil amant.
Je me tiendrais pour folle, avec si bonne chose,
Si les fleurs de ma joue en perdaient une rose,
Et je soupirerais, mardi I d'un autre ton.
ISABELLE.
Encore» s'il était de qualité, Marton I
MARTON.
Ouais I voilà donc l'endroit où notre bât nous blesse I
Mais il est chevalier, ètes-vous de noblesse?
130 afiTUS DES DEUX MONDES.
ISABELLE.
Mon père a nom Balourd.
MARTON.
Et vous y tenez?
ISABELLE.
Non.
MARTON.
Eh bien! mariez-vous, vous changerez de nom...
Trumeau me plaît.
ISABELLE.
Toujours! ahl la fâcheuse affaire,
Mon enfant I
MARTON.
Prenez-le, croyez-moi.
ISABELLE.
Pourquoi faire?
MARTON.
Pourquoi ? parce que Thomme est notre lot commun.
Parce qu'il faut toujours en aimer... au moins un!
ISABELLE.
Hais tu crois donc que l'homme est un mal nécessaire?
MARTON.
Pour nécessaire, il l'est; pour un mal, — au contraire,
ISABELLE.
Alors, c'est donc un bien, mon enfant?
MARTON.
Il parait.
ISABELLE.
Marton, je veux te dire une chose en secret.
MARTON.
Bon celât
ISABELLE.
Tu seras muette?
LE GHEVAUER TRUMEAU. 137
MARTON.
Gomme vous même.
Pour sûr, on m*a dû faire en secret, tant je l'aime I
ISABELLE,
Sache donc qae jamais un homme ne m'a fait
Sentir,., ce que tu dis. .
MARTOX.
Quoi donc 7
ISABELLE.
Mais cet effet...
Ce... cette émotion... ce... je ne sais quoi...
MARTON.
Peste !
Du jargon précieux !..
ISABELLE.
Bon! tu m'entends de reste.
MARTON.
Quoi ! ni soins, ni soupirât, ni larcins à l'écart,
Rien ne vous a fait 7
ISABELLE.
Rien.
MARTON, montrant ton cœar, puii ta t4ta.
Là! ni là par hasard?
ISABELLE.
Rien! d'honneur I Et pourtant je m'y suis appliquée.
MARTON.
Il faut que tous ayez été mal attaquée.
Pour moi, quand on m'en conte au matin, ça me suit
Et tout le long du jour, et quelquefois la nuit.
ISABELLE.
Hais qu'est-ce que tu sens?
MARTON.
Dame !.. je sens l'envie
De revoir... de... je sens... Ëh! merci de ma vie!
138 BETVE DES DEUX MONDES*
Vous me feriez lâcher quelque bourde à la fin,
Madame, et m'est avis que yous jouez au fin.
ISABELLE.
Pour moi j'ai toujours cru que quand on se marie,
Cest bienséance pure.
HARTON.
Ouais!
ISABELLE.
Non, sans raillerie.
MARTON,
Tarare I
ISABELLE,
Je te jure...
MAmos.
Ah'I si le cheyalier
Yous priait bien I.«
ISABELLE*
Dût-il prier et suppKer
Jamais ton chevalier ne passera ma porte.
(sile va tir«r le Yerrou.)
MARTON..
Quelqu'autre alors?
ISABELLE*
Ni lui ni d'autres I.* Que m'impoctt!
Car je ne comprends rien à tout ce que j'entends
De cette belle flamme* ••
MARION»
Eh bren ! moi, jo prétends.
Que fille, en bon français, ne voulant pas dire arbre.
Vous êtes comme moi, — qui ne suis pas de marbre.
Et ne faites pas fi, plus que moi, d'un amant;
Qu'on yous épousera, comme moi, — congrûment;
Que yous le désirez comme je le désire,
Et plus que moi peut-être, — et ce n'est pas peu direl
LB CHSTALIEB TBTTlfEAU. 199
9
ISAUfiLLE.
Tiens poar certain qae non.
3CARTON.
Non?
ISABELLE.
Non, assurément.
Et si je TOUS prouvais le contraire 7
ISABELLE.
Et comment?
MARTON.
Bon I je yeux "vous prouver qu'en amour, — ou je meure» —
Vous êtes plus friande,., et cela tout à Tlieure.
(Bile Ta yen la coalisse*)
ISABELLE.
Toi, Marton?
ICARTON, retenant.
Et pas d'autre.
ISABELLE.
Et de quelle façon?
VAETON, allant 1 la coulisse et appelant.
C'est affaire à moi... ttorel allonsT Petit garçon I
La perruque et l'habit du iràre d'Isabelle i
Preste! avec le chapeau I (BaTennt.) Yaus nous la bâillez belle I
Ahl vous êtes de roche?
(sue isoxt.)
ISABELLE.
Où vas-tu?
MARTON, «ms la oooliMe, panant la Ute sm le' tkéàt^e.
Sarpejeu I
Madame, laissez faire et vous verres beau jeu.
ISABELLE.
Ehl quoi, tu veux?..
lilO REVUE DES DEOX MONDES.
MARTON, même jeu.
Je veux en tenter l'entreprise,
Il faut que vous ayez, vous dis-je, été mal prise.
ISABELLE.
Mais encore I
HARTON, même jeu.
Je veux vous en conter, c'est clair.
Vous verrez ce que c'est qu'un amant du bel air.
ISABELLE.
Es-tu badine I
MARTON, même Jea.
Allez I allez I si j'étais homme.
Je ferais le pendard... Vous riez?., c'est tout comme.
Vous n'y perdrez que peu.
ISABELLE, riant.
La folle est à lierl
Gomment te faudra-t-il appeler?
MARTON, dans la couliMe.
Chevalier I
ISABELLE.
Quoi! tu sauras l'intrigue et soutiendras la feinte?
MARTON, même jeu.
J'ai servi deux abbés,, n'ayez donc pas de crainte.
J'en ai de tous les tons : du tendre, du galant.
Du plaintif et du gai,., même de l'insolent...
Vous verrez si je sais jouer mon personnage.
Tenez-vous bien d'abord, car je vais faire ragel
ISABELLE.
La folfttrel.* Il en faut passer par où tu veux.
Mais que vas-tu donc faire enfin?
MARTON, même jea.
Pousser mes feux I
Tenez-vous bien, vous dis-je, et soyez-moi cruelle.
LE CUkVALlLR TRUMEAD. lÂl
1 8ABELLE , mélaacoliqneinent.
Au fait, quand je rirais un peu I
(bIIo •'intUlle pour la réceTOir, puis après on tempi.)
MARTONi entrant en caTalter, perruque, habit, teste, canons, dentelles, petite
épée, et lestement :
Parbleu I ma belle,
On a peine à vous voir.
ISABELLE, un peu interdite.
Gomment doncl.. Chevalier I.«
Abl Hartouy. tu me fais un effet singulier.
MARTON.
Votre âne de portier, hallebarde à la cuisse,
Pourrait le mieux du monde être pris pour un suisse.
Depuis une heure et plus, je croque le marmot.
Le butor!..
ISABEUE.
C'est qu'elle a Tair, le geste et le mot.
(sntrant dans son rdle.)
Ah ! chevalier, la feinte est bien imaginée.
Le'vrai, c'est qu'autre part, toute Taprès-dlnée
Vous avez coqueté... Voilà de nos amans!
MARTON, s'assejant â cdté d'IsabeUe.
Mon, d'honneur! Tenez-moi pour coquin si je mens...
Au fait, vous ai-je dit...
ISAJELLE.
Quoi donc?
MARTOTC.
Que je vous aime?
ISABELLE.
Vous êtes un badin.
MARTON.
Furieusement même.
ISABELLE, raillant.
Gela n'est pas encor parvenu jusqu'à moi*
MARTON.
Nous autres, gens de cour, sommes si fous, ma foi.
112 BEVCB DES KDX HONBBS*
Qu'il faut nous deviner.;., mm j'en tveux à ma bouche...
Gomment donci vous voilà d'un fleuri qui me toucha.
Fil ne regardez fpoiatil*. ^onl non! retoiumea^^vous I
Je suis du dernier laid. — Fil vous dis-je, entre nous^
Depuis taniôt deux noita j'ai pensé rendre l'âme.
MARTON.
Serait-ce point au -codior qu'est le nwlf Eh I madame.
Et quelgufi j)assioat.
GABELLE.
L'affreu mot que voilà !
De la passion, moil
MABIOlf^ w Imuii et d'm ttn tort maini,
Gachez-moi bien cela.
Mordieu! si j'avisais un rival par la chambre!..
(bU« fait 1« ge8t« de tirer «on épée et prend sa tabatière.)
Prenez-^VQus du tabac? Le mien fait honte A l'ambre.
ISUVELLE.
A moil.. Fil du tabac I
HARTDN.
Ceci pour vous prouver,
Qu'avec vous, je n'entends en rien me réserver...
A propos, chez Lami quand soupons-nous ensemble?
ISABELLE.
Ghevalier, vous perdez le respect, ce me semble?
Une fille de nom au cabaret, Thorreur I
MARTON.
Un cabaret l 'Lami? rayez-moi cette erreur 1
Ohl oh! c'est un traiteur de marque; il y fréquente
Des femmes, comme vous, de vertu... conséquente.
Et même des maris.
ISABELLE*
Quoi I des femmes, vraiment !
Vont avec leurs maris?..
MARTON.
Oh! non,., séparément.
(gIMs Tient tontes les d«in.)
Elle met à son rôle un esprit incroyablek
MâBTONi fm4onnajit.
Lai la! lai.. Yous savez le couplet impayable
Que j'ai fait là-dessus?
ISABELLE.
Se peut-il? un couplet I
Yous êtes donc poète?
KAITON.
Sa peuv quand il me plaît.
HABEUX.
récente.
a Quand l'aimar oheaii Laroi vous coiidiiira« BicifBdaifieSi
De son traître de vin gardez bien vos esprits,
Car le vin qu'y boivent les femmes
Porte à la tête des maris. »
(BU«s rient tontes )m deiz.)
ISABELLE, vmU,
CTest charmanti
IIABTON, riant.
Il ne s'en faut de guère.
ISABELLE, riant.
Charmant I.Hûs pourquoi faire une si rude guerre
A ces pauvres maris? Ce n'est pas généreux.
MARTON.
C'est que ces goulus-là n'en veulent que pour eux.
Mais ils ont beau gronder et faire bonne garde,
On croquera bien aile ou pied de la poularde.. •
Ceci, sans me compter* Bloi je n'ai d'appétit
Que de filles.
ISABELLE.
Ehl mais, c'est le meilleur parti.
MABTON, «'approchant d'eUa et attc doncenj^
Aussi, ma belle, aussi, jugez de mon ivresse
Si, pour moi, s'éveillait votre jeune tendresse I
Quel plaisir d'être ainsi l'objet de feux naissans!
1A& RSYUE OBS DEUX MONDES.
ISABELLE, coqaeUnt.
Gomment le dites-yous?
MARTON.
Mais,., comme je le sens.
ISABELLE.
Ha tendresse, je croisi assez peu vous importe.
MARTON.
Moi ! je mourrais pour vous, ou le diable m'emporte I
ISABELLE.
 d'autres! Aime-t-on les gens d'emblée ainsi?
MARTON, 8*approchant d'elle.
C'est la mode de cour et c'est la bonne aussi,
N'allez pas me traiter en courtaud de boutique.
ISABELLE, se défendant.
Mais vous ne manquez pas, que je vois, de pratique.
MARTON, la serrant de près.
Ne m'amusez donc point.
ISABELLE, A Ifarton qui a passé son bras autour de sa taille.
Que fait là cette main 7
MARTON.
Je cherche votre cœur.
ISABELLE, dénouant son bras.
Vous prenez un chemin !..
MARTON.
^ A quoi bon ces retards populaires, ma reine ?
De ce que vous valez n'ai-je pas l'âme pleine ?
ISABELLE.
Flatteur I par quel talent ai-je pu vous charmer?
MARTON, la pressant.
N'ayez pour tout talent que celui de m'aimer
Lt laissez à l'ardeur de ma reconnaissance...
ISABErXE, se défendant toujours.
Prouvez-moi son ardeur par son obéissance...
LE CHEYALIBR TRUMEAU. 1A5
JfARTONf de plnt en plus preisinte.
J'obéis à mon cœur, seul guide d'un amant.
(Bile l'embruse.)
ISABELLE, le Ie?aut, un peu effarouchée.
Monsieur le chevalier I.. Ahl MartonI mais vraiment!
Tu te d^uises trop I
( Maiton recommence. )
Harton I
MARTON, Jouant la patelon.
Je vous adore !
(La faisant rasseoir doucement.)
Croyez-moi I croyez-moi quand je vous dis encore
Que, selon votre arrêt, mon sort est, en ce jour,
De mourir de douleur ou de mourir d'amour.
ISABELLE, étonnée.
Quoil pour un peu, je pense, elle en viendrait aux larmes.
UARTON.
Hais nier mon amour serait nier vos charmes
Et vous ne feriez pas, belle, à votre beauté.
L'injure d'en avoir, fût-ce un instant, douté...
Parlez à votre tour, ô ma chère Isabelle,
Assurez qu'à mes vœux vous n'êtes pas rebelle...
Vous rougissez? Rougir, c'est bien répondre un ppu...
ISABELLE, émue.
Brisons làl*. Tiens, Marton, finis I cessons ce jeu.
HARTON, clignant de TcBil du côté du spectateur et parlant toujours plus
passionnément.
Dites-le-moi, ce mot où tout mon être aspire !
Et que, lorsque je souffre et lorsque je soupire
Vous aussi soupirez et souffrez comme moi.
ISABELLE.
Chevalier I.. Non, Marton,.. tu me gênes... tais-toi.
MABTOX.
Ahl de grâce, rompez ce silence farouche.
Qu'un regard de vos yeux, qu'un pli de votre bouche,
TOME XLIb — 18DU. 10
1A6 BSYUE ras nuoL uondcs.
Que le frémissement de votre douce
Suspende pour un temps ce supplice inhumain
Par l'espoir d'un retour qui double mon ivresse..!
(Isabelle songe.)
Ehl quoi, vous' vous taisez, 6' ma chère maltresse?
Ayez pitié* de iRcâ qui suis à! ves gênoai«»«
Je languis et je meurs, je meurs, enteodes-vorai
Car j'attends votre amour et votre amour se nomme
Ha vie I
ISABELLE, baûMnt la tète.
Hélas I Harton... pourquoi n'es-tu pas homme?
HARTON, éclatant de rire et se releyant.
Quand je vous le disais I.. Et ce n'est là qu'un jeul
Et si j'étais' un homme, alors jugez un peu!
Quel bien autre dégât j'eusse fkit dans la place I
ISABELLE, ayec confasion.
Hais c'est à n'oser plus te regarder en face.
MARTON.
Sentez-vous le possible à présent d'un époux?
(Brait de serrure. On frappe à la porte du fond.)
Le chevalier I.. Yoilà le pas!., le sautez- vous?
(Silence.)
Allons I
ISABELLE, arec on mupli.
Enfin I qu'il entre*!
MARtX>N, l'imitant.
Enfin!
(a part.)
Elle le saute I
fBBe ta* xent la porto.)
ISABELLE, arrêtant Harton par la main.
Ah! vilaine Harton, ce sera bien ta faute.
(if arton Ta tirer le Terroa de la porto da fond, i«i s'otiTre*. Jia telle tombe.)
Édocardi Pauxuion..
UiN
HOMME D'ÉTAT RUSSE
D*àV9ÂS Sa HBQRftMMMIDAlfU UXABWtE.
N. UILUTINE. LA RUSSIE ST LA POLaONE EN 1862 ET 1863.
Nous ayons laisse Nicolas Hiiatine en congé, occupé à reCadre,
sous un ciel plus clément, une santé ébranlée par les travaux et
les tracas de T émancipation des serfs, se consolant de sa disgrâce
e& contemplant de loin l'application de la grande réforme dont
Teiécution était confiée & d'autres mains, séjournant tour à tour en
Italie et en France* étudiant en curieux et en politique les hommes
et les choses, et de Paris comme de Rome, au milieu des distrac-
tioDS de la société ou des séductions de l'art, suivant d'un œil
inquiet les éi^énemens qui se déroulaient aux bords de la Neva et de
k Tistule. A une époque aussi troublée, alors que de tous côtés Ton
se plaignait^e la pénurie d'hommes, l'ancien adjoint du ministre de
llntérieur ne pouvait longtemps être abandonné aux douceurs
du repos. A Saint-Pétersbourg, de hautes amitiés travaillaient à lui
rouvrir les avenues du pouvoir, malgré les vieilles préventions d'une
partie de la noblesse et l'hostilité persistante de la cour. Les incerti-
tudes du gouvernement et la variété des influences en lutte au
Pabis d'hiver se manifestaient dans la diversité des offres d'emploi
faites à Nicolas Alexëiévitch. Au milieu de son séjour à l'étranger,
(1) Voyez la Ilevuê da 1" et du 13 rctol pe.
1A8 A£Ve£ D£8 D£D1 M0MJ>£8,
au printemps de l'année 1862, à la veille môme de l'envoi à Var-
sovie du marquis Wielopolski avec le grand-duc Constantin, on
proposait subitement à Nicolas Alezëiévitcb, rappelé à la hâte à
Pétersbourg, l'administration du royaume de Pologne, qu'on allait
se décider à confier au gentilhomme polonais. Avant de faire con-
naître cette brusque évolution du cabinet impérial, encore igno-
rée, croyons-nous, de l'histoire, il nous faut revenir un instant en
arrière pour montrer quelle était l'opinion de Nicolas Hilulioe sur
les diflScuItés intérieures de la Russie et en même temps expliquer
pour quelles raisons un esprit naturellement aussi résolu et aussi
entreprenant laissait voir tant de répugnance à reprendre un ser-
vice actif.
I.
C'était, avons-nous dit, des universités et de la jeunesse que
venaient au gouvernement ses premiers ennuis. Dans les gymnases
et les écoles, tenus sous le règne de Nicolas à une sorte de
diète ou d'abstinence intellectuelle, sévissait déjà le nihilisme
théorique, celui quMvan Tourguenef a personnifié en Bazarof, dans
l'une de ces œuvres qui font vivre pour les siècles toute une géné-
ration (i). Hilutine croyait que des améliorations dans tout l'en-
seignement étaient urgentes, qu'il fallait renoncer aux procédés
étroits et méticuleux de l'empereur Nicolas, qui traitait les sciences
et la littérature en suspectes. Le système en vigueur dans les uni-
versités blessait inutilement la jeunesse et ses maîtres avec elle.
Les restrictions de toute sorte et les petites vexations imposées sous
prétexte de discipline aux étudians les provoquaient à d'impru-
dentes^démarches. A Moscou, à Pétersbourg surtout, ils se permet-
taient de bruyantes démonstrations, moins dangereuses peut-être
que ridicules. Les ministres, effrayés de leur responsabilité durant
l'absence de l'empereur, alors à Livadia, déployaient pour la
répression une sévérité disproportionnée à la faute. Les manifesta-
tions de jeunes gens, protestant contre la gène des règlemens uni-
versitaires, étaient châtiées presque aussi durement que des con-
spirations politiques. En 1862, comme plus tard en 1878 et 1879,
les rigueurs excessives du pouvoir ne faisaient qu'irriter au lieu
d'apaiser. Des proclamations révolutionnaires étaient semées dans
les grandes villes et une sinistre épidémie d'incendies, attribués par
les uns aux révolutionnaires, par les autres aux Polonais, allait
bientôt jeter l'épouvante dans l'empire.
tt J'ai peine à penser quel sera notre hiver, mandait à Milutine
(1) Otsy i Diéti (Pères et Enfant).
UN HOUMB l/jBTAT RUSSE. 1A9
la granâe-du cbesse Hélène en quittant Bade pour rentrer en Rus-
sie par Stuttgart et Berlin (i). A Varsovie, les événemens ont usé
Lambert (2) et tué Gerstenszweig (3), qui s'est tiré deux coups de
pistolet. A Pétersbourg, on dit Poutiatine (A) rnis de côté et Igna-
tief (6) au moment de Tètre. L'empereur, d'après les nouvelles
qui m'arrivent, est fort mécontent des autorités dans l'affaire de
l'uDiversité et de la maladresse dont elles ont fait preuve. »
Le mécontentement du souverain n'était pas sans fondement.
Pour punir les étudians, on s'était attaqué aux études et à l'uni-
yersité même. Voici avec quelle amertume un des professeurs les
pios distingués de Pétersbourg décrivait à Milutîne les derniers
éyéDemens :
Lettre de M. K... à N. Milutîne.
« Saiot-Pétenbonrg, 27 octobre 1861.
« ... n faut avoir une foi robuste pour ne pas perdre tout espoir
en voyant ce qui se passe autour de nous. Ce qu'il y a de plus
clair pour ce qui me touche de près, c'est le meurtre de l'univer-
sité. Il serait trop long et trop pénible de vous raconter comment
deux êtres malfaisans, P... et S..., ont en quelques mois fait périr
une institution qui promettait tant, et d'où commençaient à sortir
des jeunes gens distingués. L'université de Pétersbourg n'existe
|)Iq8; trois cent cinquante personnes sont incarcérées aux forte-
resses de Pétersbourg et de Cronstadt, cent déportées sous escorte
ue gendarmes ; le reste est dispersé, ou bien les étudians n'ont
plus accès à l'université. Ces sadles où il y avait tant de vie, où
c'était une joie de faire son cours, sont vides. Et pourquoi tout cela?
il est épouvantable de penser que la main de ces. . • .
D a pas craint d'assassiner toute une génération... A présent, on
est en train de juger les étudians. Pour quel délit? On n'en sait
rien, quand ce qu'il faudrait mettre en jugement, ce serait le recto-
rat, et le ministère de l'instruction publique, et P... et S..., et sur-
tout le conseil suprême, qui a gouverné en l'absence de l'empereur.
(1) Lettre de Baden-Bftdeii du 14/36 octobre 1861.
CS) Le comte Lambert, vice-roi on gouverneur-général de Pologne.
(3) Le général Geretensiweig, gouverneur mUitaire, qui s'était brûlé la cervelle à la
«àte d'une altercation avec le comte Lambert, altercation provoquée par Toccupation
à main année de la cathédrale et l'incarcération d'un grand nombre de Polonais
anachés de force des égUaes.
(4j L'amiral Poutiatine, marin fait ministre de l'instruction publique.
(5) Le général Ignatief (père de l'anden ambassadeur à Constantinople), alors gou-
remeur-général de Saint-Pétersbourg.
160 RBTOB DES DEUX IfONOfiSt
J'espérais que sob retow chanigerait la imrclre ^e cette dmirde
affaire; mais je s«i8 encore déçu dans cet espoir. Si les détails
de cette histoire uaiversîtaîve voua intéressent, vous les Irourcrei
dans les journaux anglais, qui les «ont donnés d'une manière assez
ûdële. A. mes yeux, ee n'est pas l'affaire elle-même qui est an pre-
mier plan; maie cet épisode met on pleine lumière la difformité
{bezobrazié) de la sntuation générale. Jamais fanHon té n'avait encore
montré une telle mintelligenoe des aflanres, «ne telle pusillainimité,
une telle aibsence de tout autpe motif et de tmito autre notion de
gouvernement que la police extérieure...»
Ce violent désespoir, qui à distance semble 'ompreiot d'exagéra-
tion, s'explique par les faits, par l'émotion même des esprits, en
un moment d'irritation où les plus remarquables professeurs don-
naient leur démission. Une troupe d'étudians ou, comme le disait
un autre correspondant de Milutîne, une poignée de gamins désar-
més avait tenu pendant huit jours toute la capitale en émoi. Le
mécontentement des étudtans avait des causes futiles, aisées à évi-
ter avec un peu de prudence. Leur colère provenait de nouveaux
rëglemens universitaires qui, entre autres vexations, exigeaient que
les jeunes gens présentassent leurs papiers à Touverture des oours
d'automne. Cette exigence, que beaucoup des nouveaux venus ne
pouvdent remplir à temps, avait donné lieu aux premiers troubles
et à de tumultueux rassemblemens grossis comme d*habitude par
les désœuvrés et les curieux. Un jour il y eut dans la cour de l'uni-
versité, dont on avait fermé les portes, une scène de désordre toute
nouvelle en Russie et qui ne prit fin qu'à l'arrivée d'un des minis-
tres accompagné de soldats. L'un des correspondans de Milutine
lui décrivait ainsi cette scène de désordre (1) :
«... Des orateurs montés sur un tas de bois de chaufiage gesti-
culaient et péroraient en présence des curieux, de la foule et des
dames. 11 va sans dire qu'on a mis fin à ce tapage, mais non
sans lutte et sans beaucoup d'arrestations. Il y a plus de trois
cents étudians à la forteresse. Une enquête est ouverte pour l'exa-
men de l'affaire, msds elle est difficile à mener, ne fût-ce que faute
de témoins, car naturellenaent le public oisif a dispar :., et les étu-
dians non impliqués dans l'aQaire ne veulent pas porter témoi-
gnage contre leurs camarades. Quelle sera la fin de ces curieux et
tristes événemena? C'est Afficile à peévoir. Le pire de l'affaire,
c'est qu'on commence à n^y plus penser et à is'occuper d'autiis
chose. En attendant, l'université est en pleine désorganisation, les
étudians ne suivent plus leurs cours, plusieurs professeurs ont
présenté leur dénûssicn»*.
(i) Lettre de Saint-Pétersbourg dat^e du 28 novembre (10 décembre) 4861^ dont je
ne possède qu*unc traduction française.
UN HOMME d'état BOSftl. 1^1
• ••• Sans dont» U jeuDesse se livra à des faataisies blâmaUes
et ses prëteotions à un vole politique^ sont ridieules; bbms on la
ramënerait à la. raison, par un négîme sérieux, par des examens
sévère» qui mettraient Tétude et.y enseignement au premier plan.
Ce serait plus utile quer d'^ûgeir des* eer tificats et d'envofsr des
aides deaamp amedes soldata»«« Des pnofissfieiiflrs (ensés et raison-
■abkea Taoïènsraœnt bien vite kts jisuMes gêna ài la soumission U
De s'agit pas de faire-des phrases creuseai de Kbéralismtr banal, mais
de lesr faire coaiprendre que la route du* psognès n'est possâile
que souâ l'égider de la légalité. »
Ces idées étaient celles de^ Mikitine ; mais en présence d&Fespè&e
d'effarement de la aDciété et d'une, partie du gsuYeraenienti, 1 ne
se croyait pas en étai de les kàn prévaloir à pareille faeuneb. Aussi
ré»8taât*il à toutes les. instances d^ amis (p>i rengageaient à reM-
nir à Pétersbouiig, comme k toutes . Lea ofires d'empkâ, mettant, faute
d'autre argfument, sa saaté. en avant pOAir se donner le droit peu
reconnu' en Russie de repousser une. positioa officielle.
Kn fase des.nouveUesiqui lui parvenaient de Russie, devant le
déaarBOÎ trop yisibte dea esprits^ Nicoks Alezèiéviteh gardait son
saqg-froid, ne se* laissant troubler ni par les veUéités de réaction
de ceux qui redoutaient une révohâtion, ni pu* tes ifl>patiences de
ceux qui» sous prétexte de réforme, pr<éteDdAient tout bouleverser.
De Rome, où il s'initiait à la conaaissanca do l'antiquité, il traçait,
aa couranâ de la plume^ à k fin de Tannée 1861, un saisissant et
vivant tableau de la situation intérieure de son- pays, des différentes
tendances ou partis qui se le disputaient,, tableau qui, à près de
vingt ans de distance, reste encore admirable de sens, de vérité et de
prévoyance. U y signalait, en traits- d'une actualité trop persistante,
ce qui manquait à ce gouvernement,, matérielleinent si fort,. — la
force morale^
Lettre 4e N., MUutma au général
***
• ]lDiB% li/3S décembre 18Sf.
•••
Les dernières nouvelles de Russie, à cause même de leur
décousu, de leur obscurité, de lew nunque de précision, nepou-
vaieot pas ne point troubler la parfaite qjaiétude d'esprit dont sans
cela je jouirais ici avec, ime telle plénitude et un tel calme. La fer-
mentation chez vous est violente, plus violente qu'on n'aurait d& s'y
attendre; mais, je le confesse, je ne vois encore de danger nulle part,
si ce n'est dans l'inintelligence des hommes au pouvoir. Les velléités
d'agitation révolutionnaire seraient tout bonnement ridicules si
152 REVUE DES DEn MONDES.
elles ne dénotaient dans quel profond dédain la société tient la force
morale du gouvernement. Deux traits caractéristiques distinguent^
à ce qu'il me semble, notre opposition russe, qui en apparence a
envahi toute la société. En premier lieu, il ne se montre au dehors
que des opinions extrêmes; par analogie avec l'Occident, on pourrait,
si vous voulez, employer les expressions ai extrême droite et d'ex-
trime gauche ; en second lieu, les tendances libérales n'ont pas
encore revêtu de formes définies; tout cela est vague, confus, vacil-
lant et plein de contradictions. One telle opposition est im-
puissante au point de vue positif, mais elle peut incontestablement
devenir une force négative. Pour détourner ce danger, il serait
indispensable de former une opinion, ou, si vous voulez, un parti
du milieu (en langage parlementaire un centre)^ ce qui n'existe
pas chez nous, mais ce dont les élémens ne manqueraient certes
pas de se trouver. Le gouvernement seul peut le faire, et pour
lui-même ce serait la meilleure garantie. L'exemple de la Po-
logne démontre trop clairement quelle est la situation d'un gou-
vernement, alors même qu'il dispose de toute la force matérielle,
quand dans le pays ont disparu toutes traces d'un parti gouverne-
mental qui existait autrefois et qui par suite pourrait encore
exister. (Sous Catherine II et même sous Alexandre !•% il y avait
bien en Pologne un parti russe.)
« En Russie naturellement, il est centfeis plus facile d'attirer de
son côté la partie sérieuse de la société cultivée, en faisant à temps
des concessions opportunes, mais en les faisant au grand jour^
avec dignité, sans mortifiantes apologies et sans captieuses finesses
de chancellerie (i).
a En quoi devraient consister ces concessions? voilà la question
capitale. Selon moi, ce serait dans un large développement du prin-
cipe électif pour l'administration locale (en dehors des employés de
la police) et dans le doublement du budget de l'instruction pu-
blique. Selon toute vraisemblance, de pareilles réformes ne sau-
raient manquer de grouper autour du gouvernement les meilleurs
hommes du pays, ce qui relèverait sa force morale, rendrait les
partis extrêmes impuissans et donnerait à l'opposition actuelle son
véritable caractère d'insignifiance.
« Une seule et même pensée fatigue le cerveau ; et, faute ici de
données précises, on tombe involontairement dans les réOexions
générales. Je sais combien ils (2) doivent se montrer inutiles et
impuissans au milieu des préoccupations quotidiennes de la vie
(1) B€% kantseliarskikh ouhvok.
Ci) Les hommes au pouvoir.
UN HOMME d'État russe. 16 S
fn&qae. ]e sais que le personnel actuel de notre gouvernement
D*estpas de force à s'élever à la hauteur d'un programme rai-
sonné, fût-il rédigé par les sept sages de l'antiquité et fût-il com-
pris dans le cadre d'un petit carré de papier. Après deux mois de
méditation solitaire sur un sujet qui nous touche tous de si près, il
serait impossible de ne pas donner cours à ces infructueuses
rédeiions •
. . Pour moi, je viens enfin d' atteindre à cette vie modeste et pai-
sible dont j'ai longtemps rêvé ; et je le dis en toute franchise,
l'expérience des huit derniers mois, loin de rompre le charme de
ce Fève idéal, a encore accru mon dégoût pour ce qu'on appelle
chez nous la vie politique (1).
■ D'ailleurs des raisons de santé m'obligent au repos. . • •
t n est sans doute pénible d'abandonner sa part de travail en
QT) pareil moment, quand d'autres succombent sous le fardeau,
mais ma conscience n'a-t-elle pas de quoi se justifier? Peut-on
considérer comme exorbitans deux ans de repos après vingt-cinq
ans de travaux forcés (*2) 7 Y a-t-il un grand profit à attendre de
ma part de travail, là où le champ me reste libre à présent? Je le
dirai sans détour : s'il s'agissait de prendre part aux réforme» que
j'ai toujours rêvées, je serais prêt à sacrifier mes propres inclinations
et mes coupables préoccupations personnelles. Mais je suis con-
vaincu que cela est impossible dans l'état de choses actuel, et,
(piant à retourner à de nouvelles luttes, aux luttes dCautrefoîSy
non en champ découvert, mais en guise d'éclaireur isolé, je n'en ai
réellement plus la force. C'est pour cette raison principalement et
non pas par calcul d'ambition, que je considère comme décidément
impossible et inutile pour les affaires d'accepter n'importe quel rôle
secondaire, tel que celui d* adjoint ou autre semblable (S). Les fonc-
tions mêmes de ministre ne sont possibles, à mon avis, qu'avec la
pleine confiance de l'empereur. Aussi peut-on seulement accepter
d'être ministre, mais ne saurait-on d'aucune façon le solliciter.
Voilà ma pleine et sincère confession. *• • • »
On voit par cette lettre quelles étaient les idées de Hilutine sur
la situation de son pays et sur sa position personnelle. En lisant
ces lignes, il est difficile de ne pas sympathiser avec ce fier lan-
?«gô-
Quand il refusait de se rendre aux vœux des amis qui l'appelaient
à Pétersbourg pour coopérer à des réformes dont il sentait si bien
(1) K naehei tak naxyvaém&f poUtUch$9koï dUaUlnoMti.
{f) KatorcinOi raboty.
(3) TovariehUhf adjoint da ministre, foncUon qa*il ayait remplie près de LanskoT.
15A RETUE DE6 DEUX M0NBeS.
Turgence, Hihztine savait ce qu^il faisait. Il ne youlait pas, conuBe
il devsût finir par y être contraint, s'user en vains efforts et en
luttes inutiles ; s'il aeotaiit sa force, il prétendait ne pas la igaspiUer
sans profit pour le bien de sa patrie. Il croyait qu'il n'y avait rien
à faire pour luiii un instant où, selon la pittoresque et trop (expres-
sive image de son ami<7« Samarine, la -société et le (gouvemement
se débattaient tous deux dans une sorte de brouillard d'idées (i).
Ce n'étaient pas les offres officielles qui manquaient à Milutine.
En janvier 18Ô2, legrand-iduc Constantin, esprit éclairé et libéral,
qui appréciait hautement la (valeur de Nicolas Alexèiévitch, lui fai-
sait offrir, par l'entremise du ministre tle Tinstruotion publique,
M. G., d'entrer dans le comité récemment institmé pour l'oi^aoisa*
tion des paysans de la couronne (2). Auoune œuvre n'eût pu mieux
aller au talent et au cœur de Milutioe, passionnément soucieux des
intérêts du moujik et du peuple. £'e&t été une tâche analogue à
celle qu'il avait remplie a/vec tant d'éneigîe dans ks commissions
de rédaction pour l'affranchissement des senfs; mais il craignait d'y
rencontrer des 'obstacles, des seoffrances et des humiliations du
même genre, sans être également dédommagé par l'importance de
Tceuvre. Aussi déclinait^l les offres «du frôre de l'empereur, mettant
comme d'habitnde en avnnt sa fatigue «eatale et oerporeUe. £n
fait, oette santé qu'il vmi si peu méikagée au minieiëre de l'inté-
rieur, et dont il 'devait se montrer encore si prodigue, n'était guère
pour MUutine, malgré son trop réel besoin de repos, qu'un pré-
texte et l'occasion d'une ditfaite polie. Le vrai moiif <ie son refus,
si sérieuses -ou sédiiisantes «que fussent les propositions de ce genre,
venait tour^ui» rde oe qu'il savait les influenoes iiostiles à sou nom
prépondérantes à. la oouc, qu'il savait ne ipas posséder la première
condition du succès dans un gouvernement absolu : la conliAnce du
malttre. Ce doute, il l'exposait Luinnème, non sans une ipdnte d'«-
mère tristesse, dans sa réf)anae au ministre de l'insAraction publique
qui dans ceÉte aSaiie avait senvi d'intei-médiaire entre iegcand duc
etiMilutine.
LeUre confidentielle de N. Milutme à Jf« G,
«Parig, 7/19 féyner 1862.
« iDu reste, si ma pnésence i Pétersboiuffg l'hiver (prochain était
réellement indispensable ponr les .afiaires et s'il y avait .possibUiâé
(1) Lettre de G. Samarine, août 1862.
(2) Oa sait qu'en Russie les paguans ae.diviwBtteB deiiK «lassM principidea, pteifiie
égales en nombre, les anciens serfs ou paysans des propriétaiiiea et iei pi^rsaos
de la couronne on des .domaines.
DN HOMME Mi'eTAT RUSSE. 155
de retenir, je n'abuserais ceptainemADt pas d*un. congé illioïké.
Quant à partir eoFce moment pour la Russie», comme vous le sug-
gérex dans votre dernière lettre, ni wêa aanté ni mes afiiaires de
IkmiUe ne me le pmmetèent. •.•#•••
a ..• Et d'ailleurs, <(u'es^*Ge; qui m'attend auijoand'hui k Pétera-
bourg? Tout cela est encove trop pBU écliakci^Y art-iLsi longtemps
que ma participation aux aiiaire»Êlait eenaidérée comme suj^erflue,
comme nuisible mèoM 7 Sekm m» pnofonde Goaivictioa, mon con-
cours serait en tous cas inutile, si l'on n'a paa confiance en moi et
9 cette eonfianoe, au. hen d'ôtne anraobée par des prières^n'est pas
donnée sponlanément,. utotu propriûi
« Ceci m'amène au projet de me nommer membre, da grand
comité (1). L'initiative du grand-duc m'a profondément touché.
Ma reconnaissance n'est pas seulement of&cielle ; ne manquez pas
de la lui exprimer avec la sincérité avec laquelle je vous écris. Mais
je ne saurais à cet égard laisser oublier ce que je vous ai dit à vous
personnellement. Être membre de ce comité sans être en même
temps, comme tous les autres, membre du conseil de l'empire, me
mettrait dans une position exceptionnelle, non-seulement blessante
pour rauMMiF-propre, mais peu efficace pour la maccbe des affaires.
Quelle pourrait être l'inflaence d'un membre, placé dans, une situa-
tion aussi équivoque? — Et cela n'a-tHl pas déjà été mon lot, il y a
peu de temps encore,, dans mon Bioviciat d'adjoint du ministre,
après lequel oui ne n'a pae jugé digne de c(mGance (2)7 Au reste,
j'écris tout cela, pour votre édificatii»!. L'impmrtant pour moi serait
de passen dans le ressort du grand-duc^ d' étire affirancfai du servage
steatorial pour passer dans la catégorie des sénateurs temporai-
rament obligés (â). I>ans« ma lettre officielle^ JA demande ^'oa me
(i) Cftiviiy Komitêt, pour \&k vingt- milUony da payisans de U cftaromne, aônfli qnHl
ttt dit. plus htat.
(S) Oans an brooillon de cette lettPt, Iftilutina était encoraplus explicite. On y ren-
OMtre la variante suivante : « Je ne pais voas cacher que revenir de nouveau à une
position éqmvoquo me semble peu séduisant. Vous savez que je ne me sais jamsis
plaimi d* nmmitttttion qu*on m^ fait sabir pendant demrn ans dan» dev fonction» têm-
formru, po«r tesqpeUes'eisiaite es m'a Jugétedigne. Mada ce tnaiiemrait étninge/ne
{loavaîi manquer de me laisser an. peu d'.ftmei:tunau9. Est-ce q.u*il me serait encore
rbervé daas Taveoir de pareilles humiliations? Je sais pcét à les subir si le bien public
Tezige; mais je ne pais aller au-devant {naprachivatsa). Je ne mets pas de conditions
i na rentrée an service actifs j'accepterai tout ce qu*èn me désignera, pourvu qoe j'y
poisse travailler d*une manière efficace aux affaires des paysans. Seulement Je ne puis
pnsdpa det> fenctitma as twim» {kmntmUmnkikh) ; j?ai. pour ce genre d'emploi une
teUe répagoaaoa (pm to«t wat»! d» ce- genre: miest devenu, impossible, et sous oe4te
robriqne Je comprends tout emploi de McrMmn^ mna quaiqtce forme^ que* ce< soit. »
(3) Allnaion k la eonditimi des serft Umporairmiunt obUffis durant demi ans avant
<i*ètre déâniciyement émancipés.
156 BEVITB DE« DEUX MONDES.
confie quelque travail. Il m'est très pénible de toucher un traite-
ment sans rien faire, et je voudrais rendre service d'une façon
quelconque. Je serais pleinement heureux si l'on m'employait, princi-
palement pour les questions concernant Vorganisation administra-
tive des institutions locales. C'est une partie que je connab très
bien et où mon travail pourrait, je l'espère, être utile. »
En montrant peu d'empressement pour rentrer au service, Milu-
tine ne faisait que se conformer à l'avis des plus éclairés de ses
amis, tels que le généreux Samarine. La grande-duchesse Hélène,
qui , dans son désir de voir Milutine revenir aux affaires , paraît
avoir été d'abord d'un avis différent, s'y rallia bien vite elle-même,
comme on le voit par les trois ou quatre lettres suivantes
La grande-duchesse Hélène à iV. Uilutine.
« Saint-Pétersbourgy 26 Janvier/? février 1862 (i;.
a ... Au moment de recevoir cette lettre, vous aurez déjà reçu les
propositions du grand-duc Constantin, faites du consentement de
l'Empereur. Nous pensons tous qu'il ne faudrait pas prolonger votre
absence au-delà de l'été. Appelé par l'Empereur lui-même, il y
aurait de la mauvaise grâce à mettre un second hiver entre votre
rentrée au service eiiectif. Des questions très importantes seront
sur le tapis au mois de septembre, comme par exemple l'organisa-
tion provinciale qui s'élabore à présent. De plus, la coordination
des paysans des domaines avec le pologénié (statut d'émancipation)
doit se traiter et se décider vers cette époque, question grave par
rapport au rachat et où il y a divergences d'opinions entre le
grand-duc Constantin, Y. et Z. Tout cela est sérieux et s'attaque
aux fibres mêmes du pays. De plus, l'organisation des états provin-
ciaux avec représentation de la propriété foncière (soit de la
noblesse ou soit des paysans et des villes, etc.) préoccupe généra-
lement; faute de connaissance, elle se produit dans des propositions
informes qui nuisent à la cause et lui font tort en haut lieu, oh
le mot de zemstvo effraie (2). Il serait à désirer que ***, qui est
destiné à beaucoup dire et à peu faire, pût préparer le terrain
<1) Les lettres de la grande-dachesse Hélène sont d'ordinaire écrites dans notre
langue. Aussi respecterons-nous Jusque dans ses légères incorrections le français péters-
boorgeoîs de cette princesse d*origlne allemande.
(2) Ce mot, définitivement adopté, rappelait le ztmskii sobor, ou les états-généraux
de Tancienne Moscovie.
UN HOMME DETAT RUSSE. 157
el faire accepter cette idée avant d'être usé. A de plus habiles un
jour rexécation. Cela serait le seul moyen de former les classes
intelligentes au maniement de leurs intérêts et des affaires du
pays. »
La grande duche^e Hélène au comle Kiêselef{\).
« Sûnt-Pétenbourg, 3/14 man 18dS.
t J'eusse beaucoup désiré que Milutine employât son temps à
Tétude du rachat arrêté en principe (2). On cherche les moyens
pécuniaires pour le mettre en pratique, il faut les trouver et faire
de peu quelque chose. Qu'il pense, qu'il cherche et qu'il trouve.
Qu'il revienne au printemps à Paris, qu'il se lie avec les hommes
(te finance et qu'U retourne en Russie armé de pied en cap sur
cette question. C'est la solution généralement demandée dans tout
l'empire et qui naguère encore rencontrait une opposition si formi-
dable. Encouragez Milutine dans ce travail. S'il devient ministre,
c'est par là qu'il doit débuter. Devant une mesure pareille, bien
préparée et bien menée, les haines tomberaient. Ajoutez à cela les
états provinciaux et, avec la grâce de Dieu, on sortira vainqueur
du chaos où nous nous trouvons en ce moment. Il faut produire
quelque chose de positif au milieu de cette confusion générale des
idées, et ce positif (<tV) venant du gouvernement deviendrait l'ancre
de sa!ut autour de laquelle se grouperaient les hommes sensés et
les volontés incertaines. »
La grande-duchesse Hélène au comte Kisselef.
« 18 man 1862.
I Le congé illimité demandé par Milutine a été obtenu. On ne peut
que lui donner raison dans les vues qui ont dicté sa conduite, mais
pour les affaires, son absence prolongée au-delà de l'été prochain
est bien regrettable.
« Le rachat obligatoire demandé par V... est tombé à plat dans
le comité des finances. Les états provinciaux s'élaborent. Dans
l'ane et l'autre de ces questions, Milutine eût pu être bien utile,
mais, je le répète, il fait bien de s'éloigner d'un champ d'action
(1) Code maternel de Milntine, alors ambassadeur à Paris.
(3} n s'agit ici, croyons-nous, du rachat dos terres domaniales concédées aux paysans
de la coaronne à l*iiistar de ce qui avaft été fait pour les anciens serfs.
168 RBTUft DfiS BBUX MlttlDES*
OÙ OD eût lise* ses forces tout en calonmianlr ses intentions* Ge'H'est
qua dans une position oix, il serait à méoie d'être jugé par le maiilre
lul-mâme qu'il y aurait, pour lui des' chancesr de succès et d'utilité
véritable...»
L'exemple de la grande-duchesse montre que les amis de Milu-
tine qui avaient le plus désiré son retour en Russie et sa rentrée
aux affaires finissaient par se ranger tous à son avis et l'ap-
prouver de se tenir à l'écart. Gomme on le voit par une des let-
tres êe la gramte-ducitesso, Hiiutine avait obtenu un congé illimité.
De retour en Italie, où il était allé rejoindre sa famille, Nicolas
Àlexèîévitcb se proposait de reprendre à Paris, au printemps, ses
études interrompues sur la société* française. En^ attendant, il jouis-
sait, aux bords du Tibre, du calme de cette vie romaine qu'il goû-
tait si farrt, tout en préparant quelques travaux pour sa patrie,
lorsque tout à coup, en avril- 1862, un ordre impérial vnrt brusque-
ment Torracher à sa quiétude et le rappefer précipitamment
à Saint-Pétersbourg. Il ne s'agissait plus des paysans de la
couronne, des états provinciaux ou dé fadministratron intérieure ;
il ne s'agissait même plus de la Russie, pour laqxrelle depuis des
années MFutine avait fait tant de plans de réformes, mais bien d'un
pays qui lui était absolument inconnu, de la malheureuse Pologne,
où couvait nmpolitîque insurrection de 1863.
Par un de ces cbangemens à vue que rien ne faiisait prévoir et
qui ne sont poss3)les que dans les gouvememens absolus, Milutine,
le fonctionnaire suspect à Pëtersbourg, le prétendu ennemi de la
noblesse, le démocrate taxé de radicalisme et de penchans révolu-
tionnaires, était soudainement appelé à réprimer la révolution
imminente à Varsovie et à étouffer dans l'œuf la rébellion de la
Pologne, A l'ancien adjoint provisoire dix ministre de l'intérieur, si
brusquement congédié en avril 186t, une^ résolution aussi soudaine
offrait, à douze mois de distance, le gouvernement du royaume
de Pologne. Nous allons voir quel accueil fit Milutine à cette singu-
lière proposition, par quel nouveau et subit revirement de la poli-
tique impériale- il fiit cette fois exempté de cette triste besogne
pour y être défmitivement appelé^^année suivante et y rester cloué
jusqu'à la fin de' sa vie.
ÏU
Incertain et vacillant dans les affaires polonaises comme dans les
affaires 'russes, le gouvernement de Saint-Pétersbourg, nous l'avons
dit (1), penchait tour à tour pour les concessions et pour la résis-
tance, cédant aux impulsions et auLûonseils In plns<diilérenasans
(1) Voyei la B0mi$ da 15 octebre.
UN BOniE d'état BOSfifi, 159
mdhr Ven tenir à une ym droite dt ferme. Aux longues indëci-
axa» soQcèdaient tMt à coup deeoudatnes résotatrons que rien ne
tûmi prévoir la vetUe ^ qt'enpUqpuaidiit Bevles les âncertHcrdes
da poaToir, jointes aux impémevses exigences des évënemens.
La place de UilutiM eemblaît marquée àSaint^Péter^bourg à la tête
d'an des ministères chargés nies réformes întérienres, il apprit tout
à coup (fii'on songeait à le jeter à YarsofiOi à la tête lie radrainis-
tration da royaume de Pologne. Une lettre de H.<j.., mnnstre de
riDstruction publique, ridformant «de cette dédsion à laquelle rien
ne refait préparé, aocompagoaik t'erdre d'un subit et immédiat
retour à Saint^étersboiii^. Le ton même de la lettre du ministre,
ai iouangenr et enaenrageant qu'H fftt, semblait trahir l'embarras
derami qui s'était ehargé d'expliquer à l^îicolas Alexëlévitch ce
brasqne rappel.
LMre de M. 6., mimstre de Vingiruolwn publique.
c Très honoré JNicoIas Alexëlévitch,
a Tous allez en même temps que cette lettre reeeroir oonnrani-
cstkm par B. A. d'un lordre de Sa Majesté, tous enjoignant de reve-
nir immédiatement i ^Saint-Péteiébourg, pour répondre person-
nellement à l'empereur qui ee propose ^de tous nommer chef
de IWmtnistratioa civile de la l^oilogne, c'08t*à*-dire président 4u
GOBseil adminîstnatif des ministres du myjiaume. J'en ai longtemps
parlé avec Dmitri Alexèiéritoh et Je lui «i promis de vous (foe
8fa»èiemeot toute ma pensée sur «e sujet important peur la
RoBsie, pour la Pologne, pour 4'empereur et pour •vous-même. Je
sois aouvainoa ^pied'idée ^de cette oiomiaatien appartient au souve-
raÎB pereennellement et c'est pour cela qu'il 4a poureait api^ec inais-
tnce, 7 revenant à peu >d!intepvalle, en dépit de 'l'opposition de
Bujttri Alexèiévitch. Yalouief seul autait pu hii auggéreroette idée,
mais l'empereur se méfie de lui précisément dans les affaires polo-
naises, par suite, semble^t-41y de la trop grande condescendance de
Uouief pour Wielopolski. Cette idée atteste du reste la grande
OQofianoe de l'empereur en vous, c'est-à-dire sa foi en votre intel-
ligence, yos talens et votre dévoûment.
I -Le poste qu'on tous propose est incomparablement plus diffi-
cile que tous les nôtres; mais j'ai une si haute opinion de la libé-
niité avec laquelle la nature vous a doué, que je suis pleinement
convaincu que vous pourrez mieux que personne réussir dans une
tâche presque impossible pour tout autre. Vous vous rendrez
160 REVUE DES DEUX MONDES.
mattre de la situation au lieu d*ètre vaincu par elle. Vous montre-
rez à Saint-Pétersbourg la question sous son vrai jour et vous indi-
querez la ligne de conduite à suivre à Varsovie. Je ne sais si vous
accepterez ou si vous déclinerez la proposition de l'empereur; mais
en tout cas, c'est là une telle marque de confiance qu'il vous faut
revenir immédiatement ici. Vous en allez du reste recevoir Tordre
formel. Le grand-duc Constantin Nicolaiévitch aurait une autre
idée. Comme président du conseil de l'empire, il voulait demander
votre nomination à ce conseil pour le 30 août, à la fin de votre
cure d'été. Le grand-duc voudrait vous voir ministre de l'intérieur
et envoyer à Varsovie Valouief, qui y a déjà été et sait le polonais;
mais il est évident que, pour les affaires de Pologne, l'empereur n'a
pas confiance en Valouief. En tout cas, soyez assuré que le grand-
duc vous appuiera de toute façon dans la voie que vous choisirez''.
Je suppose qu'il est inutile d'en dire autant de moi. »
Aucune proposition n'eût pu surprendre plus tristement Nicolas
Milutine. Rien dans son éducation ou ses travaux ne l'avait préparé
à une telle tâche. Tenant vis-à-vis des Russes à sa réputation de
libéral autant qu'à celle de patriote, il envisageait avec terreur des
fonctions qui, en le contraignant à recourir à des moyens de rigueur,
devaient fatalement lui faire perdre son renom de libéralisme.
Après un long séjour à l'étranger, au milieu d'une société qui, pour
des motifs différens, sympathisait presque partout avec les infortu-
nés Polonais, Nicolas Alexèiévitch ne se sentait aucune vocation
pour prendre rang parmi ceux que la presse européenne appelait
les bourreaux de la Pologne. Singulière destinée que celle des fonc-
tionnaires d'un gouvernement autocratique I du jour au lendemain,
sans égard à leurs goûts , à leurs connaissances , à leurs apti-
tudes, ils doivent passer d'une fonction ou d'une carrière à une
autre; ils doivent, selon les circonstances, être libéraux ou révolu-
tionnaires, faire de la compression ou de la révolution, sans avoir
toujours le droit de consulter leurs propres sentimens. par ordre
et par obéissance, jusqu'à un certain point même par devoir de
sujet fidèle, et cela au prix de leur réputation, ou au risque en refu-
sant d'être taxé d'indifférent ou de séditieux.
Milutine repoussa de toutes ses forces une nomination, l'attachant
h un pays qui, selon ses propres expressions, « faisait à peine partie
(lu sien (1), » à un pays dont lasituation paraissait exiger des mesures
rigoureuses, parfaitement étrangères aux travaux tout pacifiques
et aux réformes législatives auxquels il avait voué sa vie. Dans cet
appel à son énergie et à son habileté, il semble avoir vu, non peut-
être sans quelque raison, moins une marque de confiance du sou-
(1] Lettre à sa femme.
UN HOMME d'État russe. 161
yerain qu'on piège tenda par de faux amis ou des rivaux, désireux
de l'écarter de leur voie. Âpres l'avoir si longtemps et si obstiné-
ment traité de révolutionnaire» ses adversaires de la cour et de la
capitale devaient être heureux de l'envoyer comprimer la révolu-
tion et curieux de voir quelle figure il ferait dans ce nouveau rôle.
Aussi comprend-on toute la répulsion de Milutine pour une tâche
en elle-même pénible et répugnante, à laquelle rien dans le passé
ne le préparait, où, avec tout le zèle et le talent du monde, le suc-
cès semblait impossible, où, en un mot, il y avait moins de gloire
i gagner que de haines et d'injures à récolter.
Milutine était décidé à repousser de ses lèvres ce calice qu'il
devait un jour être obligé de boire jusqu'à la lie et où il devait
finir par trouver une mort prématurée ; mais l'ordre était formel.
Nicoûs Alexèiévitch dut se mettre en route avant même d'avoir eu
le temps de se concerter avec les siens. Il partit pour le Nord,
atterré du coup qui le frappait et qu'heureusement pour lui de
hantes amitiés devaient détourner de sa tète. De Berlin, où il s'était
reposé quelques jours, avec le vague espoir de donner aux événe-
mens ou aux intrigues de Pétersbourg le temps de changer les
résolutions impériales, il écrivait le 8/20 mai 1862 (1) :
« Je suis accablé de fatigue. Plus j'avance vers Saint-Pétersbourg,
plus ce voyage forcé m' apparaît sous un jour triste et sombre. La
vae seule de Berlin m'a fait une impression pénible. •• Mon cœur
se serre avec tristesse, mais je ne veux point me laisser aller à
l'abattement et j'espère que tout pourra s'arranger encore... »
A peine débarqué à Pétersbourg, Milutine recevait le billet sui-
vant de la grande-duchesse Hélène, toujours attentive à ce qui le
concernait.
Im grande-duchesse Hélène à Milutine,
« SAlnt-Péteraboorg, il mai 1803.
t J'apprends que vous êtes arrivé; laissez-moi vous dire que tous
mes vœux se réunissent pour vous voir éviter le poste périlleux de
Varsovie, qui vous perdra pour la Russie sans que vous ayez de
chance sérieuse de réussir dans un pays hostile , dont la langue,
les lois, les tendances sont à étudier, et qui fera longtemps encore
des victimes des Russes qui y seront envoyés. Adieu, et que Dieu
vous inspire I Je ne suis pas embarrassée de vous recevoir puis-
qu'il ne m'a été rien dit à votre égard, n
Le grand -duc Constantin agissait dans le même sens avec des
(!) Lettre à sa femme.
TOBB XUI. — 18S0. **
162 BBTUfi DB6 Mtn MOBftEB.
mobiles diflTéreiis. Ce prinœ» à l'esprit large et libéral, ne voulail
pas désespérer encore de la réconciliatioii de la Pologne avec la
Russie; il pereistait à soutenir qu'à Varsovie, il fallait non un Busse,
mais un Polonais. C'est ce qu'apprenait lUUlttCine^ en descendant du
chemin de fer, par un billet du ministre de l'instruction publique^
qui, quelques jours plus t&t, l'engageait à accepter la direction des
affaires polonaises.
Lettre de M» G. à N. Milutine,
« Saiat-Pétersboargy 11 mai 1862.
ft J'ai appris tout à l'heure yotre arrivée , très honoré
Alexëiévitch, et je serais accouru immédiatement chez vous si mal«-
heureusement toute ma matinée n'était prise. Je tâcherai de vous
rencontrer vers cinq heures chez Dmitri Alexëiévitch (1). J'ai à vous
transmettre la communication suivante : Le grand-duc Constantin
Nikolaiévitch vous conseille beaucoup de refuser catégoriquement
le poste de Pologne, et cela surtout parce que, dans sa conviction^
il faut à cette place un Polonais et non un Russe. Pour moi, je ne
connais pas la Pologne, je ne participe pas ici aux délibérations
SUT les affaires polonaises, et, par conséquent, je ne puis person-
nellement prendre cet avis à mon propre compte. En outre, j'ai
une si haute opinion des talens dont vous a gratifié la nature,
que je ne saurais vous conseiller de refuser une fonction uni*
quement parce qu'elle est pleine de difficultés. Le grand-duc se
propose de demander des maintenant votre nomination comme
membre du conseil de l'empire avec un congé pour le printemps» »
A son arrivée à Saint*Pétersbourg, Milutine trouva, en effet, dans
les hautes sphères une hésitation dont, malgré certains conseils,
il tira parti pour refuser la tâche ingrate qu'il redoutait si juste-
ment. Le changement survenu dans les dispositions du pouvoir
était tel que lorsqu'il fut reçu en audience par l'empereur, qui
l'accueiUit avec une bienveillante bonté, Nicolas Alexèiéyitch n'eut
pas de peine à décliner un poste qu'on était déjà résolu à confier
à un autre.
Durant cet inutile voyage de 600 lieues, les vues du grand-
duc Constantin avaient regagné du terrain. Le refus de Milutine
contribua à leur triomphe définitif. Au lieu d'un fonctionnaire
(1) Le soir du mène Joar, en effet, Nicolas Âlexèiévitch écrirait à sa famille
demeurée à Rome : « J*ai passé aujoard'hvi la matinée aa palais Michel (demeure de
la grande-dachesse Hélène) , où j*ai été accueilli avec la cordialité et la bonté habi*
tuelies. J'ai diné chei Dmitri arec G.,Reuteni, etc. » (Lettre à sa femme da 11/^ mai
1862.)
ON HÛHME ^^itAT EOftSB. 163
rua» chargé de russifier lies proviiMses de la Vistuki, ce fut un gen-
tilbomme polonais» aoEdûtieux de faire un dernier essai d'aute-
Bomie polonaise, qui reçut du tsar la mission de gouverner le
royanme. Le grand-duc GonatantiD était fait vice-roi {namiestnik)
et, à la tête d'une administration erclciBivement polonaise, était
pitoé le ndarquis Wietopol&ki, l'un des rares Polonais qui eussent
alors une idée nette des besoinA de leur malheureuse patrie ou
des nécessités de sa triste situaâion. Avec te grand -duc et Wielo-
polski, la Pologne retrouvait une chance de développonent régu-
lier et national que, pour son malheur et le malheur de la Russie,
les partis extrêmes et les imprudentes excitations de l'étranger
devaient pour longtemps faire évanouir/
La lettre où Hilutine, à peine remis de son voyage, annonce à
sa famille cette brusque volt^faoe, a toute la valeur d'un document
historique.
« Saiat-Pétersbotirg, 16/28 mai 1862 (1).
ft ... Enfin mon sort est décidé I l'avais, dans l'attente de cette
décisioD, retardé ma lettre de quelques jours, et à présent, je me
décide à en remettre encore l'envoi jusqu'à vendredi, afin de l'ex-
pédier par un homme sûr jusqu'à Berlin. Gela me donnera, selon
Totre désir, la possibilité de raconter avec plus de détails toutes mes
aventures ici, sans craindre la curiosité des employés de la poste.
s Ma présentation à l'empereur a été remise de jour en jour à
cause des manœuvres et exercices militaires, etc., en sorte qu'elle
a'a eu lieu qu'aujourd'hui à Tsarsko. Cependant, dès san^di, j'avais
déjà eu un long entretien avec le grand-duc Constantin Nicolaié^
Tîtch. C'est à lui le premier que j'ai pu expliquer pour quels motifs
je regardais comme impossible d'aller à Varsovie*
c II ne m'a pas été difficile de le convaincre que, dans les dr-
tonstances actuelles, il n'y avait aucune possibilité d'administrer la
Pologne quand on ignorait et les lois du pays, et ses affaires, et ses
habitans, et ses coutumes^ qu'on ignorait enfin (ce qui môme est le
plus important) la langue, sans laquelle on ne saurait apprendre à
connaître tout le reste. Ma démonstration a rencontré la plus vive
sympathie, ce à quoi, du reste, je m'attendais, étant depuis la veille
au courant des dispositions du grand-duc et de son entourage. Le
fait est que le retard de mon arrivée ici n'est pas resté sans consé-
<iaences (2). Le projet de l'empereur était arrivé aux oreilles des
(1) Lettre à sa feoune.
(î) Ce retard, Hilutiae le dit ailleurs, ayait 6té facilité par la lenteur du chemin de
fer dt BeiHit k Saiot-Pétersboiir^, qaS A'éUiH pw éhcott ourert à une cireulatioQ régu-
16i REVDB DES DEUX MONDES.
personnages intéressés. Wielopolski s'était mis à l'œuvre et, secondé
du prince Gortchakof et de quelques personnes, il avait ébranlé les
premiers plans de l'empereur. On a inventé une nouvelle com-
binaison; c'est de confier l'administration du royaume à Wielo-
polski, et, pour tranquilliser ceux qui n'ont pas foi dans sa sincé-
rité, de placer au-dessus de lui un vice-roi {namiestnik) dans la
personne même du grand-duc Constantin. Au grand étonnement
de tous (y compris l'empereur lui-même), le grand-duc a non-seule-
ment accepté la combinaison, mais il a montré un empressement
particulier. • • • Tout cela a été fait en quelques jours, on
pourrait presque dire en quelques heures, et mon humble personne,
inopinément placée au premier plan, a bien vite été reléguée au
dernier pour mon entière satisfaction. Le grand-duc a imaginé,
comme fiche de consolation^ de me faire nommer dès aujourd'hui
membre du conseil de l'empire et du comité des paysans ; il en a
même fait la proposition formelle à l'empereur.
« Voilà dans quelles conditions a eu lieu l'audience d'aujour-
d'hui. L'empereur m'a reçu d'une manière affable, amicale même.
Il paraissait un peu gêné et, grâce à la douceur et à la réelle bonté
de son excellent cœur, il n'a pas cherché à le dissimuler. Il est entré
dans les explications les plus détaillées touchant mon rappel et les
nouvelles combinaisons survenues , et en terminant il a voulu con-
naître mes désirs et mes intentions personnelles. A ces franches
ouvertures, j'ai répondu avec une égale sincérité.
(( Voici quelle a été la substance de mes explications : J'ai dit que
ma santé n'était pas en somme assez mauvaise pour me donner
réellement le droit de décliner tout service; que pour ma femme
un climat chaud était en vérité de grande importance ; mais que
nous étions tous deux prêts à faire un sacrifice dans l'état actuel
des affaires, si notre sacrifice pouvait avoir une réelle utilité. J'ai
rappelé que si, l'année précédente, j'avais dû me retirer, que si
maintenant encore je demandais une prolongation de congé, c'était
principalement parce que j'étais convaincu qu'avec la haine et l'ir-
ritation soulevées contre moi, ma participation aux affaires eût été
moins utile que nuisible pour la mise en vigueur du nouvel ordre
de choses.. • Ces difficultés, ai-je ajouté, ne me paraissent pas encore
entièrement éloignées; mais pour moi, du reste, il m'est impossible
d'être juge dans ma propre cause, et c'est à lui, le souverain, à
lui seul, de décider où et quand ma participation au gouverne-
ment peut être réellement utile. Tout cela, on le comprend, a été
dit à bâtons rompus^ avec interruptions, commentaires et réflexions
de toute sorte, mais dans leur ensemble, ces explications ont été
accueillies avec sympathie^ Comme conclusion, il a été décidé que
je retournerai à l'étranger pour l'été et que je reviendrai ici défi-
1
UN HOMME d'État russe. 165
■
oitivement Tautomne prochain. Dans mon for intérieur, naturelle*
ment, j'y mettais pour condition que votre cure d'été aurait été plei-
nement favorable. Tout ce que j'ai vu et entendu ici est du reste loin
de m'avoir convaincu que ma participation aux affaires des paysans
ddve être utile aux affaires elles-mêmes. Gela, je le dis en toute
conscience. A notre réunion les détails.
c Toilà le compte-rendu fidèle de tout ce qui me concerne; je
l'écris pour vous, pour Paul Dmitriévitch et pour un petit nombre
d'amis sur la discrétion desquels je puis compter. En outre, je
puis vous dire à l'oreille que l'empereur m'a fait p^t de son inten-
tion arrêtée de me nommer cet automne membre du conseil de
l'empire et du comité des paysans, mais il désire que la chose soit
tenue secrète.
t Pour nos amis et connaissances, il suffira de dire en termes
généraux que ma nomination en Pologne n'a pas eu lieu en partie
i cause de mes refus catégoriques, en partie pour d'autres raisons
indépendantes de ma volonté, — que je reviens pour continuer à
nous soigner et que je ne retournerai en Russie pour l'hiver qu'avec
l'autorisation du docteur. Au fond, c'est l'exacte vérité; tout le reste
ne regarde que nous...
« Maintenant que mon départ d'ici est décidé, mon impatience
croit d'heure en heure ; mais on m'a invité officieusement à étudier
différentes affaires sur lesquelles j'ai promis de donner mon avis.
Gela me prendra quelques jours (1). Je voudrais vous écrire encore
quelques lignes, mais il faut envoyer ma lettre au monsieur qui a
promis de la porter jusqu'à Berlin (2)... »
Le même jour, Milutine faisait un récit analogue à la grande-
duchesse Hélène, qui lui avait fait promettre de l'informer immé-
diatement du résultat de Taudience impériale.
N. Milutine à la grande-duchesse Hélène.
« Saint-Pétersbourg, 16/S8 mai 1868 (3).
a Selon l'ordre de Votre Altesse Impériale, je*m'empresse de vous
rendre compte du résultat de mon voyage à Tsarsko.
a Remise de jour en jour, la présentation officielle n'a eu lieu
(1) Il B'agisaait de l'organisation des paysans de la coaronne^da r<ukol on des sectes
'vues et enfin des institutions proTioclales {zêmstvos). On nous assure que les di?erB
projets rédigés par Milutine ont été mutilés dans les ministères ou au comité des
Biaistres. U en fut à peu près de môme du trayail que lui avait demandé le ministre
ée l'instruction publique pour la censure.
(8) Précaution habituelle contre la poste rosse.
9) L'origliiil de cette lettre est en firançais.
100 REVUE DES DEXX MOfIDES.
qu*avjourd'hui. La réception a été des plus bienreillantes, )e dirai
presque amicale. L'empereur a eu la bonté de s'excoser à plusieurs
reprises de m'ayoir dérangé inopinément. Il m'a autorisé (sans
beaucoup d'efforts de ma part) à retourner à Tétrafoger pour ter*
miner ma cure ; mais il a insisté sur son désir de me voir rentrer
pour l'hiver prochain et reprendre (selon son expression) un service
actif. J'ai presque pris rengagement de le faire. En outre, j'ai pro-
fité de l'occasion pour faire ma profession de foL — « Ma santé,
ai-je dit, n'est pas assez abîmée pour me condamner à l'oisiveté ;
il y a un an, mon concours est devenu inutile au gouvernement
pour des raisons que l'empereur connaît mieux que personne ; si
ces raisons existent encore, je demande comme une grâce de rester
à l'étranger. Sinon, je rentrerai au premier appel ; que l'empereur
désigne le moment opportun, U est seul juge et arbitre souve-
rain. »
« Sa Majesté a daigné me parler longuement du comte Kisselef et
m'a chargé de lui porter les paroles les plus affectueuses. L'empereur
abandonne à sa décision le choix du moment le plus favorable pour
se démettre de ses fonctions, mais il insiste formellement pour que
le comte reste au service avec droit de séjourner partout où il lui
plaira (1).
« Toute la ville est émue de la nomination du grand-duc (Con-
stantin). Sauf les intrigans, on déplore généralement cette singu-
lière combinaison qui laisse un grand vide dans le gouvernement
de ce pays sans offrir beaucoup de chance de succès en faveur de
l'autre.
(( Avec les vœux les plus sincères pour votre santé, je me dis,
Madame, à jamais
« De Votre Altesse Impériale le plus respectueux et le plus
dévoué serviteur,
a Nicolas Mïlutine. »
On voit d'après ces lettres que, s'il se félicitait d'être personnel-
lement dégagé des affaires polonaises, N. Milutine avait peu de
confiance dans le succès de la combinaison qui l'affranchissait de
cette pénible corvée. Le départ du grand-duc Constantin pour Var-
sovie lui paraissait d'autant plus regrettable qu'avec ce prince
la cause des réformes perdait à Saint-Pétersbourg un de ses plus
éclairés et plus puissans soutiens.
Tout en pensant, non sans raison, comme il l'avait déclaré au
(1) Le comte Klsselef, dont la santé 8*étaU beaucoup aCaiblle, donaa en effet sa
démission d'ambassadeur, quelques moi* ploa tard, lorsqve son aeveo N. Ifilotinc
était de retour en France.
DN HOMME d'État russe. 167
wnrerain lui-mèine, que le temps de son retour aux affaires n'était
pas encore arriré, Milutine ne demeurait pas inactif à Saint-Péters-
ixnui^. On vient de le Yoir par ses lettres. Sans poste officiel, il
s'occupait officieusement, pour les ministres qui le lui demandaient,
de quelques-unes des plus importantes réformes du règne actuel,
et en particulier des zemstvoSy ou états provinciaux, dont il avait
déjà élaboré le plan et qui lui doivent en partie et leur large mode
de recrstement et leurs larges attributions. 11 portait à ces mo-
destes institutions provinciales, fondées sur le principe électif, d'au-
tant plus d'intérêt qoe, dans sa pensée, ces assemblées régionales
devaient habituer le pays au self-govemmenî^ et qu'avec plusieurs
de ses amis, il semble y avoir vu, non pour le présent, mais pour
an avenir encore imiéterminé, le germe d'un gouvernement repré-
sentatif et constitutionnel (1). Ce qu'il voyait à Saint-Péters-
bourg était du reste peu fait pour lui donner le désir d'y rester,
comme nous l'apprennent les fragmens suivans de sa corres-
pondance.
« Sidnt-Pétenbourg, 20 mai /!•' Jain 1862 (2).
« Après avoir obtenu l'autorisation de retourner à Paris, il m'est
encore plus diflicile de contenir mon impatience, mais la raison a
pris le dessus, et je me suis décidé à terminer ici les travaux qu'on
m'a confiés d'une façon privée... Mon genre de vie est très agité
et fatigant. Toute la matinée se passe à recevoir ou à faire des
nsites qui n'ont pas de fin. Ensuite, chaque jour, dîners et soirées
chez les amis... Il reste ainsi peu de temps pour le travail. La
semaine dernière, j'ai dîné trois fois chez Dmitri, et les autres
jours chez Reutero,OboleDsky, Solovief, etc.. En un mot, l'hospi-
talité russe s'est montrée dans tout son éclat. J'ai fait visite aux
personnages olliciels (ministres et autres), j'ai reçu leurs cartes,
mais, excepté Tchepkine et le prince Gortchakof, je n'en ai ^vu
aucun, ce dont je n'ai pas trop de regret. A notre réuiûon le récit
détaillé de tout ce que j'ai vu et entendu. En général, il y a peu de
changemens dans les personnes ou les conversations. Mêmes his-
toires, mêmes discussions, mêmes critiques, mêmes craintes]; seu-
lement tout cela a pris un caractère encore plus vague et fébrile.
Ils ont tous l'air d'attendre quelque chose, de redouter quelque
chose et ils parlent,. ils parlent sans discontinuer...
« ... Il fiait ici un froid horrible. Le soleil est dans tout son éclat,
(t) Cela paraît ressortir de certains passages de sa correspondance; TOyez par exemple
plus haut la fin de la lettre de la graade-dachesae Hélène da 26 Janyier 7 février 1862.
(2) Lettre à sa femme.
168 EBfUB DES DEUX MONDES.
mais Tair est glacé. Les bouleaux ne font que commencer à yerdir
et sur les buissons et les tilleuls à peine si l'on voit quelques
feuilles. On ne peut regarder sans compassion ces pauvres arbres
phtisiques, qui tremblent comme pris de la fièvre. Et s'il n*y avait
d'aflreux que le climat ! mais le vide, la pauvreté, la malpropreté,
l'absence de tout confort!.. »
On voit quelle impression de mélancolie laissait à Milutlne la pâle
et indigente nature du Nord après le beau ciel et les opulentes
campagnes d'Italie, après la vive et brillante société parisienne.
Aussi, après quelques semaines de séjour à Pétersbourg, se hâtait-il
de revenir à Paris jouir des derniers mois de son congé. Triste et
fatigué, il quittait les rives de la Neva sous de sombres auspices
au moment où des incendies, attribués aux Polonais, répandaient
l'inquiétude et l'irritation dans la société et le peuple.
« S«iDt-Pétersboarg, 24 mai 1862 (1).
(( ... J'ai livré aujourd'hui mon dernier travail et fait mes adieux
au grand-duc Constantin, chez lequel j'ai dîné à cette occasion...
J'ai tantôt promis d'aller chez le prince Gortcbakof, qui me don-
nera probablement ses commissions pour le comte Paul Dmitrié-
vitch (2).
tt Cette lettre ne me devancera, j'espère, que de deux ou trois
jours. Je ne saurais dire avec quelle joie je fais mes paquets et mes
préparatifs de voyage. Jamais les ennuyeux embarras des départs
ne m'ont paru aussi agréables. Et cependant j'en ai beaucoup de ces
embarras ; jusqu'à présent, j'ai été tout entier plongé dans les visites
et les affaires de service. Pas une minute de repos...
« ... Toute la ville est en grand émoi à cause des incendies qui
depuis déjà trois jours éclatent tantôt d'un côté et tantôt d'un
autre. Involontairement la pensée du peuple s'arrête sur des incen-
diaires... »
Bien qu'il eût peu de confiance dans le succès de la mission con-
fiée en Pologne au marquis Wielopolski, Nicolas âlexèiévitch s'é-
loignait sans prévoir que l'échec des plans pacificateurs du sagace
Polonais allait bientôt rejeter sur lui le pesant fardeau dont il se
félicitait justement d'être débarrassé.
m.
Après ce court séjour à Saint-Pétersbourg, N. Milutine se trou-
vait plus que jamais dans la dangereuse situation d'un homme
(1) Lettre à sa femme.
(S) Le comte P. Kisaelef, ambassadeur de Russie en France.
UN HOMMB o'iTAT RUSSE. l59
d'état en disponibilité, sur lequel, aux heures d'embarras, on
pouvait d*un moment à l'autre jeter les yeux pour les besognes les
plus diverses et les moins aisées. L'empereur s'était réconcilié à
ridée de recourir de nouveau aux services de Milutine, quoique
les anciennes préventions entretenues par les gens de cour n'eussent
pas tout à fait disparu. On |le voit par une lettre du ministre de
l'iûstruction publique :
Lettre de M. G. à N. Milutine.
« 15/27 se'^tembre 1862^
ail y a de cela un mois, j'ai écrit au grand-duc, à Varsovie, ïe
priant de rappeler à Sa Majesté le projet de votre voyage à Péters-
bourg et de votre nomination au conseil de l'empire, mais jusqu'à
présent je n'ai pas reçu de réponse. D. A. m'a dit qu'il refusait
positivement de prendre à ce sujet l'initiative auprès de l'empe-
reur. Or aujourd'hui je présentais à Sa Majesté les trois premiers
comptes-rendus du comité du ministère de l'instruction publique
ponr l'étude du nouveau statut universitaire (cette affaire est traitée
dans un comité conformément à la marche suivie dans la commis^
$ion de rédaction pour les affaires des paysans). J'ai dit à l'empe-
reur qu'il serait très important pour moi d'avoir votre opinion sur
cette question ; que je demandais l'autorisation de vous commu-
niquer notre projet et que je regrettais que votre absence me pri-
vât de la possibilité d'en parler avec vous, ce qui pour l'affaire
servt fort utile. L'empereur m'a donné mn consentement et
demandé quand vous deviez revenir. J'ai répondu que je ne le
savais point, mais que, vous connaissant depuis longtemps et con-
naissant votre délicatesse, je supposais que vous étiez prêt à exé-
cuter les ordres de Sa Majesté, mais que vous craigniez sans doute
de vous mettre en avant et d'avoir l'air d'imposer vos services. J'ai
ajouté qu'on vous accusait de libéralisme (sur quoi il m'a été répondu :
•Oui »), mais que ce libéralisme consistait à désirer l'émancipation des
paysans, rêve qui, ainsi que la suite l'avait montré, était fort con-
servateur. L'empereur m'a répondu qu'au printemps il vous avait
fait venir pour la Pologne, et que, ce projet ayant été abandonné,
il vous avait permis de rester à l'étranger aussi longtemps que cela
serait nécessaire pour votre rétablissement. Il a ajouté qu'il me
chargeait maintenant de vous demander quand vous pourriez reve-
nir. J'ai transmis immédiatement cette nouvelle à D. A. — I. F.
vous dira que son opinion, comme celle de D. A. est que vous
179 UTUB DBS BKJX ilONOBB*
devez re?emrt et qae, si vous n'obtenez pas immédiatement votre
nominaticm au conaeii de Tempire, vous devez assister aux séances
du sénat. Pour ma part, je n'ose vous donner un pareil avis, je suis
pour cela trop épris d'un beau del et d'un hiver d'Italie, et consi-
dérant qu'on ne vit qu'une fois, je passerais, à votre place, l'hiver
dans le Midi. Au printemps, votre position ici serait la même
qu'aujourd'hui. A quoi bon sacrifier inutilement un hiver que vous
pouvez passer à Mice, à Florence et enfin à Paris? Remarquez que
je ne parle pas en égoïste, car pour moi votre présence ici serait
aussi utile qu'agré^le : on aurait avec qui causer, et de qui rece-
voir des idées lumineuses {svêtlia)... »
En le laissant maître de passer encore un hiver en Occident, cette
lettre comblait tous les vœux de Nicolas Alezèiévitch. Aussi n'est-on
pas surpris de sa réponse au mmistre de l'instruction publique.
N. Miluline à M. G.
« Paris» 1/13 mMm ms.
« lYës honoré A* V»
« YotreleUre a été une grande joie pour moi. Je ne sbîb comment
VOUA témoigner ma reconnaissance de votre bon souvenir et de
cette marque de franche aantié. Mon premier mouvement a été de
vous adresser mes plus sincères remercimens, mais, pour répondre
d'une manière précise à la gracieuse question de l'empereur sur
le moment où je pourrai revenir, il faudrait attendre la décision
des médecins sur l'ordre desquels je suis venu à Paris.
Il Avant tout, je dois vous dire combien profondément j'ai été
touché de cette nouvelle marque d'intérêt de Sa Majesté. L'empe*
reur, comme vous me l'écrivez, a daigné se rappeler que le prin-
temps dernier, dans une entrevue personnelle, il m'avait autorisé à
rester à l'étranger aussi longtemps que l'exigerait ma santé. Ge
souvenir a été pour moi comme une ratification de mon congé
officiel, dont je ne jomssais jusqu'à présent qu'avec beaucoup de
scrupules. Craignanît d'abuser de la bonté de Sa Majesté, je me
demandais avec «oiété si je pourrais prolonger durant l'hiver mon
séjour à l'étranger. Votre communication a définitivement écarté
mes scrupules et je me décide à me conformer aux conseils des
médecins qui, pour l'achèvement de ma guérison, me recom-
mandeni; avec insistance un second hiver dans un climat diavd.
Au3si, puisque mes faibles travaux ne sont pas néœssaires à Péters-
^^^Tfh je suis heureux de mettre à profit mon congé. Il va sans
UN HOHME DETAT RUSSE. 171
dire cependant que, si l'on veut me confier, durant mon séjour icl|
aa ouTrage quelconque, je raconterai avec une profonde recon-
Qiissance ei je lui consacrerai tout ce que j'ai de force et d'intel-
Kgenoe.
c En outre, si les circonstances Tengenti je suis prêt à rentrer
au service à Saint-Pétersbourg quand et comme H plaira k Fem*
pereur.
a Yoilà, très honoré A. Y., la réponse que je vous prie de porter
à k connaissance de Sa Majesté. Tout mon déair est de me confor»
mer strictement à la volonté de Tempereur.». »
Id se place un incident sans importance et pour nous aussi carac-
téristique que bizarre. Les offres d'emplois poursuivaient Milutine
à Paris et variaient avec les mois de la façon la plus singulière^ A
cet esprit si énergique et tout d'action, à cet homme qui avait été
I*âme d'une colossale réforme, à qui les ministres demandaient des
projets pour les lois les plus importantes et auquel on avait pensé
l'année précédente pour deux des ministères les plus difficiles dans
les circonstances d'alors, celui de l'intérieur et celui de Tinstruction
publique, — on ne saurait imaginer quelle place Ton proposa tout
d'un coup à quelques mois de distance. Après l'avoir fiait venir pré-
cipitamment de Paris à Saint-Pétersbourg en avril 1862, pour lui
confier, avec Fadministration de la Pologne, le poste le plus diffi-
cile et le plus périlleux de l'empire, on lui offre à moins d'un an
de distance, en avril 1863, une place de tout repos, une sorte de
sinécure littéraire entièrement étrangère à la législation et à la
politique, la direction de la Bibliothèque impériale. Si Ton n'était
en Russie, où rien n'étonne, on se dirait qu'après avoir en vain
essayé de le compromettre ou de le perdre en le jetant dans la
fournaise des affaires de Pologne, ses rivaux de Saint-Pétersbourg
tentaient de le faire oublier et de Tannihiler en l'enfermant dans les
riches salles de la Bibliothèque. Rien n^autorise cependant à suppo-
ser d'aussi perfides intentions aux inspirateurs de ce bixarre projet.
La proposition lui en était faite par un homme connu conmie son
uni, et qui naguère encore lui demandait des projets pour les plus
graves réformes, par le ministre de l'instruction publique, qui l'en-
gageait quelques mois auparavant à ne pas refuser la direction des
affaires polonaises. Ayant dans son ressort une place libre, stable,
bien rentée et convoitée de plusieurs, le ministre avait cru sans
doute ne pouvoir mieux faire que de Toffrir à son ancien collègue
da comité de rédaction, alors sans place conune sans fortune.
La réponse de Milutine dont quelques personnes avaient parle
pour le ministère même de rinstruction publique (1), est bien carac-
(1) On le Toit par une lettre de la graadc- duchesse Hélène.
'J J.
ht vil. i •"«.»' \.^\ A ^ v*4i*.r.
téristique de Thomme, du temps et du pays. A cette ofiire singu-
lière qu'en d'autres états un homme comme lui aurait pu trouver
blessante ou déplacée, Milutine répond avec le calme et le sérieux
imperturbable, toujours démise en un état d'absolutisme bureaucra-
tique. Le refus longuement motivé est formulé en termes modestes
et modérés à travers lesquels perce à peine une nuance d'humeur ou
d'ironie contenue. Cette proposition qu'il eût été en droit de prendre
comme une manœuvre de faux amis ou de rivaux désireux de le
faire disparaître de l'horizon politique, l'ancien adjoint du mi-
nistre de l'intérieur l'accepte comme un honneur et une faveur ; il
la repousse seulement comme trop lourde pour son instruction,
en se fondant sur son défaut de spécialité et de qualités techniques,
en montrant qu'il n'y avût pas chez lui l'étoffe d'un bon bibliothé-
caire.
N. Milutine à M* G.j ministre de l'instmction publique.
« Paris, 2S aTrU/4 mai 1863.
a Très honoré Â. Y...vitcb,
(( Je n'ai reçu votre lettre qu'avant-hier et je m'empresse de vous
remercier de tout cœur pour cette nouvelle preuve de bon souvenir,
de constant et amical intérêt. Je vous dirai sans détours que la
place de directeur de la Bibliothèque impériale conviendrait beau-
coup à mes goûts. Une modeste et tranquille vie de cabinet, loin
de m'effray er, a toujours à mes yeux été pleine de charme et d'attrait.
Mais ma conscience soulève de sérieux scrupules que je ne puis ni
ne dois vous cacher. D'abord la direction de la Bibliothèque exige,
avec certaines connaissances techniques, une connaissance des lan-
gues étrangères dont par malheur je suis également dépourvu.
Si les premières peuvent encore s'acquérir, je crains qu'à mou
ftge et avec mon incapacité pour les langues étrangères, je ne doive
désespérer de la seconde (1). Ensuite le poste que vous m'ofirez
appartient de droit à un savant ou du moins à un bibliographe.
L'expérience administrative n'est pas, il me semble, nécessaire à
la Bibliothèque, surtout après les récentes améliorations faites par
le dernier directeur et qu'il suflBrait de poursuivre. En de telles
circonstances, ma nomination ne serait-elle pas un passe^roii
vis-à-vis d'autres personnes ayant plus de titres à de telles fonc-
tions?
0 Le second de mes scrupules est d'un caractère plus personnel.
(1) Hilatine ne MTait uès bien que le frtnçai«i on peu FaUemand et pas da tovi
Tanglait et les laDgiies du Midi.
■tùi ri:.>:to£: ^j':::a: rii.-'K. 17 i
Après deux aos de repos, je ne me considère pas en droit de soUi-
dter un poste quelconque, et encore moins une sinécure. Je ne
voudrais pas non plus, après tant de bontés de la part de l'empe-
reur, lui donner lieu de croire que je profite de yotre amitié dans
des vues personnelles, que toute cette affaire a été arrangée par
mes intrigues, antérieurement à mon retour, et m'exposer ainsi à des
soupçons qu'en conscience je n'ai pas mérités et que je ne voudrais
pas attirer sur moi.
« Voilà mes craintes. Je vous écris franchement sans aucune
arrière-pensée, et je vous prie de recevoir ces explications avec
une égale cordialité et franchise. Si, après cela, l'affaire est telle
que vous la supposez, et si l'empereur désire me confier la Biblio-
thèque, j'entrerai dans ce genre d'occupation tout nouveau pour
moi avec une conscience parfaitement calme et une profonde recon-
naissance. L'administration de la Bibliothèque, je le répète, satis-
ferait tous mes goûts, tous mes désirs, car la passion {Btrast) des
livres et de ce qui touche les livres ne m'a jamais abandonné et est
plus forte chez moi que jamais. •• »
En rappelant au ministre l'indispensable nécessité des connais-
sances techniques et d'instruction professionnelle pour certaines
fonctions, Nicolas Alexèiévitch lui donnait à mots couverts une des
leçons dont les gouvernans avaient le plus besoin, dans un pays
accoutumé de longue date k voir distribuer les emplois civils sans
égard à l'éducation ou aux aptitudes des fonctionnaires, sans autre
soad que de respecter la hiérarchie surannée du tableau des rangs
et la bizarre équivalence du tchine^ qui peut faire passer un mili-
taire de la caserne au palais de justice, et un légiste d'un comité
l^islatif à un fauteuil de bibliothécaire.
Le projet du ministre de l'instruction publique n'eut pas de
suite. Nicolas Alexèiévitch eût-il accepté les offres du ministre que
la haif e de ses ennemis de cour ne lui eût peut-être pas permis de
se reposer dans ces modestes et tranquilles fonctions (1). Milutine
doneunt quelques semaines encore à Paris, observant avec une
(1) Un de ses parens loi écri?Ait de Pétersbourg le 9/21 mai 1863 « « J*ai eu ees der-
aien Jours an loog entretien arec la grande*dacbes8e Hélèae Pa?lofna. Comme d'ha-
bitode, elle a beaucoup parié de politique, du choix des hommei et particaUèrement
de la nécessité de te faire entrer de nourean dans notre administration, chose en quoi
]s suis pleinement de son ayis. Je regrette souvent qu*aTec notre manque d*hommes
(btsKoiMitt), tu sois laissé de c6té. La grande-dnchesse prétend maintenant poor toi au
fflinistère des domaines, mais Je lui ai dit quHl n'y a?ait amcone chance de ce o6té,
parce que Z. (le ministre en fonctions), est en grande faveur. Pour ce qui est de la
Kbliothèque publique. Je trouve ta réponse à G. très régulière et raisonnable. U ne
IsOait pas donner un refus catégorique, de peur de faire soupçonner que ta ne désires
VB poste qu'avec des vues ambitieuses. Mais Je dois te dire que même pour cette place
il y aurait peu d*espoir pour toi, parce que la combinaison de G., quant au baren N
et iD., ne réussira probablement pas, du moins maintenant... »
17A IBTUE DES DBUZ MONDES»
anxieuse sagftcité le cours ées événemens qui se précipitaieat
en Potogne. Son onde, le courte XisseleC, artît été contraint par sa.
santé de donner une démission éepuis longtenaps imminente. Il
avidt été remplacé par H. de Bucfiberg. Les affaires polonaises
étaient pour le malheur des intifresBéiB détenues une affaire inter-
nationale. L'insurrection atait éclaté; la France, T Angleterre, l'An-
triche adressaient au cabinet de Saint-Ktersbourg des notes com-
minatoires qui, ne devant être appuyées d'aucune mesure effective,
n'éiaiient pour la malheureuse Pologne qu'un impi^itique et cou-
pable encouragement i une révolution sans espoir comme sans issue.
Milutine, naguère encore si désiroux de prolonger son séjour en
Occident, souffrait de la défiante animosité qu'il voyait partout
grandir contre la Russie en Europe. L'hostilité peu dégaisée de la
société pour les Russes, depuis l'explosion de l'insurrection polo-
naise, faisavt cruellement souffrir son patriotisme et son amour-
propre natîon'al. L'âir de Paris et de l'Europe lui devenait lourd à
respirer; aussi, comme il je disait à la fin même de sa réponse au
ministre de l'instruction publique, avait-il décidé de ne plus pro-
longer son séjour à l'étranger.
n P«rû, 22 arril/i mai 1S<»3.
c ... Dans trois semaines, je me propose d'aller de Paris à Ems,
et ensuite, après l'achèvement complet de ma cure, de revenir par
Dresde à Pétersbourg, où je désirerais m'installer avant le mois de
septembre, et cela de peur qu'un voyage d'automne ne compro-
mette tous les résultats de la cure, le ne tiens plus à rester davan-
tage à l'étranger, d'abord parce que depuis longtemps il me
répugne de conserver mon traitement sans le gagner ; ensuite parce
que, dans les circonstances actuelles, il est des plus pénibles de
vivre en dehors de la Russie. A vrai dire, cela n'est même pas
facile. L'atmospiière d'ici nous est trop hostile pour y demeurer de
bonne vokMHé sans une entière nécessité.
a II n'y a pas de mal sans bien. Le réveil du sentiment national
en Russie m*a sincèrement r^ui. Il va« jie Tespère, dégriser bien
des Russes de leurs confuses etiMlsaioes aspirations et resserrer
les liens retftchés de notre société (1)^ Qu'est-ce que tout cela va
(1) Samufne, dana tes tettm à Ulltttiiia, fiÉMût' da fond de U Rassie robaerfatfôn
analôgne, quf a M en «flét pHebmniMit |tttlllèe|Mr lea faits. «Bq province, éoritaH
Samartn^ Te 5 ]iân ISflB, le scmuneil IStltaiigl<iiie ee dis9i|»e pour tout de ben. La
seconsse que f Bofope nviis a demée notti a en^somiiie été fort utiles Si les réformes
noaTeUes ont reareraé les cioisonB qui gênakmt la communion morale des difiérentes
un BOMMB D'iT4T &U86K. 175
deTenir? Quand l'Burope sera ceavaiiicifte que nous ne sommes
pas ffl faibles d'esprit qu'elle rimagiuait et que nous n'avons pas
besoin de ses leçons sur la voie de notre développement, elle mettra
^te un frein à ses eroportemens. En outre, il faudrait sérieusement
étudier ce qui aujourd'hui est le principal souci de tout gouverne^
mugai^ l'art de se aettre en rapport {obrocMchatâa) avec l'opinion
piiMique. Une boime part de oette tâche retombe sur vous, ministre
de rinstruction puMtqueL. »
Nicolas AleiéièvUch avait raison,]! sentait ce que trqp peude ses
compatriotes comprennent encore aujourd'hui, c'est que l'hostilité
tour à tour sourde et déclarée de l'Occident pour Saint-Pétersbourg
el Hofioon tient en grande partie au régime ^olutiste de la Russie.
i s'explique comment l'Europe se montre presque aussi défiante
Busses lorsqu'ils se présentent en ànancipateurs des Slaves du
Sud» que lorsqu'ils apparaissent comme oppresseurs de la Pologne.
Milutine a parfaitement compris les causes de cette vague et per-
salante antipathie, qui ne prendra fin qu'avec une nouvelle et défi-
nitive évolution libérale aux bords de la Neva.
•**
jN. Milutine m ginéral
« Paris, 23 ayril 1863.
a ... Je passe maintenant au plus essentiel en te prévenant que
j*ai pour cela les encouragemens et les pleins pouvoirs du baron
Budberg (1), avec lequel nous sommes dans les rapports les plus
amicaux. Le môme courrier vous apporte son rapport oflSciel sur
rimpression faite ici par les notes du prince Gortchakof. Le fait est
que l'impression produite par ces notes, quoique en apparence
favorable, ne pouvait guère au fond modifier la face des choses
et les rapports mutuels des puissances. L'amour-propre de Napoléon
peut être flatté de leur extrême amabilité de formes; mais notre
diplomatie se trompe étrangement si elle s'imagine par ces
formes aimables faire oublier à la France le fond de l'aiTaire. II est
encore plus étrange d'attendre quelques résultats sérieux de ces
cordiaux épanchemens (2) ; et quel autre nom donner aux notes
diplomatiques destinées à Napoléon? Lui demander quel est son
but, quelles sont ses intentions et ses arrière-pensées, c'est par
daiaefy il restait à la place des anciennes barriôres des poatres et des planches pour-
ûmf et il fallait une giande Mcooase pour que U société sentit son unité et «a force. »
(i) SoGceaaeur du comte Kiaaelel à A'aiabassade de Russie auprie de la oeardes Tai-
(3) Serdêtchnikk wfttami.
176 REYUE DES DEUX MONDES.
trop naïf. Tout cela ne se comprend que si tous voulez gagner du
temps ; ni les cajoleries, ni la dialectique ne peuvent dénouer la
question.
« L'opinion publique de l'Europe nous est hostile, c'est un fait. Ge
sont des antipathies vagues et confuses, mais toutes, il faut le
reconnaître, dirigées contre l'absolutisme. Plus je vis ici et plus
je m'en assure. Les préventions contre nous atteignent l'invraisem-
blable et elles soni enracinées si profondément qu'il faudrait beau-
coup d'efforts, des efforts prolongés et constans pour les déraciner,
même de l'esprit des gens modérés, tels qu'il y en a partout. 11
s'est fait, et il se fait encore chez nous bien des choses qui pour-
raient y contribuer, mais l'Europe, mais la France en particulier
ne les connaît pas ; et ce qui se fait chez nous, nous ne savons même
point l'entourer de formes intelligibles pour l'étranger, témoin l'am-
nistie donnée mal à propos, témoin l'abolition des peines corporelles
faite à la façon d'un jugement dernier à huis-cloSy etc. (1); mais je
me laisse involontairement entraîner en dehors du cercle diplo-
matique.
« Dans les affaires actuelles, il y a deux catégories de mesures qui
chez nous s'embrouillent visiblement dans les esprits, quoique la
logique exige leur séparation : ce sont les mesures radicales et les
mesures palliatives. Sur les premières il faudrait s'étendre en
dehors du cadre d'une letti^e écrite à la hftte ; le temps et la place
ne me le permettent pas. J'en viens donc aux secondes. Le résultat
des dernières explications avec Napoléon a été sa proposition d'oa-
vrirune conférence. Il est douteux qu'il en sorte rien, mais cela
est toujours moins sérieux que le congrès dont rêve le prince ***•
Il en a écrit à Budberg. C'est là une sorte d'aveuglement. Nous ne
pouvons pas, nous ne devons pas (même de notre plein gré) paraître
en qualité d'accusé devant toute l'Europe assemblée, qui vient de
nous montrer avec tant d'unanimité sa malveillance dans la ques-
tion polonaise. De quels sophismes peut-on appuyer une idée aussi
biscornue (rogatouioii)!..
« Quoi qu'il en soit, le palliatif le plus efficace serait aujourd'hui
une action militaire énergique en Pologne et en Lithuanie. Je ne
saurais te dire quelle triste impression produisent ici toutes*ces
infructueuses escarmouches avec des bandes mal armées de prêtres
{popof)^ d'adolescens {maltchikof) et d'un ramassis (sbroda) de gens
de toute sorte. Si cela dure encore longtemps, aucune diplomatie,
aucune mesure libérale ne nous serviront.
(1) ÂUuiion à an mot d*an éeriiain nisfe ^i, en entendant raconter vers 1860 les
doléances du chef de la ni« lection, prince B. D., à propot de la trop grande pabUdté
donnée aux traranz préparatoires de l'émancipation des serfs, s'était écrié i « Ne tou-
drait-il pas que le Jugement dernier se passàtaussi à huis-cloeî »
UN HOMME d'État busse. 177
M 11 est temps de finir, et j'aurais encore bien des choses à dire.
Je ne sais si Y. P. Botkine t'a transmis ma commission verbale.
Comprend-on chez vous que, dans les deux derniers mois, le gou«
reniement a placé une question intérieure sur un terrain fort glis-
sant où il est impossible de s'arrêter? Comprend-on que les demi-
allusions ipolou-nameki)^ les demi-promesses, sans actes positifs,
amèneront tôt ou tard à une collision; — que pour la Russie il n'y
aurait pas de plus grand malheur que de laisser échapper Tinitia-
tiye des mains du gouvernement; — qu'il serait temps d'y réflé-
chir sérieusement et de se rendre compte à soi-même de ce qui est
possible et de ce qui ne l'est pas? Quel dommage si, dès le prin-
cipe, l'affaire tombait en des mains qui, par mauvaise foi ou par
niaiserie, lui donneraient une fausse direction! »
Les patriotiques anxiétés de N. Milutine s'expliquaient assez par
l'ensemble de la situation de TEurope et le mauvais vouloir des
cabinets étrangers, par la durée de l'insurrection lithuano-polonaise
et l'apparente impuissance du gouvernement russe, par les longues
indécisions, les vagues desseins et les brusques résolutions de
l'empereur Napoléon III, qui, à en croire les Polonais les mieux
informés, conseillait alors sous main aux insurgés qu'il devait
abandonner de tenir jusqu'au printemps suivant, comme pour se
donner à lui-même, par cette inutile effusion de sang, le loisir de
peser ses habituelles irrésolutions. Ce qui peut-être inquiétait le
plas un esprit énergique et décidé comme Nicolas Âlexèiévitch,
c'étaient les atermoiemens et les hésitations du cabinet de Saint-
Pétersbourg dans son attitude vis-à-vis de l'étranger comme vis-
i-vis de la Pologne. Il redoutait une collision, et il eût voulu
que le gouvernement la prévint par une conduite nette et résolue
dans les affaires polonaises. Ce qu'il demandait à la Russie, c'était
d'adopter vis-à-vis ùe l'Europe et de la Pologne une direction
ferme, droite, dont aucune considération ne pût la faire dévier. Il
ne semblait pas se douter qu'à peine revenu à Pétersbourg, il allait
être lui-même invité à mettre à exécution le programme qu'il ébau-
chait de Paris dans une lettre à l'un des conseillers du tsai*. Il
croyait donner des instructions pour autrui et ne prévoyait point
qae c'était à lui qu'allait être définitivement confiée la périlleuse
mission de décider u ce qui en Pologne était possible et ce qui ne
l'était point, » que ce traitement radical qu'en dehors de tous les
palliatifs du moment il conseillait pour les provinces insurgées,
c'était Nicolas Milutine qui devait être chargé de le prescrire et de
l'tppliquer.
ANATOLE LeROY-BeAULI£U«
Toniui. — 18<W. 12
Là
MÉDECINE MILITAIRE
BT LA
LOI SUR L'ADMINISTRATION DE L'ARMÉE
Dix années se sont éeoalées depuis nos désastres, et la loi sur
l'administration de l'armée, présentée à rassemblée nationale ea
juillet 187A, votée par le sénat en 1876, attend encore le vote de
la chambre des députés. Cette loi a pour but de porter remède à
un mal dont toutes nos guerres contemporaines, même celles qui
se sont terminées par la victoire, ont montré la réalité et 1 étendue.
Ce mal, c'est le fonctionnement défectueux des services chargés de
l'approvisionnement des troupes en campagne et de l'orgAnisalion
des secours à donner aux malades et aux blessés. L'origine en est
dans l'excessive étendue et, pour ce qui concerne la médecine, dans
la nature même de la tâche imposée à nos administrateurs mili-
taires, car tous ces services sont centralisés sous la direction de
l'intendance. Le remède est dans la réorganisation, sur des hases
logiques, de tous les services dits administratifs. Cette réorganisa-
tion, à laquelle doit pounroir U loi^epvis si longtemps en gestation
parlementaire, entraînera nécessairement des modifications iimpor-
tantes et même des restrictions notables dans les attributions du
corps de l'intendance. On conçoit dès lors que l'intendance mili-
taire s'efforce de contester la nécessité des réformes et qu'elle
LA MEDECINE MIIXTAIBE. 179
cherche tout an moins à reculer le moment où ces réformes, d^à
votées par le sénat, seront votées par la chambre des députés. Elle
n'a jusqu'à ce jour que trop bien réussi et, si Ton en croit le bruit
public, elle serait puissamment aidée dans ses efforts par une haute
autorité parlementaire. 7r«ie ou fausse, cette opinion est assez
répandue pour que nous la retrouvions jusque dans les journaux
étrangers.
La loi sur Tadmimstration de Taormée soulève deux questions
principales dont l'importance n'échappera à personne. L'inten-
dance conservera-t-elle son indépendance ou sera-t-elle soumise à
Tautorité du commandement, c'est4i-dire du général commandant
le corps d'armée? La chirurgie militaire continuera-t-efle & faire
partie des services administratifs, k être dirigée par Fintendance ;
ou bien, obtenant son autonomie, comme le génie et Tartillerie,
sera-t-elle dirigée par un médecin en chef sous la haute et unique
autorité du commandement militaire? Tels sont les deux problèmes
dont la loi, toujours en discu'ssion, doit régler la solution.
Je ne discuterai pas la première question, qui n'est pas de ma
compétence; mais f espère, en abordant la seconde, montrer que
la médecine militaire doit être affiranchie du joug funeste de l'tn-
teodance et qu'elle a droit à l'autonomie parce que cette autono-
mie lui est nécessaire pour Tacconoplissement de son importante et
diflSdle mission. Chose digne de remarque, le gouvernement de
18A8, « considérant qu^ est urgent de reconstituer le service de
santé sur des bases plus favorables à l'intérêt général aussi bien qu'à
la dignité des hommes de science et de dévouement auquel ce ser-
vice est confié, » avait, par le décret du S mai 18ft8, proclamé cette
indépendance de la chirurgie militaire. Trente-deux ans se sont
écoulés depuis lors, et, grâce à l'opposition de Tadministration faci-
lement victorieuse d'un corps que son libéralisme rendait suspect,
ce décret resta lettre morte. Les désordres révélés par les guerres
de Grimée et d'Italie, en ouvrant les yeux à TEurope entière,
devaient plus tard amener dans toutes les armées la réoi^ganisation
du service médical sur les bases posées par le décret de 18i8;
seule, la France, qui jadis en avait eu l'initiative, est restée en
arrière du progrès, et l'intendance a continué à conserver un pouvoir
qui ne saurait plus longtemps lai appartenir.
I.
En France, dans l'état actael des choses, la subordination de la
médedne miHtaire à Tintendance est complète. Il existe bien, sans
doute, au ministère de la guerre, un conseil de santé; mais si, d'a-
près le règlement du 31 août 1865 sur le service de santé de Tar-
mée, ce conseil c peut être consulté sur toutes les questions d'ali-
mentation, d'habillement, de casernement et autres touchant
l'hygiène militaire ; » l'article 10 ajoute : ce Les fonctionnaires de
rintendance exercent la direction et le contrôle du service de
santé; les divers personnels qui concourent à son exécution sont
placés sous leur autorité. » Qu'il s'agisse de la direction des hôpi-
taux en temps de paix, « le médecin en chef propose au sous-inten-
dant militaire ses vues d'amélioration (art. 88). » — « Les officiers
de santé, quels que soient leur grade et leurs fonctions dans les hôpi-
taux militaires, ne peuvent s'immiscer dans les détails du service
administratif (art. 65). » Or il faut savoir qu'il n'est rien, — pro-
preté des salles, préparation des alimens, organisation du matériel
employé pour les malades, — qui ne rentre dans ce qu'on appelle
le service administratif.
Les choses ne sont pas plus libéralement organisées pour le
service de santé en campagne. « Les offiders de santé en chef
remplissent toutes les missions dont les charge l'intendant de
l'armée et sont consultés par lui sur tout ce qui peut intéresser le
service, sous quelque rapport que ce soit (règlem. du & avril 1867,
art. 17). » Le médecin en chef, qui, mieux que personne, connaît
les aptitudes des médecins ses subordonnés, ne peut les répartir
suivant les besoins auxquels il faut pourvoir, c Tous les ordres de
service qu'il donne au personnel des officiers de santé du service
hospitalier sont soumis à l'approbation de l'intendant en chef
(art 20). » La désignation des malades et blessés dont le transport
est possible ou désirable n'est pas davantage sous l'autorité du
médecin. « Le médecin en chef d'ambulance ou d'hôpital propose au
sous-intendant l'évacuation des militaires pour lesquels cette mesure
est possible ou nécessaire (art. 30). »
I/)rsqu'il faut en campagne établir des hôpitaux temporûres, le
médecin peut mieux que tout autre apprécier si telle maison ou telle
ferme n'est pas exposée à des causes d'insalubrité, si elle remplit
les conditions nécessaires au logement des malades ou des blessés;
cependant « le choix des emplacemens des hôpitaux temporaires
est fait par les fonctionnaires de l'intendance, qui prennent l'avis
des officiers de santé et des comptables (art. 118). » Nous verrons
combien peu les conseils dont parle l'article 17 et les avis que
mentionne l'article 118 sont demandés et comment on les accueille,
même lorsque le médecin en chef croit de son strict devoir d'en
prendre l'initiative.
L'intendance militaire s'est réservé le droit de donner à l'armée
des médecins en nombre suffisant, de les répartir suivant les besoins»
de mettre à leur disposition les instrumens, les médicamenst les
objets de pansement nécessaires, de fournir aux blessés des hôpi-
taia salabres et des .moyens de transport qui ne soient pas une
cause d'aggravation de leurs blessures ; or, il est facile de montrer,
ayec les documens oflSdels, que même en Grimjte et en Italie il y
eut manque de médecins, d'instrumens, d'objets de pansement,
de moyens de transport, tout cela par la faute de l'intendance, car
les réclamations du corps médical ont été incessantes. 11 y eut plus :
nos blessés ont parfois manqué de nourriture.
Alexandrie; 27 mai 1850.
Monsieur Pintendant général,
Le premier .corps n'avait pas de caisson d'ambulance à la date du
24 courant... Prés de huit cents blessés de Montebello ont été nourris
pendant quatre jours par la commisération publique... — Baron Laaret,
médecin en chef de Tarmée.
Je ne m'arréterû pas cependant sur cette partie de la question;
l'insuffisance déplorable de l'intendance est prouvée par les lettres
officielles d'un grand nombre de nos médecins publiées par
M. Chenu dans ses livres sur les guerres d'Italie et de Grimée ; je
les ai dtéesdans mon livre sur 2a Chirurgie militaire ei les Sociétés
de secours en France et à F étranger; enfln, dans la dernière discus-
rion à la chambre des députés, MM. Larrey et Marmottan, s'ap-
payant en partie sur des correspondances officielles, ont fait une
hunière complète sur cette insuffisance de l'administration de l'ar-
mée.
Pour beaucoup de personnes étrangères aux choaes de la méde-
due et de l'hygiène, pour les intendans militaires en particulier,
le réle du médecin se borne à prescrire des médicamens, à prati-
quer des opérations. Pour eux, par conséquent, l'indépendance du
médecin militaire est complète du moment où l'intendance ne l'em-
pèdie pas de soigner ses malades de telle ou telle manière, a L'in-
d^endance, dit M. le général Farre dans son discours du 15 juin
dônier, mais nous la donnerons, nous l'affirmerons par la loi et
par les règlemens. » Et, en effet, il la donne à sa manière, dansl'ar-
âde 17 de son projet déposé dans la séance du 18 juin. « Un décret
détermine les attributions des offiders de santé militaires, affirme
leur indépendance absolue en tout ce qui concerne la science et Fart
de guérir. » Mais l'indépendance si fièrement promise n'est qu'ap-
paraite, car le décret ne fait que les appeler « kparticiper à toutes
les mesures relatives à Vhygiène et à la préparation des approvi-
donnemens nécessures pour assurer, en paix comme en guerre,
Texécation du service de santé* » Quelle sera la nature et l'étendue
182 REVUE DES DEUX MONDES.
de cette participatîoii 7 Elle se réduira, comme par le passée au droU
pour le médeom, de donner des aris. — à la oondition que Tinlm-
daoce lai eu demande; ce sera pour l'intendance le droit de ne pas
suivre ses conseils^ même lomqu'il fi^agira de la vie de milliers
d'hommes. On peut prévoir d'avance, en lisant le discours du mû*
nistre, ce que serait ce déoiet signé du général Farre et rédigé par
l'intendance. La manœuvre est habile, car elle a pour effisi deleur-
rer nos députés ; puissent-ils ne pas donner dans ce piège beau-
coup trop apparent I C'est dans la loi que doit être inscrite l'auto-
nomie du corps de santé militaire, et cette loi ne saurait se contenter
de promettre un décret qui pourrait être absolument contraire aux
intentions du législateur.
La médecine ne nous enseigne pas seulement à soigner les ma-
lades, elle nous montre comment on peut en diminuer le nombre
en prévenant les maladies par des mesures d'hygiène. Dans la vie
civile, où chacun conserve son indépendance, le rôle du médecin
dans le domaine de l'hygiène est fort restreint ; mais dans la vie
militaire, là où, du reste, le danger augmente par la réunion d'un
grand nombre d'hommes, ma» aussi où le commandement agit
non plus seulement par des conseils, mais par des ordres, ce rôle
de l'hygiène peut être considérable. Ainsi que le dit si justement
le règlement allemand sur le service de santé en temps de guerre :
«Les armées étant toujours sous la menace d'épidémies, qui sontles
plus redoutables ennemis des troupes en campagne, » la dnrection des
mesures d'hygiène ne saurait êtie laissée à une admmistratioo incom-
pétente, et le rôle du médecin ne saurait être réduit à celui d'an simple
praticien. La guerre de Grimée n'a que trop montré que le plus
grand danger pour le soldat n'est pas toujours le feu de l'ennoni,
et qu'une mauvaise oiganisation est plus meurtrière que les balles.
Les Russes nous ont tué 20,000 hommes, les maladies ont coûté
la vie à 75,000 de nos soldats ; on ne saurait trop méditer les leçons
que nous donne cette guerre de Grimée.
Les deux armées alliées, réunies autour de Sébaatopol, soumises
aux mêmes misères atmosphériques, se lieurtant aux mêmes diffi-
cultés matérielles, sont exposées aux mêmes risques, sont menacées
des mêmes fléaux : le choléra, le typhus. Quel fut k sort de l'une
et de l'autre ? Pendant le premier Ûver passé devant Sébastopol,
l'armée française, plus préparée à la guerre que l'armée an^aise,
trouvait dans ses approvisionnemens antérieurs des rssso«rces qui
manquaient à nos alliés; l'armée anglaise souffrait davantage, et le
chiffre de sa mortatité devait, en s'élevaot, témoigner de ses souf-
frances. En effet, du mois (te novembre 185& aa mois d'avril lS65y
dans une période de six mois, l'armée anglaise perdit 10,880 hom-
mes et Tarmée française 10,9Si; mais comiie l'effsctof moyen de
Là MtoBCniE MlUTAIM. ISt
b première (31,000) n'étnt pas m6me la moitié de oelui de
la seconde (79,006), l'armée anglaise subit une perte qui était
ralatifemeAt double ou triple de celle de l'armée française^ Le
bM de Malakoff est pris au mois de septembre; mais les forts du
Mord résistent encore, la paix n'est pas faite, et un second hiver-
nais est probable; l'expërtenee du passé a parlé, que Ta-t-il
anifer?
Les Anglais, à l'instigation du corps mécficai, imaginent cette
baaqae, A bien conçue sons le rapport de l'hygiène, qui est
ceanoe depuis sous )e nom de Crhnean hut. Les vêtemens de fla-
nelle, les bas de laine, lies cooaenres alimentaires affluent en Cri-
mée, et l'armée anglaise, cbandement logée, bien nourrie, bien
▼ètae, passe l'hifer à l'abri de toutes ces causes de raoti qui
swenft si puissamment et &i raaUieureusenient agi sur elle pendant
rfaÎTor précédente
L'administration française, oomipotente dons son incompétence,
imprévofaste à l'eitréme, malgré les avis réitérés de Scrive, de
Baadms, de Micbel Lévf , ne veut pas comprencte qu'elle nTa plus
affaire à une armée frakliement débarquée, ayant en quelque
sorte apporté avec elle une provision de santé aujourd'hui épui-
sée, mais à des hommes affaiblis, harassés par les fatigues d'un
long siège, débilités par les privations, à des hommes enfin qui
sont tons plus ou moins en imminence morbide et préparés à être la
proie de cette maladie qu'engendrent la misère et l'encombrement,
le typfarus des casops. Et alors, dons ces six mois d'hiver, pendant
que nous n'avons que trois cent vingt-trois blessés et les Anglais
cent soixante-cinq, l'armée anglaise perd six cent six hommes; l'ar-
mée française, grâce à l'imprévoyance de l'administration et à l'ob-
stination de l'intendance, perd par les maladies vingt et un mille
cent quatre-viogt-dlx hommes I
Est-il juste de rendre l'administration militaire responsable de
pareils malheurs? Le corps médical en possession de sa légitime
indépendance eût-il pu les prévenir? Qu'on en juge î les faits par-
lent par eux-mêmes. Le corps médical conseille des mesures, l'in-
tendance les rejette ; les Anglais les adoptent et ne laissent à nos
médecins que le regret de leur impuissance.
Senve, médecin en chef de l'armée, demande à Pintendance la
créaion d'un hôpitii à Smyme; l'intendance refuse, les Anglais
adoptent à leur profit le projet de Scrive. Micbel Lévy^ inspecteur
du service de santé, demande la transformation de deux navires en
hipitanx flottans ; Fintendance refuse, les Anglais adoptent à leur
profit le projet de Ifichel Lévy. Dans le second hiver, nos souf-
fraKcs, notre pénurie furent tdles, qve le général anglais Storks,
foudié de nos miiépes, crut devoir et pouvoir proposer d'aUer
ISA EBTCB D£8 DEUX MOfCOES.
installer dans un de nos camps un hôpital complet pour mille ma-
lades, de les nourrir même et de les traiter si on le désirait*
Deux épidémies terribles frappèrent l'armée française en Tur-
quie et en Crimée : en 185A le choléra, en 1855 le typhus ; l'un
importé et dont on peut arrêter l'extension par des précautions
contre la contagion, l'autre qui naît sur place, mais dont on peut
empêcher le développement ou tout au moins diminuer les ravages,
puisque les médecins savent pourquoi il se développe et comment
il se propage. Aussi les médecins français, privés de toute initiative,
firent-ils un incessant appel à cette intendance millitaire qui pos-
sède seule le droit d'agir ; et lorsqu'il s'adressèrent au général en
chef, leur situation subalternisée nuisit à leur influence légitime
auprès du commandement lui-même. En vain, Scrive, Baudens,
Michel Lévy réclament l'érection de baraques ; en vain ils signalent
les dangers de l'encombrement qui augmente le mal, les dangers
des évacuations de malades d'un lieu sur un autre, évacuations qui,
par la contagion, font naître la maladie là où elle n'était pas et qui
sèment la mort et le deuil partout oCi elles passent : rien ne se
fait, ou le peu qu'on fait se fait trop tard.
CoasUoUnople, 12 Juillet 1851. '"^x
Que Votre Excellence me permette cet aveu, je suis effrayé de la
fixation de deux mille ceot malades pour Thôpital de Fera; le bel édi-
fice... ne sera bientôt plus qu'unfoyer d'iafectioa. Cinq cents à six ceots
malades par hêpital, tel est le chiffre que l'expérience autorise. —
Michel Livr.
Résultat :
GonstanUiiople, Sd noTembre 1854.
Depuis que l'hôpital de Fera compte plus de douze cents ma-
lades, l'infection purulente s'y multiplie chez les blessés. Si je n'étais
pas un directeur purement nominal du service de santé, j'aurais le
droit et l'initiative nécessaires pour prévenir de pareils dangers; mais
j'ai dû me borner à les notifier à M. l'intendant, qui me répond placi-
dement : « Je les déplore avec vous, mais le moment ne me parait pas
venu d'y apporter le remède que vous indiquez. » — Michel Ltvr.]
Autre exemple :
L'hôpital Daoud-Pacha aura mille deux cents lits de malades au pre-
mier étages son rez-de-chaussée loge mille cinq cents soldats conva-
lescens; sa cour est encombrée de tentes-abris qu'habitent d^autres
militaires sortis de convalescence. Voilà un hôpital créé contre mon
LA MÉDECINE MILITAIRE. 185
avis et malgré mes résistanoes.... La suite édifiera Votre Excellence sur
les résultats de cette expérience. — Michel Lévt.
«
Résultat:
20 Janvier 1856.
Mille cent quarante malades présens à l'hôpital de Daoud-Pacha;
mortalité du mois jusqu'à ce jour: cent... C'est précisément à partir de
ce moment que le typhus a commencé à sévir ; il avait fallu rapprocher
les lits... Le mal s'accroît rapidement, suivant pas à pas le progrès de
r^combrement dans les salles. — Carreau, médecin en chef de l'hô-
pital de Daoud-Pacha.
Goiutantinoplei 28 Janvier 1856.
Votre Excellence prescrit d'envoyer à Cionstantinople les soldats ma-
lingres des régimens de Crimée. Cette mesure pouvait être bonne
quand je Tai conseillée; ces malingres sont aujourd'hui des malades.
— BAm>Eiis.
Constantinople, 3 man 1856.
La contagion continue ses progrès... Des cinq mille places que je
demande j'en ai obtenu mille. J'ai beaucoup de peine à détruire dans
l'esprit du commandement et de l'administration une sécurité grosse
de dangers. — Baudeas.
La lettre suivante montre quelle est la situation du corps de
santé soumis à l'omnipotence et à l'incompétence administratives ;
eDe met en lumière les sentimens que cette situation pouvait inspi-
ra à un homme de la valeur de Michel Lévy.
Ck>nitaaUnople, 20 novembre 1854.
Monsieur le maréchal, ministre de la guerre. — L'épuisement de ma
santé par cinq mois de luttes au milieu des circonstances les plus péni-
bles et les plus critiques me fait désirer que Votre Excellence veuille
bien mettre un terme à ma mission. Celle-ci d'ailleurs devient chaque
jour plus difficile à concilier avec l'action de l'intendance» telle qu'elle
entend l'exercer, en vertu de la législation existante, jusque dans un
ordre de cho es qui échappe à son appréciation. Tant que les circon*
stances ont commandé l'abnégation, je me suis tu... L'inspecteur médical
de l'armée d'Orient est contraint, pour donner force exécutoire à ses
186 EETUB DSS DBUK MOMDBS.
désignations, de les soumettre à la sanclio& de M. rinteedant... Qu'il
me soit donc permis d'exposer à Votrd fix^elleQce l'état de ma santé,
qui ne me laisse pas la force de continuer une sorte d'expérience où
i'ai épuisé, sous les enseignes d'une direction purement nominale, ce
que j'ai de prudence, de réserve et d'humilité. — Michel Lf vy.
Si la guerre de Crimée a mts en évidence par le sacrifice de
vingt et un mille hommes la funeBite hifluence de la suiDordinatioa
du corps médical à rintendâinee, ses fâcheux effets se sont fadt sen-
tir dans tontes nos guerres, et, même en temps de paix, elle se
manifeste chaque jour dans les mille détails du service médical.
Depuis vingt ans la science s'est enrichie d'une science nouvelle
qu'on appelle l'hygiène hospitalière ; les médecins de toutes les
nations ont étudié les modifications à apporter aux brancards, aux
voitures d'ambulance, aux trains sanitaires ; les armées étrangères
ofit créé et fait fonctionner les hôpitaux mobiles de champ de
bataille, les compagnies sanitaires ; le matériel de toute najture a
été puissamment amélioré; en France, rien n'est fait, tout est à
faire. C'est qu'à l'étranger, là où la médecine militaire est auto-
nome, le médecin peut apporter au service médical les modifica-
tions dont l'expérience a démontré la valeur, tandis qu'en France
ce sont toujours les intendans qui se réservent le droit de juger
de ce qui est nécessaire au soulagement et à la guérison des ma-
lades et des blessés. Il est temps qu'on mette fin à uu pareil état
de choses ; assez de victimes ont été sacrifiées.
II.
Loi*sque nous denAandoas l'autonomie et l'indépendance de la
médecine militiire, nous ne demandons pas que le médecin absorbe
toutes les fonctions que comporte la direction des hôpitaux et des
ambulances.
II ne saurait lui appartenir de passer des marchés, de réunir
des approvisionnemeos. Il ne s'agit donc pas de substituer l'élément
médical à l'élément administratif, mais de faire à chacun sa part
légitime d'action et d'influence»
Trois sortes de fonctionnaires concourent à l'exécution du ser-
vice médical : le médecin, compétent pour tout ce qui relève de la
médecine et de l'hygiène; le pharmadeia, à peu près inutile,
chargé de préparer les médicamens; le comptable, qui a pour
mîfision légitime l'achat des vivres destinés aux malades et la
gestion financtëna. A ces trois services vient s'ajouter, dans les
ambulances de gnerre« le train des équipages chargé de la coiv
UL MiOECINE MUXTAIB& 187
didie deB fourgons et des YoUureft d'ambulance. A qui pen-
8erfr*t-0D que doive appartenir la direction du service médical,
la direction des hôpitaux et des ambulances? A celui évidem-
ae&t dont le rôle est prédominant Le pharmacien n'a d'autre
rôle qae d'eiécuter les prescriptions du noédecin. C'est au médecin
qu'il appartient d'indiquer au comptable les objets nécessaires aux
besoins des malades et du service médical. C'est donc au n^decin
que f^oit appartenir la direction du service médical, et ce service
doit constituer un corps autonome fonctionnsmt dans les conditions
où existent et foncticmnent en France les corps du génie et de l'ar-
tillerie.
Quelles sont les objections que l'on fait, ou que l'on peut faire,
à cette revendication légitime du corps de santé militaire? Nous
les trouvons formulées et résumées par H. le ministre de la guerre
dans le discours prononcé par lui à la chambre des députés, dans
la séance du 15 juin dernier : « La question, dit M. le général
Farre, est délicate; s'il ne s'agissait que du service en temps de
paix, je 7' fuserais facilement condamnation^ Quel que soit le parti
qoe no . s prenions en temps de paix, nous trouverons toujours le
moyen de sortir d'embarras, mais en temps de guerre il en est tout
autrement. Quand je vois la nature des responsabilités qui incom-
bent en temps de guerre aux directeurs du service de santé, je suis
Traiment épouvanté des attributions ou plutôt de la charge qu'on
veut faire peser sur le médecin en chef, a
Si quelque chose est capable d'étonner ceux qui connaissent
l'état de la question, mais si quelque chose explique aussi trop clai-
rement qu'une déplorable organisation puisse résister même aux
oondamnations portées par l'expérience, c'est de voir un ministre
de la guerre proclamer de pareilles hérésies. A la rigueur, en temps
de paix, les mesures à prendre sont en général ajBsez peu urgentes
poor que le médecin puisse en référer à l'administration et que
80D initiative, par conséquent, soit restreinte sans trop de dom-^
mage pour le service ; mais c'est précisément en temps de guerre,
et on l'a bien compris partout, que le médecin a besoin de toute
son initiative. En quelques heures, ce sont des milliers de blessés
qu'il s'agit de relever, d'opérer, de panser, de coucher. Il faut
transformer en petits hôpitaux leséglises, les maisons, les fermes
l^acées aux environs du champ de bataille; est-ce l'intendant ou
le médecin qui pourra le mieux apprécier si La situation de telle
ou telle maison est suffisamment salubre ? Il faut se créer sur place
des ressources de toute nature; est-ce l'intendant qui saura ce qui
convient aux malades? Il faut quelques heures, quelques jours après
la bataille, évacuer sur les h(^itaux d'arriëre-ligne ou sur les villes
188 RETOB DB6 DEUX KOIIBBS.
voisines, les blessés transportables ; est-ce Tin tendant qui saura
quels malades peuvent ou doivent être transportés, quels moyens
de transport seront pour eux bons, médiocres ou mauvais? Le
temps presse, chaque heure de retard dans les soins qu'on leur
donne compromet le salut des blessés, et le ministre proclame que
c'est précisément alors que le médecin doit laisser à l'intendance
toute Tinitiative, consulter l'administration et ne rien faire par lui-
même I
M. le général Farre se déclare « vraiment épouvanté des attri-
butions qu'on voudrait faire peser sur le médecin en chef ; •
mais en quoi est-il plus effrayant de faire peser la responsabilité
sur un médecin compétent plutôt que sur un intendant incompétent,
comme le veut Torganisation actuelle, et l'on sait ce qu'elle a pro-
duit? M Quand il s'agit, dit le ministre, de former un hôpital, d'or-
ganiser une ambulance, de recueillir les ressources du pays où l'on
se trouve, on comprend que ces opérations puissent être faites
avec entente, avec mesure et en même temps avec énergie par ceux
qui ont Vhabitude de traiter les affaires et qui ont parcouru une
carrière administrative. Mais un médecin, qui est complètement
étranger à la pratique de l'administration, quelle sera sa situation
et comment pourra-t-il venir à bout de toutes ces difficultés ? Il
aura, il est vrai, à sa disposition tous les agens, mais ne sera-t-il
pas embarrassé pour leur donner des ordres? J'avoue que cela m'in-
quiète très fort. » Cet argument répond à un préjugé fort répanda
et contre lequel on se heurte lorsqu'on réclame, aussi bien dans
la vie civile que dans la vie militaire, la part légitime du corps
médical dans l'organisation des se/vices hospitaliers. Cet argument
réduit à une concision brutale peut ainsi se condenser : Le médecin
est peut-être capable de soigner des malades, mais il est k coup
sûr incapable de faire autre chose. Ainsi, l'homme qui a reçu une
éducation aussi complète que possible, qui, tout d'abord, a dû acqué-
rir les connaissances que représentent les deux baccalauréats ès-
lettres et ès-sciences, l'homme qui a dû pour arriver au doctorat
connaître la physique, la chimie, toutes les sciences naturelles,
l'hygiène, la structure et le fonctionnement de l'organisme humain
et ses altérations par la maladie, cet homme, par cela même qu'il
est instruit, ce qui le suppose intelligent, est incapable d'acquérir
en administration des aptitudes et des connaissances que possèdent
sans doute, par grâce d'état, des administrateurs dont l'instruc-
tion générale est fort au-dessous de celle d'un docteur en méde-
cine. On ne sait que ce que l'on a appris. Que l'intendant connaisse
l'administration, qu'il ait la pratique des affaires, nous n'avons
garde de le nier. Que le médecin, dans l'état actuel des choses.
LA MÉOEGIIVE UILITAIBB. 189
avec une organisation qui lui interdit toute pratique administra-
tive* ne fasse qu'un administrateur des plus médiocres, nous ne
Toolons pas le contester; mais qu'il ne puisse par la pratique acqué-
rir, dans la direction du service médical, les aptitudes et la compé-
tence des intendans et des comptables, c'est ce que nous ne sau-
rions admettre. On a parfaitement compris à l'étranger que, pour
qu'il puisse être en temps de guerre le chef unique du service
médical, il fallait que le médecin pût en temps de paix se pré-
parer à ce rôle difficile. Aussi verrons-nous tout à l'heure que, si,
dans la plupart des armées, les hôpitaux sont dirigés en temps de
paix par le médecin en chef avec le concours d'une commission
consultative que ce médecin préside, l'Allemagne et l'Angleterre,
ea particulier, ont supprimé ces commissions et attribué, en temps
de paix, même au médecin la direction absolue de l'hôpital, afin
de lui donner l'expérience dont il aura besoin en temps de guerre.
Nos collègues de l'armée française, lorsqu'on leur en donnera les
moyens, sauront acquérir par la pratique et par l'expérience ces
qudités d'administrateur qu'ont su acquérir nos collègues anglais,
allemands, russes, autrichiens, etc.
Après avoir dit qu'il était convaincu « qu'il n'y aurait aucun
inconvénient, au moins pendant le temps de paix, à confier aux
médecins la direction du service de santé à l'intérieur, » M. le mi-
nistre, craignant sans doute d'avoir outre-passé son programme,
ajoute: « Cependant, messieurs, permettez-moi de vous faire obser-
ver qu'en définitive les administrations municipales ne confient
pas aux médecins la direction de leurs hospices. Pourquoi donc le
ferait-on pour les hôpitaux militaires?.. En vérité, je me demande
pourquoi nous confierions aux médecins la direction de nos hôpi-
taux, quand il n'y a pas un exemple d'un hôpital dvil dirigé par
on médecin. »
Id, M. le ministre commet une erreur de fait, puisqu'on France
même, la plupart de nos asiles d'aliénés sont dirigés et administrés
parles médecins en chef et qu'un grand nombre d'hôpitaux dvils en
Allemagne, en Autriche, en Russie sont sous la direction du méde-
cin. M. le ministre ignore-t-il donc que les médecins civils français
se plaignent, comme leurs collègues de l'armée, de ce que le mé-
decin n'a pas une part assez grande dans l'organisation et le fonc-
tionnement des hôpitaux? D'ailleurs, peut-on comparer la situation
de deux médecins chargés d'un service, l'un dans un hôpital civil,
l'antre dans un hôpital militaire, quant à leurs rapports avec l'ad-
ministration de l'hôpital ?
Le médecin civil, dans la plupart de nos plus grandes villes,
doit sa place au concours, ce que lui donne déjà un haut degré
190 BSTUE IMSS DSDX. MONPES.
d'indépendance. Dans la vie sociale, dans le monde, bora de Thô-
pital, le médecin^ par aa position scientifique, par ses relations,
presque toujours par sa fortune^ occupe un rang bien su|>érieur à
celui du directeur, de Téconome ou de l'agent administratif chargé
de la gestion de l'hôpital auijuel ce médecin est attaché. Nous ne
sommes pas, que M. le ministre le sache bien, les subordonnés de
l'administration des hôpitaux dans le sens qu'on donne i ce mot
Pour le médecin militaire français, au contraire, cette subordina-
tion est complète, comme est dans la vie militaire toute subordina-
tion. Le médecin d'hôpital civil réclame le droit de peser de toute
son ajutorité scientifique sur la direction du service hospitalier,
mais il n'accepterait pas d'être le directeur de l'hôpital. Ce qui est
logique pour le médecin en chef d'un asile d'aliénés^ ce qui est
logique pour les médecins directeurs des hôpitaux civils étrangers,
lesquels n'ont pas d'autre rôle à remplir que celui de diriger l'éta-
blissement qui leur est confié et dont les appointemens s<Hit en
rapport avec les fonctions , serait pour le médecin d'hôpital civil
français une charge inacceptable. Nos fonctions hospitalières étant
presque toujours gratuites, ou à peu près, ce n'est pas l'hôpital,
mais la clientèle qui nous fournit nos ressources; si donc nous
pouvons donner par amour pour la science, par dévoûment pour
l'humanité, une grande part de notre temps au traitement des
malades que renferme l'hôpital, nous ne saurions par surcroît nous
charger de la direction de l'hôpital lui-même. Le médecin militaire,
au contraire, n'ayant et ne devant avoir à s'occuper d'autre chose
que de son service hospitalier, peut donner à l'administration, à
la gestion de l'hôpital tout le temps que lui laissent disponible ses
fonctions plus directement médicales.
Si les hôpitaux civils français sont, en général, administrés par
des commissions administratives, il y a pour cela d'excellentes
raisons qui n'existent pas pour les hôpitaux militairea. Si les hôpi-
taux civils reçoivent très souvent une subvention de la caisse mu^-
nicipale, la plus grande partie, ou du moins une grande partie de
leurs ressources provient de revenus de (^opriétés, de rentes,
résultats de dons, de legs ou de souscriptions. Il faut gérer ces
propriétés, passer des baux, recueillir des fermages^ élever des
constructions, veiller à leur entretien, et tout cela n'est nullement
dans le rôle du médecin. Pour les hôpitaux militaires, c'est tout
autre chose; ces établissemens trouvent dans le budget de la
guerre les revenus dont ils ont besoin, et le médecin, pas plus que
l'intendant, ne sont chargés de faire rentrer les impôts.
Enfin^ tous les malades ne sont pas admis de droit dans les hôpi-
taux civils et surtout dans les hospices. 11 y a des conditions d'inr
LA ]l£0£CIMit MlUTAimU IM
cB^ce, d'âge, de durée de séjour, de droit au secours, qui ne
penyeut être laissées à l'appréciation du médecin, qui lui, ne voit
que la mtJadie et auraii grand'peine à tenir compte, s'il était libre,
des restrictions à Tadmissibilité dictées par des nécessités budgé-
liffes. Les hôpitaux militaires au contraire ont une dientèle abso-
loment définie : être malade est pour le soldat la seule règle qui
justifie «f commande l'admission.
Les arigumens de M. le ministre de la guerre, qui sont aussi ceux
deilotendance, n'ont donc aucune valeur, et l'assimilation des hôpi-
pitaax militaires aux hôpitaux cirils est sous tous les rapports
iflieceptable.
III.
au-dessus de tous les raisonnemens a priori il y a les laits, il
f a l'expérience, et nous allons yoir que ce qu'on déclare inappli-
cable et à peu près impossible en France est appliqué à l'étranger ;
DOQs allons voir que l'Angleterre, TAlIemagne, l'Autriche, le Por-
tugal, l'Italie, la Belgique, la Russie, nous ont ici encore devancés
dffls la voie du progrès en domiant à leur médecine militaire cette
lutonomie jusqu'ici refusée à la médecine militaire française.
Les campagnes de Crimée et d'Italie avaient mis en évidence les
dfeastreux effets de notre organisation médicale militaire et l'in-»
^flSsance absolue de l'intendance. Si cette leçon fut perdue pour
DOQS, l'étranger sut en profiter. Aussi, lorsque les États-Unis, au
début de la guerre de la sécession, oi^anisèrent leur service médi*
cal, ils donnèrent, pour la première fois, aux médecins la direction
eidosiTe de ce service. Le résultat fut, on peut le dire, merveil-
leux. La chirurgie américaine, livrée à elle-même, pouvant déployer
tmte son énergie, toute son initiative et mettre à profit ses con-
naissances, sut ouvrir aux soldats blessés et malades 202 hôpitaux
neofermant 136,89A lits, qui furent successivement occupés par le
diiflre énorme de li3,318 blessés et 2,2&7,i03 malades. Aussi
est'Ce avec xm légitime orgueil que le compte-rendu officiel de la
gtierre (circulaire n« 6j a pu dire : « Au lieu de placer à la tète
f établissemens ccmsacrés au soulagement des malades et des
Messfeées ofliders de Tarmée qui, quelles que puissent être leurs
autres qualités, ne sauraient comprendre ce qcie réclame la science
médicale et qui, avec les meilleures intentions du monde, pewent
Tavement compromettre les soins du chirurgien,., notre gouver-
nement, arrec la plus sage confiance, fit du ohirurgien le chef le
'- )n)])Qandant de l'hôpital, et tandis qu'il le rendait responsable de
s-^s mesures organisatrices, il lui mettait entre le3 mains le pouvoir
192 BETUE DES DEUX MONDES.
de rendre les résultats favorables... Jamais auparavant^ dam V his-
toire du mondey la mortalité des hôpitaux militaires ne fut si
faible en temps de guerre^ et jamais ces hôpitaux ne furent aussi
complètement garantis des maladies qui y prennent naissance. »
Jusqu'à cette époque, Torganisation de la chirurgie militaire des
armées européennes était, dans ses grandes lignes, calquée sur la
nôtre; les deux exemples, si opposés dans leurs résultats, de la
France en Grimée, en Italie, et des États-Unis pendant la guerre de
la sécession devaient éclairer les gouvememens, — à l'exception
du nôtre, — sur la nécessité d'une réforme radicale. La Prusse,
dès 1863, l'Autriche en 186&, la Russie, l'Angleterre, l'Italie, le
Portugal, l'Espagne, et récemment la Belgique, ont affranchi leur
chirurgie militaire du joug de l'intendance et donné au corps
médical cette autonomie que nous ne cesserons de réclamer pour
la médecine militaire française. L'expérience du Schleswig, en 186i,
de la guerre de Bohème en 1866, consacra l'utilité de ces réformes,
faites d'abord avec une certaine réserve, et quelques états ont
remanié plusieurs fois leur organisation sanitaire, mais toujours
dans le sens d'une plus large et plus libre action du corps médical
militaire. L'Autriche, après avoir modifié en 1870 son règlement
de 1864, a promulgué en 1878 un ordre impérial réglementant
dans tous ses détails le service de santé militaire. La Prusse, par
l'ordonnance de 186S, avait réformé son organisation, jusque-là
copiée sur la nôtre; l'expérience de 1866» le désir incessant du pro-
grès qui caractérise l'Allemagne, amena la grande réforme de 1868.
La guerre franco-allemande montra qu'il y a toujours place pour
des améliorations : de là les ordonnances de 1873 sur le service
en temps de paix, de 1878 sur le service en campagne. L'Angle-
terre, dont l'organisation sanitaire était déjà si libérale, a, par les
décrets du 1*' janvier et du i*^ février 1878, étendu encore les
attributions du corps médical.
Il est cependant un pays qui a suivi à cet égard, mais sur un
point seulement, une marche rétrograde ; ce pays, c'est l'Espagne.
Les règlemens du 19 mai et du 1*' septembre 1873 donnaient au
corps médical, dans les ambulances et dans les hôpitaux, une auto-
nomie complète. Pendant une longue guerre civile qui a mis sur
le pied de guerre une armée de plus de deux cent mille hommes, pas
une seule épidémie n'a été observée; la proportion des malades n'a
pas dépassé à pour 100 de l'effectif; la proportion des guérisons a
été des plus favorables. Cependant, un décret du 10 avril 1880 a eu
pour effet de donnée à un offider de l'armée la direction des hôpi-
taux en temps de paix, et d'en confier le service subalterne à des
religieuses. Les deux motifs allégués furent : l'un que la journée
LA MÉDECINE MILITAIRE. !l9u
d'hôpital avait dépassé depuis six aos les prix antérieurs, ce qui
n'a rien d'extraordinaire; l'autre que la mortalité avait augmenté,
ce qui est fort discutable. Peut-être trouverait-on l'explication de
cette fâcheuse mesure dans ce fait, que le ministre actuel est l'an-
cien directeur de l'intendance au ministère de la guerre et que
le^rédacteur du rapport (lequel contient, du reste, de graves erreurs
de fait quant à l'organisation médicale des diverses armées de l'Eu-
rope) est un intendant militaire.
Nous ne croyons pas utile de donner avec quelque détail l'organi-
sation particulière à chaque pays; nous l'avons déjà fait ici-même,
ily a quelques années, pour la Prusse et pour l'Autriche (1); il
Doussuflira de montrer comment, dans les grandes armées de l'Eu-
rope, la direction du service médical a pu avec avantage être con-
fiée aux médecins; ce sera la meilleure manière de répondre aux
objections de ceux qui, par excès de dévoûment envers l'intendance,
par fidélité à la routine, ou par ignorance de ce qui se pisse
au-delà de nos frontières, s'opposent aux progrès de notre organi-
sation médicale militaire. 11 ne leur restera plus qu'un argument
qu'ils n'oseraient produire : c'est qu'en pareille matière, un Français
o'est pas assez intelligent pour remplir des fonctions qu'on a pti
avec avantage confier à un Russe, un Anglais, un Allemand, un
Portugais, un Italien, un Autrichien, un Belge, etc.
Voyons d'abord ce qui se passe en temps de paix auprès du pou-
voir central et dans les hôpitaux. En France, le conseil de santé
des araiées n'a que voix consultative, il n'est pas en rapport direct
avec le ministre, et ce n'est que par l'intermédiaire de la cinquième
direction, celle des services administratifs, qu'il transmet au
ministre les avis qu'on peut lui demander. C'est à cette direction
des services administratifs qu'appai tient la direction du service de
santé. En Allemagne, à la tête du corps de santé est le médecin-
major-général de l'armée, lequel centralise entre ses mains tout le
senice. Il est au ministère le chef d'un département spécial, immé-
diatement subordonné au ministre et correspondant directemert
avec lui. L'Angleterre, le Portugal, l'Italie, ont une organisation
semblable. En Autriche-Hongrie, l'administration centrale du ser-
vice de santé forme la quatorzième division du ministère de la
guerre. Placée sous la direction d'un des deux médecins- majors-
généraux de l'armée, elle centralise toutes les affaires relatives au
service de santé dans toutes ses branches. A côté de cette direc-
tion existe a un comité de santé » composé de médecins choisis
en raison de leurs connaissances scientifiques, mais sans acception
(1) Voyes U Bwue an 1*' noTembre 1871.
ton hjl * 188t, 13
19A REVUE DE8 BECX M<Mn>E8.
du grade, et présidé par l'autre médecm-major-général^ Les attri-
butions de ce comité sont exclusivement scientifiques et ne se rap-
portent pas au service proprement dit. £q Russie, à la tète du corps
de santé, est le médecin-inspecteur-général (D' Koslt^j, dont les
attributions comprennent la direction du personnel, rexécution
pratique du service, la gestion des fonds et du matériel, la vérifi-
cation et le contrôle de la comptabilité.
II n'est pas inutile de noter que, dans les armées allemande,
anglaise, autrichienne, italienne, portugaise, russe, les médecins
ne sont pas seulement assimilés comme grades aux officiers de
l'armée, ils sont personnes militaires {per$onen des soldattn-
siandes)^ c'est-àrdire officiers combattans, et leur pouvoir discipli-
naire n'a d'autre limite que leur grade.
En France, nous Tâtons déjà dit, la direction des hôpitaux mili-
taires appartient à l'intendance et à ses représentans, auxquels les
médecins, même le médecin en chef, sont subordonnés. Presque
partout, à l'étranger, cette direction, en temps de paix et pour les
hèpitaux de l'intérieur, appartient aux médecins^ mais avec' des
attributions plus ou moins étendues. En Autriche, le médecin en
chef de l'hôpital a autorité sur le personnel des médecins et des
pharmaciens, qui ne relèvent que de lui, et donne des ordres en ce
qui concerne le service au personnel de la troupe sanitaire et an
comptable de l'hôpital. Mais il existe un conseil d'administration
de l'hôpital composé de l'officier commandant la troupe sanitaire,
du comptable et du médecin en chef, lequel préside le conseil. En
cas de conflit, la question est soumise au commandant de la gtfm-
son pour les aflaires militaires, au médecin en chef de la circon-
scription pour les affaires médicales, ou à Tintendant pour les diffi-
cultés administratives ou financières. En Russie, le médecin en
chef est aussi le chef direct de tout le personnel sanitaire; il pré-
side la commission administrative, composée des médecins et em-
ployés de l'hôpital. Cette commission peut de son autorité prendre
des mesures dont l'exécution n'exige pas une dépense de plus
de 100 roubles. Elle relève, pour ce qui concerne le service médical,
du médecin en chef de la circonscription , et pour ce qui a trait aux
aiTah'es administratives, de l'inspecteur des hôpitaux.
En Allemagne, en paix comme en guerre, l'autorité du médecin
en chef d'un hôpital est complète, s'étend sur tout le personnel et
camprend la gestion tout entière. Depuis les ordonnances du
U' janrier 1873, les hôpitaux de paix, au lieu d'être administrés
par des commissions, sont placés sous la direction du médedn en
chef. Le médecin en chef exerce le commandement sur le personnel
médical, les aides de lazaret, les infirmiers, etc.; il a le pouyoir
Là «DCCniK HUITAIRE. 195
discipliaaire d'an commandant de compagnie non détachée. Il peut
iifiiger aux employés administratifs et aux pharmaciens des amendes
alknt jusqu'à trois thalers, au besoin leur interdire proyisoirement
lears fonctions, sauf à en rendre compte à l'autorité supérieure corn»
pétente. A son entrée en fonctions, Tbôpital lui est remis arec un
îmreDtaire, et le procès-verbal de prise de possession est adressé
à l'intendance. Dans les hôpitaux peu importana, le médecin en
chef a la gestion économique. Dans les hôpitaux plus importans
et dans lesquels il existe des agens sonmis au cautionnement, le
médecin est déchargé du détail de la gestion ; on form^, en ce cas,
une t gérance de caisse et d'éconraiat » attribuée à un ou deux
comptables (inspecteurs de lazaret), qui doivent se conformer aux
ord^s du médecin en chef, sauf, » cas de désaccord, à provoquer
de sa part une décision formelle. Alors un procës*verbal est dressé
et il est soumis, à l'époque des inspections, à l'intendant et au
médecin-général. Les contrats passés par la gérance doivent rece-
voir l'assentiment du médecin en chef; on soumet également à son
approbation les comptes, la correspondance administrative, etc.
Le médecin a le devoir de contrôler le service dt s agens de la
caisse et de l'économat, de surveiller l'entretien des bâiimens, du
matériel, l'emploi régulier des denrées, des vivres, etc« Chaque
mois et aussi quand il y a lieu de supposer que la caisse a subi un
dommage (incendie, vol, etc.), il la vérifie. En dehors de ce cas, la
vMfication n'est faite par lui qu'avec l'autorisation de l'intendant.
U médecin en chef est responsable des fautes commises par ses
agens, en tant que son contrôle a été insuffisant.
En Italie, la direction de l'hôpital appartient au médecin, et l'ar-*
ticle 2 du décret du 17 novembre 1872 est ainsi conçu : « L'offi-
cier de santé, directeur des hôpitaux militaires d'une division,
chargé déjà de la direction technique da service de santé dans cm
hôpitaux, joindra à ces attributions la direction administrative et la
direction discipliaaire; il sera en conséquence revêtu de l'autorité
d'un chef de corps, tant en ce qui concerne le personnel qu'en se
qui concerne le matériel. » En Angleterre (ordonnance du l*' juil-
let 1876), le médecin en chef de l'hôpital a sous sa juridiction et
sa surveillance les officiers et sous-officiers attachés à l'établisse*
ment. Enfin, en Portugal, la direction des hôpitaux militaires appar-
tient exclusivement au médecin en chef.
Quelque complète que soit presque partout en Europe Tant»-
rite du nftédecin, il est à peine utile d'ajouter que le médecin en
ehrfd'un hôpital ne constitue pas dans l'armée une autorité indé-
pendante ne relevant que des autorités médicales supérieures.
Cela ne saurait être et n'existe nulle part. Le général ea chef d'oie
armée, d'une circonscription d'un corps d'armée, est le cbef naturel
196 BEVCfi DUS DEUX MONDES.
de tous les services militaires que comprend Tarmée ou la circon-
scription qu'il commande ; la médecine, pas plus que le génie ou
l'artillerie, ne sauraient, malgré leur autonomie, échapper à son
autorité. Au-dessus du médecin en chef d'un hôpital, il y a donc le
général en chef du corps ou ses représentans directs, qui sont dans
Tespëce, lorsqu'il s'agit d'un hôpital placé dans une ville, non pas
comme en France l'intendant, ou même ce que nous appelons le
commandant de place, mais le commandant de la garnison, c'est-
à-dire le représentant direct du général en chef.
Il est facile de voir par ce rapide aperçu que, si, dans tous les
grands états de l'Europe, à l'exception de la France et aujourd'hui
de l'Espagne, la direction des hôpitaux en temps de paix appartient
au médecin ; si pour quelques-uns d'entre eux il existe à côté du
médecin en chef un conseil d'administration que ce médecin du
reste préside, c'est qu'en temps de paix il y a rarement urgence
i prendre une décision. Mais en temps de guerre tout change; la
rapidité d'exécution ne pouvant s'obtenir qu'avec l'unité de direc*
tion, le conseil d'administration disparaît, et partout la direction des
hôpitaux de guerre et des ambulances appartient exclusivement au
médecin. On voit ce que valent sur ce poiot les opinions de M. le
ministre de la guerre, qui accorderait, dit-il, assez volontiers l'au-
tonomie en temps de paix, mais qui serait effrayé de la voir exister
en temps de guerre.
L'arrêté royal promulgué en Belgique au mois de mai dernier est
ainsi conçu : « Attendu que l'expérience des dernières guerres a
démontré qu'il est avantageux de donner au corps médical la direc-
tion et la responsabilité du service de santé en campagne... Sur la
proposition de notre ministre de la guerre, avons arrêté et arrê-
tons : Art. i^'. Le service de santé de Tarmée, en temps de guerre,
constitue un organe distinct placé sous l'autorité directe du com-
mandant et sous le contrôle financier de l'intendance. — Art. 2. La
direction et la responsabilité du service de santé en campagne sont
confiées au corps médical militaire, etc. »
Le règlement allemand du 10 janvier 1 S78, comme celui de 186^,
donne au médecin seul la direction du service. « Le chef du service
de santé est, au grand quartier-général, l'autorité centrale chargée
de la direction sanitaire sur le théâtre de la guerre. 11 est respon-
sable de l'exécution du service de santé en campagne dans toute
son extension. . . Le chef du service de santé des armées est le chef
de tout le personnel de santé sur le théâtre des opérations ; il est
revêtu de l'autorité disciplinaire d'un commandant (général) de divi-
sion. Les fonctions de chef du service de santé sont remplies par
le médecin-major-général de l'armée {general-stabsarzt der armee)^
ou à son défaut par un médecin-général (art. 19). » L'armée aile-
LA MÉDEdMË MILITAIRE. I9f
iP&Bde en campagne se divise en armées dont chacune comprend
un GSTiûa nombre de corps d'armée. Le service médical de cha-
cune de ces sabdivisions est fondé sur le môme principe, a Au
fmartier-général de chaque armée est attaché un médecin-général
d'armée {armee-general^rzi), chargé d'exercer, d'après les indica-
tions du général commandant en chef de l'armée, la haute direc-
tion sur l'ensemble des corps d'armée composant l'armée; il a
l'autorité disciplinaire d'un général de brigade (art. 20). » Dans
chaque corps d'armée, la direction du service médical est confiée,
d'après les mêmes principes, à un médecin-général de corps Skv-
m^ {corps-general-arzi). Les fonctions de médecin en chef d'un
corps d'armée en temps de paix ou en cas de mobilisation sont
intéressantes à connaître. Elles comprennent les opérations sui-
Tantes : appel à l'activité du personnel médical, — répartition, dans
les corps de troupes de ce personnel, des pharmaciens et des infir-
miers, — réception du personnel administratif fourni par l'inten-
dance, — réception des hommes et chevaux fournis par le train, —
réception des voitures et du matériel hospitalier en consigne au
dépôt du train, — achat des médicamens et denrées, qui ne doivent
être acquis qu'au moment de la mobilisation, etc. Le service de
santé de seconde ligne est organisé sur ces mêmes principes de la
direction médicale.
II serait inutile de reproduire pour les autres armées les articles
qni réglementent le service de santé en campagne. L'Autriche, l'Ita-
lie, l'Angleterre, la Russie ont une organisation calquée sur l'orga-
nisation médicale militaire de l'armée allemande ; si quelques-unes
en diffèrent, c'est, comme nous allons le voir, par une extension
pins grande encore des droits donnés aux médecins en chef.
Ud élément qui ne figure pas en temps de paix vient pendant la
guerre s'ajouter au service de santé; cet élément, qui n'existe pas
malheureusement encore en France, ce sont les compagnies sani-
taires, comprenant une partie de ce que nous empruntons au train
des équipages, et des détachemens d'infirmiers brancardiers. En
Italie, en Portugal, en Angleterre, les troupes sanitaires sont,
comme tout le reste du personnel de santé, sous le commandement
do médecin. En Allemagne, en Autriche, elles restent sous l'auto-
rité directe de l'offidei' de troupe qui les commande, bien que cet
officier soit tenu de déférer aux réquisitions du médecin en chef.
Voici ce que disait à cet égard, au congrès de 1878, M le docteur
Roil), médecin-général de l'armée allemande : « Nous commandons à
tout le service de santé, mais les brancardiers sont encore sous les
ordres des officiers de troupe, et il en résulte des choses désagréa-
bles pour nous et fâcheuses pour le bien du service. J'ai eu comme
médecin en chef de l'armée l'expérience que deux puissances égales
19â R&VU£ D£â DEUX JlOUU&S.
ne peuvent pas exister Tune à côté de l'autre... La chose nécessaire
pour toutes les années, c'est que l'on forme des troupes sanitaires
spéciales organisées comme le génie» l'artillerie, le train; que ces
troupes sanitaires soient indépendantes des autres troupes et qu'elles
puissent se recruter comme elles. Ces troupes, comme tout le reste
du service médical, devraient être sous la direction des naédecios. »
A cette observation si juste, M. le docteur Loiigmore, chirurgien-
général de l'armée anglaise, répondait : « La question a élié décidée
en Angleterre, et Jai vu les médecins exercer le commaodement.
Ils sont, en effet, à la tête des compagnies de brancardiers, et Les
of&ciers d'administration leur sont subordonnés. »
Enfin, il est un dernier élément qui, dans une certaine mesure,
a fait obstacle à l'indépendance du corps médical français, c*eat
l'existence des pharmaciens militaires. Si l'on se reporte 4 la dis-
cussion de 1873 devant l'Académie de médecine, on voit que le
pharmacien s'insuiige à l'idée d'être subordonné au médecin, et.
peu s'en faut que, pour éviter cette subordination, il ne préîfere
la suprématie de l'intendance. Cependant là où il y a un chef,
il y a des subordonnés, et personne n'a encore eu l'idée de don-
ner au pharmacien la direction du service médical. Du reste,
une des caractéristiques de notre organisation médicale militaire,
c'est la place incroyablement considérable donnée au pharmacien.
Dans le tableau B du projet présenté par le général Farre, pour
un effectif de treize cents médecins, il y a cent quatre-vingt-cinq
pharmaciens; cependant l'Italie n'en a que quatre-vingt-neuf, l'Au-
triche soixante-cinq e4 l'Allemagne, pour un effectif de seize cent
vingt-huit médecins, ne compte que 17 pharmaciens. Il y a plus,
en Allemagne et en Autriche » tandis que les médecins forment
un corps spécial d'ofiSciers considérés comme personnes militaires,
e'^est-à-dire considérés comme combattans, ce qui n'est que jus*
tice, les pharmaciens appartiennent à la classe des employés mili-
taires (BeanUen). Il en est de méove en- Russie, où les pharmaciens
ne portent pas l'épaulette que portent les médecins conmie insigne
de leur grade. S'il est indispensable d'avoir à la tête des dépôts de
médicaraens ou dans les laboratoires de la pharmacie centrale des
savans ayant reçu, comme les pharmaciens, une instruction spé-
ciale ; s'il est utile, mais non indispensable, d'en avoir à la tête du
service pharmaceutique des grands hôpitaux, le pharmacien est une
superfétation dans les ambulances et même]dans les hôpitaux mobiles
en activité sur le théâtre de la guerre. Les médicamens officinaux
sont tout préparés dans les caissons, et quant aux préparations
extemporanées, qui ne consistent guère que dans des mélanges
et des pesées, il n'est pas un médecin qui ne soit capable de les
effectuer. Du reste, en temps de guerre, U mobilisation fouraiiait
LA KÉOECINE ITTLITAIBE. 109
à h médecine militaire plus de pharmaciens qu'il n'en faut. Quoi
qn'R en soit, dans toutes les années étrangères, le pharmacien,
B'étant que l'aide du médecin^ lui est subordonné comme tout le
personnel du service de santé.
Je ne crois pas devoir parler des secours volontaires ert; des socié-
tés que quelques personnes regardent comn^e pouvant se substi-
tuer en temps de guerre à la chirurgie militaire. L'ignorance et la
présomption, si elle% ne les justifient pas, excusent bien des absur-
dités. La substitution, en tout ou en partie, des sociétés de secours
à la chirurgie militaire pourra être discutée par un homme sérieux
le jour oti l'on proposera sérieusement la suppression totale ou
partielle de l'artillerie dans l'armée et son remplacement par les
sociétés civiles d'artilleurs volo&taires*
L'exposé sommaire de l'organisation de la médecine militaire
dans les armées étrangères montre que, malgré les objections de
ceox qui, ignorant ce qui existe ailleurs, substituent le raisomiement
à Texpérience des faits, le service de santé militaire peut, pen-
dant la paix comme pendant la guerre, être confié à la compétence
et au dévoûment des médecins militaires. Mais nous pouvons nous
demander si cette indépendance du corps médical a produit des
résultats qui justifient l'autonomie accordée au corps de santé.
Cest ce qui nous reste à examiner.
Les effiets d'une bonne organisation doivent se faire sentir dans
toutes les parties du service depuis le moment où le blessé tombe
sur le champ de bataille, jusqu'au moment où il trouve dans les
soins éclairés des médecins la guérison de ses blessures. L'absence
d'un service spécial de brancardiers, l'ùisufiisance numérique des
soldats du train, conducteurs de eacolets et de litières, rendent
impossible, dans notre année, l'enlèvement rapide des blessés tom-
bés sur le chan^> de bataille. Nous ne parlerons pas de la dernière
guerre, pour ce qui concerne la France, puisque presque partout
l'ennemi étant resté en possession an champ de bataille^ c'est k'iui
qu'incombait le soin de relever nos soldats blessés. En Italie, beau-
caup de nos blessés de Solferino sont restés sans secours deux
jours et quelques-uns trois jours sur le champ de bataille ; dans les
années allemande, aotricliienne et russe, grftce au s^vice des bran-
cardiers de renfort oboîsis dans les rumens prenant part au corn-
bait, çrâce aux compagnies d'infirmiers brancardiers, les blessés ont
été aussitfti relevés. Chargé, après nos grandes bataiUes autour de
Hets, d'aller en parlementaire réclamer dans les ambulances enne-
nies, soit nos blessés, soit même des médecins militaires prison-
niera avec leur amb\ilance, nous avons été frappé de voir que
quelques heures seulement après la bataille tous les blessés recueil-
SM) BEVUB OKS DF.ni MONDES*
lis dans les ambulances allemandes étaient, amis ou ennemis, cou-
chés, opérés et déjà pansés avec soin. Lorsqu'après Borny, chargé
de la douloureuse mission de diriger, conjointement avec un des
médecins en chef allemands, l'enterrement de nos morts tombés
dans les lignes ennemies, nous pûmes parcourir librement le champ
de bataille de la veille, nous eûmes la consolation de voir que pa^
un blesi^é n'avait été oublié.
Tous les blessés n(>. peuvent être hospitalisés jusqu'à leur guéri-
son dans les environs du champ de bataille ; pour éviter l'encombre-
ment, il faut évacuer tous ceux qui sont transportables. Les armées
étrangères ont pour remplir cette mission des compagnies de bran-
cardiers, des voitures d'ambulance, des brancards en nombre consi-
dérable; en France, nous n'avons pour cela que les fourgons An
train ou des voitures de paysan qu'on remplit de paille. C'est
encore, même en 1870, tout ce qu'on put nous fournir pour rame-
ner dans leurs lignes des blessés allemands échangés contre les
nôtres, et nous dûmes plusieurs fois arrêter la marche du convoi,
tant nous étions douloureusement impressionnés par les hur-
lemens de douleur que poussaient de malheureux blessés que les
cahots des voitures jetait^nt les uns sur les autres. L'Allemagne,
l'Autriche, la Russie, peuvent transformer en temps de guerre leurs
wagons à marchandises pour y suspendre des brancards, et ils con-
stituent ainsi de véritables hôpitaux roulans. Pendant la guerre
franco*allemande, la plupart des blessés allemands ont été évacués
ainsi sur l'Allemagne; pendant la guerre dernière, vingt et un con-
vois, toujours en activité, ont transporté dans les hôpitaux de leur
pays deux cent mille malades et blessés. de l'armée russe. Lor^i-
qu'en Italie nous eûmes à transporter de Milan à Vérone des blessés
autrichiens pour les rendre à leurs compatriotes, nous n'eûmes à
notre disposition que des wagons à marchandises remplis avec de
la paille, sur laquelle reposaient ces malheureux, et les choses ne
furent guère meilleures en 1870,
Tous les blessés ne sont pas transportables ; il en est qu'il faut
traiter et par conséquent qu'il faut hospitaliser sur place. C'est ce
que peuvent faire les armées allemandes qui possèdent des hôpi-
taux mobiles de champ de bataille {Feld- Lazarethe) ayant leur
organisation propre en personnel et en matériel, qui possèdent des
toDtes*hôpiiaux, des lits démontans, transportables, et nous savons
par expérience que ces soi-disant impedimenta n'ont pas empê-
ché l'armée allemande d'exécuter, en 1870, des marches fou-
droyantes. Grâce aux tentes d'ambulance dont j'avais donné le mo-
dèle, en 1868, modification de la tente d'aiAbulance américaine, et
que/ avaisattribuées aux ambulances que j'avais organisées comme
LA lfàOKClN£ MILITAIRE. 191
ckirorgieû delà société de secours aux blessés militaires eu 1870,
grâce à 'les lits que je fis construire avec de simples planches, sur
le modèle de ceux que j'avais vu employer par les Prussiens en
186i, lorsque je visitai leurs ambulances du Schleswig avec mon
confrère et ami M « le député Liouville, je pus, dès les premières
batailles autour de Metz, dresser et aménager en quelques heures
an petit hôpital de plus de cent lits. Depuis douze ans, j'ai hospi-
talisé chaque année, pendant six mois, sous des tentes d'ambu-
lante, les blessés de mon service de l'hôpital Cochin et depuis 187S
df* l'hôpital Beaujon, jamais un représentant de l'administration de
la guerre n'a eu la curiosité, qui eût été pour lui un devoir, de
Tenir s'enquérir sur place des avantages ou des inconvéniens de
ce mode d'hospitalisation spécialement destiné aux blessés mili-
taires. La chirurgie militaire française étant privée des moyens
({hospitalisation temporaire que possèdent les armées étrangères,
le transport des blessés s'impose à elle comme une nécessité, et
ses moyens de transport eux-mêmes sont des plus défectueux. Or
il est des opérations, telles que les résections des os et des arti-
culations, qui permettent de guérir un blessé tout en lui conser-
vant son membre; mais elles ne sont praticables qu'à la condition
de pouvoir conserver dans une complète immobilisation le membre
opéré. Pendant la guerre de sécession, pendant les guerres de 1H66
et de 1870, pendant la guerre de Turquie, Iles chirurgiens améri-
cains, allemands, autrichiens et russes ont pratiqué un grand nombre
de résections au grand bénéfice de leurs malades ; le chirurgien
français ne peut guère, en campagne, avoir recours à cette chirurgie
conservatrice qu'il pratique en temps de paix, et s'il veut avoir
quelque chance de sauver son blessé, il est obligé de le mutiler
et de lui imposer l'amputation.
Gomme il est facile de le deviner, un blessé qui est resté long-
temps sur le champ de bataille sans être relevé, qui ne peut être
par conséquent pansé ou opéré que fort tardivement, qui subit de
longs transports par d'abominables.moyens, qui n'a qu'un peu de^
paille comme lit, qui ne reçoit'qu'une^nourriture insuffisante et
qni ne peut même toujours être pansé convenablement, parce que
le médecin, par la faute de l'intendance, manque des appareils et
des objets de pansement nécessaires, ce blesbé a peu de chance
d'échapper à la mort. Aussi malgré^ la valeur ibcieinifique de nos
médecins, malgré leur zèle, malgré leur dévoûment, la mortalité
de nos blessés a toujours été beaucoup plus élevée qu'elle ne l'est
dans les armées étrangères.
L année française en Grimée a perdu le chiffre énorme de' 72
pour 100 de ses opérés, c'est-à-dire que, sur 100 opérés, il n'en
262 a£?CK D£S OfiCX mondcs»
guérit que 28« Sans doute (m pourrait objecter que nous étions
loin de la France, en pays ennemi, sans ressources à tirer de la
contrée et par un hiver rigoureux; mais que peut-on dire de pareil
pour la campagne d'Italie? Là, dans un pays ami, au milieu des
ressources de toute espèce, pendant l'été et sous un des plus beaux
ciels de l'Europe, à six heures de nos frontières, dans une cam-
pagne où nous fumes toujours victorieux et qui ne dura que deux
mois, entourés de villes et de villages où nous pouvions abriter
nos UesséSv nous perdîmes 63 pour 100 de nos opérés, 9 pour 100
seulement de moins qu'en Grimée, où tout était conjuré cpnCre
nous : climat, privations, fatigues d'une longue campagne, choléra,
typhus, pourriture d'hôpital. Nous perdîmes en Italie 63 de nos
opérés sur 100, quand les Anglais, sur ce champ de mort de la
Crimée, n'en perdirent que 33 pour 100; quand les Américains,
dans leur lutte gigantesque à travers un territoire dévasté par la
guerre, au milieu de toutes les difficultés, n'en perdirent que
AO sur 100. Kon, un^pareil état de choses ne peut durer 1
Au mois d*aoùt 1878, pendant l'exposition, un congrès interna-
tional sur le service médical des armées en campagne se réunit à
Paris. Les gouvememens étrangers y envoyèrent des délôgués offi-
ciels choisis parmi les illustrations de la chirurgie militaire. Parmi
eux se trouvaient le D^ Longmore , chirurgien-général de l'armée
anglaise, le D' Kosloff, médecin en chef et inspecteur-général de
Tadministralifon médicale de l'armée russe, le D'' Roth, médecin
général de l'armée allemande, le D' de Losada, médecin inspecteur
de l'armée espagnole, le D*^ Gunha Bellem, député et médecin prin-
cipal de Tarmée portugaise, le D' Neudorfer, un des médecins les
plus éminens de l'armée autrichienne, le D' Kolff et le D** Van Diest,
médecins principaux l'un de l'armée hollandaise, l'autre de l'ar-
mée belge, etc. Les médecins inspecteurs Legouest, délégué par le
ministre, baron Larrey, Gueury, Brault et quelques-uns de nos
médecins principaux représentaient la médecine militaire française.
Notre situation, à nous médecins français, fut des plus pénibles,
car, taudis que nos collègues étrangers : allemands, russes, autri-
chiens, anglais, pouvaient nous montrer par leur propre expérience
aaus les guerres récentes combieu de progrès avaient été réalisés,
nous ne pouvions que baisser la tête et décliner la responsabilité
de l'infériorité de notre organisation. On discutait le rôle des com-
pagnies de santé pendant le combat, nous n'en avons pas; le fonc-
tionnement des hôpitaux mobiles , nous n'en avons pas ; l'utilisation
des trains sanitaires, nous n'en avons pas; l'organisation des
services sur les champs de bataille, elle ne nous appartient pas.
Toujours, quand nous parlions de la France» la même conciusioia
LA IfÉDECiNE MILITAIRE. 20S
rerenait : Oui, cela devrait être, mais nous n'avons pas autorité
pour imiter ce dont vous nous vantez l'utilité. Aussi ne saurait-on
s'étoaner que le congrès, en se séparant, ait voté à l'unanimité la
conclusion suivante : « La subordination de la chirurgie militaire
à une autre autorité queceHe des médecins en ebef, ainsi que l'exis-
tence de services paraHëles ne relevant pas des médecins militaires
en chef, sont incompatibles avec une bonne organisation des ser-
vices médicaux et avec la protection que l'état doit aux soldats ma-
lades et blessés. Par conséquent, la direction du service médical
militaire doit, comme odla existe dans presque toutes les armées
modernes, appartenir exclusivement au médecin en chef de l'armée
sons la haate autorité du commandement. » y
Ge n'est pas tout encore. Le blessé tombé sur le champ de bataille
perd momentanément sa nationalité. Pour l'ennemi qui le recueille
ce n'est pas un prisonnier, c'est un malheureux qu'il faut secourir, et
ceux qui, tout à l'heure, combattaient l'un contre l'autre, se retrou-
vent côte à côte unis par la douleur sur le grabat de l'ambulance.
La bonne organisation de la médecine militaire d'une armée inté-
resse donc toutes les armées avec lesquelles elle peut se trouver en
présence. C'est ce qui autorisait un de nos collègues, appartenant à
un pays ami, de dire au congrès de 1878 : « Un état qui néglige son
service médical militaire affaiblit par là, non-seulement sa propre
défense, mais fait preuve en même temps d'un manque de civili-
sation et d*humaoité qui Tavilît aux yeux de ses voisins, n Cette
parole vraie dans sa dureté était dite d'une manière générale, mais
la rongeur nous monte au front quand nous songeons que ce n'est
pins qu'à la France qu'elle peut s'appliquer aujourd'hui. Puissent
iK)s législateurs, avant de se séparer, accomplir une réforme décré-
tée il y a trente-deux ans en France, mais que l'étranger seul a su
accomplir t Qu'ils aient enfin pitié de nos malades et de nos bles-
sés : il s'agit de l'armée, il s'agit de la France! Aujourd'hui que
tont le monde est soldat, il n'est pas une famille française qui ne
soit directement intéressée à voir cesser un état de choses qui s*est
constamment traduit par la mort de milliers de victimes. Combien
de nos soldats malades ou blessés, pendant la paix comme sur les
champs de bataille, ont succombé dans les hôpitaux ou dans les
ambulances, alors qu'ils auraient pu revoir leur famille et leur
%er, si le dévoihnent et le savoir de nos médecins militaires n'a-
vaient pas été rendus impuissans par une organisation déplorable
^on né saurait plus longtemps conserver t
Uson Ls FoiT*
L'ÉMANCIPATION
DES FEMMES
Nous vivons dans un temps où institutions publiques, dogmes reli-
gieux, lois qui régisseï t le mariage et la propriété, tout est remis eu
question, au grand désespoir des esprits rangés, qui aiment à se per-
suader que tout est parfait dans le n.onde, qu'il n'y a point deretouciies
à y faire. II est vrai que les changemens qu'on voudrait introduire
dans notre vieille société ne sont pas tous heureux ni séduisans, que
quelques-uns ne ressemblent guère à des progrès, et que la façon dont
on les propose est propre à en dégoûter non-seulement les têtes à pré-
jugés, mais les philo>ophes eux-mêmes et les gens de goût. Parmi les
prêcheurs et les preneurs de nouveautés, il est des penseurs sérieux qui
méritt nt qu'on les écoute et dont les erreurs même sont proGiables au
genre humain. D autres n*ont en tête « qu'un intérêt de gueule; » ce
sont leurs appétits qui leur dictent leurs oracles, et d'habitude un
appétit est aussi déraisonnable'^ qu'un préjugé. D'autres encore sont des
esprits excessifs et brouillons, qui, par emportement de logique ou par
un excès de confiance en leur sagesse, ont juré une haine mortelle à
tout ce qui est; ils estiment qu'au préalable il faut tout détruire, et il
est à présumer que, si on les laissait faire, la maison qu'ils nous bâtiraient
nous ferait regretter C(:lle que nous avons. D'autres enfin sont des
baladins et des clowns, qui se servent des questions comme d*un
tremplin pour faire leurs tours, ou des charlatans, qui ont besoin d'une
grosse caisse pour attirer les badauds daus leur boutique.
De toutes les questions sur lesquelles on peut être tenté de raisonner
l'émancipation des fekmes. 205
ou de déraisonner, celle des changemens qu'il convient d'apporter dans
rédncation des femmes et dans le sort que leur fait la société est la
plas propre à exciter la verve des amateurs de controverses. Il faut
que les partisans résolus du statu quo social en prennent leur pa|^ti,il y
a uoe question des femmes. Elle est posée, elle est ouverte et débattue
dans toute l'Europe aussi bien que dans le Nouveau-Monde, et il serait
étrange qu'il en fût autrement. Comme Ta remarqué un éminent pen-
seur, Stuart Mill, qui voulait beaucoup de bien au sexe faible et qui
avait de bonnes raisons pour cela, « le caractère particulier du monde
moderne est que l'homme ne natt plus à la place qu'il occupera dans
la vie, qull n'y est plus enchaîné par un lien indissoluble, mais qu^il
est libre d'employer ses facultés et les chaaces favorables qu'il peut
rencontrer à se procurer le sort qui lui semble le plus désirable. » Jadis
la société était constituée sur d'autres principes. Les traditions et les
habitudes avaient une autorité presque sacrée. La naissance assignait
à chacun la place qu'il devait occuper ^oute sa vie* et s*il était dispo^^é
à en sortir, la loi l'y retenait, elle le condamnait à l'immobilité. Pour
appeler avec succès de cette sentence, il fallait au condamné des
hasards propices ou une trempe exceptionnelle de la volonté. La révo-
lution est venue, elle a changé tout cela. Elle a supprimé les incapacités
légales qui limitaient et entravaient les petits dans le choix d'une pro-
fession; elle a mobilisé les volo tés, les vies et les destinées, elle a
autorisé chacun à se faire lui-même sa place dans le mondOi à sco
risques et périls, à la sueur de son front.
Les femmes seules ont été exclues de ce bénéfice, et cette anomalie
les chagrine ou les indigne. Elles ne peuvent pardonner à la révolution
de n'avoir proclamé que les droits de Thomme. Comme l'antiquité
grecque et romaine, comme la société féodale ou monarchique, la
démocratie moderne leur a dit jusqu'aujourd'hui : « Votre vraie voca-
tion est de faire des enfans, car il est nécessaire qu'il y en ait, et vous
seules pouvez les faire. Tâchez d'y trouver votre plaisir, n Les femmes
se plaignent qu'on raisonne avec elles comme I^s planteurs de la Caro-
line du Sud raisonnaient avec les nègres, lorsqu'ils leur disaient : « 11
est nécessaire de cultiver le sucre e< le coton; or les blancs ne le peu-
vent pas, et si on vous laissait libres, vous ne le voudriez pas; donc il
faut absolument que vous restiez esclaves. » — « Si le nouveau principo
sur lequel repose notre société est vrai, remarque k ce sujet Stuart Mill,
nous devons agir en conséquence et ne pas décréter que le fait d'être
né fille et non garçoa doive plus décider de la destinée d'un être
humain que le fait d'ôire noir et non blanc. A l'heure qu'il est, dans
les pays le<i plus avancés, les interdictions légales dont la femme est
frappée sont Punique exemple d^un désavantage ou d'un empêchement
attaché à la naissance. »
206 BST0E DES MUX MONDBS.
Cette anomalie blesse [d^autant plus les femmes qae, dans les pays
qui ne couBaissênt pas la loi saliqfue, on les admet à remplir la plcrs
haute et la plus difficile des fondions, on ïes autorise à régner. Si elles
avaient poar la plupart quelque chance sérieuse de devenir reines, il
est probable qu'elles prendraient leur mal en patience ; on se console
de bien des mis. res par l'espérance de gagner un jour le gros lot. Mal-
heureusement le nombre de celles qui peuvent se flatter de régner on
jour est fort restreint, et encore est-ce un métier qui se gâte, qui
devient d'année en année plus hasardeui, plus précaire. La plupart des
femmes mécontentes, mais raisonnables, n'envient point le sort de la
rdne Vîctaria, elles ne rôvent pas de devenir impératrices des Indes;
elles se contentent d'exhorter la société à accroître un peu la somme de
liberté dont elles jouissent, elles demandent qu'on les aide à éman-
ciper leur intelligence et qu'on leur ouvre certaines carrières que s'est
réservées jusqu'ici l'injuste avarice des hommes. — D'autres moins
raisonnables, mais beaucoup plus bruyantes, demandent davantage.
Elles réclament des cbroits politiques, elles prétendent devenir éleo-
teurs et même éligiMes, siéger dans les jurys et dans les tribonaux,
et ne payer l'impôt qu'après l'avoir discuté et voCé. Qudques^anss
aspirent par surcroît aux premières charges de l'état, et comme la
Praxagora d'Aristophane, elles s'écrient : a Nous seules pouvons sauver
le vaisseau de la républiq;ae, qui ne navigue pour le moment ni à la
voile ni à la rame. Mais, quoiqu'elles soient excellentes, je crains que
les hommes aveuglés par leurs sots préjugés ne goûtent peu nos invenn
tions. »
Dm» un récent et curieux opuscule, qù les vues d'un observateur
sagace, pénétrant, de la vie huiiiain>e sont mêlées aux paradoxes d'dn
homme d'esprit qui s'amuse, sous lisons « qu'il n'y a pour la femme,
au milieu de ses transformations naturelles et sociales, que deux ilats
bien diOérens l'un de l'autre auxquebelle aspire véritablement, qu'elle
comprenne bien et dont elle jouisse pleinement : c'est l'état de mater-
nité ou l'état de liberté. La virgiaité, l'amour et le mariage sont pour
elle des états passagers, intermédiaires, sans données précises, n'aysnt
qu'une valeur d'attente et de préparation (1). »Un illustre prélat, mort
depuis, en présence duquel M. Dumas soutenait cette thèse, dont il est
difficile de contester la justesse, hii répondit : « Il y a du vrai dans ce
que vMB me dites, fai pu constater que sur cent jeunes filles dont j'a-
vais fait réducation rcÂigieuse et qui se mariaient; il y en avait au
moins quatre-vingts qui, en revenant me voir après un mois de mariage,
me disaient qu*elies regrettaient de sf 6tl« mariées. ^ Gela tient, mm •
ii) Lei Femmes qui iumt et les Femmes qui votent^ par Alexandre Damas Alif
Paris, Calmann Lery.
L EMAJiCIPATIOM I>£8 F£ICMB$« 207
seigoeur, reparth Tauteur du Demi-Mcnde, à ce que le mariage, sur-
tout au bout d'uD moÎ8« n'a pas encore initié la feouoae à la maternilé
qa'elie souhaite ou à la liberté qu'elle rêve. »
Si las femmes qui rft vent la liberté, sans savoir toujours très bien ce
qu'elles entendent par là, reprocbent à la déoQOO'atie moderne de res-
ter sourde à le urs doléances et de ne pas prendre leurs vœux en sérievse
coBsidératioo, les jeunes iiUes qui se sentent destinées à devenir tout
sioplement de bonnes mères deiamille ne peuvent se plaindre que la
90dété ne fasse rien pour elles. Depuis quelques années et dans tous
les pays, om a grand souci de leur éducation, on s'occupe activement de
lenr procurer cetle émancipation mitigée de Tesprit qu'elles réclament.
Partout on fonde à leur usage des cours ou des établissemt ns d'ensei-
gnenent secondaire. En France, le besoin s'en faisait vivement sentir,
malgré toutes les ressources qu'y trouvent les femmes qui veulent s'ia-
stniire. Ans^i n'a-t-on pas attendu que les chambres eussent discuté et
?olé le projet de loi de M. Camille Sée. L*initiative privée a pris les
devins, et à Paris s'ouvrira dans peu de jours, sous 1 invocation bien
choisie de M"** de Sévigné, un collège de filles, composé de huit classes,
qui leur procurera à peu de chose près une instruction équivalente à
celle que reçoivent les jeunes gens des lycées. Elles y apprendront avec
les arts d*a grément et les langues modernes les rudimens de toutes les
sdecces; elles pourront même y acquérir quelque teinture de latio,
qTMâqoe avec raison on ne prétende point les y contraindre. Il o'y aura
pas dloternat dans le collège Sévigné, et nous en soinmes charmé.
Qoaut aux méthodes qui y seront employées, nous n'en savons rien
encore. Nous connaissons des institutions analogues, fort prospères du
reste, où l'usage des longues copies et des devoirs écriis est poussé
jusqu'à l'abus, où la routine n'est pas assez corrigée par le bon sens;
mais nous ne voulons point nous engager dans cette discussion. Nous
sommes convaincu que tout sera pour le mieux, et qu'avaut d'arrêter
leurs règlemens,* les fondateurs ont relu ÏÊmile*
Bèglemens, programmes et méthodes, quand tout serait parfait, il se
trouvera toujours des gens pour censurer avec am^rtuiie l'enseigne-
ment secondaire et les collèges i l'usage des jeunes filles. — Passe encore,
disent les uns, pour les langues modernes et un peu de littérature ;
mais la physique, la chimiel de quoi ces sciences leur Fervirc^nt-elles?
A«t-on juré de les dépouiller de toutes leurs grâces?*- ^ous admettons
volontiers que ta grâce est le premier devoir de la femnie^ qu'il faut
l'obUger à la conserver par autorité de justice, que, si ( lie venait à la
perdre, ce monde serait un triste monde. Mais M'^ de Sévi^néne savait
pis seulement l'espagnol et l'italien, elle avait appris le latin, et Dieu
tait quel robuMefédant le lui avait enseigné. Elle était asstz frottée
de philosophie cartésienne, sioon « peur jouer elle-mém^, comme elle le
208 RfiTUfi 0£S DLIJX MONDES»
disait, mais pour regarder jouer les autres. » Elle se passionnait pour ces
dialogues de Platon, qu'elle trouvait divins, aussi bien que pour le traité
un peu morose du pieux Abbadie. fille avait le goût des lectures solides,
les pères de Téglise ne lui faisaient pas peur; si elle savait le Tasse sur
le bout du doigt, elle se délectait de Tacite et de Josèphe, et non-seu-
ment elle lisait, mais, ce qui est plus rare, elle aimait à relire. Elle
soutenait « que les petites choses font plus de mal que Tétude, et que la
recherche de la vérité n'épuise pas tant une pauvre cervelle que tous
les co.nplimens et tous les riens. » Si Mariotte avait vécu vlans son voi-
sinage et qu'elle se fût fait expliquer par lui la loi de la compression
(les gaz, il est à présumer que ses grâces n'en auraient point souffert.
Fille était femme à tout avaler et à tout digérer, sans que cela fît le
inoindre tort à l'abandon délicieux de son naturel, à sa belle et vive
gatté, à ce sourire qui traversera les siècles. Des grâces qui ne résistent
pas à un peu de physique méritent-elles donc qu'on les regrette?
Avec les gràc3S, c'en sera fait de l'inoo^ence, allèguent encore les
rceptiques et les timorés. Telle mare croirait ses filles à jamais perdues
si elle leur permettait d'approfondir les mystères de la botanique ; elle
frémit en songeant aux redoutables horizons que cette science immo-
rale, corruptrice peut ouvrir à leurs jeunes imaginations. Ne faudrait-il
pas qu'elles eussent toute honte bue pour apprendre sans rougir qu'une
plante a un sexe ou que même elle en a deux? Nous ne pensons pas,
quant à nous, que la botanique soit une étuile si pernicieuse, et sur-
tout nous tenons qu'il faut renoncer à sauver la pudeur des femmes
par rignorance. Elles ont fait leur temps, ces ingénues, ces Agnès rou<-
gissanteit, qui avaient peur du loup sans l'avoir jamais vu«et qui, pour
n'être pas mandées, se cramponnaient à la jupe de leur mère ou de
leur gouvernante. Pour rien au monde on n'eût souffert qu'elles missent
les pieds dans un musée; livres, revues, journaux, on écartait soigneu*
se^nent de leurs yeux tout ce qui aurait pu en ternir la virginale
pureté; Florlan même était suspect, et poiirtant le diable n'y perdait
rien. Dans le secret de leur cœur, ces innocences étaient souvent fort
dégourdies. Qiel caquet!' et comme on s'en donnait à huis-closl
11 est facile de mettre sur la scène certains travers des jeunes Améri-
caines, de tourner en caricature les libertés parfois exagérées de leurs
allures, de leurs opinions ou de leur langage. Toutefois, il y a bien des
années déjà, Tocqueville avait signalé l'inconséquence que nous com«
mettons en donnant aux femmes une éducation timide, retirée, presque
claustrale, comme au temps de l'aristocratie, et en les abandonnant
ensuite sans guide et sans secoars au milieu des désordres insépara*
blcs d'une société démocratique. Il avait remarqué que les Américains
sont mieux d'accord avec eux-mèiiies. Il les approuvait d'avoir vu qu'au
seiji d'une déoiocratie, il est impossible de comprimer tout ù faitTindé*
l'emangifatiom DtS ITKMMêS. 209
pendance des caractères et difficile de coiiteair les goûts, que ia jea-
lesse y est hâtive, ta coutume chaageaate, l'opioioa publique souveat
incertaine ou impuissante, l'autorité paternelle faible et le pouvoir
marital D)Dlesté. Il les louait d'avoir jugé que, dans un tel état de choses,
il y a p^'u de chances de pouvoir contraindre les passions de la femmey
qu'il vaut mieux l'habituer à les combattre elle-même. — «Les Amé-
ricains, disait-il, ont mieux aimé garantir son honnêteté que de trop
respecter son innocence. Quoiqu'ils soient an peuple fort religieux, ils
œ s'eu sont pas rripponés à la religion seule dn soin de défendre sa
vertu, ils ont cherché à armer de bonne heure sa raison. » — Nous ne
savons si on e iseignera la botanique au collège Sévigni^, n^us y ver-
rioas peu d'inconvénieus et beaucoup d^avantages. Mais si on y apprend
aux jeunes filles à entendre parler librement de beaucoup de choses
sans que leur imagination s*émeuve ou s*effarouche, si on s^applique à
les reudre rai^oanables sans en faire des raisonneuses, si on les éman-
cipe de tous les préjugés inutiles sans les délivrer d*un seul scrupule
udie, tout le monde s'en trouvera bien, à commencer par les mûris
qui les épouseront. Et puisqu'il a été décidé que le coUô^^e Sévigné
n'aurait pas d'internat, puissent quelques-unes des externes qui le fré-
quenterom s'accoutumer, non certes à se passer de chaperon pour par-
courir des centaines de lieues comme beaucoup d'Américaines, mais
ouC bonnement à traverser seules le jardin du Luxembourg sans penser
au loup et sans que le loup pense à elles l Ce serait un progrès heureux
dans nos mœurs, et la conquête d'une liberté si honnête et si néces-
saire nous consolerait amplement de la perte de cent Agnès. Dûit m3me
cette race disparaître entièrement, nous en serions encore consolés.
— Prenez-y garae, poursuivent les faiseurs d'objections. Ce n'est pas
seulement l'innocence des jeunes filles que met en péril l'étude des
sciences physiques et naturelles, c'est leur religion, c'est leur foi. Vou-
lez-vous en faire des esprits forts? Les libres penseurs sont un peuple
désagréable, les libres penseuses sont une engeance qui ne se peut sup-
porter. — Nous ne voulons pas prendre ici la défense de toutes les
libres penseuses; il en est que le sage redoute, il en est même qu'il
évite. Mais nous espérons bien que, dans les collèges férninius qui se
fondent comme dans ceux qui se fonderont plus tard, la consci '.nce sera
respectée, qu'il ne s'y fera aucune propagande d*aucua genre. Autre-
m.ot quelle raison aurait-on de blâmer celle qui se fait dans les cou-
Teos? Contraindre à croire ou à ne pas croire, l'un vaut l'auire, et quand
vous vous servez de votre autorité pour imposer votre foi ou votre
micréance à de jeunes esprits qui ne sont pas armés pour la discussion,
c'est bien de contrainte que vous usez. Mais, en vérité, nous ne voyons
pas pourquoi des femmes qui sauront ce que c'est que le protoxyde d'a-
zote, auxquelles on aura expliqué la loi de la gravitation ou les principales
mn lui. — 188e, 1*
2iO UYOE DBS DfiOX MONDES*
époques que les géologues reconoaissent dans la formation de la terre,
seraient fatalement condamnées à l'Impiété. Nous disions que des
grâces qui sont à la merci d'un peu de physique ne valent pas qu'on
les rf'grette; une foi qui ne peut résister î un peu de chimie ou de géo*
logie ne mérite pas qu'on en mène grand deuil. Au surplus, il est pos-
sible que l'étude des sciences inspire aux jeunes filles quelque défiance
ou quelque dégoût à Tendroit de certaines légendes puériles, de cer-
taines dévotions écœurantes : où serait le mal? Quand on débarrasse-
rait le jardin du Seigaeur de ses parasites, de son gui, de sa cuscute,
de ses orties, de ses orobancbeSj de ses cryptogames vénéneux, le
mattre de l'enclos ne serait pas le dernier à se réjouir do ce bienfaisant
carnage. Si Ton parvient à nous démontrer qu'une foi inepte à d'ab-
surdes miracles de récente invention est une garantie pour la morale,
pour la conduite de la vie, pour la santé de Tâme, nous consentons à
partir de notre meilleur pas pour l'aller dire à Lourdes.
Nous nous sentons d'autant plus libres d'approuver hautement l'insti-
tution des collèges féminins et de former des vœux pour Jour prospé-
rité que nous ne fondons pas sur leur succès des espérances exagérées
ou chimériques. Les enthousiastes s'en promettent des résultats prodi-
gieux. Us affirment que quand les deux sexes recevront à peu près la
même éducation* la conformité de leurs esprits produira l'accord de
leurs humeurs, de leurs opinions et de leurs volontés, que les nations
et les familles ne seront plus en proie aux zizanies intestines, que la
paix et rb armooie y seront assurées, que le règne d'Astrée commen-
cera. C'est aller un peu loin et un peu vite, et il faut se défier des pro-
phètes. Un savant s'accommode mieux d'une ignorante qu'un imbécile
d'une femme d'esprit, et quand ils auraient tous les deux mordu à la
botanique, il n'est pas prouvé que parce qu'ils sauront l'un et l'autre
distinguer une labiée d'une rosacée, leur entente sera plus cordiale et
leur félicité conjugale plus certaine. On raconte qu'un docteur alle-
mand rencontra, dans une ville d'eaux, une jeune et charmante mûi,
dont il tomba amoureux. Aucun d'eux ne sachant la langue de l'autre,
ils ne se comprenaient point et ne laissaient pas de s'entendre à mer-
veille. On se maria. Animée d'un beau zèle, la jeune femme se mit,
toute affaire cessante, à étudier l'allemand ; elle y fit des progrès
rapides, elle arriva bientôt à le parler aussi couramment que l'anglais.
Mais de ce jour, hélas I on ne s'entendit plus« la paix du ménage fut à
jamais com promise (1). La moralité de cette aventure est que les maris
et les femmes, comme les peuples et les rois, ne s'accordent quelque-
fois qu'à la condition de se taire; il suffit d'un mot malencontreux pour
tout gâter.
j(l) Dos Wêib, pMlotopbische Briefe, ron Emerich du Moot^ Lelpsig. 1S80.
l'émancipatiou des fbmmbs. 211
Les elagérationsf nuisent aux meilleures causes; gardoos-nous de
croire oa de faire semblant de croire que renseignement secondaire
des jeones filles aoit une recette miraculeuse, uq remède à tous les
maux, une panacée. C'est assez des avantages sérieux que le bon sens
0OU8 permet d^en attendre. Tout régime social, toute institution poli-
tiqoe a ses ineonvénieus et ses défauts. La démocratie a les siens, aux-
quels il importe de parer, et les femmes seules peuvent les corriger, les
femmes setiles peuvent contenir ses fâcheux entratnemens, travailler
irec succès à ennoblir ses mœurs. Dans une société où règne la loi
ûécessaire, mais brutale du nombre, il est bon qu'elles soient nanties
de ce droit de veto qu'elles savent si bien exercer. Au moyen &^e, le
culte passionné qu'elles inspiraient enfanta la chevalerie, et la cheva -
lerie fut une insthution précieuse qui tempéra dans uae certaine
mesure les abus de la force et la brutalité des puissans. La démocratie,
qui de sa nature est peu chevaleresque, a besoin qif'on lui prêche sans
cesse la miséricorde à Pendroh des faibles, le respect des «ioarités et
qu'on lui donne le goût des pensées généreuses. C^est Taflaire des
femmes, et il est à désirer qu'aujourd'hui surtout, elles ne soient pas
réduites au métier d'odalisques ou de ménagères ou de servantes,
qu'elles aient une part considérable dans Téducation des enfans, qve
dans la famiMe et hors de la famille elles jouissent d'une autorité crob-
saote; or Tignorance n^en a point, et c'est 1^ un motif suffisant pour
qa*oa s'occepe toujours ptas de les instruire. Tocqueville louait encore
les Américains d'avoir travÂlIé de tout leur pouvoir à élever l'intelli-
geoce de la femme au niveau de celle de l'homme et d'avoir en cela
compris admiriA>lement la véritable notion du progrès démocratique.
— « Pour moi, ajoutai t-il, je n'hésiterai pas à le dire, quoiqu'aux États-
Uois la femme ne sorte guère du cercle domestique et qu'elle y soit à
certains égards fort dépendante, nulle part sa position ne m'a semblé
si haute, et si on me demandait à quoi je pense qu'il faille principaie-
meot attribuer la prosp^ité singulière et la force croissante de ce
peuple, je répondrais que c'est à la supériorité de ses femmes. »
Les écoles secondaires suffisent aux femmes qui rôvent la maternité ,
elles ne suffisent pas à celles qui aspirent à la liberté. Ces dernières ne
seront jamais les plus nombreuses, la nature et les hommes y pour-
voiront; mais quel que soit leur nombre, il convient de compter avec
efles, et d'ailleurs il se pourrait faire que d'année en année il y en eAt
davantage. Les grands moralistes qui ne voient pour elles point de
saint et point de destinée hors du mariage devraient se charger de les
marier toutes à leur convenance. Quefques-unes ne trouvent pas de
mari, d1an4res n'agréent pas ceux qui se présentent, d'autres encore,
par indépendance d^umeur ou par ambition d'esprit, préfèrent au ma-
riage la joie de se faire une situation sans le secours des hommes et
212 RETUE DES DEUX MONDES.
de deTenir quelque chose dans Tart, dans la science ou dans la phi-
lanthropie. Qui aura le cœur de les en blâmer? A vrai dire, le type de
la jeune fille qui fréquente les universités pour y étudier la médecine
opératoire ou la procédure civile a été mal recommandé à la faveur du
monde par les preuiiers échantillons qu*il en a vus. L'étudiante russe,
plus ou moins nihiliste, avec ses cheveux courts et ses lun* ttes bleues,
s'est acquis une réputation aussi douteuse que la propreté de son col et
de ses manchettes. D'autres, qui n'étaient pas nihilistes, ont promené
à Zurich et ailleurs leurs curiosités équivoques et le laisstr-aller de
leurs mœurs. Quelques-unes, tout à fait houLétes et recommanda blés,
étudiaient en conscience; la plupart couraient après le fruit défendu, et
celles qui, leurs études terminées, ont fourni une carrière utile à la
société ne font pas légion. Toutefois cette semence a levé, et tous les
pays, à Texception peut-être de TÂllemagne, ont aujourd'hui leurs étu-
diantes plus ou moins sérieuses. Dans un livre plein d'intérêt et de
renseignemens qu'il a publié naguère sur l'Italie, M. Emile de Laveleye
nous apprend qu'en 1878 neuf jeunes filles étaient inscrites aux cours
des diverses universités de la Péninsule, trois à Turin, deux à Rome,
deux à Bologne, une à Naples et une à Padoue. Il tenait de la bouche
même d'un recteur que leur présence dans les amphithéâtres ne don-
nait lieu à aiicune objection, qu'elles se faisaient respecter pendant
les leçons comme après, que d'ailleurs, avant d'être admises, elles»
avaient subi, comme les autres étudians, toutes les épreuves prélimi-
naires et conquis la licence lycèale (1). Le savant économiste a raison de
nous rappeler à ce propos que certaines nouveautés sont plus vieilles
qu'on ne pense, et que Bologne compta autrefois parmi ses professent s
les plus illustres « Glotilde Tambroni, qui enseignait le grec, Laura
Bassi, la physique, et Marie Agneti, les mathématiques. »
Croirons-nous que la défaveur qui s'attache encore aux femmes en
quête de gi'ades universitaires s'affaiblira par degrés, que les hommes
finiront par leur ouvrir de bonne grftce les carrières dont elles cher-
chent à forcer l'entrée? Certains précédens sembleraient en faire foi.
Beaucoup de femmes occupent depuis peu des places et des emplois
dans Tadministration des postes, des télégraphes, des chemins de fer;
on ne songe plus à leur disputer cette conquête. La France est en ceci
moins routinière que d'autres nations. Paris est à la fois l'endroit du
monde où les jeunes filles ont le moins de liberté et où les femmes
ont le plus de part aux occupations et aux affaires que les hommes ont
coutume de se réserver. Que de comptables exacts, diligeos, expéditifs,
le sexe faible ne fournit-il pas au grand et au petit commerce pari-
siens! Nous croyons savoir qu'une princesse qui sera un jour impéra-
(1} L$Ur€S (TltaUê, par M. Émila de Ufeleye; Bruxelles, 18S0.
L EMANCIPATION DES FEMMES. 213
trice d^AIIemagoe, et dont l'esprit distingué et généreux se préoccupe
des questions sociales, avait rapporté une impression assez vive du
séjour qu'elle fit à Paris pendant l'exposition de 1867. Elle avait con-
staté que les femmes utiles, si on s'en tient au sens économique du
mot, y sont bien plus nombreuses et !>ien plus méritantes qu'ailleurs,
et la comparaison qu'elle fais lit à cet égard entre les Françaises et les
Allemandes était à ravaota2;e des premières. Auruns-nous avant piru
des femmes médecins pour nous tàter le pouls, des femmes avocats, qui
comme M"^ Gordon à San-Francisco, plaideront en robe d^ soie noire,
Dce rose à leur corsage? Les uns disent oui, les autres se récrient avec
DO étonnement mêlé de scandale et jurent leurs grands dieux qu'ils ne
le souffriront jamais; mais leurs exclamations ne prouvent rien. C.st
l'étemelle histoire du premier qui vit un chameau ou un Persan. C^i.ii
possible d'être Persan? Comniont s*y prend-on pour être chameau?
Cela n'empêche pas qu'il n'y ait dans ce monde et des Persans et des
chameaux, et qu'ils ne trouvent fort naturel d'y être. Le rire finit tou-
jours par faire justice de l'absurde, il n'a jamais raison de la raison*
Ce qui nous parait sûr, c'est que les femmes médecins et les femmes
avocats, quand leur jour sera venu, ne seront qu'une exception, et ce
qui ist encore plus sûr, c'est que la société aura beau déférer aux
yœox de certaines femmes et user à leur égard d'une complaisance
infinie, elle ne parviendra j'imais à les contenter. Celle-ci ne peut se
cODSOler de n'être pas belle ou de ne l'être plus; celle-là se croit du
talent et n'en a point; une troisième n'a trouvé au bout d'une carrière
d'aventures que le vile ou les lassitudes de Tàme et l'obsesiiion d'un
pesant ennui, implacable comme une vengeance. Telle autre rêvait en
se mariant d'être bientôt ou veuve ou séparée ; la nature et les tribu-
naux lui ont refusé cette gr&ce. Telle autre a voulu qu*on parlât d'elle,
on en parle beaucoup, et elle a découvert un peu tard que le bruit ne
remplace pas la considération. Tçlle autre encore a mangé du fruit
défendu à pleines dents, parce que le serpent lui avait dit : « Manges-
en, et tu deviendras semblable à un h\)mme : eritis $icut viri. » Elle
commence à s'apercevoir que le serpent s'est moqué d'elle, et de grand
oeur elle écraserait la tête du maudit sous son talon. Toutes sans
exception s'en prennent à la société, qui franchement n'est pas respon-
sable et ne pense pas leur devoir des dommages et intérêts. Dans sa
brochure, M. Dumas adresse de salutaires avis à ces infortunées; il leur
a coDsacré quelques pages vraiment admirableSi qu'elles feront bien
de méditer. Il leur représente que là misère et la maladie mi::es à
part, les malheurs dont nous nous plaignons ne sont que des bonheurs
qui n'ont pas voulu se laisser faire, que l'homme uimx que la femme
?eut le plaisir, la fortune, l'amour, la gloire, et que la gloire, l'aiLOur,
la furtuoe, le plaisir le trompent, qu'alors il s'indigne contre sa des-
si A R£VUE D^ DKOX MaHUlk8«
tinée, qu'il crie à Tinjustice. « Il a joué a?ec l'espoir de gagaer, il a
perdu, il paie. Qn^ faire? Il n'avaii qu'à ne pas jouer... Touiétre qoi
ne s*attache qu'aux choses éteraelles ne connaîtra pas ces malheurs-là.
De là cette sérénité des grands religieux et des grands philosophes; de
là leur mépris bienveillant, charitable et doux pour les infortunes
humaines dont ils ont trouvé la cause dans les erreurs et les faiblesses
du petit désir humain. » -— Ëh 1 jquoi, s'écrient les mécontens et fes
mécontentes, prétendee-vous faire de nous des automates, des ma-
chines, ou nous transformer en raisonneurs, en saints, en contem-
platifs? Est-ce là ce que vous nous demandez? — Moi, je ne vous
demande rien, leur répond M. Damas, j'établis totit bonnement ce
qu'on appelle un état de situation.
Pour ce qui est des femmes qui s'affligent de payer rimp6t sans l'avoir
voté, nous attendrons pour nous apitoyer sur leurs douleurs qu'elles
nous montrent un seul homme qui, après Tavoir voté ou avoir cru le
voter, éprouve quelque plaisir à le payer. Avant de souhaiter qu'on leur
octroie les droits politiques après lesquels elles soupirent, nous atten -
drons qu'elles se déclarent prêtes à accepter leur part de toutes les
charges que l'état fait peser sur ceux à qui il confère le droit de suf-
frage, sans oublier le service militaire universel et obligatoire. Nous
attendrons aussi qu'elles nous aient démontré, non Tégaliié des deux
sexes, que nous ne contestons point, mais leur parité et leur parfaite
ressemblance, et qu'elles aient répondu à Rousseau qui disait : « En ce
qu'ils ont de commun, ils sont égaux; en ce qu'ils ont de différent, ils
ne sont pas comparables. » Enfin nous attendrons qu'elles se soient mis
en règle avec Platon, qui, dans sa république id&ile, ne les autorisait
pas seulement à être électeurs et éligibles, mais leur donnait accès à
toutes les magistratures civiles, judiciaires ou politiques. En re-
vanche, ce grand esprit entendait que leur éducation comme leurs
habitudes fassent identiques à' celles de l'homme, et, les enrôlant sous
les drapeaux, il les relevait de toutes leurs fonctions domestiques. Mais
n'ayant pas vu que cela fût possible sans abolir la famille, il la sup-
primait d'un trait de plume; cette extrémité ne l'effrayait point. Le
génie ne fait jamais les choses à demi ; conduit par cette infaillible
logique qui est à la fois son privilège et sa croix, il pousse jusqu'au
bout la rigueur de ses raisonnemens. Cesc là proprement la marque
du lion.
Est-ce au nom de leur bonheur que les femmes aspirent à jouer un
rôle apparent dans la politique? Leir candeur serait extrême. Con-
naissent-elles un homme dont la politique ait fait le bonheur? Serait-<ô
au nom de leur dignité, qoi s'indigne d'iriiéir toujours, de ne comman-
der jamais? On raconte que les ÂUpottes de l'Amérique du Sud, toutes
les fois que leurs femmes les rendadent pères, s'empressaient de s'^aHter
l'émancipation 0E6 FfiXMEfi. 2L5
et d'd^server un jeûne rigoureux, dans Pinteution de faire croire que
c'étaient eux qui venaient d*accoucher. On raconte pareillen^nt que,
chez les Caraïbes, les maris imitent à ravir les conlorsions et les
plaintes d'uns accouch ée» et que les comoiières de Tendroit accourent à
l'envi pour les féliciter en cérémonie sur leur heureuse délivrance. On
voit encore, parait-il, quelque chose de semblable dans certaines val-
lées de la Biscaye. Les robustes montagnards qui les habitent se
plaisent à faire ce qu'ils appellent lu couvade, et tandis que leur épouse
Taqoe aux soins de la cuisine, ils preoiieut sa place auprès du nou-
veau-né et reçoivent avec u ne fatuité mêlée de superbe Ws compli-
mens des voisins et des voisines (1). Il faut que la gloire attachée à la
pénible besogne d'enfanter soit bien euviable^ puisque chez les Abi-
pones, les Caraïbes et les Biscayens, l'homme la dispute à la femme.
 cette gloire ajoutez celle de nourrir le petit être, de le gorger de son
saog le plus pur, de le soigner, de le nettoyer sans cesse, de désarmer
ses impatiences par une patience d'ange, et plus tard de Tél^ver, de
lui apprendre la vie, le monde, de lui donner une ftme, des entrailles et
an cœur. La femme qui fait tout cela et qui le fait bien mérite qu'on lui
tresse des couronnes, et foi de Caraïbe, elle honore plus son sexe
devant Dieu et devant les hommes que si elle concourait à l'élection
d'un conseiller général, d'un député, voire mémo d'un sénateur.
Mais, rëpoDdrd*t-0{],ce n'est point par une puérile vanité que nous ré-
clamons le droit de suffrage etceux qui en dérivent, c'est à titre de garan-
tie. Quels gages peuvent nous offrir des lois délibérées et votées exclu*
sivement par les hommes ? — Est-il donc vrai que les femmes aient perdu
leur industrie, leur adresse, qu'elles aient désappris l'art de faire obéir
leurs maîtres? Ne s<)nt-ils pas de leur plein gré ou malgré eux leurs
délégués naturels? Ne savent-elles plus que leurs armes les plus puis-
sautes sont oifS droits qui ne s'écrivent pas dans une charte et qui sur-
vivent à toutes les coustitutions? Oublient-elles que l'apparence de l'au-
torité est peu de chose au prix de Tinfluence, et que dans ce monde la
plus irrésLsiibld des influences est la femme? Cherchons la femme, se
disent les jug s, et il est certain que, dans le bien comme dans le mal,
quiconque la cherche la trouve; mais il ne faut pas qu'elle se pique de
devenir un homme, a Plus elles voudront nous ressembler, disait Rous-
seau, moins elles nous gouverneront, et c'est alors que nous serons vrai-
loent les maîtres. »
Paisque les Praxagora du temps présent ont le goût des fortes lec-
tures, qu'elles lisent les historiens latins; elles y verront le rôle parfois
excessif que les femmes ont joué dans la Rome antique et leur grau-
(1) Les Origines de la famille, qaes lions sur les aatécédens des sociétés patrUrcales,
P«r H. A. Giraud-teuloD, 1814.
deor croUsaate qui épourantait Gatoa, et elles s^apercevroat biea ?ite
qu'il n'est pas pos^ibU ré:nr^. l'aisoire lài mains sans écrire du
même coup celle des R i naines. Qa*elles consultent AristOKe, il leur
apprendra que Sparte, la martiale et austère Sparte, était une véri-
table gynécocratie : a Que ce soient les femmes qui gouvernent ou que
les gonvernans soient gouvernés par elles, ajoutaii-ii, je n'en vois pas
la différence. » Qu^eiles causent avec le bon Plutarque, il leur dira « que
les Lacé'lémoniens eurent dans tous les temps une extrême déférence
pour leurs épouses et qu'ils leur permettaient de s'ingérer dans les
affaires publique:) bfen plus quMls n'osaient eux-mêmes s'ingérer dans
leurs affaires privées. »
Avant de proposer ses réformes à rassemblée du peuple. Agis
dut au préalable les faire agréer par sa femme, par sa mère, par son
aïeule. Maint autre réformateur a procédé comme lui et suivi sa mé-
thode, sachant biea que le sexe qui propose n'est pas celui qui
dispose. Aujourd'hui la majorité des hommes réfléchis et exempts
de préjugés dogmatiques considère le divorce comme un mal néces-
saire qui en prévient de pires, et souhaite qu'on le rétablisse, pourvu
qu^on le rende difficile. Si les chambres ne votent pas le rétablissement
du divorce, la faute en sera aux femmes et non aux ho nmes : ce sont
elles qui ne l'auront pas voulu. Ce qu'on appelle Topinion publique
n'est fort souvent que leur opinion particulière. Les révoluuoas ne sont
pas toujours leur ouvrage et même les contrarient quelquefois; mais
tôt ou tard tes révolutionnaires doivent entrer en accommoiement avec
elles, ne fût-ce que par une cote mal taillée. Elles ferment une haute
cour de cassation, qui révise, qui confirme ou qui annule les décisions
de rhistoire. La république sera solidement foudée quand elles se
résoudront à Tépouser, et dans les pays qui nous avoisiaent la royauté
sera bien malade le jour où elles cesseront de croire que les rois et les
reines, les impératrices et les empereurs soient nécessaires à leur sécu-
rité, à leur bonheu ', à la joie <ie leurs yeux ou à Tavancement de
leurs fils.
G. Vàlbert.
DE L'INTERPRÉTATION
DU
RÉPERTOIRE COMIQUE
Si la Comédie-Française n'existait pas, — il faudrait l'inventer, cela
n saDS dire, — mais avez-vous remarqué que nous nous trouverions
Téritablement coupés de toutes communications avec notre passé? Car
enfin, a^mbien connaissez-vous d'institutions, en France, au xu« siècle,
ioat quelque fâcheux accident n'ait pas trois ou quatre fois interrompu
Fbistoire, et qui puissent, bu tempb où nous scmmes, Cilébier le ûeux-
ceniiëme anniversaire de leur fondation? On a pailé de l'Opéra. Mais,
sans examiner i»i 1 Opéra, par hasard, n'aui ait pas subi daus le cours du
temps, et par le seul effet des tran^foi mations de son genre lui-iiiéme,
quelque transformation plus profonde que la Comédie-Fraiiçaise, vous
ttoible-t-il que la scène de Lulli, de Gluck, de Picciui, de Rossini, de
Mejerbeer, soit aussi nationale que la scène de Corneille, de Molière,
de Racine, de Regnard, de Voltaire, de Marivaux et de Beaumarchaisi?
et, de l'Académie nationale de musique et de danse, pourriez-voub bien
dire ce que Voltaire disait de la Comédie- Française : u C'est là que la
fiauon se rassenibie, c'est là que le goût et Tesprii de la jeunesse se
fument : les étran^itrs > >iei)nent a^preudre noire langue; liulle mau
nise maxime n'y est tolérée et nul sentiment estimable n'y est dObité
sans être applaudi? » Je me défierais bien un peu, si c'en était le
temps présentement, de ce que Voltaire, daus sa langue, appelle amau-
vùse maxime » et « sentiment estimable. » On ga^ne toujours quelque
218 REVUE DES DEUX MONDES.
chose à se défier un peu de Voltaire. Il reste au moins que la Comédie-
Française est vraiment une école, et qu'en somme, pour avoir cédé
quelquefois au courant de la mode ou de la popularité, cependant on
peut dire qu'elle n'a pas trop dégénéré de ce que j*appellerai la dignité
de son institution primitive.
On sait assez comment elle fut fondée. La mort de Molière avait jeté sa
iroupe dans le désarroi. Quelques-uns de ses meilleurs sujets, — laTho-
rillière, Baron, Beauval et sa femme, — avaient passé chez les comédiens
rivaux de l'Hôtel de Bourgogne. LuUi, très habile en intrigues, très âpre
au soin de son intérêt personuel, et Thomme du monde qui se piquait le
moins de reconnaissance, s'était môme emparé de la salle du Palais-
Royal. De sorte que Ton se fût trouvé sur le pavé pour la saison de 167/î
si la déconfiture d'une autre entreprise théâtrale n*eût permis aux com-
pagQons de Molière de louer la salle de la rue Guénégaud. Le Registre
de La Grange nous est un témoin fidèle qu'on y vécut assez misérable-
ment. La faveur sembla retourner aux comédiens de THôtel de Bour-
gogne. La veuve de Molière, plus tard M"« Guérin, essaya vainement
de réunir sa troupe à la troupe de l'Hôtel de Bourgogne. Les frères
Parfaict nous disent qu'elle fut repoussée durement (1). Il fallut que
l'autorité de Louis XIV intervînt et que l'ordonnance du 21 octobre 1680 ,
— que les frères Parfaict appellent, je ne sais pour quelle raison, une
lettre de cachet, et datent du 22 octobre, — imposât la réunion ou , comme
on disait alors, la jonction. Le roi lui-même avait arrêté la liste des
acteurs qu'il gardait à son service, et réglé la distribution nominatire
des parts. Si nous rappelons ces détails, ce n'est pas qu'ils soient bien
nouveaux, puisqu'ils ne datent pas de moins de deux cents ans, ni
qu'ils soient ignorés, puisque depuis une quinzaine de jours on pent
dire qu'ils traînent un peu partout. Mais, en vérité, n'étaient quatre
vers de l'â-propos que M. Goppée a composé po»r la circonï^tance, le
seul nom que Ton eût oublié de prononcer en cette fête anniverea^e de
la fondation de la Comédie-Française, c'eût été le nom de Louis XIV,
c'est-à-dire, comme vous voyer, le nom du véritable fondateur. Fâcheuse'
ingratitude I car ce ne fut pas un coup d'arbitraire, un caprice d'au-
torité, que cette ordonnance du 21 octobre 16»0. Si Louis XIV réu-
nissait les deux troupes : c'était qu'il voulait rendre « les reprfeenU-
tions des comédies plus parfaites, » et s'il débarrassait la troupe ainsi
(i) Vold le texte des ffères Parfkicl s « MP» HoUère et ses caaandee se tnmTèrent
ainsi en très peu de temps suis protection... Gette situation éuit Tiolonte; anssi lev
flt^le prendre la résolation de ikire proposer aux comédiens rifaux de l'Hôtel de
Bourgogne de se Joindre Jt enx ; mais ceux^i les refusèrent et môme assez durement. »
(T. XI, p. 2^5.) Je cite le texte, en le Uvrant aux discussions des spécialistes, parce que
M. Edouard Thierry, dans sa Notice sur U Grange, *- Registre de La Grange, p.xnii
et XIX, — prétend qu'il n'eût dépendu qve de La Orange de faire la Jonction dès 1673.
D£ l'iNT£RPRÉXATU>N DU RtPËBTOIBE COMIQUE. 210
formie de toute coocurrence de la ville et des faubourgs, c'était encore,
sdon les te nnes propres de rordoonance, pour donner aux comédiens
« les moyens de se perfectionner de plus en plus. » Le véritable fbn-
dateor de la Comédie-Française n'est donc pas plus Molière que Cor-
neille, ou que Badae : c'est le roi. L'ancienne troupe du Pa)als-Royal
apportait au fond désormais cominuA le répertoire entier de Molière (1),
il est vrai, mais la troupe de l'Hôtel de Bourgogne apportait le répertoire
presque entier de Racine, et c'était bien vraiment gr&ce à l'intervention
de Louis XiV que la France gagnait le tout. Et comme le xvm" siècle a
véritablemeot méconnu MoDère, ]e ne serai démenti par personne qui
soit un peu au courant de l'histoire du théâtre si j'avance qu'on ne
sait tiop ce qu'il serait advenu du répertoire et de la tradition des
chefs-d^œuvre de Molière, si ce n'avait été pour une grande institution
puUiqne un devoir que d y veiller.
Après cela, comme c*est toujours un rôle désagréable à soutenir que
celui de trouble-fôte, nous coDviendrons volontiers que la Comédie-
Française a fêté magnifiquement l'anniversaire de sa fondation. On con«
naît le goût de M. Perrin pour les splendeurs de la mise en scène, son
anciour du détail exact, sa recherche de Tarchaîsme. 11 s'est trouvé dans
ceUe circonstance qu'il pouvait se donner carrière, et je ne pense
pas que personne lui dispute l'honneur d'avoir complètement réussi.
Louons donc la reprise de r Impromptu de YersaiUes. Louons la reprise
da Bourgeois gentilhomme. Louons la musique de Lulli. Louons enfin
tout ce qui se peut louer, jusqu'à l'éclat des ors et jusqu'à la rare habi-
leté des costumiers du Théâire-Fraacais. En effet, il ne s*agissait plus
cette semaine, comme en temps ordinaire, de nous présenter Molière
parles côtés éternellement humains de sa comédie, mais bien de repla-
cer pour une fois cette comédie dans son cadre du xvn* siècle, et de
naos la remettre aux yeux d ans la fraîcheur, pour ainsi dire, de sa pre-
mière nouveauté.
Assurément, ce n'est pas une épreuve à tenter souvent. Ces intermèdes,
ces entrées de ballet, « quatre garçons tailleuns » ou « six cuisiniers
dansant ensemble, » ces cérémonies burlesques poussées jusqu'à la plus
vicdente caricature, tout cela, qui divertissait évidemment les contem-
porains de Molière^ nous fatigue aujourd'hui, disons>le franchement,
plus qu'il ne nous amuse ou ne nous intéresse. Pour ma part, j'ai ton-
jooors trouvé la cérémonie du Malade imaginaire, *— demeurée, comme
on sait, au répertoire, pour quelques grandes occasions, — intermina-
blement longue et très médiocrement comique. M. Jourdain, élevé par
(f ) Encore eet-il bon d'ajouter qne, — le Malade imaowatre excepté, — la tnmpe
I VOML éè Boorgognc Jouait aoaai louYant qm'il lui plaisait tout le répertoire de
MQUèfe»
220 RETUfi DES DEUX MONDES.
son futur gendre à la dignité de mamamcmchi, ne m'a pas paru d'une
drôlerie plus divertissante que n'est le bonhomme Argan endoctoré par
son frère. Et si j'en juge par ce qui se dit autant que par ce qui s'écrit,
je ne crois pas avoir été tout à fait seul^ l'autre soir, à partager mon
impression. Mais il n'importe, et telle quelle, la restitution a son prix
certainement, et son charme. Lentement, doucement, comme du fond
d'un rêve, dont l'ensemble décoratif, dont les costumes, dont la musique
môme du Florentin entretiennent l'illusion, c'est toute une société dis-
parue, c'est tout un monde évanoui qui se jève, des couleurs effacées
qui se ravivent, et tandis que l'attention, déroutée, distraite, indécise»
va de la scène à la salle et de la salle à la scène, flotte en effleurant
tout, et ne se fixe à rien, il passe dans l'esprit comme de vagues images
du grand règne, de la cour de Chambord et de Saint-Germiin, du plus
majestueux des souverains, et du plus somptueux, du plus coûteux, du
plus rare et du plus complet des divertissemens. Il n'est guère possible
que nous nous fassions jamais un vrai plai'^ir d'aller voir jouer le Bour^
geois gentilhomme rânsî restitué. La pièce elle-même, allégée de la mas-
carade étrange qui la termine, est un peu lente. Elle est, conme V Avare,
de ces deux ou trois chefs-d*œuvre que Molière n'a pas eu le temps de
mettre au point. Seulement V Avare est un peu plein, et le Bourgeois
gentilhomme un peu vide. Quoi qu*il en soit, ce n'en est pas moins un
spectacle exquis et qu'on est trop aise une fois en passant d*avoir vu,
pour épilogner davantage. Ajoutez qu*on ne saurait imaginer occasion
meilleure de nous l'avoir présenté. La distribution est de presque tous
points fort bonne. M. Thiron plus particulièretnent, quoique peut-être
il n'ait pas la voix pleine et profonde qu'on souhaiterait dans ce rôle
de M. Jouriain, et M. Truffier, pour l'art très intelligent et très heu-
reux avec lequel il a composé le rôle du maître à danser, mériteot d'être
signalés.
Maintenant, le grand intérêt de ces fêtes, ce sera que, pendant huit
jours, on nous aura permis de juger de la vraio valeur de la troupe
actuelle dans le répertoire comique. Car, pour le répertoire tragique,
il faut avouer que Corneille avec Racine semblent n'avoir servi vrai-
ment dans la circonstance qu'à rehausser la gloire de Tunique Molière.
Horace avec le Menteur et les Plaideurs avec Britannicus, c'est peu,
contre le Misanthrope, et Tartuffe, et V Avare, et les Femmes savantes^ et
VÈcole dès femmes, et le Bourgeois gentilhomme. Profitons du moins de
cette bonne fortune pour dire deux mots de Tinterprétation du réper-
toire comique.
II est assez facile de pos'^r en termes gén^^raux les règles d'une bonne
interprétation du répertoire tragique, ou plutôt toutes les règles ici se
renferment dans un principe unique, et ce principe, c'est que l'acteur
qui jouera Polyeucte ou l'actrice qui jouera Monime, faisant abdication
DE L'iNTERPRÉTàTlUM OU E£PEaTOIH£ COMIQITE. 221
•le leur persoQDe, mais abdication entière, voudront bien se laisser
:^uitler» aveuglément, aux indications qui ne sont guère moins claire-
ment écrites dans les alexandrins sonores de Cornt^ilie que dans les
liexamètres harmonieux de Racine. Comédiens et comédiennes, qui
:>rendrez le fardeau de ces grands rôles,
Ne Teiiillcz pat tous perdra et vous êtes saaTés;
c'est-i-dire ne chercht^z pas dans le Rodrigue de Corneille ou dans
[Iphig 'Die de Racine le Rodrigue de la roiiance espagnole ou l'Iphigé-
lie de la tragédie grecque : ils n'y sont pis. Mais suriout i/y cherchez
oas ce que vous semblez aujourd'hui presque tous y chercher : quelque
iphigénie dont personne avant vous ne se fût avisé, quelque Rodrigue
ioDt vous prétendriez nous apporter la révélation,
..••... car Je prétends
Qu*l1 vous faudra d'abord les y chercher longtemps.
et cQsaite que vous ne les y trouverez pas. Il n'y a pas deux manières
de comprendre un rôle de Corneille ou de Racine : il n'y en a qu'une,
it oe /ait pas bon vouloir être plus cornélien que Corneilh ou plus
raciûieo que Racine : c'est quelquefois le tort des directeurs. Il ne fait
pas bon non plu«ï, comm3 nous le voyons à l'Odéon, se couvrir du nom
de Corneille pour jouer obstinément les Agar, ou du nom de Racine,
comme au Théâtre-Français, poir jouer obstinément les Mounet-Sully :
c^est trop souvent le tort de nos acteurs.
Je conviens qu'il est plus diffl:ile de poser les règles d'une bonne
interprétation du répertoire comique en général et du répertoire de
Minière en particulier. En voici la raiso.i.
Faites une expérience et une expérience bien simple. Prenez, non pas
même encore les chefs-d'œuvre de Molière, mais seulement le Léga-
taire de Regnard, le Turcaret de Le Sage, le Barbier le Beaumarchais, et
rédaisez*les à ce qu'il en peut tenir dans l'analyse de la fable essen*
ti' Ile. Vous serez étonné comme tous ces sujets, dans leur fond, sont
tristes, répugnans et, tranchons le mot, douloureux. Transposez-les de
la scène dans la vie réelle, ou plus simplement, et sans aller jusque-là,
remettez à quelque homme de théâtre, de ceux qui n'ont pas cette mer-
veilleuse faculté de tourner tout au rire, le soin de les traiter. Vous avez
aussitôt des drames honteux ou terribles. Un misérable vieillard devenu
la \ictime d'une bande d'héritiers et de domestiques avides jusqu'au
crime; un financier véreux devenu la proie d'une association de ûUes
et de souteneurs; un tuteur taré qui veut épouser sa pupille et qui
n'en est empêché que par un enlèvement compliqué de bris de clôture,
222 aEYDfi DES DEVX MONDES.
d^escalade nocturne et d'effraction ; — ne sont-ce pas là justement les
ressorts qui servent aux combinaisons accoutumées des romanciers
populaires et des dramaturges du boulevard? Direz-vous qu'il ne manque
pourtant pas de pièces gaies, dont la forme n'est pas plus divertissante
que le fond n'en est inoffensif, aimable, heureux, et que je choisis mes
exemples? Oui, je les choisis, mais je les choisis, — notez ce point, —
parmi les seules pièces qui demeurent au répertoire et qui vivent. Les
autres, qui seront celles de Collin d'Harleville, par exemple, ou d'A-
lexandre DuvaU ii y a beau temps qu'elles ne sont plus qu'un souvenir,
qu'un nom, qu'une ombre dans l'histoire du tbé&tre. Les comédies qui
durent, ce s(>nt décidément celles qui tirent en quelque sorte le rire
des profondeurs de la sottise ou de rhnpudence humaines. Comédies
violentes, presque cruelles, intrigues ténébreuses, et qui vous feraient
pleurer si la donnée n'en était tombée par bonheur entre les mains de
l'un de ces hommes qui, comme dit Beaumarchais, d'un mot bien spi-
rituel et bien profond, « se pressent de rire de tout, » et précisément
<f de peur d'être obligés d'en pleurer. »
De là résulte évidemment pour l'acteur une certaine latitude ou
liberté d'interprétation. Sans doute, on n'aura pas le droit de nous trans-
former le Légataire universel en un drame sombre et répugnant^ oe qui
ne laisserait pas^ à la vérité, d'être un peu bien difficile, ou, ce qui
serait plus facile assurément, de métamorphoser le Figaro de Beau-
marchais en un barbier précurseur de la révolution française, mais on
aura le droit, je le crois, de pousser les rôles un peu plus au noir qu'on
ne faisait jadis, vers 1708 ou 178S, et jusqu'à la limiie où Ton risque-
rait, en glaçant le rire sur les lèvres, de dénaturer le sens même des
œuvres. Or, combien cela ne sera-t-il pas plus vrai des rôles de Molière,
bien autrement profonds, et complexes par suite, que les rôles de
Regnard ou de Beaumarchais ?
J'ai quelque regret ou quelque remords de consdeoce à le dire si
catégoriquement : la tendance que je signale n'est que trop prononcée
depuis quelques années au Théâtre-Français, et c'est une manie que d'7
tourner Molière presque au tragique : mais pourtant, il faut bien un peu
s'y ranger, et Ton ne persuadera jamais à quiconque les aura médités
qu'il n'y ait dans VÉcole des femmes, et dans Tartuffh. et dans le Misan-
thrope, et dans P Avare, que de quoi rire,., et puis s'en retourner cou-
cher. Non certes I ne faisons tort à Molière ni de sa belle humeur con-
stante, ni de sa large et saine franchise, ni de la souveraine clarté de
son bon sens; — ne raffinons pas trop sur notre plaisir et ne nous en
faisons pas comme qui dirait une souffrance exquise ; — ne boudons
pas contre le rire et laissons-nous aller bonnement aux choses qui nous
prennent par les entrailles. Mais reconnaissons aussi qu'il y a de la tris-
tesse, bien souvent, et une tristesse amère, déguisée sous le rire de
DE L'iKTERPâiTATlON DU RÉPERT<»R£ COMIQUE. 223
Ubiîère. J*ai toujours été frappé de quelques mots de la Critique de
VÈcole des femmes : c'est Uranie qui parte : « Pour moi, )e trouye que la
beauté du sujet de rÉcole des femmes consiste dans cette conQdence
perpétaelte, et ce qui me parait assez plaisant, &est qu'un homme qui
a es Vesprit et qui est averti de tout par un étourdi^ qui est son rivale et
par une innocenté^ qui est sa mattresse^ ne puisse avec tout cela éviter ce
qui hii arrive. » Vous enteiides bieD. Il a de l^esprit et ii est averti de
tout SoQ rival est une têle à Tévent et sa maltresse est nue péron-
nelle. Vous coonaîsseE le dénoûment :
n D'en 6it ptt moins dupe» en m maturité,
Dtt li Jeane innoctott. M du jeun* éfenté.
Je me tiens pour assuré que Molière ici, non plus qu^ailleurs, ne préten-
dait nullemefit philosopher. Cela fait*il qu*il ne philosophe? Et dans la
leçon qu'il nous donne me refuserei-voos le droit de voir Tune des plus
mâancoliques satires qu'il y ait de Tinutilité des précautions humaines
contre la force des instincts et contre la toutes-puissance de la fortune 7
Remarquez, en outre, que le Misanthrope, que Tartuffe^ que l'Avare nous
donnent la méoie leçon. Vous pouvez dire, il est vrai, qu'Harpagon et
Tartuffe sont punis du crime et du vice par les inévitables conséquences
da Tîce et du crime même. C'est leur iniquité qui retombe sur eux.
Mais Amolphe, mais Ateeste, de quoi sont-ils coupables que d'avoir
trop présumé d'eux-mêmes et de leur pouvoir à surmonter la nature ?
..« Et sans doute ma fltmma
De ces Yices du tempt saora porger son àme.
Vmlà riUusion dont Alceste est ^i cruellement puni I Parmi tous les
moyens qu'il y ait d'exciter le rire chez les hommes assemblés, celui
qui con»ste à montrer la disproporlion dérisoire du rêve et de la réa*
lité, du désir et de l'acte, de la puissance et de Teffet, des efforts et des
réanltats, est assurément l'un de ceux que Molière, dans ses grandes
Gomédies, a le plus volontiers employé. Chose curieuse, digne au
moins d^étre notée 1 ce moyen, ni Regnard, ni Le Sage, ni Beaumar-
chais n'ont osé le reprendre. Us n'ont pas mis en scène le ridicule
« qui a de Tesprit » (i). Le vieillard du Légataire universel n'est
qu*ane ganache à côté d'Harpagon ou même d'Argan, et Bartholo, le
Bartholodu barbier, n'est qu'une bête auprès d'Aroolphe.
Je nMnsiste pas. 11 faudrait ici toucher à l'un des chapitres d'esthétique
les plus obscurs qu il y ait au monde. Ce n'est pas le chapitre des cha-
(1) Je trtmTe mfime que c'est Tan des plas Jolis tours de force de Beaumarchais que
i*art eufal» arec lequel il s'est ingénié à sauver da ridicule et de Podleoi TAlrnaviva
da Mermes de Figaro*
22i KETDE DE« DEUX MONDES.
peaux: c^est le chipirre de la psycholope du rire. Pourquoi, commenl.
et de quoi rions-nous ? Et tandis qu'il est si facile et si vite fait d'avoir
dit pourquoi sous pleurons; que de causes diverses et d'effets diffé-
rons, que de degrés, que de nuances depuis le rire joyeux et perlé de
l'amoureux en belle humeur jusqu'au rire désespéré, frénétique et
tragique d'Oreste I Bornons-nous donc à constater que certaines pièces
de Molière, jointes à de certains aveux, éclairées à la lumière de certains
détails qui nous sont parvenus, semblent autoriser une certaine manière
de le jouer et que cette certaine. manière est présentement en faveur au
Théâtre-Français. C'est ainsi que M. Got joue, par parties du moins, —
et j'ajouterais admirablement si je n'avais tout à Thenre une critique
d'importance à lui soumettre, — TArnolphe de FÈcole des femmes. CeM
ainsi que M. Delaunay voudrait jouer l'Alceste du Misanthrope et qu'il
le jouerait, si le rôle était, comme on dit, dans ses cordes. C'est ainsi
que, marchant d'un pas déjà ferme, autant du moins qu'on en puisse
juger par une seule expérience, sur les traces de ses maîtres, un jeune
homme, M. Leloir, nous jouait récemment l'Harpagon de l'Avare. 11 y a
quelque temps que je n'ai vu jouer Tartuffe et je n'en puis par consé-
quent rien dire de précis, mais je suis persuadé qu'il doit y avoir encore
quelqu'un qui joue là Tartuffe au tragique. En un mot, je le répète,
c'est maintenant la manière à la mode. On peut préférer sans doute
une autre interprétation. Cependant si I'od y veut bien réfléchir, nul ne
consentira que celle-ci soit tout à fait illf^gîtime, et j'ajoute qu'elle est
l'œuvre d'artistes qui se sont donné certainement la peine d'approfon-
dir très avant leur Molière.
L'inconvénient de cette manière, — et le vrai point de la discussion, —
c'f st qu'on risque ainpi d'introduire dans les rèles de Molière beaucoup
de choses qui n'étaient pas dans la pensée de Molière. C'est un danger.
Mais nous en effraierons-nous beaucoup? Oui et non. Non, parce
qu'après tout le propre du g^^nie, c'est de voir plus loin, plus distincte-
ment et plus profondément qu'il ne croit voir lui-même. Depuis dt ux
cents ans , les grands rôles de Molière se sont enrichis, et pour
ainsi dire étoffés, non pas précisément, comme nous l'avons entendu
soutenir, de ce que les fantaisies du comédien ou l'érudition des com-
mentateurs ont cru pouvoir y faire entrer, mais de tontes les expériences
individuelles que cinq ou six générations ont faites de leur éternelle
vérité. Nous avons tous reconnu dans Tartuffe ou daijs Célimène des
traits dont nous pouvions vérifier à l'inMant la justesse en promenant
circulairement nos regards de l' avant-scène de droite à l'avant-scène de
gauche, et dès 1 à nous avons tous mis quelque chose, dans les person-
nages de Molière, — aussi peu que ce finit, mais quelque chose, — du Tar-
tuffe de l'orchestre ou de la Célimène du balcon. Et oui, pourtant, d'autre
part, nous nous effraierons du danger, parce qu'il semble que Ton
doive d'abord au génie cette marque de respect et ce témoignage d'ad-
DE L'afTEVRÉTATION DU RÉPERTOiaB COMIQUE. 225
miration de le prendre pour ce qu'il s'est donné. Que voulait en effet
Molière? Il nous Ta dit lui-même : Faire rire les honnêtes gens. Je ne
demande donc rien que de légitime, si je demande que ses interprètes
règlent leur jeu sur cette parole ; qu*aulieu de faire saillir le drame dans
ia comédie de Molière, ils le repoussent au contraire dans la pénombre;
et qu'ils n'oublient jamais qu'ils ont affaire avec ce qu*on appelait en
ce temps-là les honnêtes gens. L'autre soir, en regardant M» Delaunay
suer et souiller dans Âlceste, il me revenait à la mémoire une tradition
du rôle. On raconte donc que Baron (1), dans la scène du sonnet, ne
commençait à donner signe de véritable irritation et ne cessait de se con-
tenir que sur ce vers d'Oronte :
Croyes-Toufi donc avoir tant d'asprit en partage?
et pour lancer la réplique :
Si Je louais tos to», J'en aoraia dayantage.
C'était longtemps attendre, et le jeu de Baron devait être un peu
froid, l'ignore d'ailleurs si la tradition est authentique : mais il me
suffit que l'anecdote indique bien, avec un peu d'exagération, il est
vrai, dans quel esprit de modération, de politesse et d'ironie contenue
plutôt que de colère débordée le rôle du Misanthrope doit être com-
posé. Voilà pour « les honnêtes gens. »
Il s'agit de les a faire rire. » Le meilleur moyen ne serait-il pas peut-
être d'avoir l'air de n'y pas toucher, comme on disait jadis, et de s'en
fier à la force comique des situations pour provoquer la gatté des spec-
tateurs? Faut- il tant détailler Molière? et comme on ferait Marivaux,
^ c^est-à-dlre, car ia remarque en vaut la peine, le seul de nos auteurs
comiques qui ne doive rien ou presque rien à Molière? — Je crains fort
que ce ne soit trop souvent se méprendre sur le caractère de Molière ;
Ce MoUère est pressant, et vent, sans complaisance,
Que l'anteor s*accommode à son impatience.
Le traite à sa manière ;..
et c'est à savoir, largement, a à grands traits non tàtés, » comme il le
dit lui-même, et rondement, sans surcharger le rôle d'intentions ni
broder le rôle de finesses où il ne se reconnaîtrait pas. Je crois que
cette manière est la plus conforme à Molière. Et pourtant, quiconque
dirait qu'elle est la seule bonne, on pourrait lui répondre qu'il sait
assurément lire Molière, mais que le lire et le jouer sont deux choses.
Unir ensemble la distinction et la rondeur, être à la fois d'une bonne
(1) Voyes, dans le MoUère de la coUection des Grainds Écrivains, la notice de
M* Hesaarâ smr U Misanthrope, t. r»
un. ^ i99fk ift
226 1BT17B DBB I>BUX HOKDBSt
humeur parfaite et d'une parfaite noblesse, cela s'arrange aisëmeni
dans l'imagination d*un lecteur. A la scène, c*est peut-être autre chose.
Et quand un comédien de génie y pourrait réussir, comme on ne peut
pas imposer aux gens, sous prétexte qu'ils appartiennent à la Comédie-
Française, l'obligation d'avoir du génie, la difBculté revient. Il semble
impossible de prendre parti sur une unique interprétation de Molière,
et décidément il s'en faut de beaucoup que la question soit aussi simple
qu'elle pouvait paraître au premier abord. C'est qu'il en va pour les
comédiens comme pour les artistes, peintres ou sculpteurs. Nous les
jugeons trop vite, et nous ne prenons pas assez la peine d'entrer an
peu avant dans les raisons de leur choix et les motifs de leur résolution.
Et ce n'est pas tout. Car voici peut-être encore une troisième ma-
nière d'interpréter Molière. Quand vous irez voir jouer l'École des
femmes^ vous pourrez remarquer que M. Got, comme nous le disions
tout à l'heure, tourne presque au tragique toute une bonne part du rôle
d'Arnolphe. Et subitement, au troisième acte, quand il s'assied et qu*il
commence le fameux discours :
Je vous épotLse, Agnfts, et cent fois la Journée
Voai defez bénir l'heur de votre destinée...
chargeant jusqu'à la caricature, ce sont des gestes, et des jeux de phy-
sionomie, et des intonations que je ne puis mieux comparer qu'à celles
qui rendent M. Got si amusant dans la consultation du Médecin malgy^é
lui. Tandis qu'au contraire, et quand pour dire ce discours au sérieux
il n'y aurait d'autre raison que celle^i, savoir qu'il suscita contre
Molière les plus sottes calomnies et les plus véhémentes colères, c^ea
serait assez. Précisons encore davantage :
Et ce que le soldat dans son detoir instmll • *
Montre d'obéissance au chef qui le conduiii
Le valet à son maître, un enfant à son pore,
A son supérieur le moindre petit frôre,
N*approche point encor de la dociUté,
Et de Tobéissance, et de rhumiiité,
Et du profond respect où la femme doit être
Pour son mari, son chef| son seignenr et son maître.
Il ne semble pas qu'il y ait deux manières de dire ou plutôt de lancer
ces vers : les mots mêmes ici portent la voix, Tampleur de la période elle
seule suffirait d'indication : cependant M. Got désarticule cette période,
il hache menu tous ces grands vers et, bien loin de se laisser emporter
au crescendo du mouvement, il l'interrompt, presque à chaque hémi-
stiche, de l'air, du geste, et du ton d'un homme qui chercherait
des comparaisons et qui les placerait à l'aventure dans son dis*
cours, selon que le hasard et la fantaisie les lui suggèrent. Eh bienl
on dira cecii on dira cela, mais je ae puis pas eacore coadamner
DE L'iNTBRniTATION DD BÉPEBTOUUB COMIQUE. f27
absolament eette manière. Lecteur, ]e n'ai pas un inâtant de doute
et }e la déclare mauvaise; acteur^ il me semble que je me déciderais
pour une autre manière, mais non pas sans avoir hésité. C'est qu'il y
a dans Pœuvre de Molière tout un côté burlesque et bouffon, de plai-
santeries violentes et d'effets outrés, toute cette comédie populaire, en
un mot, qui chagrinait la si sincère amitié de Boileaui qui divisait l'ad*
miration de La Bruyère, qui choquait la délicatesse de goût de Féne«*
lOQ. Bolleau, La Bruyère, Fénelon, avaient-ils tort, avaient^iis raison?
Ce n*est pas le lieu ni le temps de Texaminer. Toujours ei^il que
Jfofisûtif de Pùureeaugnaci et le Bourgeois genHthemme, et le Médecin
maigri (ut, et les Fourberies de Scaptn sont là, — que ces bouffonneries,
dont qoelques->unes sont énormes, font partie do Pomvre de Molière,
«- qa'elles ne figurent pas toutes parmi ce qu'on en admire le moins,
— que personne assurément ne les voudrait sacrifier k la gloire d'un
Molière plus constamment grand, sévère et poétiqoe,-^qu'il est bien dif-
ficile paîfois de ne pas céder à la tentation de s'en autoriser, ^ et que
Ton peut se croire enfin permis d'approcher Aroolphe loi*méme non»
seulement des Sganarelle et des Diafolrus, mais encore des matassins
du Jfotoda maginaire et des Turcs du BoiUrgeois gefUUhomme. Je citais
tout à l'heure la tradition de Baron dans le Misanthrope. Cependant si
l'on cherchait bien dans l'histoire du Théfttre-Prançais, on trouverait
peut-être un moment du xvin« siècle où il n'est pas jusqu^au rftie d'AK
teste que l'on n'ait joué de façon h faire d'abord et surtout rire. Car
sans cela Fénelon, et Jean-Jacques plus tard, anraient-^ils pu se plaindre
qu'en créant ce personnage d'Alceste, Molière eût prétendu rendre la
vertu ridicule? Nous, hommes du xii* siècle, est-ce que nous trouvons
Akeste ridicule ?
Que faire donc parmi cette diversité d'interprétattonsi dont 11 n'est
aucune, comme on voit, qu'on ne puisse justifier?
fiviter d'abord de jouer, comme on dit, avec son « tempérament s et
se bien persuader qu'on ne joue pas le répertoire tragique ou comique
sans de longues, patientes et difficiles études. Éviter ensuite, mais éviter
tomme on ferait la peste, de vouloir créer à nouveau ces grands r6le8.
LMrigioalité? je serais capable de dire qu'ici c'est de n'en pas avoir. A
tout le moiùB s'est de savoir qu'on ne peut rien de plus que la dégager
insensiblement de limitation fidèle de ses devanciers, et qu'on ne les
surpassera qu'en ayant commencé par les imiter. Il ne faut pas vouloir
imposer son originalité propre à la tradition, mais se bien mettre en
tête qu'on ne devient original que par la longue pratique de la tradi^
lion. Ce n'est pas une preuve de bon goût seulement que nous a don-
née W^ Croizette en déférant, dans le rAIe de Célimène, aui exemples
de H"** Amould-Plessy : c'est une preuve de bon sens. Car, en admets
tant mémo qu'elle n'atteignit pas à l'originalité, du moins elle aurait
maiatenu dans ce grand rèle l'autorité de la tradition. C'est tout ce
228 UTUB DB8 mm MOMDBS.
que l'on peut raisonnablement demander, mais on a le droit de Texi-*
ger. Et peut-être que si M. Delaunay, dans son rôle d'Alceste, M. Delau»
nay, qui connaît et qui sait la tradition, avait bien voulu s'y conformer^
il nous le jouerait mieux. Que n'y met-il seulement, au lieu de se rou->
1er en boule, comme il fait, et de hérisser ses piquans à rapproche de
tout le monde, un peu de cette désinvolture et de cette grâce de fad*
lité qu'il sait si bien mettre dans l'Horace de rÈcoU des femmes ou dans
le Gléonte du Bourgeois gentilhomme!
Il faut conclure. Nous ne savons ni ne voulons prévoir ce que la
reprise, depuis si longtemps annoncée, de Ylfhigènie de Racine, nous
apportera d'observations à joindre aux observations que nous suggérait
cet hiver une assez méchante reprise du (M. Hàtons-nous donc de louer
aujourd'hui, par provision, ce qu'il est permis de louer. Médiocre dans le
répertoire tragique et insuffisante, assez bonne dans le répertoire contem-
porain, — quoique nous nous promettions de montrer quelque jour que
là même il y a plus i dire qu'on ne croit, — la troupe est bonne dans
le répertoire comique, et s'il est possible qu'en d'autres temps tels ou
tels rôles aient été tenus plus brillamment, de manière à contenter plus
pleinement les spectateurs les plus difficiles, je ne pense pas que l'en*
semble se soit montré souvent meilleur, plus remarquable de cohé-
sion, j'ajouterai : d'émulation. Il y a là nombre de jeunes acteurs qui
cherchent, et c'est déjà beaucoup que de chercher, môme quand on ne
cherche pas tout à fait dans la bonne voie. Nous croyons que, pour y
rentrer, deux cboses particulièrement seraient à faire, et deux choses
qui se tiennent : l'une, de dire plus largement et de ne pas détailler
Molière avec autant d^insistance, en y mettant force intentions et
finesses qui ne sont pas dans Molière; l'autre, de jouer un peu plus
rondement et de n'avoir pas l'air trop souvent, dans presque tous les
rôles marqués, d'offidersur la scène : quelques-uns môme y pontifienc.
Ce n'est pas le temps d'appuyer. A la vérité, pour célébrer ce deux-
centième anniversaire, quelques-uns auraient désiré que, sans faire
la part plus étroite à Molière, on trouvât quelque moyen de la faire
plus large à tant d'autres et que Ton convi&t à la fête quelques-uns
de ses successeurs et de ses héritiers, Regnard ou Reaumarchais. Mais
en y réfléchissant, c*est sans doute qu'en la circonstance la Comédie-
Française a voulu, pour faire plus d'honneur à son passé, se montrer
à son plus grand avantage. Elle y a réussi. Et tant qu'elle ne nous don-
nera que des représentations comme celles de cette semaine commémo-
rative, passant condamnation sur les omissions ou même sur les tristes
représentations d'Horace et de Britamnicus^ nous pourrons dire que, de
ce côté du moins, la maison de Molière soutient assez bien ses glorieuses
Uaditions. Il faudrait qu'on en pût dire autant de la maison de Corneille
et de Radne*
f. !.. ... F. RBUNBukai.
vm
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
91 octobre 18^0,
avant peu le rideaa sera relevé sur la scène parlementaire. lyici à
dix jours, les chambres seront de nouveau réunies pour cette session
extraordinaire, qui devient une nécessité périodique depuis qu'il est
admis qu'une session ordinaire de six ou sept mois ne suflBt plus pour
expédier les affaires publiques, pour voter un budget. Les vacances
auront pris fin, et malgré tout, à voir d*un regard calme ce qui se passe,
ces excitations de partis, ces fureurs de polémiques et de dénigremens,
ces confusions d'idées, ces incohérences de direction, on ne peut pas
dire que la saison politique recommence dans les conditions les plus
favorables. On ne peut pas dire que ce soient là des préliminaires heu-
reux pour une session où le parlement aura nécessairement à s'occuper
des intérêts les plus sérieux, où la chambre des députés, quant à elle,
aura à prononcer sur son propre sort, sur l'heure de sa dissolution, sur
le système d'élection qui présidera au renouvellement de l'assemblée.
n ne faut rien exagérer sans doute; ces excitations, môme quand des
ministres en sont jusqu'à un certain point les complices, ne sont qu'une
expression très infidèle et très lointaine de Tétat réel de la France. La
France, la masse française, laborieuse et paisible, vit en dehors de Fat»
mosphère des partis. Elle est le plus souvent comme une spectatrice
désmtéressée de conflits d'opinions et d'agitations où tout le monde invo-
que son nom. Elle reste pendant ce temps à son industrie, à ses affaires, à
toute cette œuvre multiple qui se résout en définitive dans de nouveaux
progrès de richesse nationale. On le dit assez, on le disait récemment
encore, les recettes publiques, loin de diminuer, ne font que s'accroître.
Les droits d'earegistrement augmentent, le droit sur les boissons ang^
280 ivn» DM Dira IIOIIDM.
mente, l'impôt sur les valeurs mobilières augmente. L^excédent pour
les premiers mois de l'année dépasse de plus de soixante millions les
prévisions budgétaires : preuve évidente que rien n'est interrompu dans
la marche des affaires matérielles! Oui, sans doute, la France ne travaille
pas moins, elle ne consomme pas moins, elle ne porte pas moins ses
contributions BU trésor pendant qu'au-dessus d'ellepassent les agitations
inutiles ou dangereuses. C'était vrai il y a un an, c'est vrai encore au«
jourd'hui : ce contraste entre la réalité de la vie nationale et les déchat-
nemens factices des partis a été plus d'une fois remarqué même par des
étrangers. Sait -on ce que cela prouve? C'est que la masse du pays
a gardé jusqu'ici une force de consistance par laquelle elle se défend
et a pu réussir à rester elle - même sans se laisser trop sérieusement
atteindre dans sa saine et active nature. Elle a vécu de son propre fonds,
en un mot, elle vit sans trouble malgré tout, si bien qu'à cette heure
même où l'on niarche vers la session prochaine à travers toute sorte
d'incidens équivoques et d'irritantes querelles, le calme invariable de
cette masse nationale est encore la meilleure des garanties. Ce serait
cependant une singulière illusion de croire que les désordres d'idées,
en se prolongeant, soient sans péril, qu'un pays, si sage qu'il soit, puisse
résister indéfiniment à ce régime de réhabilitations révolutionnaires,
de diffamations violentes, de propagandes démoralisatrices, de pou-
voirs insufSsans ou complices. Ce serait une étrange imprévoyance de
se figurer que U sagesse et la confiance puissent être toujours ea bas
lorsqu'on haut il n'y a que trouble et confusion.
Certes s*il y a jamais eu un moment favorable pour en finir avec
toutes les incohérences, pour créer un gouvernement sensé et libéral,
assurant à la France oette paix intérieure qu'elle ne cesse de désirer,
qui est dans ses intérêts comme dans ses instincts, c'est le momeot où
la république a été légalement fondée. Il n'y avait plus vraiment de dif-
ficulté pour l'instant. L<es oppositions étaient vaincues et dominées par
la pui39ance da manifestations publiques réitérées. S'il y avait dans les
camps hostiles quelques-uns de ces chefs ou de ces groupes qui ne se
réconcilient jamais, il y avait aussi dans tous les partis cette masse obs-
cure et désintéressée toujours prête à accepter une situation régulière«
1^$ circoostanoea mêmes, malheureuses pour le pays, pour tout le rnoodOt
EiemblaioDt faites pour rapprocher les opinions dans une œuvre da
sérieuse et large transaction. U n'y avait qu'à le vouloir; mais il est bien
clair que, chez ceui: qui avaient à diriger cette sorte de mise en moa-<
vement 4e la république, il fallait un grand esprit de modération et
4'éqai(éi la «eiuiment juste des conditions essentielles de gouverne-
moX^ l'intelligence des affaires, la résolution de tenir tête à tous les
excAft* Il fallait un certain nombre da qualités qui ne se rencontrent pas
QW^muniitaent» noua aa convenons « et, après tout, ai cas iioalités
IBTCBt — CHBONIQUBf 281
s'étaient môme trouvées dans une mesure modeste, si elles avaient été
accompagnées de bonne volonté, l'œuvre n*était pas encore impossible.
Le malheur de ceux qui sont bientôt arrivés au pouvoir a été de se con-
sidérer comme des conquërans, de tout confondre, de porter dans les
affaires l'esprit d^exclusion et de représaille, les passions de secte, les
resseadmens révolutionnaires; leur malheur a été de se figurer qu'ils
D'avaient rien de plus pressé, rien de mieux à faire que de mettre au
service d'une jalouse, d'une impatiente domination de parti toutes les
forces de gouvernement et d'administration dont ils disposaient, dont
ils trouvaient maintenant commode d'user à leur profit. Us ont réussi à
se créer un système un peu singulier, assez original, qui est tout sim-
plement un composé d'agitation et d'arbitraire, un mélange de tous les
préjugés d'opposition ou de radicalisme et des plus mauvaises pratiques
de tous les régimes qui les ont précédés. Au fond, c'est cela : dans leurs
projets, dans leurs combinaisons, dans leurs actes, ce sont de semi-
réyolutionnaires maniant sans prévoyance les ressorts les plus délicats
OQ les plus suspects de gouvernement. Us ont voulu faire de l'ordre
avec du désordre, et ils ont fait aussi parfois du désordre avec l'ordre
td qu'ils le comprenaient. Ils n'en sont pas arrivés là du premier coup,
ils y arrivent. Le résultat est ce qu'on voit aujourd'hui; c'est cette triste
campagne qui se poursuit, où, pour la satisfaction évidente d'une pas-
sion de secte, on déploie toutes les ressources, tous les raffinemens de
l'omnipotence administrative et où l'état est assurément compromis
dans de bizarres aventures. M. le ministre de l'intérieur, pour son coup
d'essai, s*est montré un heureux imitateur des procédés de l'empire, c'est
te qu'on peut dire de plus avantageux pour lui ; mais enfin, parlons franche-
ment, n'est-ce pas se faire une singulière idée de la dignité de l'état et
(tSrir un étrange spectacle à un pays que de déployer la force publique,
gendarmes et bataillons de ligne, pour protéger l'effraction de quelques
portes de couvens, ou d'envoyer des commissaires de çolice qui sont
obligés de se glisser dans une chapelle, pour s'insinuer dans une sacris-
tie, pour pénétrer de là dans une maison religieuse? Qui joue ici le
rftle le plus humiliant? Quelle figure donne-t-on à la république qu'on
prétend servir? Voilà cependant où l'on peut être conduit, une fois
çu'on est entré dans cette redoutable voie d'aventure!
C'est la loi, répète-t-on sans cesse, il faut bien faire exécuter la loit
On ne voit pas qu'on tourne toujours dans le même cercle et que c'est
là justement la question. Si les religieux qu'on pourchasse ont commis
on délit, qui a le droit de qualifier le délit ? S'ils ont encouru une
peine, qui a le droit de déterminer et d'infliger la peine? Ce n'est pas
apparemment l'administration. S'il n'y a ni délit ni peine, s'il n'y a
qu'une question douteuse, que ne procédait-on comme un vrai gouverne-
ment doit procéder? Que ne commençait-on par aller demander une loi
2S2 REYUE DES DEUX MONDES»
aux chambres ? Alors tout eût été éclairci ; la situation aurait été nette.
C'était la seule solution régulière. Le reste n'est qu'une interprétation
facultative et discrétionnaire d'administration; c'est l'arbitraire, dont
on se réserve de régler l'usage dans un intérêt d'état dont on est juge,
et en invoquant la raison d'état, appuyée de mesures de haute police,
qu'il s'agisse de moines ou d'autres personnes, sait-on ce qu'on fait?
Qu*on le veuille ou qu'on ne le veuille pas, on absout tous les attentats,
grands ou petits, dont l'essence est précisément l'exécution sommaire,
non par mandat de jastice, mais par voie de haute police. On inno-
cente le dernier empire dans son origine de même qu'on l'imite dans
ses procédés. On donne pour son propre compte^ pour le compte de la
république, un exemple de plus de cet arbitraire administratif qui se
produit sous toutes les formes, même sous la forme comique, qui est
si bien devenu une tradition qu*on s'en sert presque naïvement à
toutes fins, à tous propos, comme si rien n'était changé dans les insti-
tutions. Si encore il y avait et s'il pouvait y avoir un résultat sensible,
sérieux, proportionné aux efforts qu'on est obligé de faire et aux diffi-
cultés qu'on se crée ! Mais quoi t on aura dispersé quelques capucins,
quelques prémontrés ou barnabites, — et pour cela depuis six mois un
gouvernement tout entier s'agite, passe par des crises intérieures, s'ex-
cite lui-même, provoquant d'un autre c6té une agitation, des démon-
strations qui à leur tour peuvent être exagérées, qui ne sont pas moins
dangereuses parce qu'elles remuent des sentimens profonds. On vit
dans un état de crise factice sans raison, sans profit ; et qu'on remarque
la dure alternative où l'on se trouve conduit : s'arrêter tardivement, ce
serait un aveu d'impuissance, un échec qui ne serait pas aujourd'hui
sans gravité et sans inconvéniens, nous en convenons ; aller plus loin,
aller jusqu'au bout, c^est s'exposer à prolonger ce spectacle de l'auto-
rité compromise, de préfets condamnés à un triste r61e« de portes
enfoncées, d'appareils militaires bizarrement déployés autour de quel-
ques couvons, de scènes qui sont d'un autre temps, qu'on croyait ne
plus revoir. M. le ministre de l'intérieur s'est peut-être un peu hâté
de voir dans tout cela de quoi rédiger des bulletins de victoire et de s§
laisser complimenter pour son habileté, sa fermeté et son énergie, —
surtout pour le secret de ses manœuvres. C'est positivement prodi-
gieux : ce pauvre M. de Persigny n'eût pas mieux fait !
Non, on ne réussira pas à rehausser cette triste campagne, dût-on
invoquer des nécessités de défense et essayer de tirer parti de quelques
manifestations-eompromettantes, après tout plus bruyantes que daoge-
teigaeê. On âe*l[>éttS8irahpas à prouver qu'on était obligé de s'engager
dans cette aventure, qu'on porte avec soi dans ce camp de guerre où
l'on s'est établi les droits légitimes de l'état, l'honneur de la société
civile, les principes libéraux, les destinées de la république. Ce qu'on
BETCB* — CmOIlIQDB* 2St
a îastement le drdt de reprocher aax ministres qui ont conduit les
affaires du pays au point où elles sont» c'est de n'fitre ni des libéraux,
ni des hommes de gouvernement, ni môme des républicains éclairés,
fidèles à l'esprit de la constitution, de s'être engagés dans une aven*
tore par passion de parti, de s*étre avancés sans savoir où ils allaient
et de n'avoir plus osé s'arrêter. Ce qu'on a le droit de remarquer, c'est
qoe depuis quelque temps, par inexpérience ou par emportement, on
semble tout fausser et tout altérer, les traditions libérales aussi bien
qae les plus simples notions de gouvernement, aussi bien que les con-
ditions les plus essentielles du régime parlementaire. Qu'on voie ce
qui se passe depuis six mois. Un ministère existe; il a été heureux ou
malheureux dans ses actes, dans ses combinaisons, peu importe, il est
sorti à peu près affermi d'une session laborieuse. Une crise éclate tout
à coup en l'absence du parlement. Qui disparaît? C'est le président du
conseil, c'est justement celui qui est censé représenter la politique
générale du cabinet, celui qui a reçu les votes de conGance des cham-
bres. Le ressort du régime parlementaire est évidemment faussé sous
nne influence invisible. On ouvre une guerre d'opinion, de croyance,
sous an drapeau de libéralisme et on commence par porter atteinte au
droit commun, aux garanties libérales placées jusqu'ici sous la protec-
tion de la justice indépendante ; on s'arme de la raison d'état, qui me-
nace toutes les libertés. On veut, dit*on, maintenir l'autorité, l'honneur
do gouvernement, et ce qu'on place sous ce nom de gouvernement,
c'est l'arbitraire administratif déployé dans tout son luxe. On se flatte
de glorifier, de servir la république, et c'est assurément la république
qni est la première compromise par un système dont la conséquence
est de la rapetisser aux proportions d*un parti, de l'identifier avec les
passions, les préventions et les violences de secte. On est parti de cette
idée simple, juste et acceptée, que, pour le bien et le repos de la
France, il y avait à faire une république libérale, régulière, protectrice;
on arrive à une république exclusive, agitatrice et querelleuse, qui,
telle qu'on la pratique, ne donne au pays ni la liberté régulière et pai-
sible, ni un gouvernement protecteur.
Voilà la vérité I on s'est exposé à tout compromettre en confondant
font, et de cette confusion que la politique ministérielle a oertame-
ment contribué à développer, il est résulté une situation dont le pre-
mier signe est l'affaiblissement de toutes les garanties, où toutes les
discordances, les diffamations et les excès de polémiques se produisent
omtre le gouvernement lui-môme, contre les institutions et les hom-
mes. Le mal est évident; il n'a rien d'irrémédiable sans doute tant
que le pays, par sa tempérance, reste un contre-poids, un point d'appui
poor redresser une politique égarée. Rien n'est perdu parce qu'il y a
one de ces crises comme il y en a dans tous les temps et sous tous les
tM UCfUI DU DBirK MOTOM»
fégini€6$ mais tfettà eoup sûr le moment où tons les esprits modârès,
tous les républicains éclairés doivent réunir leurs efforts pour replacer
la république dans des conditions où elle puisse vivre avec sûreté poar
elle-même, avec proQt pour le pays.
Quelle sera maintenant l'attitude du ministère dans la session qui va
s'ouvrir et quel accueil recevra-t*il dans le parlement T II n'est point
impossible qu'il ne réujsisse d'abord à se créer une certaine majorité
à la faveur des satisfactions qu'il a données d'avance à la fraction la
plus impatiente dé la cbambre. Il est cependant douteux qu'il puisse
désarmer ou satisfaire jusqu'au bout des amis qui ressemblent étran-
gement à des ennemis* Les discours qu'ont récemment prononcés en
province M. Clemenceau, M. Floquet, sont pour lui des signes assez
inquiétans. Sa situation sera d'autant plus difficile qu'il va se trouver en
face d'une chambre des députés préoccupée de sa On prochaine, ayant
à décider à quel moment elle se dissoudra, quel programme de lois
elle réalisera avant de disparaître. A vrai dire, la question de l'heure
de la dissolution n^t pu bien sérieuset elle est résolue en termes
précis par la constitution elle-même, qui fixe une durée de quatre
années pour chaque législature. Ce n'est que par une subtilité qu'on
peut discuter pour savoir s'il s*agit de quatre années réelles, — ce qui
conduirait la chambre d'aujourd'hui au 1& octobre 1881, --^ ou de quatre
budgets, ce qui impliquerait une dissolution plus prochaine. Il n*y a
doute que là où le texte est incertain, et ici il ne Test pas. Il fixe
quatre années. Quant aux lois que la chambre aura à voter avant
de disparettrot elle en a trop pour qu'il n'en reste pas beaucoup en
chemin, et le meilleur service qu'elle pourrait rendre au pays serait de
trouver en elle-même, si c'est possible, les élémens d'une majorité
décidée à soutenir une politique de modération et de paix intérieure.
Le monde est prompt à s'alarmer, et il est peut-être aussi un peu
prompt à s'apaiser, comme si un simple incident devait suffire pour
tout aggraver ou pour tout simplifier, comme si la vie et les relations
des peuples n'étaient pas une succession d'épreuves auxquelles les gou-
vernemens doivent s'accoutumer. Toujours est-il que l'Europe, après
avoir été un moment inquiétée par les atfaires d'Orient, éprouve depuis
une semaine on deux un certain soulagement. Elle n'est plus du moins
exposée à toutes les chances de cette démonstration navale, qui n'était,
il faut l'avouer, qu'une expression peu décisive de l'intime accord des
puissances et qui, pour un résultat douteux, pouvait conduire à des com«
plioations inutiles. Cette démonstration, passablement contrariée, elle
aura eu son influence si l*on veut, si Ton tient à garder cette satisfac-
tion. Dans tous les cas, les Turcs, mieux inspirés ou mieux conseillés, se
sont décidés à épargner aux navires européens une plus longue station
sur les oMes d'Albanie. Ils ont eu Talr de résister, puis ils se sont
WMWÈ9 «» fflionoDi* lis
eiientét tn offrant ce qu'ils n'avaient d'ailleon îamais absolument
nfosé, la cession de DaIcigno« — et cette lois c'était sérieux. On n'en
peut douter, le baroo Haymerlé le disait ces jours derniers encore ayeo
BOQ autorité officielle devant les délégations autrichiennes 1 1 II n'est
plus dooteus que la Porte n'ait sérieusement l'intention de eéder Dal«
ôgoo. Les difficultés ne portent plus que sur des détails, comme la dat»
de rentrée en possession des Monténégrins et la demande de ceux-ci
que Ottlcigno leur soit remis avec les formalités d'une capitulation milî«
taire... a Que les difficultés de détail dont parle le baron Haymerlé
tient leur gravité, qu'elles impliquent quelques délais, c'est vraisem*
Uable, si on veut bien ne pas oublier que les Turcs ont leur maniàr»
de procéder, que le temps compte peu pour eux, et qu'après tout, ce
qu*oc leur demande, c'est le sacrifice d'un territoire que la fortune dei
armes a laissé entre leurs mains. En réalité, la question essentielle
c'est pas moios tranchée et, d'après toutes les apparences, les Turcs se
Kettraiect en mesure de faire honneur aux veaux de l'Europe. On noiH
ve&D commandant militaire serait déjà envoyé, l'armée régulière serait
augmentée en Albanie pour dominer les résistances ; on est en voie de
aégodatioD pour la remise définitive de Dulcigno. L'opposition des
Albanais, bien qu'elle semble encore vive, devra évidemment céder
devant la résolution tonnelle des Turcs.
Cette alTaire de Dulcigno, elle peut donc être considérée comme k
pea près réglée. Malheureusement, ce n'est là qu'une partie du pnh
gramme de la dernière conférence de Berlin, et tandis qu'on en finit
aar les côtes d'Albanie, la queation renaît ou plutôt reste tout entière
ea Épire, en Thessalie pour la délimitation grecque. Ici on se trouva
entre l'Europe qui a tracé des frontières de fantaisie, la Forte qui n'aô»
capte pas du tout l'œuvre de la diplomatie, et la Grèce qui, àaon tour^
antre en scène sur la foi d'une délibération européenne, de ce qu'elle
eooaidère comme une promesse. Quelles seront maintenant lea suitei
de cette situation où lea difficultés ne font que se déplacer?
fiiidemment an des malheureux résultats de la politique à laquelle
oa a'est laissé aller t été d'égarer le sentiment hellénique en lui prO"
BMttant ou en paraissant lui prometore plus qu'on ne pouvait tenir, et
de pbosr la Grèoe dans no dangereux état de aurexdiation. Le roi
Gange a passé ces derniers mois à parcourir l'Europe. Il a visité les
mra et les capitales, Paris comme Londres, Berlin et Vienne. Il a pris
psQt-éure pour des engagemens des tèmoignagea de aympathie qu'on
as refuae jamais à la Grèce. Il est rentrfr^récemment à Athènes, et dès
son retour il a ouvert le parlement hellénique. Le roi George a tenu
aatorellement un langage asses belliqueux. Il s'est prévalu des décisions
de la diplomatie conférant à la Grèce la nouvelle frontière qui rattache
sa royaume des membres épars de la mère patrie. Il a fait appel à
236 âSfm DB8 DEUX UOmfBM.
tous les concoure « pour accomplir la tâche nationale qui lai e6t impo*
sée. » Il était obligé de parler ainsi, ne fût-ce que pour justiGer les
mesures adoptées en l'absence des chambres, les crédits extraordi-
naires, les emprunts, la mobilisation de l'armée^ qui, a-t-il ajouté,
« restera sous les drapeaux jusqu'à ce qu'elle ait accompli son devoir
en établissant un nouvel ordre de choses dans les provinces qui nous
ont été concédées. » Le discours du roi George n'est, après tout, que
l'expression des sentimens de son peuple. Par une complication de plus,
le lendemain môme de l'ouverture du parlement, le ministère de
II. Tricoupis, qui a pris l'initiative des premières mesures extraordi-
naires, a été renversé, et M. Tricoupis a été remplacé à la présidence du
conseil par M. Comoundouros, qui, à son tour, n'a fait qu'accentuer le
langage belliqueux du roi. Pressé de sTexpIiquer sur la politique qu'il
piMTtait au pouvoir, H. Comoundouros aurait inàsté, dit-on, sur la néces-
sité tt de ne point ajourner les préparatifs nécessaires pour prendre
possession du territoire assigné à la Grèce jusqu'au moment où l'Europe
entreprendrait d'assurer l'exécution de ses décisions. » Il reste à savoir
quel est le sens réel de ce langage et de ces changemens ministériels*
C'est assurément une situation pénible pour un petit peuple qui a
de grandes ambitions nationales. La Grèce se trouve en face de ques-
tions également graves. Entend-elle se charger quand même, par ses
propres forces, de la conquête des territoires qui lui out été attribués
un peu légèrement? Elle risque de se jeter dans une lutte in^le et
de compromettre pour longtemps son avenir. Restera*t-elle sous les
armes indéfiniment, attendant une occasion favorable? Ses finances
n'y suffiraient pas, et le pays ne pourrait supporter ce régime de per^
pétuelle excitation. En est-elle encore à compter sur un concours effec-
tif de l'Europe? Ce serait visiblement désormais la plus dangereuse
des illusions après ce qui vient d'arriver pour Dulcigoo. L'expérience
de la démonstration collective est faite pour apaiser les impatiences
dlmagination de M. Gladstone, et ce n'est pas sans doute sérieuse-
ment que le fils du premier ministre d'Angleterre a mêlé le nom de la
France à des projets quelconques. Le baron Haymerlé, de son côté,
déclare que l'Autriche ne se prêtera à aucune mesure pouvant amener
la guerre avec la Turquie» et que son intervention en faveur de la Grèce
se bornera à une action toute diplomatique. Quant à M. de Bismarck,
il va plus loin : il aurait, dit-on, déclaré tout haut récemment qu'au-
cune puissance n'aurait le droit de poursuivre seule l'exécution du
traité de Berlin. La Grèce n'a donc à compter que sur des secours tout
diplomatiques, sur des sympathies qui pourraient même se refroidir si,
par des témérités aventureuses, par des coups de tête, elle contribuait
à raviver des crises importunes pour tout le monde.
Le tait est, à y regarder de près, que toutes ces confusions orientales
v/
REVUE. «• CHRONIQUE» 2B7
OQ Von se perd pourraient bien commeacer à fatiguer i^Europe, et que
m en Allemagne, ni en Autriche particulièrementt on ne parait disposé
à contiouer ce jeu d'interventions ou de démonstrations sans issue. Ce
n'est point assurément que M. de Bismarck, quand ii le veut, quand il
le croit utile à sa politique, soit homme à reculer devant les complica-
tions et à s'effrayer d'avoir à conduire à la fois toute sorte de questions
brûlantes. Pour le moment, il n'en est pas là. Est-ce l'effet d'une direc*
tzon savamment imprimée à Topinion par le chancelier, ou bien est-ce
le chancelier qui croit habile de suivre en cela le mouvement de l'opi-
nion? Toujours es^il qu'à Berlin on a Pair de ne s'intéresser aux affaires
d'Orient que dans la mesure oii ces affaires peuvent réagir sur la paix
générale. L'Allemagne a ses préoccupations intérieures, ses luttes de
partis, ses conflits d'intérêts, ses incidens. Hier, c'était la fête nationale
de rachëvement du dême de Cologne, à laquelle Tempereur Guillaume est
allé assister. Aujourd'hui c'est le Landtag prussien qui vient de s'ouvrir
à Berlin. Bientôt ce sera le parlement allemand qui entrera en session.
M. de Bismarck, quant à lui, est depuis quelques mois tout entier à sa
politique financière et économique, à des projets qu'il prépare, auxquels
il attache assez de prix pour s'être chargé lui-même du ministère du
commerce. H. de Bismarck, en homme de son temps, sent l'importance
des questions d'économie publique, et il paraît être en train d'attaquer
les révolutionnaires, les socialistes de l'Allemagne, non plus seulement
par des lois répressives, par le grand ou le petit état de siège, mais
par des réformes conçues à sa manière, par une sorte de socialisme
d'état dont l'opinion commence à se préoccuper. Ce que sera ce sys-
tème économique, on ne le voit pas bien encore ; on ne voit qu'une
chose, c'est le soin jaloux avec lequel le chancelier, après avoir fait
l'Allemagne par la diplomatie et par les armes, s*occupe à lui donner
nne constitution financière et industrielle.
n est certain, comme le disait ces jours derniers M. le président de
la république en recevant les délégua étrangers d'un o^ngrès postal
réani à Paris, il est certain qu'au temps présent, l'industrie, le com-
merce, les intérêts matériels, les forces économiques, les capitaux ont
an grand rftle dans la vie et les relations des peuples. Ce sont des élé^
niens essentiels de la politique dans tous les pays, en Autriche comme
en Allemagne ; ils entren t dans toutes les combinaisons. Cest bien au jour-
d'hni, à ce qu'il semble, la pensée du cabinet cisleithan à Vienne.
Tandis que le baron Haymerlé multiplie au nom de rempire, devant les
délégations autrichiennes réunies à Pesth, les déclarations les plus paci-
fiques, le chef du ministère cisleithan, le comte Taaffe, suit avec [uce
luÂile constance une politique qui lui suscite sans doute beaucoup
d'ennemis. Il a contre lui les Allemands, les centralistes, qui lui ont
dédaré une guerre passionnée, qui ont tenu dans ces derniers temps
288 BBYCB DBS DEUX MONDES*
des réunions broyantes à Mœlding, à Bruant à Karlsbad, qui Taocuseut
de sacrifier» de subordonner l'élément allemand. Il n'est pas d'un autre
côté à Tabri des attaques de nombre de Slaves exaltés et exigeans, qui
lui reprochent de ne pas faire assez pour les nationalités. Le comte
TaaiTe, en un mot, trouve des adversaires dans des camps opposés;
cfeat tout simple puisqu'il est arrivé au pouvoir avec un système de
médiation et de transaction, non pour faire prévaloir le centralisme à
outrance ou le fédéralisme, mais pour rapprocher les nationalités
diverses dans une équitable égalité, pour les amener à vivre ensemble
dans l'unité de l'empire, sous la garantie de la constitution. Le comte
Taaffe est un constitutionnel résolu qui s'emploie à négocier la paix
entre les nationalités.
Que cette politique ait des adversaires ardens, cela n'est pas douteux i
elle est aussi sérieusement soutenue, elle trouvera selon toute appa-
rence une majorité suffisante dans le parlement. Elle a sa raison d'être
dans la situation de l'empire autrichien, et c^est précisément pour don-
ner plus de force à cette politique que le comte Taaffe se préoccupe
de chercher des auxiliaires dans les intérêts. II veut aider à la fusion
politique, toujours difficile, par le développement et le rapprochenoient
des intérêts. Le ministre des finances, le docteur Dunajewski, est
chargé de préparer tout un ensemble de mesures économiques, et une
partie du système est déjà visiblement cette création récente d'une
« banque impériale-royale des pays autrichiens. » Le titre môme est
significatif, et la mission donnée à l'institution nouvelle en rehausse
l'importance. On a voulu attribuer une origine toute politique à la
banque qui vient d'être créée. Elle a évidemment ce caractère en ce sens
qu'elle est faite pour être, sous la garantie du gouvernement, le puis**
sant instrument d'une fusion d'intérêts entre les « pays autrichiens. »
Elle a aussi ce caractère en ce sens que, placée par l'empereur sous la
direction d'un Français, H. Bontoux, qui a été longtemps à la tête d'une
partie des chemins de fer de l'empire, elle est un lien de plus entre l'Au-
triche et la France. Elle peut enfin avoir pour objet ou pour résultat
d*affranchir le gouvernement de la tutelle des banques viennoises en
lui donnant le moyen de dégager sa situation financière. C'est par tout
cela qu'elle se rattache à la politique et qu'elle est comme l'expression
nouvelle d'un mouvement économique favorable à la paix aussi bien
qu'aux intérêts autrichiens.
L'Italie mène laborieusement et un peu prossdquement aujourd'hui
une vie qui a commencé autrefois comme un roman, 11 y a eu un temps
où, pour avoir été énergiquement et prudemment conduite pendant
quelques années» elle trouvait tout à souhait; elle avait des hommes
faits pour la circonstance, des alliances savamment préparées et le suo*
cèS| prix de la discipline, de Thabileté ou de Taudaco. MaintenaQtj»
's
IIEVDE. — CHRONIQCB. StO
comme presque tous les pays, plus que d'autres paySi elle a ses dlffl-
CQltès qui naissent de l'absence d'une forte direction, de la division ou
de la désorganisation des partis, des confusions parlementaires, et c'est
ce qui rend plus sensible encore peut-être la disparition successive des
hommes qui ont aidé Tltalie à naître, à se constituer sous sa forme non-
yelJe il y a vingt ans. De tous ceux qui ont présidé à cette légendaire
traDsformation, en effet, il n'en reste plus beaucoup ; ils sont presque
tous morts, roi, ministres, politiques, soldats. Un des derniers de ces
grands Italiens de 1860 était le baron Bettino Ricasoli, qui vient de
s*éteindre à soixante-douze ans dans son château de Brolio, prés de
Sienne. Celui-là était certes une des figures les plus fiëres et les plus
originales des révolutions d'où est sortie l'Italie nouvelle. Il était resté
imposant et respecté dans l'indépendance sévère et silencieuse où il
aimait à se renfermer sans nulle affectation vulgaire.
Vieux Toscan de race, patriote d'&me et d'esprit, alliant dans sa nature
patricienne l'instinct gibelin au libéralisme de l'homme moderne, le
baron Bettino Ricasoli n'a paru que par instans dans la politique. Il
avait été un des chefs du parti libéral en 1848 ; mais il était bientftt
rentré dans la retraite, dévorant l'amertume de voir tout compro-
mis par des démagogues, et le grand-duc restauré par les Autrichiens.
C*est surtout en 1859, aux premiers mois de 1860, après Villafranca,
qu'il prenait un rôle décisif. Plus que tout autre peut-être, il a eu le
sort de Fltalie en ses mains, à ce moment où les événemens le faisaient
dictateur à Florence , où tout dépendait d'un faux mouvement entre
fAutriche et la France. C'est par le baron Ricasoli, aidé de ses amis,
que l'annexion de la Toscane, des duchés au Piémont s'accomplissait en
dépit de tous les obstacles intérieurs ou diplomatiques. Impassible au
milieu des négociations nouées autour de lui, inflexible contre les fau-
teurs d'agitations révolutionnaires aussi bien que contre ceux qui cher-
cbaient à fonder un royaume de l'Italie centrale, dominant par le seul
ascendant de son caractère, de son désintéressement et de son énergie,
la population florentine, il marchait silencieusement à son but : la con«
siitution d'un a royaume fort » en face de l'Autriche, que le traité de
Villafranca ladssait à Venise. Sans lui Tunité de l'Italie ne se serait pas
réalisée de si tôt, parce que si un royaume central eût été dès lors con-
Btitaé, l'annexion du Midi devenait à peu près impossible; l'expédition
de Sicile et de Naples n'eût été qu'une aventure où les événemens
Boraient pris un autre cours. Ricasoli a eu une action décisive dans une
aatre circonstance : c'est ce jour de 1861, où, gonflé de la conquête de
Naples, Garibaldi, avec ses allures de tribun soldatesque, menaçait le roi,
le parlement de Turin, surtout Cavour, et pouvait encore une fois tout
mettre en doute. Ce jour-là Ricasoli, se levant dans la chambre au
milieu de l'émotion universelle, faisait plier sous son accent impérieux
2i0
BETm DBS DEUX XON0E8*
Garibaldi lui^môme en le rappelant au respect du roi« du parlement et
de l'œuvre nationale. L'assemblée tout entière frémissait en entendant
ce justicier à la mine grave et flère dire d'une voix vibrante : a Le géné-
ral Garibaldi et moi, nous nous sommes juré à Florence de faire notre
devoir... ]*ai fait le mienl.. Qui donc ici pourrait avoir l'orgueil de récla-
mer le privilège du patriotisme et de s'élever au-dessus des autres? »
Depuis, il avait été plusieurs fois président du conseil, il l'avait été
particulièrement pendant quelques mois en 1866, au moment de la
guerre dont le dernier mot devait être la récupération de Venise. En
réalité, il n'avait pas Tambition du pouvoir, il n'avait surtout rien d'un
coureur de fortunes ministérielles. Dans une heure critique, il pouvait
tout dominer par la yolonté, par l'ascendant d'une considération uni-
yerselle; mais il l'avouait lui-même avec un mélange de finesse et de
fierté native, il ne se sentait pas fait pour être un ministre des temps
ordinaires, pour se mêler aux stratégies parlementaires. Il n'en avait
pas le goût et il n'avait pas la flexibilité nécessaire. Il restait en dehors
des brigues, habituellement silencieux. Il n'avait pris qu'une seule fois
la parole dans ces derniers temps. C'était à l'occasion des affaires de la
malheureuse Florence délaissée et ruinée. Le plus souvent il se plaisait
à vivre dans la retraite. Il aimait ce manoir féodal de Brolio, où tout
respirait l'austérité, où il exerçait un bienfaisant patronage autour de
lui et où il vient de s'éteindre, patriote et libéral jusqu'à la dernière
heure. Le baron Bettino Ricasoli a été avant tout un caractère à travers
les révolutions dont il a été un des héros sans en être un instant ébloui,
et en Italie comme partout, aujourd'hui plus que jamais, ce sont les
caractères qui peuvent soutenir ou relever une nation.
Gb. db Mazadb.
£a dirictmr'girant, G. Bolob.
"j ".
NOIRS ET ROUGES
PftBMIÈRB PARTIS
Fimc>-.
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•(BODL:LIP-:r;
/
I.
(Tétait la veille de Noël; jamais la petite chapelle de l'un des
coQYens du faubourg Saint-Germain n'avait été plus ornée, plus
coquette, plus parfumée d'encens. Devant la crèche, qui brillait de
mille feux, se tenaient à genoux, sur deux rangs, dix- huit jeunes
fiUes, lesquelles paraissaient plongées dans un profond recueille-
ment. C'étaient les élèves qui devaient quitter le pensionnat dans
TaoDéeet qui avaient obtenu la faveur de consoler une heure durant
l'Enfant Jésus.
La crèche ne laissait rien à désirer; nous vivons dans un temps
où l'on perfectionne tout, les lycées et les couvens, les poupées et
les illuminations. Le divin Enfant, gras, potelé, était en belle cire,
et il dormait sur de la paille qui était de vraie paille. Sa mère,
Têtue d'une robe blanche et parée d'une admirable ceinture bleu
de ciel, dont les bouts flottaient, se penchait sur lui pour le regar-
der souffler. Saint. Joseph, appuyé sur son b&ton, contemplait ce
mystère d'un air pensif et mélancolique. Trois vaches attachées à
leur râtelier, retournant la tète avec eflbrt, fixaient sur le neu-
teau-né des yeux béans et dévots. On apercevait sous une char-
mille une bergère qui accourait en bftte» chargée de provisions, de
i«n XUL — i5 ROYmn 1880. iO
3A2 âSTOB Ui un MOMUft.
vrai lait, de vrai beurre, de vrais œufs. A droite, dans une verte
prairie , on voyait s'acheminer un troupeau , que précédaient ses
chiens et ses bergers; un ange, suspendu par un fil d'archal, leur
montrait du doigt l'étable et semblait leur dire : « Je vous annonce
un grand sujet de joie, » Dans le fond étincelait une petite étoile,
et majestueusement s'avançaient les trois rois mages, habillés de
brocart, couronne en tête. Quoiqu'ils vinssent de loin, ils n'étaient
point las; on ne l'est jamais quand on apporte au Dieu fait chair
de l'or, des pierreries et de la myrrhe.
Parmi les jeunes filles silencieusement agenouillées devant la
crèche, il y en avait de grandes et de petites, de blondes et de
brunes, de laides et de jolies; mais toutes s'acquittaient ou
essayaient de s'acquitter de la tâche délicate qui leur avait été
confiée. On leur avait dit : « Consolez l'Enfant Jésus. » — Elles
travaillaient de leur mieux à le consoler. Deux ou trois, qui avaient
l'imagination vive, prenaient la chose au grand sérieux, presque
au tragique. L'enfant qui s'offrait à leurs regards, couché sur un
lit de paille, n'était pas pour elles une poupée de cire, mais un
véritable enfant en chair et en os, qui était exposé dans une étable
ouverte à tous les vents; sans doute il avait froid, il grelottait, sans
compter qu'il avait faim, et sa triste situation leur inspirait une
tendre piiié. Elles lui promettaient de chercher dans leur garde-
robe un vêtement chaud pour l'habiller, elles s'engageaient pieu-
sement à s'ôter les morceaux de la bouche pour le nouirir, et elles
lui disaient en elles-mêmes tout ce qu'une jeune mère peut dire à
aon enfant pour le distraire ou l'amuser; elles épuisaient à cet effet
ce gasouillèment de la maternité que les femmes savent toutes dès
leur première Jeunesse, car pour être mères les femmes n'atten-
dent pas d'avoir des enfans» D'autres, plus avisées, éprouvaient
quelque embarras; le respect enchaînait leur langue et glaçait
leurs inspirations. Elles faisaient la réflexion qu'on ne parte pas au
Fils de Marie, au mattre du ciel et de la terre, comm^3 au premier
venu, qu'il y faut plus de cérémonies; elles croyaient lui voir une
auréole autour du front, elles songeaient au miracle de sa naissance,
au mystère de sa croix, et en vain cherchaient-elles péniblement
quelque chose à lui dire^ elles ne trouvaient rien. Il est permis à
des filles de seise ans d'ignorer les paroles qui peuvent consoler un
Dieu«
D'autres encore, s'il faut ne lien céler^ avaient d'assez fortes
distractions ^ elles laissaient vaguer leur esprit» elles pensaient à
ceoii à œla. Au dehors, le vent, t^i soufBait avec rage^ menait
grand bruit; il leur récitait des histoires qu'elles écoutaient avec
plaisir* iye vtnt est un ématacipé ({ni fait ce qu'il veut, qui s'en
NOIM R BOWES. 24B
n où boD lui semhle ; il pnônait k ces* pciimbinaito>Ies joibs^ de la
fiberté, le bonheur diallëcv dei courb ài perte df'haleine, etf il les
persuadait aisémemt. U ham^apriBortait anssii les* confuses rtnneux»
delagrande vilte^Qù il Teimiùd^se promener; il leur disait oe qu'il
araitTU, teur racontait t9 nrondev ses fêtes,. a<in' tourbillon;^ et le
tonrUllon. les aitimit; Par instans^ unej iflipétuettse rafale» qui me-
Qiçaitde tout emporter « les faisait Ireasailifr ; il leur semblait qu'un
hardi rarisseur rôdait autour des murs.du> couvent et s'escrimaÂt
à y pratiquer une brëchei pour Iihi dérobée ses pFÎsonnièreSé Tout
à coup elles rappelaient k elles leur esprit envolé; elles se souve*
Baient qu'elles étaient dans une chapelle et que dans cette chapelle
il y avait quelque diose d'invisible qui les regardait. Alors, comme
des hirondelles qui ont longtemps tournoyé dans* les airs et qui
soudain se rabattent à. tire-d'^ailë sur leur nid, leurs pensées retour-
naient en hâte à la orèche de Bethléem, et leurs lèvres marmot-
taient une prière dfoù. leur cœur était absent. L'une d'ellea avait
une main charmante;, faite au tour, très blanche, aux ongles roses.
De temps à autre elle contemplait TEnfant J^ésus, mais plus souvent
elle contemplait sa maîui, négligemment posée sur l'un dbs mon*
tans de sa chaise;, où ses ongles roses écrivaient je ne sai9 quoi..
Tout aa bout du second rang, un^ peu à Kécavt, k demi cachée
dans l'ombre d'un pilier^ se tenait imnkobile conune une statue une
jeune fille qui ne ressemblait pas aux autres et qui faisait un autre
emploi de son temps. Blie s'occupait peu de< la- crèche, elle ne eau»*
sait pas avec l'Enfant JËsus et ne s'appliquait pas à le consoler, elle
n'écoutait pas noa plue le< vent, qui n'avait rien à. lui dire, et ella
ne songeait pas. k regarder' sa maûié. Eller était oonsunei absorbée
dans une rêveris^ elle, se recueillait dans une pensée qui' la possé*^
dait tout estière^
Cette> jeune fille, qui s'appelait M"^ Xetta Ma»1abvet, était plutôt
jtdieque belle; sa figure n'était' pas irréprochable^, mais persoQue
ne s'avisait de la discuter. On ne pouvait passer près d'elle sans la
remarquer, ni la remarquer sans» éprouver le désir de Im parler,
ni lai parler sans avoir envie deltri plaire. Elle avait le charme, le
mystère, ee'jenesais^quoid'inoubKiable qui n'appartient pas tou-
jours à Isi beauté. Sonnes était un peu court et sa bouche était trop
grande; mais sa* I6te>, d'un ovale» par(hit, se balançait avec grftœ
snr dfadmirabl'es épaules, elle avaâ4' une fraîcheur de tein^^ délî^
cieuse, son front étai« pur eomme une matinéede» printemps, comme
une fleur qui vien<; de s'ouTvin A l'ombre, ses yenn paraissaient
vnrs, ils écaient^JTvo Me» foncé à, la» lumière; le regaud ^i en sov-
t&t semblât venir de loil» et courah drK)it devant luiv ce regard
Toulait du bien h tout ^univers.
2Ai lETUB DIS DKDX MiOllDBS.
M"*llaiilibret était Tenfant gâtée du couvent. Presqae toutes ses
compagnes Taimaient; depuis qu'elle était au monde, elle n*avût
pas laissé échapper un mot qui pût chagriner quelqu'un. Elle élût
fort estimée de ses maltresses; c'était une élève modèle, qui n'avait
jamais eu de cachet. Après avoir passé par l'association de la
Sainte-Enrance, elle était entrée dans la société des Anges, puis elle
était devenue enfant de Marie. A treize ans, elle avait eu le raban
et la médaille des Saints-Anges ; dans la dernière année, elle avait
obtenu douze nominations, tous les prix des cours, le prix de
sagesse, le prix d'excellence, le premier médaillon. On l'aimait
parce qu'elle était douce et bonne, on l'aimait aussi pour sa gatté,
vraie galté d'alouette qui chante au soleil les gloires du blé mûr ; sa
voix était argentine, son rire était clair, franc et contagieux.
Cependant, depuis peu, sa galté avait reçu une atteinte, elle
était plus avare de son rire. Elle commençait à réfléchir, et ses
réflexions n'étaient pas couleur de rose. Il 7 a un âge où la vie nous
porte, il y en a un autre où, par un juste retour, c'est à nous de la
porter. M"* Maulabret avait traversé cette crise, et, par momens,
son fardeau lui pesait. Il y avait du moins dans sa destinée des
obscurités qui l'inquiétaient. Six ans s'étaient écoulés, elle en avait
dix-sept, et on ne songeait pas à la retirer du couvent. Elle n'y
était point malfaeiu'euse , mais elle n'entendait pas y rester tou-
jours; on avait l'air de ne plus l'aimer et de l'oublier, ce qui lui
causait un sérieux souci. Pendant longtemps elle avait passé ses
vacances dans la maison paternelle ; deux fois déjà elle avait dû
rester avec les gardienne$. Les explications qu'on lui avait données
lui avaient paru un peu louches, et les explications louches
irritent la curiosité. Depuis dix-huit mois, sa mère, qui venait
souvent la voir, ne venait plus ; on lui avait dit que sa santé l'obli-
geait à vivre dans le Midi. Son père continuait de venir, mais à de
longs intervalles, et quand elle l'interrogeait, il rompait brusque-
ment les chiens. Elle se demandait par instans s'il n'était pas
arrivé quelque chose qu'on lui cachait.
Le fait est qu'on la tenait soigneusement dans l'ignorance de cer-
tains inddens fâcheux qui s'étaient produits dans sa famille. Elle
avait pour père un homme à lubies ; rien n'égalait l'incohérence de
ses idées, si ce n'est le décousu de sa conduite. Après avoir essayé
de tout, il avait imaginé de se faire sculpteur. Il se croyait du génie,
il n'avait qu'un tout petit talent, accompagné de beaucoup d'oi^eil
et d'une immense paresse. Les déceptions avaient assombri et aigri
son humeur ; il était devenu hypocondre, acariâtre, brutal, et de
plus en plus il avait tourné le dos au succès. U s'en était pris de
sa médiocrité à tout le monde, mais surtout à sa femme, qui était
k
NOIRS BT BOUGES. 245
fort Jolie et fort coquette. Oa avait fini par se séparer à Tamiable,
sans procès et sans jugement. Peu après elle était partie avec quel-
qu'un pour l'Italie, d'où elle n'était pas revenue. Le sculpteur était
resté seul, maudissant l'injustice des hommes et du sort, et man-
geant son patrimoine, dont il vit bientôt le bout. Il aurait pu
gagner quelque argent en donnant des leçons, mais il aurait cru
déroger. Par vanité il avait placé sa fille dans un couvent très aris-
tocratique, par vanité aussi il acquittait religieusement les frais du
pensionnat; la vanité a ses vertus. Il serait mort plutôt que de lui
confesser l'état de sa fortune, la ruine de ses espérances; il aurait
mieux aimé se poignarder que de lui dire : Je suis médiocre. Il
ayait de bonnes raisons pour ne pas la prendre auprès de lui peu*
dant les vacances du couvent ; il n'avait plus d'autre logement que
son atelier, où il consumait ses journées à rêvasser, et une grande
alcôve, où il employait ses nuits à ne pas dormir.
n n'y avait pas quinze jours qu'il s'était présenté inopinément
an parloir. Jetta accourut, il lui témoigna une tendresse inaccou-
tumée, la baisa à plusieurs reprises sur le front. Il ne se lassait
pas de la regarder, comme s'il l'eût vue pour la première fois.
Elle profita d'un moment où ils étaient seuls pour s'asseoir sur
ses genoux, pour lui jeter ses bras autour du cou, et elle lui dit :
— Ce n'est pas tout cela, méchant homme. Quand donc vien-
dras-tu me chercher?
U ne répondit pas.
— Sera-ce pour l'an prochain?
— Peut-être.
Hle s'avisa qu'il avait l'air singulier.
— Je suis sûre que tu me ménages une surprise. Gageons qu'à
Noél je ne serai plus ici.
— Peut-être.
II n'en dit guère plus long, et bientôt il se retira précipitamment.
Mais, arrivé sur le seuil, il se retourna, contempla pendant quelques
secondes cette jolie tête, ces cheveux couleur noisette, ces joues
aussi fraîches qu'un beau fruit; on eût dit qu'il voulait les empor-
ter dans ses yeux.
Cest à cela que pensait M''* Maulabret; elle repassait dans son
esprit tous les détails de cette visite, les moindres propos qu'avait
tenus son père, ses gestes, ses sourires. Elle se demandait : Yien-
dra-t-il demain? Plus d'une fois déjà son attente avait été déçue;
elle avait appris à connaître les paroles trompeuses, la vanité des
promesses, la promptitude des oublis, à se défier des pères qui
disent : Je viendrai, et qui ne viennent pas. Et les filles restent
les bras ballans, le cœur lourd comme du plomb, roulant dans
SI6 REVUE DES DEUX MONDES.
leur tète une foule de questions qui les tourmentent et auxquelles
les murs d'un couvent ne savent que répondre.
Après avoir longtemps rêvé, elle fenna les yeux, joignit les
mains, y posa son front et pria. Pour les croyans, la prière n'est
rien ou elle est un miracle, une puissante magie qui suspend les
lois de la nature, une sainte violence faite aux lois de cet univers.
Sans être dévote, M"»Maulabret était profondément pieuse; per-
sonne n'eut jamais plus qu'elle le don de croire. Elle avait peu de
goût pour les petites pratiques, pour les dévotions puériles, pour
les images, pour les amulettes, pour la bimbeloterie religieuse;
mais elle croyait de toute son âme à quelque chose d'éternel qui a
des yeux et des oreilles, à quelque chose d'infini qui a des entrailles.
Dne comédienne de notre connaissance, quand il lui arrivait de
prier Dieu, s'exprimait en ces termes : « 0 mon Dieu! si toutefois
vous existez, écoutez-moi, si toutefois vous pouvez m* en tendre, et
ayez la suprême bonté, si toutefois vous êtes bon, de m'accorder
la petite faveur que je vous demande, si vraiment vous pouvez
faire tout ce que vous voulez. » M*^* Maulabret ne logeait point de
si dans ses prières ; elle avait mis toute son âme, le meilleur de
son être, dans l'oraison qu'elle balbutiait en ce moment. Lorsqu'elle
eut fini, elle acquit la bienheureuse certitude que le miracle s'était
opéré, que sa parole avait trouvé des ailes pour s'envoler jusqu'à
l'endroit où réside celui qui peut tout, qu'elle avait gagné à son
désir cette souveraine volonté qui conduit les soleils dans la pro-
fondeur des espaces, qui fait germer les plantes dans le sein de la
terre et les destinées dans le fond mystérieux des âmes.
Elle rouvrit les yeux, elle secoua la tête pour remettre à sa place
une boucle de ses cheveux qui lui tombait sur les sourcils. Elle
revit la crèche, il lui parut que l'Enfant Jésus la regardait en sou-
riant, que la bergère qui accourait vers l'étable lui apportait un
peu de bonheur dans sa corbeille, et que les rois mages pressaient
le pas parce qu'ils avaient une bonne nouvelle à lui dire. Elle
admira un instant l'étoile qui brillait au-dessus de leur tête; c'é-
tait l'étoile qui dissipe les nuages, qui conjure les tempêtes. La paix
rentra dans son âme; elle se sentit au cœur une divine légèreté.
Elle était certaine, absolument certaine, qu'il ne s'était rien passé
de fâcheux, qu'aucun malheur ne la menaçait, qu'en ce moment sa
naère pensait à elle, qu'elle était aimée de son père autant qu'elle
l'aimait. Elle poussa un soupir de soulagement et de délîvrafnee. Il
lui sembla qu'on étail bien dans cette chapelle, que c'était un
endroit béni entre tous, que l'air y était tiède, qu'on y entendait
bourdonner des espérances, qui par instant se posaient sur le front
des> jeunes filles, comme un papillon se pose sur une fleur sans
NOIBS ET ROUGES. Sâ7
qa'dle en sente le poids. Àters* cédant & l'impérieux désir de
répandre antoor d'elle un peu de sa joie, elle se pencha vivenient
Ters une de ses compagnes et l'embrassa de toutes ses forces, ce
qui lui valut un regard de réprimande de celle qui était occupée à
contempler sa main et qui, troublée dans sa dévotion, parut lui
reproclrer le scandale d'une telle condoite à une telle heure et
dans un tel lieu.
Quelqu'un l'appela doucement par son nom ; elle se retourna.
Due sœur converse lui dit tout bas :
— Yous monterez tout à Fheure auprès de M"* Thérèse, qui
désire vous parler.
Elle tressaillit, son visage rayonna. Qui pouvait se permettre
d'en douter encore? sa prière avait été exaucée. Dix minutes plus
tard, elle gravissait rapidement nn escalier, arrivait hors d'haleine
à une porte entr'ouverte, où elle frappa, et sans attendre qu'on la
jffiât d'entrer, elle entra. Puis elle s'élança vers M"" liïérôse, la
mtdtresse générale, et lui dit :
— th bien I madame?..
Ces trois mots signifiaient : Ne me faîtes pas languir, apprenez-
moi bien vite cette heureuse nouvelle qu'on vous a chargée de
m'aunoDcer.
Mais !"• Thérèse, au lieu de lui répondre, l'attira vers elle, lui
prit les âeux mains, plongea son regard dans ces beaux yeux dont
il était impossible dédire s'ils étaient bleus ou noirs, et murmura :
— Pauvre petite!
M"« Maulabret demeura interdite, déconcertée, son sourire s'é-
YiDouit.
— Vous avez Pair de me plaindre, madame?.. Me serais-je encore
trompée?
— Non, vous ne vous êtes pas trompée, mon enfant. Y«os aUez
nous quitter, sortir à jamais; de cecouvent. . . Gela vous fait-il plaisir ?
— Ohl madame, répondit-elle en recouvrant son assurance, ne
méprenez pas pour une ingrate. Je ne le suis pas. Je vous aime
Ken, madame; vwis avez toujours été si bonne pour moi. J'aime
toutes nos excellentes mères ; elles sont si bonnes pour moi. Tout
le monde ici est bon pour moi. J'ainae cette maison ; oh ! soyez-en
certaine, je l'aimerai toujours. J'y suis arrivée bien sotte, j'ose
dire que je le suis un peu moins. Mais j'ai un souci depuis quelque
temps. Il me semblait que mes parens se passaient bien facilement
de me voir, qu'ils ne tenaient plus à moi, qu'ils m'avaient oubliée,
presque abandonnée. Vous allez me dke que j'étais folle, et vous
auitz raison, car voili qu'ils «e souviennent de moi, et deoiain
peut-être fls viendiwt me chercher. Eh bien! je trouve que c'est
2A8 BETUE DBS DEUX M01IDE8.
mieux ainsi... N'est-ce pas, madame, que c'est mieux ainsi?.. Son*
gez que je n'ai pas vu ma mère depuis dix-huit mois!.. Elle n'est
plus dans le Midi, je le lis dans vos yeux.
H*"* Thérèse murmura de nouveau :
— Pauvre petite I
M"* Haulabret fut saisie d'un frisson; l'inquiétude la mordit au
cœur.
— Âhl madame, s'écria-t-elle, je vous en supplie, dites-moi...
— Ne me questionnez pas, mon enfant, interrompit vivement
H"** Thérèse... Connaissez-vous mère Amélie?
— Non, madame, je ne l'ai jamais vue.
— Elle est pourtant votre tante, une sœur de votre mère. Il est
vrai qu'elle est en religion depuis vingt ans et qu'elle appartient à
un ordre clottré. On vous conduira demain à son hôpital. C'est elle
qui vous dira tout.
-*- Madame, madame, que me dira-t-elle ?
Mais M°** Thérèse, qui avait ses instructions, ne se laissa pas
arracher son secret. Elle se contenta de représenter à cette sup-
pliante que dans ce monde il faut ne s'attendre à rien ou s'attencG:^
à tout, que rien n'arrive comme on pensait, que le bonheur est à
la merci des accidens, que la vie est une chose sérieuse, très
sérieuse, mais qu'au surplus elle est courte et que la foi surmonte
toutes les épreuves. Elle finit par lui annoncer qu'on l'autorisait à
recevoir à la messe de minuit le véritable Dieu de Bethléem, qui
lui donnerait la force dont elle avait besoin et ce courage qui réus-
sit à se passer de l'espérance.
M"' Maulabret l'écoutait immobile, sans couleur et sans voix;
ses lèvres tremblaient. Elle fit un effort, elle parvint à dire :
— Sans doute ma mère est morte... Mais mon père... Il me
reste mon père.
M""* Thérèse l'embrassa; tristement et répéta une fois de plus :
— Pauvre petite I
En traversant la chapelle un peu avant minuit pour recevoir la
sainte communion. M'** Maulabret jeta un regard sur la crèche.
L'Enfant Jésus ne souriait plus, il n'y avait rien dans la corbeille
de la bergère, les rois mages avaient l'air morne et sinistre, l'étoile
nejetait plus que de douteuses clartés, c'était un lumignon fumeux
prêt à s'éteindre. En proie aux plus cruels pressenti mens, la pauvre
enfant, qui semblait condamnée à ne plus rire, crut s'apercevoir
que les prières ne sont pas toujours entendues, que le ciel est avare
de ses miracles, que ce monde est une grande machine où tout se
meut par ressort et qui broie les cœurs avec autant d'indifférence
que la meule écrase son grain et le fait tomber dans le blutoir.
NOIBS ET AOUGES. 2&9
Gepeadantelle n'en voulait pas à son Dieu: les ftmes vraiment
croyaotes trouvent toujours des excuses à leur Dieu quand il les
trompe.
II.
Le lendemain, un peu avant l'heure fixée, on la conduisit à Thô-
pital où sa tante, en religion mère Amélie, attachée à un service
de chirurgie depuis plus de douze ans, consacrait ses jours et quel-
quefois ses nuits à surveiller une salle de femmes de cinquante
lits. Le concierge, qui avait été prévenu, lui fit gravir les marches
osées d un escalier dérobé et Tintroduisit dans une petite pièce qui
ne renfermait que trois chaises de bois et un grabat. Au-dessus du
grabat, au milieu d'un mur blanchi à la chaux, régnait un béni-
tier, surmonté de deux branches de huis et d'un crucifix en ivoire.
M'** Maulabret avait passé la nuit à pleurer. Elle avait en ce
moment les yeux secs, et il lui semblait qu'elle n'avait plus de
larmes à verser, que la source en était tarie. Elle avait promis à
M"* Thérèse qu'elle ferait bonne contenance devant son nialheur.
Au surplus, que lui restait-il à apprendre? Elle pensait avoir tout
demé; mais nous avons beau deviner, la certitude est toujours
une surprise.
Elle était arrivée trop tôt. Au bout de vingt minutes d'attente,
elle vit entrer une petite femme ronde, laide, dont la robe noire
était presque entièrement cachée par un long tablier blanc, noué
i sou cou et autour de sa taille. On observateur distrait l'aurait
prise pour une personne insignifiante et de peu de conséquence;
en l'étudiant avec quelque attention, on s'apercevait bien vite qu'il
était prudent de compter avec elle, qu'elle occupait sa place dans
le monde, qu'on eût été mal venu à la lui disputer. Ses joues et ses
mains semblaient de cire; les plantes qui poussent à l'ombre et ne
Toieot pas le soleil sont toujours pâles. Mais elle avait de l'embon-
point, la vie d'hôpital engraisse, et elle était vigoureuse, alerte, ne
conoaissait pas la fatigue. Dans le fait, elle n'avait ni maladie ni
s^iéet ne s'était jamais avisée de se demander à elle-même com-
ment elle se portait. Dans les chairs molles de ce visage incolore
étaient enfoncés comme deux clous de petits yeux noirs qui expri-
i&aient l'habitude et le goût du commandement, l'intraitable sévé-
rité d'une âdie accoutum::e à exiger beaucoup des autres parce
qu'elle exigeait beaucoup de soi. Cette petite femme se tenait tou-
jours droite, ue perdait pas un pouce de sa taille et faisait l'effet
d'êire grande.
U premier mouvement de M'*' Maulabret fut de courir à elle, de
2b0 REVUE DES DEUX MONDES.
se jeter dans ses bras. £Ue sentit sur-le-champ que ce n'était pas
une chose à faire, que mère Amélie n'était pas M""* ThérësCt que
les familiarités et les élans n'étaient pas de son goût. Elle interro-
geait avec des yeux de chevreuil effarouché cette figure pleine et
pâle, qui était pour elle une effrayante nouveauté. Mère Amélie loi
montra du doigt une chaise, puis s'étant assise à son tour, pendant
quelques minutes elle la regarda d'un œil perçant et dur. Si la vie
d'hôpital engraisse, il n'est pas moins vrai qu'elle endurcit, et c'est
heureux : une religieuse qui aurait le cœur trop sensible et qui pas-
serait son temps à s'apitoyer sur ses malades s'acquitterait mal
des soins qu'elle leur doit. II est bon d'ajouter que mère Amélie
réservait toute sa pitié pour les laiderons. II reste toujours quelque
chose du vieil homme, on ne meurt jamais entièrement à soi-mânie,
la grâce corrige la nature sans la supprimer. Avant de se faire
religieuse, cette laide, qui avait une sœur fort jolie, fort admirée,
avait pris la beauté en horreur; elle la détestait comme un affront,
conune une insulte qui lui était faite. M"^ Maulabret ressemblait
beaucoup à sa mère. En considérant les contours de ce naïf et char-
mant visage, mère Amélie ne put s'empêcher de se dire avec une
joie féroce : « Ses beaux yeux ne lui serviront plus qu'à pleurer. »
Mais elle se reprocha aussitôt ce mouvement de la nature, elle fit
un signe de croix presque imperceptible comme pour chasser le
démon, ne songea plus qu'à remplir son devoir, à s'acquitter de
la tâche que lui imposait sa conscience, et sa conscience lui ordon-
nait d'être dure.
— Hélas 1 oui, mademoiselle, dit-elle brusquement, vous êtes
orpheline.
M^^" Maulabret sentit sa chaise, le plancher se dérober sous elle
et crut voir s'ouvrir à ses pieds un horrible précipice qui la. regar-
dait ; il était tout noir, il n'avait pas de fond.
Mère Amélie reprit d'une voix plus douce, mais avec un peu
d'ironie dans l'accent :
— On m'assure, Jetta,.. c*est bien votre nom, n'est-ce pas?.,
on m'assure que vous êtes une enfant de Marie. Si vous avez vrai-
ment donné votre cœur à la Vierge immaculée, elle vous aidera à
supporter ce coup.
Jetta rassembla toutes ses forces.
— Je vous prie, madame...
— On m'appelle ici : ma mère, interrompit sèchement la reli-
gieuse.
— Je vous prie, ma mère...
En prononçant ce nom si doux, qui n'était plus à leur usage, les
lèvres de la pauvre enfant se tordirent; elle ne put achever. Mère
NUlftS ET B0DG£8« 2M
Amélie TaTah devinée, elle avaii compiis ipi'on Toulait tout saroir,
qu'on demandait des explicati(H)8 et des détails; mais ellegofttait
médiocrement ies détails oiseax. Elle se contesta de répondre :
— Vo«8 êtes entrée dans oe BKUide par une mauvaise porte,
mademoiselle. Votre mère était une fort jolie femme; vous êtes
tout son portrait. EUe avait commencé par vivre mal avec votre
père, puis ils se sont séparés. U y a plus d'un an, elle est partie
pour Naples avec un comte îtaUen^ qui pourrait l»en n'être qu'un
svatHrier. Le 12 de œ mois, elle accouchait d'un enfant* Les
justices de Dieu 9oat terribles : il a tué l'enfant et la mère... Trois
jours pl«s tard, heure pour heure, votre père... Il ne lui restait plus
nm^ il avait tout gaspillé, tout perdu, jusqu'à ses illusions, il n'a
pas eu la force de leur survivre. Son orgueil était son Dieu, et son
fiiea l'a abandonné. « Baal, r^onds-nous I » s'écriaient les faux
prophètes, et Élie leur disait : a Criez plus fort, il vous entendra,
puisqu'il est Dieu ; il pense à quelque chose, ou il est occupé, ou
il est en voyage; peut-être qu'il dort, il se réveillera. » Baal ne
s'est point réveillé, et le 16 décembre, à dix heures du soir, votre
père s'est brûlé la oervelle. »
Son père s'était tué le 16 au soir, et le 15, dans l'après-midi^
il était venu lui faire ses adieux. Elle revit toute la scène. Il
n'avait plus qu'un pied dans la vie ; peut-être, avant de venir,
avait-il chargé sou pistolet. Elle lui avait trouvé un air étrange,
il l'avait embrassée plus tendrement qu'à l'ordinaire; mais elle
n'avait pas compris^ elle n'avait pas lu dans ses yeux la fatale
résolution, elle n'avait pas su dire à ce cœur ulcéré : « Ton
chagrin est trop lourd pour toi, donne-m'en bien vite la moitié. »
Sans doute, il eût suffi d'un mot, d'un regard pour lui faire aban-
donner son horrible projet, et il aurait vécu. A cette pensée, elle
fut saisie d'un transport de désespoir; elle s'accusait, elle se mau-
dissait, elle éclatait en sanglots convulsifs. Les écluses s'étaient
rouvertes, ses larmes inondaient ses foves^ ses mains, sa robe ;
c'étaient des tornens, un déhige^ Et toujours elle refaisait U scène
dans son imagination. Elle croyait voir ce mort, elle lui parlait, elle
loi disait tout ce qu'un impardonnable aveuglement l'avait empê-
chée de lui dire ; ellie lui criait : « Mais regardep-moi, regarde-moi
donc; après cela, je te défie bien de mouru* I »
Cela dura près d'un quart d'heure, après quoi elle reprit posses-
sion d'elle-même, elle eut honte de s'être sûnsi abandonnée, «Ile
se reprocha l'emportement de sa douleur, elle se rappela la pro-
messe qu'elle avait faite à M"'® Thérèse. Elle essuya ses yeux, elle
releva la tète. Mère Amélie avait assisté à cette sciène de désespoir
sans prononcer une paiole, sans faire un geste. Tcanquille^ impas-
252 BEYDB DB8 DSUX MONDES^
sible, elle avait pris machinalement dans sa main droite les longs
ciseaux qui pendaient à sa ceinture avec son rosaire ; elle les exa-
minait, les yeux à demi clos, les fermait, les rouvrait.
— C'est assez parler du passé, dit-elle tout à coup ; occupons-
nous de l'avenir.
Ce mot fit frissonner M"* Maulabret. Il n'y avait donc pas seule-
ment un passé, il y avait un avenir. Elle était assise en face de la
fenêtre; à travers les vitres jaunies elle aperçut le vaste jardin de
l'hôpital, qui dans cette froide matinée d'hiver était nu, dépouillé,
silencieux. Des arbres sans feuilles allongeaient tristement leurs
branches décharnées, qu'enveloppait une brume épaisse; par inter-
valles, le vent les secouait, et alors ils faisaient de grands gestes
découragés; ils ne croyaient plus au printemps. Et Jetta pensait
comme eux qu'il n'y a de vrai que les horreurs de l'hiver, que le
printemps est un mensonge.
— Il est certain, reprit mère Amélie en laissant retomber ses
ciseaux, que votre avenir ne se présente pas sous des couleurs
fort riantes. Quand vos parens se sont séparés, votre père, qui
croyait que son génie valait une fortune, a été fort généreux i vos
dépens, il a rendu sa dot à votre mère. Qu'est devenue cette dot î
Il faudrait le demander au comte italien, mais il se pourrait faire
qu'il ne répondit pas... Quant à votre père, on a trouvé dans le
tiroir de sa table quatre cent soixante-quinze francs et cinquante
centimes. C'est toute votre fortune.
M"« Maulabret avait recouvré sa voix. Avec une fermeté d'accent
qui étonna sa tante :
— Mon père, demanda-t-elle, a-t-il laissé des dettes? Je voudrais
le savoir, parce qu'alors...
— Vous vous chargeriez de les payer?.. Avec quoi, je vous prie ?
— Je travaillerais, répondit-elle tout simplement.
Mère Amélie haussa les épaules.
— Rassurez-vous, mademoiselle. Il faut lui rendre cette justice
qu'avant de se tuer, il avait mis ses affaires en ordre. S'il laisse
quelques dettes criardes, elles seront acquittées sans que vous vous
en mêliez... Mais, encore un coup, ne nous occupons que de vous et
de votre avenir. Connaissez-vous les parens qui vous restent?
— Non, madame,., non, ma mère, répondit-elle en se reprenant
vivement.
— Je vous connais pour ma part, du côté de votre mère, deux
grands-oncles, qui sont mes oncles, MM. Antonin et Louis Cantarel.
L'un est un chirurgien célèbre, professeur à la faculté, chef de
service dans ma salle. Il vient ici tous les jours, et si vous étiez
arrivée une heure plus tôt, j'aurais pu vous présenter à lui. L'autre
NOiaS ET ROUGES. .263
est moins célèbre, mais avant peu, à ce qu'il parait, il aura l'hon-
neur de siéger dans le conseil municipal de Paris. Je comprends
que vous ne les connaissiez ni l'un ni l'autre ; ils étaient brouillés
depuis longtemps avec votre père, qui se brouillait avec tout le
monde. Je tiens à ajouter que tous les deux sont très riches et que
tous les deux sont athées.
— Excusez-moi, ma mère ; avant de mourir, mon père avait-il
pris quelques dispositions 7 a-t-il dit ce qu'il entendait faire de
moi?
— Veuillez m'excuser à votre tour, j'oubliais de vous donner une
lettre que votre grand-oncle Antonin m'a priée de vous fairelire,..,
je ne sais pas pourquoi, par exemple.
A ces mot^, elle fouilla dans la grande poche de sa robe noire.
C'est tout un monde que la poche d'une religieuse; mère Amélie
tira successivement de la sienne un dé à coudre, deux ou trois
bobines, un carnet, un livre d'heures, la moitié d'une bougie, un
trousseau de clés, un rouleau de ficelle, et enfin elle ramena une
leure, qu'elle présenta à M''® Maulabret et qui était ainsi conçue:
tt Monsieur, vous êtes depuis longtemps brouillé avec moi ; dans
le temps de mes querelles domestiques, vous aviez pris parti pour
ma femme, et vous m'avez condamné avec une sévérité peut-être
excessive. Mais en ce moment je n'aurais garde de réclamer contre
yosjugemens, je méjuge moi-même en me tuant. Dans une heure
j'aurai vécu, ne laissant rien dans ce monde qu'une fille que je
prends la liberté de recommander à genoux et en pleurant à votre
bienveillance. Le respect que j'ai pour votre caractère me donne
la cniiviction que ce dernier vœu d'un mourant sera entendu de
TOUS. Sans doute vous oublierez les torts que vous reprochiez au
père pour ne penser qu'à l'innocence de cette malheureuse enfant,
à qui je n'ai pu prouver cotnbien elle m'était chère. Je vous en
conjure, monsieur, servez-lui de protecteur. Je vous la . confie, je
vous la donne, et je meurs tranquille, avec la certitude qu'elle
trouvera en vous un autre père. »
Ce que ressentait M"* Maulabret ressemblait presque à de la
joie: elle venait de se convaincre que son père l'avait aimée jus-
qu'à la fin, qu'(slle avait été sa dernière pensée. Elle pressa sur ses
lèvres cette lettre qu'il avait écrite et qui pour elle valait un tré-
sor, avait le prix infini d'une relique. Puis, tout entière à son idée,
oubliant pour un instant l'avenir et le passé, elle se tourna vers sa
taoïe et lui dit :
— Puis -je la garder?
Mèrn Amélie haussa de nouveau les épaules.
— Votre grand-oncle Autonin, reprit-elle, ne s'est pas laissé
S5& REVUE JNUB ODBDK «lUNOES*
UNicfaer par la dernière ipriëre d'un moumaBL Sans le conseil de
lunilk, iprésidé pair lej^ge depaâx.iil Aâllégué qu'il était garçon^
que *roii6 scortez 'jnal chBz iiii. La lyériné sBt que les athées >aim€iit
et reobeFdMHit leurs «uses, qu'ils laissent Tolontiers à d*atttres les
fardeaux inGOinmodes, ^^oond on ne nroit pas 'à uae autre vie, il
est tout naturel qu'on se rende heureux dans celle-fci. Je dois avouer
cependant qu'à «on^refus, son frère Louis a consenti à vous prendre
sous sa tutelle. II m'a chargé de vous dke qu'il ^tait prêt à vous
recevoir sous son toit, à vous donner le vivre et le couvert, mois
qu'il respectait d'avance la liberté de votre choix, qu'il entendait
ne point contraindre vos désirs et vos goûts.
— Ma mère, dit Jetta, conseillez^moL Que dois-je faire ?
Ubre AméUe U regarda de haut en bas et lui répondit avec un
sourire amer :
>f — Vous êtes ynaiment bien bonne de me consulter I Qui vous
gêne ? qui vous arrête 7 ÀUez^ousnen bien vite chez votre grand-
onde Louis 'Ganta^ël. C'est une maison grasse et plantureuse, pa~
ratt-il, eu l'on vit joyeusement. Vous y serez fort bien accueillie,
vous n'y aurez pas une heure d'emmi, on ne vous y parlera jaioâûs
de Dieu. Au bout de quelques jours, vous aurez oublié le i^nssé ; il
ne vous souviendra plus que votre mère est morte dans les bras
d'un amant, que -votre père a commis le crime d'attenter à sa vie.
Vous êtes charmante, il n'y a rien à vous reprocher que votre pau-
vreté, on péussii'a peut^re i vous dénicher un mari, et si vous
êtes malheureuse en ménage, quelque comte italien finira sûrement
par avoir pitié de vous.
M^ lllaulabret adressa à cette terrible femme un regard sup-
pliant.
— Ma mère, je vous en sapplie, conseillez-moi. Que fenez-vous
si vous étiez à ma place?
— Si j'étais à votre place^ répondii^elle en changeant de ton et
de visage, si j'avais l'aiireux malheur d'élxe à votre place« si Je
venais d'apprendre que ceux que j'aimais ont mal vécu et qu'ils
ont emporté leur crime devant ûieu, je me dirais sans doute que
les gens du monde ont quelque considération pour le fils d'un failli
qui consacre sa fortune à payer les dettes de son père. A votre place,
je me rappellerais sans <:esse i^ue mon père et ma mère sont morts
insolvables et que le créancier^ c'est Dieu. Je sentirais sur moi la
souillure de leur vie, je voudrais laver leur mémoire dans le sang
de l'Agneau sans tache, obtenir de sa miséricorde par mes prières
et mes larmes le rachat de leur âme, lui oflnr n>es souifrances
volontaires en expiadoa de leurs péchés*.. Mais vous avez un con-
ifesseVi îaterF0gez4et Que volent mes conseils ? Je suis si peu de
ROIM BT ROOGES* 951
clUMei II fiB est d'une rciligieusa d'bèpital omniDe d'un caireau de
i^tre: quettd il se casse, m en met un auti^
H"' Maulabret resta quelques instans muette. Elle pareonrsit du
Ttgaà lee murs blancs de la petite salle oA elle se trouvait. Gomme
mère ÂméUe, ces murs parlaient de TAgneau sans tatbe, mais sur
un autre ton. Us disaient : et Nous sommée nus et tristes, mais il
n'y I que noua qui te vonKons du bien, tu te feras à notre tisage,
nous sommes tes amis, demeure arec nous. »^Alors, emportée par
un irrésistible élan, elle se laissa tomber aux genoux de sa tante,
ellereleva et baisa dévotement le bord desa robe noire,et elles' écria;
•— Ha mère, je veux expier, j'expirai... Ma mère, je veux être
06 que voua êtes.
A ce propoa malheureux, celle qui était si peu de chose ressentit
un frémissement d*oirgneil. Sea narines se gonflèrent, elle redressa
la tète, fronça le sourcil, et d'un air bautain, d'une voix àproi elle
répliqua:
^ A quoi pensez-vous, mademoiselle f. . Où donc est votre dol ?
Hais elle sentit aussitôt qu'elle venait de céder à un entraînement
de lauauire. Pour la secrade fois elle se signa, et d'un ton radouci»
presque bénin, elle daigna expliquer à cette jeune ignorante qu'il
faut des circonstances toutes particulières, une grâce toute spé-
ciale pour devenir angustine quand on n'a pas de dot, que peut-
ètrecette grâce, cette insigne faveur lui serait faite, qu*au surplus on
demeurait sœur ou novice pendant quatre ans, que ce n'était pas
trop de quatre années d'épreuves pour conquérir le titre de mère
et le droit de portfr un voile nmr sur une coilTe blanche. A ses
explications elle mêla quelques encourag^nens. Elle lui tit espérer
qu'où l'autoriserait à faire son noviciat sous &a garde, mais elle
FeilKMta à s'examiner sévèrement, elle ne put lui dissimuler qu'elle
avait peine à croire à sa vocation. Elle lui parla de la terrible loi
de l'hérédité, de la malédiction divine qui retombe des pères sur
les eufans, et tout en lui retraçant Ténormité des crimes qu'elle
devait expier, elle la regardait d'un air farouche, comme si elle eût
découvert au fond de ces yeux de velours, lesquels dans ce moment
étaient Meus, Torgueil d'un père qui se tue et la luxure d*uae m^
qti cherche le bonheur dans les bras d'un comte italien. La pauvre
Jatta l'écoutait en treioblant, le visage défait et contrit. Les crimes
de ses parens étaient entrés dans sa ebair, dans i^n sai^, elle
seatait leur infamie courir dans ses veines, elle pliait sou» le poids
d'un passé sans excuse et sous la terreur dt^s vengeances célestes.
Il lui semblait qu'on lui aurait rendu justice en la retranchant de
ce monde, qu'elle n'avait pas le droit d'y rester, que l'air qu'elle
respirait était du bien volé ou une aumône dont elle devait remer*
256 BBTUB DIS DBOX HORDES.
cier à genoux l'étemelle charité, et quoiqu'elle se fit toute petite,
quoiqu'elle osât à peine souffler, elle s'accusait de tenir encore trop
de place et de trop respirer.
Quand mère Amélie jugea que sa redoutable éloquence avait porté
ses fruits, elle leva brusquement la séance pour retourner à ses
devoirs, et en reconduisant M^^* Haulabret, elle lui dit :
— Faites vos réflexions* On va vous ramener à votre couvent,
on ira vous y chercher dans quelques jours.
Le lendemain, Jeita écrivait la lettre suivante au plus jeune de
ses deux grands-oncles :
« Monsieur, vous avez consenti à devenir mon tuteur, et je vous
remercie de tout mon cœur d'avoir bien voulu vous charger de la
pauvre orpheline. Yous m'offrez une place à votre foyer; c'est une
bonté que je n'oublierai pas. Mais après l'affreux malheur qui m'a
frappée, il me semble que ma place n'est plus dans le monde et
j'éprouve un pressant désir d'entrer en religion. Mère Amélie, ma
tante, me fait espérer qu'il me sera permis de faire mon noviciat
auprès d'elle. J'ose le croire, monsieur, vous approuverez ma
décision, que je supplie Dieu de bénir. Veuillez agréer l'expression
de ma respectueuse reconnaissance. »
bile reçut la réponse que voici, dont les caractères étaient énor-
mes; elle avait été écrite d'une main guerroyante et flamboyante:
a Libre à vous, mademoiselle, et à votre aise ! Vous voulez être
béguine, soyez béguine. J'aurai le malheur de ne pas loger sous
mon toit une petite sotte qui croit comme parole d'Évangile tous
les contes de nourrice que lui débite sa pécore de tante. Je tâche-
rai de m'en consoler,., mais tant que vous serez dans ces disposi-
tions, ne me demandez pas un sou. La fortune que Louis Cantarel
a amassée à la sueur de son front ne servira jamais à engraisser
l'aimée noire. »
111.
Deux semaines plus tard, on vit paraître à l'hôpital, vêtue d'une
robe de laine blanche et cachant sous sa coiffe de beaux cheveux
couleur noisette, dont elle avait fait d'avance le sacrifice à Dieu,
une novice qui n'avait pas dix-huit ans et qui portait le nom de
sœur Marie. On l'avait reçue à la maison mère avec un méliocre
empressement. On la jugeait peu faite pour l'austère profession
qu'elle brûlait d'embrasser; la délicatesse de ses traits, la finesse de
ses mains, l'élégance de ses manières et deson maintiea la rendaient
suspecte, on craignait qu'elle ne se rebutât bien vite de la rude
Ji)esogae qui devait lui servir à tromper les amertumes d'un cœur
NOMS ET «0UGB5. 257
irfessé par la vie. Si elle avait apporté une dot, peut-ôtre n'eût-on
pas fait ces réQexîons; mais elle n'avait pas de dot, et on les fai-
laiL Et pourtant si on l'avait écoutée, son noviciat n*eût duré qu'un
jour, tant elle avait hâte d'engager l'avenir, de se donner sur
l'heure, sans réserve, d'aliéner sa liberté par des vœux solennels
et perpétuels.
Toutefois l'apprentissage lui sembla dur. L'hôpital est un lieu
sévère où l'on n'envoie pas les petites filles pour qu'elles y soient
heureuses. M"' Haulabret avait vécu dans son pensionnat avec de
jeunes héritières, qui se souvenaient d'avoir été mises au monde
par des marquises et qui faisaient gloire de se connaître à toutes
I« élégances de la vie. Elle s'était plu dans leur société, et leurs
leçons lui avaient profité; cette semence tombait sur une bonne
terre, toute prête à la recevoir. Sœur Marie était appelée à vivre
ayec des infirmières qui n'étaient pas la fleur de l'humanité et dont
quelques-unes étaient d'assez grossières maritornes. Mais quoi I
pour toucher à des plaies purulentes ou pour laver des torchons,
faut-il avoir un cœur et des mains de duchesse 7
^u couvent, M'^* Maulabret avait bien vite oublié l'infériorité de
sa situation. Cette petite bourgeoise avait fait en peu de temps la
conquête de tout le monde, de ses compagnes et de ses maltresses.
On la traitait en enfant gâtée, on lui passait et on lui permettait
beaucoup de choses; ne savait-on pas qu'elle n'abusait de rien?
Sœur Marie était assujettie à une règle inflexible. Une femme ter-
rible la tenait de court, s'appliquait sans cesse à la surprendre en
faute, mettait à l'épreuve son zèle et sa soumission par de perpé-
tuelles exigences, lui imposait des épreuves surérogatoires et déci-
dait, quoi qu'elle fît, qu'elle n'en faisait jamais assez. On sait que
dans les hôpitaux les religieuses surveillent, dirigent, ordonnent;
les infirmières laïques exécutent et sont chargées des pansemens
comme des gros ouvrages. Mère Amélie entendait que sa nièce en
prit sa part. Peu de jours après son arrivée, elle reçut l'ordre de
laver et de blanchir des linges souillés, sanieux, infects, qu'à peine
osaiuelle toucher. Elle les lava, elle les blanchit, mais pendant une
demi-journée, elle porta sur son front la pâleur de son écœure-
ment.
M"« Maulabret était une sensitive, et la vivacité de ses impres-
sions n'était tempérée que par la bonté de son cœur. Très soi-
gneuse de sa personne, elle avait une horreur naturelle pour tout ce
qui ofliensait la délicatesse de son goftt, un amour inné pour toutes
les belles choses, pour les beaux visages, pour les belles étoflbs,
surtout pour les belles fleurs. Les fleurs qui embellissaient la prison
de sœur Marie étaient des escarres, des phlyctènes, des bubons,
iwn iLO. — ISSO. 17
âfi^pufitaleft o«i d'bombleys blesaiures qui saignaient et qui cri^u^t ;
elle s!; sM»oatucna difficiiemeut, la. vue du sang répowwtait, le
cri des obérée» la faisût frissonner des pieds à la tftte«» Vais ce qui
l'efirayût encore plus, c'étaient des visages de femmes ou de. jeunea
fiUes dont elle n'approchait qu'avec répugnance; leurs maladies
racontaient de vilaines histoires, des accidens suspects, des aven-^
tures de ruisseau* D'habitude ces jeunes filles et ces, femnaes
s'imposaient quelque retenue^ mais parfois leur passé se trahissait
par une brusque échappée, ^u un sourire égrillard*» par un mot
douteux, et il sen^lait & sc^i Mafia que la souillure rejaillissait
sur sa robe blanche. Les mystàres (pi l'environnaient lui causaient
une inquiétude môléei d' effarement; elle cherchait à coJ9»prendBre et
craignait de trop comprendre, elle s' avançait avec précaution, elle
respirait court, elle découvrait malgré elle qu'il se passe dans ce
monde sublunaire beaucoup de choses monatrueuses, iiMpo^sibles,
inexplicables. Mère Amélie se chargeait de les lui expliquer brutar>
lement. C'était comme un roman AOÂr» qui lui faisait venir la chair
de poule.
Ce qui l'empêchait de faiblir, ce qui lui rendait forces et courage,
c'était le sourcil froncé de n^re Amélie, c'était le pétillement de
son regard, où la colère et le mépris allumaient des étincelles dévo-
rantes. Quand à la moindre défaillance mère Amélie disait à sœur
Marie : « Vous ne faites guère honneur à ma parole, vous savez
pourtant que j'ai répondu de vous, » — sœur Marie eût traversé
une fournaise ou cheminé pieds nus jusqu'au bout de la terre. Elle
vénérait en tremblant cette sainte sana onction et sans auréole,
mais pleine d'autorité» On prête volontiers au despotbme une
figure maigre et hâve, les tyrannies grasses ne sont pa:> les moins
redoutables. Mère Amélie était uée pour le commandement; elle
avait l'esprit net, le parler bref et l'œil partout, fille gouveinait ses
infirmières à la baguette, leur ijnputant èk crime ïm péchés les
plus véniels. Pour les faire rentrer dana le devoir, il lui suffisait le
plus souvent d'un regard impérieux ou d'un sourire amer. Malheur
à qui s'attirait ses reproches I comme la guôpe, ils laissaient l'ai-
guillon dans la plaie. Pourquoi eût*^le ménagé les autres 7 elle se
ménageait si peu. Elle était sujette à de violentes mi.î2:raines; elle
aurait cru se déshonorer en s'en plaignant. Sa souiliranoe ne se
trahissait que par des yeux battus, par des pj^iupièn^s qui dev^
naient noires ; mais ces jours-là, son parler était encore plus bref
que d'habitude, elle n'admettait pas qu'on l'obligeât â se répéter.
Sœur Marie était loin de se douter que sous ces airs d'autorité
résolue et despotique se cachait une âme partagée, combattue» en
proie aux anxiétés, tourmentée par ses scrupules. Les règles de
l'hôpital interdisaient toute tentative de prosélytisme; mère Amélie
msmS BT BM«E8. 269
secoDfoTtnnt en frémisBantà cette défenae, qui Caiaaû son supplice.
Qaand ii lui arrivait d*ayoir des g&teriies pour quelque malade qui
captait sa bvenveillaBce par des inarqUieB plus ou nains sincères de
dévotioa, elle se repiroeiiait aa partialiiié comme un manquement à
k vëgle ; mais voyait-^lle sortir de rbdpital une hérétique ou une
mécaréame, sans qu'elte efût essayé de la convertir, il lui semblait
aTOÎr pécbé contre Bliea. Elle se isentait perpétuellement tiraillée
entre deux >devovB contraireB, qui la eolUdlaient avec une force
égale «t dont le conflit la désolait. Quoi qa'eUe fit, elle était
toujours en goerre ai/iec sa od&science, dont elle s'^iforçait d'ache-
ter le pardon par des dévotions quelquefois enfantines et surtout
eu morUfiant son cœur et sa ofaidr, ÉUe s'«n vengeait en morti-
âaot soQ prochain. Tout le monde la <reapectait» tout le monde
Tendait justice à son incontestable mérite ; on savait que, grâce à
elle, chaque chose était à sa place et que tout se faisait en son
ttsmps. Hais personne ne Taimait, et elle n'aimait personne. Con-
damnée à soigner les corps sans pouvoir toucher aux âmes, cet
hôpH&l, où elle avait fttit vœu de vivre et de mourir, lui paraissait
une soKtude. £lle ne se dévouait aux créatures que pour plaire à
Dieu. Celte sainte portait le désert sous sa robe noire.
L'habitude est une grande chose et une merveilleuse ouvrière,
e/ie accomplit des miracles. Il y avait à l'hôpital un homme qui
avait perdu son nez dans la bataille de la vie ; ce nez qui lui man-
qaaât et des paupières bordées de rouge et à demi retroussées lui
deoBaient rm air eflroyable. Ayant pris en ;goû.t la maison où il avait
été loDgteiDps soigné, il avait demandé à y rester À titre d'auxi-
liaire, et <m l'y gardait. Il s'entendait comme personne à balayer
sans soulever la poussière. C'était lui qui chaque matin balayait la
salle de mère Amélie, et sieur Marie avait décidé qu'elle ne s'habf-
toeiaitjamais à son visage; elle ne pouvait le rencontrer sans
tressaillir, saas frissonner. Aussi, à son .approche» détournait-elle la
fdte; eUe n'avait jgarde de ^s'apercevoir des grands empressemens
qui] loi lèmoigtiaH. On jour, en passant près d'eUe, il laissa tomber
son hoBoeu Comme il avait les mains embarrassées, elle se baissa
pour le ramasser; il se baissa aussi et leurs joues se frôlèrent. Elle
ne iressaillit pas, «Ue ne frissonna pas* Elle rendit son bonnet à
l'homme sans nez ; elle fit mieux encore, elle le lui remit sur la
tète et contempla ses yeux rouges sans émotion. Le conscrit était
en train de devenir le brave des braves.
D'ailleurs on éprouve toujours de la joie à exercer ses talens, et il
Bs trouva que soeur Marie avait reçu de la nature tous ceux que
réclame le soin des malades. Les gardes*malades soot tenues de
goufemer leurs nerls et d'avoir de grands égards pour les nerfs
260 BEYUB DES DÎSOl X01IDE8.
des autres ; elles sont tenues aussi de deviner beaucoup de choses.
U en est qui ont l'esprit obtus ou l'humeur tracassiëre; elles fati-
guent de leurs questions qui ne tarissent pas un pauvre homme
qui n'en peut plus et se connaît à peine ; elles lui secouent le bras,
en lui disant : a Qu'avez-vous? où souOrez-vous 7 de quoi vous
plaignez-vous? » Non-seulement sœur Marie questionnait peu et
devinait beaucoup, elle avait la légèreté de la main, la souplesse
des mouvemens, la douceur de la voix, des pieds agiles, rapides,
qui ne faisaient jamais de bruit; ils ne marchaient pas, ils glissaient,
on ne les entendait pas venir, on eût dit qu'ils étaient partout à
la fois. En peu de temps, elle devint fort habile dans l'art si délicat
de panser, dont les préceptes se résument dans ces trois adverbes :
mollement, promptement, proprement. Il faut croire qu'employé
par elle, le cérat préservait mieux des gerçures et que les com-
presses façonnées par ses jolis doigts avaient une vertu particu-
liëre, car telle malade aimait mieux laisser passer son tour et
attendre, pour avoir l'avantage d'être pansée par elle.
Sœur Marie s'entendait aussi à panser les âmes, elle avait le
secret de consoler. Elle ressentut une profonde pitié pour cette
affection morale, pour cette sorte de mal du pays qu'on appelle la
nosocomie. Nos grands hôpitaux sont les magnifiques palais de la
misère. Le pauvre, le va-nu-pieds y est traité gratuitement par les
premiers praticiens du monde que le riche seul peut appeler à son
chevet, et il y est entouré de soins qu'un millionnaire a grand' peine
à se procurer chez lui. Us ont encore cela de bon que toutes les
souffrances humaines s'y tiennent compagnie et y vivent en famille;
elles s'interrogent mutuellement, elles se racontent leur histoire.
De lit à lit, on échange des regards, des propos ; on a la joie de se
plaindre et d'être plaint. Et cependant le malheureux qui a quitté
son grabat, sa mansarde solitaire pour entrer dans une de ces
grandes maisons où l'attendent tous les secours et toutes les sdii-
citudes, éprouve tout d'abord une morne tristesse, un sombre abat-
tement; il lui semble que l'hôpital est l'antichambre de la mort. U
regrette son lit, son oreiller, son plafond ; il les a échangés eontre
un lit banal, contre un oreiller où ont reposé d'autres têtes que la
sienne, contre un plafond qui n'est à personne, parce qu'il est à
tout le monde. Rien ne coûte plus à l'homme que de devenir un
numéro.
Sœur Marie réservait aux nouveaux venus ses attentions les plus
empressées. Elle cherchait à les apprivoiser, à les distraire. Elle ne
trouvait pas grand'chose à leur dire pour les consoler; elle savait
par sa propre expérience que les paroles ne consolent guère; mais
elle leur montrait la grâce mélancolique de son sourire» qui disait:
1I0IB8 ET B006ES. 261
• Moi aussi j'ai bien souffert, et pourtant je vis. » Cette fleur sur-
prise par les gelées en avait appelé, elle fleurissût encore. Une
pauvre femme, dont on devait opérer prochainement le cancer,
trouvait sans cesse des prétextes pour faire venir sœur Marie ; elle
n'avait rien à lui demander, elle voulait seulement respirer la
douceur de son haleine, apercevoir entre ses lèvres vermeilles le
blaoc émail et le fin bout de ses dents, qui n'avaient jamais mordu
personne. Ce sourire était devenu célèbre dans tout l'hôpital, il y
faisait l'effet d'une apparition ; on le regardait passer comme un
étranger venu d'une terre inconnue, et on lui demandait des nou-
Telles de son pays.
' A l'habitude succéda l'amitié. Sœur Marie finit par vouer à son
hôpital un attachement presque passionné; son cœur y prit racine.
Elle oubliait qu'on l'y avait emprisonnée pour expier des péchés
qu'elle n'avait pas commis ; elle y avait trouvé quelque chose qui
ressemblait au bonheur, mais elle n'avait garde d'en rien dire,
mère Amélie se serait fâchée. Il est vrai que son hôpital était beau
et fort bien tenu. 11 se composait de trois corps de logis, moitié
pîenes, moitié briques, qui entouraient un vaste jardin. Le prin-
temps était venu, le jardin verdoyait, on entendait par instans un
piaillis de moineaux. Le matin, quand le soleil pénétrait par les
larges croisées entr'ouvertes , sœur Marie contemplait d'un œil
satisfait la grande salle voûtée que bordaient à droite et à gauche
deux longues rangées de lits à tringles de fer, où pendaient quatre
rideaux blancs. Du haut de sa console, entre deux pots de jacin-
thes, une sainte Vierge en plâtre lui envoyait sa bénédiction. C'était
le meilleur moment de la journée. Après les angoisses de la nuit, la
plupart des malades avaient une heure de répit et de soulagement.
Le médecin les avait vues et les avaient payées de belles paroles ;
elles sentaient se réveiller au fond de .leur cœur l'éternelle espé-
rance qui ment si bien qu'on la croit toujours. Les convalescentes,
assises sur leur lit, s'occupaient à se coiffer ; quelques-unes cou-
saient ou brodaient, d'autres caquetaient et riaient. La grande salie
avait presque un air de fête, et suivie d'une infirmière qui portait
un bidon, sœur Marie s'en allait, distribuant la soupe, promenant
de côté et d'autre le flottement de sa robe blanche, la légèreté de
sa démarche et la fraîcheur de sa joue. L'interne, les externes, les
bénévoles allaient et venaient aussi, et s'il faut tout dire, ils s'oc-
cupaient un peu trop de sœur Marie. L'un d'eux se permit un jour
de lui dire :
— Ma* sœur, me donne:&-vous ce qui sort de votre béguin?
Elle s'avisa qu'une boucle de ses cheveux dépassait le bord de
sa coille, et elle la cacha bien vite en rougissant.
262 KEYVB MBS DEBL ai»ND£St
Qa.mtre prit la liiiertë «ks iai «ffnr des ifrâletles de Parme; elle
les accepta de la BraîUeupe ^râce dm monde et looanit les doaaer à
une ieunste, à qui la vue d'vne fleur faisait oublier ses jnafox.
Mëffe Amélie la tança d'svoii- aoaeptâ oe bouquet.
— Je TOUS avoue, ma mère, que ce scrupule ne m'étant pas
yemi«
-^ Des sornpuleset enooredes Bcni|)nles{ Vous n'en aurez jamais
assez.
£Ue avait r&me beaucoup moins contente quand il lui anrivait
d'être de garde pendant la nuit. D'heure en heure un cri mal étouffé
ou une plainte aiguë qui partait d'un lit la troublait profondément.
11 lui venait des envies de pleurer. Dans certains recoins de la
salle faiblement éclairée se forauùent des lamas d'ombre noire avec
qui elle causait et qui lui faisaient peur. Mais, à la pointe du jour,
ses appréhensions et sa tristesse se dissipaient, l'inquiétude de ses
pensées ise changeait en une douce mélancolie. £lle se souvenait
des rois mages qui l'avaient trompée, depuis longtemps elle leur
avait pardonné. £Ue se disait : a Ils ne me tromperont plu&, j'ai
trouvé ce que je cherchais, je n'ai plus rien à leur demanda. »
Quand ou l'envoyait à la buanderie, dont les fenêtres donnaient sur
une grande place, elle regardait du coin de l'œil les passans. £lle
voyait cheminer «des femmes et des jeunes filles qui lui semblaient
inquiètes, agitées. Savaient-^lles bien oà elles allaient? Sœur Marie
les plaignait de tout scm cœur, et en effet elles étaient fort à plaindre.
Elles n'avaient pas encore découvert que le seul bonheur ici-bas
est d'ôtre religieuse d'hôipitaL
lY.
U Y avait cependant une chose qui lui gâtait son cher hôpital,
c'était l'aîné de ses grands*oncles« Malheureusement elle était con-
danmée à le voir tous les jours. Chaque matin, à la ntéme heure,
en toute saison et par tous <les temps, qu'il neigeât, qu'il tonnât
ou qu'il grêlât, on le voyait «arriver en frac noir et en cravate blanche,
et l'instant d'après îl commençait sa visite, enveloppé dans son
grand tablier, sa calotte de velours négligemment posiée sur sa tète.
Autant qu'elle pouvait haïr, sœur Marie éprouvait pour lui une
insurmontable aversion. Elle avait plusieurs raisons de ne pas l'ai-
mer. Elle ne pouvait lui pardonner d'être demeuré sourd à la prière
d'un mourant et de ne lui avoir fait lire la lettre de son père que
pour lui témoigner le peu de cas qu'il en faisait. Elle attribuait sa
conduite à une dure insensibilitéi qui prenait plaisir à s'a&icher« £t
ifonis EX BOUGES. 298
puis mère Amélie lui avait révélé qiie ce célèbre chirurgien était un
athée impénitent et résolu. Elle n'avait jamais vu d'athée, elle com-
prenait difiBcilement qu'on pût l'être. 11 lui semblait que Dieu est
aossi évident que le soleil et que Tathéisme annonce un obscur-
dssemeot de l'intelligence qui provient d*un monstrueux orgueil
et de la dépravation du cœur. Elle en avait conclu que son grand-
onde était à la fois le plus insensible et le plus orgueilleux des
hommes, et qu'il avait le cœur dépravé, si toutefois il avait un
cœur.
Sa figure n'était pas faite pour la réconcilier avec lui. Puissant
de carrure et de poitrine, le corps robuste et osseux, cet homme de
haate taille portait sur ses larges épaules une tête altière, monu-
mentale, qui semblait ne s'être jamais inclinée devant personne,
n'avoir jamais salué ni Dieu ni la mort. Vus de profil, son grand
oez crochu et son crâne chauve, qui ne conservait que quelcjues
touffes de cheveux gris, le faisaient ressembler à un vautour
déplumé. Quand on le considérait de face^rampleur majestueuse du
front, l'éclat extraordinaire des yeux, la profondeur du regard,
sauvaient tout ; ce regard tombait d'aplomb, fouillait les visages,
plongeait au fond des corps et des âmes, pour leur arracher leurs
secrets, aussi habile à disséquer un mensonge que la main pouvait
l'être à opérer la résection d'un coude ou l'ablation d'une mâchoire.
La main d'un chirurgien est un instrument de précision infiniment
délicat et encore plus sujet à se détraquer que la voix d'un ténoi ;
on ne la préserve des accidens qu^au prix d'un régime sévère. A
soixante ans, M. Antonin Gantarel faisait de la sienne tout ce qu'il
voulait; elle avait gardé toute sa sûreté et sa promptitude. On disait
de lui que ce qui demandait à un autre trois mouveoiens, il le fai-
sait en deux. Presque toujours impassible, il avait le parler brusque
et n'était pas tendre pour les malades. H en avait tant vu I II n'é-
coutait pas leurs plaintes, il coupait court à leurs bavardages.
Quand on lui résistait, quand les choses n'allaient pas à son gré,
il entrait dans des colères terribles ; les vitres de l'hôpital s'en
souvenaient et tremblaient encore en y pensant.
Sœur Marie ne pouvait se dissimuler qu'il exerçait un prodigieux
ascendant surtout ce qui l'entourait. Ses élèves Tavaient surnommé
le grand-prêtre, et recueillaient ses moindres paroles comme des
oracles. Us parlaient de lui comme du plus habile praticien de Paris.
On accordait qu'il était en général pour les moyens sommaires, on
lui reprochait quelques amputations inutiles ; mais d'autres affir-
maient qu il voyait plus clair que tout le monde et que, s'il ampu-
tait avec plaisir, il ne le faisait jamais qu'à bonnes eusei^nes. Un
Qiatin, sœur Marie le rencontra comme il sortait de rafnphithéâtre,
l'air dispos et gaillard et disant d'un ton enjoué à son interne :
26& RBYUB DES DEUX MONDES.
« Nous avons eu aujourd'hui une belle clinique. » Il avait ce jour-là
pratiqué une désarticulation de la hanche, extirpé une tumeur can-
céreuse d'un genre tout particulier, et accompli un véritable tour de
force dans un cas bizarre de trépanation. Elle l'entendit plus tard
rabrouer vertement ce môme interne pour avoir disposé d'un lit
vacant en faveur d'une petite lingëre qui s'était cassé la jambe. —
« Me croit-on fait, s'écria-t-il avec humeur, pour réduire des frac-
tures? » — Il aurait voulu n'avoir dans son service que des mala-
dies extraordinaires, vraiment dignes d'exercer son génie. Gela
n'empêchait pas pourtant que chaque jour il ne vît avec soin tout
son monde; il pardonnait généreusement à ceux dont le cas n'était
pas intéressant et qui s'étaient contentés de se démettre quelque
membre, mais il ne leur cachait pas toujours le mépris qu'il avait
pour eux.
Au dire de mère Amélie, qui le tenait dans une sainte horreur, il
estimait que les hôpitaux étaient faits pour les médecins et non pour
les malades. Elle prétendait aussi, dans un de ses rares momens de
gatté, que les opérations faisaient partie de l'hygiène de ce bourreau
et que sa seule raison de ne pas* croire en Dieu éiait que les hommes
n'avaient que deux jambes, parce qu'il était privé ainsi du plaisir
d'en couper trois à la fois. Elle l'accusait enfm de rapacité, d'avarice ;
elle disait qu'ayant commencé avec rien, il avait acquis une immense
fortune en ne soignant que les riches qui peuvent payer dix mille
francs une opération. Toutefois sœur Marie, qui avait des oreilles,
apprit un jour de bonne source qu'il était libéral, généreux, qu'il
soignait gratis beaucoup de pauvres, qu'au surplus il ne touchait
pas un sou du traitement auquel il avait droit comme chef de ser-
vice, qu'il l'abandonnait tout entier à ceux de ses patiens qui, au
sortir de l'hôpital, se trouvaient hors d'état de payer les remèdes
coûteux qu'il leur ordonnait. Sœur Marie ne savait qu'en penser,
mais elle se gardait de contredire sur rien son irascible tante. Un
matin, mère Amélie eut une contestation assez vive avec M. Gantarel.
Quand elle se retrouva en tète-à-tâte avec sœur Marie, elle ne put
s'empêcher de lui dire avec colère:
— L'hôpital est un lieu maudit, où le diable tient Dieu en échec.
Le diable, c'étaient les médecins en général et M. Antonin Gan-
tarel en particulier; Dieu, c'étaient les augustines et peut-être
mère Amélie. Selon son habitude, elle s'aperçut aussitôt qu'elle
venait de lâcher un propos hasardeux et elle fit un grand signe de
croix. Sœur Marie n'était pas fille à la prendre au mot; elle se gar-
dait le secret, mais elle n'avait jamais pu gagner sur elle de
croire au diable, c'était sa seule hérésie. Cependant, qu'il eu tînt
ou qu'il n'en tînt pas, l'antipathie que lui inspirait son grand-oncle
allait croissant de jour en jour^
N0IB8 ET BOUGES. 265
II n'avait pas l'air de s'en apercevoir ni de se douter qn'il y eût
an monde une sœur Marie. Six mois s'écoulèrent, pendant lesquels
chaque matin elle passait plusieurs fois auprès de lui, sans qu'il
p&rftt la r^arder ni même la voir ; du moins elle le croyait, elle
ne savait pas qu'il avait des yeux derrière la tète.
Un jour arriva cependant où, tout à coup, sans préambule, il lui
adressa la parole; ce fut pour elle un grand événement, qui lui
causa beaucoup de trouble. Il se disposait à faire une grave opéra-
tion, il allait ouvrir une malheureuse femme pour lui enlever une
tumeur du sein. Son interne lui présenta un couteau tout neuf; il
y avait au manche des enjolivures, il les regarda en souriant, et
dit:
— Eh! vraiment, mon cher Richard, vous faites la mariée trop
belle.
Puis il s'avança vers la patiente. On ne l'avait pas prévenue, elle
promenait autour d'elle des yeux effarés. Quand elle sut de quoi il
s'agissait, elle se récria, protesta, réclama un délai qu'il lui refusa.
Alors elle s'informa si on n'allait pas la chloroformer; il lui répon-
dit que non, qu'il avait ses raisons pour cela. Elle ne pouvait se
résigner à son sort, elle commença à se débattre. On s'était mis
six pour la tenir, qui par la tète, qui par les bras, qui par les
jambes. Mais elle était vigoureuse et désespérée, elle remuait tou-
jours. M. Cantarel dit à l'externe qui s'était chargé de lui remettre
au fur et à mesure les instrumens dont il avait besoin :
— Nous trouverons quelqu'un pour vous remplacer, attelez-vous
à cette jambe.
En ce moment, sœur Marie vint à passer. Devinant ce qui se pré-
parait et d'avance épouvantée des gémissemens qu'elle allait
entendre, elle s'empressait de gagner l'autre bout de la salle. Une
voix lui cria :
— Kh! petite fille, rendez -vous utile; venez nous aider.
Elle demeura clouée sur la place. La même voix ajouta :
— M'entendez-vous, sœur Marie?
Elle n'en pouvait plus douter; la petite fille, c'était elle. Éperdue,
le front rougissant, elle approcha. M. Cantarel lui dit :
— Prenez ces outils et ouvrez bien vos yeux.
Elle fit ce qu'on lui disait, mais elle aurait voulu que la terre
TeDgloutlt. Quand l'opérée, qui ne pouvait plus bouger, sentit péné-
trer dans ses chairs le froid de l'acier, elle poussa un cri effroyable,
et d'une voix déchirante :
— Ah I mon Dieu I mon Dieu I dit-elle, vous m'arrachez le cœur.
M. Cantarel lui répondit vivement : — Voici votre cœur, je n'y
toudie pas, je déteste les exagérations.
266 BETUB BBS DEUX MONDES.
Plus morte que vive, sœur Harie avait un uusge sur les yeux,
elle se sentait près de tomber en défaillance, elle se raidissait
pour rester debout. Ne sachant où elle en était, elle présenta à
H. Gantarel un bistouri au lieu des pinces qu'il désirait. Il lui dit
d'un ton sec :
— Prenez donc garde, vous ne m'aidez pas.
Heureusement la patiente ne criait plus, elle s'était évanouie, et
sœur Marie ne tomba pas. Quand tout fut consommé, elle s'enfuit
comme un voleur, sans demander son reste et sans retourner la
tête.
Une heure après, l'interne, qui la cherchait du regard, vint à elle
et lui dit :
— Ma sœur, le grand-prêtre désire vous parler, il vous attend
dans son cabinet.
Elle crut à une mystification.
— Mais allez donc, r^rit-il en riant, il ne vous mangera pas.
Toute confuse et interdite, elle courut auprès de sa tante pour
lui soumettre le cas. Mère Amélie lui repartit :
— Qui vous arrête? Ne comprenez-vous pas que Dieu vous offre
une occasion de confesser votre foi?
Elle prit son courage à deux mains, se mit en route. Après avoir
traversé un petit vestibule obscur, elle s'arrêta un instant pour
souffler, la main sur le loquet de la porte. Le cœur lui battait
bien fort, tant l'athée lui faisait peur. Enfin elle entra. Son grand-
oncle était assis dans un fauteuil et il tenait sa tête dans ses mains»
Quand il la releva, elle fut frappée de sa pâleur.
— Seriez-vous indisposé, monsieur? lui demanda-t-elle. Puis-je
vous être de quelque secours?
Il parut choqué de cette question, il n'admettait pas qu'on le
crût indisposé. II se redressa et dit :
— Me ferez-vous la grâce de m'apprendre ce que vous faites ici?
Elle se trompa sur le sens de ses paroles et lui répondit en fai-
sant un mouvement pour se retirer :
— On m'avait dit, monsieur, que vous désiriez me parler. Cela
me paraissait invraisemblable, mais je crois trop facilement ce
qu'on me dit. Veuillez excuser ma méprise.
n la retint du regard et du geste.
— On ne vous a pas trompée; mais ce n'est pas à sœur Marie,
c'est fc ma petite-nièce, M"« Jetta Maulabret, que je désirais parier,
et je la prie de vouloir bien m'expliquer par quelle raison elle a élu
domicile dans un hôpital.
Elle fut un peu interloquée; mais, surmontant sa timidité, elle
répondit d'une voix ferme :
— Dontes-Yoas, nomieur, de ikia vocation?
— Oh ! je n'aurais garde, fit-i) dfun toni' moitié bienveillant, moi-
tié ironicpie, entre figoe^ et raisin. J'entends partont chanter vos
louanges, et moi-méme je vous vois à l'œuvre..» Je n'en dis pas
davantage pour ne pas désobliger votre modestie... Au surphis^ il
suffit de regarder votre tablier pour s'assurer que vous ne vous
épargnez pas, que vous mettez la main à la pâte. Celui de votre
tante est d'une blancbear immaculée; levAtre est d'une propreté
doBteoae el voos^ rend témoignage. Je n'ai qu'un reproche à vovs
faire, mes externes vous regardent un peu trop, vous leur causeB
des distiBCtiono».». Et puis la vue dv sang vous éineut encore. Tout
à Theareu.
— L'habitude me irendra plu» forte.
--Eh! parbleu^ oui, l'habitude I«« Mais en dépit des apparences
et cfioi qae vous en disiei, je ne vous cnris pas faite pour vivre
dans un hdphaJ. Je crains qu"on ne vous ait fourré dans ia tête des
idées Tomaeesques..» PeBsez*-vous donc comme mère Amélie que la
religion est voie société d'assurance contre les risques de l'enfer ?..
Hais je tous fais de la peine.
~ Beaucoup, dit-elle doucement.
— Je suis un vikûn homme... Je m'étais pourtant promis de ne
pas vous diagriner. La tentation était trop foirte, j'y ai succombé,
et puisque j'ai commencé, je continue en vous représentant que si
vous êtes résolue à porter votre croix, «. voua voyez que je parle
votre langage,., eh! ma pauvre enfant, il n'est pas besoin peur
cela de venir à l'hôpital, on trouve pavtoul à s'occuper, à batailler
et à soaffirir. Le mariage auasi est une croix, et l'on pourrait vous
procorer tel mari qui vous donnerait du fil à.retordre^.. J'en con^
nais UB. Yonles-veiis faire sa. oonnaàssance?
Elle le regardait avec des yeux de dépit et de reproche:
— SéddémenÉ vous ne voulez pae? C'est fâcheux... Mademoi-
selle, je vous plaina de tout men< cœnr.
Ble lui en voulait de l'avonr appelée mademoiselle ; eQe était
indignée de sa proposition, qu'elle' troumait fort inoiiivenante et
qn'elle prenait pour une mauvaise pbisanterie; enfin son accent
inniqae la piquait au vif.. Elle répliqua en s'anisoant :
— Vous me pbdgufiB, monaîeui ? Je vous croyais incapable de
plaindre personne.
— Qhl oh! dit-il galeaent, en passant sa. nsaîn sur ses. favoris
blancs, voilà un pavé dans mon jardin... Von» me trouvez dur
pour mes malades, féroce, iospitayabler
— Voilà des meits ^foe je n'emploierai janaiSf dil*eHe. Je sais
trop bien que vous détestez toutes les exagérations.
Il comprit l'allusion et dit en souriant : .
268 REVUE DE8 DEUX MONDES*
— Je suis bien aise de vous avoir fût venir; une fois dans ma
vie on m'aura dit mon fait. Que voulez-vous? il y a deux espèces
de chirurgiens» les bijoutiers et les charcuteurs. Je n'ai jamais aimé
le bijou, je suis né charcuteur, je mourrai en charcutant.
Puis, d'un ton plus sérieux :
— Le premier des devoirs est de bien faire son métier. Connais*
sez-vous Celse, sœur Marie? 11 écrivait sous l'empereur Tibère.
Gelse déclare que le chirurgien peut être l'homme le plus doux du
monde jusqu'au moment où il tient son scalpel, mais qu'une fois
qu'il l'a pris, il ne doit rien voir, rien entendre, qu'autrement il
ferait mal ce qu'il doit faire. Il y a des chirurgiens, sœur Marie, que
les hémorragies inquiètent au point de leur faire précipiter une
opération; l'homme qui n'est pas maître de lui en face d'une
hémorragie n'est pas un chirurgien. J'en connais d'autres qui se
laissent troubler par les cris, et cependant les cris sont une bonne
chose, puisqu'ils soulagent le patient. 11 en est d'autres qui, par
sensibilité de cœur, abusent du chloroforme, et il est pourtant des
cas où le chloroforme n'agit pas, des cas aussi où il est dangereux
et nuisible. C'est un poison pour les poitrines délicates, et la mal-
heureuse que j'opérais tantôt est poitrinaire.
Elle ne répondût rien, elle se sentait désarmée. Mais elle pensa
tout à coup à la lettre de son père, et ce cœur qui était sur le
point de se laisser prendre se raffermit dans ses ressentimens. Il
eut l'air de deviner ce qui se passait en elle, et il lui dit :
— Yous avez bien raison de me trouver dur. J'ai refusé d'être
votre tuteur... Décidément je suis un monstre.
Il se tut quelques instans. 11 ne la quittait pas des yeux, il pre-
nait plaisir à contempler cette robe blanche, ce front pâle, ces
joues vivement colorées, la fraîcheur de cette bouche qu'il n'avait
pas encore vue sourire .
— Yous n'avez rien à me demander? reprit-il d'un ton débon-
naire. Je ne puis rien faire qui vous soit agréable ?
— Rien, monsieur. Je ne demande qu'à rester demain telle que
je suis aujourd'hui, et ainsi de suite jusqu'à la fin.
— Là, vous ne regrettez rien ?
Elle était comme un enfant à qui on a fait peur du loup et qui
découvre que le loup a du bon et lui veut du bien. Elle se décida
cette fois à sourire.
— La seule chose que je regrette, on ne peut pas me la rendre.
— Qu'est-ce donc?
— Le petit jardin que j'avais au couvent.
— Ahl vous aviez un jardin?.. Yous aimez les fleurs. Laquelle
préférez-vous?
— Le chrysanthèmot
NOIRS ET BOUGES. 269
— Drôle de goût I fit-il, et il ajouta : Si vous vous ravisiez, si
TOUS aviez quelque requôte à me présenter, ne perdez pas de temps,
car, je vous le dis en confidence, je suis atteint d'une maladie qui
ne pardonne pas, et mes jours sont comptés.
— D n*y a pas de remède 7 s'écria-t-elle, profondément émue.
— Je ne crois qu'à la médecine opératoire. Je vous ai cité Celse,
je veui vous citer Galien. Il a dit que le plus admirable médecin
est la nature, parce qu'elle guérit les trois quarts des maladies et
qu'elle ne dit jamais de mal de ses confrères. •• La nature ne gué-
rit pas les cancers à l'estomac, et dans trois mois je ne serai plus
de ce monde... C'est peut-être pour cela que j'ai refusé d'être votre
tuteur.
Elle éprouva un saisissement, il se faisait une révolution dans
son esprit, elle reconnaissait qu'elle s'était trompée ; mais en même
temps elle se souvenait de la recommandation que lui avait faite
mère Amélie, elle se sentait obligée de parler de Dieu à cet athée,
qui devait mourir dans trois mois. Malheureusement les mots ne
lui venaient pas et sa modestie gênait son éloquence. Qui était-elle
pour donner une leçon à cet homme qui savait tant de choses ?
n devina encore ce qui se passait en elle, et il lui dit en riant :
— Avouez que vous mourez d'envie de me convertir avant ma
mort. Cest un peu difficile... Ce n'est que dans les romans anglais
que les petites filles convertissent les vieux médecins.
— Ah I monsieur, dans trois mois !..
— Eh I oui, dans trois mois... Qu'est-ce que la mort? Un procès
chimique.
— Et après 7 murmura-t-elle.
Cn éclair passa dans les yeux du grand-prêtre, et il s'écria d'une
voix stridente :
— Après7.. Rien, rien, rien.
Ce mot trois fois répété glissa sur ses lèvres comme le couperet
de la guillotine dans sa rainure, et c'en fut fait, tout avait disparu,
il n'y avait plus rien, plus rien du tout.
Elle demeura consternée, atterrée.
— Allons, reprit-il, à ce que je vois, nous sommes condamnés à
nous étonner l'un l'autre, à nous plaindre mutuellement, tout cela
peut-être faute de nous comprendre. Mais, j'en suis sur, il y a un
point sur lequel nous nous accordons. Vous pensez comme moi
qu'une belle vie est celle où l'on fait son devoir jusqu'au bout...
Si je croyais en Dieu, je le fatiguerais de mes prières et je ferais
plus d'une neuvaine pour qu'il m'octroyât la gr&ce de mourir au
champ d'honneur.
Puis il se leva, enfonça son chapeau dans sa tête ; mais avant de
partir:
27& BBYUB MIS DBn ■ONBES.
— B y a des gew, dit-U, qui en mourant éprouvent le besoin
d'entendre un air de musique? d'autres demandent, des. fleurs;
quand vous en serez là,veu» vous fere» apporter un chrysamhème.
Il me semble qu'en mouvant j'aurai beaucoup de plaisir à vous
voir, sœur Marie. ObliOTdrca-voufl? de votre terrible tajotc une dis-
pense pour me rendre visite à mo» )it de mort?
— Je la lui demandera*, monsieur, n'en doutez pas, répondit-
elle en s'inclinant, les bn» croisés sur la poitrine, et elle se retira.
Elle était comme éperdue, cet entretien avait bouleversé towtes
ses idées, toutes ses notions de la vie et des hommes. Elle en fit
part à mère Amélie- Celle-cî, après l'avoir écoutée, haussa les
épaules et murmura :
— Grand comédien I
Pendant les mois qui suivirent, s«ur Marie vit son grand-oncle
arriver chaque jour à l'heure réglementaire et apporter à sa visite
autant d'attention et de scrupule que jamais. Elle n'eut plus l'oc-
casion de causer avec lui , il se contentait de la regarder quelqu^
fois du coin de l'œil. Elle était souvent frappée de sa pâleur, qui,
malgré lui, trahissait ses souffrances. 11 ne laissait pas d'avoir l'es-
prit parfaitement libre, de- s'occuper de ses malades comité s'il ne
Tavait pas été lui-même, de se passionner pour son métier comme
s'il avait eu devant lui vingt ans de vie, et pourtant il devait mou-
rir dans trois mois, et il ne croyait à rien. Son grnnd-oncle était
pour sœur Marie un insondable problème. Sa sérénité lui causait
unétoanement profond et une sorte d'épouvante; maïs, quoi qu'elle
en eût, en dépit de toutes les objections qu'elle se faisait, eile ne
pouvait s'empêcher de l'admirer et de se dire que dans ce comédien
il y avait un héros*
Y.
Le SO novembre 1878, quand M. Gantarel arriva à l'bftpîtal, il
était en retard de dix minutes, ce qui étonna tout le monde. On
fut plu» étonné encore de bii trouver la figure bien eèangée. II
avait le regard fiévreux, le front erispé. Pour ceux qui étaient au
fait, tout dans sa personne annonçait l'efiort suprême d'une volonté
qui a lutté longtemps et reçu le coup moirteK mais qui veuit mou-
rir debout. Au moinentde commencer une opération, il sentît dans
sa main droite une pesanteur et un tremblement. Il dit avec un
aceent d'amète tristesse : « Non , je ne peux plus. » Maia il sur-
monta son chagrin, passa le couteau à son interne, en lui faisaat
ses recommuKiatîonsid'ua Ioa ti^apsquille. Le lendemain, il ne revint
pas , ni les jours suivans. Sœur Marie était assaillie de sombres»
pmseoflfiBms^ ellè'S^ ftftebiiiti ^eMsniigiwU le» «amaMnes de sa
ta«te.
Le 7 décembre, un domestique se présenta auprès de vièpe Amé-
lie «t iti animiiça que H. A^ntODin Ganterel était à ia dermère
extréniiéi, qu'avant de mourir il désfira&t voir «œur Marie, sa petvle-
oièœ. Le^sas éttarit piPéyu, la dispense éUit so règle. Mère Am;^
prit st fiîèce 4 part et lui donna tonguement ses instructions, fse
ttBor Marie écoute v^ec déseqMilr^ «}le se sentait incapable de les
exéotier.
La voitore, 4e cookeor et le «wilet de ^ied qui étaient Tenus la
chercher la déposèrent à la porte d'un joli hôtel -entre cetnr et jardin,
situé sur les hauteurs de Passy. Elle gravit les marches d'un perron.
En traversant le vestibule, elle entendit de grands éclats de voix dans
un salon qui précédait la chambre a& le malade agonisait. Ce saltm
était plein de monde; à droite, à gauche, dans l'embrasure des
grandes lenétres cintrées, il y avait des groupes d'amis, d'élèves,
qui étaient venus prendre des nouvelles* Les figures étaient lon-
gues, graves, anxieuses; on sentait que le mourant laisserait des
regrets dans beaucoup de cœurs. Il n'était pas moins facile de voir
qu'en ce jofir la mort s'attaquait & une illustre proie, que œia ferait
événement, qn'il en -serait parlé. Des indifférens étaient venus pour
poircoir dire : J'étûs là. Pluslcnrrs journaux avaient envoyé leurs
reporters.
Près de la dieminée, un sexagénaire grisonnant, doot la physio-
noHÙe agréable était gktée par des yeux qoi tour à toar loudhaimt
ou ne touchaient plus, causait tout bas avec tin beau jeune homme
fane rare élégance, admirablement pris dans a» taille, la tète fine
et fière. Parmi tout ce monde, ce jeune homne et ce sexagénaire
étaient les plus affligés.
ïn peu plus loin, un gros personnage vetftru, ^courtaud «et rou-
geaud , adressait à demi-voix, mais d'un ton cocrrroucé , de vives
admonestations au curé de la parusse, qn'il tenait par l'un des
boutons de sa soutane et à qui il isemblait bairrer le passage. Un
superbe angora, d'une blancheurimmatniée, aux longs poils soyeux
et tralnans, as^stait à cette scène, blotti sous un bufft^ complaisxnt,
qui lui avait offert un refuge. Il se sentait dérangé dans tontes 'ses
habitude8,1l ne ssmit oh il en était* Accroupi, en arrêt, il fixait 'des
yeux nmrs et effarés svr tous les assiatsM. Chaque motfvement hn
semblait svspect; mais ce qui l'«iq«idtait le plus, c'étaiit r<agitalBon
an. personnage venU^, qui gesitouilait i>e8ucoup^ il s'imaginait que
«es grands ges^s étaient fc so» adresse^ 11 se Tassoraiit en pensant
à la muraille qui le protégedt. H avait rdiissi à couvrir son 496,
^ ponvaât attendre les événemens. Les senfis événemens qu'atppré-
hendent les chats sont ceux qui les attaquent p«r 4aenèn^
272 REYUE DES DEUX MONDES.
Toutefois le raminagrobis se crut perdu quand il entendit le gros
homme, qui n'y tenait plus, qui éclatait malgré lui, crier d'une voix
tonnante au curé :
— Non, vous n'entrerez pas. Nous vous connaissons, vous autres;
vous profitez du moment où les gens perdent le sens pour leur
faire dire ce qu'il vous plaît et les réconcilier avec notre sainte mère
l'église. Vous êtes des exploiteurs d'évanouissemens, des captateurs
de confessions, des convertisseurs de cadavres. L'homme vivant s'est
refusé à vous; en vrais corbeaux, vous prenez le mort. Retirez-
vous, la consigne sera exécutée, on ne veut pas vous voir... Âllez-
vous-en bien vite soigner votre bon Dieu, il est plus malade que
nous...
Le curé répondait à peine, rentrait sa tète dans ses épaules et
ses oreilles dans sa tête, s'obstinait, se butait, comme un âne qui
reçoit des coups. Le beau jeune homme, adossé à la cheminée, s'en
détacha, s'avança vers l'orateur, lui représenta qu'il parlait trop
haut, que les éclats de sa voix devaient se faire entendre dans la
pièce voisine. Celui-ci allait se fâcher, le rembarrer, quand la porte
s'ouvrit â deux battans et une sœur blanche entra.
Aussitôt il se fit dans tout le salon un grand silence, accompagné
d'un mouvement de vive curiosité. Les affligés oublièrent pour un
instant leur chagrin; le beau jeune homme tressaillit et attacha
sur Tapparition un long regard. Les indiilérens s'émurent, ouvri-
rent de grands yeux, deux reporters prirent des notes. Le rou-
geaud s'avança de quelques, pas â la rencontre de sœur Marie, la
bouche en cœur, la tète haute, portant beau; mais au moment
décisif, il ne trouva rien â dire â cette novice et se détourna avec
humeur. Le curé profita de sa retraite pour se glisser subtilement
jusqu'à elle et pour lui dire à l'oreille :
— Ma sœur. Dieu vous confie aujourd'hui une tâche bien redou-
table; le sort étemel d*une âme est dans vos mains. Puissent vos
prières décider le mourant â me recevoir I
Elle s'inclina modestement, sans répondre. Le valet de chambre
qui la précédait lui fit traverser le salon au milieu des groupes qui
s'écartaient pour lui livrer passage; il la conduisit à la porte du
fond, qu'il ouvrit. Elle aperçut son grand-oncle couché dans un lit
sans rideaux. Il n'avait auprès de lui que sa garde-malade, qu'il
se hâta de congédier. La garde-malade sortit, et sœur Marie se
trouva seule avec l'athée. Il avait toute sa tête, il voyait venir la
mort, il la regardait en face; sa figure, qui ne lui était pas nou-
velle, ne l'effrayait point, il la traitait en vieille connaissance, qû
lui avait dit depuis lon^emps ses secrets.
— Le prêtre est là, lui dit doucement sœur Marie. Me permettez-
vous de le faire entrer?
NOOS ET ROUGES. 27 S
II secoua la tète de droite à gauche, en fronçant ses épais sour-
cils. Puis une angoisse le prit, il ferma les yeux.
Elle s'agenouilla auprès du lit et se mit à prier.
— Seigneur mon Dieu, disait-elle, bénissez-le. Il a passé sa vie
à faire le bien... Yous avei dit aux justes que vous mettiez à votre
droite : < Vous êtes les bénis de mon Père, car j'étais pauvre et
TOUS m'avez secouru; j'étais malade et vous m'avez visité. » Ils vous
ont répondu : «Quand donc, Seigneur, t'avons-nous secouru et visité?»
Et TOUS leur avez dit : c Toutes les fois que vous avez fait du bien
aux plus petits de mes frères, vous me l'avez fait à moi-même.. • »
Mon Dieu, bénissez-le. II a passé sa vie à vous secourir et à vous
?isiter sans vous connaître... Venez ici, touchez ses yeux, parlez-
loi, afin qu'il vous voie et qu'il vous entende.
Il l'interrompit d'une voix défaillante :
— Il ne faut pas me surfaire, je n'ai eu que les vertus profes-
sionnelles.
L'instant d'après, il ajouta d'un ton ferme et assuré :
— Il n'importe guère au grand fleuve de la vie quelles sont les
roues de moulin qu'il fait tourner.
11 Im fit signe de se relever. Il lui montra mélancoliquement ses
deux mains qui avaient scruté, fouillé tant de misères, et dont jadis
il faisait gloire parce qu'elles étaient blanches et potelées. En peu
de jours, elles étaient devenues jaunes^ maigres, décharnées. Il mur-
mura avec un demi-sourire :
— Voilà ce qui m'en reste I
Après quoi il les posa sur le front de sœur Marie, en lui disant :
^ C'est un pape qui a dit que la bénédiction d'un vieillard ne
fait jamais de mal.
lis se regardèrent l'un l'autre pendant quelques minutes, et tous
deux avaient des laides dans les yeux. Il lui ordonna de prendre
sous son oreiller un pli cacheté, de le serrer dans sa poche. Bien-
tôt après il lui vint aux lèvres une mousse sanglante, qu'elle étan-
cba arec son mouchoir.
— Priez encore, soupira-t-il. C'est une musique qui me plaît.
£lle s'agenouilla de nouveau, et de sa voix argentine elle récitait
eu latin les prières des agonisans. Elle sentit une main qui venait
chercher sous sa coiffe une boucle de ses cheveux et qui l'entortil-
lait autour de son doigt. Ce doigt ne tarda pas à se raidir, elle
entendit un suprême gémissement. Elle eut quelque peine à déga-
ger ses cheveux, elle se redressa. Il était mort.
Elle se pencha sur lui, essuya ses tempes inondées de sueur, lui
lissa ses favoris, ses sourcils, remit tout en ordre sur son visage et
lui ferma les yeux. Elle fut longtemps à le regarder avec une
ima XLD. — iSSO. iS
27A AETVB DBS DEUX MONDES.
flttrprise toujours croissante* Peu à peu son front crispé par la
souffrance ne respira plus que Tétemel repos ; sa figure se refaisait
d'instant en instant, et la mort la revêtait d'une beauté presque
surhumaine. Il semblait à sœur Marie que cette &me détachée de
son corps venût d'y rentrer pour une heure et qu'elle lui appor-
tait de bonnes nouvelles de son voyage dans l'inconnu. Il lui aem-
Malt qu'en elle aussi s'était faite une métamorphose. Sa foi était
demeurée intacte, et pourtant c'était autre chose. Une tendresse
tombée du ciel avait élargi ses entrailles, dilaté son cceur» Elle se
disait et se répétait que les voies*de Dieu sont insondables et qu'il
y a beaucoup de demeures dans sa maison.
 deux reprises elle baisa pieusement le front du mort, puis elle
se retira.
— Dès qu'on la vit reparaître, on l'entoura en lui disant : — Eh
bien?
— Hélas I dit-elle, c'est fini I
Alors tout le monde se dirigea vers la porte, qu'elle avait laissée
enti^ouverte, pour aller contempler ce qui restait du grand homme ,
tout le monde, à l'exception du prêtre, qui s'écria d'un air pénétré :
— Mort dans l'impénitence finale!
Elle répondit par un signe de tète, dont le sens était douteux,
et s'empressa de regagner sa voiture, qu'on n'avait pas dételée.
A peine fut-elle rentrée à l'hôpital, mère Amélie réussit à se
ménager un instant de liberté, et dès qu'on fut tête à tête, scEur
Marie, qui ne savait pas mentir, fit un rapport fidèle de tout ce qui
s'était passé. A mesure qu'elle avançait dans son récit, le visage de la
mère s'assombrissait. Il fallut essuyer ses ironies, ses haussemens
i'épaule, ses sévérités, ses mercuriales. Aussi pourquoi sœm Marie
n'avait-elle pas suivi les instructions qu'on lui avait données? Pour-
quoi n'avoh* pas pris sur elle de faire entrer le prêtre, coûte que
coûte? Les malades ne savent pas se défendre, et le royaume des
cidux appartient aux violens. Mais elle avait manqué de foi, de
cette foi qui fait des miracles et transporte les montagnes, et le
scandale s'était accompli, et un jour peut-être Dieu lui en deman-
derait compte. La pauvre enfant gardait le silence, ne sachant que
répondre. Il y avait dans son cœur je ne sais quoi qu'elle désespé-
rait de pouvoir exprimer, et fût-elle parvenue à s'exprimer, elle
n aurait pas réussi à se faire comprendre.
Heureusement, elle se souvint du pli cacheté que son grand-
oncle l'avait priée de serrer dans sa poche, et à tout hasard, elle le
présenta à la mère, espérant par cette diversion la distraire de
son courroux.
Mère Amélie le reçut d'une main dédaigneuse, le décacheta, mit
NiHRS ET ROUGIS. 275
ses lanettes sur son nez, car elle était presbyte, et s'a^rocba de
la feafttie pow mieux y Toir. Sœur Marie la suivait du regard et
vit tout à coup sa %ure se dérider, son front s'éclairdr, un rayon
de joie briller dans ses yeux. Ce qui Tétonna daifOAJliage encore,
c'est qu'elle Teoteudit s'écrier :
— Oh I ma chère enfant I ma cbère enfant I
SUe n'en pouvait croire ses oreiHes^
— Oui, ma chère enfant, répéta mère Amélie en Lgt caressant de
la prunelle, c'est prodigieux et pourtant c'est vrai*.. iUjouissez-
Tous... Douze cent mille francs!
Incontinent, elle conunença de lire k haute voix le papier ful lui
causait ces violens transports; c'était une copie du testiunent
de H. Antmûn Gimtarel, Elle avait eu raison de dire k acmr Karie
qu*ï avait anàaasé une grosse fortune ; un grand chirui|^en qui
reste guv>^ et qui a des goûts simples est une bénédiction pour
ses héritiers. M» Cantarel avait institué pour son exécuteur testa-
mentaire le plus ûdèle de ses amis, H. Vaugenis, ancien président
de chambre, à qui il laissait sa villa de Pasay. U lég;uait sa
bibbothèque et ses instrumens è son interne» è son élève préféré,
un simple souvenir, une bague au doigt h, son frère Louis* qui,
grAce au services qu'il lui avait rendus, était devenu encore plus
Biillionnaire que son aîné» U avait divisé le reste de la succession
en trois parts à peu près égales, attribuait l'une aux deux fils de
ce frère, la seconde à son cher hôpitaU Is troisième à sa petite-
nièce, à la condition très expresse qu'elle passerait deux années au
moins chez son tuteur, lequel se déclarait prêt à la recevoir, £sute
de quoi son héritage lui serait retiré et servirait à fimder une mai-
son da santé dont il avait lui-môme détaillé le plan et le9 de^îs,
La joie de mère Amélie débordait. Elle répétait sans cesse : -*
Douse cent mille francs I quelle dot!
SG9ur Marie s'eiTorçait de s'expliquer son entboi|$iasme et sa joie,
elle n'y pouvait parvenir, tant elle savait l'esprit court.
— Mais, ma mère, disait-elle, à quoi me serviront les libéralités
de mon pauvre grand-oncle, dont jd suis vivement touchée?
— Que dites-vous là? repartit mère Amélie en bondissant.
— Cette condition qui m'est imposée*.*
— Eh bien ?
— Je ne puis l'exécuter.
— Pourquoi donc?., mais pourquoi ?
— J'ai dit adieu au monde.
— Deux ansl.. qu'est-ce que deux ans?
— Quoil ma mère, c'est vous-même qui m'engagez?..
— C'est moi, c'est toute la communauté, c'est Dieu.
276 BETUE DES DEUX MONDES.
— Mais s'il arrivait?..
— 11 n'arrivera rien, j'en réponds. Je puis vous le dire aujour-
d'hui, je suis absolument certaine de votre vocation.
— Il me semble pourtant, ma mère, que mon devoir...
— En voilà assez, interrompit mère Amélie, en lui jetant un
regard de tendre reproche. Je le connais, votre devoir. Dieu vient
d'opérer un miracle, il a fait rendre gorge & l'impiété, et vous êtes
l'instrument de cette restitution. Refuser la grftce qui vous est faite,
ce serait voler l'église, voler Dieu. Gonsidérezrvous comme liée
devant lui, comme ayant prononcé d'avance et mentalement vos
vœux, et l'épreuve à laquelle vous êtes soumise vous semblera bien
peu de chose. Dieu n'éprouve que ceux qu'il aime.
C'est ainsi qu'elle discourait. Sœur Marie n'était qu'à moitié con-
vaincue; il lui semblait si simple de renoncer à douze cent mille
francs I mais elle finit par se taire, son tyran la gênait plus par
ses tendresses inusitées qu'il n'eût fait par ses brusqueries et ses
colères.
Pendant la semaine qui suivit, elle se demanda'plus d'une fois si
elle rêvait, tant mère Amélie lui témoignait d'attentions, d'égards, de
ménagemens, adressant de vertes semonces à celles des infirmières
qui, ignorantes de l'événement, se permettaient comme autrefois
de se faire assister par sœur Marie dans quelque travail rebutant.
Elle eut aussi la surprise de recevoir de son tuteur une lettre qui
n'était pas écrite de la même encre que la première ; en lisant cette
épttre presque courtoise, elle ne put s'empêcher de faire la réflexion
que, dans le monde et à Thôpital, c'est une grande chose qu'une
dot. Ce qui coupa court à ses résistances, ce fut un petit billet que
mère Amélie lui montra en triomphe et qui contenait ces mots :
« Dites à notre chère sœur Marie que toute hésitation de sa part
serait un péché. » Il fallut bien se rendre. On fit revenir bien vite
une malle et un trousseau assez maigre qui restaient quelque
part en dépôt. Sœur Marie y trouva une robe d'hiver assez pré-
sentable; par ordre supérieur, elle employa la moitié d'une nuit à
la mettre en état, à la rafraîchir. Ce travail lui parut ingrat. Mère
Amélie la réconfortait, en lui disant :
— Je vous écrirai souvent et vous viendrez nous voir quel-
quefois.
— Ah I ma mère, comme je vais me sentir abandonnée I
Elle lui répondit par ces mots mystérieux :
— Fille de peu de foi, apprenez que nous saurons tout ce que
vous ferez et que, sans sortir d'ici, je serai sans cesse auprès de
vousl
Le 15 décembre, M"' Jetta Maulabret se leva de bonne heure pour
NOIRS ET R0UGB8. 277
reyétir ses nouveaux atours ; sa robe de mérinos lui fit Teffet d'un
déguisement, d'un travesti. Le berger qu'un roi mandait à sa cour
pour le faire pasteur de gens ne tsurda pas à regretter sa jupe, sa
panetière, son hoqueton, sa musette :
Donx tréiora, diiait-il, chen gagea qui jamais
N'attiràtai sur tous TenTie et le mensonge!
W^ Maulabret disait comme lui en contempbmt, le cœur serré,
sa robe de laine blancbe, tristement pliée au pied de son lit. Il lui
semblait que sœur Marie était morte, qu'elle ne la reverrait pas, et
elle la pleurait. On lui annonça bientôt qu'une voiture était là qui
rattendait. Elle embrassa sa tante, qui l'embrassa. Elle descendit
par l'escalier dérobé pour échapper à toutes les curiosités mal-
séantes. Personne n'est plus curieux qu'un interne, si ce n'est un
externe.
Le premier accueil que lui fit le monde fut sévère. La saison
était rigoureuse, il faisait un froid de loup, il était tombé la veille
et pendant la nuit une neige abondante, qu'on n'avait pas eu le
temps de déblayer. Son pied s'y enfonçait, elle eut peine à atteindre
la grille. Arrivée là, elle se retourna, elle enveloppa d'un long
regard cette maison où elle venait de passer onze mois, ses murailles
briqae et pierre, la cime une de ses grands arbres, qu'elle aimait
dans leur dépouillement. Elle dit adieu à ses chères malades qu'elle
abandonnait, à son bonheur qu'elle laissait derrière elle. Elle s'avisa
en ce moment d'une éclaircie qui s'était faite dans la brume; un
pan de ciel bleu lui apparut. Elle crut y apercevoir la tête chenue
et yénérable d'un vieil athée, lequel n'avait cru toute sa vie qu'au
grand rien et avait eu après sa mort la surprise de se trouver face
à face avec un Dieu de miséricorde, qui lui avait fait grâce, elle en
était sûre. Toutefois cet athée conservait toute sa malice, il^regar-
dait avec joie H^^ Maulabret sortir de l'hôpital, il s'applaudissait
de la réussite de son invention.
Elle lui jeta du bout des doigts un tendre et respectueux baiser ;
puis, secouant la tète, elle lui dit à demi-voix :
— Vous perdrez la partie, je vais passer deux ans dans le monde,
mais je n'y emporte pas mon cœur, il reste ici.
YiGTOB GbSRBULIEZ.
(La iêconâê parti$ au prochain ll^)
LA
SITUATION DE L'EGYPTE
LA REFOBME JX7DICIAIRC, SES RÉSULTATS, SON AVENIR.
I.
Le système de tribunaux mternatiouaux, inauguré en Égfpte
SOQS le nom de Réforme judiciaire, est sur le point d'atteindre le
terme de la période quinquennale, qui devait être consacrée k en
faire l'essai. C'est le 1^ février 18Si que cette période expire.
11 faut donc que les puissances qui ont pris part à la réforme
judiciaire, ^ qui ont abandonné la juridiction consulaire, garan-
tie par les capitulations ^ par les usages, pour adopter la nou-
velle juridiction, se prononcent d'ici là sur la double question de
savoir, d'abord s'il est opportun de continuer l'expérience entre-
prise au Caire, et secondement, dans le cas où elles seraient d'avis
de la continuer, si l'on ne doit apporter aucune modification à
l'organisation actuelle des tribunaux, ou si l'on doit, au contraire,
la .^modiGer d'une manière plus ou moins profonde. Le gouverne-
ment égyptien a déjà fait des démarches auprès d'elles pour con-
naître leurs intentions; il les a invitées à nommer une commission
internationale qui se réunirait le plus vite possible au Caire pour
déterminer les points sur lesquels il y aurait des changemens à
adopter. En attendant, il a nommé lui-même une commission char-
» '
th. SITUATION DE L EGYPTE. 279
gée de préparer ces cbangemens. Le temps presse, car si Ton arrire
au mms de février prochain sans s'être rendu compte des avan-
tages et des inconvéniens du régime actuel, il n'y aura plus que
deux partis à prendre, également dangereux l'un et l'autre : le pre-
mier consisterait tout simplement à dénoncer la r^orme en reve^
nant an régime consulaire abandonné depuis cinq ans; il aurait
tous les défauts d'une solution extrême; le second, c'est-à-dire une
prorogation plus ou moins longue de la période d'essai, ne sentit
pas moins fftcheux; dans l'état présent de PÉgypte, les pouvoirs
exorbitans des tribunaux de la réforme sont devenus, en effet, pour
le pays, une cause d'irrémédiable faiblesse, un empêchement incon-
testable à tout projet de réorganisation administrative, politique
et financière. Par malheur, on ne se rend pas bien compte en
France d'une situation qui touche à l'intérêt capital de notre influence
en Orient. Cela n'est point étonnant ; car la France n'a adhéré qu'a-
vec mauvaise humeur à la réforme judiciaire, et, après y avoir
adbérë, elle a renoncé, non-seulement à s'en servir pour conserver
son autorité sur l'Egypte, mais encore à en surveiller les résultats
d'une manière platonique pour savoir ce qu'ils produiraiœt.
Nous n'avons pas à raconter à la suite de quels incidens diplo-
matiqaes les tribunaux mixtes ont été établis ; nous avons encore
moins à revenir sur l'anarchie judiciaire qui en a rendu l'établis-
sement inévitable. Toute cette partie de notre sujet a été traitée ici
même avec une rare compétence par M. Charles Lavollée (1). Plus
tard, H. Paul Merruau et M. Bousquet ont également fait un récit
très fidèle des débuts orageux de la nouvelle magistrature (2). Nous
nous eontenterons de rappeler combien M. Charles Lavollée avait
raison de reprocher au gouvernement français, au cours même des
négociations, la lenteur avec laquelle il se soumettait à la réforme.
Cette lenteur a eu pour nous les plus fâcheuses conséquences.
P^naqu'il n'était plus possible, de l'aveu de tout le monde, de main-
teniren Egypte la juridiction consulaire, il aurait fallu accepter réso-
lument, franchement, la nécessité, se placera la tête du mouvement
de réorganisation judiciaire, comme on s'était placé jadis à la tête
dn mouvement des capitulations, et tâcher, par une initiative har-
die et généreuse, de faire tourner au profit de notre influence une
rérolutionque nous ne pouvions point empêcher. Après tout, l'unité
de juridiction qu'on allait substituer à la multiplicité des lois et
des tribunaux consulaires n'était pas sans avantages pour nous,
pniApie la magistrature nouvelle qu'il s'agissait d'organiser devait
appliquer nos codes, parler notre langue, suivre notre jurisprudence.
(1) Voyez la Eeme da !•' février 1S75.
(3) Voyes la Eevue des 15 août 1876 et !•' mars 1878.
280 REVUE DBS DEUX MONDES.
Quelle force n'aurions-DOUS pas acquise en Egypte si nous nous étions
moralement emparés de cette magistrature? L'entreprise n'offrait
aucune difficulté. Pour y réussir complètement, il aurait suffi de
nous décider vite à accepter la réforme judiciaire, et, cette réforme
acceptée, d'envoyer en Egypte, comme défenseurs de nos intérêts, des
magistrats jeunes, intelligens, actifs, qui y auraient pris tout de suite
une^position à part, puisqu'ils y auraient connu mieux que personne
une ;.législation calquée sur la nôtre, des codes imités des nôtres,
' des 'principes] de [droit et de justice qu'on était venu chercher
dans notre pays. Par malheur, cette politique n'était du goût ni
de nos diplomates ni de rassemblée nationale. Dès les premiers
mois de 187A, T Autriche-Hongrie et l'Allemagne, jouant le rôle que
nous laissions échapper, signaient avec l'Egypte une convention
destinée à^ suspendre pendant cinq ans la juridiction consulaire.
Toutes les l autres puissances imitaient peu à peu cet exemple.
Pendant'ce temps nous négociions toujours I L'année 1875 était à
moitié écoulée. Fatigué de nous attendre, le gouvernement ^yp-
tien organisait activement ses tribunaux ; les présidences, les vice-
présidences, les greffes, tous les postes de magistrats, toutes les
places de fonctionnaires de l'ordre judiciaire et d'officiers attachés
à l'ordre judiciaire étaient remplis, et, comme nous n'étions pas
là pour nous défendre, presque aucun Français n'y était adnais.
Des hommes étrangers à nos lois et à nos pratiques d'administra*
tion judiciaire occupaient les positions que nous aurions dû prendre
à tout prix. Inaugurant l'omnipotence qu'elle allait s'arroger pen-
dant cinq ans, la cour d'appel d'Alexandrie composait et imposait
au gouvernement égyptien un règlement général judiciaire qui
mettait entièrement le parquet, les tribunaux de première instance
et l'ordre des avocats sous sa dépendance et qui, sur plusieurs
points importans, méconnaissait la convention diplomatique par
laquelle les tribunaux nouveaux étaient institués. Enfin, le 28 juin
1875, le khédive ouvrait ces tribunaux dans une brillante
solennité où le consul français faisait seul défaut. Pendant que les
autres puissances s'empressaient d'occuper le terrain judiciaire
où allaient se^livrer toutes les luttes futures pour la prépondérance
en Egypte, la France s'occupait à se retracer à elle-même les sou-
venirs glorieux de l'époque lointaine où elle obtenait, au moyen
de capitulations, une influence sans rivale en Orient et où tout le
monde était^obligé de se couvrir de son pavillon pour faire le com-
merce dans le Levant. Le rapporteur du projet de loi sur la
réforme judiciaire, M. Bouvier, retenait longtemps l'assemblée
nationale au milieu de ces vieux souvenirs qu'il corroborait de tous
les vieux textes dont il avait pu faire la découverte. Il se complai-
sait dans ces recherches archaïques, où brillait, à côté d'une érudi-
Lk SITOATION DE L'ÉGTPTB. 281
don de seconde main, une ignorance absolue du présent. Les ora-
teurs de l'assemblée nationale suivaient presque unanimement son
exemple. Toute cette science historique aboutissait d'ailleurs en fin
de compte à l'acceptation de la loi. Qu'avions-nous donc gagné à
attendre? Rien! Qu'y avions-nous perdu? La direction des nouveaux
tiibonaux, dont les Autrichiens et les Allemands s'emparaient pen-
dant que nous nous perdions dans une admiration rétrospective et
un cuhe tardif des grandes œuvres de François I'" I
Ce n'est pas que les répugnances de la France à accepter la
réforme judiciaire, telle qu'on l'avait organisée, fussent dénuéeside
motife sérieux ; seulement, on se trompait sur ces motifs : on s'at-
tachait aux plus vains et aux plus factices; on n'apercevait pas
ceux quf auraient dû réellement nous inspirer quelque méfiance
sur les suites de l'entreprise qui s'accomplissait en Egypte. Dni-
quement préoccupé de la protection des colonies européennes
en Egypte, on ne songeait pas à se prémunir contre le rôle politique
que les nouveaux tribunaux allaient être fatalement tentés de jouer«
On craignait le gouvernement du khédive ; on avait peur qu'il ne
s'emparât de la magistrature, qu'il n'en fit l'instrument docile de
ses volontés ; on cherchait à donner de grands pouvoi. o aux magis-
trats pour les aider à résister à ces tentatives de séduction ou d'in-
timidation; et l'on ne pensait pas qu'il serait peut-être sage de
prendre des précautions, non-seulement contre les empiétemens du
khédive, mais encore contre l'abus que la magistrature pourrait
faire de sa puissance. Il eût été pourtant assez facile de deviner
que, dans un pays où il n'y avait ni clergé, ni aristocratie, ni classe
(érigeante, un corps de magistrats muni d'attributions presque illi-
mitées et pouvant juger presque tous les actes de la puissance
pubUque, acquerrait une autorité au moins égale à celle du vice-roi.
L'effort de nos négociateurs avait été uniquement concentré sur des
questions de compétence purenibnt judiciaire. N'aurait-il pas mieux
valu se préoccuper quQ|l(^e p^ de la situation exceptionnelle que
l'on faisait à la cour d'appel d'Alexandrie, au-dessus de laquelle on
avait renoncé à mettre une cour de cassation, en lui donnant des
poQToh^ d'une étendue telle qu'aucune autre cour au monde n'en
possède de pareils? Juge à la fois du fait et du droit, cour d'appel
et cour de cassation, chargée en outre de la discipline judiciaire,
reconnue compétente dans les procès où le gouvernement et les
administrations publiques sont en jeu, n'ayant à côté d'elle, pour
tempérer ses empiétemens, ni tribunal des conflits, ni conseil d'état,
comment n'aurait-elle pas abusé d'avantages si exorbitans? Mais
si l'on était inquiet de l'usage qu'elle pouvait faire de son auto-
rité, c'était uniquement dans la crainte qu'elle ne se laissât gagner
232 BBTUB DE8 DEUX MORDESt
par le khédive et qu'elle ne secondât ses plas déplorables entre-
prises. On ne prévoyait pas l'hypothèse où elle se placerait au con-
traire en face du vice-roi pour essayer de s'emparer d'une partie
du gouvernement et pour devenir le premier corps politique de
l'JÎgypte* On la prévoyait si peu qu'on n'hésitait pas à rendre cette
cour maltresse de la loi elle-même. Les codes égyptiens avaient été
dressés à la hâte et pour ainsi dire bâclés avec une précipitation
qui en a fait un monument d'inconséquence« Pour suppléer à des
lacunes évidentes, pour affaiblir des contradictions qui sautaient
aux yeux, il fut décidé c qu'en cas de silence, d*insufiisance ou
d'obscurité de la loi, le juge se conformerait aux principes du droit
naturel et aux règles de l'équité. » Proclamation élastique qui per-
mettait à la magistrature de faire subir à la législation tAites les
modifications qui lui conviendraient! On alla plus loin. L'art. 12 du
code civil déclara « que les additions et modifications aux présentes
lois seraient édictées sur l'avis conforme du corps de la magistra-
ture, et au besoin sur sa proposition, » ce qui était confondre le
pouvoir législatif avec le pouvoir judiciaire, et inviter les nouveaux
tribunaux à s'ériger en parlement de l'ancien régime, enregistrant
les lois et pouvant par suite s'opposer à leur promulgation.
Nous le répétons, tout l'effort de la diplomatie française avait eu
plutôt pour but d'étendre que de contenir dans de justes bornes la
puissance politique des nouveaux tribunaux. Leur puissance judi-
ciaire seule avait été restreinte. D'importantes concessions ayant
été obtenues sur ce dernier point, la France consentit enfin à dési-
gner des magistrats pour la représenter dans la nouvelle justice;
mais quand ceux-ci arrivèrent au Caire et k Alexandrie, cette jus-
tice fonctionnait déjà sans eux depuis plusieurs semaines, et il leur
fut absolument impossible d'exercer la moindre influence sur son
organisation et ses premiers actes. 4?i'ivés trop tard en Egypte, les
magistrats français n'ont jamais ptf;'y regagner l'avance que les
magistrats des autres nations avaient prise, sur eux. Sur trois tri-
bunaux de première instance et une cour d'appel où l'on applique
la loi française, où la langue officielle est le français, il n'y a pas
aujourd'hui un seul président de notre nation I 11 faut dire aussi
que la situation faite par leur propre gouvernement à nos magis-
trats a puissamment contribué à leur imposer un rôle précaire,
étroit, effacé. Les autres gouvernemens, et en particulier ceux d'Al-
lemagne, de Russie, d'Autriche et d'Italie, comprenant l'intérêt
d'envoyer en Egypte des hommes qui sussent tirer de la réforme
judiciaire"^un grand parti politique, avaient pris soin de choisir leurs
magistrats dans l'élite de leur corps judiciaire. Ils ne s'en étaient pas
tenus là : loin de considérer ces magistrats comme des Égyptiens,
LA SITUATION DE l'ÉGYPTE. 283
n'tyBBtptt» aucun commeree a?ec la patrie, ils les araient très inti-
moment liés à la cause nationale en leur conservant, non-seulement
le poste et les appointemens qu'ils possédaient dans lenr paye, mais
en l^ir promettant à leur retour d'Egypte un aTancement considé-
table. Les années passées sur ks borda du Nil devaient compter
eommedes années de campagne ; et rien n'était plus justifié. On ne
poavait pas, ra effet, appliquer aux magistrats de la ràbrme le prin-
cipe, plus ou moins digne de respect, gui consiste à regarder tout
iMctionnaire prêté à un gouvernement étrange comme détaché de
90D propre gouvernement et n'ayant plus aucun rapport avec lui.
Ces magistrats n'étaient pas prêtés au gouvernement égyptien ; ils
étaient délégués auprès de lui pour exercer un droit qui appartenait
MX puissances en vertu des capitulations et des usages, droit qu'elles
anient bien voulu modifier dans la pratique en le faisant passer
des consulats aux tribunaux mixtes, mus dont elles n'avaient con-
senti à se dessaisir en aucune manière et qui restait parfaitement
intact entre leurs mains. Gela est si vrai que l'Autriche et l'Alle-
magne, les puissances qui ont certainement le mieux compris et le
mieux pratiqué la réforme, avaient fait voter par leurs parlemens
respectifs des lois transférant pour cinq ans la juridiction sommaire
aox tribunaux mixtes, ce qui était une manière de garantir le prin-
dpe de cette juridiction et de conserver aux nouveaux tribunaux
le caractère d'exterritorialité qu'avaient eu les consulats. Considérer
les magistrats de la réforme comme des fonctionnaires égyptiens
était donc une faute politique en même temps qu'une erreur juri-
dique et diplomatique. C'est une expérience d'ailleurs qu'on' tentait
en %ypte, puisqu'au bout de cinq ans on se réservait le jdroft de
rerenirà la juridiction consulaire si le changement essayé n'avait pas
produit de bons résultats. Hais comment savoir si les résultats en
étaient bons ou mauvais sans consulter sans cesse les hommes qu'on
chargeait d'appliquer le nouveau système judiciaire? Et comment
fes consulter sans cesse si on commençait par les traiter en étran-
gers, par les séparer de la magistrature nationale, par leur déclarer
qu'en allant en Egypte ils perdaient tous leurs droits, non-seule-
ment à Tavancement, mais à la retraite dans leur propre pays?
Sans son rapport à rassemblée nationale, H. Bouvier avait dit
avec raison : « Si l'on veut se prémunir contre les dangers de la
réfonne, il ne suffit point de soumettre à l'agrément des gouveme-
mens européens les choix faits par celui du Caire; il faudrait que
les ministres de la justice n'autorisassent que des magistrats ayant
déjà fait leurs preuves, et que ceux-ci, considérés comme remplis-
sant une mission, fussent assurés de retrouver leur rang et leur
grade dans la mère patrie à l'expiration de leurs fonctions judi-
ciaires en Egypte. D C'était parler avec sagesse et prévoyance. Hais
28 A BEVUB DEtS DEUX XOSTDBS.
ce langage n'a eu aucune influence sur le choix et sur les résolu-
tions du gouvf^raement français. Groirait-on que tous les magistrats
envoyés en Egypte ont été immédiatement rayés des cadres de
notre magistrature, et prévenus qu'ils n*y auraient plus d'avenir?
N'était-ce pas se condamner à n'exercer aucune action sur eux?
N'était-ce pas donner raison au khédive, qui prétendait consi-
dérer les nouveaux magistrats comme de purs Égyptiens placés
sous sa direction exclusive? N'était-ce pas, quand les autres gou-
vememens faisaient luire aux yeux de leurs magistrats les plus
brillantes^ espérances, vouer d'avance les nôtres à la froideur ou au
découragement? Chose curieuse I la France, qui avait montré le plus
de répugnance à renoncer aux privilèges consulaires, est, de toutes
les nations, celle qui a le moins cherché à rétablir ces privilèges
sous une forme nouvelle adaptée aux conditions de la vie moderne
des peuples orientaux. Inconséquence grave qui lui a causé un
dommage profond !
II.
Les fautes que nous venons d'énumérer ont produit, avec une
étonnante rapidité, leurs inévitables résultats. Nous avons Jit que
les nouveaux tribunaux avaient été installés sans nous, tandis (pie
nous hésitions encore adonner notre adhésion au projet de réforme.
Le corps de la magistrature avait immédiatement nommé vice -pré-
sident (le président d'honneur est indigène dans la cour et dans
les tribunaux) de la cour d'appel d'Alexandrie l'homme qui allait
s'emparer des tribunaux mixtes, les soumettre à la plus sévère
discipline et les conduire, coûte que codte, au but qu'il se propo-
sait d'atteindre et qui n'était autre que l'omnipotence politique :
le conseiller autrichien, M. Lapenna. Il faut rendre justice à
M. Lapenna : il a des qualités de gouvernement de premier ordre,
et, sans sa main de fer, il est fort possible que des tribunaux com-
posés d'élémens hétérogènes et disparates se fussent bientôt per-
dus dans l'anarchie. Mais à peine oi^ganisés, ils ont été saisis, enré-
gimentés, menés à la baguette avec une énergie telle que toutes
les velléités de résistance ont disparu comme par enchantement.
Un homme indépendant, le conseiller russe, M. Cumani, irrité de la
précipitation avec laquelle on brusquait l'organisation de la nouvelle
justice, voulait qu'on attendit, pour mettre en œuvre la machine judi-
ciaire, que les magistrats fussent au complet et que les représen-
tans de la France fussent arrivés. On trouva le moyen de lui rendre
la vie tellement dure qu'il fut obligé de donner sa démission. Plus
tard, un juge de première instance, d*humeur peu souple, essaya
également de secouer le joug de la cour d'Alexandrie. Il fut impi-
LA srruAnoN de l'Egypte. 285
tofablemeût brisé. M. Lapenna avait compris tout de suite que, pour
réussir dans ses desseins, il fallait non-seulement gouverner d'une
manière absolue la cour d'appel d'Alexandrie* mais encore exercer
le même pouvoir siu: les trois tribunaux de première instance. Par
bonheur, la convention internationale donnait à la cour une auto-
rité disciplinaire indéfinie sur ces tribunaux. II suffisait donc d'é-
tendre outre mesure cette autorité, sous prétexte de la déOnir,
pour dominer entièrement tout le corps de la magistrature. Or, avec
un peu de hardiesse et de dextérité, rien n'était plus aisé. Il était
contenu qu'un règlement judiciaire général et détaillé serait dressé
par la cour, puis soumis à l'examen des tribunaux et à l'approbation
du ministre de la justice. Afin d'aller plus vite en besogne, on
dressa on règlement provisoire pour la première année. Ce règle-
ment comprenait 2A8 articles qui touchaient à la fois à toutes les
questions administratives et jucUciaires. On le présenta au ministre
de la justice la veille même du jour où le khédive devait inau-
gurer la réforme dans une cérémonie solennelle. Le ministre se
récria, demandant quelques jours pour examiner une oeuvre aussi
considérable. — Soit I lui répondit-on ; mais alors les tribunaux ne
s'ouYriront pas demain ; la fête commandée par le khédive n'aura
pas lieu ; la manifestation destinée à entraîner l'adhésion des puis-
sances qui n'ont pas encore accepté la réforme sera compromise ;
tous les effets qu'on en attend seront perdus. Et pourquoi cela?
Pour TOUS permettre de discuter quelques points de détail dans un
règlement provisoire que vous pourrez modifier de fond en comble
au bout d'un an ! — Mis ainsi au pied du mur, le ministre dut
signer le règlement sans le lire. Un an après , il l'avait lu et les
tribunaux aussi; mais il était trop tard pour y rien changer I La cour,
devenue maîtresse, repoussa toutes les observations qu'on lui fit de
divers côtés sur ses innombrables empiétemens et maintint son
règlement intact : le pli était pris, il n'y avait plus à y revenir.
Quand on examine avec quelque attention ce règlement judi-
ciaire, on reconnaît sans peine qu'il a eu pour but : 1® de suppri-
mer toutes les autorités rivales de celle du vice-président de la cour
d'appel ; 2^ de placer entièrement les magistrats de première instance
sous la direction de ce vice-président. Dès l'article 6, le règlement
porte que a les juges des tribunaux et les conseillers de la cour
d'appel sont magistrats; que les greffiers, commis greffiers et inter-
prètes sont fonctionnaires de tordre judiciaire y et que les huis-
ner$ sont officiers attofhis à l'ordre judiciaire. » Des membres du
parquet, auxquels la convention internationale avait voulu jéserver
une autorité considérable, il n'est même pas fait mention. La cour
les supprime d'un trait de plume. On est frappé, dans la suite du
règlement, de voir combien le procureur- général et le ministre de
286 UBTtJB DES Dnt K0KDE8.
la justice y apparaissent peu. Le dernier mfeme n'y apparaft pus du
tout. Cest la <x>\ir^ ou plutôt sron vice-président, qui iMmime tous
les foncticmnaires de Tordre judiciaire, tous les oUGbciers attachés à
Tordre judiciaire, et jusqu'aux demies garçon^ de bureau ; c^est
elle, ou plutôt c'est lui qui )Et la police des greffes; c'est encore lui
qui surveille Tadministration des finances communes; c^est tou-
jours lui qui concentre dans ses mains toutes-puissantes Tadminis-
tration de la nouvelle justice. L'article S de la convention intertia-
tionale déclarait « que les greffiers, huissiers et interprètes servent
nommés par le gouvernement, n Qu'importe 1 L'article 11 du règle-
ment judiciaire, sans tenir aucun compte du texte d'un traité, pro-
dame « que les fonctionnaires de Tordre judiciaire et les huissiers
seront nommés par la cour ou par le tribunal auquel ils seront
attachés, » et Tarticle 12 ajoute a qu'ils pourront 6tre révoqués, à
tout moment, par TaUtorité judiciaire qui les aura nommés. » Le$per^
Sonnes de bas service elles-mêmes, concierges, garçons de bureaux,
échappent à la nomination du ministre pour être soumises à celle du
vice-président de la cour et des vice*présidens des tribunaux;
« toutefois, ces derniers ne pourront nommer des personnes de
bas service ou en augmenter le nombre qu'après y avoir été auto-
risés par le vice-président de la cour, qui fixera le montant tfe la
rétribution qui leur sera allouée. » Tout le personnel judidaire, on
le voit, est placé sous la même autorité. Dans cette forte organisa-
tion, le parquet ne trouve aucune place, n'obtient aucun droit.
Néanmoins son existence même est devenue rapidement une cause
d'inquiétude et de malaise pour le vice-président de la cour
d'appel. Aussi M. Lapenna s'est-il empressé de s'en débarrasser.
Il est parvenu sans trop de peine à obtenir la démission du procu-
reur-général, dont la conduite imprudente lui a fourni des armes
pour le battre. Mais, le procureur-général disparu, il restait encore
des substituts européens. Se souvenant que plus fait douceur
que violence, M. Lapenna n'a pas poursuivi leur révocation ou
leur démission ; il s'est borné à les transformer en juges, ce que la
plupart d'entre eux ont accepté avec reconnaissance. Mais la France,
bien inspirée cette fois, a refusé absolument de permettre qu'on
assit son substitut, en sorte que le substitut français est resté à son
poste, seul débris survivant du parquet européen, et a maintenu
de son mieux, à Teticontre des empiétemens successifs de la cour,
le peu d'autorité qu'on lui avait laissé.
Pour tenir les magistrats de première instance sous sa dépen-
dance, les moyens ne manquaient pas au vice-président de la eoor
d'appel. On pouvait les prendre à la fois par la force et par la p^-
suasion : par la force, car la convention intemationalef complétée,
comme nous venons de le dire, par le règlement judiciaire^ tes
• Là SITUATION DE L EGYPTE. 2&7
plaçait directement sous la discipline de la cour ; par la p^auaaîaa,
car celte même convention faisait encore dépejiidre leur avanomieiU
du jf^ement de la cour. Jusque dans les plus menus détails d'ad-
mimstffitioo intérieure, celle-ci leur a fait sentir son autorité. Nous
affOBS ra qu'il ne leur était pas permis de choisir le moindre garfM
de bureau sans sa permission. Il ne leur est pas permis davantage
de fixer leurs audiences, de disposer leur travail, de le régler et k
r^artir entre leurs membres respectifs. « Les tribunaux de pre-
miiit instance, dit l'article 49 du règlement judiciaire, et leurs
noe^réûdens pourront proposer en tout temps à la cour les modi-
ficalioii8 à faire dans la répartition du service, sans préjudice du
droit de la cour de modifier en tout temps cette répartition, de sa
{NTopre initiative. » Mais c'est surtout au moyei) des vacances que
le vice*pré$ident de la cour d'appel est parvenu à établir solide-
ment 8on influence sur les juges de première instance. Dans un
pa]fs comme TÉgypte, où les chaleurs de l'été sont intolérables, Ids
racaoces deviennent un véritable besoin dont on ne saurait priver les
Soropéens sans altérer profondément leur santé, parfois môme saM
compromettre leur vie. Or, la cour d'appel s'est réservé le droit (ie.
distribuer souverainement les vacances aux juges de première
instance, et son vice-président seul a conservé la faculté de leur
donner ou de leur refuser, en cas de nécessité, des congés extra-
ordmaires. Il a fallu pour cela violer manifestement le code de pro-
cédure civile et commerciale. En effet, la cour d'appel s'est ad-
jugé à elle-même des vacances fixes et régulières du 1" juillet au
li^ octobre, pendant lesquelles les affaires sont nécessairement
suspendues devant elle, tandis qu'elle a décidé que les vacances
des juges de première instance seraient réparties dans l'ordre et
suivant les délais compatibles avec les exigences du service, afin que
les aflaires pénales et les affaires civiles et commerciales urgentes
ne faaaPQt jamais suspendues devant les tribunaux. Mais les délais
d'appel, fixés par le code de procédure, sont en général de soixante
jourset de quinze jours seulement en matière de référés, de faillite,
de distribution par voie d'ordre et de contribution; a le tout
ajoute le code, sans préjudice des délais moindres déterminés par
la loi dans les cas spéciaux. » Que deviennent ces] délais légaux
pendant les trois mois et defni de vacances de la cour d'appel, qui
ne corre<!pondent pas à des vacances des autres tribunaux? Les
tribunaux de première instance jugent; l'appel est impossible dans
les délais réglementaires; le code est encore une fois mis^en oubli!
L'artide 131 du règlement judiciaire porte « que le vice-président
delà cour d'appel a la surveillance des juges qui la composent et
des juges des tribunaux. » Lies peines disciplinaires contre les avo-
cats sont également prononcées par la cour; les simples manda-
288 REVUE DES DEUX lfORlXB8«
taires dépendent également d'elle ; les tribunaux ne peuvent les
exclure de leur barre sans son autorisation.
Ainsi la cour d'appel d'Alexandrie, juge du fait et du droit,
puisqu'elle n'a pas au*dessus d'elle une cour de cassation, ne
possède pas seulement des pouvoirs judiciaires supérieurs à ceux
de toutes les autres cours du monde ; elle s'est arrogé en outre les
pouvoirs disciplinaires et administratif!» qui, partout ailleurs, appar-
tiennent concurremment au ministre de la justice, au parquet et
aux présidons des tribunaux. Elle a été plus loin encore. Empiétant
cette fois sur les attributions du ministre des finances, elle s'est
emparée de l'administration des frais de justice, qui ont dû être versés
à sa caisse et dont elle a conservé la libre disposition. Au moment
où rÉgypte traversait une crise finandëre terrible, où la cour
condamnait le khédive à payer toutes ses dettes avec des intérêts
exorbitans, au moment où aucun fonctionnaire public ne recevait
de traitement, où la disette était universelle, la cour disposait dans
une maison de banque d'Alexandrie des sommes importantes desti^
nées à assurer le paiement intégral de l'indemnité des magistrats à
l'expiration de la période quinquennale. Il ne lui suffisait pas d'as-
surer le présent; elle voulait, de plus, garantir l'avenir, donnant
ainsi, au milieu de la détresse universelle, le spectacle d'une édi-
fiante prospérité. Les sacrifices n'étaient pas faits pour elle, et lors-
qu'on lui disait que sa conduite pouvait donner lieu à des interpré-
tations fâcheuses, elle répondait qu'au contraire la dignité de la
magistrature était intéressée à ce que les magistrats ne perdissent
pas une piastre de leurs émolumens actuels et futurs, et ne fussent
pas exposés à subir la loi commune. Quelque opinion que l'on pro-
fesse sur cette manière de comprendre la dignité de la magistrature,
il n'en est pas moins vrai que les traités ne donnaient pas à la cour
d'appel le droit de se créer un budget à part, administré par elle en
dehors de l'état (1). Si le gouvernement avait fait saisir dans la ban-
que où ils étaient déposés les fonds des magistrats, il n'aurait certai-
nement pas dépassé ses pouvoirs. Hais son action aurait été jugée par
les magistrats eux-mêmes, et il n'est que trop dair qu'elle aurait été
sévèrement condamnée.
En résumé, si nous avons réussi à exposer nettement la situation
(1) Cette opinion n^est pas celle de la cour. IL Lapenna a toojoan soatena qa'en
?erta des capitalatlonsi tous les frais de Justice devaient revenir anx tribonauz, qa'au-
cane partie ne pouvait en être employée à un autre usage que celui du service Judi-
ciaire. On a trouvé dans les capitulations des choses bien étOiinantes,'mais rien à coup
sûr d*au9si extraordinaire que ce que le vice-président de la cour d'Alexandrie y a
rencontré! Il est bon d'ajouter que, si les frais de Justice sont insuffisans pour le ser-
vice judiciaire, le gouvernement est tenu de parfaire la différeaoe. C'est de cette ma-
nière que les capitulations lui imposent, paralt-il, des devoirs et le privent de tout
droit.
LA SITOAHON DE L'ÉGYRTE. 2S0
judiciaire de TËgypte, on doit reconnaître qu'elle est absolument
contraire à tous les principes, à toutes les règles, suivis dans les
autres pays. La clé de voûte du système est la cour d'appel d'Alexan-
drie, puissance omnipotente, réunissant en elle toutes les attribu-
tions qm sont dispersées ailleurs entre un grand nombre de corps
etd'institutions. Cette centralisation excessive s'étend à tout, L'Egypte
n'a pas, comme les autres nations, autant de barreaux que de tribu-
naux ; elle n'a qu'un barreau unique dont le conseil siège à Alexan-
drie à côté de la cour et sous sa tutelle. Les avocats n'ont pas plus
de liberté que les juges. L'un d'eux ayant écrit il y a quelques mois,
non comme avocat, mais comme simple publiciste, une brochure où
il se permettait des observations fort modérées sur les inconvéniens
de l'organisation judiciaire, a été menacé immédiatement d'être rayé
de l'ordre du tableau ; il a fallu qu'il se rétractât comme s'il avait
commis une faute dans l'exercice de ses fonctions. A la place de cette
idée de la justice, ou plutôt de cette habitude des formes modernes
de la justice qu'on se proposait d'introduire en Egypte, on y a donc
introduit un régime qu'aucun peuple ne pourrait supporter sans
danger. Ce qui manque dans tout l'Orient, ce n'est pas le sentiment
de l'équité et du droit. Le Turc et l'Arabe ont le respect de leur
parole; ud instinct secret de la justice les anime. Mais ce qu'ils igno-
rent absolument, ce sont les procédés tutélaires au moyen desquels
les nations civilisées font passer cet instinct dans le domaine des faits
et Tentoarent de solides garanties. Pour eux, on le sait, la religion,
la justice, l'autorité politique, ne sont pas des choses distinctes. Le
ponroir judiciaire se confond à leurs yeux avec le pouvoir politique.
Ce qu'il faudrait leur apprendre, c'est à séparer dans leur esprit et
dans la pratique ce dont ils se font une conception unique. Mais
est-ce bien en leur donnant le spectacle d'un corps judiciaire où
tous les pouvoirs sont confondus dans la même mt^in qu'on attein-
dra ce rteultat 7 Est-ce bien en substituant à une autorité arbitraire
une autorité non moins arbitraire qu'on leur fera comprendre ce
que c'est que la légalité? Ceux qui ont vu de près les effets pro-
duits en quatre ans par la réforme égyptienne ne peuvent qu'être
persuadés, du contraire. Pour peu qu'ils aient interrogé les indi-
gnes, ils se sont aperçus bien vite qu'elle les a afiermis dans la
croyance que la force était la maîtresse du monde, et que, sous des
formes changeantes, c'était toujours elle qui décidait des destinées
humaines.
III.
Aux raisons morales qui ont empêché les indigènes de com-
prendre autant qu'ils auraient pu le faire la supériorité de la jus-
ion XLn. — 1880. 10
290 ftSTUfi DBS WUX MOHDBS.
tice européenae sur la justice oiientale, soat venues se joindre des
diiEcultés matérielles qui les ont fortement éloignés des nouveaux
tribuasjux. Nous voulons parler de l'élévation tout à fait exagérée
des frais de justice. Dans aucun pays du monde, la justice ne coûte
aussi cher qu'en Egypte; le moindre procès y devient ruineux;
bien souvent les dépenses sont si fortes, qu'elles égalent ou dé|>a6^
sent même les avantages qu'on pourrait retirer du gain d'un procès.
Pour donner une idée de ce que peut coûter un procès en Egypie,
il nous sufiira de dire qu'un jugement par défaut y entraîne déjà
une dépense de 928 piastres» soit 2&5 fr. 60 environ. Et ce n'est
là qu'un début I Si l'alTaire se poursuit, les frais font la boule de
neige, et lorsqu'on arrive à l'issue du procès, on a dépensé quatre
ou cinq fois plus qu'on ne l'aurait fait en France ou daos tout autre
pays européen. Nous ne parlons ici que des frais de justice. Hais
les honoraires des avocats et des mandataires doublent ou triplœt
encore cette première dépense. Un usage» sévèrement proscrit chez
nous, permet aux avocats égyptiens de prendre pour ainsi dire des
procès à forfait : s'ils gagnent leur cause, ils ont une part déter-
minée et toujours très grande des profits. On ne se tourmente
pas de savoir si cette coutume, en faisant des avocats de véritables
parties , ne nuit point à leur dignité et à leur indépendance. Ce
genre de scrupules, si commun dans les barreaux d'Europe, est
tout à fait inconnu du barreau d*Ëgypte. Quant à la classe nom-
breuse des mandataires, on peut dire qu'elle est un véritable fléau
pour les plaideurs indigènes. Gommecesderniersnecomprennent rien
aux formes de notre justice, ils sont complètement à la merci d'une
nuée d'exploiteurs qui les pillent sans miséricorde. A peine arrivés
k la gare du chemin de fer de la ville où est situé le tribunal près
duquel ils vont se présenter, ils sont assaillis par des hommes pré-
venans qui s'emparent d'eux, qui s'offrent à les diriger dans le
dédale des greffes et des tribunaux, qui se chargent de leur expli-
quer leur affaire et les moyens de la traiter avec succès. Très
souvent, ces hommes prévenans sont de véritables escrocs qui aban-
donnent subitement les malheureux plaideurs après leur avoir arra-
ché des sommes plus ou moins importantes. Quand ce ne sont pas
des escrocs, ce sont en général des gens sans compétence, inc^
pables de soutenir la cause dont ils se chargent. Leurs services
presque nuls doivent être pourtant très chèrement rétribués. Le
règlement judiciaire avait donné aux tribunaux le droit d'exercer
une sévère discipline sur ces dangereux mandataires; mais, par
malheur, la cour d'appel s'étant réservé la faculté de lever les
mesures de répression prises par les tribunaux, cette discipline est
devenue presque illusoire. On comprend, en effet, que des magis-
trats placés sur les lieux où les mandataires exercent leur profes-
LA SrriJATION DE t^ÉGYPTB. 291
sion poissent seuls apprécier leur moralité ou leur immoralité. C'est
de mille indices particuliers que se forme sur eux une opinion coon-
pétente. La cour, qui ne les voit pas agir, qui ne les juge que sur
des fûts patens (f improbité, est portée à les traiter arec une indul-
gence excessive. Hieux vaudrait & coup sûr supprimer absolument
les mandataires et organiser en Egypte un corps d'avoués réguliè-
rement constitué, of&rant aux parties des garanties d'intelligence et
d'honnêteté.
Hais ce n'est pas seulement de la ctierté de la justice que les
ii£gènes ont à se plaindre. Nous avons exposé ici même, l'année
dernière (1), comment l'introduction en Egypte d'un régime d'hy-
pofthèqoes peu appropié aux mœurs locales avait eu pour résultat
de faire passer de nombreuses propriétés entre les mains d'usu-
riers sans scrupule. Nous ne reviendrons pas sur ce sujet, n'ayant
pas le dessein d'étudier en ce moment les conséquences de la
réforme au point de vue indigène. Le point de vue politique et
international nous occupe uniquement. Ce n'est pas le sol de
I*l£gypte seul qui a été exproprié depuis quelques années, c'est
encore le gouvernement du pays, dont les attributions les plus
essentielles ont été transportées en des mains étrangères. Aujour-
d'bni, l'Egypte ne s'appartient plus ; elle n'appartient même plus
à quelques grandes puissances dont les intérêts sur les bords du
Nil autoriseraient la domination morale ; elle est le bien commun
des quatorze nations qui ont adhéré à la réforme judiciaire et qui
ont tiré injustement de cette adhésion le droit d'intervenir sans
cesse dans l'administration et la législation du pays. Il est à remar-
quer que, dès l'origine des négociations pour l'établissement des
tribunaux mixtes, la Porte ottomane avait prévu le danger que
ces tribunaux feraient courir à la législation intérieure de l'Egypte
et qu'elle avait tenté de le prévenir. Ainsi l'article 21 d'un projet
de règlement judiciaire préparé en 1870 par le gouvernement fran-
çais contenait un paragraphe ainsi conçu : a Jusqu'à ce que Tad-
ministration égyptienne possède un conseil consultatif offrant des
gstranties suffisantes en ce qui concerne les modifications qui pour-
nuent être introduites dans les nouveaux codes, tout changement
apporté dans les lois donnera aux cabinets le droit d'examiner si
les conditions de Parrangement intervenu ne se trouvent pas alté-
rées. » Ce paragraphe, comme on le voit, ne portait qu'une atteinte
indirecte au pouvoir législatif du gouvernement égyptien : d'abord
îl prévoyait Pbypothèse où l'organisation d'un conseil consultatif
offrant des garanties suffisantes enlèverait aux puissances tout droit
d'ingérence dans la législation intérieure de l'Egypte : et seconde-
Ci) Voyei U R$vue du 15 août 1879.
292 ABYUB DES 0£UX MONDES.
ment, tant que cette hypothèse ne se serait pas réalisée, il ne donnait
pas aux puissances un droit d'ingérence immédiate, il ne déclarait
pas qu'aucune loi n'aurait un caractère obligatoire sans leur autorisa-
tion ; il se bornait à leur permettre de protester par la voie diploma*
tique contre les mesures législatives qui leui paraîtraient contraires
aux traités. Néanmoins, la Porte ottomane protesta contre ces dispo-
sitions qui restreignaient, à son avis, d*une manière arbitraire la
puissance du gouvernement égyptien. On ne s'explique pas, en effet,
pourquoi la réforme judiciaire, qui ne doit être, qui n'est en principe
qu'une application nouvelle des capitulations, qui ne saurait par con-
séquent étendre les privilèges accordés par les capitulations aux na-
tions européennes, qui ne peut qu'en modifier l'application, leur as-
sure la faculté d'exercer sur la législation, intérieure de l'Egypte une
action directe, constante, absolue. On s'explique encore moins
pourquoi cette faculté n'existe que pour l'Egypte, alors que les
capitulations règlent la situation des étrangers dans tout l'empire
ottoman. Personne ne s'avise de protester au nom du droit lorsque
la Porte fait une loi d'administration publique, un règlement finan-
cier ou politique. Les puissances ne s'interposent que si le gouver-
nement turc essaie de soumettre leurs nationaux à l'une des taxes
dont les capitulations les ont exemptés. Mais elles se gardent bien
de s'ériger en aréopage jugeant souverainement .tous les actes
législatifs de la Porte, approuvant les uns, déclarant les autres illé-
gaux, frappant ceux-ci de nullité, laissant ceux-là suivre librement
leur cours. Dans les embarras financiers qu'a entraînés la banque-
route de la Turquie, elles n'ont jamais prétendu se faire juges des
arrangemens proposés aux créanciers; elles se sont uniquement
réservé le droit de remontrance diplomatique. D'où vient qu'il en soit
autrement en Egypte, et qu'une seule province de l'empire ottoman
se trouve soumise à une sujétion qu'aucune des autres ne suppor-
terait 7
La question de savoir quelle serait la compétence des tribunaux
mixtes en matière politique, et particulièrement eu ce qui concer-
nerait les lois d'impôt, avait été posée et résolue d'une manière très
nette par le gouvernement français dans les négociations d'où la
réforme est sortie. Le point de vue où se plaçaient nos négodateurs
était, il est vrai, entièrement opposé à celui que les événemens obli-
gent d'adopter aujourd'hui ; car ce qu'on craignait alors, ce n'était
pas de voir les tribunaux mixtes contester la légalité des mesures
adriiiniiitratives et politiques prises par le gouvernement égyptien,
c'était, au contraire, de voir le vice-roi se servir de ces tribunaux
pour assujettir les étrangers à un régime de fiscalité oppressive.
« Les questions d'impôt, écrivait le 6 mars 1875 M. le duc Decazes,
doivent demeurer étrangères à la compétence de la juridiction
LA SITUATION DE L EGYPTE. 29S
noavelle; les termes du règlement organique accepté par nous
ejcclueni la confusion de Vordre judiciaire et de Vordre admi-
nistratiff et nous n'admettrions pas que la discussion de la léga-
lité des taxes auxquelles le gouvernement égyptien voudrait sou-
mettre nos nationaux pût ressortir de plein droit à un pouvoir
institué pour la connaissance de contestations purement civiles. »
Pour mettre plus complètement sa pensée en évidence, le gouver-
nement français, posant des espèces, demandait, par exemple, ce qui
arriverait si un Européen refusait de payer une taxe au gouverneur
d'Alexandrie : celui-ci pourrait-il l'assigner devant les nouveaux
tribonaux? Les négociateurs égyptiens répondaient par l'affirma-
tive, mais les négociateurs français soutenaient la négative avec
une résolution formelle de ne pas céder. « L'article 11 du règlement
organique, disait notre consul général dans une note adressée au
ministère égyptien sous une forme vague et compliquée, parait
interdire aux tribunaux mixtes tout empiétement sur le domaine du
droit administratifs mais, au lieu de formuler un énoncé de prin-
cipe et de décider quUls devront^ dans tous les caSy se déclarer
incompitenSy ce texte se borne à édicter qu'ils ne pourront inter-
préter ni arrêter l'exécution d'une mesure administrative. •• D'après
nons, et certainement aussi d'après le gouvernement égyptien, les
nouveaux tribunaux ne sont institués que pour statuer sur les
procès civils et commerciaux dont la compétence leur a été attribuée,
le gouvernement égyptien n'a jamais demandé et le gouvernement
français n'a jamais entendu que les questions administratives ou les
discussions, de quelque nature qu'elles puissent être, sur les règle-
meos de taxes et d'impôts fussent soumises à la juridiction nou-
Telle. » Revenant sur ces déclarations, déjà si formelles, le gouver-
nement français les précisait davantage dans une dépêche en date
du 19 juin 1875 : u Nous avions jugé, disait cette dépêche, que
l'article 11 du règlement organique, malheureusement assez obscur
dans ses termes, avait pour objet de séparer le contentieux admi-
nistratif de la juridiction civile ou commerciale attribuée seule ^
dans notre pensée^ aux nouveaux tribunaux. » L'Angleterre, l'Au-
triche, l'Italie et la Russie, partageant la manière de voir du gou-
Teroement français, insistaient comme lui pour qu'il fût bien
entendu que l'organisation des nouveaux tribunaux ne changeait
rien^à la situation respective de l'Egypte et des puissances ; que
ces dernières n'acquéraient par elle a aucun droit d'intervention
dans l'administration intérieure de l'Egypte, aucun pouvoir de léser
l'autonomie de ce pays en matière financière (1) ; » qu'elles conser-
>'aient, « en vertu du droit conventionnel, la faculté d'y protéger
(1) Dépêche dn l** JaiUet 1875.
29& 8EVn DBS DBOX MONDEB.
leurs natiouau contre fôtablisBemoit de certaines Uses; » mais
qae cette protection s'exeroerait à l'avenir comme dans le passé,
par des moyens parement diplomatiques, « tout empiétement des
nouveaux tribunaux sur le domaine administrait » devant ê<re
sévèrement arrêté*
Nous le répétons, ces déclarations et ces réserves, auxqueOes le
gouvernement égyptiim finit par adhérer sans réserve, avaient pour
but d'empêcher les nouveaux tribunaux de se faire les auxiliaires de
la politique du vice-roi; mais la justice la plus élémentaire n'obli-
geait-elle pas les puissances à leur donner une portée plus éteodae
en proscrivant avec la même énergie les empiétemens de pouvoirs
de la magistrature mixte, soit qu'ils secondassent les projets du
vioe-roi, soit au conU^iire qu'ils les combattissent? L'article 11 du
projet d'oi^anisation judiciaire, sur lequel roulent tous les débats,
est ainsi conçu : « Les tribunaux, sans pouvoir statuer sur la pro-
priété du domaine public ni interpréter ou arrêter l'exécution d'une
mesure administrative, pourront juger, dam les cas prévus par le
code civil, les atteintes portées à un droit acquis d'un étranger par
un acte d'administration. » Pour tout esprit impartial, rien de plus
clair que cet article. Malgré le vi^e et l'obscurité de la forme
dont se plaignaient les dépêches françaises, il ne signifiait, il ne
pouvait signifier qu'une chose, c'est que les nouveaux tribunaux
seraient juges des excès de pouvoir commis par tel ou tel agent de
l'administration et qui porteraient atteinte au droit d'un étranger.
Si un moudir (préfet) par exemple, sous prétexte d'administration,
voulait pénétrer sur la propriété d'un Européen, en modifier les
limites, y opérer un changement quelconque, les nouveaux tribu-
naux étaient compétens pour apprécier la légalité ou l'illégalité de
la mesure. Si un gouverneur d'Alexandrie ou du Caire, sous pré-
texte de règlement de vohie, tentait d'imposer à un propriétaire ,
européen telle ou telle obligation nouvelle, les nouveaux tribunaux
étaient également compétens. Le moudir ou le gouverneur ne pou-
vaient invoquer, pour s'assurer une liberté d'action absolue, nous
ne savons quel article d'une constitution de l'an VIU égyptienne;
il tombait sous le coup de la loi; il devait répondre devant la justice
des actes arbitrahres de son administration. Mais partir de là pour
octroyer aux tribunaux le droit de juger les décisions souveraines
de la puissance publique, pour leur permettre de déclarer qu'une loi
de finance édictée par le khédive ne serait pas appliquée, n'était-ce
pas confondre, contrairement aux réserves formelles de la France, le
pouvoir judiciaire et le pouvoir politique? N'était-ce pas, contraire-
ment au texte de l'article 11 lui-^même « interpréter » et surtout
a arrêter l'exécution d'une mesure administrative? » N'était-ce pas
enfin détruire cette autonomie législative de l'Egypte que les gouver-
LA SITUATION DE L'ÉGTPTJS* 295
nemens avaient prétendu respecter ? C'est pourtant, comme on va le
voir tout à l'heure, ce qu'a fait la cour d'appel d'Alexandrie. Mais,
pour achever la discussion des textes sur lesquels elle a appuyé ses
em^temens, il nous reste à montrer le parti qu'elle a su tirer de l'ar-
ticle 12 du code civil. Cet article est ainsi conçu : « Les additions et
modifications aux présentes lois seront édictées sur l'avis conforme
du corps de la magistrature, et au besoin sur sa proposition. Hais
pendant la période quinquennale aucun changement ne devra avoir
lieu dans le nyatème adopté. » Cet article n'est pas rédigé plus clai-
rement que l'article 11 du règlement judiciaire. Ne faut-il pas
néanmoins en forcer les termes de la manière la plus violente pour
en conclure que le gouvernement égyptien ne saurait faire aucune
loi politique, aucun règlement financier, sans l'assentiment du
corps de ta magistrature ou des quatorze puissances qui ont adhéré
à la réforme? Comme nous le disions il y a un moment, cette réforme
ne saurait en rien étendre les privilèges accordés aux Européens
parles capitulations; or où a-t-on vu dans les capitulations que
les puissances étrangères pussent s'ingérer dans la législation des
états musulmans pour empêcher, par exemple, ces états de réduire
l'intérêt de leur dette, d'en opérer l'uniUcation ou la conversion?
On a beaucoup abusé des mots « système adopté » introduits dans
l'article i2 du code civil; on a prétendu qu'ils interdisaient au gou-
lemement égyptien de faire de sa propre et seule autorité une loi
quelconque, attendu que toutes les lois peuvent modifier plus ou
moins directement le système adopté. Ici l'élasticité des mots a
donné naissance aux plus étranges abus. S'érigeant en parlement
de l'ancien régime, la cour d'appel d'Alexandrie s'est faite la mal*
tresse absolue, le juge suprême des lois. En supposant même que
l'article 11 du règlement d'organisation judiciaire et l'article 12 du
code dvil eussent eu dans la pensée de ceux qui les avaient rédigés
toute la portée qu'où leur a attribuée, la conduite de la cour n'en
eût pas moins constitué un empiétement déplorable. D'après tous
les textes que nous venons de citer, ce n'est pas à elle qu'il appar-
tiendrait de décider si telle ou telle mesure prise par le gouverne-
ment égyptien blesse ou ne blesse pas les privilèges que le droit
conventionnel assure aux étrangers établis en Egypte. Chaque
fois qu'une mesure de ce genre lui est soumise, elle devrait,
comme l'expliquaient les dépêches françaises, se déclarer incom-
pétente. La diplomatie s'emparerait alors de TaiTaire et la traiterait
dans des négociations suivies avec le gouvernement égyptien. Il est
impossible de trouver, soit dans les conventions internationales,
soit dans le co le, soit dans les dépêches diplomatiques qui servent
de commentaire aux conventions et au code, une ligne, un mot
justifiant la double prétention de la cour : premièrement de juger
296 ASTUB DES DEUX MONDES.
la légalité ou Tillégalité d'un acte de la puissance publique égyp-
tienne, et secondement de ne reconnaître comme légaux que
ceux de ces actes qui sont revêtus de l'adhésion des puissances.
D'après les capitulations et les traités, les puissances ont le droit
de remontrance diplomatique [quand une loi touche à leurs natio-
naux, mais elles n'ont aucunement le droit de participer à la
rédaction de cette loi en lui imprimant par leur acceptation un
caractère obligatoire qu'elle n'aurait pas sans cela. On se plaignait
beaucoup des empiétemens de pouvoir que le régime consulaire
avait favorisés en Egypte. Y en avait-il pourtant un seul qu'on pût
comparer à celui qui a mis la puissance législative entre les mains
de quatorze états, dont quatre ou cinq à peine ont des intérêts
réels dans le pays, qui a réduit le gouvernement égyptien à un
état de dépendance tel qu'il ne lui est plus possible de régler ses
affaires les plus urgentes sans consulter le bon plaisir de la Hol-
lande, des États-Unis ou de la Grèce (1) ?
C'est de la crise financière provoquée par la faillite de l'Egypte
en 1876 que sont sortis tous les empiétemens de la magistrature
mixte. Ciimprenant le parti qu'elle pourrait tirer de la faiblesse où
cette faillite plaçait le gouvernement égyptien, la cour d'appel
d'Alexandrie a profité, dès le premier jour, des circonstances favo-
rables qui lui étaient offertes pour s'emparer d'une fonction de la
puissance publique en refusant de reconnaître un caractère légal aux
mesures prises pour la conversion de la dette (2). Il est inutile de
raconter en détail conmient la question s'est posée devant elle et
comment elle Ta résolue ; le seul point important est de mettre en
évidence les principes généraux qu'elle a tirés d'un cas particulier.
Il s'agissait d'un procès «ntre un Italien, M. César Carpi, et la daîra
(1) Pour éviter toateéqul?oqae, U est boa de pré?enir le lecteur qa'aa jugemeat ré-
cent da tribomal de première instance d*Alexandrie, confirmé par an arrêt de la coar
d*appel. Tient de modifier da tout au toat ou du moins de transformer, ea Tezpliqaant,
de manière k la rendre méconnaissable, la Jurisprudence des tribunaux mixtes. La
cour reconnaît aujourd'hui qu'elle est incompétente pour Juger une loi d'administra-
tion publique ùdte par le gouvernement égyptien, et par conséquent que ce gouyeme-
ment peut faire une loi de ce genre sans son concours et sans celui des quatorse puis-
sances qui ont adhéré à la réforme. Mais cet arrêt, excellent en lui-môme, est renu
trop Urd pour changer ou modifier la situation créée par les arrèu préoédens. Gela
est si vrai, que le gouvernement égyptien a été obligé de recourir à uno oommlsaion
internationale afin de faire une loi de liquidation financière, et que si cette loi, une
fois faite, avait été repoussée par une seule des quatone puissances qui ont adhéré à
la réforme, elle n'aurait aujourd'hui aucune valeur légale. A la veille do l'expiration
des traités, la cour a Jugé habile et sage d'abandonner l'attitude qu'elle avait gardée
quatre ans, mais les conséquences de cette attitude sont irrémédiablement aoqulaes ; un
repentir tardif ne les a nullement détruites.
(S) Voir, à ce sujet l'article de M. Paul Merruau, que nous avons signalé plus haut
dans la Rwue du 15 août 1876.
LA SITUATION DE l'ÉGYPTE. 297
sanieh du khédive, dont les bons, devant être convertis avec Ten-
semble de la dette, avaient été prorogés jusqu'à la conversion. L'af-
faire, portée devant le tribunal de commerce, avait abouti à une
déclaration d'incompétence de la part de celui-ci. Interprétant ses
droits avec justesse et modération, le tribunal de commerce avait
reiiisé d'apprécier la légalité du décret qui prorogeait l'échéance
des bons et assignations de la dette publique; il avait laissé le
demaDdeur libre de s'adresser à son consul pour protester par la
voie diplomatique contre une mesure qui pouvait être en contra-
diaion avec les traités, mais qui rentrait certainement, par sa
nature et ses conséquences, dans la compétence de l'état égyp-
tien. La cour d'appel d'Alexandrie n'éprouva pas les mêmes scru-
pules. Examinant l'influence que les lois ou les ordonnances admi-
nistratives exerçaient sur l'action des tribunaux mixtes, elle déclara
que le décret par lequel le khédive avait prorogé les échéances delà
dette publique ne devait pas être « appliqué comme loi capable de
modifier ou d'atténuer l'empire des codes, par cela seul qu'il n'avait
pas été émis dans les conditions stipulées par l'article 12 du code
civil et avec le concours des personnes compétentes. » C'était,
comme on le voit, exiger que la magistrature prit directement part
à la confection des lois et devint le régulateur même de la puissance
législative. La cour d'appel établissait plus complètement encore,
au moyen d'une ingénieuse théorie, la dépendance dans laquelle elle
voulait placer le gouvernement vis-à-vis d'elle. — « Considérant,
disaitrelle, que le décret du khédive n'a pas respecté le double attri-
but que l'on peut séparer dans toute administration publique, et
qui comprend le jus imperii^ en vertu duquel un gouvernement,
ixù&Xh ginéralité tX Y impersonnalité de ce droit, établit une règle
obligatoire pour tous sans blesser exclusivement les rapports qu'il
peut avoir éventuellement avec une personne ou une classe de per-
sonnes, et le yW imperii vel gestioniSy en vertu duquel ce même gou-
vernement, selon la locution de Grozio, reproduite par les plus célè-
bres publicistes, n'est pas integrum^ c'est-à-dire représentant de la
société tout entière, mais sans contredit /?arj integri^ et par là sou-
mis, comme tout autre citoyen aux dispositions des lois générales
qui règlent les rapports de tous les individus et de la société civile;
qu'en conséquence, il est certain que le gouvernement égyptien,
en acceptant le 22 avril 1875 les traites de la daïra sanieh, établis-
sant l'obligation d'en payer le montant au porteur à l'échéance
convenue, et en décrétant sans autre forme, le 6 avril dernier, que
cette échéance établie par engagement devait être prorogée de
trois mois, n'a pas exercé la fonction tout objective qui caracté-
rise l'administration publique, cet élément organique de l'état, cet
être impersonnel qui coopère au grand mouvement social, à cette
208 ftKVm DES DEUX MONDES.
réunion de faits, d'ordres, d'opérations, de charges et de sacrifices
qui sont imposés par Tintérét général et doivent être supportés dans
de justes proportions par tous les sujets de Tétat; mais qu'il a plutôt
exercé l'autre fonction toute subjective dans laquelle l'administration
doit être considérée comme une personne civile, comme un être mo-
ral, juridique, égal à tout autre particulier devant la loi, soit pots* ses
droits, soit pour ses obligations, et par suite soumis, en vertu de la
règle universelle de tout état juste et civilisé et suivant les termes de
l'article 10, titre i"* du règlement d'organisation judiciaire, à l'instar
de tout autre particulier, au pouvoir judiciaire ordinaire,fetc. » —
Ainsi, d'après la cour d'appel d'Alexandrie, lorsque le gouvernement
égyptien, constatant lui-même l'état de déconfiture dans lequel il était
tombé, prorogeait les échéances de ses dettes et en préparait la con-
version générale, il n'i^ssait pas comme représentant intégral de la
puissance publique, mais comme un simple particulier justiciable des
tribunaux ; il n'exerçait pas la fonction objective de l'état, il jouait
tout bonnement le rêle subjectif d'un débiteur obéré qui ne peut
pas payer. Il est étrange qu'une pareille théorie ait été solen-
nellement proclamée par une cour que préside on Autrichien et dont
un des conseillers les plus éminens est un Italien. Qu'aurait dit
l'Autriche, qu'aurait dit l'Italie, lorsqu'elles ont réduit l'intérêt de
leurs dettes, s'il s'était trouvé devant elles un tribunal pour pré-
tendre qu'en agissant ainsi, elles n'usaient pas d'un droit souve-
rain, qu'elles tombaient sous le coup des apborismes de Grorio, et
qu'elles devaient être condamnées en justice comme un vulgaire
débiteur insolvable? Il n'y avait rien dans les traités sur la réfonne
judiciadre, rien dans le code civil qui justifiât les prétentions de la
cour d'Alexandrie ; car on n'avait pas prévu en les rédigeant, car
aucune législation ne prévoit Thypothëse de la faillite d'un gou-
vernement. Quand, à des époques diverses, presque toutes les puis-
sances de l'Europe, et en dernier lieu l'Autriche et l'Italie, se sont
vues acculées à la nécessité de manquer à leurs engagemens finan-
ciers et d'imposer à leurs créanciers des sacrifices plus ou noins
importans, ce n'est pas dans les lois ordinaires qu'elles ont cher-
ché la justification de pareilles mesures ; elles ont invoqué le droit
imprescriptible et supérieur de l'état, lequel, faisant les lois, peut
dans les cas de force majeure, suppléer souverainement à Tinsuffi-
sance de celles qui existent. D'oà vient donc que les magistrats
internationaux de la cour d'appel d'Alexandrie aient dénié au gou-
vernement égyptien un droit que les gouvememens de leurs pays
respectifs n'ont jamais abdiqué? D'oà vient qu'ils aient traité
l'Egypte comme aucune nation du monde n'a été traitée, si ce n'est
après une conquête à main armée?
L'arrêt de la cour d'appel d'Alexandrie dans l'affaire Garpi n'a-
LA SITUATION M I. JEfiTPTE. 299
yait pas été rendu sans protestation* Refusaot de venir plaider une
cause dans laquelle ses droits politiques et ada^nistratifs étaient
impliqués» le gouvernement égyptkm s'était bora à faire lire au
triboBal une déchuratioa qu'il est ^uée dû reproduire, car eUe est
rexproasieu même de la vérité et du ikiât.
Eo TQÎd le teite complet :
MaflBÎeiin, le tribunal a certainemeoC mesuré toute la gravité du débat
qae Ton vient porter devant lui, et nul ne s'étonnera de l'attitude
qae les ârconstaoces imposent au gouvernemeut. Ce que Ton met en
queatioiu œ n'est point un acte de son administration dont les atteintes
froisstraieot un droit acquis, c'est une prérogative souveraine elle-
môiae dins ce qui constitue son essence: la puissance législative. Le
décret du 16 avril 1876, qui a prorogé les échésôces, celui du 7 mai qui«
dans un intérêt général de premier ordre, transforme en une dette
aoique et aouveile toutes les dettes antérieures du pays, sont des actes
du législateur, l^ législateur ne peut donc ni ne doit les discuter en
cours de justice. Plein de respect pour les décisions de tribunaux
qu'il a appelés de tous ses vœux et dont il a voulu être le premier jus-
tidabie dans toutes ses relations d'ordre privé avec les étrangers dont
les richesses, l'activité et l'industrie concourent à la prospérité de ce
P^ïs» )e gouvernement se rend à toutes les assignations qui l'appellent
devant les juges et n'attend d'eux que des sentences sur le terrain où
les lois internationales constitutives de la réforme ont permis aux tri-
bonaoi de se mouvoir en toute-puissance.
Mais ce terrain n'est pas sans limites. Vous avez, messieurs, le pou-
voir judiciaire tout entier; votre intervention va jusqu'à protéger les
droits privés contre les atteintes accidentelles que leur pourraient por-
ter les actes de l'administration permanente du pays ; mais elles s'ar-
rêtent là où elles se trouveraient en conflit avec la puissance législative.
En se liant réciproquement par le pacte international auquel les tribu-
naux doivent Texistence, les puissances européennes et le gouverne-
ment ont voulu doter le pays d'institutions protectrices des droits de
tous, et rien jusqu'à ce jour n'a pu ébranler les grandes espérances
fondées sur cet accord. Mais le gouvernement n'a point entendu faire
^andoa de sa propre puissance en subordonnant les mesures législatives
d'intérêt général au contrôle souverain des nouveaux tribunaux,
€t les puissances amies n'ont point abdiqué aux mains de ces tribunaux
les droits et les devoirs généraux de la protection qu'elles exercent sur
leois {Ht^res sujets. Si donc ces puissances estimaient qu'une loi nou-
^^e blessât les droits de leurs nationaux^ elles seules pourraient en-
gager avec le gouvernement de Son Altesse des négociations dont le gou-
vernement attendrait avec pleine confiance le résultat; jusque-là les
tribunaux les devraient appliquer. Tel est le principe de la séparation
s 00 UTUE DE8 DBUX MONDES.
des pouvoirs, essentiel parce qu'il définit leurs attributions et assure
leur respective indépendance.
Le tribunal ne saurait fermer les yeux sur les conséquences d'une
déclaration contraire. Le gouvernement considère comme engagés les
droits de sa prérogative souveraine; et d'ordre de Son Altesse le khé-
dive, nous venons déclarer que son gouvernement ne peut, sans man-
quer à ses devoirs supérieurs envers lui-même et envers son peuple,
discuter en justice le principe même des lois qu'il croit les plus pro-
pres à maintenir et à développer la prospérité publique. La sentence
du juge a droit au respect de tous; dans la sphère qui est sienne tous
lui doivent obéissance, et le devoir du gouvernement est de donner à
tous l'exemple de cette soumission; mais dans la sphère législative et
souveraine, le devoir du gouvernement est de revendiquer en sa per-
sonne l'indépendance de tous.
Peut-être la déclaration qu'on vient de lire était-elle critiquable
sur un point : les nouveaux tribunaux ne devaient pas, sans se
préoccuper des prescriptions des traités et du code civil, appliquer
purement et simplement toutes les lois qu'il plaisait au gouverne-
ment égyptien d'édicter; mais, dans les cas douteux, ils n'avaient
qu'à proclamer leur incompétence, laissant aux puissances le soin
d'établir dans des négociations diplomatiques la légalité ou l'illéga-
lité de ces lois. Agir autrement, se faire juge de la loi, c'était,
comme le remarquait fort bien la déclaration, non-seulement mé-
connaître le principe de la séparation des pouvoirs, non-seulement
porter atteinte à la puissance législative de l'Egypte, mais encore
empiéter sur l'autorité des puissances et sortir résolument du ter-
rain judiciaire pour se placer sur le terrain politique, dont la diplo-
matie française, on l'a vu, avait cherché par tous les moyens à
exclure les tribunaux. Lorsque l'arrêt de la cour d'Alexandrie fut
rendu, le ministre des affaires étrangères d'Egypte adressa aux
agens et consuls généraux une circulaire dans laquelle il précisait
les griefs de son gouvernement contre cet arrêt. En voici le passage
principal :
Tout en ayant confiance que les tribunaux reviendront eux-mêmes à
une détermination plus exacte de l'étendue de leurs pouvoirs, le gou-
vernement du khédive, dans le doute que son silence sur cette impor-
tante question ne pût être interprété comme un oubli du devoir qui lui
incombe de maintenir ses attributions telles qu'elles sont définies dans
les conventions et les notes échangées avec les puissances et de sau-
vegarder intacts l'exercice des prérogatives gouvernementales ainsi
que l'application des principes du droit des gens, a pris le parti de
faire présenter oralement par ses conseils à l'audience du tribunal
LA SUDATION DE L EGYPTE. SOI
d'Alexandrie la déclaration dont, par ordre du khédive, j'ai l'honneur
de Yoas transmettre la copie ci-jointe. Comme vous le verrez par cette
pièce, si les tribunaux continuaient à méconnaître, au point de vue de
quelques intérêts, le caractère obligatoire d'une mesure législative, ils
pourraient, dans des cas d'utilité ou de nécessité publique, comme celui
dont il s*agit, empiéter sur le domaine des représentans des gouveme-
meos, tuteurs légitimes des intérêts des étrangers, et empêcher que le
khédive, exerçant un droit et un devoir inaliénables de son gouverne-
ment, ne fût à même de pourvoir, par des dispositions opportunes, aux
nécessités urgentes. Dans la législation de la réforme on ne rencontre
aucun texte qui puisse faire présumer que le gouvernement du khédive
ou les puissances aient consenti d'une manière quelconque à accorder
aux nouveaux tribunaux des facilités aussi étendues. En effet, Tarticle 11
du règlement d'organisation judiciaire ayant donné lieu à des notes
explicatives entre l'Egypte et quelques-unes des puissances intéressées,
il a été établi d'une manière expresse que les tribunaux ne pourraient
s'arroger le droit de prononcer sur des mesures d'ordre général et fiscal,
ce qui est évidemment applicable à la mesure qui nous préoccupe
aujourd'hui. L'article 12 du code civil, auquel la cour fait également
allusioQ, dispose que les additions et modifications aux présentes lois
(c est-à-dire aux codes de la réforme) seront édictées sur l'avis con-
forme de la magistrature. Mais il est évident que cet article prévoit un
cas spécial et exceptionnel. Si, quand il s'agit d'ajouter un ou plusieurs
articles aux codes ou d^en modiGer quelques autres, le pouvoir légis-
latif de ilÊgypte doit s'exercer suivant le mode prescrit dans cet article,
il s'ensuit que lorsqu'il s'agit de tout autre cas, celui, par exemple, de
pourvoir k une nécessité d'ordre public par une mesure législative, on
ne doit pas suivre la règle fixée par l'article 12, et au cas où cette me-
sure viendrait à froisser les droits ou les intérêts des étrangers, ce
serait naturellement une question qui ne pourrait être traitée et déci-
dée qu'avec les représentans des puissances.
Le gouvernement égyptien écrivait mal, mais il raisonnait fort
bien. Par malheur, la faillite dans laquelle il était tombé avait indis-
posé tout le monde contre lui ; la cour d'appel d'Alexandrie était
soutenue par l'opinion publique: elle était sûre de n'être pas désa-
Touée par les gouvememens, qui s'opposaient de toutes leurs forces
aux mesures financières du khédive et qui songeaient uniquement
à sauver les intérêts menacés des créanciers. Le temps n'était plus
où X. le duc Decazes déclarait que la nouvelle justice était « un
pouvoir institué pour la connaissance des contestations purement
dviles, » et qu'il fallait avoir grand soin « de séparer le conten-
tieux administratif de la juridiction civile ou commerciale attribuée
seule aux nouveaux tribunaux. » Le temps n'était plus également
i
302 kETQB DM OeOX MONDES.
OÙ le mâme duc Oecazes affirmait, dans une déclaration officielle,
que « la juridiction des nouveaux tribunaux ne saurait s'étendre
jusqu'à la faculté de coii$acrer la légalité (et par contre Tilléga-
lité) de toute mesure fiscale qui serait contestée par la. voie diplo-
matique, et que l'action des gouvememens étrangers ou de leurs
agences et consulats pourrait toujours s'interposer pour obtenir la
cassation ou la réparation d'actes contraires, soit aux stipulations
des traités, soit aux prescariptions du droit des gens. » Cette sage
distinction entre les droits de la magistrature et ceux de la diploma-
tie avait disparu. Comme la conduite financière du gouvernement
égyptien inspirait une méfiance universelle^ tout moyen paraissait
bra pour le combattre. La cour d'appel d'Alexandrie se plaçait à la
tète de la campagne entreiH-ise contre le khédive. Qu'importait
qu'elle se servit d'armes prohibées I Pourvu que les coups atteignis-
sent le but, on ne se préoccupait de savoir ni de quelle main
ils étaient partis ni par quels moyens ils avaient été portés. Il eût
été pourtant bien facile de prévoir à quels dangers on se heurterait,
le jour où, sortant de l'état de crise violente pour rentrer dans un
ordre relatif, on chercherait à réorganiser l'administration et les
finances du pays, à, l'on permettait à. une cour, possédant déjà des
pouvoirs judiciaires exorbitans, de s'arroger de plus des pouvoirs
politiques presque sans limites. Ce qu'on avait voulu, en organisant
la réforme, était-ce donc créer, à côté du vice-roi, un sorte d'as-
semblée législative qui lui disputerait ses prérogatives souveraines,
qui s'emparerait d'une partie de la puissance publique? Était-ce
opérer une mainmise sur la législation de l'Egypte,, au profit
de la cour d'abord, et en second lieu des puissances 7 Si quelques
gouvememens, l'Autriche et l'Allemagne en tète, av^ent eu cette
pensée, ce qui est assez probable, puisqu'elles avaient envoyé à
Alexandrie des hommes politiques plutôt que des magistrats, il est
clair que la France et l'Angleterre s'étaient inspirées de tout autres
sentimens en donnant leur adhésion à la réforme et en envoyant à
Alexandrie de purs jurisconsultes. Hais n'ayant pas jugé à propos
de soutenir en 1876 les protestations du khédive contre les excès
de pouvoir de la magistrature, elles ont laissé se produire une
situation dont les périls se sont retournés contre elles le jour où
elles ont pris en main les affaires de l'Egypte et où elles ont essayé
de les résoudre avec équité et bonne foi.
A partir de l'arrêt Garpi, il a été convenu, en effet, qu'aucune
loi financière ne pourrait être reconnue valable en Egypte sans
l'adhésion unanime des puissances qui ont adhéré à la réforme
judiciaire, et que toute loi faite en dehors de cette condidon essen-
tielle serait repoussée par les tribunaux. Ainsi les arrangemens
proposées par UM. Joubert et Goschen n'ont jamais eu, aux yeux
LA SITUATION DE L EGYPTE. 303
de lâ magistrature, de caractère légal ; Krat au plus le tribunal de
première instance du Caire a-t-il consenti à leur reconnaître le
cir&ctère d'un contrat civil passé entre le gouvernement égyptien
et ses créanciers (1), ce qui est à coup sûr la plus étrange con-
ception juridique qui ait jamais été imaginée par des magistrats.
Plus tard, lorsqu'il est devenu incontestable que Tintérét fixé
par MH. Joubert et Goschen était trop élevé, lorsque la com-
mission d'enquôte en a réclamé la réduction, lorsque le khé-
dive a essayé de TefTectuer, Fobstacle de l'illégalité a surgi
immédiatement ; toutes les tentatives de réorganisation financière
de rÉgypte sont venues jusqu'ici s'y briser. C'est surtout le règle-
ment de la dette flottante que la jurisprudence des tribunaux de la
îéhfme a rendu tellement inextricable qu'il a fallu des années et
nn immense eflfort diplomatique pour en venir & bout. On sait qu'à
la soite du premier rapport de la commission d'enquête, qui décla-
rait le khédive et sa famille responsables de la ruine de l'Egypte,
tons les biens du vic^roi, des princes et princesses ont été cédés
à l'état comme gage d'un emprunt destiné à payer cette dette. Rien
n'était plus clair que les termes de la donation. Il était évident
qu'elle était faite pour un but déterminé et sous une condition spé-
ciale. Les biens cédés à l'état passaient dans le domaine public,
où ils devaient recevoir une affectation particulière à laquelle on ne
pouvait les soustraire sous aucun prétexte. Propriété commune de
tons les créanciers, il était inadmissible qu'ils servissent à quel-
ques-nns d'entre eux aux dépens des autres. Cependant, à peine
ces biens étaient-ils livrés qu'un certain nombre de créanciers les
frappaient d'hypothèques. Ces hypothèques étaient-elles valables?
le tribunal du Caire s'était prononcé pour la négative; la cour
d'appel d'Alexandrie a réformé son jugement. Dans un arrêt, non
moins célèbre en Egypte que l'arrêt Carpi, elle a soutenu de nou-
veau que la puissance publique égyptienne était en quelque sorte
une fonction des gouvemcmens étrangers, et que, lorsqu'elle vou-
lait s'exercer sans eux, elle se mettait en insurrection contre la loi.
— « Alors même, dit cet arrêt, que l'intention attribuée à S. A. le
khédive eût été formellement exprimée dans le décret (par lequel
les biens de la famille khédiviale avaient été cédés pour servir de
gage à l'emprunt destiné & solder l'ensemble de la dette flottante)
(1) Noos avons df]à dH que la coiir d*appel Tenait de proclamer son incompétence,
<^e qoi fiiit tomber lUngéniettse et plus qn^étrange théorie da trlbnnal du Caire consi-
déiut nn dtat comme une peraonne civile contractant avec des particuliers. Mais, en
pnttqne, c'est la théorie du tribnnal du Caire et des premiers arrêts de la cour qui
eoatiaae à triompher, puisque les puissances, k défaut d'une entente amiable entre
Pétat égyptien et ses créanciers, ont imposé leur intervention directe pour modifier la
loi financière et arriver à une liquidation des dettes publiques.
soi BBVUB DES DEUX MONDES.
et qu'on ne pût pas douter qu'il ait voulu rendre inaliénables à
l'égard de certains créanciers des biens qui, par leur nature et les
dispositions de la loi, étaient le gage commun de tous, il n'était
pas loisible au chef de l'état d'introduire, sans l'assentiment des
puissances signataires de la réforme, une modification quelconque
au système établi par les nouveaux codes, que cela résuite des
dispositions formelles de l'article àO du titre ii du règlement d'or-
ganisation judiciaire, aux termes duquel, « pendant la période
quinquennale, aucun changement ne peut avoir lieu dans le sys-
tème adopté, etc. » — Ainsi le khédive, en cédant ses biens à l'en-
semble de ses créanciers, ne pouvait pas, sans l'assentiment des
quatorze puissances qui ont adhéré à la réforme, empêcher une
partie de ces créanciers de s'en emparer et d'en spolier les autres!
De là des complications diplomatiques et financières qui ont duré
plus d'une année. Pour rendre les domaines de l'état insaisissables,
pour les laisser à la communauté des créanciers au lieu de les
abandonner en détail aux plus pressés ou aux plus habiles d'entre
eux, il a fallu négocier durant de longs mois avec toutes les puis-
sances, et, pendant qu'on négociait, une partie du gage de tous pas-
sait entre les mains de quelques-uns. Singulière conséquence d'un
système judiciaire qui devait, dans la pensée de ses auteurs, impor-
ter en Egypte l'égalité devant la justice I
Il serait beaucoup trop long de raconter en détail les péripéties
de la crise qu'a provoquée le respect scrupuleux de ce que la cour
d'appel d'Alexandrie appelle « le système adopté. » La première
conséquence en a été de faire dépendre le règlement d'intérêts
purement égyptiens, anglais et français, du caprice arbitraire de
nous ne savons quel état minuscule, instrument docile d'intrigues
politiques ou financières plus ou moins avouables. La dette égyp-
tienne est placée tout entière en France et en Angleterre ; c'est à
peine si l'Autriche et l'Italie en possèdent quelques titres; les autres
puissances n'en possèdent pas du tout. Le dernier emprunt fait
par l'Egypte, celui dont les domaines de l'état sont le gage, est
resté complètement en France et en Angleterre. Eh bien ! quand il
s'est agi de déclarer que les domaines de l'état seraient insaisis-
sables, ce qui était absolument nécessaire pour que l'emprunt eût
quelque solidité, la Grèce a entravé longtemps une mesure aussi
simple, aussi légitime, et qui la regardait aussi peu I La maison Roth-
schild, qui a fait l'emprunt, avait entre les mains les sonmies
nécessaires pour payer deux coupons arriérés. L'opposition de la
Grèce l'a obligée de les garder plusieurs semaines en résene!
En présence de faits de ce genre, n'est-on pas forcé de se deman-
der non-seulement ce qu'est devenue l'autonomie de l'Egypte, mus
ce que sont devenus aussi les droits des grandes puissances 7 Grâce
LA SITUATION DE L*i6TPT£. S05
à lâ jorispradence de la cour d'appel d'Alexandrie, il suffit qu'un
ministre de Hollande, par exemple, soit pris d'une fantaisie d'op-
position quelconque ou d'un désir peu modeste de faire parler de
loi pour qu'aucune loi ne puisse être édictée en Egypte, pour que
les intérêts vitaux des grandes colonies européennes qui habitent
le pays ou des innombrables créanciers qui détiennent des titres de
sa dette soient blessés de la manière la plus grave. Ainsi le veut
I le système adopté (1). » L'autorité législative du khédive, qui n'avait
été nullement aliénée par les traités, a disparu par cette jurispru-
dence. En dépit des réserves formelles des négociateurs français,
on a vu la cour d'appel d'Alexandrie déclarer que tel impôt était
illégal et obliger le gouvernement qui l'avait perçu à payer aux
contribuables soi-disant lésés des dommages et intérêts. On a vu
le tribunal d'Alexandrie condamner également le gouvernement à
payer des dommages et intérêts à un journaliste européen dont le
journal avait été suspendu. Le tribunal trouvait cette suspension con-
traire à la constitution de Midhat* Pacha, qui, d'après lui, était appli-
cable à l'Egypte, bien qu'elle ne fût appliquée nulle autre part. Le
jour même où U rendait son jugement, deux journaux étaient sup-
primés à Gonstantinople sans que la constitution de Midhat-Pacha
y mit le moindre obstacle I On a vu encore un tribunal de la
réforme casser des jugemens de tribunaux locaux, se faisant arbitre
des conflits entre les diJQTérentes juridictions, sans autre droit pour
cela que celui du plus fort. Nous pourrions multiplier les exemples
à l'infini ; mais à quoi bon 7 N'en avons-nous pas dit assez pour
faire comprendre combien il serait dangereux de laisser subsister
telle queue une organisation judiciaire qui peut donner lieu à de
pareils abus?
Le danger serait surtout politique. Lorsque la France et l'Angle-
terre ont adhéré à la réforme, ellel^ n'avaient pas prévu que les
nouveaux tribunaux deviendraient une force internationale qui do-
minerait bientôt celle de la diplomatie. Avant la réforme, elles
étaient les seules puissances dont l'influence se fit sentir en Egypte,
(i) n est à remarquer que le syêtème fti décrié des juridictions consulaires ne don-
Mit pas lieu à ce genre d'abus. Quand un intérêt ne touchait qu^à une puissance, cette
PUissDoen'aTaitpaa besoin du concours des antres pour le garantir. Supposons quels
cHie financière égyptienne se fût produite sous le régime consulaire : les porteurs de
titrei anglais et français, autrichiens et italiens auraient fait des procès au gouverne-
Bsm du khédive dans leurs consulats respectifo. Ces consulats auraient sans doute Jugé
contre le gouTemement. Celui-ci aurait donc été obligé de négocier avec la France»
l'Angleterre, TAutriche et l'Italie, pour rendre ses arrangemens financiers légaux; mais
la Grèce, la Hollande, les États-Unis, la Belgique, etc., et toutes les puissances qui
n'ont pas un seul titre égyptiei^ entre leurs mains seraient restées en dehors des
négodationa.
ma lui, — 1880* 20
et c'était jastice» car elles s^t les s^ulos qui passëdent sur les
hodcds du Nil des intécéts fiaaueiers, industriels et diplomaiticiaes de
premier ordre* Personne alors n'avait entendu parler au Caire ou à
Aloxandirie de l'infltteoce autricbienBe ou de Tinflaeoce aUeoQiAnjde.
PoiiiquQi TAutricke, pourquoi TAHemagiM se aerfdent-^lles oecu«
pées des affaires de TÉgypte? Pourquoi y auraient-elles pi^is une
port imp(»*tante? Elles n'ont dans le pays que des cobnies iosigDi-
fiantes ; jamais elles ne sont mêlées à sa vie morale ou matférielle,
soit pour lui rendre, soit pour en retirer des services. Les Ëgyp-
tiens ont éprouvé une grande surprise lorsqu'ils ont appris daaa
ces dernières années qu'ils avaient à compter avec Vienne autant
qft'avec Londres ou Paris ; que dieons-noua? que Londres et Paris
étaient forcés de as soumettre aux décisions de Vienne, et que
désûrmais c'étaient les eaux du Danube, encore plus que cdks de
la Saine et de la Tamise, qui viendraient se mélanger aux eaux du
NiL. A coup sâr, un pareil dian^gesiient était tout factice; il provenait
uniquement de la force qu'on- avait laissé prendre aux Autrichiens et
aux AUenuLuds dans lea tribunaux mixtes ; maie il n'en exisftait pas
meîns, et ses conséquences ooi été si nombreuses, si importantes
qu'il n'est plus possible de songer i les détourner complètement^
C'est de la réforme judiciaire que da^nt en Egypte les projets de
gouvernemmt international, spécialement dirigés contre la France ei
TAngleterre, qui amèneraie nt,. s'ils venaient, à triompher, une anar*
chie politique grosse de périls» A peine le dernier coaûrôle «iiglo-»
finnçftis étiit-il organisé qu'on assiatait à.la coalition du vieux parti
turc, évincé du pouvoir, avec les coloiiies italienoe, autrichieane
et allemande et la. cour d'appel d'Alexandrie. G*est Tappui de cette
dernière qui donnait quelque consistance à cette coalition ; car le
vieux parti turc*, cooaposé d'une trentaine d'individus plus impuis-
sans les uns que les autres» et tes colonies autrichienne» italienne
et allemande a'avaient aucune force personnelle^ Mais Terme de la
loi est une arme terrible lorsqu'elle! est mise au service d'un parti.
On en a fait l'eipérienoe en Egypte, et si la commission interna*
tionale qui se réunira prochainement au Caire ne prend pas des
mesures efficaces pour ramener et renfermer les tribunaux mixtes
sur le terrain purement judiciaire qu'ils on! déserté, tous les efforts
au moyen desquels on tentera d'ailleurs de relever ce malheureux
pays seront frappés d'une irrémédiable stérilité.
IV.
Le problème des modifications k introduire dans Torganisation
des tribunaux de la réforme pour rendre ces tribunaux inoi&naifs
au point de vue politique, tout en leur conservant une autorité
L4 Brro&nov de l'Egypte. M7
jodidaipe éiendae, est usée oMDpleKé ija pPemièDe ^beatiott à
tésonAre est eelle de la législalÎDiu Gmameot lesAtaér au goam-
fiemeot égyptien Tasltonté législative, le ditèt do lUre des lois, Bnns
eomppomettre les piivilëges qae las {èfpsagecs «at aaqws depuis
qoatre ans et dont ils ne eMseotirMl pas à ae dé^pardr? ComOMit
kiMr vue part légilime aux gouTeneneindaiiB Ibl ^toaieiàcoBL de
ees lois, tout es mettant qb tenue à l^oliva triant qui place l'É|gy|ae
-saasla taledle des puissantes les phi8>infimas,«t permet à^des états
qui oBt masqué les premiers i iears «agagemenB flaauBioîers 'de l«i
imposer le xespec^ de prameases deTenaesnaanifisstameiit irrâifisa-
blesf Gominent surtout of ganiser oette aertB d'intenreBtkm de aia-
nèrei éviter qu'un seul gouveraetoest, etipresque toujeurs témoins
impovtaat de tous, puisse s'opposer 4 des mesores législatives
adopites par les autres, à des mesures «qoi ne tOKhént 'en Ecen à ses
intététi personnete et snr lesquelles en Inmne justioe il ne deyrait
iiètne pas avoir à donner une opinion lAstoaîiqiie? On a aouveot
parlé de créer au Caire une sorte do'conaeild'écat international, eu
danoiiis oomenantune forte «anoiité d^étmngers, qui aarsûtientde
autres fonctions celles de préparer et de sanctionner tes lots* Bans
les demiecs mots de son règne, Ismai-Saotaa avait Même ^Mcrélé
la créalioD de ce coBseil* Ba réaJiié, xme insôtntion de ce gieoire
sitfait beaucoup ptus d'imconvâiienB «que d'^avioitBgea, Be deux
drnes Tune : ou les membres «étrangers diu codobîI sendenl aufr-
nés par le gouvememeiit égyptien, e^ on pourrait alois avnr
quelques doutes sarleur indépMdance, ou ilsaenôent désignés par
Inasgouvememens re^)ectifs, etf^n pounAitcraindiie alarsàs les
Tnr porter dans F «ccomplissement de lenr aïoidat de tticbenses
préoôcnpations politiqiues. Il ne^tp«BOUblîier>que rÉgyptesoaffve
en ce «Moment d'une maladie qu'on await te droit de dteigner sous
leiusm é'iniemadonaliié. Objèft d'înuMibrables compétitions, titte
est tiraBiée dans tous les sens par des puissances qui ne iongeut
qu'à étendre sur elle leur influence inditidoelle, non à gKvaotrr ses
ûtéiéta personnels en lui assurant les Mnéicea >d\me bonne admi-
mstotîMi, d'âme justice équitiàiiile, 4» 'finances bien équilibrées.
Certalaes ide œs puissances «eraiént môme désolées quiette xéocga-
oisit ses ^ees et tiMabât son prestige, car il faudrait renoncer
«Bsuiie à l'exploiter ou à l'asservir. Toute «astitution qui^onnenât
oae fonce permanente à fintemaitianadilé, qui permettrait à l'en-
Beibble des «puissances de se mMereaaa cesse «dasi aiflaites ^STP*
tieaoet, «orait donc pour TéBultitt «ne anarefate pcMiiqoe dmt
l'isme faMe serait la révolunSon ^ 9a conquèie. C'est, contre
«e 4mger ^êptil ÙM, se <p^éiÉu«âr céûte «que •coûfoe, en laîssaot
ftgyptesoua la tutelle exclusive des deux grandee nMicrnsquioât
SOS hetub des deux moiideb.
un intérêt capital à ce qu'elle ne tombe pas en dissolution, la
France et FAngleterre, et en n'accordant aux autres que les droits
restreints dont elles ont besoin pour assurer la protection de leurs
nationaux. Or, l'organisation d'un conseil d'état donnerait, au con-
traire, une impulsion nouvelle aux intrigues et aux luttes d'ambi-
tion internationales. Le seul moyen d'arriver à une solution pratique
serait de décider que chaque fois qu'il serait nécessaire de recourir
à l'adhésion des puissances pour imprimer à une loi le caractère obli-
gatoire réclamé par les tribunaux de la réforme, les puissances nom-
meraient une commission spéciale chargée d'examiner cette loi et
d'en proclamer la légalité à la majorité des voix. Il serait très
important que cette commission ne fût nommée que pour une cir-
constance et avec un mandat particulier ; car, dans un pays comme
l'Egypte, où rien ne s'oppose aux empiëtemens de toute institution
qui se sent assez forte pour s'emparer d'une partie de la puissance
publique, une commission permanente attirerait bientôt à elle tous
les pouvoirs et deviendrait le véritable gouvernement. Au reste,
lorsque la liquidation finanaiëre actuelle sera terminée, il n'arrivera
presque jamais d'avoir besoin de soumettre une loi nouvelle à
l'adhésion des puissances. Rien ne sera donc plus aisé que de nom-
mer à chaque occasion une commission provisoire, dont chacun
choisira les membres à son gré soit dans le corps consulaire, soit
dans le corps de la magistrature, soit à la caisse de la dette. Il serût
sage de décider que les grandes puissances seules feront par-
tie de cette commission ; car il est bien clair que les petites ne
sauraient exiger pour leurs nationaux des garanties plus complètes
que celles dont les grandes déclareraient se contenter. C'est ce qui
vient d'être fait pour la commission de liquidation financière,
dont le mandat a été soigneusement limité et dont les membres
n'appartenaient qu'aux grandes puissances. Le résultat a été excel-
lent; l'épreuve a parfaitement réussi. L'exemple est trop bon à
suivre pour qu'on ne le suive pas.
Ainsi réglée, l'intervention des puissances dans la législation de
l'Egypte deviendrait beaucoup moins dangereuse, beaucoup moins
vexatoire qu'elle ne Ta été jusqu'ici. Mais pour détruire les effets
funestes de la réforme, il faudrait encore trouver le moyen d'arrê-
ter les empiétemens de la cour d'appel d'Alexandrie, d'abord sur
le pouvoir politique du gouvernement égyptien, et secondement sur
l'autorité du parquet et des tribunaux de première instance. Nous
répétons qu'il serait tout à fait imprudent de laisser subsister telle
quelle, dans un pays comme l'Egypte, une cour qui est juge du
fait et du droit, qui décide des contestations administratives aussi
bien que des contestations civiles et commerciales, qui exerce
LA SITUATION DE I. EGYPTE. 309
enfin sur tout le corps de la magistrature un véritable despo-
tisme. Tôt ou tard, cette cour deviendrait tellement omnipotente,
qu'il ne serait plus possible de la contenir, et, comme elle est com-
posée d'élémens internationaux, la justice égyptienne, en dépit de
la bonne volonté de la majorité des magistrats, deviendrait
le champ clos des compétitions européennes, la lice où toutes
les puissances se disputeraient le droit de gouverner TËgypte ou
d'y faire prévaloir leur autorité. De là la nécessité de diviser les
pouvoirs que Ton a eu le tort de concentrer en une seule assem*
blée , et d'arriver à une sorte d'équilibre qui mettrait un terme
aux tentatives d'une domination unique et absolue. En France, les
cours d'appel ne jugent qu'en fait; la cour de cassation seule est
souyeraine en matière de droit; l'autorité disciplinaire est partagée
entre cette dernière, les présidons de cour d'appel et le ministère
de la justice représenté par le parquet; quant à l'autorité adminis-
trative, elle reste à des tribunaux spéciaux. Cette organisation pru-
dente, qui ne permet à personne d'abuser de ses droits pour oppri-
mer ceux du voisin, a de plus l'avantage judiciaire de fournir aux
plaideurs la ressource d'une troisième instance. Cette ressource
existait en Egypte sous le régime consulaire ; puisque les jugemens
des consulats pouvaient être portés d'abord à la cour d'Aix, puis à
la cour de cassation. Il n'en est plus de môme aujourd'hui. Une
cause perdue en seconde instance à la cour d'appel d'Alexandrie
est définitivement jugée; l'arrêt est décisif sur le fait et sur le droit;
fût-il manifestement entaché d'injustice, il n'y a plus à y revenir.
Ce n'est point faire insulte aux conseillers d'Alexandrie que de les
comparer à nos conseillers français. Tout le monde est d'avis que
ceux-ci peuvent se tromper; ils se trompent en effet fort souvent,
puisque la cour de cassation réforme un grand nombre d'arrêts
rendus par eux. Pourquoi la cour d'appel d'Alexandrie jouirait-
elle seule de ce privilège de l'infaillibilité que l'on ne reconnaît
à aucune cour européenne? Il est certainement beaucoup plus dif-
ficile à une assemblée internationale, qui subit mille influences
morales et matérielles, qui est placée d'ailleurs dans un pays
connu depuis des milliers des siècles pour l'action amollissante
et délétère qu'il exerce sur les caractères et sur les esprits ; il
est beaucoup plus difficile à cette assemblée de garder toute sa
lucidité et toute son impartialité de jugement qu'aux assemblées
du même genre de l'Europe. Et cependant, on lui accorde en Egypte
ce qu'on lui refuserait sans hésiter en Europe. Est-ce logique?
Est-ce raisonnable? Est-ce prudent?
Enlever à la cour d'appel d'Alexandrie le jugement des causes
administratives serait impossible » car on ne trouverait point en
SiO UTU& mas DEUX mdkdss*
Egypte les démens nécessuEes à la formatian de tribunaux adzai-
nistcatifs et d'un^uniseil d'état d'iine oompétence et d'une impartia-*
lUé suflisaiilies. Mais coaiQie il est urgeDt d'oflapâcherqu'à la fa^ur
de l'article 11 du ;?è)gleineat d'prganiaatien judieiAîré» la ciw con-
tinue às'empacer del'admifiiatraliiandiApays, la création d'un tribu-
nal des conflits, capal^lede l'arrêter kmsqu'eHe soi-^tirait de saiattri-
butions pour s'empar^er decsellBs qoi me lui s^ppartieuxteat^aa^est
devenufi iadispen&able« £t (ce: n'e^t pus seulemcmt ^daa^ les procès
administratifs que l'utilité d'un tribunal éûs coBiUts se fail se&tk
chaque jour. On sait «que la néforme judidaire n!a pas détruit ia
juridiction consulaûe, qui continue k subsisiier à côté de la juri-
diction mixte. Qr il aitive sans; cesae que ees dsax juridictions sont
en conflit; un graad nombre depr^cèe sont testés et restent encore
en suspens parce <|u'ila ont été tranchés d'une maoîère par les con-
sulats et d'une autre manière par les tribunaux mixtes. C'est là un
des gravres incon;véniens qui résultent >de la complication des juri-
dictions en %ypte (1). Four mettre un peu d'ordre dans ce chaos
judiciaire^ ne faut-il pas; qu'une autorité supérieure déducle souve-
rainement à quedlç juridictien appartiennent les caaises controver-
sées? Un tribunal suprême des coinflits est dcmc plus nécessaire en
%;pte que partout ailleurs. Pour domier satisfaction à tous les inté«
r^ietgarantir tous lesdroitsqœ la situà^tioi aaueUe de l'ï^gypta a
créés ou dételoppés, le tribunal des conflits devrait de composer de
deux membres nommés par le gouvernement é^pti^^ de deux
membres nommés par' le corps de la magistrature, de 4ieux .mem-
bres nommés par les consulats, et des deux cJontrAleurs-généraux
de la dette publique. Pendant la uouiveUe période tjulnquemaale qui
va s'ouvrir l'année .prochaine pow la réforme jjudiciaijre, il est pro-
bable que i'JÉgypIe restera dacs l'état oà >elle est aMJpuird'huii et
que les intérêts dea dréanoiera conlinuieront à yiôtne défendus par
deux contrôleurs.; Gomme la ptopatt des conflits en. matière admi-
nislrative porteromt sur des questions fioanciëres, il est naturel
çie tces deux oontrûleute fassent ipartie du tribiiBai des conflits,
îe gouvernement égyptien a Ifei droit: d'être représenté dans un
corps chargé de défeoidre «cm autorité législative. Quant à la
magistrature et aux CMsulats,, il eBt trop clair qire leur part ne
doit pas y être inlérieuire à celle du >gûuvernemeot'ég]^tien et. des
contrôleurs*
La question Ae Vim^9ms$Jtiaa d'une tour de ictassation t^at ]»oau^
(1; NoTis avons dit anssi qu'il était arrfté aTnttribtfmiai ikiixtes ^ éBMer-^es' «n^t»
tetribman k)dav3i, sotia iprélèxm qti« cetix^ a'awient pas et la a»m|léf«i9e néoes-
iMve |Miv les> readra €'«st «9 troisîèoiQ gÇBfd d» ccmflitii 4M il fant tenir colB(»to.
LA SITUiTIW D& & E«TPTK. iH
Qoop plus compliquée que la précédeote. La première idée qui ae
présence, lorsqu'oa examine les abus qu'a entraînée l'cMiinipotence<
de la ûour d'Alexandrie, c'est de placer,, au*d^fl8us de cette eovr,
à l'exemple de r£ttrq)e, une cour suprême qui lui enlèTerait la
jugement définitif du droit. Mais, pour créer cette cour suprême,.
il faudrait créer en outre une secotide cour d*appel, car il ne serait
pas peasible de renvoyer une cause à celle qui l'aurait déjà jugéft
et mal jugéeu One seconde cour d'appel entraînerait la formation
de nouveaux tribunaux, car il ne serait pas possible non phis de
n'avoir que trois tribunaux de première instance avec deux cours
d'appel La cour d'appel d'Àleixandrie n'a en somme qu'un nombre
d'affaires très modéré à traiteo:,. ^-- quaitre Cents par an environ ; — il
est donc tout à fait superflu de lui donner tinaiixiliaire. U serait plus
JQSte d'organiser de Nouveaux tnbimaux de preinièreiiislBnce ; ceux
da Caire et d'Alexandrie succombent sous la besqgne ; ils jugent
ainq ou six fois plus d'affaires que nos tribunaux français. Slais^
dans la situation financière de l'Egypte, on ne peut songer à grever
le budget des dépenses qu'entraînerait i'établissemait d'une cour
de cassation, d'une nouvelle cour d'ajppel et de nouveaux tribtt*
naux de première instance. Les màgiistnits quj, vont en Egypte
exigent des traitemen» considérables; à oôté des magiatraifi, le per-
sonnel judiciaire, greffiers, cofkiaita, huissiers, coûte des sommes
importantes. Il esi évident que s'il fallait, pour modifier la réforme
judiciaire, braver toutes les règles d'une économie qui est devenue
la premièro loi du gouvernement égyptien, le maintien de l'état
actuel serait inévitable. Mais estr*il nécessaire de fonder en Egypte
même de nouvelles institutions judiciaires! Pourquoi ne pas repren-
dre, en les adaptant au régime actuel, les tmditions du système
consulaire? Pourquoi ne pas placer liors de l'Egypte non plus la
seconde, mps la troisième instance? Jadis, lorsqu'un procès était
jugé par un tribunal consulaire, on en appelait devant la cour d'appel,
puis devant la cour de cassation du pays de la partie perdante,
^trafigen et indigènes étaient paiement habitués à ces longs
voyages, et a'iln s'en plaignaient, œ n'était, pias à cause des lenteurs
qn'ila enlralnaiettt eit que la facilité des communications modemea
avait singulièreolent restreintes, c'était à c&ute du désordre produit
par la multiplicilé des juridictions de seconde et de troisième
iastaiHSeu Un indigène en contestation »vec un Français allait aana
peîneiAâa et.à Parie; mais lorsque la ccriteâÉatiDn roulait entra
pbsieta» personaesde nationalités diff^Htes, il fallait s'adresser
iaotaot de cours qu'il y avait de nationaÛtés (1). De plus, une simple
(i> Tout teU ■ «é fon bieaexpHqué par If. UvoUéesdans ieteiaiId0Bi naoawM
è|à |Mié« yoim kBuRmme da i^ féniar 1975.
812 UTUE DES DEUX MONDES.
substitution de personne forçait parfois de recommencer dans
un pays un procès gagné dans un autre, en sorte qu'on n'en
voyait jamais l'issue. De là les plaintes provoquées par le régioie
consulaire. Mais ces plaintes pourraient- elles se reproduire si les
puissances signataires de la réforme s'entendaient pour choisir, daos
une nation neutre, ayant une jurisprudence conforme au droit fran-
çais, la Belgique par exemple, la cour de cassation qui statuerait
en droit sur toutes les causes jugées par la cour d'appel d'Alexan-
drie et que la partie perdante voudrait soumettre à une troisième
instance ? Puisque le nombre des simples appels est de quatre cents
environ par an, le nombre des appels en cassation serait tout au
plus de cent cinquante à deux cents. Pour un si petit nombre de
causes, vaut-il la peine de créer une cour de cassation très coû-
teuse? Yaut-il aussi la peine de se préoccuper des difficultés maté-
rielles causées par la distance qui existe entre Bruxelles et Alexan-
drie? Sur ces cent à deux cents causes, combien peu exigeraient
le déplacement des plaideurs? En général, les parties n'assistent
pas aux procès en cassation ; elles se contentent d'envoyer les dos-
siers à des avocats et à des hommes d'affaires spéciaux dans la ville
où se trouve la cqjjr. Cette habitude s'établirait d'autant plus aisé-
ment en Egypte qu'elle y serait conforme aux mœurs d'il y a dnq
ans, à l'époque où le régime consulaire était dans toute sa vigueur.
Il n'y a donc point d'objection matérielle sérieuse à faire au pro-
jet que nous présentons.
On y fait en Egypte des objections morales encore moins sérieuses.
Le gouvernement égyptien, qui regarde la justice mixte comme
une institution nationale, répugne à l'idée d'en chercher au dehors
le couronnement ; il lui semble que son autonomie en sera atteinte,
que ce sera une diminution de son autorité personnelle. Le con-
traûre est la vérité. Comment qu'on s'y prenne, de quelque manière
qu'en cherche à limiter son mandat, que ce soit une cour de cassa-
tion ou une cour d'appel, la cour suprême de la réforme judiciaire
deviendra, si elle continue à siéger en Egypte où elle sera néces-
sairement internationale, une assemblée politique, foyer de nom-
breuses compétitions diplomatiques, centre d'une action morale
extérieure avec laquelle le gouvernement aura toujours à compter.
Pour que cette cour reste purement judiciaire, pour qu'elle s'en-
ferme dans ses fonctions, pour qu'elle ne soit pas la tète ou le bras
d'un parti, il faut qu'elle soit éloignée d'une terre où il est presque
impossible d'échapper à l'esprit d'intrigue. Si elle reste à Alexandrie,
elle cherchera inévitablement à y jouer le rôle qu'y joue en ce
moment la cour d'appel ; on aura déplacé la difficulté, on ne l'aorm
pas résolue. Le seul moyen de ménager l'indépendance du gouver-
nement égyptien, d'atteindre la proie au lieu de rombre« est de
Lk SITUATION DE L*E&TPTB. 813
s'arrêter au parti que nous proposons. Peut-être blesse-t-il cer-
taines susœptibilités peu réfléchies, mais il ne porte atteinte à
ancan droit, à aucun intérêt ; il garantit au contraire tous les droits,
tous les intérêts légitimes. Qu'y a-t-il de choquant d'ailleurs à
prendre dans un pays étranger la cour suprême d'une justice étran-
gère, internationale, qui n'est égyptienne que de nom et qui dans la
réalité a toujours été jusqu'ici une force anti-égyptienne? On
aurait à se plaindre, si cette cour était choisie dans une des grandes
puissances dont l'influence politique sur TËgypte est considérable
et donne lieu à des campagnes d'ambition indiyiduelle, car on offiî-
rait par là à cette puissance une arme dont elle se servirait uni-
qnement à son profit. Mais pense-t-on que la Belgique ait la moindre
Telléité de s'emparer de l'Egypte et qu'elle puisse songer à faire
des arrêts de sa cour de cassation les jalons d'une conquête future?
C'a été une grande imprudence de permettre à l'Allemagne et à
l'Autriche, qui ont sans cesse les yeux tournés vers la Méditerranée,
d'user de la réforme judiciaire pour conquérir sur l'Egypte une
autorité à laquelle elles n'avaient aucun droit. Mais l'influence de
la Belgique n'a rien de redoutable pour personne ; tout le monde
peut s'y exposer d'un cœur rassuré.
Après avoir été chercher au dehors une cour de cassation, il ne
serait pas indispensable de créer en Egypte une seconde cour d'appel
pour juger de nouveau les procès réformés par cette cour. La cour
d'appel actuelle est divisée en deux chambres ; on pourrait tout
simplement séparer nettement ces deux chambres, placer le siège
de l'une au Caire, laisser celui de l'autre à Alexandrie, et décider
qu'une affaire jugée par une chambre serait renvoyée devant l'autre.
Cette construction hybride surprendrait au premier abord; mais
en Egypte ce sont les constructions logiques qui réussissent le
moins; ce qui parait le plus absurde chez nous est souvent ce
qu'il y a de plus sage et de plus fécond sur les bords du Nil.
L'avantage de diviser en deux sections la cour d'appel d'Alexandrie
serait d'enlever à son vice-président ou à son successeur l'autorité
sans bornes que M. Lapenna s'est arrogée et dont il a fait un
usage si habile, si utile à son pays, mais si peu conforme aux règles
suictes de] la justice ainsi qu'aux besoins généraux. C'est un très
grand danger de laisser se produire en Egypte une grande per-
aonnalité judiciaire. L'exemple de M. Lapenna le prouve. Depuis
quatre ans, M. Lapenna est l'homme qui a exercé sur la marche
des affaires égyptiennes la plus grande influence : indépendamment
de la cour et des tribunaux sur lesquels cependant il règne en
maître, il est devenu par lui-même une force politique de pre-
mier ordre. Supérieur dans l'action administrative et dans l'intrigue
diplomatique, U a joué en toutes circonstances un rôle décisif, et
su . umns »ES decx' nomES.
i^est à' loi ^û'il faut principatement attribuer la durée âe la crise
fiiNLodëre dans laquelle l'Egypte ee débat depuis 1876. Pour ceux
ma ont vëea à âlèxandrie ca ra Caire, il n'est pas douteux que, m
on ne restreint pas son autorité, en -modifiant profondément Torga-
nisation de la réforme, la magistrature égyptienne restera pifttAl
un corps politique qu'un corps judiciaire. Mais il n'en serait plus
de même le jour où la oour d'Alexandrie, déjà diminuée par la
création d'un tribunal idèa conflits et d'une oour de cassation, serait
dvvisée en deux chambres ayant Tin^ et l'autre à leur idte deui
vice-présidens égaux en poUToir. On sait que le président de la
ccmr eat indigène; »soa rôle étant tout à faât faonorifique, H pour-
rait sans incoBTéhiéntdonitaiaer aie jouer; la présidence indigène
mainliendrait même l'unité apparente de la cour d'appel. Les deux
TÎoe^résidens coBser^o'aieiTt, dhacun dans sa sphère, une grande
autorité. On aurait tort néanmoins ^e leur laisser tous les pouvoir^
, administratifs et disciplimà'es qgxe :M. Lapenna s'est arrogés aux
dépens du parquet. Reiulr& au minisàre de la justice et auv procu-
itturs^généraux une part d'influeoce serait une mesure équitable^
Les puissances aYaient espéré que (*ongaDisation d'un pu*quet muni
de fonctions importantes appor4ienait un tempérament utile ài. t^omm^^
potence des tribunaux; on avait beaucoup insisté sur cette garantie
idapos les négociations quiiiuit'précédé la réforme; malbeureiisement
le parquet (n'a pas pn ou n'a pas su sf défendre contre la cour; le
nrèglement judiciaire, (jkii a été fiuit sans lui «et contre lui, lui a enlevé
ses atf^ibutièns les plus iégitinaes ; il s'est trouvé désarmé peur eou^
tenir la lutte, et il y aurait complètement sruccorabé si la France ne
.s'était pas opposée À sa âemîëre' défaite. Pour se débarrasser d\iQe
auÉorlté rivale de la sienne, 'M. Lapenna, nous l'awns dît, n'afait
rien imaginé de miepx <que de mansformer en tnagislrats assis
tous les membres rdu pailquet>qiH «'étaient point des indigènes. Un
.seul, en éilét^ n'a pas été assis ^ e'^sl 4e substitut français, auquel
âon gouvernement a interdit de w prêter aux combinaisons de la
oéur. Il serait mdispmsabie de revenir sur la déserganisation
du iparquet et de idonDer ^autant ^iie possible à cette institution
lûndaraentale de caractère ^s'elle a en Europe. Pourquoi ne pas
iwdiis également jqnelqué astonomie aux tribunaux 'de premîëie
instance? pourquoi ne paa^ lenr laisser, sinon le droit absolu de
Mgfer leursaffaires intérîeiireiB, ail màînsoeJui d'en préparer et d'en
<Esouter le rè^enent? îvtiupcpm «continuer à petmettre que les
intérêts matériels mèmtB desyoges «oient eon^ëtement & la merd
de la cour et qu'aucun magnsliult ne paiase, por exemple, ^absenter
^elques )ears sans l'afitorisation foiweUe du vioe^résident ée la
oouf? A Theure aotueUe, Jés juges, les grefflere, les huissiers, etc.,
sont eniièrsntent sousia main dé H» Lapenna, qui seul a Je droit de
LA SITUATION DE L EGYPTE. 315
leur donner des congés, d'élever leurs traitemens, de leur distribuer
des faveurs ou des peines. Ce système détruit jusqu'aux moindres
reliâtes d^indépendance. Il n'est que temps d*y mettre un terme afin
de laisser à chacun, avec la i^sponsabilité de ses actes, une cer-
taine liberté individuelle. Nous voudrions également que le barreau
fût en quelque sorte décentralisé ; qu'au lieu d'être soumis à une
autorité unique siégeant à Alexandrie, il fût divisé, comme en
Eircjpe, ei barreaux spéciaux plaaés aupràs de chaque tribanad et
dsntk SufveiHaftc&seraiti d'autant plus facile qu'dle serait moins
étendue.
Od trouvera peut-être bien nombreuses et bien compliquées le.,
modifications que nous proposons d'opérer dans la réforme judi-
ciaire. Nous avons voulu tracer un plan d'ensemble ; mais s'il était
impossible de l'exécuter tout entier, on obtiendrait déjà de grands
résultats par l'exécution de quelques-unes de ses parties. La pre-
mière chose à faire serait sans nul doute d'organiser un tribunal
des conflits qui réprimerait les empiétemens politiques de la cour.
Au point de vue purement judiciaire, si l'on ne croyait pas pos-
sible de se servir pour les procès égyptiens d'une cour de cassation
étrangère, et si, d'autre part, des raisons d'économie interdisaient
de créer une cour de eassatâon locale, il faudrait du moins partager
entre la cour, les tribunaux et le parquet les pouvoirs que la cour
a accaparés pour elle seule. La reconstitution du parquet est le
premier article âtiin programme de réformes efficaces. H est indis-
pensable qu'il y ait, à cdté du vice^président de la cour, un procu-
reor-géfiéra) sufiisamment armé pour défendre ses propres droits
et eeox de l'état. H fem également que les jtiges de première
instance ne* soient plus à la merci d^lfl seul homme : ils ont fait
leurs preuves de capacité,' d^honnèteté, dfindépendKnee; les main-
tenir ph» longtemps sens utie tuteHe rigidê^ serait une criante
inînstke. Le pouvoir absolu produit partout les mêmes efibts; on
tt^a pu le supporter chez le khédive ! il ne serait gnère logique de
k Ûsaer subsister chez lé' chef de la magistrature^ La réforme
générale 4e l'Egypte^ est en foonner voie; la prospérité matérielle
du pays fnt chaque jour d'immenses progrès^; sa prospérité iliorade
augmente aussi d'une miuiière seosiUe; mais elle ne sera assurée
que si ïm commission internationale qui se réufiira au Caire, afin
d'y étudier l'organisation de ia magistralore, prend des moyens eft-
caces> pour faire de cette magislratnire un- corps uniquement jûdî-
oaire, et non plis, ce qu'il n^a <j9e ttop été josqu'à présent, vn
corps politique et li^slatif .
Gasbiei Chahkes»
LES
RÉGIMENS SUISSES
DANS LES GUERRES DE RELIGION DD XVI» SIÈCLE.
Ludwig Pfyffer und s$ine Zeit, par A.-Ph. de Sogesier ; Berne, I8M.
M. de Segesser a rendu un véritable service à la science histo-
rique en tirant des archives de son pays un grand nombre de docu-
mens concernant les réglmens suisses qui ont servi en France
pendant les guerres de religion du xvr siècle. Ces documens con-
stituent une histoire des trois premières de ces guerres, depuis
1662 jusqu'à 1570, vue pour ainsi dire, non plus par le côté fran-
çais, soit catholique, soit protestant, mais par le côté suisse, plas
militaire que politique ou même que religieux. Les archives d'état
de Lucerne, celles de Fribourg, de Soleure, renferment une abon-
dance de rapports faits par les officiers qui étûent au service da
roi de France. On y trouve aussi des journaux militaires, très pré-
cieux, tenus pour ainsi dire jour par jour et de nombreux mémoires
publiés comme pièces à l'appui dans des procès en diffamation.
M. de Segesser s'est enfin servi du livre de famille des Pfyffer,
Genealogia familiœ Pfyfferorum^ une famille d'épée, illustrée dans
les guerres de religion. Il a même donné comme titre à Touvrage
qu'il vient de publier ; Loui9 Pfyffer et son Temps^ et groupé
autour de la figure de ce colonel d'un des régimens suisses toute
l'histoire de ops premières luttes religieuses. Louis Pfyffer est
devenu en Suisse un personnage presque légendaire : on l'y nomme
« le roi des Suisses. » La première partie de sa vie appartient tout
LIS BÉGIMSN8 SUISSES. 817
entière à la France : il y arriva comme capitaine d'une enseigne
d'infanterie; devenu colonel sur le champ de bataille de Dreux, il
resta dans notre pays jusqu'après la bataille de Honcontour.
Retourné en Suisse» il devint le chef du parti catholique dans les
vieux cantons et déploya comme administrateur et comme homme
d'état autant de qualités qu'il en avait montré comme militaire.
C'est surtout comme soldat au service de la France qu'il nous inté-
resse. Il a raconté les actions auxquelles il a pris part depuis 1562
jusqu'à 1570 dans un style sobre et dénué de tout ornement. Parfois
il lui échappe un mot de tristesse à l'aspe t des misères qu'entraîne
pour le pauvre peuple la fureur des deux partis; de lui-même il
ne parle jamais, a II n'y a, dit H. de Segesser, rien de plus simple,
de plus uni que ces lettres, froides et sensées, dont la plupart
sont écrites de sa propre main. Les plus grands événemens y sont
traités comme des circonstances tout ordinaires. » On n'y voit que
le conducteur d'hommes, méthodique, toujours occupé de la santé
du soldat, de son bien-être, soigneux des plus menus détails ; pour
lui, comme pour ceux qu'il mène à la bataille, la guerre est un
métier *, il met son honneur à le bien faire et semble n'avoir d'autre
mobile. U y a sans doute au fond de son cœur une foi sérieuse et
sincère, la foi catholique; elle échappe parfois, toute naïve, dans un
appel à Jésus, àla sainte vierge Marie ; on sent percer aussi çà et là
quelque colère, quelque indignation contre les ambitions politi-
ques qui, sous le couvert de la religion, déchirent le beau pays de
France et le privent de tout repos. Étranger, il semble parfois
plus patriote que ceux qu'il sert ou que ceux qu'il combat. Ce qui
domine pourtant chez lui, c'est l'orgueil du condottiere, non pas
d'un condottiere qui aurait ramassé des mercenaires de tout pays,
mais du chef d'armée qui connaît tous ses soldats, qui en est le
père, qui se sent attaché à eux par les liens les plus étroits, qui
est sûr d'eux comme ils sont sûrs de lui. Les Suisses I il faut qu'à
ce mot les peuples sachent qu'ils n'ont à craindre ni désordre, ni
pillage; il faut que les ennemis, quels qu'ils soient, soient émus
de leur approche, que la plus brave cavalerie du monde tressaille
à la vue de leurs piques ; il faut que le roi, que la cour ne se sen-
tent tranquilles et à l'abri de toute surprise que quand leurs ensei-
gnes font la garde.
La fidélité des Suisses à la couronne française est un des traits
de notre histoire qu'il ne nous est pas permis d'oublier. Elle date
de la fameuse a paix perpétuelle,» signée, après la bataille de Mari-
gnan,en 1516. Les articles dé ce traité obligeaient le roi de France
à payer aux cantons une pension annuelle et perpétuelle; ils lui
permettaient de prendre à sa solde, toutes les fois qu'il le demande-
118 BKTUB US UOX KOIIDES.
rait, des. gens 4e pied suisses : huit cantons s'abligeaieat h fournir
des gjsnsi de pied contre tons indifféremmeût ; cinq cantons ne s'en*
g^gpaieot &. fes fournir au roi de )?rance que pour U défense de ses
propres états. £n l&i2&f la « paix perpétuelle » fut oonaplétée par
un traité dont les articles sont devenus la base de tous les rap-
ports entre la France et les <:antons. Ge traité permettait au roi d«
France* quand il était attaqué par un enoenl quelconque dans soia
noqfaumei dans le doché de MilaUt, dans la principauté de Gtees ou
n'ijosporte ailleurs, d^uni c6té ou de Vautre [des Alpes, de lever et
prendre à sa solde des honunes de pied dans les cantons, au
nombre d'au moins six mille et de seize mille au plus. Ces hommes
de pied devaient servir pendant la durée de la guerre ou aussi
longtemps qfi'il plairait au roi et ne pouvaient être rappelés par
las cantons^ à moins qpie ceus-d n'eussent eux-mêmes une guerre
à soutenir. Si le roi entrait lui-même en caiupagne« il pouvait lever
autant d'hommes qu'il lui plaisait^ à la condition de ne choisir lea
chefs que dans les treize caatons de la ligue et de ne pas séparer
les officiers et les soUaJts du même canton pendant la durée des
hostilités, (en temps de paix^ cette faculté lui était laissée). Les
Suisses ne devaient servir que sur terre, le roi ne devait prendre
mcua Suisse dans son armée propre,.et ne devait £aire entrer aucun
Français dans les régimens suisses^ Les autres articles relaient
les détails de la solde et élevaient, d'un tiers la somme que le roi
de France payait perpétuellement, aux cantons.
Le. trailé d'alliance fut renouvelé en 15A9 avec Henri II ; en 156&',
avec Charles IX. Dans le. dernier traité, il y a un article relatif à
la solde de bataille ou solde d'honnew. l\ fut entendu qu'il serait
pftyé aux Suisses, après une bataille rangée, un supplément de
solde qui fut convenu* Outre ces traités généraux faits avec les
ligues, il y eut des conventions particulières» qui portent dans
l'histoire diplomatique le nom de capitulations et dont les plus
importantes furent signées en 1553^ en 155& et en 1556.
L'alliance militaire contractée par les cantons avec la France
n'avait rien qui pûi contrarier les sentimens des Suisses : on araîc
réservé aux régimens des cantons une sorte d'individualité dont
ils étaient fort, jaloux* Disciplina, règlemens, hiérarchie, armement»,
ordre de bataille, tout leur appartenait en propre. Us constituaient
um sorte de petite année populaire, démocratique, destînéa à
lutter contre la cavalerie; mais le principe aristocratique dominait
tonte leur organisation, en ce sens que le commandement y était
r^rvé à des familles pour qui le. métier des armes était devenu
une tradition et une sorte de noblesse. On retrouve toujours les
mêmes noms dans les cadres supérieurs. Sous le règne de Louis X.U
sk lOiBe Suisse» ataient déjà servi en France etleso&pitaitic^s de*
enseignes avaient été désignés par les canti>ns. A partir de Henif II,
tes nominations farent faites en apparence par I^ambassadenr de
Pntnœ, mais en réalité celninn nommait des bourgeois on propriS^
taires choisis par l'autorité cantonale. Ces commandans des enseigner
nommaient eux-mêmes leur lieutenant et tout le cadre des sdus^
oflBciers. L'enseigne, qui devait avoir trois ceotits combattans, étaft
l'unité tactique en tfrême temps qtt'administratîve; les capitula^
tiens étaient directes etitre l'ambassadeur et cfaac^un des connnai!i(-
dans des enseignes. Le régiment formait une unité tactique et
administrative supérieure : c'étaient les capitaines qui choisissaient
eux-mêmes dans leurs rangs le* colonel du tégument. €e choix
deYfflt être confirmé par 1^ nominalion royaïé. Les" régimens étaient
de force bien inégale, ils pouvaient avoir depuis treize jusqu'à
trrate-trois enseignes. Les Suisses ne dëpassaient pas volontiers le
chiffre de six nriile hommes ou vingt enseignes par régiment, maiis
les rois de France essayaient toujours de l'augmenter pour diminuer
IcuTS frais, car les dépenses de Tétat-major régimentaire étaient
toïïjwirslcs mêmes. Outre son colonel suisse, le régiment avait ut
cdonel français, mais ceîui-cï ne faisait que servir d'intermédiaire
entre tes Suisses et le commandement supérieur de l'armée. Tous
les déiaiis de l'br ganiSation des régimens suisses tendaient en somme
à créer une puissante utfitê, une sTolîdarité qui se reflétaient bien
dans Tordre de bataille ; rïrfailteiîe était déjà plus nombreuse au
xvt» siècle dans les armées royales que la cavalerie, mais on ne la
regardait pas encore comme la- relrie des batailles. Les gros batail-
lons serrés et hérissés dépiques des Suisses, dédaigneux de couvrit
leurs flancs par la cavalerie, faisatientùn étrange contraste avec les
compiles' d'ordonnance, les homriïes larmes du roi, les francs-
«rchers, les arquebusiers à cbeval, les gentilshommes qui portaient
encore la hnce comme lesi anciens chevaliers.
T.
Les mouvemens causés par la réforme en France avaient eu
<»nimedes remeus dans les catotons suisses et avaient jeté quelque
froaWe dans les rehltioiis iriîlltaîï'es' des deux pays. Les réformés
«réouvraient du nom dû roi, et se croyaient ainsi le droit de faire
appel aux cenffedérés strisses. ta Suisse elle-même était divi-
sée : la guerre dite des clapelleis f avait mis aux prises en 15S2
les catholiques et les protestans, et la paix qui l'avait suivie n'avait
pière qu^ les caractères tf une trêve; un groupe de cantons s'était
fonïié, qui était désormais uni par la solidarité des intérêts reli-
S20 BETUE DES DEUX MONDEE*
gieax aux princes allemands réformés, à Genève et aux huguenots
fiançais. C'est en Suisse que s'était nouée la conjuration de La
Reoaudie, qui aboutit au massacre d'Amboise. Toutefois Tinfluence
catholique était encore dominante, d'autant plus que les deux grands
cantons protestans, Zurich et Berne, étaient divisés d'intérêts, et que
la lutte entre la confession d'Augsbourg et la confession de Genève
affaiblissait beaucoup le parti protestant. La France travaillait sans
cesse à apaiser les querelles intestines des Suisses, parce qu'elle
voulait, autant que possible, user à son bénéfice de leurs forces
militaires et les empêcher de s'épuiser en luttes sans profit pour
elle-même.
Au commencement de l'année 1562, le prince de Gondé demanda
des levées aux confédérés. Il parlait à ce moment au nom de la
reine mère, qui s'appuyait sur lui depuis que le roi de Navarre
était devenu l'instrument de la faction des Guises. Les cantons hési-
tèrent, soulevèrent des difficultés à propos de paiemens qui étaient
en retard (ces paiemens, au terme des conventions, devaient se
faire à Lyon). Gondé dut coup sur coup envoyer deux ambassadeurs
extraordinaires pour appuyer l'ambassadeur de France, Goignet,
suspect de pencher vers les idées nouvelles. Ghacun se préparait
à la guerre civile en France,.et bientôt le massacre de Yassy la fit
éclater. On sait comment le roi et sa mère furent enlevés par les
triumvirs à Fontainebleau et conduits à Paris, comment Gondé
s'empara d'Orléans et conmiença la guerre. Goignet, après avoir
d'abord hâté le départ des enseignes suisses, avait ensuite cherché
à le retarder, après que Gondé eut quitté le parti de la cour; Gondé
et Goligny écrivirent aux cantons que l'aigent qu'on leur avait pro-
mis ne partirait point de Lyon. Les cantons demandèrent le rappel
de Goignet ; ils avaient déjà réuni quinze enseignes, qui partirent
pour la France le 22 juin. En allant se ranger sous les drapeaux du
roi de France, en dépit des obstacles opposés par l'ambassadeur,
malgré les retards de la solde, les cantons catholiques obéissaient
à leurs passions religieuses ; aussi les cantons protestans n'unirent-
ils point leurs enseignes à celles de leurs confédérés; la ville de
Lyon s'était insurgée et avait demandé des secours au Valais et k
Berne ; et l'on vit alors en Suisse un spectacle tout nouveau : des
eirôlemens faits au nom des deux partis qui se disputaient le gou-
vernement de la France. Pendant que le régiment catholique, com-
mandé par Frôhlich, prenait le chemin de la Bourgogne, les ensei-
gnes bernoises et valaisanes partaient pour Lyon sous le comman-
dement de Diesbach.
Les Suisses ne devaient se rencontrer sur aucun champ de
bataille, car la campagne de Diesbach s'acheva en Bourgogne et ne
LB8 BÉGIMEIIS SUISSES. S21
fat marquée par aucune action importante* Le baron des Adrets avait
sodeyé le Dauphiné et en avait pris possession au nom du prince de
Condé. Soubise, qui y avait ensuite pris le commandement, envoya
Minbel au-devant des Suisses et les cantonna à Vimy-sur-Saône.
lavannes, qui commandait en Bourgogne pour le roi, avait pris Ghftr
loD; et les Suisses furent occupés à défendre les approches de
Mâoon et prirent part à Teipédition de Tournus, d'où Ton chassa
It garnison royale, mais pendant que les protestane perdaient le
tem|» aux environs de Tournus, Tavannes fit une marche de nuit
et surprit Mâcon le 10 août. Les protestans essayèrent en vain de
reprendre cette ville ; les Suisses furent entraînés dans leur défaite
et perdirent deux canons. L'indiscipline semble s'ôtre mise dans
ces enseignes libres, enrôlées au mépris des vieilles conventions,
mal approvisionnées et mal payées. Les huit enseignes bernoises
et iès sept enseignes du Yalais furent finalement licenciées.
Revenons aux enseignes catholiques qui avaient pris le chemin
de la Bourgogne pour aller prendre le service du roi. Ces quinze
enseignes, comptant quatre mOle cinq cents hommes, s'étaient
mises en route le 23 juin 1562 (elles furent rejointes pendant l'au-
tomne par huit enseignes, qui portèrent à plus de six mille hommes
l'effectif du régiment). Le colonel se nommait Frûhlich et servait la
couronne de France depuis quarante ans ; il était de Soleure, qui
ayait donné trois enseignes ; Luceme en avait donné trois, Fri-
bourg deux; le reste venait d'Cri, de Schwyz, d'Unterwalden,
deZug, d'Appenzell, de SaintrGall et de l'Argovie. Les Suisses
passèrent par Pontarlier, Salins, Dôle, Saint -Jean- de -Lône, où
ils arrivèrent à la fin de juin et se formèrent en régiment. Ta*
Tumes était à ce moment occupé de son entreprise sur Ghâlon-
sor-Saôoe et sur Hftcon. Il aurait bien voulu garder les Suisses ; mais
FrtUicb reçut une lettre du connétable de Montmorency, lui de-
luandantde le rejoindre en toute diligence. Il était déjà parti, quand
il reçut de nouveaux ordres qui l'arrêtèrent un peu de temps. Il se
remit toutefois en route et se rendit de Dijon à Paris en seize jours.
Gn rapport écrit de Palaiseau le 2à juillet nous montre ensuite les
Sûmes sur la route d'Orléans; la marche depuis la Bourgogne
s'était faite en bon ordre, partout les populations leur avaient Tait
Ixm accueil et leur avûent fourni des vivres en abondance. Frôhlich
annonçait que l'armée royale était entrée dans Blois le h juillet,
que toutes les places entre Paris et Orléans étaient au pouvoir des
royaux et qu'on se préparait à assiéger Orléans, qui était la place
d'armes du prince de Condé ; douze cents cavaliers allemands avaient
rejoint l'armée royale, sous le comte de Roggendjrf ; on attendait
^us peu le rhingrave Philippe de Salm avec un régiment de lans-
nmi xui. ^ 1880 ^t
^ineaiels; enfin qfuatrenAlle Sepagnèls dtaient partis de la Naiwt^i
f^uD nombre ég ri de 6tôcQii»4emt biesMAtTenforoei' i'arihée royile^
Le 26 juillet, 1 es Scrisi^eft reDCMtrèreivt, à^ peu de dîeCanoe <de
Gkaitpes, le roi de Navarre^ <I^i ^11^ pqoindre le roi de France
dans cette ville : le leudemaîn, ils ji^gniiteiU Guise eit d'EllMmlt,
wet un grand nomère de cavaliers et ils arrivito^eiit avec eux î
Kois le dernier jour en- mois. Ils y fuirent très bien reçue par te
oonndtable,. que la prise du ch&teaAi de Poitiers svût nue de fort
belle humeur, et l'on sçprit HbuM (pie Saint-André «t Yâbra
liraient pris la ville «lènie de Poitiers, et s'étaietit aînaif assurés de
la clé de tout le Midi. Le coandtable raconta à Vrôblioh les excès
commis par les protestans à Slois et ailleurs, le taris des statues et
des images» des crucifix, lés tombes violées^ les squelettes mis em
pièces, les ossemens brûlés. Le&roacbe soldat pleurait cm. pariant
de Touti'age fi^it aux tombes de ses pbis proches pavens.
La reine mère et le roi Charles IX arrivëneat au «quartieir^^gébé-
rai de Blois le 12 aoùt^ afed le cascdinal de Bourbon et le légat; le
même jour le rUngrave, aaena son régiment de lansquenets»
Avant d'iattaquer Orléans, Tainnée royale voulut isoler cette ville su
sud et entreppit le siège de Boirgfes» Sèi enseîgiies susses resitèvent
à- Blois, et le reste du régiment se nendit devant Bourges avee le
coDsétable; le siè^ fttt conduit asses iBoMeinent,etles hugoenots^
commandés par Hangest d'Ivoi, m& durent owrir les portes le 31
août que parce qu'iJe n'avaient plus <de poudre* Ferait^oa tout de
svate le siège d'Orléans, oit mancberait-oii d'abord en Nomictndk
pour séparer les h^ugveQOts des secours qu'ils atteddaient de l'Afi^
gieterre? On se résolut à cé dernier parti, ponr des raisons piulôt
politiques que militaires. La reine mère cherchait à isoler le prince
de Gondé, elle aimait nfiienix Faimen^ i la paix que l'aocabler tont
à lait et redouiait presque auilawt de le perdre que de le voir
triompber.
Le ii septembre, 1* armée royale Ifv&ie camp^de Bourges; ¥r6lh
licfa, à son grand regret, fut cowtraint d& laisser ;six de isesf enset*-
gnes en détachement h Beaugeney; av«c le reste de son r^gnaenf,
il suivît l'armée royale à Montargis, i Étampesy à Ebudan ût
devant Rouen (29 soptembre)i Après un siège de six jours, le
lort Sainte-Catherine fut pris d'assaut par une colonne oonposéa ék
^ofèux et de Suisses. Le 10 octobre, les eneigties denwui^es à
Beaugency rejoignirent le ré^nment : VimestAssenseiit de Rouen •àp-
vient assea étnoi», «t l'on â)it quarante «canons en hatteriesur la vifle.
L'anrmée de siège comptait environ seiae «nUIe hommes : lés Suisses
•éliient établis sur la montagne Sainte-Catherine*,: ils oe perdineot
que fort peu de monde et ne prirent point de part k l^assavt find.
K61HUS anissM. lat
PBuhmt k chuée i% csetiaiedtut^ le soi; la reiaeet le coanéUble s^
iQuient.pr^ d'eux. FflâUkh raconte quîapcèB deux beuresd'effiocts,
les assiégeans n'avaient pas enciflre fait, geands progc^s. Il était
cemraâui qo^'iUi tmmpetfee dnnnftratli iq signal dis Keifort suprâme.
Haî9 on trompette de Ik lilis vnt sud iesi remparts en pade^
meataire pouo essayer des pourpaolers enâce lee- aasi^eaas et la
TÎUe. Le& 8eldata> royaux, prirent le stnh de la trompette pour, le
flgusl de la gtande attaque.. Us se jiitèneiit.suir lea remparia, entrer
lent dans la* vilfe et. la mirani an piUagB; pendant viog^H]iiatce
heures. C'éteit le èéaiir de l^reine dfi:l''épargnerr elle voulait mâmOf
svÊraot Bpdhlîjch^ loâ accordée une ahapelle proteslairte.
las Soiaaes aédërent, après, la prise de Bojteiv à la réduction de
fiiepjpe^ db Honflenr et dô Harfieur^ qui se fit sans la moindre diffir
vAfL Le Havre aeui restait afox maiosj des. Aillais. Pendant la
Airée de cette campagne, Frâblidi rédaaoudl) tonjouua le. complé-
moKd&saD régimefit;.Qn:fimlpar le lui envoyer, et ce complément
de huit enseigiies était destiné à prendre uAe part trbs active à la
gnerre. Le chef que les officiers, enraient ckoim était Loois PfyfFer.
lavannea ks ayût dûrigéSt ^ lev enti^âe. en France» sur le corps
éi maréchal de Saint-indré^ qui gfuettait les renfoirts allemands
ameoés par d'Andelot, ponr tenter de ^'opposer à leur passage.
Les; SaisKa ne furent point toannentés pas les cavaliers^ allemands
(pi rempiÔBaienit left envicone de Langres;. ils traversèrent Ghâtil-
bavTraifeSrSenat et arrinrèarenti à Melun lo HO noi^emlure.. Il y a lien
des^étonoer qae las.Siiisfiesjne se soicoat point heurtés ooetrS' Les
AUamands, que d'Àndelot eouduiait par* la Lorraine et par Lang2:e8;
la marcbe de Pfyffer était presque témérairav car U. a'avaât aucune
eavalevie pour s'éclairer; mais d'Andekit évitai! Iw-méme avec
soin toates lea rencontres, pressé qn.'!! était de conduire aes ren^
forta au seoours d'Orléans et de permettre: aux hfliguenots de
reprendre l'offensive*
Gondé prit une résolution hardie ; il mardin suir Paris pour faire
le d^ autour de la capitale et y jeter la terreur. Il avait joint les
rettres à Pidnidecsw A.yant piorda un peu de temps à prendre les
petite villes placées sur sa route, quand il arriva déviant Gea:beil«U
ttrova la vâUe Cectement oocupôSà Tom les pouls étaient ooiipés
eniie Pars et Gorbdl,. et il fallait emporter ce> point pour passer sw
la rive droite du fleuve. Saint-Andcé s'y éitait jeté avec sept en^
aeignes de la Picardie^ et les huit enseignes suisses de Pfyffer l'y
^ent rejoint. Gondé rencontra, une résistance obstinée et dut lever
le siège le 2â< novembre. Ge fut la .pr^xûèie action où fut engagé
Pf^er; elle eut pour résultat très important de contraindre Gondé
à rester sur la rive gauche de la. Seine et de l'empôcher d'attaquer
82& RBTUE DBS DEOX MONDES.
Paris par le côté le plus vulnérable. Quelques jours après, toutes
les enseignes suisses étaient réunies à Sahit-Gennaini et le régi*
ment se trouva au grand complet.
Condé avait continué ses opérations sur la rive gauche du fleuve :
les huguenots s'étaient un moment avancés à Hontrouge^à Arcaeil,
et menaçaient déjà les faubourgs de la capitale, quand la mort
du roi de Navarre vint donner un tour nouveau aux affaires.
Gondé était désormais le premier prince du sang. La reine naëre
lui fit de nouvelles ouvertures; mais les conférences n'eurent aucun
résultat; Guise voulait seulement gagner du temps pour rallier
toutes les forces royales, Gondé étût obligé de compter avec Goligny
et avec les ministres, et la trahison de Genlis, un des siens qui
quitta l'écharpe blanche, lui rendit la modération plus difficile. Les
Parisiens, un moment livrés à la terreur, s'étaient vite habitués au
siège, et leur insolence s'amusait déjà aux dépens de Gondé : « Il
prend Paris pour Gorbeil. » Déjà Montpensier avait jeté des troupes
gasconnes dans Paris, et Guise s'apprêtait à faire des sorties.
Le 10 décembre au matin, Gondé leva le siège et partit à petites
journées pour la Beauce. Qu'allait-il faire? L'avis de Goligny était
qu'on allât en Normandie et qu'on cherchât à donner la main aux
Anglais. Le duc d'Aumale, dans son Histoire des princes de Condéy
dit que Gondé proposa une résolution hardie. Les catholiques étaient
sortis de Paris pour poursuivre les protestans. Us étaient déjà à
Étampes quand ceux-ci s'étaient arrêtés un moment à huit lieues
de Ghartres, à Saint-Âmoult. a Le prince voulait renforcer la gar-
nison de cette place dans l'espoir qu'ils l'assiégeraient et qu'elle
les arrêterait quelques jours; en même temps, il aurait marché
sur Paris, vide de troupes, avec les siennes, se serait emparé des
faubourgs de la rive gauche et s'y serait fortement logé. » 11 espé-
rait forcer ainsi l'armée royale à repasser la Seine, et il pensait, à
la faveur de la terreur inspirée par son audace, forcer la reine à lui
accorder une bonne pau.
Ge projet qui, suivant le duc d'Aumale, a n'était pas sans quel-
ques chances de succès, » fut combattu par l'amiral. Gondé consen-
tit à suivre l'avis de GoUgny, et l'on poussa rapidement vers la
rivière d'Eure. Dans la nuit du 18 décembre, Gondé avait son camp
sur la rive droite de cette rivière à Ormoy ; l'amiral était à Néron.
Le connétable de Montmorency n'avait pas deviné d'abord si CônSé
voulait reprendre le chemin d'Orléans ou s'en aller en Normandie,
mais quand le mouvement des protestans se fut dessiné, il se pré-
para à leur disputer le passage. Les rapports suisses nous montrent
le connétable en route le 13 décembre avec le régiment suisse ,
fort en ce moment de vingt-deux enseignes (environ six mille six
I.B8 B£<iIIIENS SUISSES. 825
cents hommes) et vingt-deux pièces de canon; dès qu'il eut com-
pris les intentions de Gondé, il se porta viyement dans la direction
de Dreux. Le soir même où Condé mettait son camp sur la rite
gauche de l'Eure, Farmée royale occupait les villages de la rive
opposée.
Le duc d'Aumale a donné un récit très complet et très émouvant
de la bataille de Dreux : les documens ne manquent pas sur cette
terrible journée, la plus sanglante, la plus acharnée de nos guerres
driles. Les acteurs qu'elle mettait en présence sont d'une telle im-
portance dans l'histoire de France que rien de ce qui les concerne
ne saurait nous rester indifférent. Le duc de Guise, resté à la tète
de l'armée royale à la fin de la lutte, dicta son a Discours de la
bataille de Dreux ; » Coligny fit, de son c6té, un « Brief Discours
de ce qui est advenu en la bataille donnée près la ville de Dreux
le samedy 19 de ce mois de décembre 1562. » On a le récit de
Théodore de Bèze et de beaucoup d'autres; mais, après tant de
témoignages intéressés et passionnés, l'historien doit lire encore
les rapports de Louis Pfyffer et des capitûnes suisses qui survé-
curent au combat. Ces rapports furent écrits trois jours seulement
après la bataille.
Pendant la nuit du 18 au 10 décembre, toute l'armée royale
passa l'Eure en grand silence sur deux ponts, gravit les pentes
crayeuses de la vallée et s'établit sur le grand plateau qui est au
sud de Dreux; à onze heures du matin, elle était en ordre de bataille.
Les protestans avaient une très forte cavalerie, environ 5,000 che-
yaux, et 8,000 hommes de pied, tant Allemands que Français, en
tout 13,000 hommes; le connétable n'avait que 2,500 cavaliers,
mais son armée, avec l'infanterie, s'élevait à 18,000 hommes. Des
deux parts, les étrangers étaient en majorité; car l'armée royale
avait, outre la grosse phalange suisse de 6,000 hommes, â,000 lans-
quenets allemands et 2,000 Espagnols (lettre du capitaine Juan de
Ayala, écrite du camp de Dreux, le 22 décembre 1562). D'Ândelot
avait amené à Gondé de &,000 à 5,000 lansquenets et 2,500 reltres,
conduits par le maréchal de Rolthausen. Gomme troupes françaises,
il s'y avait du côté des catholiques que 36 compagnies d'ordon-
nance de grosse cavalerie de 50 lances, 22 enseignes d'hommes de
pied gascons et 17 enseignes d'infanterie bretonne et picarde; du
côté des huguenots, 800 cavaliers, 6 enseignes d'arquebusiers et
U enseignes d'hommes de pied.
A cette époque, l'ordre de marche et Tordre de bataille des
années était en quelque sorte le même ; on ne distinguait que l'a-
rant-garde et la « bataille » ; au moment du combat, l'avant-garde
formait l'aile droite, la « bataille, » ce que l'on nommerait aujour-*
aSS BBV» OB8 DIQX MOIHIBS.
d!hailf . ceiitce et Ifàite gauche. La.grofia6 phalmiige des âiissestarma
à Dreut le contre de. r«Dinée coyate;) elle «v4it 4 sa droite uasô aile
trte iotX9y cQoiposée àà gcandaEftMs;») d'Espagnols^ de GascoBSi, de
toscpienets^; à.gaucàe, les enseignes picacdes et hreCènnes; lioat-
morency se tenait avec ses gendarmes à la gauche des Sdissss,
§ntre soa centre et son aile gauche.
Vingl. enseigoes attisses* formûent. deui^ ireetenig^g qui arvaieot
chacun q^tra-vingts hommes de iitent et trents-sis honuaes é^ptor
fondeur, reliés par les deux aitlred eoseigneSb. L'armée royale 6Diat
en batailla marcha comtrte c^ de Gimdô qui lui montrait le flinc;.
et dajas ce mouvement géaéifali il arriva, que la ^ bataiUe »> se tcoaia
très 'en avant de l'aile djroite.; aussi reçut^eUe le premier choc des
huguenots. La bataille de Tamiée huguenote se conàpoaâît de
&50 hommes de grosse eavaterte, de 6 oornettea de cavalî^s alle-
mands, de 6 enseignes allemandes et 12 enseignes: françaises
L'avant-garde* commandée, par Celigny^ comprenait 3S0 «avalters
français,, à cornettes de^inal^rie allemaoïde, § enseignes aUemandes
et 2 françaises. Pour le cokabat, on avaît séparé rinfanterîe hugoe-
note en deux masses* l'une allemande à.la gaw^he^ Tautse française
à la droite ; on avait fait aussi deux grosses masses: de cavideôe,
l'une au centre commandée par G<mdé, Taatre à la droite eommao-
dée par Golign;. Il était une heuire qusAd la bataiUe s'ei^gagea. Les
Suisses», cooune de icoutume, se mitent à geaoax et les iMraa éten*
dos appelèrent à haute voix te secours de Jésus-Christ et de k
vierge Marie ; leur prière était courte : ils iaploraient le ciel « de
leur (ionner la victoice pour leonserv^ l^s vraies églises apostoU-
quBS et aussi pour (|U6 quelque honneur put en r^ailUr sur teur
chèrepatrie. )> A peine fdevés, ils aivancère&t rapidement coaitie
les hommes de pied allemande ; en- marchant ils se trouvèrent la
droit» en. l'air, sans lien avec le reste de l'armée royale. C'est à ce
moment qu'ils récusent L'aittaque du prince de Coudé, qui as jeta
sur l'aile déoeunrerte des Smsses : « llouy et d'Avaray, écrit te
duc d'Aunule, les attaquent de front; lui-môme les prend à severs.
La phalange est traversée, Ja prince court aiiora à ses reitres el les
divise en deux corpa. U laœe les uns sur œHte (rouée vivante où
lui-même vient d'ouvrir une large hrèdhe ; les longs pistolets des
Allemands achèvent rfi&uvre de de&tructioQ commencée par la fwria
franeese. II oppose les autres à DamvUie et A d'AumaLe, qui vien-
nent au secours des Suisses. » Peu après la charge de Condé sor
les Suisses» Coligny av^c sa grosse cavalerie chargea les gendarmes
du connétable et les sépara de l'aile gauche des Suisses. La Roche-
foucauld avec une petite réserve attaqua la phalange de front.1 Les
Suisses étaient seuls, les troupes qui devaient les flanquer avaient
lUP iH^Gnns 9ÉIS6ES. 127
été répétées en amëre, la ligne de bataUle des royaux était trouée t
les \vâk eauoDS qu'on leur avait donnés pour se couvrir avaietft été
pnB; le connétable avait en va» esBoyé de rallier ses forces, dH¥-
fléeB pftr la charge de €oligoy ; tombé de cheval, il avait été ftrcé
de fie rendre. La bataille semblait perdue pour les cathotiquess et
déjiles reltres commençaient le pillage. Si, à cette heure suprême,
les SaiaeeB s'étaient débaiftdés, la oaMJse de Gondé triompfhait peut-
Mre pour tongtemps, peut^re pour toujours. Des étranugers qui ne
compaenaient pas notre langue', de rodes montagnards venus des
haut» vallées <^Uri, de Scbwyf, d'Unterwiilden, de Zug, noms
m€omRis aux Français, tinrent ce joùr-4à dans leurs mains le sort
de la France, Lucerue cotiobattit pour Paris. Les bannières des can-
Kmsdeivinrent des oriflammesA
Les Suisses s'étaient reformés^ resBérrés en ordre: quand les
hommes de pied allemands voulurent !)es Charger & leur tour, non^
serienent ils repoussèrent Tattaqu^; ils reprirent Tefifensive' et
firent quelques centaines de pas en avant, assez pour reprendre
les huit canons qu'on leur avait enlevés. La phalange des Suisses
se trouva encore phis isofée après ces avantages obtenue sm les
lansquenets, et la cavalerie huguenote qui Tavait d*abord brisée,
pais débenjée, et qui s'était dispersée assez loin, s'était de nou-
veau teformée et comfmençait i attaquer seè derrière». D^uisdeux
heores, elle portait .tout le poids de la bataille : elle avait déjà
pepfa énormément de monde, quand elle' reçut Tordre de raffier
le OMpB le plus rapproc2yé de l'armée royale. A ce moment,
Itenaon, qvl avait le commandement, fut l^appé à mort, là pha-
lasge se forma presque spontanément en petits carrés qui se défenh
£rent même à coups de pierres contre la cavalerie qui tourbinemsart
•utmir d'eux. Ce moment fut le pfus périlleux de la journée pour
les Suisses; heureusement que lestroi^es de l'ûle drohe, sous le
doe de Guise et Saint-André approchaient et préparaient leut
attaque.
L'infanterie française qui fermait faile gauche de Condé n'av^ut
pas encore derme, mais toutes les autres trotrpes de son armée avaient
été engagées. Guise, qui avait pris le commandement après la capture
de Montmorency, jugea que le moment décimf était venu. Déjà on
ffiidtMti Ckmdé de sa victofre, il montra l'aile droite cathoHque :
« Tous ne faites donc pas attention à ce gros nuage qui va fondre
sumous? » Le corps tout entier de Guise et de Saint- André sfébran-
lût, il changea bientôt la face des affaires et convertit la défaite des
catholiques en victoire. Nous ne raconterons pas cette deuxième
phase de la bataille, la capture de Gondé, la déroute des troupes
huguenotes : nous ne dirons rien non phis du troisième acte, qui
328 BETUB DES DEUX MONDES.
fut le terrible retour offensif de Goligny; ces rencontres du soir
furent les plus aciiamées, et la bataille ne s'arrêta qu'à la nuit.
Goligny avait rendu à ce qui était devenu la défaite des siens quelque
chose des apparences de la victoire, mais aucune des deux armées
ne resta sur le champ de bataille. Elles semblaient comme épouvan-
tées de leurs sanglans efforts, ainsi que des résultats de la lutte. Cha-
cune avait perdu son chef : le commandement restait des deux parts
à ceux qui personnifiaient le plus vivement les passions qui avaient
poussé tant de mains vaillantes, à Goligny et à Guise. Stratégique-
ment, la bataille de Dreux était certainement un avantage pour les
catholiques, car elle empêcha leurs adversaires d'exécuter leur
dessein de marcher sur la basse Seine; on peut même soutenir
qu'elle fut pour eux une victoire tactique, car, dit La Noue, « celui
qui gaigne le camp du combat, qui prend l'artillerie et les enseignes
d'infanterie, a assez de marques de sa victoire. »
La Noue, parlant de cette bataille, vante beaucoup la conduite
des Suisses : a La seconde chose très remarquable fut la générosité
des Suisses, qu'on peut dire qu'ils firent une digne épreuve de leur
hardiesse. Gar, ayant esté le gros corps de bataille, où ils étoient
renversé à la première (charge) et leur bataillon mesme fort en-
dommagé par l'esquadron de M. le prince de Gondé, pour cela ils ne
laissèrent de demeurer fermes en la place où ils avoient esté rangés
bien qu'ils fussent seuls, abandonnez de leur cavalerie et assez
loin de l'avant-garde. Trois ou quatre cents arquebusiers hugue-
nots les attaquèrent, les voyant si à propos et en tuèrent beaucoup,
mais ils ne les firent déplacer. Puis un bataillon de lansquenets
les alla attaquer qu'ils renversèrent tout aussitôt et les menèrent
battant plus de deux cents pas. On leur fit ensuite une recharge
de deux cornettes de reltres et françois ensemble, qui les fit retirer
et avec un peu de désordre, vers leurs gens, qui avoient esté spec-
tateurs de leur valeur. Et combien que leur collonel et quasi tous
leurs capitaines demeurassent morts sur la place, si rapportèrent-
ils une grande gloire d'une telle résistance. »
D'après les rapports officiels suisses, vingt et un officiers et trois
cents soldats restèrent morts sur la place ; le nombre des blessés
qui moururent de leurs blessures fut si grand que peu de temps
après, il fut nécessaire d'envoyer de Suisse au régiment un com-
plément de deux mille hommes. Gharles IX écrivit aux cantons une
lettre pour donner témoignage de la vaillance et des bons services
des Suisses, a il ne se peult dire que gens de guerre ayant jamais
rien faict de mieuU (i). »
(1) L'original de cette lettre est aai archires de Laceroc.
LES RÂGIMEMS SUISSBS. S29
Le troisième jour après la bataille, les Suisses, suivant leur babi-
tade, se rangèrent sur le champ de bataille, se mirent à genoux
et adressèrent une prière à Dieu. Puis ils formèrent le cercle, et les
ofBciers survivans nommèrent Ludwig Pfyffer colonel du régi-
ment.
Après labataillede Dreux, Goligny avait pris la direction d'Orléans,
sans être poursuivi. Le duc de Guise ne bougea pas avant le 26
décembre; il était le 9 jimvier près de Beaugency, où il laissa les
Suisses, qui y demeurèrent jusqu'au 3 février. Mais Orléans ne put
être investi avant que Goligny, laissant d'Àndelot dans les murs de
la ville, eût avec quatre mille cavaliers, pu se rendre à marches
forcées en Normandie et s'unir aux Anglaiis, qui lui apportaient au
Havre de l'argent, des troupes et des munitions. Le duc de Guise
garda les Suisses auprès de lui pendant le siège d'Orléans. On a
sur ce siège non-seulement les rapports de Pfyffer, mais les dé-
pêches de Petermann de Gléry, qui, avec le bourgmestre de Fri-
bourg, Jacob de Praroman, était venu en France pour se rendre
compte des pertes subies par le régiment suisse à Dreux et
pour régler avec la cour de France les questions relatives aux
arriérés de solde et à la solde de bataille, questions qui n'étaient
jamais résolues à la satisfaction des cantons. Gléry se rendit de-
vant Orléans, il trouva le régiment suisse fort diminué ; la cour
demandait des renforts avec insistance, car elle s'effrayait des
nouvelles qu'elle recevait de Goligny et des Anglais, et le duc de
Guise écrivit lui-même aux cantons catholiques. On sait com-
ment il tomba, le 18 février, sous la balle de Poltrot de Méré.
Dans une lettre écrite le 28 février (conservée aux archives de
Fribou]^), Gléry accuse les prédicans huguenots d'avoir été les
instigateurs du meurtre. Trois jours avant de mourir, le duc de
Guise prit congé des commandans suisses et serra encore une fois
leur main. Il était l'idole des cantons catholiques; lui mort, la guerre
était presque terminée, et l'on ne chercha plus que les moyens de
n^cier. Gondé, raconte Gléry, avait trois fois tenté de s'échapper
de sa prison, et on avait dû lui donner des gardes suisses, en qui
Ton avait pleine confiance.
Dans les événemens qui suivirent, le rôle des Suisses fut assez
effacé : protestans et catholiques firent ensemble le siège du
Havre : les cantons envoyèrent à Pfyffer des ordres répétés pour
loi enjoindre de ne point permettre à ses troupes de servir sur
mer ; les Suisses ne prirent part à aucun engagement pendant le
siège et perdirent seulement quelques hommes par les maladies. Le
siège fini, on renvoya beaucoup de monde, et le 22 octobre, le roi
licencia la plupart des enseignes suisses. Il ne garda que deux mille
S30 EEyHB DS« DBOX M^llMS.
hommes environ, «qui esit pUs pour la. reciNigaoissaiice du boa et
fidelle service que nous avons receu d'eulx et pour le témoignage
de la SjBureté et fiance, que nom Avons en lour fidélité, que pour
bçfioing que nous en ayons. »
II.
Le traité d'union qui avait été oonolu entre le roi de Fnnce et
les cantons (à l'exelusion de Zurich et Berne) expirait en 1M& et
fut renouvelé dans cette année ; les négociations ne laisBërent pas
que d'être assee difficiles^ à cause des engagemens des cantoDs
avec TEspagne, avec la Savoie et avec le saint-père, qui faisaient,
si le mot était permis, une sorte de concurrence à la France pour
a;voir des hommes de pied bien organisés. La France toutefois avait
quelques avantages dans les cantons; outre que les Suisses étaient
attacl^s à la couronne fnmçaise par des* services déjà anciens, la
diplomatie Française pouvait toujours obtenir beaucoup des can-
tons catholiques en les menaçant de Êtvoriser les camtons pro*
testans : quand les cantons cathoUques iUsaient mine de trop se
jeter du côté de l'Espagne, la France appuyait quelques prétentioDS
de Zurich et de Berne. Les divisions rdi^uses de la Suisse ser-
vaient ainsi notre politique et nous ménageaient les moyens d'as*
surer et d'étendre notre influencé. Le 19' décembre i566, l'envoyé
français, M. de Bellièvre^ demanda aux cantons une levée de six mille
hommes. Veut-on savoir quek prétextes il invoquait? U pariait
(odes grandes et puissantes armées qui se dressent tant par mer
que par terre, non-seulement en pais et royaumes qui sont proches
à ceux du roi très chrétien, mais aussi en toutes les provinces et
dominations du Turcq. » Il n'est question, dans la dépêche, que
des intérêts de la chrétienté : ce qu'on voulait en réalité, c'était se
préparer à une nouvelle guerre religieuse ; la lutte étaiit, en effet,
imminente. Après la mort du duc de Guise, la paix avait été b&clée
à Amboise ; mais, malgré Tentreprise patriotique de la reprise du
Havre Ja paix n'était pas rentrée dans les cœurs, et Ton s'adressait
toujours à la « belliqueuse nation » quand on sentait venir l'heure
de nouvewx périls» Goligny aurait voulu tommer sur TEspagne les
armes de la France, pour empêcher le retour de ki guerre ôvile;
mais Catherine de M^cis penchait pour l'Espagne et redoutait Ta-
mitié de la reine Elisabeth : elle se laissa conduire par les GUises à
Bay^mne (juin 1565} et conféra avec le duic d'Albe^.Le bruitse répan-
dit .dans toutes les égtises protes^tes * que là reine de France et
Fenvoyé du roi d'Espagne avaient préfMiré dans cette entrevue là com-
plète extermination de tous, les hérétiques* La rdne caneissait pour*
UM BÉGDISEfB «JIS8». S31
tnt encore Gcodé, elle loi penrat peu mprès de se narier à I» cour
sonant le rke protestait ; elle^accorda le ppèclie -k tom les praiioes et
i tmiteB les prinoesses de la Teligicm, dans riatérieiir de lei^&HSliâr^
teàux. On sait en effet depiûS quelques' années^ <car ia mérité histo-*
rique est tardive, que l'entreraie de Bilyonne n'aisaît aittiiiti 4 abôun
résabat; et l'on dût ae préparer à bt guecre en. Ranoe fpxnA on
ntledo&d'ÂUbe sortir d'Italie ani«c une belle avmée,.p«flaer le Mont-
Genift^t se diiîger parle Baupbiné^la Eranoiie^iikMnté et la Lonrame
Ternies Pays-Bàft; nos frontières étaîeiut'poaritmai^lfiie insultéeist on
fitinine-de caafieœbler des troupes, et ^ondéien ^demanda le corn-*
mandament avec l'épée de ^osétable : Gatberinè lui fit d'abîird
une réponse évasive ; il était difficile dé^ ne pas donner ime armée
tapiemieipriooe âu>aang quarid^eutf sémblail anaoncer là guerre.
« Le Aie (d'Anjou prit le prince à paijl et lui dmiànda fdrt haut de
qvel droit il youkit usurper une ;chaige qui ae devait appartenir
qa'à lui; puis, après quelles pbcases débitées sur le ton de la
Dienaoe, il se retira sans attendre la répUque. Le duc d'Anjou soc*
tôt àfeme (te reoCanoe, et^ quoiqu'il fût -déjà l'objet des funestes
prédilections de sa mère, rien encore n'avait révélé cbez hii une
ambitk)! si ?ive et si précoce. Éviflemment la. leçon lui avait été
fiiite» Coudé, surpris et irrité de cette sortie inattendue, demanda
(atteignes espUcatîcHEiB ; mais dég^ im avait jeté le masque ; il n'était
phn question de guerre conitre l'Bspagbe, ni d'armée à ïonmer s
« Qpe ferez*TOUS donc dâs Sniéses? dëmanda*t-il.. — Nous trou-
tarans bien à les eiiq)loyôr, » lui TépoiMKt-4m« Le prince ^itta
itomédialemeat ta cour (i). »
La marobe du duc d'Albé lei long dé -la frbmtière fratnçaîse
mît-elle été un acte prémédité d&oiaiit settvti* d^ prétexte à la
cour pour rassembler dés forcés) qdi devaient ensuite être touméea
enoiB les pnoteatan»? ¥out semble aujound'hui prouver le con«
traire; la cour était en réalité très mal prôpanée pour une lutte,
néme très mal gardée. Hais les bugoenots crunent à un oomplot,
^t preoaat les devans. Ils se résirtnrent & en empêcher le dévdop*
pameoC par une action éBérgîqué.
Les Suisses, dont Condé parlait à la reine dams la conversation
qoe nous'VraoB itappôrtée pkii haat, avaiem été lents à se réunir :
les six iniile «hommes demandés par la France formaient vingt
ensôgnes àe trois ceixts hommes et Pfy£fer en était le coloneL U
traversa ^nève et se rendit à Châion-sur-Saôoe, où toutes les
aseigiies âirent renies le 11 août iPfyflfer «sliimait d'abord que sa
tassim oooaislerait à observer les Espagnols, mais il comprit bien
(l)i BUMtb èa princM ti» Conâé, par le dUc d'Aumale.
8S2 «ETUB DES DEUX MONDES.
nie qu'on aurait besoin de ses services contre les huguenots.
Les Suisses furent dirigés sur Ghaumont, ils passèrent par Beaune,
Nuits, Is-sur-Lisleprès de Dijon et Longeau. Ils reçurent à ce moment
l'ordre de se rapprocher du roi et d'aller à Château-Thierry. Ils
arrivërent dans cette ville le 19 septembre.
La cour était à Monceaux, inquiète des mouvemens des huguenots.
Coudé, Coligny, d'Andelot avaient été mandés, mais n'avaient pas
reparu à la cour, La marche des Suisses précipita leurs résolutions.
Le plus profond secret couvrait encore leurs desseins; tous trois
étaient dans leurs terres, et la reine mère ne voulait pas encore
croire à une prise d'armes; les conjurés avaient résolu de réunir
secrètement leurs forces, de se jeter entre la cour et les Suisses,
de livrer bataille s'il le fallait à ces derniers, de s'emparer du jeune
roi et de chasser les Guises. Rozay-en-Brie était le lieu du rendez-
vous. Aux premières nouvelles du rassemblement de Rozay, le roi
et la reine mère quittèrent Monceaux et se rendirent à Meaux, ils
appelèrent les Suisses et envoyèrent François de Montmorency, le
fils du connétable, auprès des huguenots pour les amuser de quelque
négociation.
Le 25 septembre, entre 9 et 10 heures du soir, le colonel Pfyfier
reçut une lettre où on lui enjoignait de se rendre rapidement à Heaux
avec toutes ses forces. Les Suisses partirent le même soir à minuit.
Ils arrivèrent à Meaux le lendemain dans la matinée, et la rapidité
de cette marche, faite en moins de douze heures, déjoua les projets
des huguenots. Comme une partie de la bourgeoisie de Meaux avait
adopté la nouvelle foi, dix enseignes prirent la garde de la ville et
des postes, le colonel lui-même fit la garde avec son enseigoe
auprès du roi pendant la nuit du 26 au 27 ; les dix autres enseignes
campèrent dans un faubourg. On répète généralement, d'après de
Thou etLaPopelinière, que les Suisses ne restèrent que trois heures l
Meaux ; ils y passèrent deux jours.
Le connétable et le chancelier de l'Hospital étaient d'avis que le
roi s'enfermât à Meaux, sous la garde des Suisses ; ils craignaient
de le livrer au hasard d'un combat, on n'avait point de cavalerie et
la marche sur Paris leur semblait, dans ces conditions, trop hasar-
deuse. «M. de Nemoursdébatitfort et ferme qu'il faloit gagner Paris,
pour beaucoup de raisons — et pour ce il fut crû, disant que sur
la vie il mèneroit le roy sain et sauf dans Paris. » (La Popelinière.)
Tous les Guises s'étaient retirés de la cour, pour ôter à ceux de la
religion le prétexte de se servir de leur nom et de représenter le
roi comme leur prisonnier. La marche sur Paris ne fut donc pas
décidée sur leur conseil, mais uniquement sur le conseil du duc de
Nemours. Davila raconte que le connétable ne se résolut au départ
us BiGIMEirS SUISSES. 333
qu'après qne le colonel des Suisses eut demandé à parler au roi et
lui eut dit qu'il se faisait fort de le ramènera Paris avec ses piques.
Les relations des oifiders suisses ne mentionnent point cet épisode
dramatique ; il est à croire cependant que l'on prit l'avis de Pfyffer
avant de se résoudre au départ. Laissant dix enseignes, la moitié du
régiment, à Meaux pour couvrir la retraite, le colonel partit à
minuit, dans la nuit du 27 au 28 septembre, avec les dix autres
enseignes et avec la cour; à une petite distance de la ville, il rangea
la phalange en bataille et se mit en route vers l'aube. A ce moment,
les dix autres enseignes quittèrent la ville; elles le joignirent, et se
mirent aussi en ordre de bataille. Le régiment formait ainsi pendant
la marche deux grands rectangles, comme à Dreux. Les seigneurs
atholiques, à cheval, entouraient le roi. On avait déjà fait la moitié
du chemin, quand on aperçut un gros de neuf cents ou mille cava-
liers huguenots dans le vallon où sont Lagny et Ghelles. Gondé et
d'Andelot, suivant les rapports suisses, avaient environ deux mille
chevaux; les écrivains protestans ne parlent que de cinq cents
hommes. Pfyffer fit arrêter les Suisses; il mit le roi et la famille
royale au centre d'une phalange unique et plaça les arquebusiers
aux sommets du grand rectangle. Les Suisses mirent genou en terre
et firent leur prière pour se préparer au combat. Ils voulaient mar-
cher i l'ennemi, mais Pfyffer donna l'ordre d'attendre l'attaque et
fit défense aux arquebusiers de tirer avant d'être très sûrs de leur
coup. Cette prudence n'était pas dans les habitudes des Suisses,
qui, une fois formés en phalange, marchaient toujours en avant, soit
ODotre l'infanterie, soit contre la cavalerie ; mais le connétable avait
un dépôt qu'il ne voulait pas exposer inutilement aux risques d'un
combat. La fière mine et le grand nombre des Suisses en imposè-
rent peu t- être moins à la brave cavalerie huguenote que la pré-
sence du jeune roi ; ils se contentèrent de tourner autour de la
phalange , qui se remit bientôt en marche. À Lagny, on crut un
moment à "une attaque, au passage d'un ruisseau, mais les arque-
busiers couvrirent les Suisses pendant le passage ; aussitôt après,
le roi, la reine» le frère aU roi, sa sœur. Madame Marguerite, le
duc de Bouillon, encore enfant, les dames et les seigneurs de la
cour prirent le chemin le plus court pour aller à cheval à Paris. Le
comiétable et les Suisses les couvrirent et leur donnèrent le temps
de prendre de l'avance ; le soir, ils firent une halte au Bourget, et,
aune heure du matin, ils firent leur entrée dans Paris. Les esca-
drons huguenots n'avaient fait qu'insulter l'escorte du roi, sans en
Tenir véritablement aux prises, et Charles IX n'oublia jamais cette
journée où on l'avait fait mardier plus vite que le pas.
La retraite de Meaux donna un grand renom aux Suisses et leur
.38i HEWTB DES JDtUBL lIOmES.
fat 'Comptée k l'égal d'one victoire. On admira 'Oomm&oL das
enseignes iiOfii¥elle«ient levées avaient une si forte Asapline, et
eémbien eUes étaient promptes dans leurs mouveAieos. Paris les
coflDsidéra oomme les sauveurs du jeune roi, et ob se ih ue f6te
d'aller lesiroir dans leurs quartiffli» dn fonbouiç Saioft^Hen^-é. ios
conséquenoes politiques de la retraite de Meana:, et surtout de la
muxhe des Suisses de 'Chftteau-^Thâerrf sur Heoux, étaient de la
plus haute importance. Si le réi fût «devenu le prisonnier 4a prince
de <k»dé »et des Ghâtilion, toute ndtoe histoire nationale eftt peut--
être dhangé de face. La monànchie ne courait aucun danger, et
ancttn des deux parus en iutle nâ songeait i séparer sàcause de la
caiBse royale; mais itous deux veùhdenl Bvéir Je ixii» ccuoppenaot
que, satts iui, ils lie pouvaient conserver ou gagner le ccMtr de
peiBple*
Le lendemain de rairrivée des Suisses, le roi alla remercâsrltf €elo-
nel Pfyffer et ses iifBciers pour le service 'qu'ils avaient rendu à sa
eourDnne.'On a raooaté que, pendantiannrcfae de Meanx, Gbaries li
passa au cou de Pfyifer ircndre de Saint Michel et lui penut de
mettre les fleurs de lis dans ;Ses arases. Les ra|){Mrrts suisses, qui
«uraieot loectainemênt meniiormé ce Csit, n'y font aucune alhisioa
La (boiille Pfyfier possède^ il est v<rai, un foit beau cellier ent)r da
temps de Henri II, ^ais ce coUier .n'est ipas celui de Sainfr-Michel.
BUë conserve aassi le Saint Blichel du petit onk e (l'ima^ de saint
MuAiel pendue à un mban inoîr), naais il ne' fut apparemnent donné
à fifyiffer qu'après la hatailte de MonconUtttr.
Le roi était si content dies Suasses qne, peu de jours après ses
retour à Paris, il ifit demander par son aïK^assadeur une nouvelle
kvée de quatre mille ihammes .: ineuf enseignes furent immédiate-
ment envof ées à Nantua tOt de là partirMt de suite pour Paris. De
graves évteemens uvaiient lieu pestdant ne temps; Gondé avail
entrepris le blocus de Paris et en loccupait les principaîes approches.
Il 7 avait dans la capitale, outre les Saisses, les trovqpM de £troai
qu'on avadft fait revenir de la IVcardie, €t ocSles de firiasao^TSvenues
de Lyon. Le M novembre, le camiétaMe sortit «vec tontes ses forces,
occupa la plaine de Saiot-Aenis et ofirLt la bataille auK àeguensrtSi
qui.se ienaient eotre AiiberviUiecsetSdintr-Onen.
Pendant la èataiHe dite de iSaint^Denis^ iès Sttisses aiaient i
leur droite quatoroe pièoes de canon 'Ot un peu plus loin la cavs-
lerie de Gosaé^ de Bîlpon, de DamiviUe^t d'Aumale; à leur gauche,
se tenait le icohnétable, iqui avec <un 'carps de càvatevie onoÉpait le
centre de la ligne de la bataille. La bataille de Sasnt'^Dëaiis fut sur^
tout une affaire de cavalerie, car Itis huguenots n'avaient presque
pas* d'honnies de pied. Lte Suisses n'eurent dont qu'on râle à
psaprëB passtf, et Pfyffer écxmi dans «un rapport fu'H n'avait paa
p^u un 3eul bomaie; la phalange empôdia. sans d^ote Isa
hoguenots d'user dea a-vanu^ea qu'ils avaient obtenus aa débat et
pernût à, la caivaierie royale de se nommer. L'amhasaadenr de
Fraaoe dit aux cantwa <l que le véffomii de la nation des ligtteft
n'a riea eobUé de sa géa-érosit6 aceoalunoée, «'estant tues vaifU-
mcDt présenter en bataille, ai que les ennemya ne les Mâeront atta-
quer et ne s'eat perdu ung seul homme des leaxs* n Pfyffer écrivit :
« Si le jour eûit été plualong, ftooaen enissions fini avec eux. »
Les huguenots firent encore très bonne oontenance le le&dentaîn,
mais ils levèrent le blocus de Paris* Le vieux connétable de Mont**
moreocy était mort à la bataïUe de SaÎBt-Denia : en le tuaat, écri-
wt Pfyffièr dana son rapport, les huguenots o ont tué un ennemi qui
leur était bon. » Le coonétabie aj^ait^ en efiet, toujours cherché à
s'ÎDteqMser ratre les deux partis; allié aux Châtillon, il était l'eii-
neni de la maison de Lorraine. Catherine de Médiois fit nosomer
lieatenanVgénâ^al du royaume le duc d'Anjou, le jour oui il entrait
daDs sa qiiinsiôme année ; ce jeune prince devenait ainsi le comman-
dant de l'armée royale, et le 19 décembre, le roi écrivait au colonel
Pfyffer :
tf Sieur colonel, vous scavez assez de longue main lafyance que
j'ay eu vous et ceux de vostre natyon, dont je ne pourvois faire plus
aiDple ny meiUeur tesmoynage qu'en vous baillant mon frère vous-
camBUMider en mon armée. » Il lui explique ensuite qu'une n cer-.
taille entreprise doit se fere avec ung bon nombre de cavallecie,
laissant derryere les Suisses^ gens de pied francoya et T artillerie,,
âmployei a ung autre ellhct; n mais que le duc d'Ài^ou ne doit
point se joindre à cette cavalerie et doit demeurer avec les Suisses.
Peadam la campt^e qui suivit, l'armée royale fut pour ainsi
dire énervée par les négociations de la reine, qui ne désespéra
jamais de ramener h elle le prince de Gondé ; mais celui-ci ne fit
qu'amuser la reine mère et opéra sa jonction avec Jean-Casimir, qui
loi amenait de grands renforts demanda. L'armée de Condé, très
bible andébiit, s'éleva bienAôt à trente mille hommes ; cette armée
était toatcfeÎB fatiguée de la guerre, et les nobles huguenots auraient
Toalu en finir dans une bataille rangée qu'on leur refusait toujours.
Le r^^eiâ suiaso s'était accru de i^OOO hommes qu'on avail
tomvéa k Vitry le 28 décembre 15674 11 resta dix joura immobile
dans oette> vaOe. Qn n'a aucm raptport suisse entre le eoanneniee^
ment de Uafinéë lâA8. et le mois de mars; la cavalerie huguenote
tenailla oaoïpagne et aerâlBst toue les. coucriiera. Le 6 mars, Pfijfieir
rqipone que l'ivmée royale était repartie poodr Paris^ où elle était
nntrée le iff février. Pendant celte mardie d'hiver, le réglaient,
iraifceu httuiQO\ip<ie)nuilades et un grandnombre d'heaames avaient
3Sd EEVUE I»8 DBDX MONDES.
déserté. Le séjour à Paris n'avait pas arrêté la désertion, et les ma-
lades étaient toujours en très grand nombre. On a une curieuse
lettre du conseiller de Luceme, où il se plaint que les officiers de
Luceme n'aient pas encore envoyé d'argent à leurs familles, comme
avaient déjà fait ceux de Fribourg et de Soleure. Pfyffer et les offi-
ciers de Lucerne répondent qu'on n'a rien envoyé parce que les
routes ne sont pas sûres et que l'argent tomberait aux mains des
huguenots. La paix de Longjumeau mit fin à une campagne où les
Suisses n'avaient pu recueillir aucune gloire. Parmi les causes qui
déterminèrent la paix, Pfyffer fait sonner très haut la conduite des
rettres allemands de l'armée royale. Beaucoup de ces reltres, dit-il,
étaient de la nouvelle religion, et toutes sortes d'intelligences s'é-
taient établies entre eux et les soldats du palatin qui avaient grossi
l'armée de Gondé. Reltres royaux et reltres de Gondé avaient à l'enyi
saccagé le royaume, et si la guerre eût duré plus longtemps, la
famine eût été universelle. Le régiment suisse cantonné à Ville-
neuve-Saint-Georges fut décimé par les maladies jusqu'au moment
où on le licencia. Dix enseignes seulement restèrent en France.
III.
La paix de Longjumeau, imposée par la fatigue et le dégoût, ne
pouvait être qu'une courte trêve : Gondé et la reine avaient donné
au royaume le temps de respirer, mais les meneurs des deux partis
étaient mécontens. Goligny n'avait pas déguisé sa mauvaise humeur.
Le roi de France demanda quatre mille hommes aux cantons pour
faire un gros régiment; un peu plus tard il demanda que l'on fit non
plus un seul régiment suisse de dix mille hommes, mais deux
régimens de 6,000 hommes chacun. On se contenta cependant de
porter à ce chiffre le régiment Pfyffer, et avec quatre mille hommes
de nouvelles levées, on fit un second régiment qui fut conunandé
par Gléry, de Fribourg.
Gondé s'était retiré à Noyers, en Bourgogne, une forteresse pla-
cée au centre de quantité de maisons huguenotes. D'Andelot était i
peu de distance, dans son château de Tanlay. Gondé et Goligny par-
tirent ensemble de Noyers, le 23 août, pour recommencer la guerre;
ils se dirigèrent sur la Rochelle, où ils arrivèrent le 20 septembre.
On attendait des renforts de la reine Elisabeth et du duc des Deux-
Ponts. La reine de Navarre s'était jointe aux insurgés, et la lutte
devait cette fois avoir pour théâtre le pays au sud de la Loire. Dès
le 10 août, trois enseignes du régiment suisse avaient été en-
voyées à Orléans ; peu de jours après, le reste suivit, et l'année
royale se concentra autour de cette ville. Le duc d'Anjou, qui la
conunandait, passa par Blois et Amboise; il rencontra à ChftteUerault
LES REGmENS SUISSES* 337
Tarmée de Condé, forte d'environ trente mille hommes; l'armée
royale avait vingt-sept mille hommes, dont vingt mille hommes de
pied.
Gondé voulait s'assurer un passage sur la Loire et aller soulever le
nord de la France, tandis que le duc d'Anjou cherchait à le tenir en-
fennédans la Saintonge. Une bataille eut lieu à Jazeneuil (près de Lusi-
gDan}, bataille hasardeuse et confuse, sans résultats tactiques : l'a-
yantage stratégique appartint à Condé, car pendant que l'armée royale
restait sous les armes et rectifiait ses positions, Coudé prenait
l'avance sur le chemin de la « France; » c'est ainsi qu'on appelait
encore le pays au nord de la Loire. Les Suisses, avec Tarmée royale,
quittèrent les environs de Poitiers et suivirent Condé à Mirebeau et
Loadun.Un froid terrible ayant imposé une sorte de trêve aux deux
armées, Condé prit ses cantonnemens autour de Loudun et le duc
d'Anjou à Ghinon. La campagne de 1568 était finie; celle de 1569
devait être une des plus sanglantes de nos guerres civiles. Condé
tenait les villes principales du Poitou ; les royaux gardaient les
afflaens de la Loire et de la Vienne, pour empêcher la jonction de
Condé avec les secours allemands qui d'ordinaire longeaient les
sources de la Seine et de ses affiuens pour arriver dans la vallée de
la Loire. On reprit la campagne dès la fin du mois de janvier, on
manœuvra beaucoup des deux parts, et les deux armées ne se trou-
vèrent en présence que le 13 mars à Jamac. Le duc d'Âumale a
donné une brillante description de la grande bataille qui s'y livra,
et les rapports suisses permettent seulement d'ajouter quelques tou-
ches au tableau qu'il a tracé.
A la faveur de la nuit et d'un brouillard épais, l'armée royale
traversa la Charente sans être aperçue. Le duc d'Anjou, qui avait
communié de bon matin avec tous les princes, la rejoignit sur la
rive droite, à neuf heures du matin. L'avant-garde était comman-
dée par Guise, Martigues et Hontpensier. Elle était suivie des
Suisses, avec l'artillerie et la cavalerie allemande; ensuite venait le
duc d'Aojou avec la bataille ; l'armée déboucha ainsi en une seule
colonne. Elle ne fut aperçue qu'à ce moment par les patrouilles hu-
guenotes. On sait comment Coligny et d'Andelot furent accablés,
comment les appels de Coligny empêchèrent Condé de faire la
retraite en bon ordre qu'il commençait déjà et l'amenèrent sur le
champ de bataille, où il trouva la mort d'un héros.
Les Suisses étaient, comme toujours, à peu près au centre de la
ligne de bataille des royaux ; PfyiTer dit positivement dans son rap-
port que ses hommes n'en vinrent pas aux mains pendant les prin-
cipales attaques ; quand la bataille était déjà perdue pour les hugue-
nots, ils tombèrent seulement sur les hommes de pied de l'armée
ton luu — 1880. 22
3&8 REVUE DES DEUX MONDES.
de Gondé qui cherchaient à passer la Charente sur des ponts. Quand
Condé fit sa charge avec la noblesse française, il se jeta sur les
gardes rouges de Monsieur; les Suisses ne pouvaient être loin du
duc d'Anjou. Dans la lettre que le roi écrivit au colonel après la ba-
taille, il dit : « M'ayant plus particulièrement mondict frère mandé
le bon devoir que vous y avait fait, ayant par votre moien obtenu la
victoire, que Dieuluy a donnée. » Il n'y a peut«-étre là qu'une forme
de la phraséologie toujours un peu emphatique du zvi* siècle. Voici
ce que dit Pfyfler de la mort de Gondé : <c Le prince de Coudé est
arrivé au milieu des nôtres, mais ils l'ont tué. l'ai entendu dire
du duc Lui-même qu'il leur avait oiTert 12,000 couronnes s'ils vou-
laient lui garder la vie sauve, mais ils ne l'ont pas voulu. Aussi le
duc se montre-t-il très content d'eux ; on dit qu'il veut leur faire
présent de 10,000 couronnes. »
Un officier suisse, Hoffner, écrit au sujet de cette mort : « Qoe
Dieu tout puissant soit miséricordieux pour le pieux prince de
Gondé,.. car il étoit un prince pieux et droit, mais il a été honteu-
sement abusé par l'amiral Gasper de Golony (Coligny).... » Uû
autre officier suisse appelle Gondé, « ce grand abimeur de pays et
de gens et faiseur de malheurs » {jfros$en land und lûivcréûrUr
unglûkmacher).
Les protestans ne voulaient pas, ne pouvaient pas séparer leur
cause de la cause royale : leur ambition était de mettre leur foi sur le
trâne, et à début du roi, il leur falkit du moins un prince du sang.
Gondé mort, ils s'emj^essent de reconnaître comme leur chef Henri
de Navarre, mais pour un temps Goligny devient le véritable maître
du parti.
Pendant qu'on se battait sur la Charente et la Vienne, les troupes
allemandes du duc des Deux-Ponts faisaient une puissante diver-
sion dans Test de la France. Oo leur avidt opposé le duc d'AnowIe
avec mille chevaux, huit mille hommes de pied, le régiment suisse
de Gléry et cinq mille Allemands et Wallons envoyés par le duc
d'AIbe. La cour crut im moment que le prince d'Orange joindrait
ses efforts à ceux du duc des Deux-Ponts et se tournerait avec te
dernier sur Metz pour reprendre cette ville à la France ; l'inquiétude
avait été si vive que le roi se rendit à Metz en personne. Le duc des
Deux-Ponts avait réuni ses troupes en Alsace ; il passa en reiue, le
15 mars, près de Haguenau, une armée composée de sept mille
cinq cent quatre-vingt-seize cavaliers et six mille hommes de pied,
outre six cents seigneurs français et allemands. Le prince d'Orange
et ses deux frères Louis et Henri de Nassau étaient dans son état-
major. Il prit à peu près la route que d'Andelot avait suivie en
1562, il entra en Bourgogne, et le 2A mars il se trouvait à Beaune.
L'armée allemande manœuvra avec une telle rapidité qu'dle put
LES BTÉGUtfcKS SUSSES. 339
pisser sans obstacle, du bassin de la Saône dans celai de la Loire
et franctdr ee ienve à la Charité et à Pcmilly .
Goliguy poiiTait reprendre la campagne : il fit sortir son armée
dw forteresses et s'unit, le 12 juin, aux Allemands sur la Tienne,
près 4e Limoges. Le duc des Deux-Ponts, qui avait dû être trans-
p(Hié pendant la marche de son armée, était mort la veille et le
comma&denaent des Allemands avait été pris par le comte de Mans-
feld (les Allemands n'avaient pas voulu reconnaître le prince
d'Orange pour chef). Le colonel Pfyflfer se lamente dans ses lettres
sm'les finîtes de l'année royale de l'est, qui avait laissé les Alle-
mands traverser toute la France sans obstacle et permis ainsi à
Goligoy de sortir des griffes de Tavannes, le conseiller militaire du
duc d'Anjou. Le champ de bataille des deux partis se trouvait
maintenant en Limousin, u pays de ch&taignes et de monta-
gnes, > pauvre et sans ressources. Les deux armées étaient à peu
près d'égale force, car si Coligny avait les Allemands de Mans-
feld, l'armée de Tavannes avait été renforcée de celle du duc
d'Aumale. On combat eut lieu le 25 juin, à Roche-Abeille (près de
Saini-Yrîeix. « C'a été un jour sauvage, écrit Pfyffer, avec pluie et
brouUlard. » Il se plaint que la nature boisée du terrain ait em-
pêché ses hommes de bien travailler, comme ils en avaient envié.
L'amirai réussit à surprendre à l'aube l'avant-garde des royaux ;
StrozzI, qui commandait l'infanterie, se porta à l'aide de l'avant-
garde avec les hommes de pied, mais n*ayant point de cavalerie,
attaqué par des forces supérieures, il fut repoussé et fait prison-
nier; ses troupes se replièrent sur les Suisses et ne se reformèrent
qu'àfalHi de leur phalange. La pluie tombait à torrens, et l'amiral ne
continua point la lutte. Ne pouvant plus vivre en Limousiû, il passa
avec le gros des siens daas le Périgord, où il entreprit divers sièges.
Les Suisses prirent le chemin de la Touraine; Pfyffer tomba
malade en route, mais nous le retrouvons le 1*' septembre au
camp de Gourcey, près de Tours. Les maladies causaient de
grands ravages dans les deux armées : les Allemands mouraient
en grand nombre, les Suisses du régiment Gléry étaient décimés.
Coligny avait fini par porter tous ses efforts contre Poitiers, où s'é-
tait jeté le jeune duc de Guise, &gé seulement de dix-huit ans. Le
siège avait déjà duré six semaines, quand le duc d'Anjou résolut de
quitter son camp près de Tours et d'aller au secours de Poitiers. Il
se mit en route avec environ trente-deux mille hommes (douze mille
hommes de pied, quatre mille cinq cents cavaliers noirs, trois mille
Italiens, quatre mille deux cents chevaux français, huit mille
Suisses). Il alla mettre le siège devant Ghâtellerault, où Coligny avait
envoyé ses malades. En apprenant cette nouvelle, l'amiral leva le
siège de Poitiers et marcha sur Ghâtellerault. Guise, qui avait montré
SiO RBTUE DES DEUX MONDES.
pendant les épreuves de ce siège la bravoure de sa race» sortit de
Poitiers et alla rejoindre le duc d'Anjou. Celui-ci avait aussi levé le
siège de Cbâtellerauh ; on tournait le dos aux murailles et l'on
allait encore une fois en venir aux mains en bataille rangée. Les
Suisses disaient tout baut qu'ils ne voulaient pas servir pendant un
nouvel biver si on ne leur accordait la bataille ; les Allemands de
Coligny, qui n'étaient point payés, la demandaient aussi ; les gen-
tilshommes étaient las. Le 25 septembre Pfyffer, écrivait de Chinon :
« Que Dieu et sa sainte mère Marie fassent cette grâce à notre jeune
prince et à nous, que nous puissions en finir d'une fois, car cette
guerre coûte cher à bien des pauvres gens de toutes nations, et il
y a dans ce pays de tels gémissemens et une telle misère que cela
fait mal au cœur. » Ce même jour, le duc d'Anjou passait la Yienne
avec son armée et se mettait en marche sur Loudun. Les Suisses
partaient en tète avec l'artillerie .et six mille hommes de pied ; la
cavalerie suivit le lendemain. Coligny avait fait mine de prendre la
direction deCbâtellerault, puis se retournant brusquement, il arriva
le 30 septembre de bonne heure à Saint^Clair, près de Moncon-
tour avec six mille cavaliers français et allemands et douze mille
hommes de pied. Il commandait lui-même Tavant-garde, Ludovic
de Nassau était avec la bataille.
Le 3 octobre, les deux armées se trouvèrent en présence, ayant
chacune à dos un pays hostile, dans la plaine qui sépare Honcon-
tour de Mirebeau. L'armée royale, lit-on dans les Mémoires de
Tavannes, était ainsi formée :« Il range les bataillons et escadrons d'un
front, celui des Suysses aucunement advancé, duquel il avoit cou-
vert les flancs d'arquebusiers et chariots, entremeslé les nations ;
sur le flanc droit un régiment de gens de guerre françois, un de reis-
très et un autre d'Italiens; sur la gauche deux de cavalerie fran-
çaise et au milieu un de reistres, fait un ost de résene, conduict
par M. de Cessé, qu'il met derrière les Suisses, l'artillerie advancée
sur les deux coings, proche laquelle étoit l'infanterie, Taisle droite
en forme d'avant-garde, conduict par M. de Montpensier, la gauche,
qui étoit la bataille, par Monsieur... L'armée des huguenots étoit
de mesure estendue, les lansquenets et les arquebusiers au milieu,
l'amiral conduisoit l'avant-garde sur le flanc droict, et le comte
Ludovic commandoit à la bataille au flanc gauche. »
Le régiment de Cléry, réduit à deux mille hommes, était à Vaile
droite, avec deux régimens d'arquebusiers, la cavalerie alle-
mande et un peu de grosse cavalerie française sous Guise et Mar-
tigues; le régiment de Piyffer, au grand complet, était dans la
bataille avec le duc d'Anjou, en deux phalanges dont l'une servait
de réserve à l'autre. La première phalange était renforcée de deux
mille chevaux français, de deux mille chevaux allemand*? et des
LES BÉGIIIEN6 SUISSES. Sil
hommes de pied espagnols et flamands ; la seconde de quatre régi-
mens français d'hommes de pied. Le duc d'Anjou était entre les cava-
liers du margrave de Bade et les Suisses de Pfyffer, flanqués de deux
régimens d'arquebusiers et de la cavalerie du maréchal de Gossé.
Au moment critique, le duc d'Anjou se jeta dans la mêlée avec le
mai^grave de Bade, qui fut tué à ses côtés ; à ce moment, Tavannes
fit avancer le régiment Pfyffer au pas de course et fit charger la
cayalerie royale pour dégager le duc d'Anjou : quinze cents cavaliers
Tinrent charger les Suisses en flanc pendant qu'ils couraient en
avanu Mais ils ne purent entamer la phalange, même en marche, et
s'en retournèrent « en faisant leur limaçon accoutumé. » Le ri-
ment suisse tomba sur un régiment d'arquebusiers français de
deux mille hommes, abandonné de sa cavalerie, et le mit en
pièces. Pendant ce temps, le régiment Gléry luttait contre ce qui
restait de la cavalerie huguenote, rompue par le duc d'Anjou. La
bataille fut singulièrement courte et cependant très meurtrière, car
tout le monde avait donné ; les pertes des huguenots s'élevèrent
à dix mille, quelques-uns disent même quatorze mille tués et pri-
sonniers; celles des royaux furent très faibles. Les Suisses ne don-
nèrent point de quartier à Honcontour et tournèrent surtout leur
furie snr les lansquenets allemands ; le régiment Gléry fut seul
engagé avec ces derniers; Pfyffer n'eut afiaire qu'aux rettres
allemands et à l'infanterie française. « 11 ne faut pas oublier, dit
ï. de Segesser, que la coutume du temps était de ne faire pri-*
sonniers que ceux qui pouvaient payer rançon et qu'on ne pouvait
laisser la vie sauve à l'ennemi que sur ordre supérieur. » Le duc
d'Anjou fit grftce à ce qui restait des lansquenets et à mille
arquebusiers français, qui mirent bas les armes après le combat.
Gléry mourut le 19 octobre ; Pfyffer alla en Suisse immédiatement
après la bataille et ne prit point de part aux opérations qui la sui-
virent, notamment au siège de Saint-Jean-d' Angely, pendant lequel
les Suisses eurent à repousser une sortie, o Gomme, dit La Noue,
l'assi^ment de Poitiers fut le commencement du malheur des
huguenots, aussi fut celui de Saint-Jean-d'Angely l'arrest de la
bonne fortune des catholiques. Et s'ils ne se fussent amusez là et
eussent poursuivi le reliques de l'armée rompue, elles eussent été
du tout anéanties. »
Les deux régimens suisses furent ramenés aux environs de Tours,
mais le duc d'Anjou ayant quitté l'armée, ils refusèrent de servh:
plus longtemps. On ne leur donnait point d'argent, et ils récla-
maient en vain leur solde de bataille. On se décida à les licencier,
et le 19 mars 1570 ils étaient à Dijon, en route pour la Suisse.
Auguste Laugel.
L'ÉCUREUIL
h
B était sept keures et demie da soir. En dé|nt du proverbe
qui. dit « qu'à la Chandeleur, les jours gi*andissent d'une heure, »
il faisait déjà nuit serrée. Nous nous trouvions réunis dans la salle
à Hraoger, attendant le souper» qu'on servait chex nous à huit
heures. Dû joli feu de souches de hêtres clairait dans la chemi-
néer; une bonne lampe modérateur mettait sur la table de toile
cirée un cercle lumineux, et au plafond noir, un petit rond de
darté dorée et dansante. Ma mère tricotait un bas de laine ; moû
père, — il était juge de paix à Varennes, — relisait la feuille d'au-
dience que le greffier venait de lui apporter ; et moi, perché sur
un haut tabouret, la plume entre les dents, les doigts barbouillés
d'mcre, je feuilletais rapidement mon dictionnaire latin, afin de
me débarrasser d'une version de VEpiiome que je devais soumettre
le lendemain à l'abbé GerdoUe, notre vicaire. Une douce tranquillité
emplissait la salle, une tranquillité oii de menas bruits se fon-
daient, augmentant encore le sentiment de quiétude et de sécu-
rité qui nous possédait tous ; — bruits intermittens et sembla-
bles à ceux qu'on entend au travers d'un rêve : — froissemeos
de feuillets, cliquetis des aiguilles, pétillement de la braise, et au
hnn, sur la route, tintement des sonnailles du courrier de Verdun,
qui entrait dans le bourg.
J'en étais à la phrase finale de ma version : Septima die aaiem
quievitf et je m'apprêtais à me reposer à mon tour, après avoir
mis au bas de ma page une fioriture compliquée, en guise de pa-
rafe; ma mère roulait déjà son bas autour de la pelote de laine
l'éccreuil. 841
et y piquait ses aiguilles, tandis que mon père, ayant achevé sa
rémon, repliait ses lunettes dans leur étui, quand un i:oap de
sonnette à la porte de la rue nous fit dresser la tête à tous.
— Qui diantre cela peut-il bien être 7 dit mon père en Usonnaàu
^ Dne belle h eure pour venir chez le monde I ajouta ma mère,
qui n'était pas endurante et n'admettait pas qa'<m dérangeât son
mari au moment du souper.
Noos entendîmes des chuchotemens et un piétinement dans le
corridor, puis la porte de la salle fut vivement poussée par notre
seryinte Scolastique :
— Monsieur Michel, cria-t-elle de sa voix grognonne, voilà un
voyageur qui demande après tous I
Et derrière le dos de la servante, une voix d'homme, une voîx
aux notes à la fois sourdes et timides, bredouilla :
— C'est moi, Justin, mon camarade !•• C'est moi qui viens te faire
une petite yisite...
Mon père, qui avait empoigné la lampe et l'avait soulevée de
façon à en faire tomber à plein la lumière sur le visiteur, la reposa
brusquement sur la crédenoe, en poussant une exclamation mélan-
gée d'étonnement et de joie cordiale ; puis il alla au-devant du nou-
veau venu, et lui sautant au cou :
— C'est le cousin Bastien I s'écria-t-il... Ah I par exemple, voilà
une surprise !• . Entrez donc vite, cousin I.. Scolastique, prenez sa
valise et dti>arrassez-le de son manteau. ^— Il se tourna ensuite
vers ma mère, et prenant le bras du voyageur :
— Eulalie, ma chère, voici le cousin Bastien, un vieil ami de la
famille... Il m'a fait sauter sur ses genoux, et je t'ai souvent parlé
de lui... Cousin, voici ma femme et mon petit Joseph, qui va déjà
sur ses dix ans... Allons, qu'on s'embrasse et qu'on donne le fau-
teuil au cousin I... Il doit être gelé... Scolastique, vous allongerez
votre souper, ma fille!..
Pendant ce temps j'examinais avec de grands yeux ce cousin
inconnu. Il avait posé à terre sa valise ; — une antique valise ronde
et oblongue, en cuir, avec deux courroies qui la bouclaient sur le
côté; — il avait enlevé sa houppelande brune, serrée à la taille
et ornée de cinq ou six petits collets; je vis un vieillard d'une
soixantaine d'années, long, fluet, courbé comme une faucille, et
vêtu d'une redingote de lasting couleur noisette. 11 avait le cou
serré dans un col-cravate d'où surgissait une figure maigre, rasée,
pâlotte, avec des yeux bleus aux paupières rougies et des cheveux
déjà blancs. Il s'excusait timidement d'arriver à une heure aussi
avancée, et je m'étonnais fort d'entendre sa grosse voix sourde et
triste sortir de ce long corps mince et incliné comme un jonc.
ihh B£V13£ DES DEUX MONDES*
Mon père Tayait installé commodément dans notre fauteuil Vol-
taire, et ma mère avait jeté une charpagnée de souches dans le bra-
sier, qui pétillait galment. Le cousin, assis sur l'extrême bord
du siège, souriait d'un sourire craintif et présentait à la flamme ses
mains maigres et effilées comme toute sa personne.
— Je suis heureux, •• bien heureux de te voir, bredouillait-il
d'une voix encore grelottante, car il avait voyagé sur la banquette
du courrier, et l'air du dehors était morfondant.
— Vous avez eu une excellente idée de penser à nous, et votre
visite nous fait grand plaisir, répondit mon père, mais pourquoi
ne nous avoir pas prévenus?
— Tu sais, reprit le cousin, je ne me suis décidé qu'au dernier
moment, et je suis venu en passant.
— En passant!.. Où allez- vous donc 7
— Ohl nulle part, répliqua-t-il naïvement; puis il ajouta avec
son sourire triste : — Quand je voyage, moi, ce n'est pas pour
arriver, c'est pour changer de place... Je n'ai jamais de but.
— Pourtant, cousin Bastien, objecta mon père en riant, vous
avez bien un domicile quelque part, où vous retrouvez vos habitudes
et votre chez-vous ?
— Je n'ai plus de chez-moi, mon ami, je vis comme un camp
volant.
— Eh bien I et votre maison du Val-des-Écoliers, où j'ai fait de
si bonnes parties quand j'étais collégien et que vous étiez mon
correspondant?
— Je ne l'habite plus depuis longtemps, tu sais, depuis... Ne
parlons pas de ça, soupira le bonhomme en se passant les mains
sur le front; parlons de toi, mon brave Michel... Quand j'ai reçu
ta lettre de bonne année, j'étais à Bourmont. Tout d'un coup, je me
suis rappelé le bon temps jadis et je me suis dit : Si j'allais voir ce
qu'est devenu ce grand garçon-là?.. Alors j'ai bouclé ma valise...
Mes déménagemens ne sont pas longs à faire ; tout mon mobilier
tient dans une grosse malle que je mets en pension dans un gre-
nier d'auberge... Je prends mon manteau et me voilà parti.
Ma mère le regardait d'un air ébahi.
— Sapristi! s'exclama mon père, mais c'est une existence de
Juif errant !.. Voilà une vie à laquelle je ne m'habituerais pas
volontiers, ni toi non plus, n'est-ce pas, Eulalie?
— Je comprends,., je comprends,.. murmuraM. Bastien en hochant
la tête. Toi, mon brave, tu as femme et enfant; ce sont des liens
qui attachent au sol, ce sont des points d'appui autour desquels les
habitudes poussent comme des plantes grimpantes qui vous enla-
cent... Moi,jen'aiplu8d'habitudes, je suis une plante sans racines...
Sans racines ! répéta-t-il de sa grosse voix.
LEGUBEUIL. Si 5
GTétait comme la résonnance d'un écho profondément triste, et
cela me donna un frisson d'angoisse, rapidement calmé par la
rédezion qui vint ensuite, à savoir que j'avais un chez-moi, un bon
feu clair poar me réchauffer chaque soir, et un bon souper qui
m'&tteodait. Ce retour ^oîste sur moi-môme et la comparaison de
ma facile existence avec la vie nomade du cousin Bastien me pro-
cara une douce sensation, analogue à celle qu'on éprouve lorsque,
enfoncé dans un lit bien clos et bien douillet, on entend la pluie
et le veut faire rage au dehors. En écoutant la plaintive parole du
cousin, je fermais à demi les yeux, et n'apercevant plus que vague-
ment la réchauffante lueur du brasier, je me blottissais plus volup-
tneusement entre les genoux de mon père.
Ma mère s'était esquivée du oAté de la cuisine pour presser le
souper et veiller à la confection de quelque plat de supplément.
Nous entendions le pas pesant de la grosse Scolastique, qui allait
et venait, ouvrant et refermant les armoires. On remuait des assiettes,
on soulevait des couvercles de casserole, et le son mat d'une four-
chette battant des œufs en neige m'entr'ouvrait une perspective
d'entremets sucré qui me faisait sourire intérieurement à la visite
inattendue du cousin Bastien.
Celoi-ci, les coudes appuyés aux bras rembourrés du fauteuil,
les jambes étendues vers les chenets, les yeux clignotans, semblait
également gagné par l'atmosphère de bien-être répandue dans la
sâlIe à manger. De temps en temps, la porte de communication
s'ouvrait, Scolastique, encore alerte malgré son embonpoint enva-
hissant, couvrait la table d'une nappe à liteaux rouges, disposait
les assiettes, coupait le pain, façonnait les serviettes en bonnet
d'évéque, et une friande odeur de caramel nous arrivait de la cui-
sine par bouffées.
Le cousin Bastien ramena sous le fauteuil ses jambes maigres
queVardeur de la braise rôtissait à travers la trame mince du pan-
talon, et relevant la tête me regarda d'un air bonhomme :
*- H a bonne mine, ton garçon, cousin Michel ; je suis sûr que
c'est un brave enfant... Il est grand et fort pour un gamin de dix
ans.
— Kauvaise herbe pousse toujours vite, répondit mon père; c'est
un diable qui nous fait endêver du matin au soir.
— Tiens un peu me voir, petit, me dit le cousin en m' attirant à
lui; j'aime les enfans... Tu n'as pas peur de moi, n'est-ce pas?
^ Non, monsieur, répliquai-je en le dévisageant avec la curio-
sité impertinente du premier ftge. — Je le trouvais tout de même
un peu grotesque, notre cousin I Son corps long et maigre, son
Tétement râpé, sa figure blême aux paupières rougiea ne m'impo-
116 R£yiJE 0fi8 OEUX MONDES*
stîent pad le moins du monde, et dans mon irrévérencienx juge-
aient de gamin, je ne le prisais pas à une haute valeur. Les enfans
oDt cela de conmiun arec les chiens et les domestiques qu'ils
jugent les gens sur la mfaie et qu'ils ont une instinctive répugnance
pour les visiteurs pauvrement vêtus. Cependant je condescendis
i ce que le cousin me prit sur ses genoux. Il m'enleva comme une
plume, me maintint d'un bras sur ses cuisses étiques dont les os
sailtans me causaient une impression désagréable, et effleura légè-
rement d'une main mes cheveux, qui boudaient naturellement.
-^ Quels beaux cheveux blonds I soupira-t-^il, c'est de la soie...
Taime à caresser les cheveux d'enfans... Gela nie rappelle l'ancien
temps... J'ai connu un garçon qui avait des cheveux bouclés comme
les tiens, petit... Te souviens-tu de Iui,f Michel f
A cette question, mon përe av^it pris une contenance à la fois
compatissante et embarrassée, un de ces airs qu'on prend en entrant
dans une maison où l'on va faire une visite de condoléance.
— Oui, dit-il en baissant la voix, je me rappelle le temps où nous
fêtions ensemble le réveillon de Noël, chez vous...
Le cousin, sans s'arrêter à sa réponse, continuait déjà en fixant
sur le brasier ses yeux songeurs : — Quand il était petit, je le
tenais sur mes genoux comme je tiens ton garçon, il regardait le
feu de notre cuisine, où des châtaignes grillaient sous la cendre, et
quand l'une d'elles, mal fendue, éclatait tout d'un coup dans la
braise, comme un pétard, c'étaient des eiFaremens et des rires...
J'ai encore le son clair de ce rire-là dans mes oreilles. Ah I le sou-
venir, une chose douce et navrante tout à la foisl*. Quel espiègle
c'était, Michel! vif comme la poudre !..
— Oui, reprit mon père en s'animant, et leste comme un écu-
reuil...
La figure de M. Bastien eut soudain une expression presque tra-
gique, et mon père se mordit les lèvres comme s'il avait lâché une
sottise.
Il se fit un si profond silence que le son du balancier de la pen-
dule me parut tout à coup avoir décuplé de volume. En même
temps, il me sembla que M. Bastien était pris d'un hoquet subit,
tandis qu'une goutte tiède me tombait sur la joue. Je relevai la tête
et vis avec étonnement deux gouttes pareilles suspendues aux cils
du bonhomme.. •
— Voilà la soupe, s'écria au même moment Scolastique en
entrant et en posant sur la nappe une soupière fumante d'où s'exha-
lait une savoureuse odeur de choux et de poireaux.
— Monsieur Bastien, dit ma mère en arrivant à>on tour, nous
avons justement oe soir mm potée... Quand on a voyagé à l'kumi-
Ii*BC0BE0IL. 3)7
dite, OD est bien ùbq de preadre ^elqae dioee de ohind, et U
potéeyomnppeUen laHaate-MiarAe... C'est le plat da pafs.
n.
Le coisin Bastien était Tenu peur huit jours ; il se plat si bien
chez nous que le carnaval l'y trouva encore. Il ne parlait plus de
partir. Au commencement de mars, il prit mes parons en particu-
lier, et après forcé façons cérémonienses, il leur demanda comme
une grâce la permission de demeurer avec nous moyennant le paie-
ment d'une petite pension* Pour lui enlever tout scrupule et le
mettre à l'aise, mon père consentit à cet arrangement, et on l'ùi-
stalla au premier étage dans une chambre qui donnait sur le jaidia.
C'était une pièce très modestement meublée de quelques chaises^
d'un lit de noyer, d'un bureau massif en chêne noirci, et tapissée
d'un pq>ier bleu commun, d'autres l'auraient trouvée trop nue;
elle plabait précisément au cousin par son extrême simplicité*
Même il avait obtenu de ma mère que Soolastique enlev&t les
rideaux de la fenêtre*
— J'aime, disait- il, à voir en m'éveillant le ciel à travers les
Titres; do reste, il y a là un grand acada dont les branches frôfent
ma fenêtre et dont le feuillage en été sera un rideau sufiteanL
Bien qu'il payât très exactement cette penaon mensuelle dont
l'ai parlé, il se croyait encore notre obligé et s'ingéniait à recon-
natlre notre hospitalité en nous rendant quantité de petits services.
U écQssonnait des rosiers, dévidait les édieveaux de ma mère, ser-
vait de secrétaire à mon père et me faisait répéter mes leçons* Très
timide, d'une discrétion excessive, il marchait comme sur des œiifs^
écartait les pans de sa redingote lorsqu'il passait près d'un meuble
et ne disait jamais un mot plus haut que l'autre* Ses journées
étaient réglées comme par une horloge : dès le matin, après avoir
anlé une tasse de lait chaud, il allait entendre la première messe
i r^giise Saint-Nicolas, et, au retour, il s'enfermait dans sa chambre
jusqu'au repas du midi; après dîner, il fumait lentement une pipe
de terre, et pour cela il se cachait comme s'il eût commis un péché.
Cette fumerie de midi était son seul plaisir, et œcore nous rentar-
qo&iBes qu'à partir du mercredi des Gendres jusqu'à Pâques^ il se
priva de cette innocente volupté, par esprit de pénitence.
Nous l'aimions tous, même Scolastique, qui cependant n'avait
pas l'engouement fadle, et il nous rendait amplement notre affec-
tlOQ.
^ Je suis «i heureux, répétait*il un jour à ma mère, si heureui
d'amr retrouvé une famille !••
SAS RETUB DBS DBDX MONDES.
En môme temps il posait amicalement sa main sur ma tète.
— Ahl les enfans, soupira-t-il, j'en étais fou autrefois I.. Je les
aime encore» malgré tout...
Puis il s'éloigna brusquement, comme pour prévenir une ques-
tion.
— Le pauvre homme ne se consolera jamais, murmura ma mère
quand la porte se fut refermée sur le cousin. Quel malheur I perdre
un fils tout élevé I*.
— Oui, reprit mon père, un garçon de dix-sept ans, et le perdre
de cette façon !..
De quelle façon le cousin avait-il donc perdu son fils? Je me le
demandais souvent en regardant à la dérobée la figure maigre et
les yeux rougis de M. Bastien, et j'aurais bien voulu questionner
là- dessus mon père ou ma mère; mais ils éludaient l'un et l'autre
mes questions et se renfermaient dans une mystérieuse réserve.
Scolastique elle-même, bien qu'elle eût l'habitude d'écouter aux
portes, n'en savait pas plus long que moi. Le cousin, du reste, n'ai-
mait pas à parler de l'époque de sa vie où cet événement avait eu
lieu. Dès qu'à certains tours de la conversation il pressentait qu'il
pourrait être amené à toucher ce sujet pénible, il rompait les chiens
et ne soufflait plus mot. Alors, pendant des heures, il restait dis-
trait et taciturne. On avait peine à lui arracher une parole, et ce
morne silence causait]^ une] impression douloureuse; on devinait
que les tristes souvenirs d'autrefois le hantaient comme des fan-
tômes, et que s'il redoutait de les voir évoqués par d'autres, ce
n'était point pour y^échapper, mais par une sorte de religieux
respect, par crainte de les]^voir profanés dans une conversation
banale.
Ge qui me confirmait dans cette opinion, c'est qu'à certains
jours de l'année, surtout aux veilles des fêtes, l'humeur de M. Bas-
tien se modifiait visiblement; son caractère, si égal d'ordinaire,
devenait bizarre et irritable.*Il^]demeurait des après-midi entières
confiné dans sa chambre, qu'il fermait à double tour. Ces jour9-là,
quand on passait sur le palier du premier étage, on était tout
étonné d'entendre dans la chambre bleue des fragmens de conver-
sation et des éclats de voix, comme si M. Bastien se fût entretenu
avec quelqu'un ; parfois môme à ces propos murmurés d'une voix
enfantine et caressante succédaient de longs soupirs et des sanglots
étouffés.
— Allons, grognait la grosse Scolastique en descendant les mar-
ches sur la pointe des pieds, voilà M. Bastien qui est dans ses lunes...
Oh I bien, je n'ai pas besoin de me casser la tôle pour chercher ce
que je lui donnerai ce soir à souper... Dans ces momens-là, on
lai servirait des coque sigrues qu'il ne s'en apercevrait tant seule-
ment pas!
C'était sans doute à ce culte persistant pour Tenfant qu'il avait
perdu que je devais ralTection toute spéciale que me prodiguait le
coufliD. Mes espiègleries d'écolier curieux et indiscipliné, mes cen-
tinnelles gambades à travers la maison et le jardin lui rappelaient
évidemment les choses d'autrefois. Ce n'était pas moi qu'il voyait,
c'était l'enfant toujours pleuré en secret, que mes sauteries, mes
jeux, mes bavardages lui remettaient djevant les yeux. Il me savait
gré de le ramener sans m'en douter aux jours heureux de sa vie,
àTépoque lointaine dont il n'aimait pas à parler et à laquelle il
peosait toujours.
Il me passait toutes mes fantaisies et je l'avais insensiblement
amené à faire avec moi d'interminables parties de billes, où je tri-
chais d'une façon éhontée sans qu'il eût l'air de s'en apercevoir.
Qoand la belle saison revint et que les merles recommencèrent à
dffler au fond de nos charmilles, le cousin me prit pour compa-
gnon de ses longues promenades dans la campagne. Après midSi,
8it6t ma version ou mon thème bâclé, M. Bastien mettait en poche
un gros couteau à manche de corne et un solide chanteau de pain
de ménage, puis nous partions. Quelles bonnes courses nous fai-
sions alors à travers boisl Notre forêt d'Argonne commence à une
demi-lieue de Yarennes. Elle est accidentée à souhait et pleine de
surprises. Partout des sentiers taillés en escalier dans le roc; des
gorges étroites aux talus sablonneux, où croissent des houx et des
genêts, et au fond desquelles bourdonnent de rapides ruisseaux
que les pluies d'hiver changent en torrens; puis, sur les hauteurs,
parfois les chênes et les charmes, plus clair-semés, s'écartent pour
laisser voir entre leurs massifs une longue perspective de c6tes
grises, à l'extrémité desquelles le bourg de Montfaucon apparaît,
perché à la cime de sa montagne pelée.
Pendant ces tièdes après-midi de printemps, tout semblait se
mettre de la partie pour nous faire fête« Les primevères et les
anémones sylvies revêtaient d'un tapis blanc et jaune les flancs des
ravins ; les pommiers sauvages éparpillaient sur nos têtes les fleu-
rons roses de leurs branches épanouies ; une balsamique odeur de
pin emplissait l'air et tous les petits oiseaux des grands couverts,
mésanges, sitelles et pouliots, nous réjouissaient avec les notes
répétées de leur musique ténue et rapide. Bien qu'il marchât le
dos voûté et le nez penché vers le sol, le cousin ne perdait rien
des détails intimes de la vie forestière et il me faisait tout remar-
quer.
— liens, me disait-il, regarde cet arbuste tout couvert de
3160 BEYCE 0B& DBQ MONDES.
grappes couleur de carmki, c'est le daphné-^afou, une deerarotés
de la flore de rArgonne... Et à rextrémité de cette bn^cbe, cette
excroissance qui semble faila a^c des feuUlea de papier gris, c'est
ua nid de guêpes,^. Admire comme ces insectes^à tcavaiUdat.I Et
ce n'est rien encose auprès des grandes fourmilières, comme celle
que tu vois là-has« avec son cône formé par d£S nailiiierâ d'aiguilles
de pin... Le monde des bois est plein de surprises^ mon camairade,
plein de merveilles 1
Parfois nous nous asseyions^ jambes pendantes, au-dessus d'un
ruisseau. M. Bastien prenait son couteau, taillait une branche de
saule» en battait l'écorce juteuae avec précaution peur la faire glis-
ser sur le bois et fabriquait adroitement une sorte de rustique
pipeau qu'il posait sur ses lèvres. Il en tirait des sons égaux, très
doux et mélancoliques; c'était avec un plaisir toujours nouveau qae
j'écoutais cette plaintive mélodie montant lentement rers les tiautes
branches de la forêt silencieuse. Je regiardais la singulière figure
que faisait le cousin, < enilant et rentrant alternativement ses joues
pâles soigneusement rasées; j'éprouvsua une joie tranquille ensui-
vant les modulations peu variées de cette musiq^ue primitive.
Une des nombreuses manies de M. Bastien consistait, lorsque
nous étions dans un senlier, à le suivre infatigablement « pour m
voir le bout, » disait-il. Cela, nous entraînait parfois fort loin. Un
soir de juin, nous étions allés ainsi presque en vue du village de La
Gbalade, quand^ au carrefour de La Grande Chevauchée, noua aper-
çûmes au pied d'un bétre deux petits paysans très aflklrés à regar-
der nous ne savions quoL En nous approchant, nous vUnea trois
écureuils encore tout jeunets, que l'un des enfans avait été déni-
cher dans un creux formé à l'une des fourches du hêtre. Us avaient
à peine huit jours; deux étaient complètement roux, le troisième
légèrement moucheté de noir.
— Oh ! cousin Bastien, m'écriai-je émerveillé, des écureuils I Venez
voir !
Le cousin tressaillit tout d'abord, puis interpellant les deux gamins
d'une voix sévère ;
— Drôles, dit-il, pourquoi ave^vous déniché ces malheurenaes
bêtes?
Les enfans surpris se bornaient à nous regarder et à se gratter la
tète sans répondre.
— Vous serez bien avancés, continua le cousin, quand ils seront
morts de faim, car vous ne saurez pas les nourrir.
— Veulé-v'les acheti? répondit en patois le plus [effiroaté des
deux garnemens en clignant de l'œil d'une façon peu respectueuse
pour M. Bastien.
LEGOBBUUU 3 SI
Cette prq^MÎtioii m'avait toat allomé. Je tâtai le fond de ma podie
oA 86 tPOOYaieBt cinq sous mâles àjmes billes, et tournant rert mon
ooiB^agaon des yeux pleins de convoitise :
^Ohl cousin, m'écrtai-je, sychetons-les, je les apprivoiserai...
TeiMi, j'ai des sousl
Hds M. Bastion hochait la <èle en signe de dénégation :
— A qaoi l)on7inunniira-t4l, tu ne pourras non plus les nourrir ;
ils tetlent encope, et une fois dans ta chambre, ils crèveront de faim
et de froid.
"^ Ncnd, j'en aurai grand soin, vous verrez... Je leur ferai boire
du l«t moi-*0)âme.
A force d'obstination et de prières, je triomphai de Toppositlon
du coarin, qui se laissa fléchir. Il songea sans doute qu'entre les
mains des deux drôles le sort des écureuils serait encore pire qu'entre
les miennes, et ce motif d'humanité l'emporta sur ses répugnances.
Le marcihé fut conclu. M. Bastien donna en rechignant dix sous aux
petits paysans, qui s'éloignèrent enchantés, le me décoiffai et je
déposai les trois jeunes écureuils au fcHid de ma casquette, après
lear vfwt dressé préalablement un douillet lit de mousse.
Mens revînmes sur nos pas, M. Bastien cheminant lentement et
poussant de bruyans soupirs; moi lui emboîtant le pas et tenant
avec foroe précautions ma casquette dans mes deux mains. Je me
sentais si beureux de ma trouvaille que j'étais presque choqué du
motisine du cousin. Il ne partageait nullement mon enthousiasme ;
au emtraire, il paraissait soudeux, et, vingt pas plus loin, il s'ar-
rêta indécis en murmurant :
— J'ai eu tort de te laissa prendre ces bétes, et si j'étais assez
leste pour grimper à l'arbre, j'y retournerais volontiers pour repla-
cer les écureuils dans leur trou.
— Ohl cousin, m'exclamai-je, suffoqué et indigné.
-- le n'aime pas qu'on enferme les animaux sous prétexte de les
apprivoiser... Oui, je me repens d'avoir pris ces écureuils, il ne
noos en arrivera rien de bon, tu verras... L'écureuil est une béte
qui ne porte pas chance aux gens.
— Pourquoi î
n ne répondait pas et s'était remis à marcher, les mains sous les
basques de sa redingote noisette, le dos voûté, le nex penché vers
le sol Ses m&choires s'agitaient avec une grimace pareille à celle
d'un lapin qui rumine ; il poussa un nouveau soupir et marmotta,
conome s'il se parlait à lui-môme :
— J'ai connuquelqu'un qui a cruellement p&ti d'avoir gardé chez
lui un écureuil.
Le son de sa voix était devenu plaintif. Je m'étais rapproché.
362 R£YUE DES DEUX MONDES.
flairant une histoire, et je marchûs muntenant de niveau avec lui
dans Tétroit sentier bordé de fraisiers sauvages. — J'aimais les
histoires du cousin Bastien ; elles étaient toujours amusantes ; il les
disait avec un tel accent de bonhomie nidve qu'on sentait bien
qu'elles avaient dû arriver, et cela en doublait l'intérêt. Seule-
ment, lorsqu'il était en humeur de conter, il fallait se garder de le
presser en lui adressant des questions indiscrètes, car alors il s'ar-
rêtait net et retombait dans son mutisme. On n'avait qu'à demeu-
rer coi et à l'écouter rêver tout haut.
— Oui, poursuivit-il, celui dont je parle avait eu longtemps un
écureuil, puis, l'animal étant mort, on l'avait fait empailler et il
ornait une des consoles de la salle à manger. Le maître de la maison
avait un fils, un beau garçon de dix-sept ans, remuant et espiègle
comme toi, Joseph...
— Gomment s'appelait-il, cousin?
— Il s'appelait la Bise... C'était un surnom qu'on lui avait donné
à cause de sa pétulance... Aux vacances, lorsqu'il rentrait du col-
lège, la maison devenait joyeuse et très vivante. Les camarades de
la Bise venaient le visiter et on faisait des parties de chasse. Le
père accompagnait les jeunes gens et chassait avec eux. La chasse
était sa passion , à cet homme , une passion malheureuse , car il
était fort mauvais tireur, manquait les plus belles pièces et reve-
nait bredouille, ce qui amusait fort cette jeunesse, toujours dispo-
sée à rire des vieux. — Un jour qu'on partait pour une chasse au
bois, après avoir bien déjeuné, la Bise, en quittant la salle à man-
ger, avisa l'écureuil sur la console; une idée de gamin lui traversa
le cerveau : il détacha de son perchoir l'animal empaillé, le mit dans
son camier et, tandis que les chasseurs avaient le dos tourné, il
grimpa jusqu'à l'une des maltresses branches d'un hêtre qui se
dressait à la corne du taillis et y fixa l'écureuil à l'aide d'un fil de
fer... On battit le bois pendant toute l'aprè^midi, chacun tua son
lièvre, sauf le père, qui fit buisson creux, selon son habitude. Ils
s'en revenaient tous au logis, le soir, eux très joyeux, lui l'oreille
basse, quand, à la lisière de la forêt, la Bise tira doucement le pan
de la veste du père.
— Papa, disait-il à mi-voix, un écureuil, là, sur ce fuyard!
— Oui, je le vois, murmura l'autre, enchanté de pouvoir, avant
de rentrer, décharger son fusil sur un gibier quelconque; laissei-
moi, mes camarades, je vais lui régler son compte.
En même temps, pendant que les jeunes gens faisaient cercle
autour de lui, il épaula, visa lentement et tira ses^deux coups sur
l'écureuil, qui reçut la volée de plomb et pirouetta.
— TouohéJ jp'i6er»*t-il triomphant.
l'égoreuil. 363
Quand la fumée se fut dissipée, il vit que la bête avait glissé
aatour de la branche et s'y maintenait pendue, la tête en bas.
— Ah 1 tu te raccroches I grommela-t-il, attends I..
II mit fiévreusement double charge dans les deux canons du fusil
et tka l'un des deux coups qui fit voler le poil de la bête, — mais
elle ne tombait toujours pas. — C'était étrange. — Alors, s'adres-
sant à an gamin qui avait servi de rabatteur ^ il lui ordonna de
monter à l'arbre et de rapporter l'écureuil. Celui-ci obéit ; il y eut
un moment de silence, puis d'en haut l'enfant cria d'une voix
goguenarde :
— H'sieu, l'écureuil est attaché.
— Gomment I attaché?
— Ma parole, m'sieu, il est empaillé... Tenez, le v'iàl
Et la béte tomba aux pieds du père, qui reconnut l'écureuil de la
salle à manger.
A ce moment, la chose me parut si drôle que je ne pus retenir
un éclat de rire. M. Bastion me lança un regard attristé.
— Tu trouves cela plaisant, n'estn^e pas? reprit-il. Les autres
aussi riaient, ils se tenaient les côtes... Mais celui qu'on mystifiait
ne riait pas, lui. — 11 avait mauvais caractère et s'emportait faci-
lement. Furieux d'être ainsi joué en public, il fut pris d'un de ses
accès de mauvaise colère, et voyant son fils qui riait plus haut que
les autres :
— Ab! garnement, lui cria-t-il, je t'apprendrai à te moquer de
moi!
Ne se possédant plus, il courait vers la Bise, mais celui-ci, plus
leste, l'esquivait tout en le narguant de ses mines espiègles, et
tournait autour des buissons. Le père, aveuglé par l'irritation,
brandissait nerveusement son fusil, dont l'un des canons était encore
cbargé.Ilsejeta à travers deux cépées de noisetiers pour essayer
de joindre le mauvais plaisant; soudainement le fusil s'accrocha,
le coup partit, et la Bise poussa un cri déchirant...
— Ah! mon Dieu! m'écriai-je à mon tour, est-ce qu'il était
blessé?..
— n avait reçu la charge en plein poumon, et si violemment
qu'il en mourut le lendemain, reprit M. Bastion d'un air sombre.
11 s'était redressé ; sa figure avait de nouveau cette expression
^ftgique que j'avais remarquée le soir de son arrivée chez nous.
Eotre les arbres le soleil se couchait, et sur le ciel rougi le maigre
profil du bonhomme se découpait nettement. Il leva un moment
^ deux longs bras, puis les laissa retomber contre son corps. Le
silence était devenu profond. L'attitude navrée du cousin, les cou-
leurs sanglantes du ciel, le lugubre dénoûment de cette histoire à
MK iLii. — 18S0. S3
35é RETUE DBf DEUX MONDES.
la fois terrible et burlesque, tout cela joint à l'impanesaion anxieuse
produite sur les enfaos par la venue du crépuscule dans les bois»
m'avait fait passer un frisson dans le dos« Je aerrais avec inquié-
tude contre ma poitrine la casquette'où dormaient les trois jeunes
écureuils, et, devinant que M. Bastien était sous le coup de quelque
mystérieuse émotion, je n'osais plus articuler une parole.
Et ainsi, à travers la nuit tombante, nous regagnâmes silencieu-
sement la maison.
III.
— Sainte Mère de Dieu I monsieur Joseph, quel gibier nous rap-
portez-vous là? s'écria Scolastique lorsque nous entr&mes dans la
cuisine, et qu'à la lueur de sa petite lampe elle distingua le grouil-
lement fauve des trois animaux au fond de ma casquette.
Je répliquai de ma voix la plus cajoleuse :
— Ce sont des écureuils, Scolastique; n'ayez pas peur, c'est
moi qui les élèverai*. • Seulement, si vous étiez bien gentille, vous
nous donneriez un peu de lait cband.
— Du lait chaud I vraiment, pour ces bètes*là7.. Ça n'a pas de
bon sens!.. Est-il Dieu possible, monsiwr Bastien, vous qui êtes
un homme raisonnable, que vous ayez laissé cet enfant rapporter
de pareilles vilenies dans sa casquette ?.. Ce sont des bétes qui sen-
tent mauvais et qui rongent liout... Patience! quand M. Michel ren-
trera, il aura tôt fait de les jeter dehors... Des écureuils? il ne
nous manquait plus que ça I
Le cousin dut intervenir pour calmer l'exaspération de notre
grondeuse Scolastique. Malgré ses préventions contre les écureuils,
le brave homme pensait sans doute que, lorsqu'on a commis une
sottise, il faut avoir le courage d'en subir les conséquences. Je ne
sais comment il s'y prit pour amadouer noire servante, mais il finit
par obtenir d'elle une tasse de lait. Nous portâmes notre trouvaille
dans ma chambre et il me BMMitra comment il fallait procéderpour
sustenter ces trois malheureuses bêtes qui, jusque-là, n'avaient
pris de nourriture qu'au sein de leur mère. Il imbiba de lait une
petite éponge, et avec force précautions, il la présenta successive-
ment à chacun des écureuils; ils avaient faim, et peu à peu ils se
décidèrent à sucer l'éponge ; quand ils eurent avalé tant bien que
mal lé contenu de la tasse, ils se roulèrent en boule au fond de ma
casquette et s'endormirent.
— 11 ne faudra pas les brosquer, me recommanda le cousin ;
jusqu'à ce que les dents leur soient poussées, tu seras obligé de
les nourrir ainsi au biberon. Gela demandera de la patience et du
soin» mais du mome&t que tu tea as Mtovés k lm&r9 p«reo9, tu t'es
moralement engagé i les laûre vivre. «• Tu as miaiateDaDt ^ehai^ge
d'âmes, mon garçon, contiAua-^t-îl e» riant, ^ tu verras que ce
n'est pas une petite «Caire I
Le brave cousin poussa Théroîsme jusqu'au bout, et de mtsme
qu'il avait calmé Tinritation de Soolastique, il amena mon père à
autoriser rintroductioft des trois écureiuils dans la maison.
Le lendemain, notre voisin Radel, le ferblantier, qui avait eu
daas le temps un écureuil, me prêta aa cage, que j'installai dans
ma chambre. Cette cage était un véritable édifice dont la vue aeule
m'enchanta. Elle avait deux étages! ^— la partie inférieure conte-
nait on tambour cylindrique en grillage, qui tournait sur son axe
et anqael le moindre effort de l'animal imprimait un mouvement
de lotation : une échelle de bois faisait communiquer la roue avec
Tétige si^^ieur, où on avait pratiqué une niche en forme de
maisonnette, d<Mit le toit s'ouvrait et se fermait à l'aide d'un oro-
cbet. Cette niche fui garnie d'étoupes de laine, et j'y déposai mes
trois noorrissons. L'éducation des écureuils devint alors ma grande
préoccupation. J'y pensais k toute heure et je n'osais presque plus
qintter le legis, de peur qu'œ mon absence il n'arrivât quelque
malheur à la nichée. Dès le petit matin, je sautais à bas du lit,
j'aHais quérir la tasse de lait et l'éponge, et, tirant successivement
les écureuils de leur niche, je leur donnais le biberon. L'slné,
cdai q;9i avait des mouchetures noires sur La tète et sur la queue,
— et qoe poim* cette raison on nomma le charbonnier , ^- i'atné
était le plus fort et aussi le plus goulu. Il absorbait sa portion
de lait avec une voracité réjouissante et croissait à vue d^mil. Les
Jeux autres ne goûtaient que médiocrement cet allaitement artifi-
(^iel et ne suçaient l'éponge qu'en rechignant, aussi restaient-ils
<i^ingres, tristes et endormis, ce qui ne laissait pas de me donner
despiéoccupations que je confiais au cousîa.
— Que veux^tu? me r^ondait^il, je te l'avais prédit. Ils auraient
été bien plus heureux si tu les avais laissés dans le trou du hêtre ;
on ne change pas impnnément l'ordre des choses, et tu verras, tu
Tems qae tu n*en tireras rien de bon*
La prédiction de M. Bastien se réalisa, ->^ en partie du moins.
Un matin que j'arriviBS avec mon lait et mM éponge, en Ofiivirant
la nkhe je trouvai les deux écureuils roux immobiles et à^k tout
'roids à côté de leur frère le charbonnier ^ q\à seul était resté vivant.
U dressait sa tôte inquiète au-dessus des deux petits cadavres
^t dirigeait vers moi -ses yeux ndrs déjà vifs. Cette découverte
090 booleversa ; pour h première fois j'avais une idée nette de ce
^ue pouvait être la mcnrt. J'appelai àmoa aide M. Bastîen, dont la
356 UTUE DU DEUX MONDES,
chambre n'était séparée de la mienne que par un palier. Je n'osais
toucher aux deux maigres corps, dont les pattes .s'étaient raidies et
dont les poils roux s'étaient ébouriffés. 11 fallut que le cousin les
tirât de la botte, et nous allâmes ensemble les jeter dans la rivière
qui coulait au bout de notre pré.
A partir de ce moment, le charbonnier ^ débarrassé du voisinage
gênant de ses deux frères souffreteux et resté seul possesseur de la
niche, se développa et devint promptement très vigoureux. Il buvait
toute la jatte de lait sans le secours de Téponge et croissait en
gentillesse et en santé.
J'étais même choqué de son indifférente gatté et je lui en vou-
lais un peu de porter si gaillardement le deuil de ses cadets.
— C'est la loi naturelle, soupirait M. Bastien en hochant la tète,
les forts grimpent sur le dos des faibles et finissent par les étouffer.
Là où il n'y a de place et de subsistance que pour un, c'est celui qui
est le mieux résistant et le mieux râblé qui seul prend le dessus ;
les autres disparaissent... Tu verras comme le camarade va pro-
fiter!
Il profitait en effet. Au bout de trois semaines, il commençait à
grignoter du pain et des noix sèches. Lorsque nous atteignîmes la
Sainte-Madeleine, époque oà, comme chacun sait, a noix et noi-
settes sont pleines, » il était devenu grand comme père et mère, et
je priai le cousin de m'aider à lui trouver un nom. Il me semblait
qu'une fois que j'aurais baptisé l'écureuil,; il serait plus complète-
ment à moi. Je voulais un joli nom, ayant de la physionomie, facile
à retenir, peu compliqué, afin qu'il devint rapidement familier à
l'animal et qu'il s'habituât à répondre à ma voix.
— Appelle-le Sotret, dit M. Bastien; ce nom-là lui ira comme un
gant.
11 faut vous dire que nos paysans lorrains nomment Sotret une sorte
de lutin habillé de rouge, un esprit familier très alerte et trèsfarceur,
qui, selon la tradition, vit dans le voisinage des habitations et joue
souvent de malins tours aux ménagères. On prétend qu'on le voit
parfois à la brune, dans les vergers, sautant de branche en branche
comme un feu follet et faisant cent sortes de grimaces. De là est
venue l'épithète de Sotret^ que les bonnes femmes de chez nous
appliquent souvent aussi aux enfans remuans et malicieux.
Je suivis le conseil de M. Bastien et il fut convenu que l'écureuil
s'appellerait désormais le Sotret.
Jamais nom ne s'adapta mieux au caractère et aux mœurs d'un
personnage. Le petit animal était un maître espiègle et il semblait
avoir du feu dans les veines. Il ne tenait pas en place. Dès les pre-
mières blancheurs de l'aube, il descendait de sa niche et se mettait à
L'ÉGUaBUIL. 357
tourner dans la roue avec une vivacité fiévreuse, si bien que j'avais
pitié de lui, et, trouvant ce manège aussi fastidieux pour lui que
pour moi, je finissais par ouvrir la porte de la cage. Alors il
gambadait follement dans ma chambre, sautant sur la commode,
coonot le long de la corniche de l'armoire, grimpant aux rideaux.
Rien ne pouvait le fixer. A peine l'avait-on aperçu sur le rebord
d'une table qu'on voyait tout d'un coup passer un tourbillon noir
et fauve : c'était le Sotret qui prenait son élan et d'un bond s'élan-
çait sur la flèche du lit.
Sa nourriture consistait principalement en noix et en amandes;
mais dès qu'il eut goûté à ces dernières, il leur trouva sans doute
une sayeur plus délicate, car il rechigna aux noix et ne voulut plus
d'autre pitance. Toutes mes économies passèrent chez l'épicier en
achat d'amandes à la coque, Scolastique ayant déclaré qu'elle met-
trait les nôtres sous clé, et que c'était offenser Dieu que de prodi-
guer à une maligne béte une denrée dont tant de chrétiens faisaient
leur dessert. Les fantaisies gourmandes du Sotret me coûtaient gros,
mais j'avais du plaisir pour mon argent. Rien d'amusant comme
de lui voir croquer une amande. Assis sur son train de derrière,
sa queue touffue relevée en panache au-dessus de sa tète fine, il
se servait de ses pattes de devant comme de deux mains pour
porter la dure coquille jusqu'à ses incisives, qui faisaient l'office
de lime et de tarière. En deux jtours, la coquille limée et percée
volait en éclats. H. le Sotret, qui était un délicat, enlevait ensuite
soipeusement la peau sèche de l'amande et ne commençait à la
manger que lorsqu'elle était bien nettoyée. Alors il la dégustait
arec des mines friandes, promenant de ci et de là ses yeux noirs
fureteurs. Quand il s'était bien régalé et qu'il lui restait encore des
protisions^ il les épluchait tranquillement et allait en tapinois les
porter dans un coin de mon lit, entre la couverture et le sommier.
11 s'était méDagé là une cachette où il se blottissait lui-même dans
Taprès-midi pour faire la méridienne, et, lorsque étonné de ne le
voir nulle part, j'appelais : — Sotret ! Sotret ! — il tirait d'entre
les draps sa tète futée à oreilles de souris, me lançait un diabo-
b'gue regard d'espiègle, puis s'enfouissait de nouveau dans son trou.
Halheureusement, il n'essayait pas seulement ses dents sur les
amandes à la coque ; sa manie de grignoter s'exerçait sur tous les
objets résistans qui tombaient entre ses griffes. Il n'épargnait rien :
porte-plumes, encrier, toupies, dos de livres reliés. Les livres sur-
tout l'attiraient. L'odeur de la basane et du papier imprimé l'exci-
tait et redoublait sa frénésie. Un matin, je le surpris faisant de la
charpie avec mon Epitome. La perte en soi n'était pas considérable,
j'en aurais ri tout le premier, si la maligne béte n'avait précisé-
353 BBVDE DBS dBQl MONDES.
ment déchiré la page que Tabbé GerdoUe m'avait iodiquée pour
UJQ6 version, h ne pus foire mon devoir et je rapportai ine mau-
vaise «ote qui xne valut le pain aec et la reteaue pour le lende-
main.
Bail I qu'étaient'Ce que ces légera déboires auprès des compensa-
tions que me donnait la gentillesse du Sotret? Je Taviôs complète-
ment apprivoisé et nous vivions de pair à compagnon. Il me suivait
comme un chien» trottant par derrière, silencieusement et à pas de
velours. Il ne connaissait que moi, et lorsque je le portais sur mon
épaule, il me mordillait doucement l'oreille en signe d'amitié ; mais, si
quelque étranger voulait le prendre, il s'enfuyait, la queue bodzon-
tale, en poussant de sourds grognemeos gutturaux par lesquels il
marquait son effroi et son irritatieoi. Malheur à qui eût tenté de le
poursuivre et de l'arracher à son refuge I le Sotret, dont les dents
étaient aigués comme des aiguilles, l'aurait mordu jusqu'au sang,
comme la chose arriva un jour à Scolastique«
U avait perdu l'babitude de sa cage et n'y prétendait rentrer
qu'à la nuit tombante. Parfois même il ne se contentait plus de
gambader dans l'intérieur de ma chambre, il sautait sur le rebord
de la fenêtre, s'y promenait d'un air songeur, penchait sa téta poin-
tue, agitait sa queue et dardait des yeux pleins de convoitise vers
les allées vertes et les arbres du jardin. — Hélas I ainsi que le
disait sentencieusement M. Bastien, la liberté est comme le tabac,
quand on en a tâté, on ne peut plus s'en déshabituer et on veut tou-
jours doubler la dose...
Un jour, en revenant de chez M. le vicaire, je cherche mon
camarade l'écureuil et je ne l'aperçois nulle part. Je cours à la
cachette où il avait coutume de dormir dans les couvertures ; point
de Sotret. J'appelle, et je ne vois rien venii:. Tout à coup, en pas-
sant près de la croisée ouverte, je crois ouïr un gloussement signi-
ficatif qui semble descendre du faîte du toit ; je lève la tôte et je
découvre enfin au milieu des feuillées de l'acacia voisin la queue
empanachée de mon vagabond de Sotret.
Le plein air paraissait l'avoir grisé; 11 sautait ou plutôt il volait
de branche en branche, se servant de sa queue largement étsiée,
comme d'une aile ; avide de faire connaissance avec le moods nou-
veau du jardin, il montait toujours plus haut, jusqu'aux dernières
ramures de l'arbre, — grignotant çà et là les gausses mûres de
l'acacia et poussant de minute en minute de petits gtoussemens de
satisfaction.
Bn un clin d'œil je fus dans le jardin, au pied de l'arbre. D'une
voix tantôt caressante, tantôt impérative, j'appelais : a Sotret!
Sotret! » Point d'affaires; il se moquait de moi, tournant autour
I
1
L EGDBIUIL* d5v
des branches, montuit, redescendant, et toujours mettant mali-
cieuaemettt entre lai et moi le tronc de l'arbre comme un écran,
d'oè surgissait parfois sa fine léte d'espiègle. J'avais apporté
ime poignée d'amandes princesses et Je les lui montrais dans le
cieui de ma main pour l'engager à revenir; mais il préférait
déodément fes frnks saavages de h liberté aux grasses lippées de
laiervitnde, et, en façon ds brarade ironique, il laissait tcnnber
da haut de son peixlioir les débris des gousses brunes qu'il éplu-
chait à bdles dents.
Je se fis ni une ni deui, j'empoignai l'acacia rugueux à bras-le-
corps et j'y grimpai, résolu à poursuivre le Sotret jusque dans ses
derniers retranchemens. Lui, se doutant de mes intentions, bondit
jusqu'au fin bout des branches flexibles de la cime, et s'y balançant
comme dans un hamac, il me darda une nouvelle œillade diabo-
lique, comme pour me dire : « Viens m'y prendre I »
J'avais déjà atteint la naissance des grosses branches et je me
trouvais au niveau de la fenêtre sans rideaux de M. Bastion, lors-
qa'eo jetant par hasard un coup.d œil dans l'intérieur de la cham-
bre, je fus brusquement détourné de l'objet de ma poursuite par
un curieux i^ectacle qui absorba toute mon attention.
De la branche fourchue où j'étais juché, le regard plongeait de
haut en bas dans la pièce nue et daire, et, à travers les vitres soi-
gneusement lavées, j'aperçus très distinctement le cousin assis
dans son fauteuil de cuir, devant le bureau dont l'entablement
supportait un vieux et massif pupitre en bois noir. M. Bastien,
tète nue, le front penché et une main en abat-jour sur ses yeux,
feuilletait lentement un volume in-octavo, dont je distinguais alter-
nativement les pages imprimées et les estampes coloriées. Le cousin
avait Taîr d'un homme qui est en extase ou qui rêve. Son rêve
était tantôt joyeux et tantôt pénible, car parfois il souriait, parfois
il essuyait une larme sur sa joiie^ avant de tourner un feuil-
let; ou bien, s'arrétant à considérer une gravure, il s'anirnait
et parlait tout haut. Quelquefois même il posait précipitamment
ses lèvres sur la marge du livre et la baisait violenunent. C'était
uoeaeèoe étrange. On aurait dit que le volume était devenu un
être vivant et que le cousin dialoguait avec lui comme avec une
gnode personne. A épier tout ce manège, j'avais complètement
OQUié mom écureuil. Le fantasqiiQ animal, voyant qu'on ne s'oc-
capail plus de lui, avait changé d'humeur. Sautant de branche en
braodie, il s'était rapproché lentement ; finalement il avait sauté sur
Qvm épaule, et maintenant, aussi intrigué que moi, il semblait
fort â&iré à regarder ce qui se passait dans la chambre bleue.
*-^ Voilà donc, peosais-je, pourquoi M. Bastien se claquenmre
MO RSTOB DBS DEUX MONDES.
à certains jours dans sa chambre I.« C'est pour lire un livre à
images. Ce volame doit contenir de bien intéressantes histoires,
puisqu'elles l'émeuvent au point de le faire pleurer. •• Les enlumi-
nures ont l'air d'être amusantes. •• Je donnerais bien quelque
chose pour les voir de près !..
Tout en ruminant ces choses dans mon cerveau, je me penchais
le plus que je pouvais pour mieux distinguer ce qui se passait dans
la chambre. Je ne sais si le cousin se douta qu'il était épié, ou si
quelque bruit du dehors vint le distraire, mais tout à coup il
referma le volume, en baisa de nouveau le plat de la reliure avec
ferveur, comme on baise une relique, puis brusquement le livre
disparut sous le couvercle du pupitre.
IV.
A partir de cette station sur l'acacia, je fus possédé d'une idée
fixe : — voir de près et feuilleter le livre à images. — Je me figu-
rais que ce précieux volume devait contenir des histoires merveil-
leuses. Les gravures coloriées qui l'illustraient et que j'avais vague-
ment entrevues me donnaient une haute idée de la valeur du livre.
Et puis l'émotion inexplicable de M. Bastien, ses rires et ses larmeSt
son culte pour l'in-octavo, me faisaient soupçonner quelque mystère
dont la lecture du volume m'aiderait probablement à soulever le
voile. Je supposais que ce livre, dont le cousin prenait tant de soin,
devait avoir un rapport secret avec l'événement tragique qui avait
bouleversé la vie de notre parent. A mesure que je tournais autour
de cette idée, je me sentais empoigné par une curiosité croissante,
par un désir enragé de me mettre en possession de la relique du
cousin.
Rien n'égale la force d'expansion d'un désir non satisfait. On a
beau chercher à se soustraire à cette préoccupation dominante, on
y est toujours ramené par un aimant irrésistible. Déjà une fois j'a-
vais été pris par un de ces désirs qui entrent en maîtres dans notre
cerveau et qu'on ne peut plus déloger. Il s'agissait d'un volume
aperçu à la vitrine du libraire de Yarennes, et sur la couverture
bariolée duquel il y avait ce titre affriolant : Livre magique. Mon
imagination allumée par ces deux mots avait immédiatement pris
feu, et je passais des heures devant l'étalage du marchand, dévo-
rant la couverture des yeux et me demandant quelles merveilles
elle pouvait bien cacher. Ce livre, j'en révais. 11 coûtait deux francs,
— une grosse somme pour moi qui ne possédais jamais à la fois
que quelques sous. — Cependant les efforts de ma volonté concen-
l'écdrecil. 361
trée sur cet unique désir finirent par triompher des obstacles qui
s'âevaient entre moi et la possession de ce volume attirant. A force
d'amener Scolastique devant l'étalage du libraire, j'arrivai à obtenir
de la parcimonieuse servante qu'elle m'avançât deux francs pour
acheter le Livre magique. Je dois avouer, du reste, qu'une fois
possesseur de l'objet de mes convoitises, j'éprouvai une désillusion.
Le livre n'avait de magique que son titre, et deux jours après, je
le troquai à un dé mes camarades pour une bille d'agate. — Néan-
moios cette première expérience de ce que peut une volonté tenace
pour transformer une fantaisie en réalité m'avait logé dans la tôte
une certaine foi superstitieuse. J'étais persuadé qu'on finit par
attirer à soi par une sorte de charme les choses qu'on veut forte-
ment. C'est pourquoi je ne désespérais pas d'arriver à mettre la
main sur le livre du cousin Bastien.
Eo proie à cette dangereuse illusion et éperonné par mon désir,
je De quittais plus guère le palier de la chambre bleue, guettant
les nHNudres absences du cousin pour m'y faufiler. Le bonhomme
était matineux ; il faisait son lit lui-même, brossait ses habits et se
rendait ponctuellement chaque jour à la messe de sept heures.
C'était à ce moment-là que je comptais m'emparer du livre.
M. Bastien, comme s'il se fût méfié de mes intentions, avait la pré-
caution, en s'en allant, de fermer sa porte à double tour et d'en
emporter la clé; mais il était fort distrait, et il lui arrivait parfois
d'oublier son passe-partout dans la aerrure, si bien qu'un matin
j'en profitai pour pénétrer dans son sanctuaire et tâter le terrain.
Je furetai dans tous les coins sans rien découvrir. Il était
évident que le livre devait être serré dans le coiTre du pupitre. J'exa-
minai ce meuble et j'essayai vainement d'en soulever le couvercle.
Hélas! il était solidement rivé au caisson par une targette de fer
qui s'eofonçait dans un piton et qu'un vieux cadenas rouillé défen-
dait contre les curiosités indiscrètes. La clé de ce cadenas étant dans
la poche de l'unique gilet du cousin, j'essayai d'abord d'introduire
dans la serrure plusieurs petites clés dont j'avais eu la précaution
de me munir, mais aucune d'elles n'allait, et je restais fort penaud
devant le pupitre fermé...
Toilà à quelles extrémités conduit la dangereuse illusion dont je
parlais tout à l'heure. J'étais en train de devenir un crocheteur de
serrures, et le pis, c'est que je ne rougissais pas du vilain métier
auquel me poussait mon idée fixe; au contraire, je m'endurcissais
dans le crime et, les yeux fixés sur les ferremens du caisson, je
cherchais une combinaison ingénieuse pour triompher de l'obstacle
que m'opposait le cadenas.
A force de palper le pupitre, je remarquai que le piton était
vissé dans le bois, et je me dis que c'était de ce côté qu'il fallait
302 BET0B DES DBUZ MONDES*
diriger l'attaque. Si je parvena» à arracher ce piton, le cadesas
viendrait naturellement avec lui. Je me mis à Tœuvre siin*le-ctkaaip,
mais le bois de chêne était solide, le pas de vis j était enfoncé pro-
fondément, et je ne réussis qu'à m'écorcher les doigts. — U fao-
drait un tourne-vis 1 m'écriai*-jo mentalement. — Et renonçant poar
le quart d'heure 6 de nouvelles tentatives, je quittai Im chambre,
afin de me mettre en quête de l'engin qui jouerait pour moi le rftle
du fameux : « Sésame, ouvre-toi I » dans la caverne des quarante
voleurs.
Ma première visite fut pour notre Renier, où il y avait de tMt
et oà un certain flair m'indiquait que je devais trouver rindispen-
sable tourne-vis. — Oh I ces vastes greniers de campagne, si pleins
de vieilles choses; ces greniers haut perchés, aux fenêtres sans
croisées où nichent les hirondelles, où l'air joue librement à travers
l'antique charpente, je plains ceux qui n'en ont pas connu un dans
leur enfance I — Le nôtre était très profond, percé de lucarnes cin-
trées par lesquelles on voyait le ciel où couraient les nuages, les
prés où serpentait la rivière, et au loin les verdures moutonnantes
de la forêt d'Argonne. Le peu de largeur de ces lucarnes y entrete-
nait une ombre mystérieuse, encore accrue par un luxe de poutres
et de chevrons soutenant la toiture de tuiles. Sons cette charpente
touffue dont les madriers brunis gardaient la trace des coups de
hache de l'ouvrier qui les avait équarris en plein bois, il y avait
tout un fouillis de vieilleries, tout un musée de meubles invalides
et centenaires. A côté d'une longue table où séchaient des oignons,
un coffre de chêne contenait le linge qui attendait la lessive. Une
tapisserie de Flandre, mangée aux vers, où l'on distinguait encore
une colonnade grise dans un massif d'arbres bleuâtres, pendût le
long d'une lourde armoire d'où s'exhalait une bonne odeur de
pommes mûrissantes. II y avait encore une huche remplie d'avoine;
une caisse bourrée de musique du xvni* siècle ; sur les partitions
manuscrites on lisait en bâtarde les noms d'Armide^ du Devin de
village et des Indes galantes. Un paravent aux chinoiseries à demi
effacées abritait derrière ses châssis toute une défroque do temps
passé : mules de satin à hauts talons, fichus à fleurs de soie bro-
chée, jupes de lampas k ramage, dont les couleurs éteintes faisaient
rêver aux grand'mères qui s'en étaient parées. Plus l'encombre-
ment des vieux meubles augmentait sous les franges des toiles d'a-
raignée, dans l'angle étroit formé par la muraille et la toiture, plus
l'obscurité s'épaississait, et je n'avançais à travers ce poudreux
fouillis qu'avec une religieuse terreur, me demandant si tout à
l'heure je n'allais pas voir sortir de quelque armoire entrebâillée
le fantôme de l'un des possesseurs défunts de ces meubles hors
d'âge.
L ECtJMtJIL» 303
Ce jour-là, le désir qui m'aiguillonnait dominait tout autre sen-
timent et je furetais partout sans me préoccuper des revenans, sans
ayoir le moindre respect pour ces vénérables débris pleins de cra-
qMBeos mystérieux. A 1» fin, je tombai sur tine boite où gisaient
pèle«i0èle dies ferrailka et des ootlte de menutaier, et au milieu des
doos, des Tiillea tt des rabota « je mis la main u\» de petites
testtUcB très «Aides qui me parurent tout à fait propres à la besogne
qoe je méditais. En pinçaat le phoB entre les tenaiUes et enmaiiœu-
yrant adroitement, je devais arriver sans peine à le faire sortir du
pupitre. J'empocbai donc ma trouvaille, je la cachai dans ma
chambre derrière une pile de livres, et j'attendis une occasion favo-
rable.
Le cousin resta six mortels jours sana omettre de fermer sa porte ;
mais un matin que le temps était beau et qu'il avait prémédité de
pousser jusqu'au bois, après la messe, il retomba dans ses distrac-
tions ordinaires et oublia sa clé dans la serrure.
11 n'avait pas fait vingt pas hors de la maison que j'étais déjà dans
sa chambre, avec mes tenailles dans la poche de mon pantalon. Le
iDoment tant attendu était arrivé ei^n 1 Le cousin en avait bien
pour deux heures ; Scolastique et ma mère étendaient du linge au
jardio^et mon père siégeait à la justice de paix« J'allais pouvoir satis-
faire ma curiosité; j'étais seul et je ne craignais pas d'être dérangé
pendant l'opération... Quand je dis seul, pas tout à fait. Le Sotret,
qui me suivait comme une ombre, s'était glissé traîtreusement der-
rière moi dans la chambre bleue, où il rôdait sans bruit. Maïs
j'étais tellement préoccupé de noon affaire, que je ne pris pas même
le temps de le réintégrer dans sa cage*
Me vdlà donc m' approchant du bureau sur la pointe des pieds,
retenant mon halaine et sentant dans ma poitrine un asses fort bat-
tement de omur. J'enfonce une main dans ma poche, j'en retire les
teAttUes; de l'autre, je maintiens le cadenas en l'air et je serre la
tête du piton dans les pinces, puis lentement, en douceur, j'ébranle
peu â peu ht tige vissée dans le bois. Je la sens remuer faible-
ment... Je serre les tenailles, et les maniant de toutes mes forces,
Après plusieurs essais infructueux, je parviens à faire tourner le
piton... Victoire! le voilà dévissé. Je le mets précipitamment en
poche «vec le cadenas, je soulève le couvercle et je regarde : — le
iivre est là , à côté d'une tabatière ornée du portrait du duc de
Beny. — Je le prends d'une main tremblante; je suis si ému que
j'en ai la chair de poule par tout le corps. Je rabaisse le couvercle
avec de minutieuses précautions et j'étale le précieux volume sur
le pupitre, tandis que je m'installe dans le fauteuil de cuir avec un
frémissement de joie.
86i RETUB DES DEUX MONDES.
V.
Le liyre tant convoité était tout simplement un in-octavo relié
en basane marbrée, et & peu près pareil à ceux qu'on donnût encore
de mon temps en prix dans les écoles* Il contenait un choix des
Contes du chanoine Schmid avec une estampe en tète de chaque
histoire. Sur la feuille de garde je vis d'abord rinscription suivante
écrite en gros caractères d'écolier :
Ce livre est à moi
Gomme Paris est tu roi.
Je tiens à mon livre
Gomme le roi à sa ville;
Si vous voulez savoir mon nom.
Regardez dans le petit rond;
Si vous voulez savoir ranaée,
Regardez dans le petit carré.
En effet, dans « le petit rond » on lisait : Désiré Bastieriy moulé
en belle ronde, et dans « le petit carré n : i828, — Gomme c'était
déjà loin de nous I
Les estampes avaient été enluminées après coup, probablement
par la main de l'écolier lui-même ; cela se voyait aux couleurs
crues, débordant les unes sur les autres, et peu variées : — du
bleu, du jaune et du rouge, avec un peu de vert pour les arbres,
et de rose pour les figures. — Cette coloration naïve et violente
produisait des effets très amusans ; mais ce qui me paraissait encore
plus récréatif, c'étaient les illustrations et les annotations burles-
ques dont les marges du livre avaient été enjolivées, Désiré Bastien
ne devait pas être up écolier fort soigneux, — les oreilles des feuil-
lets et les pâtés d'encre, semés çà et là, le proclamaient assez haut,
— mais à coup sûr c'était un esprit ingénieux, fécond en inventions
drôles. Quelle étonnante collection de dessins au crayon ou à la plume!
— vaisseaux voguant à pleines voiles sur une mer houleuse; sol-
dats à pied et à cheval ; caricatures de professeurs ; paysages repré-
sentant un arbre, un bonhomme bâton en main et une maison dont
la cheminée lance une fumée en tire- bouchon... Çà et là des vers
baroques comme ceux-ci, qui résumaient sans doute l'opinion de
Désiré sur l'emploi du temps :
Lundi, mardi, fôte;
Mercredi, peut-être;
Jeudi, la Saint-Nicolas.
Vendredi, Je n*y serai pas ;
Samedi, je reviendrai;
Et voilà la semaine passée.
LECORBUn.. S65
Ou bien une plaisanterie qui consistait à inscrire au haut d'une
page : « Si vous Toulez connaître mon secret, cherchez à la page
17. » La page 17 renvoyait à la page 6A, et ainsi de suite jusqu'à
la page 39, où on trouvait le profil d'un monsieur faisant un pied
de nez au lecteur...
— Ha foi ! me disais-je, Désiré Bastion ne devait pas engendrer
la mélancolie ; quel gai compagnon 1 Si j'avais vécu de sod temps,
j'aurais aimé l'avoir pour ami... C'était probablement ce fils que le
conan regrette tant... Pauvre hommel et comme c'est grand dom-
mage tout de même que ce garçon soit mort si jeune I — Et je
regardais avec attendrissement ces pages où l'écolier avait posé sa
main, ces coups de crayon qu'il avait donnés si hardiment, ces taches
d'eocre qui gardaient encore l'empreinte d'un doigt d'enfant... On
voyait sur le papier noirci les petites lignes concentriques qu'y
avait marquées la peau de Tépiderme, — et le doigt qui s'était
appuyé là, où était-il maintenant?..
Comme je réfléchissais à toutes ces choses, j'entendis tout à coup
au bas de l'escalier la grosse voix de M. Bastion.
— Ole! oie I pensai- je, il se sera aperçu de son oubli et il vient
chercher sa clé.
Je o'ens que le temps de jeter le volume sous le fauteuil et de
me réfugier dans ma chambre.
Les choses s'étaient passées comme je le supposais. Arrivé à
Tëglise, le cousin avait tâté sa poche et constaté l'absence de la
clé, et la messe une fois dite, il était accouru pour réparer son
oubli. Il monta l'escalier, vit la clé dans la serrure, et, sans pous-
ser plus loin ses investigations, il se contenta de clore la porte à
double tour, mit son passe-partout en poche, puis redescendit d'un
bon pas afin de rattraper le temps perdu.
le respirai un peu. L'orage s'éloignait; malheureusement ce
n'était que partie remise. Que dirait M. Bastion lorsqu'à son retour,
il trouverait son pupitre sans cadenas, et son cher livre à images
sous le fauteuil?.. Je n'osais pas y penser et je me consolais en
songeant que j'avais une bonne heure au moins devant moi. N'im-
porte, j'étais fort penaud et je me mordais les doigts en cherchant
un biais pour raccommoder les choses. Tout à coup mes yeux étant
tombés machinalement sur la cage de l'écureuil, ma respiration
s'arrêta net. — Je venais de songer que j'avais laissé le Sotretdans
la chambre bleue, et que M. Bastion l'y avait enfermé.
A cette pensée, une chaleur me passa par tout le corps. — He
Toilà bien, me dis-je, et cela m'achève !.. Cet animal est capable
de tout. Dieu sait quel dégât il va commettre dans la chambre du
cousin ! — Et instantanément je me représentai M. Bastion rentrant
306 R£VUE DfiS n&UX Jf ONDES,
chez luit appelant Soolastiqae et ma mère pour leur mcÉtre soqb les
yenx les preuves <ie mon 'Crime; j'entendis ma intre racontant mes
méfaitfi à mon pèm, à son retour de l'audience, et j'entrevis aussi
le edàtâment : une >désa;gréable perepecAve de pain sec, de retenues
et de leçons à apprenc^e. Je ne pouvais rester en piace et je réso-
lus de descendre au jiardin ; j'avais encore Tespoir, eot grânpant sur
l'acada^ d'établir une communication «vw l'intérieur de la chambre
bleue et d'empèoher le Sotcet d'y mettre tout à sac* Je me glissai
d'abord en tremblant sur le palier, je collaî un œil à la serrure«».
Impossible de rien voirU. J'entendais seulement le trottinement
menu de l'éc^ireail. Je dégringolai l'escalcer quatre à quatre, et je
me hâtai d'e9cakd€!r l'acacia,
Me voici au milieu des branches, d'où l'on plonge dans la chambre
bleue. Un petit ^ent d'est agite la cime et fût frissonner les souples
ramiores, dont les folioles se retroussent et palpitent comme de
petites ailes. Je me penche et, tout pâle, je jette un regard anxieux
vers la fenêtre entr'ouverte. A travers l'entrebâillement, je vois
l'intérieur de la chand)re comme si j'y étais. Le livre & images est
toujours gis«tnt«ntre les pieds du fauteuil de cuir; l'écureuil gam-
bade sur le lit, la queue en l'air, la mine éveillée. Je l'appelle dou-
cement et d'une voix insinuante : — Sotret 1 petit ! petit I — En
même temps, je lui montre une provision d'amandes. Il lève la
tête, m'aperçoit, pousse deux ou trois gloussemens, comme pour
me dire : — C'est bien, je suis là, mais rien ne presse et ce n'est
pas mon heure de déjeuner. — Puis il saute sur l'un des montans
du lit, et là, en équilibre, sans plus s'inquiéter de moi que si je
n'existais pas, il procède minutieusement à sa toilette, passe une
patte sur ses joues , gratte son dos , lisse ses poils , épluche sa
tête...
— Auras-tu bientftt fini, vilaine bête? — Je lui fais des signes
énergiques, mais il n*ea a cure et continue à se pourlécher. — Dans
le jardin plein de soleil, le vent balance mollement les linges qui
sèchent sur des cordes tendues d'un arbre à Fautre; la rosée du
matin fume dans les prés semés de colchiques violets, et la rivière
bleuit entre les saules. Une mésange chante d'une voix fine au
milieu des sureaux et la brise d'autonme m'apporte les rumeurs
lointaines du bourg : — bruits de chaînes dans les tonneaux qu'on
rince pour la ven(knge, martellemens sur l'enclume du marfebal-
ferrant, cris d'enfans qui jouent à l'entrée diu pont. — Et je songe
à une partie de billes que je devais faire ce matin avec le fils du
greffier. — Il s'agit bien de billes à présent !.. Après mon équi-
pée et l'orage qui va éclater tout à l'heure , Dieu sait ce qui me
pend à l'oreille !•• La prison peut-être; n'est-ce pas là où l'on met
L £COR£UIC. 367
ceux (joi crochètent les serrures?.. Je suis pris tout à coup d'un
frisson en pensant au mur maussade du violon vœsm de Tbôlel
de TiUe, où Ton enferme les vagabonds et les ivrognes. Je reivois
la porte massive avec son revâtement de gros clous , la muraille
crevassée et le noir soupirail où des barreaux noueux s'entre^iroi-
sai'ent (f une façon rébarbative.
Je jette un nouveau coup d'oeil dans la chambre. Sur le ch&lit,
le Sotret se lèche et se relèche toujours, comme s'il préparait sa
toilette pour aller à la fête. Il se nettoie à fond, sans se taftter, et
cependant, miséricorde I comme les minutes filent ! Tout à l'heure
le coasin va rentrer, Taudience va finir et ce sera mon toor. Oh l si
les secondes pouvaient durer des heures I si toutes les horloges
pouvaient s'arrêter!.. Mus le temps ne chôme pas, les minutes
s'enflent, et voici justement rhorloge de Saint-Nicolas qui sonne
dii heures. En bas , dans la cuisine , dont la croisée est ouverte,
j'eatends un bruit de vaisselle. C'est Soolastique qui s'occupe du
dîner. Elle remonte la crémailltoe et y pend la marmite. C'est
tujoar(f hui le jour tie la soupe aux choux, et un pressentiment me
dit que je n'y toucherai pas... Le pain sec, un pain arrosé de laormes,
voilà ce qui m'attend. Les voix de ma mère et de la servante mon-
tent jusque dans les ramures de l'acacia :
— Scolastique, savez-vous où est Joseph?
— Ma fi ! non, je ne l'ai pas vu depuis ce matin... Il court sur la
place, bien sûr, avec ses petits camarades.
— Quel vif- argent que ce Joseph! On n'a pas plus t6t le dos
tourné que le voilà dans la rue à polissonner.
— Bah I il est comme les autres, n'est-ce pas?.. Cest de son âge ;
il fait le diable à quatre, mais il n'a pas pour deux liards de méchan-
ceté.
— (Mil pour cela oui, c'est un bon enfant...
Gela me serre le cœur d'entendre faire mon éloge dans un pareil
moment, quand je sens le cadenas et le piton qui me rabotent la
peau i travers la doublure de mon pantalon. Mes yeux sondent avec
inquiétude la profondeur de la chambre bleue ; ils vont du pupitre
au livre à images et du livre à l'écureuil.
Bon ! il a fini sa toilette. Il est posé maintenant sur ses quatre
pattes et a l'air de se demander ce qu'il pourrait bien imaginer
pour passer le temps. Voilà le moment d'essayer derechef de l'atti-
rer sur la fenêtre. — Sotret! psst! psst! — Il m'a entendu, il
saute à bas du lit et tourne sa tête vers la croisée... Ahl enfin, il
vient!.. Il vient lentement, sans se hâter, le nez au vent, la queue
horizontale, conmie quelqu^un qui flâne, mais enfin il arrive. Je le
s^ du regard, aussi avidement qu'un joueur de quilles suit sa
3ô8 REVUE DES DEUX MONDES.
boule. Toute ma force de volonté, tout mon désir de Tattirer vers
moi doivent être concentrés dans mes yeux... HeinI le voilà qui
s'arrête à mi- chemin, au niveau du fauteuil... Mon Dieu, ayez
pitié de nous : l'animal a vu le livre à images I..
Je me souviens de son goût dépravé pour les reliures et le papier
imprimé, je songe avec épouvante au sort de mon Epitomey et j'ac-
centue plus encore ma pantomime, je redouble mes appels. Mais
c'est fini... Toute l'attention du Sotret est maintenant absorbée par
l'in-octavo relié en basane. Il s'en approche, le flaire un moment,
le pousse hors du fauteuil, et, accroupi sur ses pattes de derrière,
donne un premier coup de dent à la couverture. Cela le met en
appétit; il tourne autour du volume et commence maintenante
attaquer la tranche. — Gomme je lui lancerai3 volontiers le cadenas
et le piton avec, si je ne craignais de casser les vitres !.. le n'ai
plus une goutte de sang dans les veines. — Sotret I animal I mau-
vais drôle! — Je lui prodigue toutes les injures de mon répertoire.
Pas trop haut encore, car j'ai peur que le bruit n'amène quelqu'un
dans le jardin... Je m'agite sur mon arbre, je me hisse jusqu'à
l'extrémité de la branche la plus voisine de la muraille, ei je
cherche s'il y aurait moyen de sauter de là jusque sur le rebord de
la fenêtre, afin d'empêcher un pareil forfait de s'accomplir; mais,
arrivé à l'endroit où la branche commence à plier, je m'aperçois
qu'un bon pied me sépare de la corniche extérieure du mur. Si je
m'élance, je manquerai mon coup et je tomberai piteusement sur
le pavé; voilà tout. Je mesure la distance, je sonde le vide qui est
au-dessous, et ce calcul peu rassurant me démontre l'impossibilité
de tenter l'aventure. — He voilà donc forcé d'assister, sans bou-
ger, au massacre du livre de M. Bastien.
Massacre est le mot. Grisé par l'odeur de la colle et du papier,
le maudit Sotret déchirait le livre à belles dents. Entre ses
griffes, les gravures enluminées, les dessins et les annotations de
Désiré Bastien s'en allaient en charpie; le parquet, tout autour,
était jonché comme d'une neige de papier réduite en miettes. Par-
fois le Sotret, s'arrêtant au milieu de son infernale besogne, rele-
vait la tête, dardait de mon côté ses yeux noirs malicieux, comme
pour me narguer, puis recommençait avec plus d'acharnement.
J'en pleurais de rage, de terreur et de pitié; je n'avais plus même
la force d'essayer de mettre le holà. J'étais atterré, je serrais con-
vulsivement la branche^d'acacia pour ne pas tomber. ••
Tout d'un coup lé Sotret lève la tête et dresse deux oreilles
inquiètes; la porte s'ouvre, et j'aperçois M. Bastien qui entre... Ah !
saints du paradis I ses yeux tombent tout d'abord sur le corps du
délit et j'entends un épouvantable juron I Je n'ai plus le courage
l'écureuil. 369
de regarder ce gui va se passer, je ferme les yeux..* Mais qaelques
secondes après, on cri saga me les fait rouvrir. — H. Bastien a
saisi l'écnreiii), qui se débat.— Je saute à bas de Tarbre, je cours
comme un fou dans Tescalier et je me précipite dans la chambre
Ueue.
/•••
VI.
— • Cousin, m'écriai-je en entrant, ne faites pas de mal au Sotret I
c'est moi qui suis coupable... Ne lui faites pas de mal, je vous en
priel
Mais le cousin ne m*écoutait pas. Il était secoué par un accès de
colère qui donnait à sa figure, blanche comme un linge, une
effirayante expression de sauvagerie ; dans sa main crispée il serrait
l'infortané Sotret et bredouillait d'une voix rauque :
— Béte de malheur I bête possédée du diable I
L'écureuil se démenait en effet comme un possédé et, pour se
débarrasser de l'étreinte de M. Bastien, il se servait des seules
armes qu'il eût à sa disposition : ses griffes et ses dents. Il les
enfonçait profondément dans la main du cousin, et le sang coulait
jusque sur les lambeaux de papier qui jonchaient le parquet.
— Grâce! grâce! criai-je de nouveau en me pendant à la redin-
gote de H. Bastien.
le ne sais si la douleur ou la vue du sang redoubla la rage du
cousin, mais il serra plus fort. Le Sotret me regarda une dernière
fois, comme pour m'appeler à son secours, puis ses beaux yeux
noirs se troublèrent, il lâcha prise, et M. Bastien le lança violem-
ment sur le parquet.
C'était fmi. Le pauvre Sotret ne bougeait plus, sa bouche entr'ou-
Terte montrait encore ses dents aiguës ; ses paupières étaient retom-
bées sur ses yeux ternis; sa queue, qu'il étalait si orgueilleusement,
s'allongeait flasque et ébouriffée sur les débris du livre à images. Je
poussai un gémissement et je me jetai à genoux près de l'écureuil
mort, en essayant de le réchauffer dans mes mains. Les émotions
par lesquellesje venais de passer m'avaient mis dans un étrange état
nerreux ; les sanglots m'étouffaient, et, tout en caressant le corps
tiède de mon malheureux écureuil, je criais convulsivement à
M. Bastien :
~ Bourreau I bourreau!., assassin!
Soudain, à ma grande stupéfaction, je vis le cousin s'agenouiller
i c6té de moi. L'expression sauvage de sa figure avait disparu,
fês traits s'étaient détendus, et de grosses larmes tombaient de ses
yeux rougis sur ses joues creuses. En même temps, joignant ses
m zuu ' 1880^ 24
S70 BEYUE DBS UBIIX MONDES.
mains encore tremblaotes» il manmiraîi des parotos décaouo»
Vfec un accent na?raot :
— Je suis un fou l un fou !•« Pardon, petit! •• Ha mauvaise colère
m'avait rendu déjà une fois si malheureux... J'aurais dû m'en sou-
venir. •• Maudit tempérament !.. J'avais juré de ne plus m'emporter.
Cet animal ne savait ce qu'il faisait ; c'éuit son instinct de ronger,
il rongeait*. • Et je l'ai tué, comme autrefois j'ai tué mon pauvre la
Bisel.. La colère est un mauvais ange, Joseph; quand nous lui
avons obéi une fois, noua ne nous appartenons plus... Oui^ petit,
si j'avais su me contenir, la Bise serait encore près de moi,«. grand,
fort, la joie et la compagnie de ma vieillesse... Je n'irais pas comne
un vagabond sur les routes, n'osant plus rentrer dans cette mai-
son où on l'a rapporté tout sanglant et où il a expiré c(Hnme cette
béte vient de passer entre wm mains. . . Il était si beau, si aimantt
si vivant, et je l'ai tué comme j'ai tué l'écureuil 1. . Tiens, voici font
ce qui me reste de lui...
En même temps ses migres doigts rassemblaient les débm du
livre à images.
— C'était son livre favori, eoBtinuût IML Bastien, en regardant les
lambeaux de papier épars sur ses genoux; — il l'avait eu es prix
à son école et il l'emportait partout... Quand je feuilletais le livre,
il me seniblait que j'y retrouvais encore le soufQe de mon ^ifant;
je lisais les lignes crayonnées sur les marges, je regardais les
estampes, les dessins^ et je croyais l'entendre lui-même rire aux
éclats... Je le revoyais penché près de la fenêtre, à sa petite tabte,
avec le verre d'eau et les godets où il trempait ses pinceaux, et tout
mon bon temps ressuscitait... A présent, je n'ai plus rien... qu'un
nouveau crime sur la conscience I..
La grosse voix plaintive de H. Bastien me résonnait jusqu'au
fond de la poitrine. En voyant ce vieux visage mouillé de larooes,
en écoutant les confidences poignantes de ce vieillard» qoi me
demandait paidon, à moi» si coupable dans la circonstance» je sen-
tais la rancune causée par la fin tragique du Sotret s'évattoair
pour faire place à un r^entir m^ de compassion. Je me ^tat
brusquement au cou du bonhomme, et l'embrassant de tout moa
arar :
~^ Je vooa aâme Inès, moi, cousIb» kii dis-je, je vous aimerai
toujours, je resterai près de vous, et, si vous voulez, j'essatarai.*'
de remplacer la Bise I
Il M'enpoigna dans ses bras, m'emporta vers le fautesil, oà il
s'assit en me posant sur ses gweux ; pvns il eois^t mes cherveux
de baisen :
~ Tu es ua honeaSmtt sMpinM-it. fkâ, reste avec mcif. nous
BOUS aimerons bien I ••••••.• t •••# .
L*ÊGUREUIL. 371
La paix ane fois conclue, il fut convenu que nous ne sou£Qerions
mot à personne des circonstances qui avaient précédé et amené la
mort du Sotret. Le cousin voulut assumer complètement la respon-
sabilité du meurtre : après avoir enfoui dans son pupitre les restes
do volume du chanoine Schmid , il revissa stoïquement le piton
qne je lui avais rendu, puis comme Scolastique criait d'en bas que
le dîner était prêt :
— Lai«se-Bioi fi&ire, loieph, ajouta-t-D, je dirai que j'ai taé le
Sotret dans un accès de colère, et ton père, qui connaît déjà mes
emportemens, n'en demandera pas davantage*. •
Après dîner, nous nous occup&mes tous deux des obsèques de
mon cher écureuH. Je l'enveloppai dans un vieux foulard et le
portai tendrement au fond du jardin, où le cousin le déposa dans
im trou creusé au pied d'un tilleul. Puis M. Bastien, qui était très
industrieux, tailla une pierre en forme de tombe; il y encastra
adroitement une vieille ardoise sur laquelle il grava cette épitaphe
de sa composition :
0-g!t le Sotret,
Né en avril, mort en septembre.
Anaché prématnrément à son nidt
Il â été arraché plus fita encore
A la vie.
Ses asutfs, en çtearant.
Ont élmé ce tembevi
A Ms nftnes vegrettés.
Qoafid la èonabe fut plantée sur la fosse^ le cousin y jeta tm
ffptd mélancolique et se retira. Je le vis s'éloigner au fond 4e
faliée deB framboisiers, relevant soigneusement les iMisques de sa
««àingoie pour les préserver <ie Thumidité, et courbant peusiveaiant
H tAie. Resté seul près de la pierre, il me sembla que je n'avais
PM atses fait pour honorer la dépouille du malheureux écureuil
et que men pauvre camarade ne devait pas être content. J'aHai
lider des larâfaes de réaine au tronc de aos sapiss. Je les déposai
diDs les ^edets de ma botte à couleurs et je les ûs teûler «n gaise
d'encens a«x quatre angles da la tombe ; puis, ayant été acheter un
iHK{iiet de pétards chez l'épicier, je les braquai ea face du tillaul
tt je ârai des salves en rhanneur du défunt.
De catte façon, le pauvre petit Sotcet eut de l^llas et digaes
fim^aiUes.
AmKk T«Bi»f8Tt
LE
TARIF DES DOUANES
DEVANT LE SÉNAT
Le tarif général des douanes, voté par la chambre des députés,
est en ce moment soumis à Texamen du sénat; la présente session
verra s'achever cette œuvre législative! dont l'étude, poursuivie
durant plusieurs années, a suscité de * vives controverses et tenu
en suspens les plus graves intérêts. Il s'agit de décider si le
régime économique qui a été inauguré en 1860 par la suppression
des prohibitions douanières, par l'abaissement des taxes et par la
conclusion des traités de commerce, doit être maintenu ou modifié,
— s'il convient d'aller plus avant dans la voie de la liberté des
échanges ou de revenir aux anciennes doctrines, aux anciens pro-
cédés de la protection, — s'il y a lieu de négocier de nouveaux
traités de commerce. Bien que la chambre des députés ait consacré
à ces trois questions de très longs débats, le tarif général, tel qu'il
est sorti de ses délibérations, ne donne qu'une solution très incom-
plète du problème. Dans l'ensemble, ce tarif ne s'inspire d'aucun
système économique; dans les détails, il est tantôt libéral, tantôt
restrictif à l'extrême, de telle sorte que beaucoup d'intérêts se pré-
tendent lésés et font appel au sénat. Tous les argumens qui ont été
développés au Palais-Bourbon vont se produire de nouveau dans
les délibérations du Luxembourg, avec d'autant plus d'ardeur et
d'âpreté que l'on approche de la décision finale. Nous entendrons les
mêmes doléances exprimées au nom de l'agriculture et de l'indus-
trie, les mêmes chiffres que la statistique complaisante prête à l'ap-
pui de toutes les causes, les mômes argumens invoqués soit par les
LE TABIF DES DOUANES DEFAUT LE Sl&NfAT. 87S
défenseurs de la liberté des échanges, soit par les champions de
la protection. Serait-ce qu'après une si longue période de contra-
dictions et de luttes, Topinion publique est encore incertaine et
réclame un supplément de lumières? L'expérience qui date des
réformes de 1860 parait-elle incomplète? Les protectionnistes ont-
ils espéré que la crise passagère dont souffre l'agriculture facilite-
rait leur retour offensif, ou que le gouvernement républicain serait
disposé à détruire ce qui a été fait sous le régime impérial ? Quels
que soient les motifs, la discussion, que l'on pouvait croire termi-
Dée, recommence comme au premier jour, en attendant la décision
du sénat.
La majorité de cette assemblée inclinerait, dit-on, vers les doc-
trines protectionnistes, et si elle doit modifier le tarif adopté par la
chambre des députés, elle se prononcerait pour l'augmentation de
certaines catégories de taxes. La composition de la commission et
ce que Ton connaît de ses votes préparatoires encouragent cette sup-
position. Il n'est donc pas inutile de résumer, à la dernière heure,
l'état de la question et d'examiner brièvement, non plus les argu-
mens de doctrine qui sont depuis longtemps connus et qui se refu-
sent à toute transaction, mais les argumens de fait et d'opportunité
qui paraissent devoir influer le plus sérieusement sur la délibéra-
tion parlementaire.
I.
11 convient de rappeler les circonstances qui ont précédé la rédac-
tion du nouveau tarif. Lorsque l'assemblée nationale autorisa, en
1872, le gouvernement à dénoncer successivement les traités de
commerce afin de recouvrer sa liberté d'action pour la révision
complète de la législation douanière, il fut entendu que le tarif
conrentionnel, appliqué depuis vingt ans à nos relations d'échange
a?ec les principaux pays servirait de modèle au tarif général, quant
au degré de protection qu'il paraissait encore nécessaire d'accorder
à l'agriculture et à l'industrie. On prévoyait seulement qu'il y aurait
lieu d'amender certains détails secondaires et de tenir compte du
surcroît de frais dont l'industrie devait être grevée par l'impôt,
alors projeté, sur les matières premières. Peut-être M. Thiers et
les adversaires obstinés de la réforme espéraient-ils que la révi-
sion du tarif, rendue nécessaire par l'aggravation du régime fiscal,
leur ouvrirait plus facilement les voies pour la restauration du
régime protectionniste et leur fournirait l'occasion d'une revanche.
La tactique ne manquait pas d'habileté ; mais il est certain que la
majorité de l'assemblée nationale , en se résignant comme con-*
traiate et forcée à la dénonciation des traités et à l'étude d'un
iBip6t sur 169 matières preraitees , n'aviit point la pensée d'al-
térer, dans ses traits généraux, le caractère de la législation éco-
nomiqtie inaugurée en 1860; la nation ne le demandait pas, et
les industriels semblaient plutôt émus de la menace d'un impât
nouveau, dont le chiffre et les conséquences étaient iBOOsnos, que
désireux de voir modifier la situation qui leur avait été faite par les
tarifs conventionnels.
Le projet tfîmpôt sur les matières premières eut le sort qu'il
méritait. Il fut repoussé, et par cet échec fut détruite du même
coup la combinaison protectionniste dont il était en quelque sorte
l'instrument. Toutefois, les traités n'ayant plus qu'une existence
provisoire et une durée limitée par des prorogations successives,
il fallait absolument entreprendre Tétuie immédiate d'un tarif
général destiné à remplacer le tarif de 1791, reconnu inapplicable,
et à permettre le renouvellement des conventions douanières avec
les cabinets étrangers.
L'administration se mit sans retard à Toeuvre, et le conseil supé-
rieur du commerce, de l'agriculture et de l'industrie fut chaï^
de préparer le tarif, à la suite d'une première enquête ouverte
auprès des chambres de commerce. Gela se passait pendant le
premier semestre de 1876, A cette date, l'opinion presque générale
se prononçait pour l'adoption des droits établis depuis 1860 en
vertu des conventions, sauf à substituer des droits spécifiques aux
droits à la valeur, qui n'étaient pas exactement perçus, et la grande
majorité des industriels demandait que les conditions des échanges
avec l'étranger fussent garanties, comme par le passé, au moyen
de traités de commerce. Le projet de tarif, proposé par le consefl
supérieur, fut rédigé conformément à ces vœux. Il demeurait libé-
rai, en ce sens qu'il maintenait les dispositions essentielles de la
réforme de 1860; mais il relevait plusieurs taxes, il admettait des
classifications nouvelles qui équivalaient à des augmentations de
droits, et, partout où la perception à la valeur était remplacée par
la perception au poids, il y avait aggravation évidente. Bref, le
travail du conseil supérieur marquait une halte, avec une certaine
tendance à revenir en arrière. S'il avait été présenté siff Theure à
l'examen du pouvoir l^islatif, il n'eût probablement pas rencontré
<f opposition sérieuse : les protectionnistes s'en seraient contentés,
les libre-échangistes s'y seraient résignés.
Au commencement de la session de 1877, le gouvernement pré*
senta à la chambre des députés un projet de tarif, qui tout en s'iv-
spirant des conclusions du conseil supérieur, y apportait quelques
lunendemens, plutôt restrictifs que libéraux. La dissolution de h
chambre ayant été {prononcée, ce projet fut remplacé, devant la non*
velle change fséance du £1 janvier 1878), par une seconde
lE TARIF DBS DOUANES DBVANT LG SENAT. 275
dui8 laquelle les droits relatifs aux principaux produits manu-
bcturte étaient aog;inentés de près d'un quart; en outre, l'expœé
des motifs, signé par M. Teisserenc de Bort, ministre da coaiinerce,
contenait des déclarations empruntées directement à la doctrine
protectionniste. En proposant de taxer, contrairement à l'avis du
conseil supérieur, les produits dérivés du goudron de houille, le
ministre du ccmunerce s'exprimait ainsi : « Alors que la f<éDéralité,
à ce n'est la totalité des produits falnriqués en France^ reçoit une
pirotection plus ou moins élevée, on n'aperçoit pas pourquoi et en
verta de quel principe une exception serait faite à Tégard d'une
industrie qui n'a pas encore pris racine dans notre pays et qui lutte
péniblement avec la production allemande. » Le droit à la protec-
tion douanière était donc formellement reconnu et proclamé en
fayear de toutes les industries, et le langage du minisue du corn-
ante, bien qu'il exprimât plutôt une opinion personnelle que IV
pinioo du cabinet tout entier, devait autoriser les efforts tentés
pour la restauratic» de l'ancien régime économique.
Voè venait ce revirement? 11 était impossible de l'attribuer à une
pression de l'opimon publique. En 1875 et en 1877, la question
des tarifs avait tenu peu de place dans les programmes électoraux.
Satisfaite de la législation qui d^uis près de vingt ans rt^glait les
eonditions du travail et des échanges, la nation ne désirait point
qu'elle fut modifiée;, et, comme la plupart des traités de commerce,
<pioique dénoncés, continuaient à recevoir leur exécuiion pu* suite
de prorogations amiables, elle ne s'apercevait pas du trouble que
la rupture définitive de ces traités pouvait jeter dans ses relations
avec l'étranger. Les préoccupations du pays étaient ailleurs. Le
futur tarif n'agitait pas les esprits; on le considérait généralement
comme élant destiné à régulariser, à continuer le régime existanti
à faciliter l'œuvre de la dipIcMnatie pour la conclusion de nouveaux
traités de commerce, et non pas à détruire, par le relèvement des
droits, ce qui avait été fait en 1860.
il est très important, pour le débat qui se prépare au sénat, de
remonter au point de départ et de rappeler quels étaient, à l'ori-
gine, les projets du gouvernement, les sentimens des industriels
et les vcBux du pays. Le gouvernement prétendait consacrer le
régime libéral, en ajournant, à raison des circonstances politique»,
une nouvelle étape dans la voie des réfoijnes ; les industriels dési-
nûent conserver la mesure de protection dont ils jouissaient, et ils
ne redoutaient que l'extension du libre-échange : le pays, à vrai
dire, ne damandait rien. La question était alors des plus faciles à
résoudre. 11 eût suflSi de décider que le tarif de 1791 serait abrogé
et que les droits inscrits dans les traités oonstitueraient le nou-
veau tarif général, applicable à toutes les importatiims étrangères.
S76 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette procédure, réalisant le statu quo, aurait tout concilié, en
laissant ouverte, pour l'avenir, la perspective des réformes libé-
rales. Au lieu de cela, on s'est livré à des études, qui ont embrouillé
le problème, et ces études ont entraîné des délais qui ont facilité
l'organisation d'une opposition redoutable. Ce qui était simple est
devenu compliqué; ce qui paraissait clair est rendu obscur; ce qui
semblait avoir été décidé il y a vingt ans est remis en question. Le
meilleur moyen pour le sénat de sortir de ces difficultés et de ces
obscurités, ce serait de replacer la discussion au point où elle était
posée à l'origine, sans s'arrêter ni aux argumens contradictoires que
les délais ont fait naître, ni à l'agitation factice qu'ont suscitée les
enquêtes, ni aux considérations d'ordre politique, qui doivent être
sans influence sur la rédaction d'un tarif de douanes. Il n'est peut-
être point permis d'espérer que le sénat s'arrête à ce parti. Les
partisans du régime libéral en sont réduits à souhaiter que le sénat
ne se laisse pas entraîner, par voie d'amendement, à de nouvelles
augmentations de taxes qui prolongeraient indéfiniment le débat.
On a vu comment les protectionnistes ont su mettre à profit les
délais qui ont retardé la présentation du projet de loi. Dès que le gou-
vernement leur a paru hésitant sur la politique commerciale, dès que
le rejet de quelques-unes des propositions libérales du conseil supé-
rieur leur a révélé les tendances ministérielles, ils se sont groupés
de nouveau, ils se sont reconstitués comme parti, et ils ont relevé
l'ancien drapeau de la « Défense du travail national. » Les circon-
stances leur étaient d'ailleurs favorables. En 1876 et en 1877, l'in-
dustrie, en France comme en Europe, avait subi un temps d'arrêt;
partout la production, très active depuis 1 871 , en était venue à dépas-
ser les besoins de la consommation; de là une crise, d'autant plus
douloureuse que les marchandises européennes n'obtenaient plus
qu'un accès très limité aux États-Unis, fermés par un tarif presque
prohibitif. Les industriels saisirent habilement cette occasion pour
invoquer l'assistance des pouvoirs publics, ils s'adressèrent au sénat,
qui, en novembre 1877, ordonna une enquête à l'efietde «recher-
cher les causes de souffrances de l'industrie et du commerce et les
moyens d'y porter remède. » En même temps, la crise, qui ne frap-
pait d'abord que la grande industrie, s'étendit à l'agriculture; i'in-
suffisance des récoltes dut être comblée, dans des proportions excep-
tionnelles, par les importations de l'étranger, et les pertes éprouvées
par le travail agricole amenèrent une dépréciation sensible de la
propriété foncière. Les industriels surent convaincre les agriculteurs
que la concurrence était la principale cause de leur détresse com-
mune et que l'unique remède consistait dans le relèvement des
tarifs. L'alliance fut ainsi conclue. Enfin, vers cette période, plu-
sieurs gouvernemens étrangers, obligés de se créer des ressources
LE TARIF DES DOUANES DEVANT LE SENAT. 377
fiscales, eurent recours à Timpôt des douanes et augmentèrent les
taxes à Tentrée de leurs frontières. Ce concours de circonstances
était bien fait pour relever la confiance du parti protectionniste,
qui se présenta devant le gouvernement et devant les chambres,
fortifié par de nouveaux alliés.
Nous avons dans une précédente étude (1) résumé les enquêtes
aiuquelles il a été procédé au sénat et à la chambre des députés.
Comme on devait s'y attendre, dans ce concert de déposans accou-
rus avec empressement de toutes les régions agricoles et manu-
facturières, c'est la note protectionniste qui domine. Les grandes
industries, même celles qui sont réputées le plus prospères, décla-
rent qu'elles ne peuvent pas lutter contre la concurrence, que leur
situation n'est plus tenable et que, si le nouveau tarif ne relève
pas les droits protecteurs, elles se verront obligées d'abaisser les
salaires ou de licencier leurs nombreux ouvriers. A leur suite, se
préseatent les industries secondaires, habilement groupées pour
iaire Dombre, et venant demander leur part de tarif, comme on
réclame une part de butin. Voici les représentans de l'agriculture :
à les entendre, Tagriculture se meurt, l'agriculture est morte ; elle
succombe sous la concurrence des États-Unis. Les blés d'Amé-
rique, les bœufs, les cuirs d'Amérique et les porcs, ruinent le cul-
tivateur français. La conclusion de tout cela, c'est que le législateur
doit accorder, sinon la prohibition, du moins un régime de taxes
et de surtaxes qui rétablisse l'équilibre.
Il se rencontra cependant de nombreuses contradictions. Parmi
les iodustriels qui réclament ou acceptent la protection pour leur
propre compte, il en est beaucoup qui se trouvent lésés par la
protection accordée à d'autres et par le maintien des droits qui
élèvent le prix des matières ou produits qu'ils mettent m œuvre.
Ainsi le tissage veut bien être protégé, mais il voudrait que la
filature fiit protégée le moins possible, et que la modération du
tarif lui permit de se procurer ses approvisionnemens à l'étranger
comme en France, et au plus bas prix. L'impression sur étoffes,
qui sollicite la protection, proteste contre l'exagération des droits
bordés aux tissus dont elle a besoin. Il n'est pas d'industrie qui
n'emploie le fer, la houille, les produits chimiques et qui ne désire
r&baissement des tarifs qui les concernent. La division du travail a
créé la division des intérêts, et bien que les chefs de la ligue pro-
tectionniste eussent très habilement combiné leurs efforts pour main-
tenir la discipline parmi leurs associés, il y eut des dissidens. L'al-
Uance conclue avec les agriculteurs ne fut pas non plus approuvée par
C^) Voyes, dans la Rwuê du 15 février 1879, le Tarif dn douanes €t lês Enquétêi
P^l^moUakês.
878 BEVUE DES DEUX M^lDBft.
tous les industriels, le renchérissement des denrées alinftentaîres ds*
vant avoir pour conséquence Taugmentatien des prk de main-d'œu-
vre. Eiifio, le commerce, qui ne vit que par l'échange, le commerce
de Paris surtout, qui se livre très activement à l'exportation, s*émut
des manifestations qui se succédaient devant la commission d'en-
quête et du péril qui paraissait menacer le régime économique
auquel il devait le développement de sa prospérité. Il encouragea
une association fondée pour la défense de la liberté commerciale
et pour le maintien des traités de commerce, association qui, par
ses publications, par des conférences organisées à Paris, à Lyon,
à Bordeaux, à SaintrÉtienne, menait vivement la campagne contre
l'armée protectionniste.
Quelles furent, en présence de ces dispositions contradictoires,
les conclusions de la commission 7 Gelle-ci , composée de trente-
trois membres, était partagée, quant aux doctrines, en deux frac-
tions presque égales : peut-ètire les protectionnistes avaient-ils une
majorité de trois ou quatre voix; ils étaient, en outre, très exacts
aux séances, de telle sorte qu'ils réussirent à faire prévaloir leur
opinion dans les délibérations les plus importantes; la plupart des
rapports furent rédigés par eux; le président de la commission,
chargé de résumer dans ua rapport général l'ensemble des résolu-
tions, était de leur bord. Gela explique comment la commission en
vint à proposer un tarif dans lequel un grand nombre des droits
inscrits dans le projet du gouvernement se trouvaient augmentés.
C'était, selon le dire du rapporteur général, un tarif « opportu-
niste, )> approprié aux drconstances et se prêtant aux modifica-
tions, aux tempéramens que pourrait exiger l'intérêt diplomatiquje
lors des négociations prévues pour la conclusion de nouveaux trai-
tés. La commission espérait que la majorité de la chambre ne résisr
terait pas à ce tarif paré des couleurs de n l'opportunisme. »
Ainsi depuis 1872, à chaque étape, c'était la protection qui
gagnait du terraia, et la réforme se voyait distancée. Le cabinet
lui-même, craignant d'essuyer de trop nombreux édiecs, jugea
prudent de présenter^ avant le débat public, un tarif modifié, un
tarif de conciliation, moins libéral que ne l'était son projet primitif
et se rapprochant, |>our certains articles, des propositions de la
commission d'enquête. Il était, lui aussi, gagné par l'opportanisme.
Pourquoi ne pas le dire? la plus grande difficulté de cette discus-
sion, ce fut depuis la première heure l'indécision du gouvernement^
soit que les ministres fussent divisés d'opinion , soit qu'ils crai-
gnissent de heurter trop directement des influences considérables,
des intérêts bruyans ou des préjugés populaires. Sans principes
fermes, sans conduite arrêtée, il est impossible d'aboutir à une
bonne loi économique; dans ces matières, le gouvernement est
^
LE TARIF DES DOUAlttS OdEVAJNX LE SÉNAT. S79
êmk c^able de préparer arec impartialité les décisions législatives
et il doit tenir à honneur de les conduire à ses fins. Lui seul est
o^le, quand il se montre résolu, de faire prévaloir l'intérêt
gteiral sur les intérêts locaux et sur les compétitions industrielles,
ia fond, le gouv^nemeot voulait être libéral; mais il avait com-
piomis 80B opinion par un excès de timidité et par des concessions
iKf promptes^ 11 lui fallait maintenant beaucoup plus d'efiorts pour
nmeoer la dîacussion au point juste d'où les exagérations proteo-
tionnistea l'avaient écartée. L'attitude et les votes de la chambi^
allaient montrer qne^ si le cabinet avait tenu bon dès l'origine^ la
majorité aurait été facilement acquise à une législation libérale.
Au cours de la discussion générale, la faveur avec laquelle furent
accueillis les discours successivement prononcés par MM. Pascal
fiuprat, ik)ovier et Rouher, dans l'intérêt de la réforme économique,
fit pressentir que la chambre ne se laisserait pas dominer par les
doûrines (M^otectionnistea de la commission. L'urgence fut votée, et
Too décida que chacune des sections du tarif formerait un projet
de M distinct qui , iq>rès le vote , serait transmis au sénat. Cette
procédure inusitée devait avoir pour conséquence de rendre indé-
pendans les uns des autres les intérêts agricoles traités dans les
articles des deux premières sections et les intérêts manufacturiers
compris dans la section dernière. EUe était, il faut bien le dire,
contraire à tous les principes ; car, dans un tarif, toutes les par-
ties se tiemi^it et un vote d'ensemble est nécessaire pour consa-
crer la logique et rbarmonie entre les diverses dispositions de la
loi douanîtee. La dérogation aux principes et aux usages fut moti-
vée par la nécessité de mener riqfiklement ce grand travail, en per-
mettant au sénat de coomiencer l'étude de chaque section au fur
et à mesure des renvois qui lui seraient faits ioamédiatement après
le vote de la chambre des députés. Mais les protectionnistes ne s'y
trompèrent pas; ils prévoyaient que la procédui-e adoptée allait
délruire la ligue formée entre les agriculteurs et les industriels. Si,
sa effet, la majorité se déclarait contre les taxes proposées en faveur
des produits agricoles, il était évident que les défenseurs de l'agri-
coltore n'auraient plus aucun intârêt à soutenir l'augmentation des
droite pour les produits manufacturés; ils voudraient au contraire
qoe l'industrie ne fût pas abusivement protégée au détriment et
aox frais de l'agriculture.
Le vote sur les deux premières sections était donc, pour les par-
tis en présence, d'une importance capitale. 11 s'agissait du tarif
des bestiaux et des céréales. Le débat se prolongea pendant plu-
sieurs séances avec un véritable acharnement. L'avantage demeura
au tarif le plus modéré , qui avait été proposé par le gouverne-
moit, et ce vote décida du reste. Quand on en vint plus tard aux
380 BETUB DES DEUX MONDES.
produits fabriqués, la discussion, un moment ranimée par les inter-
minables querelles de la filature et du tissage, se poursuivit devant
une assemblée clairsemée, distraite, fatiguée et presque dégoû-
tée, qui avait à subir les plaintes et les prières des quémandeurs
de protection. Les orateurs se succédaient à la tribune pour plai-
der, avec les argumens connus, la cause de telle ou telle indus-
trie, ou plutôt celle de leur circonscription électorale. Chacun
voulait la protection pour lui et la contestait à son voisin. Les
récriminations les plus amëres se joignaient aux exigences les moins
justifiables; la guerre était au camp des intérêts. Un jour, le
22 août, la patience échappa au ministre du commerce, M. Tirard,
dont nous n'avons qu'à reproduire les paroles pour rendre plus
exactement la physionomie du combat et des combattans.
u Je ne connais rien de plus pénible, de plus douloureux que
cette discussion, qui à chaque instant s'agite entre les représentans
des diverses industries, qui ont l'air véritablement de se traiter de
Turc à More;., les uns, venant dire que ceux qui se plaignent
sont excessivement heureux et qu'ils ont tort de se plaindre, les
autres, au contraire, demandant, soit des relëvemens, soit des
abaissemens, n'ont qu'une pensée : leur propre intérêt, sans s'oc-
cuper le moins du monde des intérêts des autres. Eh bien I mes-
sieurs, c'est là, permettez-moi de le répéter, la démonstration la
plus frappante du vice capital de ce système de protection, sysiëme
pénible, système impossible, qui porte en lui-même la condamuatioa
de cette théorie économique. Oui, véritablement, c'est une discas-
sion lamentable que celle qui s'agite entre les représentans des
diverses industries. Le gouvernement s'est placé au-dessus de a^s
considérations; il a examiné toutes les branches de production dans
leur ensemble et il a pensé qu'il fallait les maintenir dans la situa-
tion où elles sont placées depuis un certain nombre d'années, parce
qu'il a la certitude que ces industries n'ont pas péri, qu'elles ont
au contraire prospéré... » Tel était le sentiment du ministre, sen-
timent partagé par la majorité qui, après avoir repoussé les amen-
demens des protectionnistes, se rangea presque toujours du côté du
gouvernement, lorsque celui-ci crut devoir combattre, comme
excessives ou inutil^js, les aggravations de taxes proposées par la
commission. Il arriva même que, pour certains articles, la chambre
diminua les droits appuyés par le ministre, et il est probable
qu'elle eût sensiblement réduit les tarifs des houilles et du pétrole,
si l'intérêt fiscal n'avait pas été invoqué.
La commission subit une dernière défaite en voyant rejeter, par
un simple vote d'assis et levé, la majoration de 20 pour 100 qu elle
aurait voulu imposer, par voie de représailles et à titre éventuel,
aux [ruàuits des pays qui frapperaient les produits français de
LE TARIF DES DOUANES DEVANT U SilfAT. 881
taxes supérieures à 20 pour 100 de la valeur. Cette disposition
reproduisait, en d'autres termes, la pensée d'un article du projet
primitif, présenté par M. Teisserenc de Bort. Elle était d'une appli-
cation très difficile, elle aurait ouvert la porte à des réclamations
incessantes, et elle aurait pu donner lieu à de graves conflits inter-
nationaux. Le ministre du commerce, M. Tirard, refusa nettement
cette obligation d'exercer un contrôle sur les tarifs des pays étran-
gers ainsi que la faculté, pour le gouvernement, de relever dans
certains cas et contre des provenances déterminées, le tarif français,
et la majorité lui donna pleinement raison, malgré les efforts con-
traires du président de la commission.
Ainsi se termina cette longue discussion, qui aboutit à un tarif
a fait de pièces et de morceaux, » selon l'expression de l'un des
orateurs, à une loi indécise qui, tout en repoussant les retours
offensifs de l'anden régime, a prononcé l'ajournement des réformes
nouvelles que souhaitaient les partisans de la liberté des échanges.
On a dû remarquer, cependant, qu'après une première période
d'hésitation, la chambre des députés aurait cédé volontiers à l'in-
spiration des doctrines libérales. Il lui a manqué, dans le gouver-
nement, un Robert Peel ou un Gavour. Sachons-lui gré d'avoir
résisté aux sollicitations du parti rétrograde. Il y a là une mani-
festation dont le sénat ne saurait manquer de tenir compte dans
le débat qui va s'ouvrir. Le sénat est averti que, s'il veut amender
le projet de loi, il n'obtiendra que pour des abaissemens de taxes
le concours du gouvernement et l' assentiment de la chambre, de
nouveau consultée.
II.
Le premier tarif qui sera examiné par le sénat, ce sera, comme
à la diambre des députés, le tarif des produits agricoles, et la com-
mission doit, assure-t-on, proposer des augmentations des droits
sur les céréales, sur les bestiaux et sur les viandes. On invoquera
l'ëtat de crise dans lequel se trouve l'agriculture, les pertes subies
par la propriété foncière, l'afflux croissant des importations de
l'étranger et la nécessité de défendre le sol national contre des con-
currens qui n'ont pas à supporter les mêmes charges; c'est la
théorie des droits compemateursy euphémisme sous lequel se déguise
adroitement la doctrine de la protection en matière agricole.
n est impossible de contester les soufirances de l'agriculture. A
la suite d'une série de mauvaises récoltes, la valeur des produits a
cesaé de couvrir les frais de production. Les terres sont dépréciées.
Les fermages stipulés dans les baux qui remontent à plusieurs
années ne se paient plus, et les baux qui arrivent à terme ne
S82 UTUE DIB DSia MOHDUv
peuvent être renouvelés qu'à des eonditions très inférieures. L%
petite propriété est atteintet comme la grande^ dans son capital et
dans 8(m revenu» Les plaintes qui arrif^nt des pays à céréales
comme des contrées d'élevage sont universelles. Quant aux régions
viticoles, le phylloxéra y poursuit ses ravages, et l'on cite des
départemens où la vigne a complètement disparu : la production
de nos vins a diminué de moitié* La crise est donc très sérieuse;
mais ici la question est de savoir si c'est à coups de tarifs que l'on
peut la combattre efficacement dans le présent et pour l'avenir.
Ck>mme toute autre branche de travail, l'industrie agricole est
soumise aux mouvemens de la bonne et de la mauvaise fortune,
La période des vaches maigres alterne plus ou moins régulièrement
avec celle des vaches grasses. Faut-il donc, à chacune de ces
périodes, soit élever, soit abaisser les droits de douane, pour garan-
tir en quelque sorte un prix de vente ? Ce système a été pratiqué,
quant aux céréales, par l'échelle mobile, et l'expérience l'a défini-
tivenoent condanmé» Les protectionnistes eux-mêmes le repoussent
ou du moins ils ne demandent pas qu'il soit rétabli. Ce qu'ils
réclament aujourd'hui, c'est un droit fixe inscrit dans le tarif géné-
ral, c'est-à-dire iq)plicable d'une façon permanente, quelle que soit
l'abondance ou l'insuffisance de la production annuelle et assez
élevé pour compenser les charges du sol, par exemple 2 ou 3 franca
par hectolitre de blé, 20 firancs par tête de gros bétail, et le reste
à l'avenant,
A une époque peu éloignée, les représentans de l'agriculture,
profitant des échanges que facilitaient les traités de commercer
s'étaient ralliés avec empressement aux doctrines libérales et ils pro-
testaient contre les taxes maintenues pour la protection de l'indus-
trie manufacturière. On pourrait ajouter que la hausse ou la baisse
des fermages, que les variations dans la valeur de la propriété fon-
cière sont conformes à l'ordre naturel des choses, tout comme la
hausse ou la baisse des rentes et les variations dans le prix des
immeubles, la loi n'ayant pas pour mission de maintenir ou de
relever les cours qui fléchissent. Quant à la crainte de voir l'agri-
culture en grève et le sol en friche, on ne saurait s'y arrêter : les
capitaux anciens, s'ils venaient à se retirer, seraient remplacés par
un capital nouveau qui se contenterait d'un revenu moindre, et le
travail manuel ne serait pas interrompu.
Ce ne sont point cependant ces argumens, cruels peut-être, mais
trop fondés en fait et en droit, que nous voudrions opposer, en les
développant, aux partisans de la protection agricole, qui appellent
le secours des tarifs. Il vaut mieux dire simplement que, sous un
régime démocratique, aucun gouvernement, aucune assemblée ne
prendra la responsabilité d'une mesure qui aurait pour conséquence
LE TABIF ms DOUiiras DETAIIT LE SÉNAT. Jg])
te raichérissentent certain, visible des denrées alimentftires, la
«berté du psân. Malgré les démonstratioiis des avocats de l'agrî-
dritnre, la chambre des députés a résolument écarté toutes les
propositions qui tendaient à augmenter les droits sur la subsistance
du peuple. Celles des taxes qui ont été maintenues, si faibles
^'dles soient, disparaîtront à un jour prochain. La franchise
complète est commandée par des raisons d'ordre politique et social
qd s'imposeront au législateur. Pas plus que la chambre des dépu-
tés, le sénat n'y pourra résister.
La consommation annuelle de la France est d'environ cent mil-
lions d'hectolitres de blé, cbifire à peu près égal à celui de la pro-
doction dans les années normales. Un droit de 2 francs par hecto-
litre représenterait une dépense de 200 millions imposée à l'ensemble
de la population et grevant, pour la plus forte part, le budget des
familles pauvres. Quant à la viande de bœuf, de mouton et de
porc, les prix n'ont point cessé de s'élever, et la surtaxe rendrait
pins coûteuse encore Talimentation populaire. Les importations
considérables dont se plaignent les agriculteurs fournissent le meil-
lenr argument que Ton puisse opposer i leurs prétentions. Nous
avons eu besoin, en 1878 et en 1879, d'un supplément de 80 mil-
lions d'hectolitres. Que serions-nous devenus si rAmérique et la
Russie n'avaient pas comblé le déficit de nos récoltes? La France
eût été Kvrée à la famine. Plus l'importation a été considérable,
plus elle a dû être accueillie comme un bienfait; elle a été le salut!
Si le blé avait été frappé d'une lourde taxe, celle-ci aurait été sus^
pendue pei»dant la période calamiteuse ; le simple droit de balance
qni est appliqué aujourd'hui, a hii-4nême été sur le point d'être
tboli.
Que les agrieuheuns ne se ftssent point d'illusion : dans les con-
ditions actuelles de notre état politique, ils ne sauraient compter
sur l'assistance d'un tarif. Ils se sont fourvoyés, lorsque dans la
récente campagne ils ont conclu l'alliance avec les protectionnistes
de l'industrie, sur la foi de promesses vaines. L'échange libre est
désormais la loi de l'agriculture, loi proclamée non plus seulement
ptr les économistes, mais aussi par les hommes d*éiat, par les
oïlganes chaque jour plus nombreux des intérêts populaires, par le
suffrage universel. Contre cet arrêt depuis longtemps préparé et
devenu aujourd'hui définitif, aucun raisonnement ne prévaudra : la
ruson d'état restera la plus forte. Il faut que l'agriculture cherche
ailleurs un remède aux sonlFrances qu'elle éprouve, une défense
contre les périls qu'elle redoute dans l'avenir, et, puisque les tarife
promis lui font défaut, elle reprend le droit de discuter, au point
de vue de son propre intérêt, les taxes et surtaxes que I on vou-
drait réserver à la protection industrielle.
38& BETITE DES DEUX KOIXDES.
I môme que Tagriculture, Tindustrie a traversé une période
'ise, et c'est précisément au cours de cette crise qu'il a été pro-
De
de crisoi
cédé aux enquêtes du sénat et de la chambre des députés. Il con-
yient donc tout d'abord de ne point accorder une confiance absolue
à des renseignemens qui s'appliquent à une situation anormale,
ou, du moins, ce n'est pas sur de telles données qu'il y a lieu de
rédiger le tarif. Gomme il serait impossible de réviser chaque
année la loi des douanes, les taxes doivent être calculées de ma-
nière à représenter la moyenne de protection que le législateur a
jugé nécessaire ou utile de concéder au profit de l'industrie. Or il
est incontestable que l'ensemble des tarifis adoptés par la chambre
des députés pour les produits manufacturés dépasse cette moyenne,
parce que les propositions du gouvernement, les études de la com-
mission et les décisions de la chambre ont subi l'influence de la
crise prolongée qui a fourni tant d'argumens et de chifires à l'appui
de la cause protectionniste. Par conséquent, le sénat est assuré que
le tarif qui lui est présenté réalise le maximum de protection qui
puisse être accordé. Il serait vraiment déraisonnable d'aller au-delà.
On ne saurait pourtant espérer que les protectionnistes feront
grâce au sénat de leurs doléances habituelles. Ils répéteront que
les traités de 1860 ont compromis la prospérité de l'industrie fran*
çaise, que la concurrence étrangère tend à s'emparer de nos mar-
chés, que les prix de revient, dont ils donneront tous les détails,
ne leur permettent pas de soutenir la lutte, par suite dQ l'excès des
charges fiscales, enfin, que le déclin et l'appauvrissement du tra-
vail national produiront fatalement la baisse des salaires. Le sénat
sera peut-être condamné à entendre les argumens tirés de la balance
du commerce, argumens vieillis qui représentent l'excédent des
importations conune un fléau et conune un signe de ruine. Ce
plaidoyer, monotone redite d'allégations et de craintes chimériques,
ne mérite plus d'être écouté. Gomment ose-t-on prétendre que la
réforme de 1860 a été funeste, alors que, depuis cette date, l'acti-
vité industrielle et commerciale a augmenté dans de si grandes
proportions la richesse publique? Pourquoi s'effrayer à ce point de
la concurrence étrangère, quand la plupart de nos produits con-
tinuent à être recherchés au dehors? Quel renseignement peut-on
tirer de ces prix de revient qui, pour la même industrie, varieut
chaque année, d'une région à l'autre, d'une usine à l'autre, et qui,
séparés des prix de vente, des profits ou des pertes de la spécula-
tion, ne prouvent absolument rien? Quant au salaure, il est depuis
1860 en hausse continue : la réforme n'a point cessé de lui 6tre
favorable. Pour l'opinion publique comme pour le législateur, la
question est définitivement jugée. Les sophismes qui avalent cours
autrefois sont usés, les accumulations de chiifi:^ ne produisent
LE TABIF DES DOUANES DEVANT LE SÉNAT. 385
plos d'efiét» II soflSt de se souvenir, d'observer et de comparer.
Non, rindustrie n'est pas déchue, elle n'est point menacée de la
ruine; les souffrances d'une période de crise, si douloureuses
qu'elles soient, ne comportent pas la modification du régime légal
sous lequel nous l'avons vue grandir et prospérer»
Il n'est donc point nécessaire d'insister sur cette partie de la
discussion, qui n'aboutirait, d'ailleurs, qu'à des répétitions inu-
tiles, tous les argumens ayant été épuisés à la tribune et dans la
presse. On peut invoquer d'autres considérations, tirées de la situa-^
tioo nouvelle qui est faite à de nombreuses industries, et du mou-
vement d'idées qui, sous une démocratie, entraine le législateur à
réaliser le plus rigoureusement possible l'égalité et la liberté dans
les lois.
Les enquêtes ont révélé l'antagonisme qui existe entre certaines
branches d'industrie. Au temps de la prohibition, tous les indus-
triels étaient protectionnistes ; ils avaient tous intérêt à être pro-
t^és. Dès que les barrières de douanes ont été abaissées et que
les produits étrangers ont obtenu un accès plus facile, les industries
qui mettent ces produits en œuvre se sont particulièrement déve-
loppées, et elles n'admettent pas aujourd'hui qu'un relèvement
des droits rende leurs approvisionnemens plus coûteux et moins
abondaos. C'est ainsi que bon nombre de manufacturiers sont
devenus libéraux en matière de tarifs et que certaines régions
industrielles, naguère acquises au parti de la protection, se sont
converties à la liberté des échanges. Sans parler du consommateur,
qui est évidemment intéressé à la suppression de toutes les taxes,
beaucoup de producteurs seraient lésés si, pour complaire à d'au-
tres, l'on augmentait les droits sur les articles dont ils font emploi.
La loi ne peut pas favoriser celui-ci sans sacrifier celui-là. Chaque
coup de tarif porte, et plus nous allons, plus nombreux sont les
bleȎs. La multiplication des industries et, dans chaque industrie,
la division du travail, ont créé des intérêts nouveaux, des intérêts
opposés, qui ont mis le désarroi dans l'ancienne armée protection-
niste et qui ont singulièrement compliqué le devoir du législateur.
De quel côté, en effet, doit pencher la balance? D'après quoi se
r%Ieni-t-on pour décider si l'un de ces intérêts opposés l'empor-
tera sur l'autre? Tiendra-t-on compte de l'ancienneté de l'in-
dustrie, ou de l'importance des capitaux, ou du chiffre des ouvriers?
On a bien essayé jusqu'ici de résoudre le problème, en se livrant
à de minutieux calculs, en s'appliquant à maintenir une sorte d'é-
quilibre, en plaçant la décision sous l'abri de l'intérêt général.
Mais, à mesure que l'industrie grandit et s'épanouit, ce problème
devient insoluble, l'équilibre est de plus en plus instable et l'in-
Toin iLu. — isse. ^
S88 BEVUE DBS DEOX MSRBlBft.
térèt généra], invoqué 4 tort ou à raiscxi, ne couvre plus fu'mia
série de sacrifices individuels et d'injnstkes.
C'est id qu'apparaiesent, même à {loropos d'«ne ûmple question
de tarifs, les exigences irrésistibles d'une légiâlation démocriuique.
Notre société n'admet plus de privilèges. Tout ce qui a r«|>parence
seulement d'un privilège ou d'une excepti(m est strictement mesuré
et contrôlé. Or, la protection d'un droit de douane, accordée à cer-
taines industries, refusée à d'autres, équivaut A une faveur de la
loL En outre, comme il est impossible de calculer eiactement la
quotité du droit qui e^ destinée à défendre l'industrie nationale
contre la concurrence étrangère ; comme une portion de ce droit
constitue d'ordinaire pour l'industriel protégé un bénéfice ajouté
aux profits légitimes de fabrication, il en résulte que le privilège
aboutit à la création d'un impôt qui est payé par tous les consom-
mateurs à des cat^ories déterminées de citoyens.
Admettons un instant, avec lés protectionnistes, que le privilège
soit justifié par des oonsidârations supérieures d'intérêt national ;
l'application du système entraîne des conséquences qui, peu aper-
çues ou acceptées en d'autres temps, sont aujourd*bui mises en
pleine lumière et repoussées par l'esprit général de notre législa-
tion. Il est certain que, si elles frappent également tous les con-
sommateurs, les taxes ne protègent pas également tous les produc-
teurs, et que, parmi ces demfBrs, les uns en profitent largement,
les autres y gagnent à peine. Cette inégalité va toujours croissant,
par suite des ti*ansformations de notre mécanisme industriel. Par-
tout où cela est praticable, les grandes entreprises formées par
l'association se substituent aux modestes ateliers de l'ancien
temps. Rien de plus dissemblable que les conditions dans lesquelles
s'exerce chaque branche de travail. Pour être équitablement répar-
tie, il faudrait donc que la protection fût graduée eu quelque sorte
pour les différentes classes d'induBtriek selon l'importance du capi-
tal, selon le chiffre des produits, selon l'eiectif des ouvriers, selon
les bénéfices et selon les pertes. Les écarts sont tellement énormes
qu'une moyenne serait tout à fait insaisissable. Or, comme il est
^solument impossible d'organiser par la loi cette protection gra-
duée, les droits établis à titre général et fixés d'une façon plus ou
moins arbitraire, font la fortune des uns, sans empocher toujours
la ruine des autres. De là des inégalités de plus en plus choquantes
et les ressentimens jaloux que fait naître l'apparente résurrection
d'un privilège.
Il est vrai que, même avec leurs ressources puissantes, les g^rands
manufacturiers ont montré pour certaines années leurs bilans se
soldant par des pertes, et ils en ont tiré argument pour réclamer des
droits plus élevés. Personne ne conteste la gravité de la crise qui
LE TARIF DS8 DOUANES OKTANT LE SENAT. 3S7
reiDODte à 1876; mais en résulte-t-il la nécessité de relever les
tarifs? Les crises qui se produisent accidentellement ne doivent
poÎBt servir de règle pour la rédaction d'une loi. Â ce compte, il
serait équitable de mettre dans la balance les résultats des années
prospères et de dire aux métallurgistes, aux propriétaires des mines
de houille» aux filateurs, etc., que, s'ils veulent faire couvrir par le
tarif les pertes de 1876 à 1879, ils doivent verser au trésor la por-
tion des profits de 1872 à 1875, qui représente le montant des
droits par lesquels ils n'avaient pas alors besoin d'être protégés*
Pareille procédure serait adoptée pour l'avenir. Le trésor ouvrirait
à chaque industrie, à chaque industriel, un compte-courant de pro-
tedi(m. Nous convenons que l'hypothèse est absurde autant qu'im-
praticable; mais c'est là qu'aboutit forcément la prétention de cer-
tains protectionnistes; car, encore une fois, au temps où nous
sommes, la législation ne supporterait pas qu'un groupe de citoyens,
qa'an citoyen quelconque s'enrichit par l'eflet du tarif, c'est-à-dire
au moyen d'un impôt dont le produit ne serait pas exclusivement
perça au profit de l'état.
Dn dernier argument, que Ton croit décisif, est invoqué. Il s*a-
git de l'intérêt des ouvriers. En réclamant des augmentations de
tarifs, les industriels annoncent qu'il leur sera plus facile de main-
tenir le taux des salaires, en temps de crise, et de l'élever pendant
les périodes de prospérité. L'argument n'est pas nouveau. Est-il
JQste? Quand on observe que, dans l'Angleterre libre-échangiste et
m France, depuis 1860, la rémunération de la main-d'œuvre est
toujours en progrès , il est permis d'affirmer que le régime de la
libôlé est favorable aux intérêts de la main-d'œuvre et de ne point
trop se confier aux promesses du régime contraire. Quoi qu'il en
soit, il importe que les industriels se rendent bien compte de la
situation qui leur serait faite, et devant la loi et surtout devant les
ouvriers, si l'argument du salaire était accepté.
La chambre des députés a récemment adopté une proposition de
ki relative à la protection de la marine marchande. D'après ce
projet, qui n'a pas encore été examiné par le sénat, les armateurs
receiraîent une prime en argent, calculée d'après le tonnage des
narires et d'après le nombre de milles parcourus ; mais la chambre
a Toulu que cette prime profitât au personnel du navire en même
temps qu'à l'armateur, et, pour plus de sûreté, elle a introduit dans
laJoi (în paragraphe ainsi conçu : « Il sera prélevé sur la prime une
somme de 20 pour 100 qui sera distribuée à l'équipage proportion-
nellement aux appointemens, de façon à majorer les appointemens
ctuels. 9 Cette ^sposition, introduite pour la première lois dans une
^i de cette nature, n'aura probablement pas, si elle est maintenue,
l'Het que Ton suppose. Aucune loi ne pouvant rendre fixes les gages
388 RBTUB DBS DEUX MONDES.
du matelot ni empêcher l'armateur de les diminuer d'une somme
égale aux 20 pour 100 de prime, les gages demeureront, comme par le
passé, réglés par l'état du marché, c'est-à-dire par l'offre et la de-
mande. Cependant ne voit-on pas les difficultés, les discussions
qu'elle pourrait susciter entre l'armateur restant libre de modifier
le taux des salaires, et l'équipage prétendant que sa part légale
de prime doit venir en augmentation de ses gages actuels ? Tel est
en effet le sens, le vœu de l'article qui a été voté.
Eh bien I appliquons cet exemple aux salaires industriels. Dans
le système de la protection, le droit de douane est l'équivalent de
la prime allouée à l'armateur; c'est bien une prime que reçoit l'in-
dustrie nationale, lorsque le tarif grève les produits étrangers qui
lui font concurrence. S'il est entendu, dans une discussion légis-
lative, que l'augmentation d'une taxe douanière a spécialement pour
objet de maintenir ou d'augmenter les salaires de la main-d'œuvre,
aussitôt nattra pour les ouvriers le droit de pénétrer dans les aflOures
de l'usine, d'exiger des comptes et de vérifier si les bilans ne les
autorisent pas à obtenir une rémunération supplémentaire, à titre
de prélèvement légitime, prévu et promis, sur les bénéfices qui
pourront être attribués à l'action du tarif. Chaque jour, il devient
plus difficile de conserver Tharmonie dans le champ du travail; les
rapports entre les patrons et les ouvriers sont des plus tendas; il
souffle partout un vent de grève, et, alors que le conflit est déjà
si violent, on imagine un nouvel élément de discussion et de dis-
corde I Plus le tarif sera élevé, plus la compétition sera vive entre
les deux parties pour en recueillir le bénéfice. Si les patrons veu-
lent élargir la marge de leurs profits, les ouvriers voudront légiti-
mement hausser le taux de leurs salaires. Où sera l'arbitre 7 Quel
Salomon coupera le tarif en deux pour en attribuer la moitié à cha-
cun des plaideurs ? Les protectionnistes n'ont pas réfléchi aux
périls d'un pareil procès, à une époque où tout se discute avec
acharnement et sous un régime qui serait tenté d'encourager plutôt
que de contenir les prétentions exagérées de la main-d'œuvre.
Avec des taxes modérées et sous un régime plus ou moins auto-
ritaire, l'inconvénient que nous signalons pouvait être peu sensible
et passer inaperçu; il en sera désormais tout autrement. La pro-
tection, même au plus faible degré, ne constitue pas seulement des
privilèges ; elle provoque l'incessante revendication de privilèges
en quelque sorte parallèles et elle entretient dans le monde du tra-
vail l'inégalité des conditions. Si elle accorde à l'industriel, par
l'expédient d'un tarif, la garantie espérée d'un minimum de profit,
comment refuserait-elle à l'ouvrier la garantie d'un minimum de
salaire? Si elle favorise ainsi l'industriel et l'ouvrier et s'il lui e&
impossible d'avantager pareillement l'agriculture, que répondr»-
a
1
LE TABIF DES DOUAMES DEVANT LE SÉNAT. 389
t-elle aux intérêts lésés qui crieront à Tinjustice 7 Ces rivalités et
ces antagonismes, résultats naturels de la protection, ainsi que les
bruyantes réclamations de la masse des consommateurs, devien*
dreient particulièrement redoutables dans un état démocratique, où
les droits et l3S intérêts populaires sont défendus avec tant d'éner-
gie; aussi le législateur sera-t-il forcé, dans un délai plus ou moins
rapproché, de supprimer pour Tindustrie, comme il Ta fait déjà
pour l'agriculture, les taxes de la protection et de réaliser l'égalité
par la suppression de toutes les faveurs douanières.
n est vrai que les protectionnistes se vantent d'obtenir la prospé-
rité générale et la pacification universelle i)ar le procédé contraire*
c'est-à-dire par le rétablissement de raoclen régime douanier. La
coDcurrence du dehors étant écartée ou rendue inoffensive par l'effet
du droit protecteur, les capitaux engagés dans l'agriculture et dans
l'industrie reçoivent leur rémunération convenable et régulière;
les crises provenant de l'inondation des produits étrangers et de
l'aviUssement ruineux des prix de vente ne sont plus à craindre ;
la régularité du capital fait la sécurité de la main-d'œuvre,
et maintient les salaires. Peut-être les consommateurs français
auront-ils à payer un peu plus cher les produits dont ils ont
besoin, mais le consommateur n'est-il pas en même temps pro-
ducteur? dès lors la compensation s'établit naturellement au moyen
de la protection mutuelle. Le renchérissement ne saurait d'ail-
leurs prendre des proportions exagérées, car il serait contenu
et modéré par la concurrence intérieure, et, dans un grand pays
tel que la France, la concurrence intérieure suffit pour stimu-
ler tous les progrès, pour ramener à un taux raisonnable les
bénéfices de la production et pour défendre ainsi les intérêts des
consommateurs. Il y a donc tout profit, disent les protectionnistes,
à replacer l'agriculture et l'industrie dans les conditions dé sécu-
rité où elles se trouvaient avant 1860. À cet effet, un bon tarif est
nécessaire, et les traités de commerce sont inutiles, nuisibles
même, parce qu'ils viennent changer à Timproviste les taxes éta-
blies et parce que, dans certains cas, ils peuvent sacrifier à des
combinaisons politiques les intérêts agricoles et industriels. Selon
ce système, qui nous promet l'eldorado économique, la France vivra
par elle-même, satisfaite de son autonomie, n'ayant recours à l'é-
tranger que pour y puiser les produits qui manquent à son sol et
pour y écouler l'excédent de sa production. Avec ces deux alimens,
les opérations du commerce extérieur, les échanges conserveront
^e importance considérable, sans qu'il y ait lieu de les soumettre
«ux stipulations variables des traités internationaux.
Il n'est vraiment plus utile, au temps où nous sommes, de recom-
mencer la discussion sur ce thème épuisé. Si les argumens que
MO um 111» nm noniMi.
Ton réédite aujourd'hui étaient justes, il faudrait Télablir, non pu
la protection, mais la prohibition pore et sinple; car ce aérait It
plus sûr moyen de pratiquer le système. Or, dès ayant 1860, l'opi-
nion puMiqne, les chambres et le gouvernement s'étaient détachés
de la prohibition ; Kexpérience avait démontré que la probibitioa
ne garantit pas nécessairement la continuité, la régularité du te»-
▼ail, qu'elle ne préserre pas des crises qui atteignent le capital et
la main-d'œuvre, qu'elle ne protège ni le bénéfice m le salaire. Pas
plus que la prohibition, un tarif élevé ne réaliserait l'idéal. C'est
ainsi que le législateur a été peu à peu amené à modérer les taxes,
La protection absolue, accordée indistinctement à tous, a été res*
placée par la protection partielle, mesurée, dosée en quelque sorte
selon les prétendus besoins, selon les circonstances, et surtout selon
le degré d'influence que pouvaient avoir, dans l'état, les intérêts
qui en réclamaient le maintien. Pendant quelque temps encore, cette
protection plus ou moins savante peut se soutenir ; mais ses jours
sont comptés. On a vu avec quelle viv^ueur elle a été contestée dans
ces débats de la chambre des députés. Quelque discernement que
Ton mette à la répaftir, elle laisse subsister des inégalités contre les-
quelles proteste le sentiment démocratique; par ses conséquences,
rien que par son nom, elle est contraire aux idées de liberté, qui
sont proclamées, sans être toujours pratiquées il est vrai, sous le
régime républicain ; par son mécanisme, elle fonctionne an rebours
de tous les progrès modernes, car elle maintient entre les peuples
des barrières artificielles, alors que l'art, la science, la civilisation
s'ingénient à supprimer les obstacles naturels qui séparent les riions
et les peuples, et à faciliter dans toutes les directions l'échange des
produits. Le résultat final de la lutte engagée ne paraît pas dou-
teux ; les tendances de la législation sont certaines ; c'est par l'abo-
lition des tarifs réputés protecteurs que l'on établira définitive-
ment l'égalité dans les conditions du travail , la liberté dans la
consommation et dans le mouvement des échanges.
Si la loi douanière qui est en ce moment soumise aux délibéra-
tions du sénat retarde le complet affranchissement, si la majorité
de la chambre des députés n'a point cédé davantage, comme l'y
portait son instinct, à la pression des id<^es libérales, il faut s'en
prendre non-seulement, ainsi que nous l'avons répété, aux circon-
stances exceptionnelles dans lesquelles a été élaboré et présenté le
projet de loi et à l'indécision du gouvernement, mais encore à l'ia-
fluence que la question des traités de commerce a exercée sur les
votes. Les protectionnistes, tout en sollicitant les tarifs les plus
élevés, ont prétendu obtenir du gouvernement l'assurance que, dans
aucun cas, ces tarifs ne pourraient être modifiés par des stipula-
tions insérées dans les traités de commerce. Autant valait interdire
LE TARIF DBS DOUAMBS DSVilfX LE SENAT. Mi
M gMveroemeQt de négocier des traités* Le cabinet s'est refusé
i prendre un l^el engagement, ce qui eftt été, tant pour lui que
ftwt ses successeurs, Tabandon d'une prérogative essentielle; mais,
réservant son droit, il s'est montré d'autant plus conciliant sur le
tsmia parlementaire que ces concessions devaient lui rendre plus
Iicile le terrain diplomatique. En effet, les droits élevés se préte^
nmtplus aisément à l'échange des réductions internationales. Par
le même motif, un grand nombre de députés ont voté des taxes
qu'Os jugeùent excessives, convaincus que ces exagérations ne
larderant pas à disparaître au moyen des traités. Cela explique,
acase même les anomalies que présente la rédaction de plusieurs
articles du nouveau projet de tarif, notamment en ce qui con*^
cerne les produits fabriqués. Les traités de commerce, cauchemar
des uns, espoir des autres, ont pesé sur toute la discussion.
C'est & la combinaison des traités de commerce que nous devons
les premières réformes sérieuses dans notre législation commer«-
dale ; c'est par le même procédé que nous conserverons les pro-
grès obtenus et que nous verrons se développer nos relations au
dehors. La France compte parmi les pays qui, grâce à la supério*
rite du travail, exportent la plus grande quantité de produits ; elle
est donc plus intéressée qu'aucun autre à ne point rencontrer aux
frontières des autres nations des droits prohibitifs, et il lui importe
d'être garantie contre les changemens que ces nations pourraient
être tentées d'apporter à leur législation. Les conventions four*
oâneot l'unique moyen de parer à ce périU On ne doit pas oublier
que les anciens traités ont été dénoncés; ils ne demeureront en
îiguexur que pendant six mois après la promulgation de notre tarif;
à cette date, ils cesseront d'avoir leur effet, ou ils seront remplacés
psr des conventions nouvelles. Or, il ne faut point se dissimuler
que les négociations seront plus difficiles qu'elles ne l'ont été dans
le passé, soit parce que les nxanufactures étrangères veulent, à
l'exemple de notre industrie, être protégées par le tarif, soit
parce que les gouvememens obérés voudraient augmenter le chiffre
des recettes qu'ils tirent de l'impôt des douanes. Notre diplomatie
n'obtiendra le maintien du régime existant ou la faveur de conces-
sions nouvelles qu'en oflrant des avantages équivalons, c'est-à-dire
la réduction des droits inscrits dans le tarif général. Pour les parti-
sans de la liberté du commerce, cette nécessité n'est point à déplo-
rer; Les protectionnistes auront à la subir, assurés toutefois que
les concessions ainsi faites seront soumises, selon la constitution, à
l'approbation législative. Le parlement, en appréciant les nouvelles
conventions, se laissera d'autant plus facilement amener à consacrer
des réductions que celles-ci seront le prix d'avsjxtages réciproques,
SOS RBYUE DES DEUX MONDESt
et il est probable que, par la force des choses, le gouvernement
rétablira de la sorte le régime conventionnel de 1860.
Ainsi se terminera, selon toute apparence, la crise que vient de
traverser notre législation douanière, en attendant que l'évolution
vers la liberté reprenne son cours. Dans la discussion qui se pré-
pare au sénat, on verra se reproduire ce qui s'est passé à la chambre
des députés. Les propositions de 'la commission, où dominent les
protectionnistes, seront combattues en séance publique par une
majorité qui n'a point de parti-pris, qui écoutera volontiers l'avis
désintéressé du gouvernement et qui ne saurait méconnaître, en
cette matière, l'autorité des décisions émanant de la chambre élec-
tive. Gomment, après ces longues études, après ces manifestations
de l'opinion, le sénat craindrait-il de commettre une imprudence,
de ruiner l'industrie et l'agriculture, de porter atteinte aux capi-
taux et aux salaires, en accordant à ces intérêts la continuation du
régime, de la protection (puisque c'est le mot consacré) dont ils ont
joui depuis vingt ans? Et combien il serait digne du sénat, où
l'esprit traditionnel de modération s'allie au sentiment du progrès,
de reconnaître que l'ancien système de tarifs à outrance ne con-
vient plus à notre temps, que la réforme accomplie doit être tenue
pour définitivement acquise et que dans une démocratie, la meil-
leure loi économique est celle qui apparaît à tous les citoyens, à
tous les contribuables le plus franchement dégagée d'inégalités et
de privilèges 7
Ce n'est pas à dire que le législateur ait rempli sa tâche et mis
à couvert sa responsabilité lorsque, rectifiant les vieilles lois et les
appropriant à des principes nouveaux, il réforme une loi de douanes.
En même temps qu'il ouvre le pays à la concurrence étrangère, il
a le devoir de perfectionner, en tant que cela dépend de lui, l'ou-
tillage national et de diminuer autant que possible les charges qui
pèsent sur la production. Les protectionnistes n'ont point cessé
d'employer cette objectiop, d'abord, en prétendant que les grands
travaux promis en 1860 n'ont pas été exécutés, puis, que les sup-
plémens d'impôts établis à la suite des désastres de 1870 ont
augmenté dans une proportion énorme les prix de revient, enfin
que, pendant le même temps, les impôts ont diminué dans certains
pays étrangers. Il y a dans ces allégations une part de vérité. On a
exagéré les faits, les calculs et leurs conséquences : mais ce qui
demeure exact suflit pour fournir à l'opinion protectionniste tonte
une série d'argumens qui s'imposent à l'attention des pouvoirs
publics.
Le prix de revient est l'écueil de la statistique. S'il est bien diffi-
cile d'établir un compte exact pour des produits similaires qui se
fabriquent dans le même pays, sous le même régime d'impôts, il
LB TABIF DBS l>OrAWES DBVANT LE SÉNAT. 898
est absolument impraticable de calculer sûrement et de comparer
les facteurs de la production dans des pays diiTérens. Chaque nation
présente d avantages ou des inconvéniens, absolus ou relatifs,
que l'on essaierait en vain de traduire en chiffres pour établir la
balance. Indépendamment de l'outillage national, qui consiste prin-
palement en voies de transport, et des charges nationales, qui résul-
tent des impôts, il y a mille conditions physiques, intellectuelles,
morales même, qui ont leur part d'action sur le prix de rnvient*
Est-il vrai que présentement le proc'ucteur français soit dans la
âtoation la plus désavantageuse et que ses concurrens étrangers
se trouvent en mesure de travailler, de produire et de vendre avec
plus de profit? On pourrait longtemps discuter là-dessus, et de la
meilleure foi du monde, sans parvenir à s'entendre. Le problème
est vraiment insoluble. Ce qui permet cependant de supposer que,
dans les grands pays, les conditions s'équilibrent à peu près, c'est
que les produits de même nature s'échangent couramment entre
ces pays, et que, sur les marchés lointains de l'Amérique et de
l'Australie, ils se présentent simultanément. Il faut donc ne point
se préoccuper outre mesure de l'objection des protectionnistes;
mais il ne s'ensuit pas qu'ils aient tort de demander que Ton amé-
liore l'outillage national et que l'on diminue les charges.
Là au contraire est la vraie question, et les discussions doua-
Dières rendraient à la France et à tous les pays un immense ser-
yice si elles venaient à démontrer que la protection, sous la forme
d'un tarif variable, contesté, inefficace souvent, serait utilement
remplacée par la protection se présentant sous la forme d'un gou-
Temeraent intelligent et économe, qui s'applique à ménager les
ressources des contribuables et à ne faire de l'impôt qu'un usage
nécessaire et fécond. La concurrence universelle est la loi de l'ave-
nir. Chaque nation en profitera dans la mesure de l'augmentation
de ses forces productives et de la diminution relative de ses frais
généraux. Les gouvernemens ont, à cet égard, une responsabilité
qu'il ne leur est pas permis de décliner et qu'il n'est jamais inop-
portun de leur rappeler. À nous, particulièrement, la génération
qui nous suit demandera compte de ce qui aura été fait pour la
liberté et pour la prospérité du travail national, pour la répartition
plus équitable et pour l'emploi justifié de l'impôt, sous un régime
politique qui se proclame plus capable qu'aucun autre de sup-
primer les prodigalités, les dépenses fastueuses, les taxes iniques
et les sinécures. En un mot, ce n'est point à une commission du
tarif que, soit à la chambre des députés, soit au sénat, l'agricul-
ture, le commerce et l'industrie doivent aujourd'hui demander pro-
tection ; c'est à la commission du budget.
G, Lavollés.
im
LE
DRAME MACÉDONIEN
iir.
LE SIÈGE DE TTR
1.
La monarchie des Perses était fort ébranlée déjà quand Alexandre
traversa THellespont. On y comptait des rois à demi indépendaos
et des satrapes qui aspiraient à le devenir tout à fait. La bataille
d'Issus porta le dernier coup aux fidélités douteuses ; les merce-
naires grecs eux-mêmes songèrent à se tailler des royaumes dans
cet empire qu'ils n'avaient pu défendre. Amyntas, fils d'Antiochos,
Thymodès, fils de Mentor, Aristodëme de Phëres, Bianor d'Acarna-
nie, échappés au massacre avec 8,000 hommes, se réunissent au
port de Tripoli sur la côte phénicienne. Là se trouvait à sec one
partie de la flotte revenue de Lesbos. On met à flot le nombre de
Mtimens dont on a besoin, on brûle le reste, et les 8,000 hommes
passent dans Tlle de Chypre. Ce n'est qu'un canal de 30 lieues à
traverser. De Chypre la troupe d'aventuriers reprend bientôt la
flfter; elle franchit cette fois la distance qui sépare la rade d'Ami-
thonte du delta égyptien, — 190 milles. — En quelques jours, elle
s'est rendue maltresse de la terre des Pharaons. Les conquêtes trop
faciles sont souvent des conquêtes ^bémères; pour conserver
(1) Voyes ht Kww da !•' septembre et du 15 octobre.
CE BBAMB XAGÉMNIBI. Mfe
rÉgypte, il eftt falla ne pas commeneer par la piller. Les désordres
wxqaels se liTrërent les soldats d'Amyntas, — c'était Amyotas qcm
les mercenaires avaient choisi pour chef, — - irritèrent les babi-»
lu». Battus sons les murs de Memphis, les Égyptiens ne se timreai
pas poor soumis ; ils se réfugièrent dans l'enceinte fortifiée de la
Tflle. A Tabrî de ces hantes mnraiUes, ils purent attendre patiem*-
méat une occasion propice de prendre leur revanche. L'occasion ne
iear manqua pas. Les mercenaires, au lieu de presser par tous les
■oyens possibles le siège de Memidûa, préféraient dévaster et rui-
ner la campagne. Une sortie sondakie les surprit dispersés. La mort
retrouva ce jour-là ceux qpi'eUe avait épargnés à Issus. Amyntas
hinnéme, qu'une population créchile avait accepté dès l'idiord
comme le remplaçant de l'andea gouverMur de Sabacès, tombé la
20 novembre sous les coups des Macédoniens en protégeant la
retraite de Darius, Amyntas périt avec la majeure partie de ses
compilons : bande avide et féroce que le moyen âge était destiné
avoir revivre dans les soldats de la grande compagnie catalane.
La lentatîve d'Amyates eftt snflS pour faire comprendre an roi
de Macèdome le danger de laisser l'empire de Darius s'en aller est
landieanx. 11 importait surtout de se saisir promptement du pou-
TQîr dans ces provinces où Pautorité des Perses n'avait jamais été
bien assise, car les difficultés de la omquète ne pouvaient que s'ag^
gnversion laissait à quelque domination étrangère le temps d'y
organiser la résistance. Déjà Parménion, détaché en avant, s'était
emparé des trésors que Darius avait dirigés sur Damas; Méaon
Gerdimas, un antre lieutenant, s* apprêtait, avec la cavalerie des
afliés, à occuper la Gœlé-Syrie, — la Syrie crense, celle qui se
pndonge entre les chaînes du Liban et de l'AjAli^UlDan; — Alexandre
se réserva les opérations du littoral. C'était là que se trouvaient
édieloonés, sur un espace de iS lieues marioai, les petits rois
de la plage, gouvernant, à la façon des doges, autant de repu-
Uiques marchandes: ^ados, Byblos et Sidoo, Tyr enfin, bien
dédnie de sa grandeur passée, mais puissante encore. Tous ces
princes, suivant l'exemple qui leur était donné par les rcHS de
Chypre, avaient rallié la flotte d' Autophradatès avec leurs vaisseaux;
pendant qu'ils tenaient la mer dans l'archipel grec, la côte de Phé-
oicie restait idwndoBnée à des régens. Straton, le fils dn roi dea
Aradieos, sans attendre les ordres de son père, se soumet le pre«
Biier; il vient poser sur la tête d'Alexandre une couronne d'or. Ge
9enîtenr empressé de la fortune ne livre pas seulement au vain-
Tienr d'Issus l'Ile d'Arados, les villes de Marathes et de Mariamn6
su* le continent; il lui remet en outre les vaisseaux qu'Autopbra-
dstès a envoyés prendre leurs quartiers d'hiver en Asie. Byblos
et Sidon ne se montrent pas de compositîon moins facile.
896 RETUB DBS mVl MONDES.
C'est à SidoD, s'il en faut croire Quinte-Gorce, qu'Alexandre eut
la singulière fantaisie de faire monter sur le trône un jardinier : il
recommanda seulement qu'avant de l'investir du pouvoir suprftme,
on le conduisit au bain : Ablue corpus illuvie cBtemisque sordibm
squalidian. Ce jardinier était, il est vrai, de sang royal; on ne l'en
trouva pas moins occupé à sarcler les mauvaises herbes de son jar-
din. « Je pardonne à tous mes ennemis, mais pas au liseron. » 11
n'y a pas d'horticulteur sérieux qui, à son lit de mort, n'en dise
autant. « Supportais-tu patiemment l'indigence? » demanda au
souverain improvisé le jeune conquérant. « Plaise aux dieux, répon-
dit Abdolonyme, — je n'ai pas eu besoin de le nommer : qui pour-
rait ignorer cette histoire de collège? — plaise aux dieux que je
sache supporter aussi bien la royauté I » Qu'eût pu dire de mieux
Aristote? Il faut s'entendre cependant: si Abdolonyme a voulu
exprimer la crainte de demeurer au-dessous de sa tâche, je l'ap-
prouve ; il ne messied pas aux pasteurs de peuples de s'exagérer
la gravité des obligations qu'ils contractent. Si le jardinier, au con-
traire, n'a fait que laisser percer l'appréhension secrète de trouver
le fardeau trop lourd et l'oreiller trop dur, qu'on le renvoie bien
vite à. sa bêche I Ne nous y trompons point du reste; nous nous
trouvons ici en présence d'un étrange abus de mots. Entre Abdo-
lonyme et les oints du Seigneur il existe un abîme. Il n'y avait pas
de rois, à proprement parler, sur la côte phénicienne ; on y ren-
contrait tout au plus des gouverneurs, des commissaires des classes
ou des syndics des gens de mer. Les beys de Tripoli, de Tunis, de
Bougie, de Tlemcen ont eu, au xvi* siècle, dans l'empire des sul-
tans, une bien autre importance, et ce n'est certes pas dans les
jardins d'Alger que Soliman eût jamais songé à chercher un suc-
cesseur à l'héroïque Barberousse.
Suivant toujours la côte, Alexandre arrive sous les murs de Tyr.
Les Tyriens ne sont pas moins disposés que leurs voisins de Sidon
à se ranger sous la loi du vainqueur ; ils ne demandent qu'une
chose : c'est qu'aucun Macédonien n'entre dans leur ville. Gom-
ment I paA même le roi de Macédoine, pas même le descendant de
l'Hercule Argien, impatient d'aller sacrifier à l'Hercule de Tyr! Si
le roi Azelmicus ne faisait pas voile, en ce moment, avec Autopbra-
datès, on pourrait discuter, accueillir peut-être ce pieux désir; une
ville dont le souverain bat la mer est tenue de fermer ses portes
au soldat étranger, car ce soldat serait bien capable de ne pas les
rouvrir à la première sommation du prince. Le refus des Tyriens
constitue une offense ; le siège de Tyr est à l'instant résolu. Assiéger
une place et la prendre sont deux choses ; en pareil cas, il y a sou-
vent loin de la coupe aux lèvres. Le siège de Milet et le siège
d'Halicamasse avaient été déjà deux opérations de longue haleine ;
LE DRAHB MACÉDONIEN. 397
nous verrons bienlAt Alexandre montrer que sa ténacité pouvait au
besoin le servir aussi bien que son courage. Le siège de Tyr rap-
pelle, à s'y méprendre, celui de Hotye. Le cardinal de Richelieu
suivit, prétend-on, les opérations dirigées contre la Rochelle, un
QmQtéA]urce à la main ; Alexandre doit avoir eu à sa disposition le
journal de siège du vieux Denys.
Il n'est rien que les hommes respectent à l'égal de la durée. La
fragilité de leur existence, la rapidité de leur passage sur cette
terre, les a, de tout temps, portés à s'incliner devant les lointaines
origines. Al ce titre, les cités n'ont-elles pas leur noblesse comme
les vieilles familles? Tyr était une ville noble s'il en fut au monde,
car elle existût déjà, riche et florissante, que les habitans de la
Grèce se nourrissaient encore de glands doux. Quinze siècles avant
JéSQS-Ghrist, les Tyriens possédaient : sur le contioent, une place
forte, sur l'Ilot voisin, un arsenal maritime, sur un second Ilot, un
temple justement célèbre, le temple d'Hercule ou de Melkartb. En
Tannée 1209 avant notre ère, les fugitifs de Sidon vinrent doubler
la population de Tyr. Si le prophète Ézéchiel, annonçant à la cité
arrogante et superbe ses malheurs futurs, n'y eût joint le tableau
de la grandeur dont elle allait déchoir, nous n'aurions aujourd'hui
qu'une idée imparfaite du degré d'opulence auquel pouvait atteindre,
dans l'antiquité, une place de commerce. Tyr s'était réjouie du
sac de Jérusalem ; le prophète lui prédit que ses murs aussi tom-
beront bientôt, a assaillis par les tours de bois et par les chaussées
de terre, ébranlés à la base par les béliers. » Ge rocher, « où les
pêcheurs font, de nos jours, sécher leurs filets, » a été jadis le
marché du monde. Les flottes y rapportaient des contrées les plus
recalées des richesses immenses : des ports de la Libye, du fer, de
l'étain et du plomb; de la Grèce, des esclaves et des chevaux.
L'Ethiopie fournissait l'ébèoe et l'ivoire, la Syrie les pierres pré-
cieuses, la pourpre, les étoffes de lin et de soie, la Judée le fro-
ment, le baume, le miel, l'huile et les résines. Du territoire de
Damas venaient les laines et les vins, de l'Arabie les bestiaux, de
Saba l'or et les parfums. L'Afrique, l'Asie et l'Europe contribuaient
à l'envi au luxe d'une cité assez riche pour garnir d'ivoire les bancs
de ses rameurs et doat chaque armateur vivait entouré de la splen-
deur d'un prince. Pendant près de six siècles cette prospérité mer-
veilleuse connut à peine quelques passagères éclipses. En l'année 716,
le roi d'Assyrie vint frapper sans succès aux portes de Tyr ; cent
quarante et un ans plus tard, le roi de Babylone, Nabuchodonosor,
les enfonça. Le siège dura cependant quatorze ans. « Plus d'un
guerrier y perdit les cheveux et revint les épaules courbées, b
Alexandre mena les choses plus rondement; l'art d'attaquer les
898 RETUB DES DEUX MONDES*
places avait fait en Sicile et, par contre-coup, en Grèce, (fincoii-
testables progrès.
De Sidon à Tyr on compte environ sept lienes. Tyr était située
dans une plaine bornée, d'un côté par la mer, de l'autre par l'Anti-
Liban. Les anciens ont représenté cette ville sous la forme d'une
jeune fille portée par les flots. Les pieds touchent le rivage ; la tête
et les bras s'étendent sur la mer. Les débris qui nous restent
répondent encore à la gracieuse image* Sur une péninsule trian-
gulaire qui se détache de la côte, s'élevait la cité continentale, —
la vieille Tyr ; — sur les deux Ilots qu'Hiram, au xi* siècle avant
notre ère, réunit par une chaussée, était bâtie la ville mariâme,
qui embrassa dès lors l'emplacement consacré au culte de M^lkarth.
L'écroulement des grands empires est généralement un soulagement
pour les petits états ; Tyr se serait peut-être difficilement retevée
de sa ruine, si la domination des Perses n'eût succédé à celle des
Ghaldéens. Cyrus fut pour la communauté marchande qu'avait
asservie Nabuchodonosor un libérateur suscité par la Providence.
La constitution autonome qu'elle conservait au temps d'Alexandre,
Tyr la devait au petit-fils d'Astyage. Tyr demeurait, il est vrai,
vassale, mais on sait quel relâchement les troubles et la faiblesse
de l'empire avaient peu & peu apporté dans ce lien. Avec un con-
tingent de vaisseaux, et probablement aussi avec un tribut, toutes
les obligations de la cité phénicienne envers le monarque qui la
couvrait en retour de sa protection se trouvaient remplies.
II.
Quand les troupes d'Alexandre, venant de Sidon, déboucbèrent
dans la plaine, la vieille ville, la ville du continent, était abandon*
née ; la ville maritime elle-même ne renfermait plus que la popu-
lation valide. Les Temmes, les enfans, les vieillards, avaient été trans-
portés à Garthage. Défendue par une garnison de 30,000 hommes,
séparée de la terre ferme par un canal de 800 m^res, Tyr avait
bien sujet de se croire en état d'opposer à Teonemi une longue
résistance. Si le siège se prolongeait, la situation des assiégeans
deviendrait critique; la Grèce dans l'intervalle se pouvait soulever,
et la flotte d'Autophradatès aurait une merveilleuse occasion d'ac-
courir. Alexandre reconnut la nécessité de pousser les travaux
d'approche avec une extrême vigueur. Sa première pensée fat de
jeter la vieille ville dans le canal pour le combler. Les Tyrieiv
virent, avec autant d'étonnemeot que d'eflfroi, £^avancer vers leur
lie une digue dont le talus ne présentait pas au sommet moins de
60 mètres de large. Tous les babitans des villes voinnes, appeUf
sur les lieux, concouraient, de gré ou de force, à ce travaÎL
La mer est sujette à de soudains transports sur la côle de Syrie,
et la Tague y acquiert alors une force irrésistible. Une tempête du
nontouest bouleversa tout à coup Timmense chaussée. Alexandre
n'ayaât encore jeté qu'une ville dans les flot), il y transporta une
brèt. Kq même temps qu'on précipitait des masses énormes de
débris dans le canal, ou enfonçait des deux côtés, pour les con-
tenir, de longs pilotis dans la vase. Protégées par ces estacadtes,
les larges crevasses peu à peu se comblèrent, la digue se tassa et
finit par s'asseoir solidement sur le fond. La tâche, dans le com-
nencement, fut facile ; on n'opérait que dans les eaux basses, et
la soldats, rangés sur le rivage, défendaient suffisamment les tra»
Tailleurs. Le profondeur cependant peu à peu augmentait; aux
abords de la place, elle dépassa 5 mètres. Du haut des remparts,
Tennemi faisait pleuvoir une grêle de traits ; il fallut se mettre
sur la défensive. Deux tours de bois, armées de catapultes, sont
roulées à l'extrémité du mêle ; on les couvre de cuirs verts pour
les garantir des brandons enflammés. Les Tyriens useraient toutes
leurs torches avant de réussir à communiquer Tincendie à ces
peaux saignantes qui résisteront un jour au feu grégeois. Pourquoi
n'essaieraient-ils pas des brûlots? Un b&timentde charge destiné
à transporter des chevaux, — uto hippagoge, — est rempli jus-
qu'au bord de sarmens secs et de matières inflammables ; à l'avant,
autour de deux mâtereaux qui surplombent la proue, se dresse en
outre un immense bûcher. Sur cet amas de branches et de fascines
on verse de la poix, on répand du soufre en poudre. Mais les mâ-
tereaux, qu'en prétend-on faire? Soyez tranquilles! les mâtereaux
aussi auront leur rôle. On les a garnis de deux antennes et, au
bout de chacune de ces vergues, on a suspendu une vaste chaudière
destinée à épancher, au moment voulu, sur la flamme ce que les
artificiers de Tyr jugent le plus propre à l'alimenter. Tout le lest
est passé à la poupe pour élever la proue autant que possible ; la
machioe infernale ainsi disposée, on l'attache solidement entre deux
trières. Maintenant il faut attendre un vent favorable, un vent qui
souffle directement vers la digue. La brise s'élève, les trières
accouplées se mettent en marche ; en un clin d'œil le groupe arrive
sur la tète du môle. Dès que le feu a été mis au brûlot, les équi-
pages se précipitent â la mer et gagnent â la nage les embarcations
de secours qui les attendent. Ah ! soldats de la Macédoine, vous
vous attaques â des matelots I vous verrez, — nous l'avons bien
vu Dous-mpëmes devant Stii)astopol, — tout ce qu'un matelot a de
nues dans son sae« La flamme a enveloppé rapidement les tours,
les deux mâtereaux consumés par le pied s'abattent, le torrent que
déversent subitement les chaudières vient donner à cet embrase-
ment une activité incroyable. La flotte des Tyriens se tenait prAte;
iOO REVUS DES DECX MONDES.
elle sort du port et environne le môle ; une grôle de flèches em-
pêche les Macédoniens d'approcher. Pendant ce temps, des barques
accostent la digue, bouleversent les travaux de l'ennemi, br&lent
ses machines et démolissent le mur que, pour se couvrir, les Macé-
doniens avaient établi en travers sur le musoir même de la jetée.
On ne prend pas une ville maritime, une Ue, quand on est inca-
pable de mettre une flotte en mer. Alexandre s'en aperçoit un peu
tard; mais puisqu'il lui faut des vaisseaux, il en aura. Les soldats
reprendront le môle à son origine, le feront plus large encore, en
état de supporter un plus grand nombre de tours, les architectes
construiront de nouvelles machines; lui, Alexandre, il va s'occuper
de rassembler tout ce que le littoral déjà soumis peut lui procurer
de navires. Sans plus tarder, il part avec les hypaspistes et les
Agriens, — des soldats pesamment armés et des archers, — pour
concentrer à Sidon ses forces navales,
La bataille d'Issus n'avait pas été sans retentissement en Grèce.
Les rois de Byblos et d'Arados n'ont pas plus tôt appris le grave échec
infligé à Darius qu'ils n'hésitent pas à déserter sa cause et à se
séparer de la flotte d'Autophradatës pour ramener leurs escadres en
Syrie. Alexandre les accueille, comme on peut aisément le suppo-
ser, à bras ouverts, et bientôt ce conquérant sans vaisseaux se voit
à la tête de 80 voiles phéniciennes. Le branle est donné : ce sont
d'abord les trières de Rhodes qui rallient, puis celles de Soli et de
Hallus; il en vient 10 de Lycie, 1 de Macédoine, 120 amenées par
les rois de Chypre. Que tout devient facile à certaines heures pour
les hommes que le ciel suscite et que la fortune, par conséquent,
seconde I Défendons-nous cependant soigneusement de ces ten-
dances fatalistes! Si Alexandre n'eût déjà fait, en plus d'une occa-
sion, éclater sa clémence, s'il n'eût poussé l'impartialité jusqu'à
se faire soupçonner d'un penchant secret pour les vaincus, il n'au-
rait jamais eu le bénéfice de tant de défections. Dans cet abandon
général de la cause compromise, une seule exception fut à noter :
le roi de Tyr, Azelmicus, voulut partager le sort de ses sujets. 11
prend, lui aussi, la route de la Syrie, mais ce n'est pas pour tdler se
jeter aux pieds du vainqueur. Il entre à Tyr à pleines voiles et vient
communiquer une énergie nouvelle à la défense. La flotte d'Alexandre
cependant était prête : par une coïncidence heureuse, arrivent en
ce moment même du Péloponèse A,000 mercenaires sous les ordres
de Gléandre, fils de Polémocrate. Voilà des hoplites tout trouvés pour
les vaisseaux I Alexandre ne se soucie guère de livrer aux Tyriens
un combat naval qui se décide uniquement à coups d'éperons; il
sent que dans un pareil conflit l'avantage pourrait bien demeurer à
la flotte d'AzeboDicus. Mieux vaudra en venir sur-le-champ à l'abor-
dage ; il importe donc que les ponts soient fortement armés. Sidon»
LE DRAME HACÉDONIEN. AOl
nous l'avons dît, est à 20 milles marins, sept lieues environ, de Tyr.
Alexandre, en partant de Sidon, se forme sans plus tarder en ligne
de bataille; il se place à l'aile droite. — Les rois de Chypre
et de Phénicie prennent également peste à cette aile; un seul
roi, Pnytagore, va se ranger à l'aile gauche, prêt à soutenir Cra-
tère. Jusqu'ici Alexandre n'a combattu les flottes qui lui ont été
opposées qu'avec sa cavalerie; c'est avec sa cavalerie qu'à Milet il
empêchait les Perses de prendre terre pour faire de l'eau, du bois,
et qu'il les obligeait à se retirer, faute de vivres, à Samos. L'em-
pereor Napoléon se servit avec un égal succès de son artillerie à
cheval. On vit en 1 805 le maréchal Davout appuyer de ses projec-
tiles la flottille batave quand cette flottille, sortie de l'Escaut, dou-
bla le cap Gris-Nez sous le feu de la croisière anglaise. Singulier
combat, qui nous ramenait aux jours où Philotas chassait les vais-
seaux perses du seul mouillage qui leur restât au pied du mont
Hycalel
La cavalerie et l'artillerie à cheval sont les deux grandes enne-
mies des descentes; les chemins de fer contribuent aussi à les
rendre périlleuses ; si nous tentons jamais quelque débarquement,
nous aurons soin de ne pas oublier les escortes. Yerrons-nous alors
les conmimandans d'armée s'embarquer à leur tour et venir à
DOtre rencontre? Ce n'est pas impossible : on sait que, devant Bou-
logne, l'empereur, accompagné de l'amiral Decrès, voulut voir de
ses propres yeux de quelle façon ses chaloupes canonnières sou-
tiendraient les volées des frégates anglaises. Son ardeur l'emporta
si loin que le canot sur lequel il était monté faillit être coulé par
le feu de bordée qui l'accueillit. Un empereur n'est pas à sa place
dans ces escarmouches ; passe encore pour des généraux ! Mais si
la grandeur de Napoléon ne l'attachait pas toujours au rivage, on
peut dire qu'elle n'y a jamais enchaîné Alexandre. Ce qu'Alexandre
arait interdit sous Milet à Parménion, il allait le tenter lui-même.
Ajoutons que les circonstances étaient bien changées et que le
résultat à obtenir en valait la peine.
Les Tyriens, rangés devant leurs ports, attendaient Alexandre.
Leur première pensée avait été d'accepter le combat; ils ne soup-
çonnaient pas que le roi de Macédoine pût amener de Sidon autant
de vaisseaux. Le vaste développement de la flotte ennemie a sou-
dain glacé leur courage. Les Macédoniens cependant ne s'avancent
pas avec l'impétuosité de gens sûrs du succès et qui jugent inutile
de se prémunir contre une résistance sérieuse ; ils ont suspendu
la marche de leur flotte , comme à Issus, ils ralentirent le pas de la
phalange. Alexandre, avant de se précipiter sur les vûsseaux qu'il
a devant lui, rectifie sa ligne, où la confusion s'est glissée pendant
Ton zLii. * 1880. ^
i02 EET0£ DiS D£UX ICOND£S.
la traversée. — Il est si difficile de marcher longtemps en bataille!
— Taile droite lève rames, et Taile gauche se hâte; le front peu à
peu se rétablit. Les Tyriens hésitans sont restés immobiles ; Alexandre
contemple d'un œil satisfait la longue ligne de vaisseaux qui se ba-
laace sur ses rames horizontalement étendues. Il ne faut pas souf-
frir que cette ligne si péniblement rectifiée se déforme de nouveau
par une trop longue attente. Que reste*t-il à faire 7 Ce qu'on fît à
Issus, ce qu'on fera bientôt dans les champs d'Arbèles. En avant I
Le signal est donné; toute la flotte part d'un trait. Les Tyriens
ébranlés se replient précipitamment vers leurs ports. Us en ont
deux : l'un qui regarde Sidon, l'autre dont l'ouverture est tournée
vers l'Egypte. Leur flotte, ils le savent maintenant, n'est plus en
mesure de livrer bataille ; elle peut servir du moins à fermer l'en-
trée des deux darses. La retraite, après tout, s'est opérée en bon
ocàxe\ Alexandre a dû s'arrêter devant les proues rangées à la
bouche étroite du port du nord. Trois galères seulement ont som-
bré sous les éperons des vaisseaux macédoniens, et encore un
rivage ami se trouvait-il, à faible distance, prêt à recevoir et à pro-
téger les équipages.
Où en sont les travaux du môle? Ces travaux, pendant l'absence
d'Alexandre, ont beaucoup avancé; ils ne permettent pas encore
aux machines d'approcher des murs ; ils offrent du moins aux vais-
seaux un abri sûr contre la tempête. Il suffit, sitôt que le vent
change, de se porter du côté que la chaussée abrite. G*est ainsi
qu'aujourd'hui Tyr, — Sour est son nouveau nom, — possède
encore deux rades. La flotte va jeter l'ancre sous la protection du
rempart que lui ont préparé les soldats. Le lendemain elle se par-
tage. Les vaisseaux de Chypre, conduits par Andromaque, sont des-
tinés à rester du côté de Sidon, les bâtimens phéniciens surveille-
ront le port situé à l'autre extrémité de l'Ile. Pour mieux nous
entendre, appelons désormais avec Arrien le premier de ces ports
le port intérieur; donnons au second que bat la mer du large, le
nom de port égyptien. C'est du côté de la darse égyptienne qu'A-
lexandre fait dresser sa tente.
Les places, de nos jours, se dérobent aux coups de l'artillerie;
elles s'enroncent, pour ainsi dire, sous terre, ne montrant au-des-
sus de la crête des glacis qu'une longue ligne de parapets gazon-
nés. Dans l'antiquité, plus les murailles étaient hautes, plus on
les jugeait imprenables. Les Tyriens avaient entouré leur ville de
remparts épais formés de larges blocs qu'unissait le solide ciment
dont nous n'avons pas tout à fait retrouvé le secret ; à ces remparts
ils donnèrent une élévation de 60 mètres. On n'enlève pas de sem-
blables boulevards avec des échelles; il faut les renverser. Quel
LE DRAME MACÉDONIEN. 403
labeur pour un conquérant habitué à dissiper des armées en un
jour, à subjuguer des provinces entières en moins d'une semaine !
Songeons maintenant à ce peuple qu'on assiège : il y ya pour lui
de la vie ou tout au moins de la liberté. Par liberté, nos générations
heureuses entendent une somme plus ou moins grande de droits
politiques; la liberté signifiait jadis la seule condition qui pût
rendre la vie préférable à la mort. Voyez dans Athènes même,
dans cette Athènes si douce généralement à tout ce qui ne pro-
voquait pas son envie, quel était, sans que les plus grandes âmes
songeassent à s'en indigner, le sort de l'homme réduit à la
servitude ! Dès que les juges, dans un procès obscur, éprouvaient
le besoin d'éclairer leur conscience, ce n'était pas l'homme libre,
c'était son esclave qu'ils faisaient comparaître pour l'étendre sur
le chevalet, a Méthode judicieuse I s'écrie dans un de ses élufê
d'éloquence Démosthène. Plus d'un témoin a été condamné pour
imposture ; jamais esclave soumis à la question n'a été convaincu
d'avoir déguisé la vérité. » Aussi l'innocence du maître mettait-
elle un certain orgueil à s'affirmer par ce témoignage irréfragable :
« Nous produisons nos esclaves et nous les livrons à la ques-
lioDl » Que répondre à un argument qui montrait si bien la con-
fiance de l'orateur dans la bonté de sa cause? L'esclave n'était
plus un homme ; il avait perdu sa personnalité, comme les mal-
heureux vendus à Satan, perdaient au moyen âge, leur ombre.
11 ne faudrait pas se laisser abuser par quelques dispositions légis-
latives : quand la loi protégeait l'esclave, elle éprouvait le besoin
de s'en excuser, a Non I disait-elle, le législateur ne s'intéresse
pas à l'esclave, mais le respect dû à la liberté eût été moins bien
assuré s'il ne se fût étendu jusqu'à la servitude. » Que l'on com-
prend bien, après ces nufs aveux, la rage frémissante de Spartacus
et la défense énergique de Tyr I La guerre est presque devenue un
passe-temps depuis que les prisonniers ne servent plus qu'à faire
éclater la courtoisie du vainqueur. Ne pourrait-on dès lors chercher
et découvrir des divertissemens moins sanglans 7
IIL
Les Tyriens se sentaient'condamnés ; les diversions sur lesquelles
ils avaient compté leur faisaient défaut ; le désespoir seul pouvait
prolonger la résistance. Le désespoir est encore une ressource
pour des assiégés. Le môle d'Alexandre avançait moins vite qu'on
n'eût pu le supposer; depuis qu'on était arrivé à portée de trait
des remparts, la tête de la digue devenait un poste périlleux. Les
Tyriens s'étaient empressés d'accumuler de ce côté leurs machines,
&0& RETUE DES DEUX MONDES.
il n'y avait pas une pierre jetée à Teau qui ne coûtât la vie à quel-
que soldat. La chaussée de Richelieu n'a pas exigé, pendant les
treize mois qu'employa le siège de la Rochelle, de moindres sacri-
fices, et n'avons-nous pas vu nous-mêmes, devant Sébastopol,
des tètes de sape emportées deux ou trois fois de suite avec les
intrépides travailleurs qui essayaient d'y assujettir leur gabion?
Le dernier mot n'en restait pas moins aux martyrs du devoir
professionnel; il se rencontrait toujours quelque sapeur dévoué
pour venir prendre la place du héros sans nom que le boulet
venait d'enlever. Le jour où l'on cesserait d'avoir de tels hommes,
il faudrait se résigner à obéir aux peuples qui en auraient con-
servé, car il ne serait plus possible de lutter contre eux. Voilà ce
que les plus fervens amis de la paix doivent se répéter tous les
jours, si l'amour de la paix n'a pas diminué leur horreur de la ser-
vitude. Les soldats macédoniens ne montraient pas moins de persé-
vérance que leur roi. Ni les ouvriers, ni le bois, d'ailleurs, ne man-
quaient. On avait non-seulement dressé des machines sur le môle ;
m en avait aussi placé sur les navires de charge amenés de Sidon,sar
les trières mêmes que leur marche inférieure rendait impropres à
figurer en ligne. Les batteries du môle rencontraient prêtes à leur
répondre d'autres batteries qui les dominaient, les béliers flottans
étaient tenus à l'écart des murailles par les enrochemens qui proté-
geaient le pied des remparts : Alexandre donna l'ordre de nettoyer le
fond et l'on vit bientôt les trières occupées à draguer ces énormes
blocs que les efforts réunis de deux chiourmes réussissaient à peine
à ébranler. Qui se résout à faire un siège doit s'armer de patience;
la patience même ici ne suffisait pas, il fallait, en outre, faire
une singulière dépense d'industrie. Les assiégeans en déployaient
beaucoup, la ville assiégée ne leur en opposait pas moins. Les
Tyriens disposaient d'une multitude de barques ; ils couvraient ces
bateaux d'un pont volant, incliné des deux côtés comme un toit; se
mettant ainsi à l'abri des traits, ils se laissaient tomber à l'impro-
vlste sur les câbles des batteries flottantes. D'un coup de faux
les amarres se trouvaient tranchées, et les galères, avec leurs ma-
chines, s'en allaient en dérive ; avant que d'autres galères pussent
les prendre à la remorque, le vent les avait jetées à la côte. Alexandre
eut l'ingénieuse idée de défendre ses câbles^par des triacontères
également pontées et placées en avant des batteries en guise de
chevaux de frise. Les Tyriens ne se donnèrent pas pour battus; ils
envoyèrent des plongeurs couper les amarres sous l'eau. N'oublions
pas que nous sommes dans le pays des pêcheurs d'épongés : quand
on a pris dès l'enfance l'habitude de retenir son haleine pour aller
toucher le fond à plus de quarante brasses au-dessous de la sur-
LE drâmb magedomien. A 05
face, c'est un jeu que de nager, pendant quelques minutes, entre
deoz eaux. Les Macédoniens prirent & la fin le meilleur parti; ils
amarrèrent leurs vaisseaux avec des câbles-chalnes. Que de temps
il nous a fallu à nous-mêmes pour en venir là 1 Et pourtant, nos
ancêtres les Vénëtes ne mouillaient jamais autrement. On serait
quelquefois tenté de croire que si, depuis deox mille ans, nous
avons beaucoup appris, nous avions beaucoup oublié.
Grâce à cette précaution et à l'activité des dragages, l'approche
de la muraille de mer allait devenir facile; les Tyriens jugèrent le
moment venu de tenter une sortie. Les sorties tardives, ce sont les
premières convulsions d'une place qui se noie. Ce q«i inquiétait le
pljis les assiégés, c'était la crainte de voir, au moment de l'as-
saut, les vaisseaux de Chypre se ruer sur le port intérieur, La
longue impunité avec laquelle cette portion de la flotte ennemie
maintenait son blocus devait heureusement avoir apporté un cer-
tain relâchement dans sa surveillance; il était donc permis de
compter, le jour où l'on voudrait la surprendre par une attaque
soudaine, sur la somnolence qui finit toujours par gagner une
escadre mouillée sur ses ancres. La même ruse a réussi tant de
fois qu'en la mentionnant de nouveau, je ne sais trop si je donne
vraiment un exemple à suivre ; peut-être conviendrait-il à cet égard
d'innover un peu. N'importe, j'enregistre scrupuleusement cette
répétition du stratagème dont Gonon fit, dans les eaux de Lesbos,
un si heureux usage. A Tyr, comme à Mitylène, on tend des voiles
devant les galères pour dissimuler l'embarquement des troupes;
comme à MalakofT, comme à Syracuse, on choisit pour donner le
signal de l'attaque, l'heure de midi, c'est-à-dire l'heure où, de
temps immémorial, le soldat et le matelot dînent. Les Tyriens n'é-
quipent, pom: cette entreprise, qu'un petit nombre de vaisseaux,
mais ils les choisissent parmi les plus forts qu'ils possèdent : —
trois quinquérèmes, trois quadrirèmes, sept trières ; ils mettent à bord
leurs meilleurs rameurs. Sur le pont se tient prête une troupe d'é-
lite, aguerrie et familiarisée avec les combats de mer. Les rameurs
voguent doucement et sans bruit; le céleuste lui-même fait silence.
Les Cypriotes n'ont encore donné aucun signe d'alarme : l'escadre
continue de se glisser hors du port : tout à coup les rameurs se
lèvent et poussent tous à la fois un grand cri ; le moment est venu :
chacun s'est courbé sur sa rame, chacun accompagne la voix du
céleuste et marque la cadence en faisant ployer sous ses bras ner-
veux l'aviron. Les galères volent sur l'eau ; la flotte de Chypre est
prise à l'improviste. Certains vaisseaux ont à peine quelques hommes
d'équipage; ceux qui ont leur équipage au complet n'ont pas eu le
temps de se mettre en défense. La galère de Pnytagore, — vous
1
kOÔ BETUS DES DSmL MONDES.
rappeleE-vom ce roi qai commandait aui cOtés de Cratère? — les
yaisseftux d'ÀDdroclës, de Pasiorate, sont coulés au premier choc;
le reste, poussé à la côte, se défend de son mieux, mais n'en parait
pas moins destiné à joncher de ses débris le rivage.
Où était Alexandre pendant cette alerte? Les Tyriens le croyaient
jMMs sa tente; la sieste du roi, aussi bien que le repas des mate-
lots, entrait dans leurs calculs. Le hasard voulut qu'Alexandre, ce
jour-là, sortit de sa tente plus tôt que de coutume. Il aperçoit les
galères tyriennes, au moment môme où ces galères débouchaient
de l'entrée do port intérieur. Le port égyptien va-t-il vomir une
seconde flotte de sa darse? Si cette nouvelle sortie vient appuyer
l'autre, la mer peut, en quelques heures, retomber au pouvoir^es
Tyriens. Telle est la première pensée d'Alexandre : il court à ses
vaisseaux. Ceux qui se rencontrent sous sa main, équipés au com-
plet ou à demi-armés, il les expédie à la bouche de la darse égyp-
tienne. Avant tout il importe de garder l'entrée de ce port, de
ne pas laisser s'en échapper un navire. L'ordre est rapidement exé-
cuté. Dès qu'Alexandre se sent assuré sur ses derrières, il se porte
avec le reste de la flotte, quinquérèmes et trières, du côté où le
combat rugit. Il a comblé le bras de mer qui lui eût offert, vers la
plage sur laquelle les vaisseaux de Chypre sont échoués, un prompt
et Tacile chemin ; il lui faut, pour venir au secours de ses bâtimens
assaillis, prendre la route du large et faire le tour de Tlle. Les
combattans ne soupçonnent pas encore ce mouvement; les assié-
gés, du haut de leurs remparts, l'aperçoivent. Lès vaisseaux com-
promis peuvent encore être sauvés ; il leur reste le temps d^opérer
leur retraite. Gomment les avertir? Est-il quelque clameur qui
puisse être assez forte pour dominer le tumulte de la mêlée? Des
signaux! se trouvera-t-il, parmi tous ces champions acharnés à leur
tâche, un seul soldat qui porte ses regards en arrière? Tous les
bras sur les murailles s'agitent et tous les cœurs se serrent; l'émo-
tion croit de mmute en minute, car les vaisseaux d'Alexandre dévo-
rent la distance. Yit-on jamais spectacle plus navrant? Une escadre
qui portait dans ses flancs le salut de la ville va être détruite, faute
d'un simple avis qui lui parvienne. Eh I quoi, n'entendez-vous pas
ce long hurlement de douleur, ces cris de femmes et d'enfans, cet
appel désespéré de la cité qui se sent mourir? Il est maintenant
trop tard : quand bien même l'avertissement qu'un peuple entier
vous envoie arriverait jusqu'à vous, la fuite ne vous sauverait plus
de l'épée d'Alexandre. La flotte vengeresse déborde en ce mo-
ment de l'extrémité de l'Ilot qui vous a dérobé son approche. En
arrière I en arrière I si vous tenez à la vie. Des chacals, surpris
par un lion ne se disperseraient pas avec plus d'épouvante ; c'est
LE DRAME MàCÉDONUN. A07
à qui tournera le plus vite sa proue vers le port. Il est malheureu-
sement trop tard; peu de vaisseaux échappent par la fuite^ les
antres sont coulés ou mis hors de service; les Macédoniens captu-
rent une quinquérëme et une quadrirëme à l'entrée môme du port.
Four la première fois, depuis son départ d' Amphipotis, Alexandre
se Toit le maître incontesté de la mer. C'est une phase nouvelle
dans sa fortune; il n'en doit le bénéfice qu'à lui-même. Sans sa
résolution, sans sa promptitude à voler au péril, les Tyriens repre-
naient l'ascendant qu'ils avaient perdu. A dater de ce jour, la ma-
rine de Chypre, d'Arados, de Byblos et de Sidon ne doit plus s'ap-
peler que la marine d'Alexandre. Je lui donne ce nom, et Néarque
me justifiera.
Puisque la mer est fermée pour toujours aux Tyriens, on peut,
sans plus tarder, faire approcher les machines des murs. A quelle
partie des remparts va-t-on s'attaquer? Discerner le point faible et
frapper résolument à la clé de voûte, tout le succès d'un siège
est là. La prise de Sébastopol cessa d'être douteuse, quand nous
eflmes découvert que l'écroulement devait commencer par Hala-
kof. Alexandre fait d'abord avancer ses béliers sur le môle; ^la
solidité des murailles lui montre bientôt que, de ce côté, ses ma-
chines demeureront, quoi qu'il fasse, impuissantes. Il se décide
alors à faire assaillir par ses batteries flottantes la partie de la ville
qui regarde Sidon. Là encore les béliers font peu de progrès. Res-
tait le front de mer. Les Tyriens ne s'étaient jamais attendus à le
Toir battu par des machines ; ils ne l'avaient, en conséquence, cou-
vert que par des murailles peu épaisses et peu élevées. Alexandre
assemble un certain nombre de trières deux à deux et, sur la plate-
forme que portent ces pirogues doubles, semblables à l'appareil
dont je rêve l'emploi, il établit des béliers et des tours. Un pan de
mur s'écroule; s'aidant des ponts volans que chaque navire a pris
soin d'embarquer, les Macédoniens s'élancent sur la brèche. La
lutte n'y tourne pas à leur avantage ; ce n'est point par cette ouver-
ture étroite que les assiégeans réussiront à pénétrer dans la ville.
A l'approche de la nuit, Alexandre fait sonner la retraite. On assure
que, découragé, il songea un instant à lever le siège et à continuer
sa marche vers 1 Egypte. En s'attaquant à Tyr, il avait imprudem-
ment joué le jeu de l'ennemi. Si Memnon eût vécu, le vainqueur
d'Issus trouvait dans cette ville réduite au désespoir et qu'un
secours maritime eût rendue imprenable, son Saint-Jean-d'Acre.
Cesser de vaincre est déjà pour un conquérant un premier pas vers
la défaite. Du moment qu'Alexandre avait annoncé à ses soldats
qn'il entrerait dans Tyr, du moment qu'il avait mis par sa persis-
tance même l'attention des peuples récemment soumis en éveil, il
était indispensable que Tyr tombât. Alexandre refoula au fond de
i08 flfifOE DBê DEUX MONDES»
son cœur les impatiens désirs, les inquiétudes mêmes qui l'appe-
laient en Egypte ; il se promit de tout risquer, de ne ménager ni sa
personne ni ses troupes, pour mieux venir à bout d'une résistance
qui devait toucher à son terme.
Trois jours après Tassant resté sans résultat, une circonstance
favorable se présente : la mer était calme et plate comme un lac.
Alexandre fait de nouveau approcher les vaisseaux munis de ma-
chines. Du^premier choc les murailles, déjà ébranlées, chancellent;
quelques^ coups de bélier encore, elles s'abattent. Les remparts,
comme un' rideau fendu de haut en bas, se déchirent et à ira-
vers la large fissure apparaît la ville. Les navires s'écartent pour
faire place aux colonnes d'assaut. Ces colonnes ont été embarquées
sur deux vaisseaux de combat. Sur l'un de ces vaisseaux vous trou-
verez, avec^ Alexandre, les hypaspistes commandés par Admète ; sur
l'autre, les hétaires à pied conduits par Gœnus. Il n'est point d'assaut
sérieux qui j ne soit accompagné d'une diversion ; l'assiégeant a
trop*' d'intérêt à diviser l'attention de l'ennemi. La flotte a reçu
l'ordre d'attaquer à la fois les deux ports, d'inquiéter même, si elle
en trouve l'occasion, les autres parties de l'enceinte. La flotte
d'Alexandre n'est pas, comme la nOtre devant Sébastopol, condam-
née par^son tirant d'eau à se tenir à 1,800 mètres des remparts;
elle peut] accoster les murs et y appliquer les échelles. Le port
égyptien [était fermé par une estacade ; les vaisseaux de l'aile
droite y pénètrent après en avoir rompu la barrière. Ils brisent à
coups d'éperon les navires mouillés au milieu de la darse, écra-
sent contre les quais les bâtimens amarrés à terre. L'escadre de
Chypre, pendant ce temps, attaquait le port intérieur. Ni chaîne
ni drome flottante n'en barraient l'entrée ; la précaution avait été
jugée superflue, puisque le port, veuf de ses bâtimens détruits par
Alexandre, restait vide. Hais ce port, dont on laissait l'ouverture
sans défense, donnait accès aux murailles; les Tyriens auraient dOt
y songer. La lassitude, le découragement produit par de longues
soufiiances et par l'ombre sinistre que projettent devant eux les
dénoûmens funestes, n'ont-ils pas engendré de pareils oublis dans
tous les sièges? Si l'on eût placé à la gorge de Malakof les deux
canons qui devaient, suivant les ordres du général Totleben, battre
l'intérieur de l'ouvrage, Malakof eût été, comme le bastion cen-
tral, le tombeau des Français.
La seule pensée d'emporter une place telle que Tyr par escalade
cause le vertige; cette audace cependant n'est rien si on la com-
pare aux choses que nous avons vues : des soldats courant pen-
dant 200 mètres sous la mitraille, se jetant, au bout de cette course
folle, dans un fossé profond de 18 pieds, y rencontrant des mines^
des fougasses, perdant par l'explosion des compagnies entières et
L£ DaAMB MACioONIBN. ^09
parvenant néanmoins, bien que fusillés du haut des merlons, à
gravir une escarpe aussi raide qu'un mur, pour aller tomber, de
Taatre côté du parapet, sur une double haie de baïonnettes I La
tour Malakof a été surprise ; le bastion central a été envahi quand
l'ennemi était sur ses gardes. Beaucoup ont péri en route, un plus
grand nombre est resté au fond du fossé, quelques-uns ont trouvé
la mort là où c'était déjà une surprenante victoire d'avoir pu arri-
ver. J'ai eu entre les mains une lettre du chef d'état-major de l'ar-
mée russe, de l'adjudant général Kotzebue : après avoir pris la
peine de faire rechercher dans les hôpitaux un prisonnier dont le
sort m'intéressait vivement, le général m'annonçait, avec une émo-
tion dont je lui sais encore gré, de quelle façon ce jeune et vaillant
soldat avait perdu la vie. On se rappelait l'avoir vu pénétrer dans
le bastion central, y lutter corps à corps, se débattre au milieu des
ennemis qui voulaient le saisir et succomber enfin, atteint en pleine
poitrine d'un coup de buonnette. Arrien et Quinte-Gurce peuvent
maintenant se donner carrière, nous ne suspecterons plus la véra-
cité de leurs récits. Les soldats qui nous rendirent témoins de
pareilles prouesses nous ont ôté le droit de nous montrer incré-
dules en fait d'héroïsme.
Nous avons laissé les vaisseaux macédoniens maîtres des deux
ports. Ceux qui ont pénétré dans le port intérieur ne perdent pas
de temps ; les échelles sont à l'instant dressées contre le mur, et un
flot de soldats se déverse tout à coup de ce côté dans la ville, k
l'autre extrémité, la lutte était des plus vives; Alexandre avait
à combattre la majeure partie et probablement la partie la plus
énergique de la garnison. En dépit du grand effondrement qui s'é-
tait produit, la brèche présentait encore un talus difficile à gravir.
Admëte est monté le premier sur les décombres ; tenu en échec
par les nombreux ennemis qui se sont précipités à sa rencontre,
il appelle sas soldats, les exhorte à le suivre ; un coup de pique le
renverse, mortellement atteint, aux pieds de ses compagnons.
A cette vue, la colonne hésite ; Alexandre se précipité à la tète des
hétaires. Geux-là ne reculeront pas. En quelques bonds le héros a
gagné le haut de la brèche. Ce sera déjà beaucoup de s'y main-
tenir. La brèche de Tyr, c'est la brèche de ^Saragosse; les assiégés
y combattent pour la vie. Indifférens aux traits qui les menacent,
les hétûres ne songent qu'à couvrir le roi defleurs boucliers. Gom-
ment couvrir un homme qui attaque toujours? Le dieu Mars en per-
sonne ne porterait pas des coups plus terribles. Les ennemis, à son
intrépidité plus encore qu'à ses armes, ont reconnu Alexandre ; ils
û'en veulent qu'à lui, ne pressent que lui seul : la mort d'Alexandre,
— tous le savent, — serait le salut de Tyr. Fondez donc sur le
hhI accablez-le de vos traits, essayez de le terrasser! mais malheur
AlO aETUB DES OEDX MOMDB8.
à ceux d'œtre vous qui se trouveront à portée de sou bras : las uns
sont atteints par sa lance, les autres tombent fauchés par son
épée; de son bouclier même le héros se fait une arme; les assail-
lans qui le serrent de ti*op près sont précipités du haut du rem-
part; ils roulent sur eux-mèmest comme s'ils venaient d'être frap*
pés par le ceste d'Ëryx. La brèche, pendant ce temps, peu à peu
se garnit ; Gœnus a remplacé Admète, les hypaspistes ont rejoint
les hétaires. Quel groupe plus vaillant couronna jamais une mu-
raille conquise? Soldats de Malakof, voilà vos modèles I Vous nous
avez appris qu'on pouvait les dépasser. Quand je songe à ce que
vous avez fait le S septembre 185&, je m'étonne que la fortune, à
quelques années de là, ait pu vous trahir, et l'espoir, malgré moi,
rentre dans mon cœur. Voilà pourquoi votre grande image con-
stamment me poursuit et vient si souvent faire tort dans ma pensée
aux soldats d'Alexandre.
La dernière heure de Tyr a sonné* Les Tyriens peu à peu recu-
lent ; les plus courageux se laissent forger sur place, les autres
s'enfuient à travers les rues ; ils vont donner sur les troupes qui
accourent du port intérieur* Le combat a cessé, le carnage com-
mence. Les Macédoniens avaient à se venger de la longueur du
siège; Tyr les retenait sous ses murs depuis sept mois. Aucun
fuyard ne fut épargné ; 8,000 Tyriens périrent dans cette journée
sans merci* a Tout était juste alors, » s'il en faut croire le poète ;
l'ivresse du sang enlève, en eflfet, le soldat au plus sévère con-
trôle ; Alexandre ne put exercer sa clémence que sur les assiégés
qui s'étaient réfugiés avec Azelmicus dans le temple d'Hercule.
Et quelle clémence encore I 30,000 hommes, les seuls échappés au
massacre, furent vendus sur le marché de Tyr comme esclaves. Il
parut sans doute nécessaire de frapper de terreur tout ce qui eût
été tenté d'imiter l'exemple de la cité altière. La mesure, recon-
naissons-le, était dans les mœurs du temps. Elle provoque notre
indignation. Si Alexandre eût un seul instant hésité à la prendre,
les murmures de l'armée lui auraient certainement reproché sa fai-
blesse. Les masses n'ont jamais été magnanimes, et, si nous vou-
lons nous montrer équitables envers les anciens, il faut nous rap-
peler les sanglantes horreurs devant lesquelles n'ont pas reculé à
diverses reprises des nations chrétiennes* L'homme de guerre, si
humain que puisse être son tempérament, n'est que trop sou-
vent forcé de se faire une conscience à la Richelieu* Il frappe et
s'endort tranquille. Je comprends fort bien que, pour peu qu'on
oublie que cet homme accomplit un rigoureux devoir, son cahne,
sans qu'on ose pourtant le blâmer, épouvante*
Une place enlevée par surprise ne procure qu'un succès sacs
portée.; une ville gagnée pied à pied, avec des alternatives de
LE DIAMB MACÉDOiaBll. Ail
craintes et d'ospéraBces, devient te yéritable couroniiement d'une
campagne. Si nous étiœis entrés dans Sébastopol, te jour où nos
tnmpes desœndirent des hauteurs da Ifackeosie, la paix ne ftt pas
sortie de cette raj^de conquête; il a fallu tes onre mois de âège,
les A8 kilomètres de tranchées, pour que, Sébastopol tombé, la
Russie se trouvât réduite. Il en fut de môme en Tan 332 avaat
notre ère ; la prise de Tyr frappa la Syrie et la Palestine de stn-
peor. Une seule ville eut l'audace de résister encore. Ce fut Gasa
dtfendue par l'eunuque Bétis. Gaza était considérée comme la
clé de l'Egypte ; Alexandre mit deux mois à la prendre. Sans la
flotte qui vint apporter à l'armée Tappui de ses machines, Gaaa
eût probablement arrêté plus tongtemps les vainqueurs de Tyr.
Alexandre voulut présider lui-même aux travaux d'approche ; un
trait lancé par une baliste perça son bouclier, déchira sa cuirasse
et lui traversa le bras près de l'épaule. C'était la plus grave bles-
sure que le roi eût encore reçue ; la guérison en fut aussi lente
que douloureuse. Gaza ne céda qu'au quatrième assaut. Plus qu'à
Tyr peut-être, Alexandre avait ici sujet d'être impitoyable ; il n'eût
pu sans danger laisser à Gaza une population secrètement hostite.
En revenant d'Egypte, il n'était pas nécessaire qu'il passât par Tyr;
il eAt vainement cherché un autre chemin que celui de Gaza. Les
clés de cette forteresse devaient donc être remises en mains sûres.
Tout ce qui dans la ville s'était trouvé en état de porter les armes avait
disparu, soit pendant les assauts, soit durant le massacre; le reste,
y compris les femmes et les enfans, fit partie du butin. Une colonie
fat recrutée dans la région voisine et vint prendre la place des
anciens habitans. La transplantation fut jadis un des droits de la
guerre ; ce droit excessif et barbare, tes Turcs en avaient hérité
comme ils héritèrent de tout, sans rten tirer de leur propre fonds.
Il y a quelques années à peine, ils le mettaient encore en pratique.
Cette race, il faut en convenir, possédait au plus haut degré l'esprit
de conservation , ce qui tendrait peut-être à prouver que les meil-
leures choses doivent avoir leurs limites. Quand les historiens de
l'antiquité nous affirment quelque abus devant lequel la conscience
humaine se soulève, on n'a qu'à regarder en Turquie, — la vieille
Turquie, bien entendu, — on est certain de revenir de cet examen
moins sceptique. Ce qui nous parait odieux jusqu'au point de res-
ter incompréhensible florissait, il y a moins d'un demi-siècle, dans
le vaste empire des sultans.
le ne suivrai point Alexandre en Egypte si ce n'est pour rappeler
<iu'il y fonda la ville d'Alexandrie. Que peuvent bien signifier ces
niots qui reviennent si souvent dans les récits des historiens d'A-
lexandre? Fonder une ville, est-ce simplement en choisir et en dési-
gner l'emplacement? Ou faut-il de plus, après avoir tracé les rues
A 12 BSTDE 0B8 DEUX MONDES.
et Fenceinte, après avoir marqué Tendroit où s'élèveront les mona-
mens publics, faire affluer au lieu jadis désert la population qai lui
donnera la vie? S'il faut tout cela pour mériter le nom de fonda-
teur, avouons que les treize années pendant lesquelles régna le fils
de Philippe auraient dû posséder une fécondité qui tiendrait da
prodige. Alexandrie ne fut réellement fondée que quatre années
après le passage d'Alexandre en Egypte ; elle fut fondée le jour où
l'on y amena l'eau du Nil. Deux siècles plus tard, elle comptait
1,500,000 habitans. Alexandre passa l'hiver à Merophis. Ce qu'il
fit de plus sage pendant ce séjour, ce fut de laisser le gouvernement
civil tout entier aux mains des Égyptiens et de se contenter d'occu-
per militairement le pays. Les Mantchoux, quand ils ont envalu la
Chine, bien qu'ils n'eussent jamais lu ni Arrien, ni Quinte-Curce,
ont imité d'instinct cet exemple. Ils s'en sont bien trouvés. La sou-
mission est toujours facile à un peuple dont on respecte la reli-
gion, la langue et les usages. Il est vrû que, dans ce cas, ce sont
les vaincus qui, la plupart du temps, absorbent les vainqueurs et
finissent par les transformer à leur image.
Dans les historiens qui nous ont raconté la vie d'Alexandre, je
me permettrai de constater, à ce sujet, une lacune. Ces historiens
nous montrent volontiers leur héros sur le champ de bataille; ils
ne nous font pas assister à ses conseils. Nous voyons Alexandre
entouré de généraux, de lieutenans intrépides ; nous ignorons quels
ont été ses ministres. Le roi de Macédoine n'&urait-il pas eu de
grand chancelier? Le Thrace Eumène fut peut-être investi de ce rôle.
Il avait été, pendant sept ans, le secrétaire de Philippe ; il conserva
durant treize années encore les mômes fonctions auprès d'Alexandre,
et Cornélius Nepos nous apprend que les Grecs tenaient leurs secré-
taires en bien plus grande estime que ne l'ont fait plus tard les
généraux romains. Il me semble impossible que tant de dispositions
sages, que tant d'ingénieux édita soient sortis d'un cerveau unique,
alors même que nous supposerions ce cerveau surhumain toujours en
travail. Gharlemagne lui-même eût-il pu se passer du concours
d'Éginhard? m Moi seul et Bucéphalel » cela peut suffire pour con-
quérir l'Asie, non pour la pacifier. Quand le conquérant avait exposa
ses vues générales, il devait y avoir sous quelque tente voisine
un modeste et patient labeur. J'entrevois d'ici, outre Eumène, toute
une phalange de scribes courbés sur le papyrus; j'aurais aimé à
connaître les noms de ces obscurs ouvriers, de ces notaires royaux
étrangers au métier des armes, qui passaient le rouleau là où avait
appuyé la charrue. Ni le roi Ptolémée, ni Aristobule n'ont pris souci
de nous entretenir de cette utile besogne. Je ne serai probablement
pas le seul & le regretter.
JURIEN Dfi LA G&AVIERE.
^
UN
HOMME D'ÉTAT RUSSE
D'APRÈS SA CORRESPONDANCE INÉDITE.
ir.
LA MISSION DE NICOLAS MILUTINE EN POLOGNE.
La Russie avait à certains égards singulièrement changé durant
les deux années d'absence de Nicolas Uilutine. L'insurrection polo-
Jiaise a eu en effet par contre-coup une influence considérable sur la
situation intérieure de l'empire. Gomme l'annonçait, dans le cours de
Tété, George Samarine à Nicolas Âlexëiévitch (2), la secousse soudaine
imprimée à la nation et à la société par l'intempestive rébellion
lithuano-polonaise et les platoniques menaces de la diplomatie
européenne avaient violemment soulevé le sentiment national, et
la surexcitation de ce dernier avait temporûrement mis fin à la
stérile agitation du dedans et enlevé toute force aux velléités révo-
lutionnaires naissantes^ Par un de ces prompts reviremens, plus
ftiniliers au peuple russe qu'à tout autre, et comme par une brusque
saute de vent de Londres & Moscou, la direction de l'esprit public,
(1) Toyez U Rêvue des t*' octobre, 15 octobre et 1*' noYembre.
(2) PÛsage d*uDe lettre de Samarine de Juio i 863, cité dane^a Revue da i** noyembre.
m h BEVUE BE8 DEUX MOin>ES«
qui peu de mois plus tôt semblait dévolue à Herzen et à 2a Cloche
(Kolokol) de l'émigration révolutionnaire, était inopinément passée
à la Gazette de Moscou et à M. Katkof (1).
Deux causes au fond bien distinctes, quoique aux yeux des Russes
plus ou moins solidaires, celle de la Pologne insurgée et celle des
révolutionnaires russes, s'étaient trouvé.es atteintes en même temps
par cette rapide volte-face de l'opinion. C'était sur la Pologne
naturellement, qui en était la cause et l'objet, que devaient retomber
les premières conséquences de ce revirement de l'esprit pubfic.
Avant l'insurrection, les Polonais pouvaient compter sur la bien-
veillance d'une grande partie de la société russe, aux deux extré-
mités surtout et comme aux deux pôles de l'opinion, ainsi du
reste que cela se voyait au même moment à l'étranger et en France
même. Les conservateurs à tendances aristocratiques et les néo-
phytes révolutionnaires de l'Occident nourrissaient également, pour
des raisons diverses, à l'égard de la malheureuse Pologne, des sen-
timens de commisération, voire môme de sympathie, dont avec plus
de patience et d'esprit politique, les Polonais eussent pu, i la
longue, tirer un bénéfice sérieux. Ces sympathies polonaises, l'in-
surrection de 1863 les étouffa dans l'immense majorité de la nation,
qui ne pardonna pas aux Polonais ses inquiétudes pour son intégrité
et sa sécurité. Déjà suspecte par d'imprudentes revendications, la
Pologne redevint l'objet des colères et des haines nationales, elle
redevint l'ennemi héréditaire contre lequel les patriotes moscovites
prononcèrent leur Delenda Carthago, Ses anciens amis l'abandon-
nèrent ou se turent. Les révolutionnaires furent seuls à oser se
dire encore amis de la Pologne et des Polonais.
« Le public est en général infiniment mieux disposé aujourd'hui
que par le passé, » écrivait de Pétersbourg l'un des conseillers
du tsar à Nicolas Alexèiévitch, quelques mois avant son retour de
l'étranger. « Il n'y a plus que d'enragés nihilistes qui croient
de leur devoir de manifester leur impartialité ou môme leur sym-
pathie à l'égard de la Pologne ; toute la masse des gens sensés
montre un incontestable élan de patriotisme qui dément beaucoup
des idées répandues à l'étranger par nos émigrés révolutionnaires
et nos stupides touristes (2). »
En prêtant à la révolution polonaise le stérile concours de leurs
encouragemens publics ou de leurs vœux secrets, les révolution-
Ci) Sar cette pddode, Toyez, dans la Aetnie de 1863-1864, les remarquables étndes
dan. Gh. de Uaïade. H est juste de dire que rinfluence de Henea et de rfoigr»-
tioB avait déjà été singnUèrement ébranlée par la façon dont avait été effoctaée
réraattcipatioB. ^
(2) Uttre da 9 mai 1863,'
UN HOMME DETAT KU88E. àlb
oaires rasses du dehors oa da dedans (1) toumërent eontre eux
le sentiment national, se compromirent aux yeux des masses atec
la Pologne, et partagèrent son impopularité. Cette attitude porta
aux idées anarchiques et à Tascendant de Témigration de Herxen
et de Bakounine un coup dont la propagande révolutionnaire ne
s'est relevée que dans les dernières années. A cet égard, on peut
dire que, par leur folle prise d'armes, les Polonais ont à leur insu
reiidu un service signalé au gouvernement contre lequel ils se sou-
levaient ; ils ont retardé de dix ou quinze ans l'éclosion des germes
révolutionnaires déjà semés dans les écoles et les universités.
Les révolutionnaires et les anarchistes ne furent pas seuls affai-
blis et vuncus avec la Pologne ; la défaite de cette dernière, ou
odeux Téchec de toute tentative de conciliation avec elle , rejaillit
en partie sur les libéraux à Teuropérane, sur ce qu'on appelait en
Rossie les Occidentaux {Zapadniki) pour tourner au profit tem-
poraire du parti qui se vantait plus spécialement du titre de aatî^
nal. Pour la Pologne, si ce n'est pour la Russie elle-même, c'étaient
les vues de ce dernier qui devaient triompher.
Après l'insuccès du grand-duc Constantin et du marquis Wi61#-
polski, il était diflScile que le gouvernement revint envers les pro-
vinces de la Yistule à une politique de libéralisme et de concession,
qu'à Pétersbourg et à Moscou l'on rendait responsable de tout le
mal. Wiélopolski, malgré les gages qu'il avait donnés à la Russie,
malgré sa conscription de 1863 qui, selon le mot de lord John Rus-
sell, était plutôt une proscription, Wiélopolski passait dans la foule
pour un traître et était suspect au gouvernement qui l'employait. Le
grand-duc Constantin lui-même, le prince le plus libéral et le pl«s
édairé de l'empire, n'était pas à l'abri des soupçons ou des attaques ;
pour le malheur de la Russie, il avait perdu à cette loyale tenta-
tive la meilleure part de son influence et de sa popularité.
An moment du retour de Nicolas Blilutine, la Pologne, encore
en insurrection, était la grande préoccupation du pays et du gou-
vernement. Que va^t-^n faire de la Pologne? allait bientôt deman-
der, dans une célèbre brochure française, un spirituel publiciste
des provinces Raltiques (2). C'était la question que du golfe de
Finlande à la mer Caspienne se posait tout l'empire, et d'ordinaire
on y répondait d'une tout autre manière que le baron russe-alle-
mand. La Pologne était aux flancs de la Russie une plaie toujours
ouverte qu'il était manifestement périlleux de laisser s'envenimer.
Par malheur, il ne se présœtait pas, parmi tous les hauts fonction^
(1) D*ftprèt la GazetU de Moscou de M. Katkof, le groape réTolatioDMiFe, rallté
<iè9 1861.1863, Boas U deriie de Terre et Liberté [ZeffUia i Volia), était dans les pro-
'vinces occidentales composé à la fois de Rosses et de Polonais.
(3) Schedo-Ferroti, psendonyae on anagramme du baron flrks.
il6 EETCS DB8 DEIH MONDES.
naires nisseSt de médecin de bonne volonté pour en tenter la gaé-
rison. L'entreprise semblait trop hasardeuse. Nicolas Alexèiévitch
revint juste à point pour en être chargé.
J.
Nicolas Milutine rentra en Russie à la fin de Tété de 1863. Le
jour môme de son arrivée à Saint-Pétersbourg, le 25 août (1), il
apprenait que, le grand-duc Constantin étant rappelé de Pologne,
on devait mettre à la tète de l'administration du royaume Un nou-
veau personnage. Dès le lendemain, 26 août, Nicolas Alexèiévitch
recevait de Tsarskoé-Sélo la visite de son frère, le général Dmitri
Milutine, alors comme aujourd'hui ministre de la guerre. Le géné-
ral lui confirmait le bruit d'un changement à Varsovie et l'informait
en même temps que c'était sur lui, Nicolas Alexèiévitch, que s'était
définitivement fixé le choix de l'empereur pour la direction des
afiaires de Pologne.
Plusieurs fois dans le cours de l'année, aux mauvaises nouvelles
qu'il recevait du royaume, Alexandre II avait paru regretter d'avoir
cédé aux instances du grand^luc Constantin et des partisans de
Tautonomie polonaise. « Si j'avais tenu bon et nommé Nicolas
Milutine, comme c'était mon désir, disait-il parfois, tout cela ne
serait pas arrivé. » L'explosion et la diffusion de l'insurrection,
l'impuissance du gouvernement de Varsovie, l'isolement moral du
grand-duc et du marquis Wiélopolski avaient peu à peu confirmé
l'empereur dans ses vues sur la nécessité d'un changement de
rég^e et d'un changement de personnes. Durant le mois d'août, il
s'était plusieurs fois informé avec impatience du retour de Nicolas
Milutine. D'après ses instructions, le chef de la m« section,
le prince V. Dolgorouky, tenait tout prêt un ordre de rappel pour
le cas où Nicolas Milutine aurait trop tardé à rentrer dans sa patrie.
Cette nouvelle fut pour Nicolas Alexèiévitch comme un coup de
foudre. Les raisons qui luiavaient fait repousser tout poste en Pologne
l'année précédente n'avaient rien perdu de leur force, l'insurrec-
tion n'avait fait qu'accroître les difficultés de la situation. Milutine,
encore sous le coup des fatigues du voyage, refusait de croire qu'il
pût être chargé d'une pareille tâche ; mais cette fois il ne devait
pas réussir à l'éviter. En vain cherchait-il à s'endormir dans une
fausse sécurité et faisait-il effort pour se livrer à la joie du retour
au milieu de ses amis. Le bruit de sa nomination à Varsovie cou-
rait dès le lendemain de son arrivée de bouche en bouche dans la
(1) Les dates données id sont naturellement ceUes du calendrier rosse, en rettrd,
comme on le sait, de douze Jours sur le nôtre.
UN OOMIfE d'bTAT RUS8B« &17
\ilie. Le géDéral Dmitri Milutine lui apprenait qu'ayant vu l'em-
perenr dans la matinée, il avait en yain supplié sa majesté d'épar-
gner à Nicolas Alexèiévitcb le poste de Pologne. La résolution
d'Alexandre II était prise, et rien ne devait plus l'ébranler. « Quel
retour, grand Dieu I s'écriait Milutine. On s'obstine à me creuser
une fosse. » Et, revenant sur cette première impression, il ajoutait
avec tristesse : « Ha position est vraiment tragique ; l'heure est
solennelle, l'horizon est chargé d'orage, et il y aurait lâcheté à mar-
chander ses services, si on sentait pouvoir être utile. » Ge qui l'ar-
rêtait, c'est qu'il ne croy*ait point pouvoir l'être.
Les événemens appelaient trop impérieusement une décision
pour que le souverain laissât longtemps Milutine aux angoisses de
hncertitude. Il lui avait fait immédiatement assigner une audience à
Tsarakoé-Sélo, la résidence impériale d'été. C'était pour le 31 août,
moins de huit jours après le retour de Milutine et le lendemain
même de la Saint-Alexandre, c'est-à-dire de la fête du tsar, qui, en
Russie, se célèbre avec une grande solennité.
L'entrevue dura près de deux heures. L'empereur accueillit
l'homme contre lequel il avait été si longtemps prévenu avec une
cordiale affabilité. Milutine garda toujours de cette audience un vit
souvenir avec une sincère reconnaissance. Alexandre II s'ouvrit à
Nicolas Alexèiévitch avec une entière franchise et une noble sim«
plicité, lui confessant avec abandon ses soucis et ses inquiétudes;
lui exposant en politique et en prince les raisons qui, malgré sa
numsuétude naturelle et son désir de conciliation, le contraignaient,
dans le royaume de Pologne, à un changement de politique radicale ;
examinant avec une singulière netteté de vues et une rare sagacité
les différentes attitudes que pouvait prendre l'empire vis-à-vis de
ce satellite polonais que les fatalités de l'histoire ont attaché aux
flancs de la Russie.
On «'explique d'ordinaire fort mal à l'étranger les causes réelles
de l'irréconciliable antagonisme de la Russie et de la Pologne. Bien
des Russes, et l'empereur tout le premier, sentaient que la Pologne
était pour leur patrie plutôt une source d'embarras qu'un principe
deiorce. Beaucoup, encore aujourd'hui, comme Alexandre II le
disait à Milutine, abandonneraient volontiers les Polonais à eux-
mimes, leur accorderaient sans peine une large autonomie ou
mieux une pleine indépendance, s'ils croydent le petit royaume de
Pologne assez fort pour vivre tout seul, ou assez sage pour ne pas
revendiquer, avec les anciennes limites de la république polonaise,
des provinces intermédiaires qui, aux yeux des Russes, sont russes
et non polonaises de nationalité.
Dans un faubourg de Varsovie, à côté d'une église élevée à saint
Ton SLU. — iSSO. S7
A 18 BBTDI DES DEUX WUrDES.
Alexandre en Thonneur de l'empereur Alexandre P% restaurateur
du royaume de Pologne, il y a deux arbres, deux cyprès, si ma
mémoire ne me trompe, qui, d'après la légende populaire, mar-
quent remplacement de la tombe de deux frères, tombés l'un et
l'autre dans un duel impie pour l'amour de leur sœur. Cette
païenne légende, d'origine sans doute mythique, pourrait, on l'a
remarqué avant nous (1), servir de symbole à la lutte fratricide des
deux peuples slaves, se disputant à main armée leur commune
sœur, la Lithuanie.
Entre les Russes et les Polonais, en effet, le principe de dis-
corde, c'est cette vaste zone intermédiaire, peuplée de diverses tri-
bus slavo-lithuaniennes qui, entre la Duna et le Dnieper, formait
l'ancien grand-duché de Lithuanie, jadis réuni à la Pologne sans
y avoir jamais été entièrement incorporé, et, depuis les trois par-
tages du dernier siècle, passé aux mains des Russes, qui, sur ces
terres en grande partie petites-russiennes ou albo-mssiennes, pré-
tendaient à leur tour faire valoir de vieux titres de propriété. La
Volhynie, la Podolie et Kief, les provinces que les Russes appellent
petites-russiennes et les Polonais ruthènes, et plus encore peut-
être la Lithuanie, avec les parties voisines de la Russie-Blanche,
telle a été la pomme de discorde entre les deux pays, qui, appuyés
l'un et l'autre sur l'histoire et l'ethnographie, réclamaient égale-
ment ces régions mitoyennes comme une terre nationale, une
légitime et inaliénable propriété.
Dans les trois partages de la Pologne, conduits de 1772 à 1795
par Frédéric II et Catherine II, les Russes prétendent n'avoir fait
que reprendre leur bien, usurpé par leurs voisins à la faveur du
démembrement de l'ancienne Russie et de la domination tatare. Ils
prétendent ne s'être annexé aucune terre polonaise avant que les
traités de 1815 aient réuni à l'empire le noyau de l'éphémère
grand-duché de Varsovie, constitué par le tsar Alexandre I*"" en
royaume de Pologne (2). Quand les Russes parlent de la Pologne,
ce qu'ils désignent de ce nom, c'est toujours le pays de la Vistule
annexé en 1815, c'est la petite contrée circulaire dont Varsovie est
le centre et la capitale et que les traités de Vienne ont érigée
en royaume. Aux yeux de leurs hommes d'état comme de leurs his-
toriens, il n'existe pas d'autre Pologne, si ce n'est dans les états de
l'Autriche et de la Prusse.
Les Polonais, on le comprend, ont peine à accepter ce point de
(1) Voyei Mamy, Handbook for Ruuia^ Poland and Finland.
(2) Pour Texactitude historique, U faut mentionner de 1795 à 1815 rannexlon dn
district de Bialyatok, que Napoléon concéda à Alexandra l^, à TiUitt en 1807.
ON HQHME d'État bii86b« a 19
rue. Après coimne ayant 1816^ ils persistaient k regarder comme
polonaises et, à ce titre, comme destinées à rentrer dans le giron
da nooTeau royaume, la plus grande partie de ces provinces qvi
pendant des siècles étaient demeurées unies à la Pologne et oà
raristocratie reste encore aujourd'hui polcmaise ou polonisée* Cette
réunion qu'avant et après 1816 beaucoup d'entre eux avaient
eqtérée de l'empereur Alexandre I*% vers laquelle le petit-fils de
Catherine II semble lui-même avmr plus d'une fois sincèrement
iûcliné (1), les Polonais qui avaient cru y toucher en 1815, qui pour
cette raison s'étaient en grand nombre franchement raHiés à la Rus-
sie, n'en voulaient pas encore désespérer en 186S. Pour les peuples
comme pour les individus, alors même que la raison et l'intérêt
semblent l'exiger, il est dur de se résigner à une sorte de déchéance
qui parait imméritée. En dépit de leur faiblesse vis-à-vis de leurs
concurrens de Pétersbourg et de Moscou, les Polonais n'ont pas
su, pour sauver leur nationalité dans la Pologne prc^rement dite,
renoncer à la Lithuanie et à la Ruthénie du Dnieper et du Boug.
Le fantôme de l'union de Lublin, dont leurs frères de Galicie ont,
en 1860, célébré le troisième anniversaire séculaire, les a toujours
hantés, et cette obsession leur a été fatale. Au lieu de reprendre
la Lithuanie, ils ont perdu la Pologne. J'ai entendu raconter qu'au
commencement de l'année 1863, avant l'insurrection, l'empereur
Alexandre II, recevant un des chefs de l'aristocratie polonaise, lui
avait demandé ce que pour la satisfaire il faudrait à la Pologne :
« Sire, répondit le Polonais avec l'intrépidité ou l'imprudence
fatale à ses compatriotes, la Pologne ne peut oublier ses frères de
Litkuanie. — Monsieur, répliqua l'empereur, vous savez que ce
n'est pas moi qui ai fait les partages de la Pologne, mais vous ne
pouvez me demander le démembrement de la Russie. » L'empereur
tint un langage fort analc^ue à Milutine.
Aux yeux de tous les Russes, comme aux yeux du souverain,
les Polonais, en réclamant la Lithuanie, en insurgeant les provinces
occidentales jusqu'à la Dvina et presque jusqu'aux portes de Saint-
Pétersbourg, exigeaient le démembrement de la Russie et appe-
laient l'étranger à les aider à l'effectuer. C'est ce qui explique le
rapide soulèvement de l'opinion contre la Pologne en 1863, et la
violence du courant national qui, à l'époque même où la Russie
(i) Vofei, iiar emmple la correipoadanQe d'Alesandra I** et da prince Adam Csarto-
'yvki (leUre du 31 Janyier 1811 entre autres}, et dans la Russie 9t les Russes de Nicolas
Tonrgaénef (tome i^, appendice), un mémoire du dipbmate Pozzo di Borgo et une lettre
^ rhistorien Karamdne adressés également à rempereur Alexandre II, le mémoire
en 1814, la lettre en 1S19, poar le dissuader de réunir à la Pologne les provinces
vuiAées à U Xuflsia par Galheriae U.
A20 BETUB DES DEUX 1C0NDB8.
et son gouvernement semblaient le mieux disposés pour les Polo-
nais, amena contre eux un brusque revirement et une sorte de
déchaînement passionné. C'est ce qui explique comment le gouver-
nement et le pays en vinrent à méconnaître la nationalité polonaise
là où précédemment ils ne Tavaient jamais contestée, et s'éudent
toujours piqués de la respecter. C'est ce qui fait comprendre, eofin,
et les rigueurs d'un prince naturellement doux et humain comme
l'émancipateur des serfs, et la politique de russification entreprise
par Milutine et ses amis. Dès lors qu'ils furent convaincus que les
Polonais ne se contenteraient pas du petit royaume où le patrio-
tisme russe voulait enfermer leur nationalité, qu*à Varsovie, on
ne regarderait le pays de la Vistule que comme une base d'opéra-
tions pour détacher de la Russie ses provinces occidentales, le
tsar et le peuple russes ne devaient voir de solution que dans
l'assimilation de la Pologne, dans la destruction de ses privilèges,
dans l'abolition de sa constitution spéciale. On devait la dépouiller
du titre de royaume et lui arracher jusqu'à son nom pour lui enle-
ver ses espérances et ses illusions ; on devait, à l'exemple de la
Prusse dans la Posnanie, l'incorporer au reste de l'empire et cher-
cher à effacer jusqu'au cœur du vieil état lékite toute trace d*in-
dividualité nationale. Reste à savoir si cette politique, suggérée
par les nécessités et les colères du moment, était en réalité plus
pratique et plus sûre. C'était à l'avenir de montrer si elle n'avait
pas, elle aussi, ses dangers et ses difiScuItés, pour ne pas dire ses
impossibilités.
Une autre raison décidait l'empereur Alexandre II à substituer
en Pologue à la politique relativement libérale une politique dic-
tatoriale radicalement différente. Pour que la Pologne se résignât
à demeurer unie à la Russie, il ne pouvait suffire de lui rendre
une administration autonome. Le récent insuccès de Wiélopolslû en
était la preuve; il lui fallait avec ^autonomie un gouvernement à la
fois national et constitutionnel. C'est ce qu'avait tenté Alexandre 1".
L'empereur Alexandre II n'avait pas plus de répugnance que son
oncle pour le rôle de monarque constitutionnel ; il le déclarait dans
cette audience à Milutine, et au même moment il le montrait publi-
quement en convoquant à Helsingfors la diète de Finlande, suspendue
sous le règne de Nicolas ; mais aux yeux du tsar une diète polo-
naise ne pouvait être à Varsovie qu'une cause de désordre et d'il-
lusion de plus. Pour lui, l'expérience de 1830 montrait l'erreur
d'Alexandre V\
Puis, entre le souverain de la Russie et les naturelles prétentions
des libéraux polonais, se dressait une fatale et insurmontable bar-
rière qui a été l'une des raisons de l'irréparable malentendu défi
ON HOMIU 0 2TAT RUSfiE. £21
deux pays. La Pologne avait beau sembler politiquement plus avan-
cée que la Russie, il était malaisé au tsar d'accorder à ses sujets
polonais des droits et libertés qu'il refusait à ses sujets russes. Aux
yeux de Ces derniers, c'eût été faire au pays conquis une situation
privilégiée au milieu du pays conquérant. Le patriotisme ou l' amour-
propre de Pétersbourg et de Moscou eussent difficilement toléré
QDe anomalie pareille. Désormais la Pologne russe ne peut plus
espérer de libertés et de constitution sans que la Russie soit
tout entière appelée aux mêmes biens. « Comment, disait dans cet
eutretien l'empereur à Milutine, comment donner une constitution
à des sujets en révolte et n'en pas accorder aux sujets sou-
mis? > Comme tsar russe, Alexandre II ne pouvait parler autre-
ment. Pour avoir le droit de restituer aux Polonais une diète et
une charte, il lui eût fallu convoquer le Zemskii sobor (1) à Saint-
Pétersbourg ou à Moscou. Or, tout en faisant personnellement bon
marché du pouvoir autocratique dont en ces dures années il sen-
tait lourdement le poids, le tsar libérateur ne croyait pas le peuple
russe, ce peuple en grande partie affranchi de la veille, mûr pour
un tel changement de régime, et cela, il ne le disait pas seulement
du peuple qu'il regardait, non sans raison, a comme le plus sûr
élément d'ordre en Russie, » mais aussi des classes supérieures, qui
ne lui paraissaient pas « avoir encore acquis le degré de culture
nécessaire à un gouvernement représentatif. » Sur ce point encore,
Nicolas Aleièiévitch n'avait pas de peine à s'entendre avec son
maître. A l'inverse de beaucoup de ses contemporains et de ses
amis, contrairement à l'avis alors hautement exprimé dans certains
cercles et jusque dans les assemblées de la noblesse, N. Milutine
regardait, en 1863, toute demande de constitution comme préma-
turée. Il pensait qu'avant d'aborder les réformes politiques, il fal-
lait achever les réformes administratives, et pour dresser le pays
à se régir lui-même, le mettre à l'apprentissage par le self-govern"
ment local.
En examinant ainsi la question à Tsarsko, le maître et le sujet
ne trouvaient aucun moyen de conciliation avec l'infortunée Pologne.
Après l'insuccès du grand-duc Constantin et du marquis Wiélo-
polski, l'empereur, à la fois las et irrité des embarras et des périls
qu'au dedans et au dehors lui suscitaient les provinces polonaises,
en était naturellement revenu à la politique opposée, à la politique
d'assimilation et d'absorption qui, jusque-là, sous Nicolas même,
n'avait jamais été sérieusement essayée, du moins aux bords de la
fistule. Et pourquoi le tsar s'adressait-il à Nicolas Milutine pour
(1) Atsemblée plus ou moins analogue à nos anciens itats^gènéraax*
A 22 RBTOB DB8 MCX M<MII>E8«
une pareille tâche? Alexandre II ne lui dissimula pas les raisons de
son choix, et si inattendues qu'elles fussent dans la bouche impé-
riale, ces raisons étaient plausibles et aisées à comprendre. Ge
n'était pu seulement le manque d'hommes capables, le défaut de
d'hommes intègres qui, au dire même de l'empereur, ne s'ét^t
nulle part plus fait sentir que dans l'administration du royaume
de Pologne, où tout contrôle était plus difficile qu'ailleurs; ce qui
avait fixé le choix du souverain sur Nicolas Alexéièvitch, c'était
précisément sa réputation d'ami du peuple et de démocrate. Les
aspirations démocratiques que la cour reprochait à Milutine, les
instincts niveleurs que lui attribuaient ses ennemis et qui pour lui
avaient été une cause de méfiance et un motif d'exclusion en
Russie, devenaient subitement un titre de recommandation en
Pologne.
Et comment cela? Pourquoi ce qui semblait un défaut ou on
vice sur la Neva devenait-il une qualité sur la Vistule? Parce qu'en
Pologne comme en Lithuanie, l'oppoûtion au gouvernement du
tsar venait surtout des hautes classes, de l'aristocratie, ou mieux
de la schUachia, de la nombreuse et parfois indigente noblesse
polimaise des campagnes et des villes ; parce que, aux yeux des
Russes, en cela du reste fort sincères dans leur exagération même,
la Pologne est essentiellement un pays aristocraUque n'ayant jamais
eu d'autre force ni d'autre raison d'être que son aristocratie, et que*
pour triompher de sa résistance, c'était à la noblesse et i ses droits
à demi féodaux qu'il fallait s'attaquer. La question ainsi posée,
l'homme longtemps dénoncé à Pétersbourg comme l'ennemi sys-
tématique de la noblesse devait sembler à sa place à Varsovie. Il
était pour ainsi dire désigné par la haine et les rancunes mêmes
des gentilshommes moscovites ou des courtisans du Palais d'hiver.
Alexandre II ne le cacha pas à Hilutine. L'empereur savait ce
qu'il faisait en l'appelant à ce poste inattendu ; il n'y avait là, de la
part du souverain, aucune contradiction. Ce choix, en appareoce
singulier, lui était en partie dicté par ses anciennes préventioDS
mêmes. Alexandre II le confessa à Nicolas Alexéièvitch : ce qui avait
attiré sur lui le choix impérial, c'étaient bien a ses principes démo-
cratiques, ou s'il aimait mieux antiaristocratiques » qu'on lui avait
tant reprochés à la cour. Aux yeux du tsar, tout était fini entre
l'aristocratie polonaise et le trône. Il croyait avoir en vain épuisé
tous les moyens de la rallier, il se sentait obligé de rompre défini-
tivement avec elle et de renoncer au système de concession inau-
guré par Alexandre I^ et repris en pure perte par le grand-dac
Constantin et le marquis Wiéiopolski. La Russie n'ayant en Pologne
rien à espérer de la noblesse, c'était vers le peuple, vers le paysan
I7N HOMHB d'État rosse. A2S
des canpagaes, d'ordinaire resté soavd aux appels des insurgés» que
le tsar voulait se tourner; c'était, selon lui, au fond de la plèbe
rurale que le gouyernement russe devait chercher l'appui qu'il ne
pouvait rencontrer ailleurs, et qui, mieux que l'ancien adjoint de
Lansko!, rennemi du évoriansivo et l'ami du moujik, était fait pour
Qoe pareille besogne 7
Dès lors qu'il entrait dans cette nouvelle voie et embrassait ce
Qoaveau système, l'empereur ne pouvaU en effet mieux s'adresser.
Bn revenant ainsi dans un intérêt défini et purement politique sur
ses anciennes préventions, en puisant même dans ces préventions
Tun des principaux motiCa de son choix, Alexandre II agissait en
prince libre de préjugés, en politique pratique et réaliste pour
ainsi dire; il donnait en tout cas une rare preuve de sagadté et de
tact gouvernemental.
Tout n'était pas satisfaction pour Hilutine dans cette marque de
confiance du souverain. Il lui répugnait justement d'être toujours
regardé comme un démagogue, de devoir à cette réputation
même cet appel à une mission qui lui était si antipathique. Aussi
se pennit-il de représenter à l'empereur qu'on l'avait dépeint à sa
majesté sous d'assez fausses couleurs, que pour être dévoué au
bien da peuple et à l'égalité de tous devant la loi, il était fort
loin de penser qu'on pût jamais gouverner sans le concours des
classes éclairées, et en Russie notamment, sans le concours de la
noblesse, aujourd'hui encore la seule classe cultivée.
Quant à la Pologne, N. Hilutine partageait entièrement les nou-
Telles vues de son maître. Gomme lui, il croyait la noblesse polo-
naise irréconciliable et il rappelait que, dans les cours et les capi-
tales de l'étranger, il venait de la vpir lui-môme dénoncer sans
trêve, par la parole et par la presse, le gouvernement et le peuple
russes et leur chercher partout des ennemis, a En dehors de l'aris-
tocrade et de la noblesse, sur quoi, disait-il, nous pouvons-nous
sppuyer? Sur le clergé? Mais il nous est encore plus hostile que la
9chliackta et il prêche des croisades contre le schismatique Mos-
covite. Sur la classe commerçante et les juifs? Mais la Russie n'a
jamais été bien libérale envers les Israélites, et nous ne saurions,
sans illusions prétendre à leur reconnaissance et à leurs sympa-
thies. Sur l'administration et les employés du gouvernement ? Mais
1& plupart de ces derniers appartiennent à la petite noblesse polo-
naise; beaucoup ont pris à l'insurrection une part ouverte ou clan-
destine, et l'on ne saurait se fier à eux pour l'exécution de lois
^'ils sont intéressés à décrier et à voir échouer. Reste le peuple,
reste le paysan ; mais comment et par quelle voie arriver j usqu'à
loi? Et ea admettant qu'il ne nous soit pas hostile, qu'on puisse le
A2& BEfUE DE8 DEUX MONDES.
gagner à l'aide de quelque allégement de ses charges ou de quelques
lois agraires, était-ce à un homme entièrement étranger aux afiaires
polonaises d'être chargé d'une aussi délicate mission?»
Et Milutine exposait avec feu au souverain qu'il manquait per-
sonnellement de toutes les connaissances indispensables à une
pareille tâche. Ignorant du pays et de la langue, ignorant des
mœurs, des coutumes, des traditions du peuple polonais dans le
passé, il ne pouvait, disait-il, en comprendre ni les besoins pré-
sens ni les aspirations pour l'avenir. Il ajoutait, que pour s'occuper
du paysan polonais avec sûreté, il lui faudrait autant de temps et
de travail qu'il en avait consacré au paysan russe. Ne pouvant se
mettre en relations directes avec le peuple, il serait toujours dans
la dépendance d'intermédiaires, pour la plupart hostiles ou cor-
rompus, il serait fatalement la dupe des Polonais qu'il devait admi-
nistrer., a Je serais aveugle, sourd et muet, » s'écriait-il avec dou-
leur, et pour le bien même de la Russie, il suppliait Fempereur de
lui épargner cette tâche, le conjurant de ne pas renouveler les
fautes si souvent commises, en envoyant à Varsovie un fonction-
naire incapable de diriger les affaires polonaises et condamné d'a-
vance à n'être qu'un automate, couvrant les fautes de ses subal-
ternes ou un jouet aux mains des intrigues locales.
Toutes ses supplications furent vaines. Les résolutions de l'em-
pereur étaient prises, et les instances de Nicolas Âlexèié?itch ne
faisaient que l'y confirmer en montrant au souverain la sincérité, la
droiture, la modestie avec la raison et le sens pratique de l'homme
qu'il avait choisi. Milutine eut beau représenter qu'il avait passé
sa vie à des travaux de bureau, qu'il était incapable d'un pareil
service, que les mesures répressives inévitables dans un pays in-
surgé, étaient contraires à son caractère comme à ses convictions, à
son tempérament, à sa santé même, encore nerveuse et ébranlée;
aucune de ses objections ne demeura sans réponse. Il fut assuré
qu'on lui donnerait tous les moyens de s'instruire de la question
et que les mesures de rigueur, confiées aux autorités militaires,
seraient entièrement étrangères à l'administration dont il devait
être chargé.
En parlant des fonctionnaires de Pologne, l'empereur se pliûgnit
amèrement de la corruption de certains employés russes dans le
royaume et en Lithaanie, et il dit avec émotion à Milutine : « Au
moins avec toi, cette honte me sera épargnée. » En le congédiant,
le souverain lui remit les mémoires et les correspondances de
Pologne, entassés sur son bureau, et lui donna huit jours pour en
prendre connaissance. Ce délai passé, Nicolas Alexèiévitch reçut
l'ordre de venir rapporter à Tsarsko sa réponse définitive.
m HOmiB DETAT RUSSB. 426
Milutine sortit da cabinet impérial, ayant entendu bien des
choses flatteuses pour son amour-propre, mais plus triste et décou-
ragé qu'il n'y était entré, n'ayant pas donné son consentement à
l'empereur, mais sentant qu'il ne pourrait le lui refuser jusqu'au
bout. ,
IL
Les huit jours qui suivirent furent pour Nicolas Alexëiévitch
one semaine d'angoisses. Ses amis assurent qu'au temps même
des lattes les plus acharnées de l'émancipation, ils ne l'ont jamais
vu si abattu. Conformément aux ordres du souverain, il se plon-
gea dans l'étude des documens qui lui avaient été remis à Tsarkoé-
Sélo et en outre dans les dossiers relatifs à la Pologne des divers
ministères. Cette lecture n'était pas faite pour vaincre sa répu-
gnance et dissiper ses perplexités. Dans ces dossiers, il rencontrait
tour à tour des intentions généreuses, transformées par la fatalité de
la situation ou par les fautes des hommes en utopies stériles, et
des sévérités intempestives ou mal réglées, procédant par accès et
rendues inutiles par le défaut d'esprit de suite. Partout la confu-
sion, la contradiction, l'absence de tout programme, de tout sys-
tème défini. Souvent, aux momens les plus graves, un échange
oiseux de vides et formalistes correspondances bureaucratiques, en
Pologne comme ailleurs, une des plaies de l'administration russe.
A ses yeux, il n'y avait dans tout cela qu'illusions et aveuglement à
Saint-Pétersbourg, illusions et mensonges à Varsovie. Ce qui le
firappa surtout, c'est que, dans ces paperasses officielles ou ces rap-
ports confidentiels, il crut découvrir les traces d'une secrète con-
nivence et comme d'une entente ténébreuse entre le comité révo-
lutionnaire de Varsovie et certains bureaux du ministère de Pologne
à Saint-Pétersbourg, où se trouvaient des employés polonais.
Les nouvelles de Varsovie étaient peu encourageantes. Dans les
campagnes du royaume sévissait toujours l'insurrection; dans la
capitale, c'étaient des bombes Orsini, l'incendie de l'hôtel de ville
et des archives , des assassinats en pleine rue, un attentat sur la
personne même du gouverneur général, le comte Berg. L'occulte
gouvernement révolutionnaire semblait maître du pays. Ce qui fai-
sait reculer N. Milutine, ce n'étaient cependant pas tous ces périls,
c'était sa répugnance à participer à une tâche répressive pour
laquelle il ne se sentait aucune vocation; c'était également la
crainte d'user, sans profit pour le pays, des forces dont il eût pu
faire un meilleur usage en Russie, où il voyait tant de choses à
entreprendre.
ik26 RBTUB DES DEUX MONDES.
Ge qae Milutine entendait dire autour de lui était également peu
fait pour le décider. Ses amis et ropinion publique elle-même
étaient fort partagés à cet égard. Parmi ses amis ou ses partisans,
le plus grand nombre était au désespoir; ils craignaient pour son
avenir, pour ses jours même. Beaucoup ne voulaient voir daas
toute cette affaire qu'une intrigue de cour, une combinaison machia-
vélique pour éloigner Milutine de la capitale et du centre des
affaires : à leurs yeux, on ne voulait l'envoyer en Pologne que
pour se débarrasser de lui en Russie, pour le ccmi promettre
vis*à-vis des libéraux et rensevelir dans un pays où tous les fonc-
tionnaires russes laissaient fatalement leur réputation» leur popu-
larité ou leur vie. D'après eux, Milutine devait à tout prix se réser-
ver pour la Russie, où tant de réformes étdent en suspens, où
ses connaissances et son énergie devaient trouver un champ plus
vaste et plus sûr«
Il y avait dans ces vues une part de vérité, et tel semble avoir été
au fond le sentiment personnel de Milutine. A tout prendre, La
Russie aurait gagné à garder pour elle-même, pour ses réformes
intérieures, l'infatigable travailleur qui allait s'user et se tuer pour
elle en Pologne. En général cepmdant, Topinioa publique se mon-
trait favorable au choix du souverain. On y trouvait une profonde
sagesse et le gage d'une pacification prochaine, La gravité des
ai&ires de Pologne, les périls qu'elle suscitait au dehors frappaient
tous les yeux et les détournaient momentanément des grands pro*
blêmes du dedans. La Pologne était le principal souci, la principale
difficulté de l'empire : il senoblait naturel d'y employer les talens et
l'énergie d'un homme dont personne ne contestait la valeur. Telles
étaient les vues du plus grand nombre, et dans ce mouvement la
société était sincère comme l'empereur, tandis que certains hommes
politiques trouvaient peut-être leur compte personnel à expédier au
poste le plus périlleux un ancien rivai et un compétiteur redouté
pour l'avenir. Amis et adversaires de Milutine pouvaient ainsi,
pour des raisons opposées, se trouver un moment réunis dans la
même opinion.
Dn jour de cette triste semaine où il devait définitivement faire
son choix, Milutine avait à dîner chez lui le prince Dmitri 0., l'ami
qui, en 1861, avait refusé de lui enlever le poste d'adjoint du
ministre de l'intérieur. Le prince cherchait à remonter Nicolas
Alexèiévitch et lui assurait que, s'il était nommé en Pologne, il y
serait soutenu par l'opinion et secondé par les meilleurs patriotes.
Milutine en doutait, la besogne lui paraissait trop ingrate. « Et qui
donc, demandai t-il, consentirait à me suivre? — En premier lieu,
répondit le prince, Samarine et Tcherkasski. » A ces deux noms, la
Vn HOMME D ETAT E088E. A27
fignre sombre de Milutine s'illumiDa pour se rembranir bientôt. Il
ne se sentait pas le coarage d'inviter ses amis à une pareille œuvre,
surtout après Tespëce de désaveu qui leur avait été infligée pour
rémancipation des serfs» Puis, il savût Samarine au moins décidé à
repousser toute fonction officielle ; il se rappelait que Tété précé-
dent encore, Samarine lui écrivait qu'à ses yeux le rôte le plus utile
était en province et qu'il ne l'échangerait contre nul autre (1). Ifilu-
tine avait cru deviner là un avis discret de ne songer à son ami
pour aucun poste d'aucune sorte. Le prince Dmitri 0. était proche
parent de Samarine ; il crut pouvoir se porter garant de la bonne
ToIoDté de son cousin et fit si bien qu'il partit emportant pour lui
une lettre de Milutine, lettre qu'il se chargea de lui faire remettre
sans l'intermédiaire toujours suspect des employés de la poste
impériale.
iV. Milutine à G. Smnarine.
« SainV-Pétertbourg, 4/10 septombre 1863.
« Après bien des pérégrinations, nous sommes enfin rratrés au
pays, très hoix)ré lourii Fédorovitch. Yous avez promis de venir
nous voir à Pétersbourg aussitôt que vous auriez appris notre
retour. Cette pensée me souriait (oulybalas) tout le temps de notre
loi^, pénible et ennuyeux voyage. A peine arrivé id, je me suis
trooTé en présence de circonstances qui me font désirer encore plus
«rdemment une très prompte entrevue avec vous. Je ne puis en
dire davantage. Sachez seulement qu'il s'agit encwe de la question
<te paysans, poar laquelle nous avons, ou plutôt vom avez déjà fait
^t de sacrifices. Si vous en avez la moindre possibilité, hâtez votre
vrrvée id, je vous le demande avec instance. Il se peut que j'aie
nHH-méme bientôt à repartir et il serait extrêmement fâcheux de
nous manquer. J'espère qu'on va me lusser une dizaine de jours
AU moins de tranquillité. Pouvez-vous dans ce délai venir id? Je
^ota dirai seulement que cela est extrêmement urgent.
« Ne sachant pas l'adresse de Tcherkasski en ce moment, je me
<^d6 à vous prier de lui communiquer cette lettre ; elle est pour
(i) Lettre da mois de jain 1863. C'était là du reste chez Samarine nae idée fixe,
i^s ane lettre non datée, mais de la môme époque, il disait encore à Milutine, avec
■on style imagé habituel : c Les deux années que Je yiena de passer à IMolérieur du
ptys m'ont profondément conyainea que c'est là, en profince, qu'est aujourd'hui la
sphère d*aetiTité la plus utile... Pour ce qui me concerne. Je ne l'échangerais pat
ccBtre aucune autre. En élaborant les plus beau plans d'édifice législatif^ il ne faut
PM oublier les matériaux de construction qui nous font souvent défaut Ce sont les
briques qui nous manquent, et les briques se frappent pièce à pièce. »
A28 UTUE DBS DEUX MONDES.
lui comme pour vous. Exécutez-vous et arrivez de grâce tous deux
ici, car il est indispensable de nous concerter. La question le mérite
pleinement... Si vous vous décidez, informez-m'en au plus vite,
soit directement, soit par Dmitri 0., qui se charge de vous faire
parvenir cette lettre.
« Je ne vous écris rien de notre voyage et de notre rentrée dans
cette « ville florissante, » parce que j'espère vous voir bientôt vous
et Tcberkasski et en parler avec vous de vive voix. »
On remarquera le ton énigmatique de cet appel. Nicolas Alexèié-
vitch semblait craindre d'effrayer ses amis en prononçant le nom de
Pologne; il leur parlait seulement de la question des paysans,
sachant qu'avec eux c'était la meilleure amorce. II se réservait de
leur dire de vive voix le mot de l'énigme. L'occasion ne se fit pas
attendre. Dès le lendemain, George Samarine était à Pétersbourg
chez N. Milutine. Fidèle à sa promesse, il n'avait pas attendu, pour
lui faire visite, d'être informé du retour de son ancien collègue
des commissions de rédaction. La lettre confiée au prince Dmi-
tri 0. l'avait croisé en route. La Pologne fut naturellement le
sujet de l'entretien des deux amis. Toujours réfléchi, calme, retenu
dans ses paroles ^1), Samarine semblait plus soucieux et plus préoc-
cupé que de coutume. Sans prétendre imposer à son ami une accep-
tation qui lui répugnait tant, Samarine, avant tout désireux de don-
ner un autre tour aux affaires de Pologne, l'engagea à ne pas se
refuser entièrement à une pareille mission. Il examina longtemps
avec Milutine la question polonaise, la retournant sous toutes les
faces avec sa rare faculté d'analyse et indiquant les solutions avec
son implacable logique. Gomme naguère dans la solitude de Raîki
pour les paysans russes, le fonctionnaire et l'écrivain esquissaient
ensemble, dans une obscure rue de Saint-Pétersbourg, le plan des
réformes à accomplir au profit du paysan polonais. Ces deux hommes,
partis de points de vue si divers, si différons de tempérament,
comme d'allures et d'éducation , tous deux également bien doués,
avaient l'un sur l'autre un ascendant singulier. Ces deux esprits,
toujours si indépendans, ou, comme disaient leurs adversaires, si
entiers et tranchans, étaient pleins d'une déférence respectueuse
pour leurs mutuelles convictions. Dans leurs entretiens, mêlés de
graves et calmes discussions, ils se corrigeaient et s'équilibraient
pour ainsi dire l'un l'autre, et malgré la divergence fréquente de
leurs vues , Milutine ne s'étant jamais inféodé à aucune école, ils
(1) Le portrait de riUostre écrivain, rdcemmeDt tracé par une planae allemande dégui-
sée en rosse, est à cet égard comme à plasieurs autres asses pea fidèle (RutsUuid vor
und nach dêtn Kriege^ auch aus der PêUrsburgT Getellchaft; Leipsig, 1879J Sama-
rine était du reste de tous les écrlyains russes le moins bien tu des Allemands poor
son célèbre onrrage sur les provinces Baltiques de la Russie.
UN HOMMS 0*iTAT RUaSE. A29
faisaient tous les deux si grand cas de leur opinion réciproque qu'ils
semblaient presque se croire incomplets isolément.
6. Samarine et N. Milutine demeurèrent trois jours ensemble et»
durant trois fois yingt-quatre heures, ils ne se quittèrent presque
point, examinant et discutant ensemble toutes les données du
redoutable problème imposé à leur pays. Samarine était obligé de
retourner dans sa famille à Moscou. Les deux amis se séparèrent
sans avoir pris d'engagement l'un envers l'autre. Nicolas Alexèiévitch
espérait encore éluder le fardeau tombé inopinément sur ses épaules;
n^nmaios après cette entrevue qui lui rappelait les anxiétés et les
consolations de l'époque la plus féconde de sa vie, il se sentit plus
conGant, plus calme; il envisagea les événemens d'un œil plus
ferme et retrouva un peu de la quiétude morale qui lui faisait
défaut depuis son arrivée à Saint-Pétersbourg.
L'empereur venait de rentrer dans sa capitale. Il était allé à
Helsingfors ouvrir la diète de Finlande suspendue sous le règne de
son père, comme si, par le contraste de sa conduite envers le grand-
duché et envers le royaume de Pologne, il eût voulu rendre plus
sensible et plus amère aux sujets rebelles dont il s'apprêtait à sup-
primer toute l'autonomie, l'impolitique folie de leur insurrection.
Milutine fut appelé en audience le second ou troisième jour du
retour impérial. Sa résolution était prise; il étût inébranlablement
décidé à refuser tout poste qui l'attachât d'une numière définitive
à la Pologne ; mais s'il ne pouvait se dégager autrement, il se rési-
gnait à accepter une commission temporaire dans le royaume.
Cette fois, l'empereur ne parut pas aussi pressé de le recevoir ;
il remit à trois heures Taudience indiquée pour midi. C'était encore
à Tsarskoé-Sélo, le Saint-Cloud ou le Versailles russe, par une belle
journée du précoce autonme du Nord. Nicolas Alexèiévitch mit ce
retard à profit en fusant quelques visites aux hauts fonctionnaires
eo villégiature autour de la résidence impériale, puis, ses visites
faites, il erra le long du lac sous les ombreuses allées du grand parc
à l'anglaise. C'était précisément l'heure ou les brillans papillons du
high'life y viennent voltiger. Quoique le beau monde de Tsarsko
fût fort réduit à cette fin de saison, les élégantes promenaient dans
les allées indiquées par la mode leur oisiveté et leurs toilettes aux
t^sgards des aides de camp et des jeunes officiers de la maison mili-
taire, tandis que de hauts dignitaires civils se délassaient des sou-
cis de leurs graves fonctions en courtisant ou raillant les dames.
Ily avait dans tout ce cadre de vie de ceur, dans cette atmosphère
mondaine qui enveloppe les abords des palais aux heures mômes
ks plus graves de l'histoire des peuples, une futilité extérieure
^autant plus sensible et plus attristante, pour un homme comme
ASO nrm bes deux xondbs.
Hilutioe, qu'à ce moment elle contrastait davantage avec ses
préoccupations personnelles et ses angoisses intérieures.
Dans sa promenade comme dans ses visites officielles, il recueillit
des encouragemens et des félicitations dont la banale politesse ou
l'équivoque sincérité lui étaient pénibles* On l'assurait que, pour
la Pologne, il était l'homme de la situation, qu'il saurait réussir là
où tous avaient échoué ; on se montrait surpris de ses hésitations.
Le chef de la m* section par exemple, le prince D.,Im reprochait
en vrai ministre de la police et directeur des consciences a de
faire trop peu de cas de l'insigne confiance que lui témoignait sa
majesté et de l'opportunité de prouver au souverain son dévoû-
ment. » On n'épargnait rien pour vaincre ses répugnances; après
les considérations politiques, on faisait valoir des considérations
d'un ordre privé qui, en Russie, n'ont pas moins de poids qu'ail-
leurs. On lui représentait qu'il ne savais pas servir ses propres
intérêts, qu'au poste du marquis Wiélopolski, il recevrait un traite-
ment de 3S,000 roubles, soit une centûne de mille francs, au lieu
de ses maigres appointemens de sénateur à 8,000 roubles (1).
Le prince Gortchakof, alors encore vice-chancelier et à l'apogée
de sa popularité pour ses notes aux puissances sur les affaires polo-
naises, accudllit Milutine avec des argumens plus capables de
faire impression sur un patriote. Après lui avoir vivement repré-
senté les périls qui entouraient la Russie, l'habile diplomate lui
demandait comment, à une heure où chacun devait payer de sa
personne, il aurait le courage de refuser ses services, là où le
souverain les jugeait utiles. « Et moi qui comptais sur vous, lui
répétait le prince avec insistance. Voilà un an que nous tenons TEa-
rope en bride, et vous refuseriez de venu: à notre aide ! Vous nous
abandonneriez à une pareille heure I Gela n'est pas possible! >
Milutine, on le comprend, avait peine à repousser de tels assauts.
En vain persistait-il à se retrancher derrière son ignorance de la
Pologne, à opposer son désir de ne pas se lancer au hasard dans
une impasse où il pouvait compromettre les intérêts de l'eut. Ses
interlocuteurs ne se rebutaient point et revenaient à la chaige.
Fidèle à la résolution qui lui paraissait concilier ses devoirs de
sujet avec les droits de sa conscience, Nicolas Alexèiévitch finit par
répondre au prince chancelier qu'il se laisserait poster en senti-
nelle à la porte du namiestnik (vice-roi) plutôt que de se laisser
investir de pleins pouvoirs dont il n'était pas sâr d'user à la gloire
(1) Mllatiao tjiBt déeUné tonte fonction officieUe an Pologne, n'7 toncha, m'assure-
tron, pas pins de 10,800 roubles par an, y compris les indemnités de Toyagey si bieo
qu*il deyait s'y endetter.
UN HOMME D 8TAT RDSS£. ASl
de son pays, a Après cela» ajouta*t-iU si on a besoin d'un simple
ouvrier, je ne refuse pas mon travail. Qu'on m'envoie, si Ton veut,
en commission dans le royaume, et ensuite, si l'on a confiance
dans l'efficacité du traitement que j'indiquerai , qu'on chai^ de
plus compétens de l'appliquer. — Eh bien, répliqua vivement le
prince Gortchakof , c'est tout ce qu'on vous demande. Allez en
Pologne au titre que vous voudrez, mais alles-y ; aidez-nous de vos
idées, de vos conseils. »
Et, en effet, c'était tout ce qu'on exigeait de lui. Sans qu'il s'en
rendit encore bien compte, Milutine venait de déposer les armes ;
les conditions mises par lui à sa capitulation lui étaient en réalité
peu favorables et ne pouvaient longtemps être respectées. En
acceptant une pareille mission, Nicolas Alezèiévitch ne prévoyait
pas encore qu'une fois la main dans les aflaires polonaises, il ne
l'en pourrait plus retirer et qu'il y serait bientôt pris tout entier.
Ses réserves devaient être vaines ; il allait malgré lui être absorbé
par ces poignantes affaires auxquelles il eiit voulu seulement
se prêter. A ses restrictions et précautions, il n'avait personnelle-
ment qu'à perdre. Bn refusant les titres et les emplois qu'on lui
proposait pour être obligé de les accepter en grande partie plus tard,
il allait seulement, à l'inverse de œ que lui conseillaient les tchi--
novniks pratiques, sacrifier sa fortune et ses intérêts domestiques; il
allait prendre tous les embarras tout le labeur et la responsabi-
lité des hautes fonctions, dont il déclinait l'éclat et les avantages
matériels. Les vieux courtisans se demandaient si ce désintéresse-
ment inusité, si cette fière modestie de Milutine venaient de niais
scrupules ou de raffinemens d'ambition.
L'heure de l'audience impériale était arrivée. Dès les premières
paroles, Nicolas Alexèiévitch s'aperçut que l'empereur était déjà au
courant de sa conversation avec le prince Gortchakof. Sa Majesté
semblait satisfaite que Milutine consentit à se rendre à Varsovie,
tût-ce sans poste défini. Nicolas Alexèiévitch se sentait condamné;
il fit néanmoins un dernier effort pour se dérober aux offres,
ou mieux aux ordres qui allaient jusqu'à la fm de ses jours l'en-
chaîner à ce cadavre vivant de la Pologne. A toutes les raisons
données à l'audience précédente il ajouta en vain que les docu-
mens remis par l'empereur et tous les dossiers consultés depuis
huit jours n'avaient fait que le pénétrer davantage de son incompé-
tence pour une pareille œuvre. Alexandre II ne se laissa pas con-
Taincre, il avait réponse à tout, interrompant Milutine, lui répli-
quant avec son habituelle bonté, le priant, l'encourageant, tout
cela à bâtons rompus, en prince dont la résolution est prise, en
homme pressé et distrait.
&32 BEVUE DES DEUX MONDES.
La famille impériale allait quitter Tsarsko , sa résidence d'été,
pour les chaudes montagnes de la côte de &imée et Livadia, sa
résidence d'automne. Les souverains, comme les simples mortels,
ont, au milieu même des plus graves circonstances politiques, leurs
préoccupations personnelles et domestiques, leurs soucis ou leurs
affaires de famille, de ménage même. L'empereur, alors comme
aujourd'hui, d'un tempérament nerveux et impressionnable, ennuyé
de la vie d'apparat de Pétersbourg et de Tsarsko, las surtout mora-
lement et physiquement des inquiétudes de l'hiver et du prin-
temps précédons, altéré de repos et de liberté, était impa-
tient d'aller sur les rivages embaumés de la Tauride oublier les
âpres soucis de la politique. Au moment où il reçut Milutine, il était
en train de faire ses préparatifs de départ. Durant l'audience, don-
née à la h&te, entre deux voyages, les jeunes grands-ducs et la prin-
cesse Marie (1) entraient et sortaient, apportant des messages de
l'impératrice, interrompant de leurs questions ou de leurs réponses
indifférentes l'entretien du souverain et de l'homme d'état.
Il y avait dans ce contraste, partout si fréquent, entre la gran-
deur des intérêts publics en jeu et les minutieuses préoccupations
de la vie quotidienne, entre l'anxiété intérieure du fonctionnaire,
dont toute la vie et la réputation dépendaient de cet instant fugitif,
et la hâte naturelle du souverain, jaloux d'en finir avec les affaires,
quelque chose de plus décourageant et de plus pénible pour Nico-
las Alexëiévitch que dans les ordres les plus catégoriques. Pour
Milutine, c'était la plus inflexible condamnation. Il sentit, non sans
un serrement de cœur, qu'il devait se résigner et il en prit virile-
ment son parti.
Avant de se retirer, il fit de tains efforts pour obtenir de l'em-
pereur un programme défini. Alexandre II semblait s'en remettre
à lui et lui laisser carte blanche. Nicolas Alexëiévitch se borna à
répéter qu'en allant en Pologne, il ne faisait que se soumettre à la
volonté de son maître, qu'il ne pouvait accepter aucun poste officiel,
aucune nomination effective, qu'en tout cas, il ne saurait rien faire
immédiatement, qu'avant tout il lui faudrait s'instruire lui-même,
étudier et sonder le terrain pour voir ce qui pourrait être entrepris.
Il eut soin d'ajouter qu'il demandait à s'occuper spécialement de la
population rurale et de la question des paysans, la plus uigente à
ses yeux en Pologne et la seule où, sur ce sol nouveau, son expé-
rience du passé pût lui être de quelque utilité. « C'est ainsi que je
l'entends, répliqua l'empereur, mais je ne voudrais pas te voir te
borner à cela; toute l'admmistration de Pologne est en mauvais
•
(1) Ai^onrdnitti dachesse d'Êdinbom^.
m HOMMS D ETAT BUMB. 438
état, il faut t'occnper de tout (1). » Hilutine eut beaa protester
contre cette trop grande marque de confiance, l'empereur ayait une
résolution arrêtée, et il le congédia à la hâte après lui avoir permis
de prendre pour collaborateurs qui bon lui semblerait, même en
dehors du personnel administratif, des hommes comme George
Samarine, dont le nom prononcé par Hilutine avec hésitation pa-
rut d'abord étonner le souverain. Il y avait à peine dix-huit mois,
en effet, que Samarine avait fait scandale en renvoyant au comte
Panine la décoration dont il avait été gratifié à propos de l'éman-
cipation des paysans. Après un instant de silence , Alexandre II
consentit à George Samarine, si ce dernier agréait la proposition,
puis il donna congé à Milutine avec son affabilité accoutumée en
daignant le remercier et lui recommander de prendre soin de sa
santé et de sa sécurité personnelle, en l'assurant qu'à Varsovie et
dans le royaume tous les ordres seraient donnés pour le préserver
de tout péril.
C'est ainsi dans cette entrevue précipitée et cette conversation
à bâtons rompus, au milieu des préparatifs d'un voyage, que l'an-
cien adjoint de Lanskoî reçut, sans pouvoirs définis et sans instruc-
tions précises, une mission qui pour le royaume de Pologne devait
être le point de départ d'une révolution radicale. Désormais le nom
de Milutine allait être indissolublement lié au nom de la Pologne.
Nicolas Alexèiévitch en eut le sentiment, et de cette seconde
audience de Tsarsko, il revint à Pétersbourg plus triste encore
que de la première (2).
(1) QoÎDxe Jonra plus ttrd, dans une lettre datée de Livadia, le chel de la m* aection,
prince V. DolgoroaUy répétait la même injonction au nom de son maître : « L*empe-
feor Teat espérer qae Totre commission dans le royaume de Pologne sera féconde en
réfoliats et que yoe considérant (projets de réforme), loin de se borner à la question
<iei paysansy s'étendront aux autres branches de Tadministration polonaise. » (Lettre
da 98 septembre 1863.)
{?) Quelques Jours plus tard, dans une lettre adressée au prince V. DolgoroukI,che(
de la m* section, dont U réclamait l'intercession auprès de Tempereur à Liradia,
R. MUmine, cherchant à bien déterminer le caractère de sa mission en Pologne^ s'ex-
primait ainsi : « . . . Profondément pénétré de la graTité de raffaire d'état qui m'est
oonflée. Je ne l*kborde que par soumission à la Tolonté de l'empereur. Cet essai prou-
vera s'il m*est ou non possible d'être utile à Tadministration polonaise. Après aroir
eiSBuiaé mes propres doutes et sondé ma conscience, après m'ètre eonTaincn sur les
lieux de Topportunité de conUnuer ce travail d'un noureau genre pour moi, J'exprime-
ni mon opinion sur ce point loyalement et franchement, n'ayant ea vue que l'empe-
rsDr et le bien de l'état ...»
Et plus loin, dans la même lettre, il aj outalt en protestant contre toute nomination
an conseil da royaume de Pologne s « Mon séjour en Pologne ne saurait être long et
il aura en entre un but spécial, la question des paysans. Je ne pourrais assirter au con«
leil que pour me donner une idée de la marche des aflàires, non pour prendre une
part directe à l'administration locale, que Je ne connais pas et que Je pourrai à peine
MB xuu - 1881. 2S
kik Mmm DB DKJX maa>wB4
Le sort en était jeté ; malgré sa répugnance et ses efforts, Nico-
las Alexëiévitch restait seul à Fimproviste en face de Hnsoluble
problème polonais. Dès (ju'îl ne irit plus d'issue par où. se dérober,
Hilutine regarda avec fermeté autour de lui et envisagea la situa-
tion avec un m&le sang-froid. Pour grandes qu'elles fussent, un
homme de sa trempe ne pouvait longtemps rester affaissé en pré-
sence des difficultés. Incertitude, découragement, défaillance, se
dissipèrent comme par enchantement. Il recouvra le calme, mus
avec une ombre de mélancolie que rien ne devait plus effacer de
son front.
Une fois résigné à se mettre à Fœuvre, il se plongea tout entier
dans Tétude des affaires polonaises. Il commença par s'entourer
de tous les livres, brochures, traités, mémoires, de tous les docu-
mens imprimés ou manuscrits, publics ou secrets, touchant cette
terre pour lui inconnue, où il était jeté subitement sans guide et
dont le sort semblait remis entre ses mains. Son cabinet se remplit
de polonica de tout genre, de toute tendance, de toute langae.
Ouvrages risses, français, allemands, sur l'histoire, la législation,
l'économie politique, Tadministration, les finances, la religion,
spécialement sur les classes rurales, il ramassa tout ce qu'il put
découvrir de livres concernant la Pologne, la Galicie, la Posnanie,
s'adressant à Samarine et à ses amis pour rc cevoir d^eux des listes
d'ouvrages, lisant et annotant le jour et la nuit. On représente
d'ordinaire N. Milutîne comme partant en Pologne à l'improviste,
avec un programme préconçu et un système entièrement arrêté d'à-
Tance, sans souci des usages et des coutumes du pays, décidé à le
pétrir et à le modeler à la russe, comme une terre inerte et informe.
G*est là une opinion, en pcrtie au moins, erronée. Les lettres de
Ifihitine en font foi (l)r Loin d'ewisag'er la Pologne coHime une
connaître- dans on ai conrt espaee de tempa. J\ntfie-H( mafeonscienoe s'oppoM décida
ment à ce que J'accepte an poste dans le rojranme^ où, ra. les troabtea actnela, il fM
des fôoctionnaires éaergiqaes aniqaela la connaissance de la langae et des ombv*
da pays puliaent donner la fèrmetd et l'autorité nécessaires. Ge nr*est qa^rds OM
resté quelque temps à Tanovle et sroir ra les dioses snr place qae je poonai déeidsr
il Je suis à même de continuer ce genre d'occupation, et c'est sealement l^eepérance de
pouTOlr m'expliqaer linlessas franchement à mon retour, qui axe donne mi^svf^^
même le courage d'entreprendre un travail qiU m*Wt si étranger et dont les coos^
(uences sont st graves pour Tayenir. » (Lettre du i6 septembre it^, tradmte sur a>
krouiSon de Miluttne.)
(f) Void par exemple ce qnil écrirait, en i953, dans sa lettre au chef de la n^ ms*
tîon, prince Y. Bolgoronld, qui lui serrait d'intermédiaire près de Pempenor à Un^
4iA i « Gtartméflaent à l'ordro ù» Sa Majesté, Jo me tais livré «u \tvmu. jÊSim-
€11 HOKHE lÊfiTkT R09SB. ISK
tiMerase on une carte Uanche sur laquelle il pouTait imputtémenl
8e permettre toutes les expériences et légif^er dans le vide, à la
manière d'un réformateur de cabinet, il n'épargna rien pour con-
Datti*e le passé et les traditions du pays et du peuple, pour se
rendre compte de ce qu'il était possible d' j tenter ou d'y impro-
viser. Ge n'est passa faute si le manque de temps et le besoin pres-
sant de faire quelque chose, si l'urgence des éyénemens ou l'im-
patience des hommes ne lui ont pas permis d'approfondir ces
études préliminaires.
Hilutine, en cette circonstance, semble mériter moins encore le
reproche d'infatuation bureaucratique qui, en Russie comme au
dehors, lui a été tant de fois adressé. Sa répugnance à entrer dans
les affaires polonaises montre que sur ce terrain glissant, il était
moins que jamids enclin à la présomption. Loin de s'en fier à ses
propres lumières, il appela immédiatement à son aide des collabo-
rateurs qui avaient la triple indépendance de l'esprit, de la position
et de la fortune, des hommes fiers qui n'eurent jamais rien de
«civile ni dans rintellîgence ni dans le caractère, qui avaient en
toute chose leur propre point de vue et tenaient à leurs idées, en
un mot des hommes qui, pour la docilité, étaient assurément les
plus mauvais instrumens qu'on pût trouver dans tout l'empire.
La première invitation de Nicolas Milutine fut naturellement
pour George Samarine et, par Samarine, pour le prince Vladimir
Tcherkasski, qui, grâce à sa répugnance pour la correspondance
et les lettres, était en rapports moins fréquens avec Nicolas Alexëié-
Yitch.
N. Milutine à G. Samarine,
« Saint-Pétenbourg, 13/25 septembre 1SI3.
<t Mon sort est décidé, très cher lourii Fédorovîtcb, Les motifs
pour lesquels je regardais comme impossible d'acc^er aucune
foDctien executive en Pologne (et à plus forte raison l'administra-
tioD du royaume) ont pour cette fois été pris en considération.
ntireB pour ma commiision dans le royaume de Pologne. La position des classes
rurales y est si différente de ce qu'elle est en Russie que l'examen de la législation
actuelle, dans ses liens avecflliistoire et la situation politique du moment, présente A
Mi seul de grandes difficaités. • . Ayant de partir^ il m*a donc paru indispensable de
donner quelque temps à l'étude des matériaux et docomens qui sont à ma portée ici
(au ministère de Pologne et aUleura), de me Ikire une idée nette, en «béeirie du moins,
de ce que doit être la position du paysan polonais de jure^ pour esanriMer ensuite sur
place ce qu'elle est de facto, au point de rue économique et administratir. » (Lettre d«
16 septembre 1863» traduite sur le brovillOD.)
AS6 BETUE DES DEUX MONDES*
Mais l'empereur a exigé que je me rendisse à Varsovie pour Texamen
des questions soulevées en Pologne, et en particulier de la question
des paysans.
(( Il a été décidé que je partirai vers le 1'^ octobre par exemple,
et qu'aussitôt les considérans (l) rédigés, je les apporterai à Péters-
bourg. Ce qu'il adviendra de moi ensuite sera décidé par la nature
même de l'aQaire. Si la question villageoise (2), en Pologne, peut
réellement être tranchée d'une manière satisfaisante, je suis prêt
à lui consacrer mon travail et mes forces. Telle est manifestement
la volonté de la Providence, et je m'y soumets sans murmure.
Votre opinion et vos conseils ont plus que tout contribué à cette
décision.
« Je ne puis pas ne pas reconnaître que je suis soutenu par l'es-
pérance de votre concours actif. Je n'aurais jamais osé réclamer de
vous un aussi pénible sacrifice si votre sympathie ne s'était expri-
mée d'elle-même. Je vous avouerai que je n*ai point caché cet espoir
à l'empereur et que j*ai obtenu de lui une autorisation catégorique.
Maintenant le sort de l'affaire est en partie entre vos mains. Yu
mes connaissances purement théoriques dans les questions d'éco-
nomie rurale (S), je ne puis me passer de votre coopération. Eu
Pologne, je ne trouverai aucun aide, cela est hors de doate. Peut-
être mes vues personnelles n'embrasseraient-elles involontairement
qu'un c-ôté des choses (&) et les chances de succès en seraient à
mes propres yeux considérablement diminuées.
a Réfléchissez à tout cela avec la sympathie que vous m'avez
témoignée ici. J'attends votre décision avec angoisse.
tt Vous resterez absolument maître de participer à cette affaire
dans la mesure qui vous conviendra. Quant à la forme officielle de
votre collaboration, on me laisse pour cela pleins pouvoirs.
« Je voudrais bien aussi avoir le concours ou les conseils du
prince Tcherkasski pour les affaires de Pologne. Ne ferait-il pas
quelque chose sur notre commune prière?
Il me faut avoir sous la main des renseignemens sur la Posnanie
et la Galicie* N'en auriez-vous point? Ma bibliothèque est dans no
tel désordre que je n'y puis rien trouver.
• ..»
La réponse de son ami afiligea vivement Nicolas Alexèiévitch.
^amarine lui donnait peu d'espohr. Une chose surtout l'arrêtait, la
(1} Soobragémia^ cooiidénns, oa peat-6lre mieu ici : projets 4e loi.
(2) Sekkii voprot.
(3 y Mot à mot : de vie TiUageoise, s^Ukago hyta.
(A) Odnostoronnymi, unilatéral^ itmeitio, onnidêd.
m HOMHE d'État busse* it7
crainte d'effrayer sa mère en partant pour un pays en pleine insur-
rection et, au su de tous, terrorisé par un comité révolutionnaire
occulte. La situation des agens du gouvernement dans le royaume
était en effet peu rassurante, ils y étaient chaque jour victimes du
poignard, du revolver ou des bombes. Varsovie était naturellement
Teffroi des mères ou des sœurs, des femmes ou des filles de fonc-
tionnabres russes. Samarine, il est vrai, n'avait un moment reculé
devant les appréhensions de sa famille qu'avec le dessein d'en
triompher. Deux jours plus tard, il écrivait que sa mère consentait
à le laisser partir et qu'il était aux ordres de Milutine. La joie de
ce dernier éclate dans sa réponse.
A'. Milutine à G. Samarine.
«Sdnt-Pétenboarg, 22 leptembn 1863.
A Je ne saurais vous exprimer, très cher ami, lourii Fédorovitch,
la joie que me cause votre lettre. L'espoir de votre concours dans
le difficile travail qui m'attend m'a donné une force et une confiance
dont j'avais bien besoin (surtout dans ces derniers temps). Je dois
vous avouer que plus j'avance dans l'étude du problème posé
devant nous et moins je suis disposé à m'en remettre à mes propres
forces. Yotre collaboration m'est particulièrement précieuse. Invo-
lontairement, en se souvenant du passé, on envisage plus brave-
ment l'avenir. Merci à vous, très cher lourii Fédorovitch I Vous me
soutenez dans un des plus cruels momens de ma vie.
t J'attendrai très volontiers votre arrivée ici. Je partirai pour Yar«
sovieversle 6 du mois prochain; le retard sur mon premier projet
ne sera pas considérable. En tout cas, ce temps ne sera pas perdu,
car je pourrai dans l'intervalle mieux me préparer aux investiga-
tions locales postérieures. J'ai encore ici une masse de lectures à
faire sans lesquelles le travail sur les lieux serait ensuite moins
efficace.
« Je vous avais d'abord parlé d'un mois pour la durée de notre
séjour en Pologne ; c'est là naturellement une évaluation approxi-
mative. En vertu de l'autorisation qui m'en a été donnée, nous
pourrons raccourcir ou allonger le temps de ce séjour selon ce qui
sera réellement nécessaire. Il va sans dire qu'une fois mis au tra-
vail, il faudra l'achever consciencieusement, aussi bien que nous
le permettront les circonstances, par cette époque de troubles. Mal-
heureusement ces circonstances mêmes nous obligeront à aller au
plus vite au dénoûment.
« On a perdu tant de temps que nous serons contraints de mar«
ijSS BFFim DES MUZ KâMDEflt
char du pas le plus aocéléré <i). C'est pour cela que je vous ai parlé
d'ua mois de séjour. Bu reste, nous eu jugerons mieux sur plaoe.
« La nécessité de procéder d'une manière dictatoriale {diktéUih
riâlnos) esEt également évidente. Par bonheuri personne ici ae le met
en doute.
« Pour les livres, je m'arrange le mieux possible. Quant aux
traducteurs, j'en ai beaucoup en vue; mais je n'en profiterai pas
moins de vos indications, quoique je ne sacbe comment entrer en
rapports avec L., que je ne connais pas personnellement.
« Ne faudrait- il pas donner à votre voyage une forme officielle
quelconque (indépendamment du rapport verbal dont je vous ai
parlé)? Est-ce qu'à tous les sacrifices que vous faites déjà vous vou-
lez encore ajouter toute la charge des dépenses matérielles? Je suis
honteux de vous parler de pareille chose, mais je n'aimerais pas
vous imposer des frais inutiles. Indiquez-moi ce que je dois faire à
cet égard (2). n
« P. S. — On nous promet de nous installer au ch&teau (à Var-
sovie) et de veiller de toute façon sur nous et notre sécurité. Je
vous écris cela dans l'espoir de calmer les inquiétudes de votre
mère. »
La coopération de Samarine n'était pas la seule consoladon de
Milutine. 11 était en môme temps assuré du concours da prince
Tcberkasski, dont il avait également réclamé l'aide dès la première
heure. Tcherkasski arrivait de la campagne à Moscou au moment
oà Samarine revenait dans cette ville après son entrevue avec Milu*
tine à Saint-Pétersbourg. À peine eut-il appris la mission inatteiH
due dont était chargé Nicolas Alexëiévitch et les transes de oe der-
nier, qu'avec sa décision habituelle il prit un parti soudain : sans
balancer un instant, le prince quitta toutes ses affiaôres et se mit
en route pour Péteorabourg. De la gare du chemin de fer Nicolas,
il se fit immédiatement conduire chez Milutine et lui déclara qu'il
était tout oitier à sa disposition* On comprend la satisfaction de
Nicolas Âlexèiévitch, qui, non sans raison, considérait Tcber*-
kasski comme un des hommes les mieux doués de l'empire. Le
jour même, une dépêche était envoyée au souverain, à Livadia, et
le lendemain, le chef de k m* section, prince Dolgorouki, répon*
dait par le consentement de l'empereur à l'enrôlement du prince.
(1) Idti tamym miskonnnvm ctepom.
(2) G. Samarine, qui a^t i>enoiiii«llaiaent 40 la fortaiM, nefoia d^Hdbofd ttaU
espèce dMndemnité. Eosnlte, pour ne pas se djgtip|pipf des autres membres àt la
commission, il consentit à recevoir quelques centaines de roubles (900 roubles, si Je sois
bien informé) pour frais de voyage. Voilà les hommes dont ou devait dire à Péters*
bovy « fullB rainaient las fiaanees àa royanmode 1Pologne.i
UV HûlfHfi D ETAT IDSH. A89
L'exemple de Tcberkasski et de Samerine é»vA âtue oonta^
gieiiK. Plus d'un compatriote allait se joindre à MiliOisie, plnalearB
hommes distingués, les uns déjà vétérans, les autres nouveUes
lecrues^allaient s'engager en volontairea à servir sous sa bannièra
Parmi ses anciens compagnons du ministère et des eommimêm
de rédaction^ Milutine devait entre autres retrouver, un peu plus
tard, Jacques Solovief, al(urs renvoyé du ministère de l'intérienr où
il s'était maintenu depuis le départ de Lanskol (1).
La Russie était à une de ces heures solennelles où, éveillé par la
conscience du péril, le patriotisme est prêt à tous les sacrifices, àtous
les dévoûmens. Le sentiment national, imprudemment provoqué
[Mir les téméraires revendications de la Pologne et surexcité par les
intempestives et coupables manifestations de la diplomatie, animait
subitement tout le pays d'un ardent enthousiasme et d'une sombre
résolution. A la voix stridente de M. Katkof et de la Gazette de
MoscoUy la Russie oubliait les dii&cultés, les illusions, les pr éoccu->
pations et les déceptions de la veille* Toute l'attention à Moscou,
et en province surtout, s'était reportée vers la Pologne, et une fois
qu'on crut voir à la tête des affaires polonaises un homme dévoué
et énergique, l'opinion et le pays ne lui marchandèrent pas leur
appui. Le caractère russe allait dans la malheureuse Pologne don«-
'ner carrière à ses élans d'enthousiasme et à ses engouemens pas-
sionnés, comme douze ou quinze ans plus tard en Serbie et en Bul-^
garie. Aux yeux des patriotes de Moscou, c'est au fond la même
caose que soutenait la Russie dans les provinces insurgées de la
Tistule et dans les contrées du Danube révoltées contre le joug
ottoman. A leurs yeux, en 1SÔ3 et 186A comme en 1877 et 1878,
chez les Polonais comme chez les Bulgares et les Serbes, ce qui
était en jeu, c'était toujours, sous des aspects différons, la cause
slave , non moins menacée aux bords de la Yistule par les traditions
latines et occidentales de la Pologne que sur les versans des Bal-
kans par l'inepte et stérile domination ottomane. Aussi nesaurait*on
s'étouoer de rencontrer les mêmes sentimens et les mêmes dévoû*-
mens, les mêmes ioi^>irations et souvent les mêmes acteurs à ces
deux époques voisines, dans ces deux œuvres à nos yeux si diffé*
renies et disparates. Quand éclatait la guerre serbo-turque et bien*
(1)11. MHntine écrivait à cet ^ard à 6. Samarine, dans sa lettre da 13/25 septembre
1861 : ft Vous n'ignarex pa» lana doate Péloignemeiit de Solevief da départvment ico-
■omtoaitf (memsku oteWj. Gela s'est fait d*ooe maoidre abeolumeot iaatteodoa po«ir kii
lou prétttte de diversité de tendances, N'eat^il pas étrange qa'aprè» ètie neté àtmx
int en place, tant qa*il y a en du travail et de la responsabilité, il soit maintenant
dédaré nuisible? . . • II y a apparemment an ministère surabondance d'hommes
opablen I Autrement comment expliquer, dans les circonstances actuelles, Féloigne-
ment d'un homme qui avait donné tant de preuves d*expérienoe et dlntelligeace des
AAO RBfUB BE8 DEUX MONDES.
tôt après la guerre de Bulgarie, Nicolas Milutine et Geoi^e Sama-
rine étaient tous deux morts ; mais leur ami, le prince Vladimir
Tcherkasski, leur avait survécu ; il fut naturellement au premier
rang des missionnaires militaires ou civils envoyés par Moscou au
Slaves du Sud, Quand il acceptait la tâche ingrate de gouverner
et d'organiser les contrées bulgares que venaient émanciper les
armes du tsar russe, Tcherkasski croyait bien continuer l'œuvre
commencée à Varsovie avec Milutine.
Grâce à cette exaltation du sentiment national, Theure tant
redoutée de Nicolas Alexëiévitch allait devenir pour lui le sigaal
d'une sorte de triomphe plus flatteur que toutes les vaines récom-
penses ou distinctions officielles. Il allait voir se grouper subite-
ment autour de lui des hommes qui, par leur caractère, leurs
talens, leurs services passés, pouvaient être regardés comme l'élite
de la nation, dont, en tout autre pays, plusieurs eussent aisément
conquis une renommée européenne et qui sous ses ordres venaient
servir en libres volontaires. Il semblait que la vieille Russie s'ap-
prêtât à marcher sous sa direction à une sorte de croisade contre
le polonisme et le latinisme, contre l'aristocratie et la révolution,
liguées ensemble contre la sainte Russie. A Pétersbourg, où l'on
est d'ordinaire moins enclin à l'enthousiasme qu'à Moscou, les adver-
saires de Nicolas Âlexèiévitch allaient bientôt dire qu'il avait ras-
semblé autour de lui une sorte de garde prétorienne, pour aller &
la conquête du pouvoir et revenir avec elle en vainqueur dans la
capitale de l'empire.
L'esprit sobre et le calme jugement de N. Milutine avaient le
droit de trouver à un pareil moment une satisfaction dans les sym-
pathies et la confiance de l'opinion, et plus encore peut-être dans
cet empressement des plus brillans de ses compatriotes à répondre
à son appel. Ainsi appuyé sur le sentiment national, ainsi entouré
des mêmes athlètes et secondé par les mêmes dévoùmens, ne pou-
vait-il pas compter sur les mêmes succès que dans la grande
lutte de l'émancipation? Par malheur, les difficultés étaient tout
autres; elles étûent de celles dont ni l'intelligence, ni l'énergie, ni
la force ne suffisent à venir à bout. Aussi, malgré l'enthousiasme
de ses compatriotes et là confiance de ses collaborateurs, Milutine
semblait-il peu disposé à se laisser aller à la présomption. Aujour-
d'hui encore, chaque page de sa correspondance polonaise porte la
trace indélébile de sa tristesse. Nous en verrons les marques et
les causes en accompagnant prochainement les trois amis, Milutine,
Tcherkasski et Samarine, dans leur odyssée à travers la Pologne
insurgée.
Anatole Leroy-Beacubit*
REVUE LITTÉRAIRE
LES THÉÂTRES
hhigimê, aa Théâtre-Français. — Charlotte Corday, à l'Odéoa. — La Moabite,
par M. Panl Déroulède (1).
£st-il besoin de déclarer d* abord, avec beaucoup de circonlocutions,
qu'on n'aura ni la déloyauté ni le mauvais goftt d'établir, entre les
trois œuvres dont on vient de transcrire les titres, aucune espèce de
comparaison ? Le hasard seul a toit fait. Laissons nous, pour une fois
ODodoire à son caprice.
I.
Après bien du travail, la Comédie-Française vient de nous rendre
Iphigènie. De ce chef-d'œuvre parmi les chefs-d'œuvre de Racine, il n'y
a rien à dire, ou presque rien, qui n'ait été dit, vingt fois dit, et bien
dit. Entre toutes les tragédies du poète, il n'en est aucune, sauf Andr<h
ïïtaque peut-être, qu'on ait accueillie dans sa première nouveauté par de
plus vifs applaodissemens. Le xvm* siècle, d'une voix unanime, l'a mise,
au-dessus môme de Phèdre, sur le même rang qa'Athalie. Je ne sache
guère que Sophie, —la Sophie de Diderot,— qui semble s'être un jour
avisée de vouloir se soustraire à l'admiration commune : mais le philo-
sophe ne le lui permit pas et la ramena très éloquemment à l'opinion
consacrée. Peut être avait-il tort de voir en Racine a le plus grand poète
(i) La Moabite, 1 yoI. iQ-32; Calmann Léry.
A&2 RETUB DES DEUX MONDES.
qui ait jamais existé : » je ne serais pas éloigné de croire qu'il eut
raison de voir dans Iphigènie le chef-d'œuvre de notre théâtre tragique.
Nous avons pu constater, l'autre soir, quelle singulière vivacité d'intérêt
soutenait à la scène la tragédie de Racine, et portait touîours l'altention,
en dépit d« jeu,, très faible et tràs mal réglé, des interprètes.
Ce qui leur manque, hommes et femmes, ce n'est pas la bonne volonté,
ce ne sont pas les qualités individuelles, ce n'est pas le talent, ce n'est
pas même enfin le respect de ce qu'ils jouent : c'en est décidément Tin-
telligence. Ils admirent peut-être Racine: je ne crois pas qu'ils le com-
prennent, car s'ils le comprenaient, évidemment ils ne joueraient pas
Iphigènie comme ils la jouent, chacun en quelque sorte pour son compte,
avec ses intonations et ses gesteB à U, fans lonci de Tensemble et sans
préoccupation du caractère de l'œuvre. L'œuvre ! qui n'est peut-être plas
admirable par aucune de ses autres beautés que par l'art prodigieux
avec lequel tous les personnages, — Agàmemnon, Achille, Ulvsse,
Clytemnestre, Eriphile, Iphigènie, — sont liés entre eux, et par chacune
de leurs paroles ou de leurs impressions réagissent aussitôt chacun
sur les impressions et les paroles de tous les autres. « Vous n'avez pas
vu le secret de cette botte-là, » disait Diderot à Sophie. Le mot est
vulgaire, mais l'idée profonde. Allez entendre, et relisez, cette incom-
parable scène du troisième acte, où le vers d'Arcas :
Il l'attend à l'autel pour la sacrifier,
soulevant à U foôs la colère d'Achille, fixant les soupçons <le Clytemnestre,
dépassant soudain toutes las inquiétudes et les terreurs d*IpfaJ9éme,com«
blant enûn les vœux et le secret espoir d'Ériphile, frappe l'ua des plus
beaux coups qu'il y ait au théâtre, et vous comprendrez ce que Diderot
voulait dire. Ainsi de la tragédie tout entière. Nul n'y prononce un vers,
ou seulement un hémistiche, qui ne retentisse dans tous les cœurs
et qui ne tasse avaacer l'iiUrigue vers son dénoùment, non point, comme
trop souvent, par des «doyens ext^emrs et des interventions du éehors,
mm par une modifieation pAycboIogîfue des aentimeas en iatt« et des
intérêts coai conflit, ils sont \k, tous e06eaable,eaBiine enferaués dans un
cercle magique. iBopoesible d'y rester, impossiible d'en -aortir» U fait
une victime aux dieux. El pour qu'ils l'aient, ~tl fa«t que b neaaee
suspendue par les oraeles-sur la lAte d'Iphigénie passe sur la MtodÉ*
riphile. £t pour ^u'dley passew — il faut qnece soitÉripUIe^ Qlla*Bâme
qui l'attire. Et pour qu'elle fosse les m(mvemeDs qui ratftireiit,-**-iI{aiit
^'elle aime A(Mle, maisqu^Aobilto time Iphtgéoie. Et pour qu'lchUift
au nom de cet amour, soit ,prôit à défendre et sauver Iphigènie par le
glaive, — il faut que Clytemnestre elle-même, à genoux, Ton ait supplié.
Et pour que Clytemnestre Tait oséfafare, — il faut qu'Agamemnoa soit
inébranlable dans la cruelle résolution d'immoler sa fille. Et poor
B2V0E UTTÉKMM. &M
qn'eiln îl adl pris cette' réseiuliOD, —8 faut que toitrle la Grôca, par* là
^ d'(A}S8e, lui ait rappeiè tous- les aaonfoes cpi'elle a faits et qu'elle
est prête à faire pour lui. Voltaire a raison. Dans le théâtre de Racine,
B n'y a rien de plus eompkt, ni de pbis procbe d& kr perfection de Tart
fp^I^^igènU en AtMde. Il 7 a certes d'adiBÎmbles paries dans Àndnh
fMKptBf et dans Phèdte on ne se lassera jamais d'étudier le plus beau
rMe qu'aie ^acé Racine. Mais IphiginUf, saoïs contredit, s'^ccommede,
se oomporte» se soutient mieux à la scène. Bt ta hngue s&ns doute n^en
estai moins pure, oimeies harmoaienseï ni moins ferme.
Oa a cru peuvosr cependant, plus d^Em« fois, dans IphigèÊiw oemme
amsi bieiif dans les autres tragédies de Raeine, irefever telle? et telles
ifflpra^étés, singnkrités, oa même saîvetés de- diciRm; Ou a, par
exempte, cBttiqvâ ces deux irars ?
n Catlttt (/aireier, et* le rane iaatfle
Fttdffoa fftiaemint. une mer imnobUe.»
comme si œ n^était pas, dH-on, quand le imit tombe que kr rame* d^ent
« utile, » et comme si ce n'était pas justement quand la mer est
n immobile » qu*on la fatigue avec succès! Rien de mieux observé, sauf
9Q'iJ eût été bon de lire avec un peu plus d^attention les vers qui pré-
cèdent et les vers qui suivent :
Un prodl§» ékmnani fit tike cetmitpert,
La rdntf qaï Bons flattait, nous teiist ^ni la paet»
U fallut s'arrôter, et la rame Inotila
Fatigua vainement une mer immobile.
Ce miracle inota me fit tourner les yeaz...
Te» la dhiaité qu'un adore en œs lieux...
te ne vois pas trop où serait « le prodige étonnant » et le « miracle
inoal B si c'étaient des causes naturelles qui, seules, eussent arrêté
la flotte. Il me semble au contraire que le prodige étonnant, c'était
que le vent les flattait et qu'il les laissait oepcodant d)ms le port,
comme le miracle iaooi, c'était qu'oa avait beau faire usage de la
famé, la rame était a iautile, » et la mer demeurait c imoiobile, )> et
on la faiigoait vainement, i'avoue maintenant sans diflîcuUé qu'il vaui-
ânît mieux que Racine ici n'eût pas mis les deux épitfiètes à la riivic.
HeureuseoieQt que ce n'est guère son habitude. L'abus des adjecttfs
fie date que des beaux jours du ronantisme. Il ne serait pas mau-
vais d^examiner un jour de très près ks critiques de toute sorte que
Ton a dirigées de notre temps contre le style de Racine. On trouverait
tous ha élémens de la discussion dans le Lmqm de la langue de Racine^
de M. Martj-Xuavewar ^ dans TezceUente intcoduction dont IL P. Mes*
hià REYUB DES DEUX MONDES.
nard a fait précéder cet excellent travail. 11 nous suffira, pour nous, de
remarquer qu'on se trompe en général sur le principe même d'où par-
tent les critiques*
Les uns cherchent dans la langue de Racine une prétendue richesse
de vocabulaire qu'il n'est pas étonnant qu'on n'y trouve pas, puisqu'il se
l'est volontairement interdite, et ne l'y trouvant pas, ils lui imputent à
pauvreté Tinutilité niêmede leur recherche. C'est pure injustice. Comme
le dit une vieille comparaison, quelque grosse somme que ron ait
dans son coffre-fort, on n'est pas moins riche pour Tavoir en louis
d'or que pour l'avoir en pièces de cent sous : et c'est bien moins
embarrassant. D'autres encore veulent étudier le style de Racine comme
si c'était un style extérieur à la pensée qu'il traduirait, une forme indé^
pendante du fond qu'elle recouvrirait, une enveloppe superficielle i
la chose qu'elle envelopperait. C'est une autre injustice. On peut se
proposer d'étudier ainsi le style de Corneille, mais non pas celui de
Racine. La forme ici fait corps avec le fond. L'adhérence est entière,
et, — sauf quelques rares faiblesses, — quiconque s'en prend au style
de Racine, c'est à la psychologie de Racine qu'il b'en prend.
Heureux qui satisfait de son humble toi tune,
Libre du joug superbe où Je suis attaché,
Vit dans Tétat obscur où les dieiAX rorU caché!
Cette épithète elle seule de « superbe » est un trait de caractère. \ga-
memnon subit le joug, mais ce joug est superbe, c'est le joug des gran-
deurs et de la royauté : son ambition le subira doue encore, et le
subira toujours, au prix même du sacrifice et de l'immolation de sa
fille. Tout de même, au lieu de dire : a vit dans un état obscur : » pour-
quoi dire pompeusement, à ce qu'il semble.
Vit dans Tétat obscur où les dieux l'ont caché?
Pour la rime, répondrez-vous? Non, c'est le pic de Ténériffe ou le
manoir d'Heppenhefif que l'on met à la rime ainsi. Mais l'Agamemnon
de Racine s'empresse de prévenir la réponse ou les objections d*uû
confident maladroit. En effet, s'il recule d'horreur à la pensée de sacri-
fier sa fille, que n'abandonne-t-il cette grandeur qui lui coûte si cher?
Mais la place où naissent les hommes, c'est par un décret des dieux
qu'ils y naissent, et ce serait une tentation sacrilège que de vouloir en
changer. On est homme, et comme tel soumis aux coups du sort, mais
on ne se démet pas du titre de roi des rois, parce que ce serait insulter
à la volonté des dieux. On pourrait commenter ainsi, mais plus aisément
encore que celles d'Agamemnon, les moindres paroles de Clytemnesire,
EETDB LITTÉBAIBB. AA5
d'Iphigéûie, d'Eriphile» On verrait alors que le style de Racine consiste
surtout en un choix et un arrangement de mots qui suivent la disposi-
tion intérieure des personnages, et qui viennent dessiner, pour ainsi
dire, au dehors, ce qu'il y a de plus noble, de plus délicat, de plus fin,
et quelquefois aussi de plus précieux, dans le sentiment.
Ajoutons une observation. Quand on voit jouer Iphigénie ou quand
OQ la relit, seulement pour le plaisir de la relire, on passe condamna-
tion, sans presque s'en apercevoir, sur ce que j'appellerai la singularité
toute grecque de la donnée. Mais aussitôt qu'on se reprend, c*est autre
chose, et l'on accepte difficilement que ce soit un sacrifice humain qui
forme le point de départ et qui marque le terme de la tragédie tout
entière. L'invraisemblance n'est-elle pas trop choquante, et quelque
effon de bonne volonté que nous fassions., pouvons-nous bien com-
prendre et nous assimiler la douleur, le désespoir, la colère qu'excite
chez tous ces personnages la terreur d'un événement dont notre esprit
repousse la monstrueuse possibilité ? G^est une question. Je ne la résous
pas. Et si je la pose, c'est pour en tirer une conclusion qui paraîtra
sans doute intéressante, à savoir : que le principal défaut de YlphigènU
de Racine, c'est donc d'être trop fidèlement grecque. Trop de couleur
locale. En vain Raciae a-t-il modifié le dénoûment de YlphiginU d'Eu-
ripide, — en vain a-t-il allégé son intrigue de tout le merveilleux
qu'il en pouvait 6ter, — en vain par ces deux vers :
Le soldat étonné dit qae dan» une nae
Josqae sur le bûcher Diane est descendue,
a-t-il pris soin de dégager Ulysse, Agamemnon, Achille, de toute croyance
à la vérité de cette apparition miraculeuse : la fabulation est demeu-
rée trop grecque encore. Ce qui sert à démontrer deux choses, qui
toutes deux nous tiennent à cœur : d'abord la vanité des reproches que
l'on fait quelquefois à Racine de ne nous avoir pas montré de vrais Grecs
on de vrais Romains sur la scène, et ensuite la vanité de cette re-
cherche d'exactitude, jadis baptisée du nom de couleur locaie. Si Racine,
moins exact, avait mis encore moins de couleur locale dans son /pM-
gMe^ son Iphigénie serait à l'abri de la seule critique de quelque im-
portance qu'on lui puisse adresser.
lî.
Nous passons iHIphigènie à Charlotte Cor day^ ;— et nous y passons sans
transition parce que nous n'en voyons pas de naturelle qui ne fût gra-
tuitement désobligeante à la mémoire de Ponsard. Aussi sévère que i'oa
voudra pour cette composition mal venuei nous ne voudrions pourtant pas
&&6 IBTOBi DBS MUX HQODBS.
oublier le service que Poesard a rendu dans son temps. Car ou pense
biea fue ce n'est pas nous qui lui ferons un reproche de s'être porté
jadis, ou laissé porter.comme le chef de VieoU du bon sens contre l'écûle
ponaolique, devenue» s'il faut rappeler par son vrai nom, vers 1840,
Técole publique de l'extravagance et de la déraison. Vèiole du bon
am! ne creiu» pas rêver quand on songe qu'en Praoce, il n'y a pas
un demi*siècle enoere, ce titre a passé pour dériûoB et pour injure!
Onil c'était se saiieer parmi les ridiciilee^ en ce temps-là, que de voa«
lok faire au bon sens sa part, et c'était se vouer aia haros de la séquelle
que de ne pas croire que pour ôtre poète il ptt suffire de déraisottiier.
Ponsaffd eut ce courage :
n fkt ce témènire ou pititôt ce yainant ;
et pour notie part nous noos reprocherions de manquer à l'impirtia*
Hté si nous parlions dédaii^usement de cet honoôie artiste^ pan» que
radvemaire sTappetoit Viotar Unge. M aiSi avec tout eoa courage, il a man»
que de génieu Bt pent^étre le géaie seul esl-il capable de prévaloir, et
de rstoernar ropinion, contre le génie* U n'y a pas beaucoup de mouettes
littéraires plus difformes que les drames de Victor Hugo, mais la lasgoe
en est de génie ; déte8tri)le, si vous le voulez, o^ plutôt d'un détestable
exemple, mais vivante, mais extraordinaire, mais unique. Avec un peu
de patience et de travail tout le monde peut écrire la langue de Poih
sard, et, malheureusement, la force dramatique de ses conceptions n'a
rien de moins ordinaire que sa langue. Charlotte Corday tout particuliè-
remenA m'apparalt comme médiocre parmi toutes ses autres œuvres.
Aussi* n'était Tattrail des aUuaîois poUiiqœs, on ne s'expliquerait guère
qu'un iKrecteur de TOdéon eût en l'idée de la remettre à la soèoe.
Noos BODS abstifiDârons de lien dire de l'interprétation. Elle est eié-
crabte« Au aurploa IL de b Rounat ne fait que de prendre posseesioQ
du eecead Vhélnre-Français* Le monde n'a pas vu sans une agréable
snrprine un dteectenr de l'Odéon se résoudre à Texécation de son caUer
dee diacgpe&» H faut lui donner maiatenaDt le temps de coostitoer uee
treape^ et Ton ne constitue pas «me trempe en six semaines. Puisse-t-il
y réussir 1 Seulement il ne faudra pas qu'il s'avise trop souvent de
reprendre des Charlotte Corday.
Si jamais, en effet, drame ou tragédie furent dignes d'être qualifiés
drame ou tragédie de collège, c'est Charlotte Corday. Voici ce qu'on
appelle une tragédie de collège. Il n*y a rien d'utile comme de préciser
quelques-unes de ces locutions littésai^res courautes, sous la aéirérité
desquelles on accable les hommes ou les œuvres sdns autre forme de
procàBé Tragédie de collège ; c'est tout dire» mais il est évideat qo on
BivuB urriftiiMu ftA7
80 6'ettleAd g«'à aMîtié mf le aaas et la perlée de ; tn^die ^ odI-
y^
La tragédie de collège, c'est doac d'ftberd «a dece» ibèflies .géoft*
raox, vagues et banals sur lesquels, en rhétorique, nous avons tous
brodé de plus ou moins élégantes amplifiGatioDS : -^ Thonneur, la
liberté, la patrie. On aora bien du malliear e'îb m tous fournissent
pas quelques vers, assez sonores, qui provoquent Tapplaudissemeit
du parterre:
Que d'un sublime él&n, la France tout ent]ëre«
Se lèye à notre appel et coure à la frontière I
OU bien :
En avant! -^ 9on conr bat de crainte et d'espérsaee*
ViTB la Uberté ! Dlea déUvra la France I
En second lieu, loua les menus détails qui peuvent servir, non pas à
peindre^ mais à costumer authentiquement les personnages, plus o«
luâns adroitement mis eo oBuure» Ainsi, M*** RoÛDd se piquait d*élfr-
gauc^ Elle dira donc ;
^ . • a» Ail de aïoHinr T4>uUioalie«v
Lalssoiu la Béotle, amia; «oyons d*Athliies.
Louvet était le liceneieus auteur de Fcaû>las ; il parleaa deac de PhyOti,
iK)fv et Lalagè, ou bien encere il interromi^a, par une plaisanterie
d'oD gett douteux, la oenversalion de Barbareux et de Charlotte Cev-
day :
Hais noua tronblons pent^tre une douce ontrewe I
Marat, du fond de son repaire, était un coquin très actif : on le verra
donc en scène remettre des épreuves à un prote, des placards à ur
afficheur, des feuilles à des brocheuses, des lettres au citoyen Laurent
Basse :
Pour la Commune i — dis qne j'attends la réponse;
Pour la CouTention ; — pour le club jacobin ;
Pour les cordeliers...
Voilà qui donne aussitôt une fière idée de l'activité de Marat. Il est bieft
entendu d'ailleurs qu'aucun de ces détails ne sert à quoi que ce soit.
C'est une façon de dire : Je suis M^'^Koland, ou bien : fe suis Marat]
4&6 UTOB DU DEUX H01CDE8.
Le triomphe du prooédé, naturellement, c'est la compositicm du prin-
cipal personnagpe. Charlotte Gorday descendait de la famille de Cor-
neille, nous aurons donc plusieurs apostrophes à Ciorneille :
Oh ! si ta rerlTtis, toi de qui le pinceau
A da triantrint fidt on si noir tableanl
Elle a déclaré dans son interrogatoire ofliciel qu'elle était républicaine
bien avant la révolution. Il faadra donc, de ci, de là, quelques tirades
républicaines.
Mais Je hais les tyrans I Paime les Girondins,
TaTSis compté sur eux, pour sanTor ma patrie
De ces excès sanglans dont sa gloire est flétrie.
Elle vivait chec une tante, et, comme fille de bonne mère, elle avait les
vertus et les grâces de son âge. Nous la verrons donc couvrir d'un man-
telet les épaules de sa tante, lui glisser un coussin sous les pieds, loi
préparer « sa boisson du soir. » On nous montrera sur une cheminée
des fleurs artificielles qui sont son ouvrage. Nous apprendrons qu'elle
a vendu presque tout son foin. Elle promettra à une vieille dame de
lui lire Gonxahe de Cardoue. Elle jouera même au boston. C'est le Ma-
nuel de la civilité puérile et honnête mis en vers. Ponsard, évidem-
ment, s'est demandé quels étaient, în abstraeto^lts menus devoirs d'une
demoiselle de bonne maison, et chaque détail, immanquablement de
fournir un hémistiche ou un vers. C'est le dehors du rôle : en void le
dedans. On ne prend pas une résolution comme celle de Charlotte Gor-
day sans être quelque peu romanesque. Nous lui ferons donc quelque
part déclamer un couplet romanesque :
Ces dernières laenrs qai flottent an coaehant
Donnent à la campagne nn aspect pins toachaat,
Et mon esprit éma suit le Jonr qui s'achève,
Par-delà l'horiion, dans le pays dn rère.
Elle n'a pas pu se décider sans hésitation ni sans combat : elle a dû
s'autoriser et s'affermir de quelqu*un de ces sophismes familiers à la
passion. Nous la montrerons donc consultant « les docteurs de la loi ■
et se couvrant de la Bible, de Plutarque, de Corneille et de Montes-
quieu :
La Bttile a répondu : — Jndith de Bélholie ;
Platarijne a dit s — Bnitos, — et GomeiUA : — ÉniUe,
leone, belle et romaneeqoe, il semble difficile qa'to dernier momeat,
die n'ait pas eu comme on soapir de regret vers toat ce qa'elle aban-
doimait. Itoas Im ferons rencontrer aae petite fille, et elle dira s
J^tnnU pa cependant être entoarde aiuwi
De petits angee blonds pareils à celui-ci.
Il faut que Je renonce à toat ce qu'on enyie ;
Je Tais moorir annt d'aroir connu la rie.
Le pemnnage est selon la formule et la tragédie dans les règles.
Joignez encore quelques figures choisies de fine rhétorique. Une invo-
citiOD? Elle y est : cfest Vergniaud qui la prononce :
• ••••• O Taissean triste et cher.
Un noo?eaa coup de Tent t*emporte en pleine mer I
Une bénédiction 7 C'est M»« de Bretteville qui la donne :
Je te bénis, enfant qu$ m$ laitsa mon frère l
Qoe pensez-vous de cette manière de dire: a ma nièce? » Une pro«
sopopie maintenant.
Nul ne s*est donc levét Nul n*a dit t « Citoyens,
Pour qui veut être libre en roici les moyens... »
Et là-dessus, finissons par Tapostrophe au paigaard :
Poignard, agent da crime, agent déshonoré
Ennoblis-toi !••
J'oubliais un dernier détail, à savoir quelques souvenirs, imitations,
ou traductions de l'antique, immédiates et transparentes :
Contre rigoominle,
Saurai de la colère à défaut de génie ;
08 bien:
Demain, 6 compagnons des maux déjà sooflérts.
Nous parcourrons encor Timmensité des mers ;
oa encore : « Je me demande, — c'est Barbaroux qui parle,
Si TOUS ne séries pas
Quelque divinité descendue id-bas,
Et si la liberté, la déesse nourelle
N'aurait pas pris les traitt d'une Jeune mortelle.
xub — 1880. W
4ft0 BEVini »18 MUX HORDES.
Qa le voit ; c'est l'MDpIifiKmtioa 4'ufi J^qa éièv0 de rhéUnkfn»^ mai
é'aiilettrB» i'y oanaens, (ks ntdiUettres JAleotians^ Bm^^n a dit la mot
et nous le répétons: H n'esC pas possHilo âe v^ir autre cbosedaasGtow
lotte Corday qu une tragédie de collège.
Et je le regrette, car je ne su» pas certain ^e le pncédë de Ponsard,
à tout prendre, ne fût pas le procédé classique. Assurément, c'est le
procédé de Raynouard et de Marie-Joseph Chénier, c^est le procédé
de La Harpe et de Marmontel. Il y a toutefois cette première différeaca
que ces illustres rhétoridens se meuvent daas la tragédie comme dans
un habit à leur taille, fait pour eux et plié depuis longtemps à leurs
gestes, à leurs attitudes, à leur démarche. Ponsard y. eat aussi gêné que
nous le serions à nous promener par les rues dans un habit à la fran-
çaise, avec un manchon, et des souliera à boucle. Évidemment, le pro-
cédé n'est plus comme on dit, à sa midn. Et puis au-dessus de Marmootel
et de La Harpe, il y a Voltaire. Voltaire connaît l'art de sacrifier la plu-
part des détails qu^l a d'abord industrieusement rassemblés, et de oe
laisser entrer dans le cadre de sa tragédie que ce qui importe à l'ac-
tion (1). Enfin au-dessus de Voltaire, il y a les maîtres,
. . . Qnos aqauB amavit
Jnppiter;
ceux qui ont eu le don d'effacer jusqu'aux dernières traces du labeur de
la lime, voilà pour la forme, et d'inspirer en quelque sorte la vie aux pe^
sonnages qu'ils jetaient sur la scène, voilà pour le fiimd. Malgré la faiblesse
des œuvres j'oserai donc dire que Ponsard était dans le vrai. La distinc-
tion peut paraître subtile, mais que le lecteur y réfléchisse un instant,
et j'espère qu'il la trouvera juste. Les espérances de Ponsard étaient aussi
droites, aussi dignes d'encouragement et d'appui que son œuvre dans
son ensemble est faible, et que son inflirence a été légère. Il est donc
non-seulement chose permise, mais chose juste, d'avoir pour niomme
et pour ce qu'il a tenté, autant de sympathie que peu de goût pour son
œuvre. Elle avait raison, cent fois raison, F école du bon sens, et si jamais
l'heure vient pour elle de triompher dans le drame comme elle a triomphé
dans la comédie, on n'en lira pas plus Ponsard, on ne l'en joiiera pas
davantage, mais on lui fera sa juste place dans l'histoire de la littéra-
ture contemporaine, et cette place sera siegulièrement honorable.
in.
Nous arrivons à M. Dérouléde et à la Moabite.^ (Test ici, par exemple,
que nous souhaiterions d'avoir sous les yeux un pur chef-d'œuvre, —
(1) Je ne parle, bien antanda, qae des tngédies qie Voltaire a composées pour la
seènei «t non pas des Guibres ou des Lois de Minos.
B&TVE UXTÉRAIRl. ^5f
B0a paft pouf mettre M. la miiiistre dfis beaia-artt et soa sous-^eoétaire
i'itatdans lear tort, Us y sOQt» et ce n'est paa d'hier, -- mû pour noue
jpyer encore plus latTgemeot k lears dépens. A« sorplos, on cmnOt
l'Ustoire : M. Déroulëde Ta raGQOtée liHHnime viMmem et spiritneUe^
neDt dans la courte préfiaoe qu'il a mise à ion drame. No» a'avons à
B0Q9 ecouper que da dnoao.
Soo prind^al et mortel défiaat^ e'est d'dCre un drame
-mais «a drame phaosophiqtte dont la thàao a viâM ^
diBslacoDcef^tkHidii poète leebafai de son iotrigae, desespetaonnagai
eldeaon milieu^ car nous n'avons aacoa préluda de doctrine contre le
dratte philosophique. Au contraire^ et neuscroyoas^à bannes enseignes,
qa'il n'est paa de darame durable qai ne contieoBe «ne leçon philoso^
^'que, allons plus loin et disons, qui ne renferme mi sens meta*
phjsiijpie. Seuiemeat^ il ne faui; pas mettre devaat ce qai doit marcher
derrière. Et Pœuvie sera certamement diSme, embarrassée^ dilHcite à
soÎTre si c'est la thèse qui tient le premier plan, dans la passée de
Paitear, et sous Tcaii du spectateur*
LaisMi un prôtre à Dieu pour qa*an Diea reste & rhomme*
Toate la pensée du drame est dans ce vers de belle et Gère allure •
Ccsi autour de cette pensée que M. Déroulède a construit son intrigue.
L'action se passe vers Tan 4003 avant Jésus-Christ, en Israël, sous les pre-
miers juges. Pourquoi M. Déroulède a choisi cette date et ce cadre, c'est
ce qu'on ne saurait dire. Objection de nulle valeur, si M. Déroulède,
frappé d'une situation dramatique rencontrée au hasard d'une lecture
de la Bible, n'avait rien voulu que mettre cette situation à la scène.
Objection grave, dès qu'il s'agissait de trouver pour une thèse le milieu
qui convient le mieux à son développement sous une forme drama-
tique. Et Ton ne voit pas de quoi servent ici les Hébreux..
Quoi qu'il en soit, il souffle un vent de révolte parmi les tribus cour-
bées sous la dure tyrannie du grand prêtre Sammgar. Le chef des
coQjuréa est le prophète Hélias. Seul, il serait impuissant à renverser
Sammgar, quand un secours inattendu lui vient de Misaël, fils de Samm*
gar. Misaël, enivré de l'amour d'une Moabite« qui joue dans le drame
le rôle d'un principe de dissolution et de crime, a fui le temple et
i^^^'ussé las supplications de sa mère« Il offre son concours à Hélias
9Qi l'accepte. Hélias ne rêvait rien de plus que de sépan^r le pouvoir
politique et religieux, réuni dans les mains du gr^od-prètre : Misaël
^ve la destruction, <— à son profit, — de toutft e^èce de («uvoir poli*
tiqœ et religieux. Il va sans dire que tous les conjurés applaudissent
i ses déclamations et qu'il devient le maître et l'àme du complot, sur
152 a£yc£ des deux mokoeSi
les ruines de Tautorité d'Hélias. Au moment de l'action une querelle
s'engage entre eux plus violenté, et le fils du grand-prâtre tue le pro-
phète. Cest sa propre maîtresse, Kozby, la Moabite, qui le dénonce. Il
y a ici quelque chose de vraiment psychologique et de bien observé,
qu'il nous semble qu'on n^a pas fait assez remarquer et de quoi noos
tenons bien plus de compte à M. Déroulède que de son dénoûmeat. Ce
brusque revirement de la Moabite n'est amené que par des raisons du
dedans, et la préparation en est toute psychologique. Elle dénonce son
amant parce qu'elle s'est aperçue, comme à l'éclair d'une seule réponse,
que s'il était entré dans le complot par amour, l'ambition l'avait mordu
depuis, et qu'elle ne tenait plus que la seconde place dans le cœur de
MisaêU Voilà qui n'est pas un ressort vulgaire; voilà qui est tiré des
véritables sources de l'émotion dramatique, et voilà ce qu'il y a de
mieux dans le drame de M. Déroulède. L'assassin, dénoncé, se rend au
temple pour y tenter la fortune de l'émeute. Soutenu par la multi-
tude, faisant front à la fois au grand-prêtre et à la Moabite, il demande
qu'une suprême épreuve juge entre son père et lui. Qu'on lui ouvre le
tabernacle et qu'on lui montre le Dieu qu'on y adore I Sammgar, déses-
péré, finit par y consentir.
Ah ! malheureux enfant, suis-moi dans ie saint lieu*
xisa£l.
Ah ! je meurt !..
EBSPHA.
MiaaiUI..
SAMMGAB.
Pries, il a tu Dieul
On a beaucoup admiré ce dénoùment. Je l'admirerais voloniiera aussi,
moi, si seulement je le comprenais. Mais quoi 1 que s'est-il passé dans
le tabernacle? Le Dieu de Jacob a-t-il foudroyé Mibaël? Alors c'est un
miracle, et M. Déroulède aurait oublié qu'il s'agissait ici de théâtre. Ou
bien le grand- prêtre Sammgar a-t-il porté lui-même la main sur son fils?
C'est plutôt ce qu'il- faut croire, mais alors nous connaissons depuis
longtemps le drame de M. Déroulède, — il avait pour titre au xvm* siècle
le Fanatisme, ou Mahomet le prophèu,— et l'arme que M.Déroulède avait
prétendu diriger contre l'incrédule et l'impie se retourne contre lui-môme.
Quoil mis en demeure de prouver sa foi, ce grand-prêtre en est réduit
HB?UE UTTÉRAIRE. A5S
à démontrer par le lâche assassinat de son propre fils la vérité de son
Dieal Mais n'est-ce pas le cas de répéter ici levers quMnspirait préci«-
sément à Lucrèce le souvenir du sacrifice d'Iphigénie :
Tantum relligio potuit suadere malonim?
Et comment M. Déroulède n'a-t-il pas vu que, si son dénoùment,
peut-être, méritait de produire quelque effet au théâtre, où le mouve-
ment sauve tour, il détruisait d'autre part son drame tout entier?
L&isaez un prôtre à Dieu pour qu'an Dieu reste à Phomm<^.
Je le veux bien, mais un prêtre qui soit un prôire et non pas le
ministre de Timpitoyable raison d'état. Assurément je ne suis pas homme
à demander d'un drame ce qu'il prouve, et c'est assez qu'il soit vrai-
ment un drame. Cependant vous conviendrez que, si Ton m'a promis
de me prouver quelque chose, j'ai le droit de discuter la justesse du
raisonnemeot et la force de la preuve. C'est ici le cas. Et puis, de toute
manière, j'ai le droit de demander qu'un drame finisse, et le dénoùment
de H. Déroulède n'est pas une fin, et le plus fâcheux, c'est qu'il a l'air
d'en être une.
Il y aurait d'ailleurs plus d'une remarque à faire sur les détails
de l'action. Les trois premiers actes sont languis^ans et confus. Telle
scène entre la maltresse et la mère de Misaël y est franchement odieuse.
Je n'aime guère encore le rôle d'un certain Zabulon qui traverse le drame
de loin en loin pour en égayer de ses plaisanteries l'intrigue sombre
et mystérieuse. M. Déroulède pourrait, sans nul incoiivénienr, renvoyer
tu drame romantique ces bouffons qui peuvent parfois faire rire, mais
qui ne sont pas à leur place dans une action vraiment tragique. Je
n'ai pas vu non plus clairement pour quelles raisons M. Déroulède avait
donné une fille à son prophète Hélias, et soudain à cette fille, un amour,
fort comme la mort, pour Misaël. Mais, pour ne pas les voir, je ne dis
pas qu'il n'ait eu ses raisons, et ici je n'insiste pas davantage. Le jeu
da théâtre est fécond en surprises. Beaucoup de choses échappent à la
lecture, que l'on aperçoit à la scène. Ne nous aventurons pas à discuter
la valeur scénique d'un drame qui n'a pas été représenté. Aussi bien la
valeur littéraire de la Moabite attire-t-elle d'autres observations.
11 y a de beaux vers dans le drame de M. Déroulède, bien faits, d'un
bel élan, d'une belle venue :
Dites-lui, front li?ide,
Bovehe baQ>atiante encor des longs sanglots
Ce qu'il me doit d*amoar pour prix de tant de maux.
45â RETiJE D» om MœmES.
M. Déroalède a parfois de cm grands vara, comme ce denuer, qm
s'élanceot vigonrensement d^an seul jeL U en a d'autres, oommi
ceux-ci :
Laissons tout et partons, trahis tout et suis- moi.
OU encore :
Des srines, en «eilàl des foras, Dflem les donna !
de ce style concis, agissant, sobre de mots empanachés, de métaphores
prétentieuses et d'images extraordinaires. C'est le bon style au théâtre.
Enfin il rencontre plus d'une fois des couplets d'une mâle et franche
éloquence :
Ile eut crié ven toi éa fond de leur teneur,
Bt UÂ dont les regards percent les dtendees,
Voyant leurs yenx ouTorts, Toyaot leors mains tendoee.
Ta les as retirés da gooifre de retrenr.
Aht si tout le drame était écrit dans la langue, et au ton, de ces quatre
vers! Hais, par malheur, ce qu'il y a de plus faible dans le drame
de M. Déroulède, c'en est la forme. Rien de plus facile que de relever
dans ces cinq actes de singulières négligences. Il n'en coûte pas plus au
poète de rimer par le même mot que de faire tout à coup rimer trois
vers ensemble, ou que de romfpre ailleurs la mesure et de terminer
inopinément une réplique quelconque par une cadence lyrique. Si
c^est un système, nous le croyons mauvais. Il augmenta à son grédaœ
les mots ou diminue selon sa convenance le nombre des syllabes :
Il n'a lien dit malgré œ que. Je disais,
Si M. Déroulède veut que ce vers ait douze syllabes, il a contre lui
l'eiemple universel Je crois, et voilk sans doute une césure étrangement
placée:
Il n*a rien dit maigri ce que Je disais...
Mais celui-ci certainement n'en a pas plus de onze :
Et ce renégat qai les entralae ttmsv
à moins que l'accent circonflexe ne prenne dans a entraîne » la valeur
d'un tréma sur Vi. Relèverai-je les fautes non pas contre la syntaxe,
que je ne prends pas en garde^ mais contre la langue? Elles fourmillent.
Je deviens flratemelle à rené Toir aiiali
«efflfblera du moins une iStrange façon de dire : h tous Toîr si re^pee*
loeoi poar mon père, il me senible que je suis rotre sœur. Mais,
QQ^e«t-«e qo« le deroir librearantuecomplîf
se sigoiSera jamais en bon français tpxe le d evoir n^esl -vrainvettt le
devoir qu'autant qu'il en coûte pour l'accomplir. Cest écrire en -vers à
trop bon compte I Giterai-]e maintenant teTs et tels vers étonnamment
prosaïques, ceux-ci, par exemple, que le poète a placés dans latironche
de son Zabulon, au commencement d*un acte?
L'abienoe d*aBa femme est une douce dioee.
Depiila hier fè me crois yenr. Je me vepoee.
fia ae peut pie tôojeim ûvatm évidemment»
Msle c*iMt bka ce gn'oa peut nommer un bon moment.
Demanderai-je encore à M. Déroulède comment, dans sa d^miôre scène,
«0 BH)meBt de la catastfO{die, il a pu laisser passer ce bout de dift-
SA'lllMAl.
msAfiL.
Âhl ffMt qiàê Juitemmi
etl»eeM fri>bBplièmB«i>8i c'est filen qui ment?
U second yers est beau, mais lliémisticbe que je souligne est du pmr
langage de la comédie.
Les détails ici ne sont pas des vétilles. le trouve en effet dans la
Moahite, s'il faut résumer le jugement en quatre mots, une exécution
de tous points aussi défectueuse que la conception fondamentale est,
je ne veux pas dire forte, — c'est assez de dire généreuse. D'où vient
cela? De ce que nos auteurs dramatiques choisiraient trop souvent des
sujets quMIs n'étaient pas de force à traiter? Peut-être. Ou de ce qu'ils
n'approfondiraient pas assez avant le sujet de leur choix, de ce qu'ils se
contenteraient trop aisément eux-mêmes, et de ce qu'ils ne dépenseraient
pas sur leur œuvre tout ce qu'il y faudrait de temps et de travail? Peut-
être encore. Mais plutôt, mais surtout de ce qu'ils sont aux prises avec
de certaines difficultés dont ils n'ont pas Tair eux-mêmes, pour la
plupart, de soupçonner l'importance. Ils mettent à la scène des senti-
mens qu'on y a mis vingt fois, ou des thèses, comme celles de M. Dérou-
j|56 UTUE DE8 DEUX 1I0RDE6.
J6de, vingt fois rebattues par lôs prosateurs ou les poètes de tous les
temps et de tous les pays. Nous ne les en blâmons pas, à Dieu ne plaise 1
11 y a des vérités communes qu'il ne faut pas se lasser de répéter, parce
que les hommes ne se lassent pas plus de les entendre'qu*ils ne se las-
sent de vivre et de voir la lumière du soleil. Le propre de quelques-uns
de nos plus grands écrivains, c'est l'expression de ces sortes de vérités.
le dis seulement que le danger est grand, en pareil cas, de tomber dans
le lieu-commun. Les expressions qui viennent naturellement sous la
plume, les développemens qui se présentent à l'esprit, les comparaisons
même et les métaphores qui s'offrent à Timagination, elles sont comme
démonétisées par le long usage. Qui de nous, un jour, une fois, ne s'en est
servi 7 Leur donner une formule nouvelle, hic optxs, hic labor est. Voilà
toute la difficulté. Elle est énorme. Les romantiques l'avaient tournée
jadis, on sait comment: en se faisant une loi de l'extravagance même, de
l'invraisemblable et du monstrueux. Ce fut le temps des brigands pleins
d'honneur, des courtisanes pleines de noblesse, des laquais pleins de
génie politique, le temps, Theureux temps des Hemani, des Marion
Delorme et des Ruy Blas! Ce qu'il survivra de ce théâtre, ce n'est pas
nous qui pouvons le savoir. Mais nous pouvons du moins affirmer qu'il
n'était pas dans la tradition du génie français. Nous voyons donc avec
plaisir, depuis quelques années, qu'on essaie de renouer la tradition
malencontreusement interrompue. Mais il faut que l'on sache bien
quelles difficultés on va rencontrer et qu'il n'y a rien de moins aisé qne
de dire d'une manière personnelle ce que tout le monde sait, sent et
pense. C'est le grand art, mais il faut se souvenir que c'est le grand
art, que la pente y est glissante vers le banal, que les sommets en sont
ardus. Il faut double travail à ceux qui se flattent d'y atteindre, k notre
avis, c'est ce que l'auteur de la Moabite oublie trop souvent. Il a plu-
sieurs qualités : elles ne sont pas encore siennes. Il manqued'originalité.
Qu'il ne la cherche pas à travers des conceptions aventureuses, et qu'il
continue de croire que la vérité vraie est de tous les pays et de tous les
temps. Mais qu'il tâche à la dire, cette vérité, d'une façon qui n'ap-
partienne qu'à lui. Et si jamais il y réussissait, sa part serait encore
assez belle.
F. BaulVETIÈRE.
■I
REVUE MUSICALE
Quelqu'un a dit que, si Rossini fût né avec la fortune de Meyerbeer,
il n'aurait jamais écrit que de la musique bouffe. Ma conviction est qu*il
n'aurait rien écrit du tout. Il faut cependant faire au naturel d'un indi*
vidu la part qui lui revient; celui-ci, comme prédestiné, tenait de son
tempérament sanguin la belle humeur, l'entrain, la jovialité sémillante,
ajoutez-y cette voix et ce talent de virtuose dont le ciel Pavait doué et
qui mettait au service d'un esprit fonoiërement comique et poussé par
instinct à la charge tout ce que l'art du solfège, si en honneur à cette
époque, lui venait fournir de festons et d'astragales. Ces fameux trilles,
ces roulades tant démodées n*ont jamais porté préjudice à ses opéras
bouffes, et même aujourd'hui, par ce beau temps de mélopée et de
paraphrase symphonique où nous vivons, vous ne demandez pas mieux
que d'y applaudir quand vous les rencontrez dans U Barbier, dans PItth
Henné à Alger, dans la Cenerentola. C'est seulement quand elles inter-
viennent dans le drame que ces efQorescences vous offusquent, et encore
qui donc voudrait les condamner sans retour et nier quMl y ait là un style
tris capable de se prêter à l'expression du sentiment, du pathétique?
Est-ce que, dans les divers ordres de l'architecture grecque, cette note
n'est pas représentée? Reprochons-nous à la colonne corinthienne ses fio<
ritures de feuilles d'acanthe? Pourquoi la tragédie lyrique n'aurait-elle
pas tout aussi bien son style orné? qui sait si le discrédit du genre ne
vient pas de ce que la tradition de Tinterpréter s'est perdue? Sans par-
ler des oratorios de HSndel, où les plus énergiques, les plus sublimes
sentimens de l'&me n'ont pas d'autre manière de s'exprimer, personne,
au temps de Garcia, ne se refusait à prendre au sérieux, au tragique, dans
OuUo, les roulades du grand duo du deuxième acte avec lago; et La-
blacbe, chantant Assur, faisait servir ces rythmes imagés à de surprenans
effets de terreur. Quoi qu'il en soit, c'est sur la partie dramatique du
répertoire bien autrement que sur les opéras bouffes, que le rococo
i68
semble avoir déjà mis sa patine , et la muse de Rossini, moitié vivante
et moitié trépassée, pourrait à ce propos se comparer à ces divlDités de
la fable, immortelles par un côté et caduques par Pautre.
Quel tort font aujourd'hui au Barbier les cavatines et les vocalises? En
dirions-nous autant d/OteUo^ qui cependant est de la même année? II y
eut d'ailleurs plus d'une raison h cet abus du style orné, et peut-être
bien qu'en étudiant chez Rossini le musicien de cette première période,
on gagnerait quelque chose à consulter la chronique de sa vie galante.
La cantatrice qui, de 1814 à 1823, régna souverainement à Naples, était
Isabelle Colbrand, dame de beauté par excellence, déjà maltresse du
cœur de l'imprésario Barbaja et dont le jeune et brillant vainqueur allait,
dès le début, subir le charihe. Talent de virtuose, voix légère ayant
passé fleur et ne connaissant en fait de drame que Tair de bravoure et
la broderie chromatique, Isabelle Golbrand imposa les grâces et les gen-
tillesses de sa physionomie à la musique de Rossini, et comme lei^ sujets
tragiques remportaient de beaucoup dans la faveur publique, il advint
que le musicien, préoccupé uniquement de complaire à sa maîtresse,
ne se fit point faute d'habiller et d'enguirlander Melpomène des mille
fanfreluches du carnaval de Venise. Mettons qu'à la place de cette Isa-
belle, Rossini eût rencontré une Pasta, qui nous dit que son génie n'eût
pas ai£ecté d'autres tendances et devancé l'heure de Guillaume TeU,
poussant davantage vers le grave et préférant l'or de Virgile an clin-
quant du Tasse, auquel il a'd que trop sacrifié? Tancréde et ntalierme
à Alger sont de la môoae veaue (1812), et noua venons de voir U Bar-
lier et OuUo naître ainsi côte à côle quatre ans plus tard (1816). Deux
frères du même lit, le joyeux Figaro et le terrible Maure, deux jumeaux
c'est à n'y pas croire et deux jumeaux qui se ressemblent ou tragedse-
ment par le brio, la verve et les joyc-usetés d'une inspiration intaris-
sable et qui, dans Oiello, n'a que le tort d'être hors de saison et de
oootiauer à badiner malgré Minerve : le procédé, l'habitude d'écrire
sur le premier texte venu tout ce qui lui moate à l'esprit, voilà le fléau ;
à Naples,'j:'est Barbaja qui l'entreprend au prix de huit cents francs par
mois, moyennant quoi il lui faudra produ ire au moins deux opéras par
ao, et d'engagement en engagiement, de contrat en contrat, les choses
iront de la sorte pendant toute la durée d^ la période italienne. Ayex
donc avec cela de la conscience et trouvex. le temps de mûrir vos oeu-
YFes, sans compter qua, la nature aidant, tous Lea plaisirs de la jeunesse
vous aoUiciient d'autre part. Supposons que le& droits d'auteur eussent
alors existé^ ces habitudes de la première heure, si funestes pour la
dignité de L'homme et le génie de Tactiate, auraient pu être évitées.
Mauvais travail que to travail à gages. En tuant Tiadèpendance, il sup-
priais l'effifftvar» le mieux.; pourquoi, se surveiller,, se coanûler et tant
y regarder de près lorsqu'il ne s^agit au demeurant que d'une besogae
aaMiz maJ payée Z Us qualités, lea défauts, tout est boa qui peataervir
BBTDB MUSICALE. 469
e(r688ervir; qu'importent lesingrédiens, Rosine, Améoalde, Desdenionai
Generentola, Otello, Bartolo, il n'y aura de changé que le plumage, le
ramage restera le même. L'abus prolongé d'un tel système devait finir
par décourager jusqu'à l'enthousiasme d'un Stendhal , et ce n'esc certes pas
pea dire : « On se dégoûte de Rossini, Rossini ne fail que se répéter, »
écrivait de Milan, et cela dès 1820, ce fanatique des fanatiques. Et coifr-
meat pouvait-il en être différemment avec un compositeur qui, boa a»
mal an, produisait ses trois ou quaire opéras et ccmunençait à se mettre à la
besogne quinze jours avant d'entrer en répétitions : eq>èce de cuisine
musicale enltyée à la minute et dans le coup de feu d'une existence dont
il ne faudrait point cependant trop s'exagérer les désordres? Vivre en
musicien, musice vivere^ signifiait au temps d'Horace mener joyeusement
la fête. Mettons que Rossini vivait en musicien et ne calomnions per-
sonne, pas même celte illustre princesse Borghèse, sceur du grand
empereur, la plus belle certainement, mais aussi la plus pernicieuse
des héroïnes de ce roman de jeunesse. Un livre, publié en Allemagne
il y a quelques années, contient sur Rossini d'intéressans détails bio*
graphiques et bien des traits d'où l'être moral ressort à son avantage.
L'auteur, M. Ferdinand Hiller, aujourd'hui maître de chapelle à Cologne
et fort connu du tout Paris d'alors, nous raconte le cygne de Pesaro tel
qu'il Ta vu et fréquenté à Trouville pendant une saison de bains. Ce
sont de simples notes transcrites en rentrant de la promenade, des
bouts de conversation souvent tronqués, mais dont la critique pourrait
s'éclairer. Empruntons et citons :
— Et qaand vos prodigieux succès vous seraient montés à la tête»
disais-je un jour au maestro, quoi d'étonnant à cela?
— Mes prodigieux succès I reprit Rossini en ébauchant un sourire ;
puis aussitôt redevenant sérieux : Sachez que ni le succès ni le fiasco
o*eurent jamais le don de me causer le moindre trouble, et cette pbh*
l08q)bîe me vint d'une impression de jeunesse que je n'ai depuis point
oubliée.
— Et cette impression^ peut-on la connaître ?
— Quelque temps avant de donner ma première opérette, j'assistai
ft Venise à la première représentation d'un ouvrage de Simon Mayr,
Simon Mayr était à cette époque le phénix de Tltalie ; il avait écrit pour
Venise pkîs de vingt opéras tous acclamés, et nonobstant le public le
Mta ce soir-4à comme le dernier des polissons. On ne se fait pas l'idée
d^me telle sauvagerie ; j'en étais confondu : insulter, vilipeader, apo*
fltropher de la sorte un homaie qui depuis des années se sacrifie à yw
plaisirs, et quMl suffise de quelques paoli qu'on paie en entrant pour
vous donner ce droit I C'est en vérité bien la peine de prendre à oœur
les jugemens du monde, et depuis j'ai toujours pratiqué rinditf^nce.
— Voushmême, i œ qu'on raconte, ils ne vous épargnèrent pas?
— Vous savez l'IiistOBre de la première représentation du BarUeri
A60 RBTUE DES DEUX MONDES»
une déroute étourdissante, un gigantesque charivari, et ce D*est pas
Tuoique fois,
— Quel dommage que les Italiens aient si complètement abandooDé
l'opéra bouffe I
— Dites les Napolitains; car eux surtout étaient nés pour ce genre
qui d'ailleurs exige plus de sentiment du théâtre que de grandes qaali-
tés musicales. Il faut reconnaître aussi que les chanteurs manqaeot.
Cette habituie journalière du poignard les rend impropres à se mou-
voir avec aisance et bonne grâce.
— Mais ce goHt désormais seul régnant en Italie du pathétique et du
tragique a-t-il une raison d'être et les événc mens politiques; seraient-
ils pour quelque chose ?
— Vous m'en demandez trop; ce que je sais, c'est qu'un bon opira
comique plaira toujours pourvu qu'il soit convenablement exécuté, n
Ceci pourrait se dire à propos de la reprise du Comte Ory, mais nous
n'y sommes pa<^ encore; continuons de feuilleter ces dialogues à bâtons
rompus.
a U[) jour, écrit M. Hiller, je le trouvai chantonnant du Beethoven.
— De quelle symphonie est-ce donc, cela? me demanda-t-il.
— De r Héroïque.
— Très bieni Quelle puissance et quelle flamme chez cet homme!
et ses sonates pour piano, quel incomparable trésor!.. Par momeos, il
m'arriv:rait de les placer plus haut que les symphonies ; il me semble
y voir plus d'inspiration. Avez-vous connu Beethoven ?
— Je l'ai vu, mais quelques semaines avant sa mort, et j'étais alors
tout enfant.
— Pendant mon séjour à Vienne, reprit Rossini, je me fis présenter
à lui par le vieux Garpani ; malheureusement sa surdité et ma complète
ignorance de la langue allemande rendaient impossible toute conver-
sation. Au moins ai-je eu la satisfaction de le voir. Et votre Weber,
encore un fier compère que vous avez là! Gomme il s'entend aux sono-
rités de l'orchestre! A-t-il jamais écrit des symphonies?
— Il l'a tenté, mais sans que l'essai fût des plus heureux. En revanchei
ses ouvertures comptent chez nous parmi les plus brillans morceaux
d'orchestre à fi^'urer dans un concert.
— Et vous avez raison, quoique je n'approuve pas cette manière de
produire dans une ouverture ses plus beaux motifs et de les déBorer
gratuitement, puisqu'il est impossible de saisir d'avance leurs rapports
avec le drame. Mais il avait de si merveilleuses idées, ce Weber! Avei-
vous présente à la mémoire la marche de son concerto pour piano et
clarinettes 7
Rossini se mit à chanter la marche, puis continuant :
— Pauvre Weber ! il vint me voir en traversant Paris pour se rendre
à Londres; il avait l'air si affaibli, si souffrant, que je ne pouvais m'ex-
BEVUE MUSICALE. A61
pliqaer qu'il entreprit dans cet état un pareil voyage. Il espérait, me
dit-il, gagner par là quelque argent pour sa famille. Hélas I mieux eût
valu qu'il se conservât pour elle. La manière dont il m'aborda vous eût
bit rire ; c'était vraiment comique.
— Comment cela, maître?
<- II paraît que Weber m'avait fort attaqué dans les journaux et sur-
tout au sujet de Tancredi^ impitoyablement malmené par lui. C'était
assez pour qu'il n'osât se présenter et m'envoyât demander comment
je le recevrais, ne se doutant pas de l'émotion glorieuse que j'eusse
éprouvée, moi, gamin de vingt ans, si pendant que j'écrivais Tancredi
j'avais pu supposer qu'un étranger de ce talent et de cette importance
s'occuperait de mes barbouillages.
—.M'est avis, répliquai-je, que les articles de journaux ne vous ont
jamais empoché de dormir?
— Assurément non. Que n'a-t-on pas écrit contre moi lors de mon
arrivée à Paris, ju<^qu'à des pamphlets et des vaudevilles où je Ggurais
on personnage grotesque : M. Crescendo, M. Vacarmini ! Le vieux Ber-
ton, de l'Institut, me chansonnait; les bons confrères me représentaient
comme une pauvre clarinette à bout de souffle; ce n'était pas les portes
de l'Opéra qu'il fallait m'ouvrir, c'était celles des Invalides ; mais bah I
je n'eu suis pas morti Une chose m'a toujours chagriné pourtant; je
veux parier de cette multitude d'anecdotes et d'historiettes plus ou
moins scandaleuses répandues sur mon compte, à commencer par la
romanesque biographie dont ce fou de Stendhal m'a gratifié et qui ne
contient pas un mot de vrai. Qu'y faire? Se résigner; on s'habitue à
tout. »
Autre part, mis en demeure de s'expliquer sur son abdication préma-
turée, cet homme qui, à trente-sept ans, quittait le monde du théâtre
après avoir déposé chez la concierge la partition de Guillaume TeU en
manière de carte, P. P. C, répond à son interlocuteur :
« Que voulez-vous? l'occasion ne s'est pas offerte, et d'ailleurs les
circonstances m'eussent empêché dé la saisir. Dieu sait que je me suis
toujours montré d'humeur facile envers les librettistes! En Italie, il ne
m'est pas une seule fois arrivé d'avoir un texte complet entre mes mains.
'e composais mes introluctions avant que les paroles des morceaux
qui devaient suivre fussent écrites. Et quels poètes dramatiques I des
sens capables de rimer une cavatine, mais qui n'entendaient rien aux
exigences de la musique , si bien que c'était à moi de leur venir en
aidel
— Mais à Paris, quand vous n'aviez au contraire que le choix des
SQjets et des collaborateurs* quelle excuse nous donnerez-vous? Je m'é-
tonne que vous n'ayez jamais eu l'idée de toucher à FausL
— C'est ce qui vous trompe; cette idée m'a longtemps préoccupé.
Nous avions même avec Jouy comploté tout un vaste scénario d'après
402 beyhe bbs bect M{ffn>BS.
Goethe. A cette époque, Faust accaparait tous les osprhs; c^taH une
fureur, dieque Aéàtre voulait avoir le sien ; oela me Qt bésiter; sunriot
alors la révoiation de juillet, ropëra cessa d^appartenir à la liste civile
pour passer aux mains d'un entrepreneur particulier, ma mère était
morte en Italie, et mon père, qui ne comprenait pas un mot 4e fran^is,
trouvait le séjour de Paris de|riu8 en plus insupportable; je rompis donc
le traité aux termes duquel je m'étais engagé à donner encore quatre
grands ouvrages, préférant me retirer tranquillement dans num pays
et mettre mon vieux père à néme de jouir comme il rentendait de ses
dernières années. J'étais loin de ma pauvre mère quand j*eus le mal-
heur de la perdre, et je ne voulais pas voir un pareil chagrin se renou-
veler. ))
Revenons au Rossini des années d'apprentissage et de dissipation; la
situation réclamait énergiquement un législateur quelconque du Par-
nasse, un Gluck ou un Mozart, par exemple, qui, selon les préceptes
de Despréaux, serait venu enseigner à ce dilapidateur de ses propres
ressources Tart de faire difficilement de la musique facile. Sooveiit
en pareil cas un simple changement d'air réunit. Rossini vint à
Paris tenter la cure, et tout de suite l'influence du climat se fit sen-
tir : quelques visites dans nos théâtres, six semaines de flânerie sur
les boulevards et de conversation avec nos artistes, il n'en fallait pas
davantage pour mettre au courant de nos mœurs littéraires, politfques
et musicales l'aimable ironiste qu'on appelait alors : le cygne dePesaro,
et si ridée d'une transformation complète ne l'entreprit point, du moins
pensa-c-il qu'une certaine évolution dans sa manière s'imposait inévi-
tablement; le grand dupeur espérait encore cependant se tirer d'af-
faire à Ixm marché et contenter les Parisiens en leur donnant, au liea
de oeuf, divers remaniemens d'anciens ouvrages. C'est ainsi que Ma(h
metto devint le Siège de Corinthe et que de Mosh sortit Mmse. Rossini
n'avait pas été longtemps sans se rendre compte de l'action que le pas-
sage d'un maître tel que Gluck avait exercée sur notre scène, an
simple coup d'œii avait suffi pour le convaincre que ce dont (es Italiens
s'accommodaient encore ne conviendrait point k des Français, et qu^
lui fallait rompre avec on ordre de compositions décidément trop en
diahors de nos usages. Le jovial sceptique, amené à faire son examea
de conscience, reconnut ses fautes et recula devant une tentative d'im-
portation d'autant plus périHeuse qull s'agissait d'un système éé>à
smanné de l'autre côté des Alpes et se rattachant à la tradition do
vieil operchseria, où les femmes à voix de contralto chantent des rAles
héroïques comme Arsaoe et Tancrède. Averti par son observation, et
connaissant mieux les Français, il prit donc mesure sur leur goût, pei-
gnit à fresque les grands ensembles du Sihge de Corinthe et souffla sor
M€S$B l'esprit de grandeur, de majesté sacrée, tout cet éternel soten-
Ml, Bièli aux divines grâces raciviennes qu'on y respire et qui ^
BBTUS MOSIGALK. M9
tiogae la partition écrite pour notre Académie loyale en 1823 d& celle
composée à Naples pour San Carlo en 1818.
Ce fut rheure psychologique où k Comte Ory vint au monde.
On voulait un ouvrage en deux actes à placer devant un ballet.
Scribe, expert déjà dans l'art tant pratiqué depuis de tirer d'un môme
sac plusieurs moutures, profita de Toccasioa pour retourner en opéra
in vieux vaudeville fabriqué de oompagme avec Poirson sur rancien
U)Iiau. Admirable malière à mettre non pas en vers latins, mais en
cavatines! Car, ne nois y trampona pas, nous n'en sommes toujours
qu'au vieux-neuf : librettistes et muskiensy c'est k qui ravaudera le
mieox, les uns recousant et rapiéçant leur texte, l'autre s'ingéniant
à faire resservir divers morceaux insérés dans ui à-propos de ciroon-^
stance en l'hooneur du sacre de Charles X, et représenté aux italiens
aoQS le titre du Voyage à R&inxs.
SaisiroDS-nous cette occasion de cataloguer ici les morceaux qui,
qiràs avoir dûment servi dans il Yiaggio a Reims, furent appelés à faire
aussi Tomement du nouvel ouvrage? Tani d'autres se sont chargés de
œ soin qu'il nous est permis de nous récuser. On s^est môme souvent
extasié sur la singulière élasticité de cette musique capable de se prô^
ter à l'expression des parole les plus diverses; on a cité Pair de Raim«-
bault au deuxième acte, lequel, dans le Voyage à Reims, avait eu pour
programme de raconter au partem ia prise du Trocadéro et qui, dans
k Comte Ory, se contente d'inventorier et de céléix-er la cave du. sire
de Farmoutiers, et pour la centième fois est revenue sur le tapis l'éter-
nelle querelle intentée aux Italiens de ne tenir aucun compte du texte
et délaisser aux seuls Allemands le médite de respecter le sentiment
dramatique. Or, voyez le plaisant de l'histoire : personne n'a plus que
Gluck encouru ce reproche; Gluck, Thomme des préceptes et des pré-
àtts, l'archiprètre de (a déclamation pure et sisaple, le grand ancêtre
da wagnérisme, ne s'est jamais fait faute de romiNre avec sa doctrine et
d'emprunter à telle de ses partitions un morceau dont il retourne le
texte avec la désinvolture qu'un Rossini ou qu'un Auber met à cette
besogne; utilisant la môme musique en des situtaiioDS non-seulement
différentes, mais souvent complètement opposées* Le fatneux air : (i 0
Dilheureuse IpUgéniel a qui depuis près d'an siècle émeut l'entlioa-
sâsme des amateurs de la musique d'expression, cçt air typique n'est
«ztre chose qu'un cliaiit déjà employé dans un de ses nombreux opéras
italiens {Ut Clemmza di Tito)^ à une époqwe où, n'ayanl pas encore
inventé son sj^^tème, il cherchadt sbmplensend à faire de la mélodie sam
j réussir toupurs»
J%i perdu m<m finrydice
Rien a'égale mai maUMorl
i|6A RETUE DES DECX MONDES.
Sublime élancement da désespoir, dernier terme du pathétiqael
Maintenant, essayez de changer les paroles ; dites :
Pai tronyé mon EaryâicOf
Rien n*égale mon bonheor.
r
Et la voix, r&me d'un grand chanteur aidant, il n'en faudra pas davan-
tage pour convertir la plainte en cri de joie, ce qui prouve qu*oa ne
doit user de la théorie qu'avec une eztrôme discrétion, et qu'en musique
il n'y a de vrai beau q ue le beau spécifiquement musical.
Il n'importe, c'est encore un bien joli chef-d'œuvre que ce Comte Ory;
quelque chose de vif, d'enlevé, de brillant, qu'il faudrait classer entre
le Barbier et Cenerentola, en ayant soin pourtant de faire cette réserve
à l'avantage du Barbier que, si lorsqu'on les considère^ au seul point de
vue musical, les morceaux des trois partitions vous semblent d'une
égale valeur, Tunique Barbier se recommande par cette homogénéité
de contexture et ce je ne sais quoi de jaillissant, de fulgurant, d'in-
conscient, qui dans les lettres et dans l'art caractérise les naissances
prédestinées; mais, je le répète, il s'agit là d'une exception, et Pim-
munité que vous accordez au Barbier, emporté que vous êtes dans ce
tourbillon de génie, ne saurait s'étendre sur tout le reste de ce pre-
mier répertoire; c'est élégant, pimpant, éblouissant de verve et d'es-
prit, mais l'émotion manque. Qu'il s'agisse d'un conte de fées, comme
dans Cenerentola, ou d'un fabliau, comme dans îe Comte Ory, l'au-
teur ne se met pas en peine de réfléchir au caractère du sujet, et sur
ce terrain de la vérité dramatique, tel de nos petits maîtres français
le battrait. Nicole Isouard n'était certes pas un musicien qui se puisse
comparer à Rossini, ce qui ne l'empêobe pas d'avoir écrit un opéra de
Cendrillon, qui, pour le sentiment, la grâce touchante, le naïf, l'emporte
de beaucoup sur cette fameuse Cenerentola, si ondoyante et si dispa-
rate, dont les habits prêchent misère, tandis que[les perles et les dia-
mans lui sortent de la bouche*
J'en dirai autant du Comte Ory, ce fabliau du xiv* siècle, traité en
anecdote par deux hommes d'esprit du xn*. Au moins cet excellent
Etienne, de l'Académie française, prenait-il encore au sérieux son conte
bleu, tandis que Scribe, comme s'il eût flairé d'avance le nonchaloir
de son gouailleur d'Italien, se contente de lui fournir une grivoiserie
chevaleresque en style de la restauration. Ce coquin de jouvenceau,
qui, tandis que tous les paladins sont à la croisade, imagine de joaer
au bon ermite, distribuant aux portes du château ses consultations et
ses patenôtres sans que personne le reconnaisse, ni la noble dame
dont son cœur est épris, ni même son propre page, ce gouverneur
taillé sur le patron d'un précepteur de vaudeville, multipliant par voie
RBVUE MUSICALE. &65
et par chemin ses remontrances et craignant toujours de perdre ses
appointemens :
Si votre père apprend cette foUe,
Ma place me sera ravie !
Ce maître ivrogne allant aux informations dans les caves du manoir
et y découvrant parmi les cruches et lés dames-jeannes le Cham-
pagne mousseux de la veuve Qicquot :
Là frémit le Champagne,
Du joug impatient I
Est-ce assez renversant, assez Scribe, assez complet comme garniture '
de cheminée! Nous avons eu au premier acte le capucin de baromètre,
voici venir au dénoûment le chevalier français à colloquer sur la pen-
dule!
Eh bien ! la musique est un art si accommodant que même tout ce
poncif ne la découragera pas. Il y a là deux notes qui prédominent : la
note bachique et la note chevaleresque, du Rabelais et du Spontini. On
met en campagne le chœur des buveurs, on fait sonner haut les clai-
roDs, et la position est enlevée. 11 va sans dire que les morceaux de con-
cert et les formules à Titalienne continuent à surabonder ; les roulades
et les vocalises sont les fleurs de cette culture ; à l'exemple du lierre,
elles meurent où elles s'attachent et trop souvent elles font mourir
rarbre.môme, mais que d*épanouissemens exquis dans ce parasitisme,
et qu'est-ce après tout qu'une série de trilles à traverser quand il s'a-
git d'atteindre à ce trio du deuxième acte : une merveille de style, dMn-
strumentation et de science du théâtre 7 La scène, très risquée, prétait
du pittoresque, seulement il y fallait un pinceau délicat, et notre Italien
n'était pas homme à se laisser sur ce point prendre en faute. — Il fait
nuit, le comte, sans se douter que sa ruse est éventée, rôde à tâtons
par la chambre, tandis que la jolie châtelaine, aux bras du jeune
page, s'amuse à se gausser de lui. — Impossible de rien imaginer de
plus achevé que ce morceau qui débute par une phrase délicieuse dont
Torchestre mystérieux, estompé, accompagne la voluptueuse langueur,
çul se poursuit, s'accélère, se passionne en dialogue et se termine par un
flamboyant allegro à Titalienne que chacun des personnages vient
redire à son tour. Quelle finesse de touche en ce petit chef-d'œuvre 1
que cela est vivant, bien à sa place et bien campé I Vous pensez à la
fois à fioccace et à Mozart. La seule intention de rétablir dans son
juste encadrement un si rare tableau suffirait pour motiver cette reprise;
de tels bijoux ne doivent pas disparaître. Chose curieuse pourtant que
k Comte Ory, l'un des plus charmans opéras du répertoire CQmique de
tom luL — ISSO. 3C
h66 ABYtJË DES DEOX MONDES •
Rossiûi,fût à ce point oublié 1 L'Allemagne môme, cette archiviste ordi-
naire de nos grands et petits chefs-d'œuvre tombés en déshérence, TAl-
lemagae elle-même n'en avait guère, que je sache, conservé qu'un
morceau, le chœur d'hommes sans accompagnement, qui se chante
encore dans les festivals.
11 se peut néanmoins que, par le temps qui court, cette reprise ne plaise
pas à tout le monde ; vous allez voir nombre de gens ressusciter à cette
occasion la querelle des anciens et des modernes. Voilà un directeur qui
s'aperçoit que le public se fatigue d'entendre toujours la même chose
et qui, jaloux de varier ses spectacles, invente d'exhumer du passé
divers ouvrages en deux actes à représenter avant un ballet; il pense
en outre que ce sera une manière de détente pour sa troupe de plus
en plus haut montée sur le cothurne et que ses chanteurs ordinaires
ne pourraient que gagner à se livrer de temps en temps à certaine
gymnastique où la voix s'assouplit, à faire en un mot ce que faisaient
jadis des artistes comme Nourrit et Levasseur. II semble qu'un raison-
nement si simple devrait être approuvé de tous. Nullement; au lieu de
Voir là un de ces essais d'importance secondaire, qui même alors
qu'ils ne réussiraient qu'à moitié, Seraient encore d'une administration
intelligente, on s'efforce de passionner le débat, on crie à la réaction,
à l'abomination :
lAM femmes, les maris me prendront aut cheveux*
Pomr trois oa quatre contes biens,
Voyei un peu la beUe affaire!
Ohl la mesure et la proportion, qui donc nous les edseignera 7 On
nous répète : a Cest petit, cela n*emplit pas la salle ! » Guillaume Tell
assurément porte plus haut et plus loin, mais Guillaume Tell n'est peut-
être pas ce que l'on appelle, en argot de théâtre, un lever de rideau; si
par grand scandale, il arriva que l'un des actes du chef-d'œuvre servit à
cet emploi, les amputations de ce genre ne sont, Dieu merci, plus à
redouter sous lé règne de M» Vaucorbeil. Passons-lui donc, en faveur
des balletd du présent, ces aimables badinages d'autrefois et disons-
nous qu^il sera toujotirs asses temps de revenir à Popéra psychologique.
Rien de cela d'aiUears n^arriverait si le répertoire était maintenu en
équilibre ; il aurait fallu pour bien faii^ que les petits ouvrages n'eus-
sent jamais disparu de l'affiche ; mais, que voulez-vous 7 On laisse U
Comte Ory dormir quinze ans pendant lesquels le grandiose et le solen-
hel font rage, puis, un beau soif, on le ramène avec un certain fracas
devant le public, qui prend cela pour une Nouveauté et trouve que c'est
démodé. C'est Thistoire de M. Perriii usant de longues veilles à remon-
ter Turtarét. Ces choses-là ne doivent pas être reprises, elles sont i
demeure du répertoire ; voua les avez jouées le mois dernier, vous
les jouereat demain. Â merveille I nul ne songe alors i les réviser.
afiTUB musigalbj A67
i les vouloir au ifoint. L'impresaion» quelle qa^olle soiti rtsto p«-
sonaelle* Vous sortes de là satisfait ou mécontent sans que l'œuvre
désormais classée en recueille profit ni perte. Mais qu'il s'agisse â'u^e
de ces reprises carillonnées» auasitdt la question se généralisoi la (Us-
cassion s'échauffe ; la grande armée de la critique arrive en masse,
loota la critique» enteodei-voua bien, «— toute la lyrei -^ et chacun
d'emprunter la massue d'UereuIe pour courir sus au joyeux papillon
né d'une fraîche matinée de printemps et qui n'a pas même l'excuse
d'être un symbole •
Quaut & l'exécution du Comte Ory^ nous pourrions pendant que nous
sommes daus la mythologie recourir au procédé de Simonide et nous
sortir d'eaJ)arras en glorifiant les dieux. Nous dirions ce que fureot
Nourrit» Lcvasseur et M»"" Damoreau dans ces rôles du jeune comte,
dQ précepteur, de la châtelaine : Nourrit la grftce, l'esprit^ l'allégresse
élégante e) familière; Lcvasseur» le chanteur et le comédien impecca-
bles; M'^ Unti^Damoreaui la musique môme } tous les trois se plai-
sant aux difficultés de leurs rôles et s'en faisant ua jeu au lendemain
des jp*andes soirées dramatiques de Moïse et de Robert le Diable, heu-
reux artistes nés sous une double étoile triomphante. Gluck leur avait
enseigaé s^ grands principes, TlUlie leur insufilait ses dons les plus
rares; tout émus encore des passions tragiquesi il leur suffisait de
voir seiniiUer des vocalises pour se souv^ir et nous convaincre tous
qu'ils étaient aussi des virtuoses 1 Au^ourd'huif cette tradition n'existe
plasy et nous aurions mauvaise grâce à venir reprocher aux interprètes
actuels de Rossini de» ne la point savok* continuer. Exclusivement voués
à la déclamationi le demi-caract&re leur échappe^ ils n'ont rien de ce
surcroît, de ce vires in passe que leurs devanciers tenaient d'une édu-
cation» je dirais presque d'une civilisation mieux ordonnée^ où la cul-*
tore italienne avait ausà sa part ; ils appuient et ne glissent pas, et tous,
à commancer par M"" Daram^ la plus vaillante« ont l'air de oroire
qu'il n'y a là qu'une question de trilles et de points d'orgue; c'est se
méprendre : il y a là une question de style. l.a grande erreur du com-
mun des chanteurs, comme de certains critiquesi consiste à n'examiner
que les surfaces. Dire que le gosier doive être rompu aux vocalises, oui
sans doute, mais on ignore trop que ces points d'orgue et ces traits ont
un accent, qu'ils constituent un véritable style ; presser ou ralentir
selon l'expression, se mouvoir librement à travers les mille festons dont
s'enguirlande cette architectarci art délicat» précieux, des Cinti^Damo-
reau, des Sontag, des Frezzolini, et dont ne nous donne aucune idée
tOQt ce chromatique nerveux que nous entendons I Balzac, dans une
nouvelle vénitienne (Massimilla Dohi), a pris à partie la roulade et
d'un trait en a défini la prismatique destination et donné en quelque
H)rte la physiologie avec cette verve enflammée, ce brio, cette compé-
tence infuse propre à tous les grands esprits de cette puissante généra*
A68 ABVUB DB8 DEUX MONDES.
tion i a La roulade est laL plus haute expression *de Tart, c'est l'ara-
besque qui orne le plus bel appartement du logis; un peu moins, il n'y
a rien; un peu plus, tout est confus ; chargée de réveiller dans votre
ftmë mille idées endormies* elle s'élance, elle traverse Fespace en
semant dans Tair ses germes qui, ramassés par les oreilles, fleurissent
au fond du cœur. Croyez-moi, en faisant sa Sainte Cécik, Raphaël a
donné la priorité à la musique sur la poésie, il a raison : la musique
s'adresse au cœur, tandis que les écrits ne s^adressent qu'à riotelli-
gence ; elle communique immédiatement ses idées à la manière des
parfums : la voix du chanteur vient frapper en nous, non pas la
pensée, non pas le souvenir de nos félicités, mais les élémens de la
pensée, et fait mouvoir les principes mêmes de la sensation... le ne
mourrai donc pas sans avoir entendu des roulades exécutées comme
j'en ai souvent écouté dans certains songes, au réveil desquels il me
semblait voir voltiger les sons dans les airs? »
11 convient néanmoins de savoir gré aux artistes de leur bonne volonté;
étant donné un directeur sensible à totitesles vibrations, la tentative s'im-
posait d'elle-même; elle a réussi suffisamment pour encourager tout le
monde, et les choses n'en iront que mieux à la prochaine expérience. Ces
études journalières d'un récent passé qui, même au dire de ses dé(ra^
teurs, ne fut cependant point sans gloire, ne peuvent que profiter à
l'heure présente et ce serait déjà beaucoup d'y apprendre que crier n'est
pas chanter; à ce compte, un retour vers la danse vaudrait à la musique
mainte aubaine; à chaque ballet nouveau, renaîtrait un ancien opéra :
« Je vous passe vos pirouettes à condition que vous me passerez mes
vocalises,» et comme il y aurait encore des mécontens, on remonterait
pour eux le Roi de Lahare.
Il se trouve que, par fortune, TOpéra représente aussi en ce moment
Guillaume Tell, et j'invite les amateurs à ne pas négliger cette occasion
d'aller mesurer sur place le pas du géant. Je doute qu'il existe dans
l'histoire de la musique un seul exemple d'une si imposante évolution:
après quarante ouvrages dont la renommée a promené les mélodies
dans tous les coins du monde, passer d'un coup, de l'improvisation
légère et brillante qui a produit le Comte Ory à ce que la concepûon
de l'opéra moderne a de plus sérieux, de plus réfléchi, de plus bant,
sortir des crescendos, des triolets stéréotypés, des cadences à la mode,
des airs de bravoure con perltchini^ pour entrer de plain-pied dans le
caractère et la vérité du drame, j'appelle cela faire œuvre qui daie.
Libre à chacun d'y aller voir et de comparer pendant qu'on nous donne
aujourd'hui le Comte Ory et Guillaume TeU dans la même semaine.
Musset disait : « Un spectacle dans un fauteuil, » nous dirions voIOQ^
tiers : Un cours de littérature musicale dans une stalle d'orchestre*
F. DE Lageitevais*
'4
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
U novembre iSSO.
Les choses vont étrangement en ce inonde et surtout dans notre
pays. Elles ont pour le moment cela de particulier que ce qu'il y a de
sérieux n'exclut pas un certain comique et que le ridicule de certaines
scènes, qui ne laisse pas d'éveiller quelque galté, ne suflSt point à pal-
lier ce qu'il y a de profondément inquiétant dans tout ce qui se passe.
Cest par instans à la fois risible et triste. Les affaires du monde, dit-on
souvent pour se consoler, ont de tout temps marché ainsi, mêlant le
plaisant au sévère. C'est possible ; il ne faudrait pourtant pas abuser du
genre. La politique, on en conviendra, s'accommoderait de ne pas res-
sembler tour à tour à un mélodrame ou à un vaudeville, d'être tout
simplement une œuvre do raison parlant à la raison. Cette œuvre de
la raison calme, impartiale et libre, c'est malheureusement, à ce qu'il
parait, ce qu'il y a de plus difficile, et dans tous les cas ni les prélimi-
naires de la session qui vient de s'ouvrir, ni les premiers actes parle-
mentaires qui datent d'hier ne semblent, à coup sûr, rentrer dans ce
programme d'une politique de bon sens dont la France serait vraisem-
blablement disposée à se contenter. Des agitations bravées sans néces-
sité et sans profit, des incidens presque burlesques de plus d'un genre
traversant les situations les plus graves, des pouvoirs oscillant entre les
violences et les faiblesses, des incohérences de parti, une crise minis-
térielle née de malentendus, dénouée ou conjurée par des explications
qni n'expliquent rien, c'est en vérité pour le moment l'édiOant résumé
de nos affaires. Et c'est ainsi qu'on travaille à la fondation d'un régime,
— qui serait bien heureux, on l'avouera, s'il n'avait contre lui que ses
adversaires.
&70 REVUS DS8 DEUX KONDBSt
Le parlement s*est donc retrouvé en session il y a quelques jours au
Luxembourg et au Palais - Bourbon. 11 s'est réuni sous l'impressioa
encore chaude de cette campagne que le ministère vient de poursuivre
contre tous les couvens de France et par laquelle M. le président du
conseil a cru s'assurer d'avance une majorité, dominer ou neutraliser
les hostilités dont il se savait l'objet dans certaines fractions républi-
caines. C'est sous le pavillon de l'exécution des décrets que le ministère
s'est présenté aux chambres, avec une déclaration dont le premier mot est
la glorification sans réserve de ce qu'il vient d'accomplir et dont le dernier
mot est un appel à la confiance du parlement. Sauf cela, cette décla-
ration ministérielle par elle-même, à vrai dire, n'a rien de particuliè-
rement original. Elle ressemble à tous les programmes; elle a la pré-
tention de tracer à la chambre des députés un itinéraire législatif pour
arriver sans trop d'encombre aux élections de Tannée prochaine. Elle
délaie chemin faisant, dans une langue douteuse, un certain nombre de
banalités qui ont déjà servi plus d'une fois. En réalité, la partie essen-
tielle, calculée, de la déclaration est dans la préface et dans la con-
clusion. L^ préface ou l'introduction, c'est le témoignage de satisfaction
(jue le gpuvernement se décerne à lui-même pour sa brillante cam-
pagne admipistrative contre les communautés religieuses. La cpaclu-
sipn, c'est cettç sorte de piise eu demeure adressée au parlement par
un ministère déclarant qu*il n'accepte pas un concours de comptai*
sance, qu'il ne veut être ni s^bi ni toléré, qu'i) ne saurai; (( 3e conten-
ter 4'uae confiance ppparente et 4'upe approbatiQU précaire, p CTétdit
as?e? fier, (Taqtant plus qu'en présentant ^m m programme, Mr le
président du cfingei! yepijï de parler Rveç gu^lq'uQ dâdaio dç ces
(| ffî.eQifSPtes »nl)i(}9y< fit rstQoUjissRS qui tQHpbeQt k tout laas rleo
rj^oydrei » C9I» ilUU droit & qufiiqusi râpublictloa 48 U dunbra
^ul 90t proBOBsi ràotaDum «n pmloce sei dUçeun « ntiotimoi »
ftmqueli 1» obif du Mbiast &iialt allutimi*
Qa'iUiMl arrivé fl«p»adAntf K pelM la d^i^trAitoa da gauvanmiat
vaodii-iHd d^éur^ Imi tout 3*«st gÛA subitemaat, «t la « coocour» réialu »
deuigadé à la cbombr» a paru aiogulièremept cantprofflis, U ministère
n'av»U-U dooc pas fait aâ»ex ave^ TeiM^utiou de s^ décret? N'a-i-il
pa3 doani asses d« gagea de sa bouoe volonté? M. U président du con*
aeij e^t-il décidément peu eo faveur auprès de certains groupes de la
chambre qui aoot pourtant, eux aussi, de la majorité républicaine? U y
avait bieo> paraU-U^ quelque chose, puisque la discorde a éclaté à la
première oocaaion, séance teaante» à propos d'une simple question
d'ordre du }Q\xrp Is cbef du cabinet a tenu à mettre au premier rang,
dans les discuaaioiisi proebaîfies, les lois sur l'enseignemeati une frac-
tion de la chambre a voulu la première place pour la loi de réorgaai-
sation judiciaire, pour ce qu'on appelle par un euphémisme la réforme
REVUE. — CHRONIQUE. &71
de la magistrature. Le scrutin a mis le gouvernement en minorité, et,
du coup, M, le président du conseil s'est cru obligé d'annoncer fière-
ment la retraite du cabinet. Il n'y avait pas trois heures que le parle-
ment avait repris sa session, il n'y avait pas une heure que la déclaration
da gouvernement venait d'être luOi le ministère avait déjà essuyé un
échec.
Était-ce simplement, comme on Ta dit, l'effet d'un malentendu, d'une
surprise? Ce n^était point évidemment un malentendu, autant qu'on a
bien voulu le dire« puisque M. le président du conseil n'ignorait pas
les intentions d'une partie de la chambre qui lui avaient été communi-
quées, puisque le vote avait été précédé d'un débat contradictoire. En
réalité, les uns se sont donné avec empressement le plaisir d'iofliger
au cabinet une mésaventure ; les autres, sans s'être précisément pro»
noocés contre lui, n'ont pas éprouvé un besoin démesuré de lui épar-
gner l'enoui d'un mécompte, et le vote a décidé. Comment sortir
cependant de cette confusion où venait de se laisser tomber ua minis-
tère qui, après tout, ne demandait pas mieux que de se relever et de
rester? Il fallait d'abord absolument qu'il y eût eu un malentendu. Un
député obligeant de la majorité, H. Louis Legrand, s'est dévoué pour le
prouver, pour éclaircir le mystère, pour offrir enfin au chef du cabinet
Toccasion d'une revendre de scrutin par un de ces votes de confiance
qui sont l'éternelle ressource des pouvoirs en détresse, et c'est ici vrai-
ment que tout e son prix. M. Louis Legrand s'est expliqué, M. le ppési-
deot du conseil s'^t expliqué, M. Clemenceau, M. Naquet, M. Floquet*
se sont ei(pliqués. Tout le monde s'est expliqué, tout le monde a de*
maQ4é« a appelé la lumière, et, par le fait, de toutes ces explioations, il
Q'a jailli sérieusemeat aucune lumière, Le ministère a en son vote, il
I pa reiteri mais oq n'a pis vu plus olair dans sa situation pas plus
qas daos la coofuston des partisi Après o«tta discussion luminsusi, on
I été à pau prte aussi avanoé qu^on Pétait la vetUe. Ce quil y a da
eariattx,d'original| c'est Vémulation aveo laquelle on s'est plu k invoquer
le devoir patriotique d^éviter les crises. L'honoridile interpellatour a
déclaré avec une parfaite oonviotioa quUl croyait s'inspirer « de la pen^
sée inûme de cette grande démocratie française! si laborieuse, si calme,
qui ne demande qu'à vivre, qu'à travailler, qui a horreur de l'instabilité
gouvernementale... » M. iules Ferry, reprenant le motif à son tour,
s'est écrié i « J'estime que ce pays de France, qui n'aime pas les crises
politiques, a surtout horreur de celles qu'il ne comprend pas clairement.
Je suis d'avis qu'il n'est jamais bon qu'une crise ministérielle se dénoue
ailleurs que dans la pleine lumière de la tribune, en face du pays...
L'instabilité gouvernementale, qui n'est bonne pour aucun régime, est
mortelle pour le gouvernement parlementaire, elle serait un très grand
péril pour le gouvernement républicain que nous poisédons... n Fort
A72 BEYUE DES DEUX MONDES.
bien, voilà qui est parler! Il resterait seulement à savoir comment un
changement à la suite d'un vote aurait été aujourd'hui une si extra-
ordinaire anomalie, lorsqu'il y a deux mois, on a trouvé tout simple
qu^en l'absence des chambres, sans explication, en dehors de la o pleine
lumière de la tribune, » il y eût une crise ministérielle qui a fait de
M. Jules Ferry un chef de cabinet. Interrogé sur ce point délicat, M. le
président du conseil s'est habilement dérobé, laissant à M. de Freycioet
le soin de répondre devant le sénat. G^est encore une question à éclair-
cir entre bien d'autres.
M. le président du conseil, à la vérité, a pour le moment assez à
faire de défendre dans sa personne la « stabilité gouvernementale, »
de démontrer avec une pathétique éloquence la nécessité d'un k minis-
tère viable, » non pour lui assurément, — il est trop désintéressé du
pouvoir I — mais a pour la république, pour les institutions... » Il se
porte môme au combat, dans l'intérêt de la république et de la stabi-
lité gouvernementale, avec des préoccupations si vives qu'il laisse
échapper des phrases un peu extraordinaires ou un peu baroques pour
un ministre de l'instruction publique, grand maître des arts et des
lettres. « Quand nous aurons fait cela, dit-il en énumérant les lois
qui restent à discuter^ qui sont inscrites dans la déclaration du gou-
vernement, — quand nous aurons fait cela, nous aurons fourni à la
course qui nous reste à parcourir une ampleur suffisante... » L'image esX
hardie I Que demande-t-on d'ailleurs à M. le président du conseil qu'il
ne soit disposé à faire pour le bien de la paix, pour dissiper les nuages,
pour montrer enfin qu'entre la majorité et lui il y a une parfaite com-
munauté de vues et d'intentions ? Désire-t-on un peu plus de laïcité? Il
en mettra partout. II ne cédera pas à M. Paul Bert et au conseil muni-
dpal de Paris l'honneur d'affranchir l'esprit humain en commençant par
détruire la liberté de l'enseignement. — On veut bouleverser la magistra-
ture sous prétexte de la réorganiser : qu'à cela ne tienne, le gouverne-
ment a pris son parti, il fera ce qu'on voudra, il se flatte d'avoir dit
sur cette grande question « des choses d'une extrême gravité et qu'au-
cun gouvernement n'avait jamais dites avant lui. » On tient enfin à
l'ordre du jour qu'on a voté comme le ministre tient à la vie : soit
encore, le chef du cabinet ne demande pas qu'on change l'ordre du
jour, et pour peu qu'on lui dise qu'il y a eu un malentendu, il s'em-
presse de recueillir le mot comme l'expression des sentimens de la
chambre, de cette assemblée, — ce la mieux intentionnée, la plus labo-
rieuse, la plus courageuse des assemblées... » C'est ce que H. Jules
Ferry appelle « nattre fièrement I » C'est ce qu^on peut appeler aussi
gouverner fièrement.
Et lorsqu'après cela, comme pour se donner une attitude, M. le pré-
sident du conseil a l'air de rejeter avec dédain les « manifestes ambi-
REVUE. — CHBONIQUB. A 73
tieux et retentissans » des républicains qui vont plus loin que lui;
lorsque , dans son dernier discours , il parle encore de a tenir tête à
toutes les anarchies, à l'anarchie révolutionnaire aussi bien qu*à l'anar-
chie cléricale, » il ne s'aperçoit pas qu'il est la dupe des contradictions
de son esprit et de la situation qu'il s*est faite. Pour tenir tôte à Ta-
Darchie révolutionnaire qui ne manque certainement pas aujourd'hui,
il faut oser lever le drapeau d'une politique d*équité supérieure, de
modération libérale. Pour suivre cette politique, il faut chercher le vrai
point d'appui là où il est, dans tous ces sentimens et ces instincts qui
existent même dans la chambre et bien plus encore dans le pays, qui
répugnent à toutes les violences de secte et de parti, aux procédés arbi-
traires, aux excès de domination. Non-seulement M. le président du
conseil a cessé d'être avec les modérés animés de ces sentimens et de
ces instincts ; il n'oserait pas même rechercher ou accepter trop ouver-
tement leur alliance; il se croirait compromis par leur concours, de
sorte qu'il se trouve dans cette position étrange où, après avoir tout fait
pour s'aliéner les modérés par ses actes et par sa politique, il n'est
jamais sûr d'avoir fait assez pour désarmer certains républicains qui
viennent de voter pour lui par condescendance, sans lui cacher qu'ils
lui ménagent prochainement de nouvelles surprises. Que M. le prési-
dent du conseil, dans cette dernière échauffourée parlementaire, ait
échappé aux conséquences des impossibilités ou des difficultés qu*il
s'est créées, qu'il ait réussi à avoir son vote et qu'il continue à vivre
tant qu'il pourra, il n'y a rien à dire; il a visiblement bénéficié d'un
ensemble de circonstances propres à rendre pour le moment toutes
les combinaisons difficiles. Un vote Ta mis à mal , un vote l'a relevé,
c'est une affaire de scrutin. L'essentiel est de ne pas se méprendre sur
le caractère et la situation d'un ministère qui s'est tellement compro-
mis, qui a désormais donné de tels gages qu'il ne peut plus reculer
devant les concessions qu'on lui demandera, qui par toute sa politique
a engagé la république dans une voie où elle peut être exposée à de
singulières aventures.
S'il est difficile à l'heure qu'il est de réagir assez énergiquement pour
redresser le cours des choses, pour revenir aux conditions d'un libre et
mile développement des institutions nouvelles, — et personne ne mécon-
naît la difficulté, — c'est au moins le moment d'y songer. Qu'on y réflé-
chisse bien. On a voulu fonder la république : c'était et c'est toujours
une pensée toute simple dans la situation où s'est trouvée la France.
La faote des républicains n'est pas de s'être attachés à une entreprise
légitimée par les circonstances, favorisée par toutes les impossibilités
que les révolutions ont accumulées. Leur faute a été et est toujours de
voir dans un régime, dont la création est l'œuvre de tout le monde, la
victoire de leurs passions, de leurs préjugés et de leurs ressentimens,
A7A REVOE DES DEUX MONDES.
de faire de la république une domination de parti et de vouloir mettre
nu service de cette domination tous les procédés des pouvoirs à outrance,
les expédiens et Içs abus qu'ils ont si souvent reprochés à d^autres;
leur erreur e$t de croire que parce qu'ils ont une majorité, ils peuvent
tout, même refaire une France à leur image. Il s*est formé depuis
quelque temps toute une école de politiques plus ou moins a réalistes »
qui se sont souvenus qu'on a accusé autrefois leur parti d'être la dupe
de chimères généreuses, d'abstractions impuissantes, et qui se sont dit
que, cette fois, la république, souveraine incontestée, avait le droit de
ne pas souffrir la dissidence, de se servir contre les autres des anaes
dont on s'est sçrvi contre elle. Les traditions administratives les plus
suspectes, les prérogatives les plus exorbitantes de l'état, le? plus har-
dis procédés d'arbitraire, ne croyez pas qu'ils les dédaignent ou qu'ils
les répudient; ils prétendent les réserver pour eux et s'en faire un
instrument de règne. Ils usent du gouvernement et de la force comme
des parvenus usent de la fortune, avec le môme étonnenient de leur
succès, la mênie arrogance et parfois la même gaucherie, au risque
de ressembler à des conquérans dépaysés dans leur conquête.
Ils se croient et ils se proclament du ton le plus sérieux des hommes
de gouvernement résolus à f^ire respecter Tautorité et les lois ; ils ne
font qu'abuser du gouvernement et compromettre Tautorité publique
en forçant tous les ressorts administratifs, au point d'étonner et de
déconcerter ou d'amqser parfois l'opinion par cette ostentation do
puissance. Le ministère, sous l'insphration de Is^ a politique des réali-
tés » et 4es passions de secte qui animent trop souvent le parti, s'est
jeté dans cette étonnante campagne qu'il vient de poursuivre contre les
communautés religieuses. Soit, ne discutons paS| laissons de c6té pour
le ipoment les contestations de légalité et de principe. Admettoai eaoore,
Il Ton veuti qi^'il p*y a paa dani le pays pris en masse des sympathisa
biea vives pour les congrégatipQS) dans tous [les eaSi il n'y a non plas
aucune animosité bien marquéei aucun mouvement d^hostilité, oomma
il y en a eu à d'autres époques, Ce qu'il y a au contraire de plus sen-
sible dans Tétat général de Popinioo, c^est le progrès de l'esprit de
tolérance qui se manifeste par tous l^s signes, et c'est justement cet
état de l'opinion» ce progrès évident de Tesprit de tolérance dans la
masse du pays qui fait encore plus ressortir ce qu'il y a d'extraordi-
naire, de démesuré dans tout ce déploiement de force, de police et de
moyens militaires. Jusqu'à quel point est-on resté dans la stricte léga-
lité et s'est-on conformé par exemple aux règles précises, prévoyantes
qui déterminent la forme, l'objet et la limite des réquisitions mili-
taires, ce serait une question à examiner. En cela comme en bien d'ao-
tres choses, il y a eu des confusions qui auraient pu avoir des coosé-
quences graves; mais en dehors de cela n'est-on pas frappé de ce 1ox^
REVUE, — * CHIONIQUE. â75
de cet abus des forces milît^irea détournées de leur destination et
employées à cette étrange campagne? On a usé de tous les moyens; on
est allé jQsqu^à se servir de ces braves et utiles pompiers qui n'ont jamais
eu à faire an pareil service, même sous Tempire. Ailleurs on a n^is en
isouvemeDt des bataillons, des escadrons pour cerner (quelques moines,
et pendant près d'une semaine la France s'est égayée des bulletins du
siège d'un couvent. Le ridicule s'est mêlé ici aux choses sérieuses.
Disons le mot : oq abuse un peu du soldat, qui devrait êtro réservé
pour d'autres rôles ot d'autres missions plus dignes de qotre armée. On
môle le soldat à tout, au siège des couvcas comme à la répression des
désordres parlementaires, ainsi qu'on vient de le voir ces jours derniers
encore. Entendons-nous bien. M. le président de la chambre, selon son
jugement, a cru devoir appliquer un article du règlement qui autorise
l'exclusion temporaire d'un député. Qu'il ait été strictement juste ou
rigoureux, c'était un droit de son autorité, et c'était une faute évidente
de vouloir résister, de se mettra en insurrection contre la discipline
parlementaire. Mais fallait-il pour cela appeler un détachement de
chasseurs dans l'enceinte du parlement? D'abord des soldats ne devraient
pas quitter leurs armes pour être employés comme auxiliaires de police ;
ils ne sont pas faits pour cela. Pe plus, croit-on qu'il soit bien prudent
d'accoutumer le soldat ^ fouler les banquettes d'une assemblée et à
mettre la main ^ur le collet d'un député, à tiser en un mot de la force
qu'il représente, tantôt pour un article de règlement, tantôt pour une
question de légalité douteuse? On a sous 1^ main un docile instrument
de puissance, et pn en abuse, au risque de créer de redoutables précé-
dens. Rien de semblable n'arriverait, si au lieu de semer Tlrritatlon et
<l6 faire de U république un régime de combat, de domination de parti,
m en faisait Id régime des Uberfâa r9sp$cté9s, 1)9 la toiér^açq ÇQtre lea
opinion!
Il y a tous les ^ni, ï loûdmasi en ribaeace du parlement dispersé
pour quelque temps, une réunloa traditionnelle où comparait la poli-
f({ue britannique^ où il y a aussi une place pour la politique euro-
^éenne représentée par la diplomatie étrangère : c'est le banquet de
Guîldhall, ce banquet de la Cité de Londres où l'hospiialité anglaise
^ déploie avec tout son luxe de vieux usages ei de vieux costumes.
Pus d'une fois, autour de cette table somptueuse, des paroles graves
ei retentissantes ont été prononcées. C'est là que lord BeaconsQeld, il
y a quelques années à peine, à la veille de la dernière guerre d'Orienr,
lançait d'un accent superbe des déclarations auxquelles répondait l'eui-
pereur Alexandre passant à Moscou. L'autre jour, dans des circon-
stances moins critiques, bien qu'assez sérieuses encore, le lord-maire
récemment élu, M. Mac-Arthur, recevait à son tour, avec l'antique
cérémonial, les chefs du nouveau ministère de la reine, les représen-
taos de la diplomatie étrangère. Le chef du cabinet, remis de sa récente
&76 KBJVE DES DEUX K0NDE8.
maladie et toat prêt, comme il l'a dit, à chercher dans le travail an
auxiliaire de la santé, n'a pas laissé échapper Toccasion d'exposer la
politique qu'il suit ou qu'il veut suivre dans les affaires intérieures
comme dans les affaires extérieures de l'Angleterre; il a parlé en toute
liberté» sans trop déguiser même ses perplexités et ses mécomptes. Le
représentant de la France, bien que « le plus nouveau venu parmi les
ambassadeurs, » s'est trouvé chargé de répondre pour le corps diplo-
matique au toast du lord-maire, et à l'hospitalité anglaise il a réponda
par un discours simple et correct. M. Challemel-Lacour disait l'autre
jour à Guildhall qu'aujourd'hui comme dans tous les temps chaque
pays a ses questions particulières, ses problèmes intérieurs» mais qu'il
y a « pour tous les peuples civilisés une t&che commune, celle qui inté-
resse la paix, l'Europe, la sécurité générale. » L'objet le plus immédiat,
le plus pressant de cette « tâche commune à tous les peuples civili-
sés, » à tous les gouvememens, c'est toujours à l'heure qu'il est cette
question orientale dont le baron Haymerlé s'est occupé plusieurs fois,
tout récemment encore devant les délégations autrichiennes, et dont
M. Gladstone, lui aussi, a parlé au banquet de la Cité en homme revenu
de quelques illusions, déjà à demi sceptique.
De tout ce mouvement de diplomatie et de démonstrations coerci-
tives qui a rempli et troublé ces deux derniers mois, que reste-t-il en
effet? H est certain qu'il y a eu quelques déceptions pour tout le inonde,
pour le chef du cabinet anglais, qui avait pris Tinitiative de l'action,
pour les Grecs, qui se voyaient déjà secourus par l'Europe dans leurs con-
quêtes en territoire ottoman. La démonstration navale s'est évanouie, elle
a disparu dans les eaux de l'Adriatique, et, après avoir si peu brillé, elle
semble vraiment avoir peu de chances de se reproduire de sitdt sous une
forme nouvelle. On en est revenu à une diplomatie moins impétueuse,
à une attitude moins impérative vis-à-vis de la Turquie, et on attend
plus patiemment que cette question de Dulcigno, qui a mis des escadres
en mouvement sans résultat, soit résolue par la bonne volonté ou la
résignation des Turcs. Cette cession nécessaire, inévitable et consentie,
ne paraît pas encore, il est vrai, bien facile pour le gouvernement otto-
man lui-même. Jusqu'ici les Turcs ont promis, ils se sont engagés, ils
ne se hâtent pas dans l'exécution de leurs promesses. Ils ont envoyé à
Scutari un nouveau chef militaire, Dervich-Pacha, avec la mission d'en
finir, de remettre décidément Dulcigno au Monténégro; mais les Dulci-
gnotes protestent, la ligue albanaise menace de résister par les armes,
et Dervich-Pacha négocie, hésitant, comme on le dit, à employer les
moyens énergiques. Qu'il y ait un peu plus ou un peu moins de lenteur
il faudra bien en finir, et l'autre jour, à Guildhall, M. Gladstone s'est
plu à déclarer, non sans une certaine ironie, que depuis douze heures
il avait reçu de Constantinople la nouvelle que la cession de Dulcigno
serait effectuée avant l'arrivée de la dépêche à Londres. Il a même
BEYUB. — CHRONIQUE. h77
ajoDté avec une pointe de belle humear qu'il était expressément chargé
parle suhan de communiquer cette bonne nouvelle à la a société dis-
tioguée » de GuildhalU II a rempli la mission avec plaisir, — sans nulle
garantie toutefois.
Ce qu'il y a de plus curieux, ce n'est pas précisément l'originalité
assez homoristiqne avec laquelle M. Gladstone s'est fait auprès des
convives du lord maire le porte-nouvelles du sultan au sujet d'une ces-
sion qui n'est pas d'ailleurs encore effectuée, — c'est bien plutôt le
ton général du discours du premier ministre sur l'état présent des
affaires orientales. Évidemment le chef du cabinet libéral de Londres
s'est quelque peu tempéré dans ses dispositions à l'égard de la Turquie
et mime dans ses opinions sur l'œuvre diplomatique du ministère tory.
Il ne parle plus en révolutionnaire de l'Orient, et il s'est sensiblement
rapproché de la politique de ses prédécesseurs. « Lord Beaconsfield
déclarait avec raison, dit-il, que le traité de Berlin était un acte qui,
s'il était exécuté, promettait d'être un grand bienfait pour l'Europe... »
Gomment ce traité, dont l'exécution peut être aussi utile à la Turquie
elle-môme qu'à l'Europe, deviendra-t-il une réalité? H. Gladstone tient
à déclarer qu'il ne recherche rien qui ne soit « possible dans l'état
présent des choses. » 11 se défend surtout vivement de vouloir agir seul.
«Nous ne sommes nullement disposés, ajoute-t-il, à agir isolément;
Qous n'avons pas cru qu'il fût du devoir de l'Angleterre de remplir
toute seule des obligations qui incombent à l'Europe. Tout ce que nous
pouvons faire* c'est d'appuyer, de développer par des moyens amiables
et respectueux la formation du concert européen et son application à
des objets utiles... » Quant à ce fameux concert européen, le chef du
cabinet de Londres le considère comme une machine puissante, mais
d*un usage difficile, à l'aide de laquelle il ne faut pas cependant a déses-
pérer d'obtenir au moins quelque chose. » M. Gladstone a visiblement
perdu quelques illusions depuis la démonstratiOQ de Dulcigno, et ce
qu'il a dit de ces éternelles affaires d'Orient est certes d'un homme
fort modéré. Peut-ôire s'est-il exposé à s'entendre prochainement de-
mander compte dans le parlement de ce qu'il a fait d'une politique
qu'il a si ardemment combattue et qu'il semble vouloir reprendre ou
continuer aujourd'hui. Pour le moment , il a réussi à Guildhall par sa
modération même, par la sincérité de son langage et de ses aveux sur
une situation générale qui, après tout, reste ce qu'elle était.
Si l'Angleterre a toujours son rôle dans les conseils de l'Europe pour
cette a tâche commune » dont parlait M. Challemel-Lacour, elle a cer-
tainement ses « problèmes intérieurs, » comme la France a les siens,
et le plus grave, le plus pressant de tous est cette crise irlandaise sur
laquelle M. Gladstone s'est expliqué avec une sérieuse liberté d'esprit
au banquet du lord-maire. Malheureusement, en effet, « 111e sœur » e«t
plus que jamais en combustion depuis quelques mois. L'Angleterre a
i78 aSTUB DH8 DBGX MONDBS.
beau faire« elle 96 roirtuve toujoura eo préseace de celte terrible ques-
tion avec laquelle elle est ooBdamnée à vivre et qu'elle oe sait com-
ment résoudre. Oe n'est plus mainleMBt pour la liberté religieuse ou
pour le a rappel de l'union, » comme au temps d'O'Ckmnell que rir-
lande est dans une sorte d'insurfeclion) elle e^afiie peur quelque those
de plus redoutable encore peut-être» pour une qtMistioo agraire^ pour
une révolution dans la conatitution de la propriété^ toot au moins pour
une réforme radicale dans les relations deil fermiers et des proprié-
taires. Au foQd« c'est le cri éternel de la nationalité yalncae et stÂju-
gnée» de la raoe conquise et irrécoDciliablOi protestant contre la con-
quête dont la dernière trace visible est daAa l'organisation survivante
de la grande propriété. C'est le cri farûucbe d'ane population misérable
cherchant partout l'explication et le soulagenient de ses misères héré-
ditaires. Le cabinet libéral qui s'est formé à Londres il y a quelques
mois ne a^est jamais flatté sans doute de donner nne satisfaction com-
plète aux revendications irlandaises; dès son avènement du moins, il
croyait remédier à quelques-unes des souffrances de ce malheureux pays
en améliorant la position des fenbieiis, en leur donnant quelques
garanties de plus vis^«vis des propriétaires. 11 pr<q>osait an bill qui
finissait par être voté» non sans difficultèt à la chambre des communes
et qui allait échouer à la chambre des lords. C'est surtout depuis ce
moment que s'est développée et envenimée une agitation dont la land-
kague, ou ligue agraire» a la directiont et à laquelle se sont associés les
députés de l'Irlande à la chambre des communes. Tant qu'il n'y avait
que des meetings^ des discoursi des manifestations populaires, œ n'é-
tait rien encore. Malheureusement l'agitation n'a pas tardé à se tra-
duire par de véritables séditions, par une organisation insorreciiou-
nelle, même par l'assassinat de quelques propriétaires. Rien ne peut
donner une idée de cet état violent, où un mot d'ordre met sur pied
des populations entièresi où il suffit d'un avis pour frapper certains
habitans d'interdit, où des menaces de mort multipliées, envoyées soas
forme d'avertissement, sèment la terreur, et ont réduit déjà nombre de
propriétaires à la fuite. Qu'il y ait dans tout cela la part de rimagioa-
tion irlandaise» c'est possible t il reste toujours néanmoins une réalité
assea tragique.
La situation en est venue rapidement au point où le gouvememeut
anglais n'a pu se dispenser d'agir. Il a fait ce que font tous les gov*
vernemens : il a mis sa police en campagnCi il s'est efforcé de réprimer
les émeutes ou les attentats autant qu'il a pu, et il finit par avoir, lui
aussi, son grand procès pditique enveloppant tous ceux qui passent poor
les chefs de l'agitation. Il y a le plus populaire, le plus écouté aujour*
d'hui, M. Parnell, député de Cork, M. Dillon, député de Tipperarf,
M. Biggar, député de Gavan, M. Sextoo, député de Stigo, M. Sttilivafl«
qui est en même temps que député éditeur des Wcekly'-Newi et de U
HatUm. A côté des dépatés mis ea cause, il y a le secrétaire de la
Iand4eagu6, des fermiers, des marchands, des cabaretiers* Ils sont tous
accusés de conspiration^ d'excitation à la haine des fermiers contre
les propriéuires, de menées de toute sorte pour empêcher le paiement
des redevances, pour s'opposer à la location des fermes d'où les anciens
tenanciers ont été expulsés. Ils seront jugés san^ doute« jugés quand oa
aura épuisé toutes les subtilités de U procédure; ils seront peut-être
aquittés, et même, s'ils sont condamnés, il n'en sera ni plus ni maias<
L'agitation^ en attendant^ est partout entretenue par l'éloquence eoflam-
mée de M. Paroell et des autres chefs irlandais* C'est sur cette situa-
lioa douloureuse, criante, que M. Gladstone s'est expliqué sans détour
au banquet de lord-^maire, témoignant de nouveau ses sympathies pour
ririaade^ mais en même temps s'eSbrçant de calmer par l'énergie de
ses déclarations les inquiétudes qui régnent en Angleterre* Il ne renonce
pas à proposer des réformes agraires au parlement, mais, avapt tout, il
s'agit de faire respecter laloi^ d'assurer la protection de la vie et de la
propriété des citoyens. Il n'a pas cru nécessaire jusqu'ici le renouvel-
lement des bills de coerdtion pour l'Irlande; mais, s'il le faut» il
Q'hésitera pas à demander de nouveaux pouvoirs, c'est-à-dire que, là
aussi, il tend à se rapprocher de la politique de ses prédécesseurs*
M. Gladstone a certes raison de le dire, l'Irlande^ en croyant punir
TAngleterre de son ancienne oppression, se punit elle-même. L'Irlande
quand elle plaide sa cause devant le monde, a toujours vi»À-vis de ^e
grande sœur le désavantage de ses misères, de t'infériorité do sa civi-
lisation. £Ile n'est pas moins malheureuse, et quelques explications
qu'on en donne, la crise qui existe aujourd'hui n'est pas moins dan^?
gereuse ; elle est d'autant plus grave que tout ce qu'on fera pour
réformer la condition de la propriété en Irlande peut avoir son contre**
coup en Angleterre. C'est ce qui crée des difficultés singulières pour
M. Gladstone, exposé à donner des armes à ses adversaires, aux ccm-f
servatears, s'il fait des propositions trop radicales, ou à s'aliéner
nombre des libéraux, même quelques-uns de ses collègues dans le ca-
binet, s'il ne fait rien. Tout se prépare évidemment pour des luttes
sérieuses à la prochaine session du parlement»
Au-delà de l'Atlantique, les États-Unis, eux aussi, ont aujourd'hui
leur crise, mais une crise prévue, en quelque sorte régulière et toujoun
pacifique malgré le déchaînement des passions et l'acharnement des
partis à se disputer une victoire incertaine jusqu'au bout. Depuis plua
de six mois la campagne présidentielle se déroule dans tous les états
de rUnioa ; elle vient d'avoir son dénoûment par l'élection du général
Garfieldi choisi pour succéder à M. Uayes, qui cessera de siéger à la
Maison-Blanche au mois de mars prochain. Chose curieuse! cette pré-
sidence qui va finir avait certainement assez mal commencé. Jusqu'à
&80 BEVDE DES DEUX MONDES.
la dernière heure, la question était restée indécise entre M. Hayes,
le candidat du parti républicain, et M. Tilden, qui représentait le
parti démocrate. Ce n'est que par un subterfuge dans la supputation
des suffrages que l'élection de M. Hayes avait été enlevée. A peine
proclamée cependant, la présidence de M. Hayes n*a plus été contestée,
et en définitive elle n'a offert rien que de favorable et d'heureux pour
les États-Unis. Loin de porter au pouvoir des ressentimens de parti,
M. Hayes s'est plutôt appliqué à faire oublier ce qu^il y avait eu de
défectueux dans son origine en gouvernant avec sagesse. Il a fait ses
quatre années de présidence sans trouble, sans accident. Cette fois, la
lutte s'est trouvée engagée entre deux nouveaux prétendans. Le parti
dénu)crate avait adopté pour candidat le général Hancock, qui appar-
tient à l'ancienne armée, qui a été chaudement soutenu par le général
MacpClellan et qui est d'ailleurs par lui-même un homme d'un esprit
distingué. Le parti républicain avait choisi pour candidat le général
Garfieldy personnellement peu connu, quoique mêlé depuis longtemps
aux affaires publiques. Le fait est que personne ne songeait sérieuse-
ment à M. Garfield avant ce jour du dernier été où il a été désigné par
la convention de Chicago. Il a été choisi pour éviter le général Grant,
dont le nom pouvait diviser les électeurs, et ce qu'il faut ajouter, c*est
que, malgré cette déconvenue, le général Grant n'a point hésité à mettre
sa popularité au service de son rival de candidature. De concert avec
un sénateur, M. Conkling, il a tenu la campagne pour Garfield. lia
parcouru l'Ouest, oh il est le plus populaire, et, malgré ses habitudes
silendeuses, il a multiplié les discours. Il a fait contre fortune bon
cœur; peut-être garde-t-il l'espoir d'être plus heureux à des élections
prochaines et de retrouver dans quatre ans la faveur de son parti pour
rentrer à la Maison-Blanche*
Toujours est-il que le général Garfield est l'élu d'aujourd'hui, et par
cette élection le parti républicain compte une victoire de plus, ou plu-
tôt il garde le pouvoir qu'il a depuis vingt ans. Par ce long règne, le
parti républicain a évidemment acquis une influence très étendue qui
est peut-être la première raison de son succès. De plus, par ses opinions
protectionnistes, il garde une clientèle puissante qui fait sa force.
Ce qu'il y a de caractéristique, c'est que, dans cette vaste et fiorissaûte
république, le pouvoir se transmet sans révolution, et un président
démocrate vînt-il à triompher, les vieilles haines entre le Nord et le
Sud sont trop apaisées pour qu'une nouvelle crise de sécession pût
menacer désormais la puissante et opulente Union américaine.
Ch. db Hazade.
Le directeur-gérant : C. Buloz.
NOIRS ET ROUGES
DBUXJàllB PA.RTIB (1).
VI.
M*^* Haulabret avait appris par la lettre de son tuteur qu'il était
^core à Gombard, « dans sa résidence d'été, » disait-il, et que pour
des raisons particulières, sur lesquelles il ne s'expliquait point, il
ne rentrerait à Paris que fort avant dans l'hiver. Il lui écrivait
aussi que M"* Gantarel se ferait un devoir et un plaisir d'aller l'at-
tendre à la porte de son hôpital. Mère Amélie, qui ménageait peu
les gens qu'elle n'aimait pas et qui n'aimait pas beaucoup de gens,
avait fait à Jetta un portrait peu attrayant de M*"' Gantarel, qu'elle
loi avait donnée pour une parfaite égoïste, uniquement occupée de
sa santé, de son bien-être, révélant par la froideur de ses manières
la frigidité de son âme. Elle la définissait « une vertu conservée
dans la glace. »
En approchant de la voiture qui était venue la chercher. H"* Mau-
labret fut étonnée d'y apercevoir une figure qui répondait peu aux
définitions et aux peintures que lui avait faites la mère. On lui
avait dit que M""* Gantarel venait de dépasser la cinquantaine;
rinconnue qui s'offrait à i^es regards avait peut-être plus de
quarante ans, mais il n'y paraissait point. On lui avait affirmé que
sa tante était une personne de pauvre mine et de petite santé, qui,
sacrifiant ses prétentions à ses aises, était toujours mise comme
(i) Voyez la AevtM du 15 novembre.
Ton lUI. — i*' DÉCSHBM 1880. 31
A 82 REYUB DES DEUX MONDES.
une convalescente. Emmitouflée dans de supeites fourrures, l'étran-
gère avait grand air, était charmante, pimpante et semblait se por-
ter à merveille. EnCn elle s'attendait à entrer dans le royaume des
glaces, elle bu frissonnait d'avance ; elle eut peine à dissimulfir sa
surprise quand l'étrangère, lui adressant un délicieux sourire, lui
cria, du plus loin qu'elle la vit venir :
— M"* Maulabret, n'est-ce pas?.. Arrivez bien vite, montez...
Comme vous êtes légèrement habillée I Votre manteau n'est pas
sérieux... Allons, serrez-vous contre moi, j'ai de la fourrure pour
deux. Quelle horreur de temps, ma belle ! Excusez-moi, mais ce
n'est pas moi qui l'ai fait. En conscience je n'en suis pas respon-
sable, je ne réponds que du reste.
Le cocher toucha, on se mit en route. L'étrangère eut bientôt
fait d'expliquer à Jetta qu'elle était fort liée avec M. Louis Gan-
tareU son grand-oncle, qu'elle était sa voisine de campagne, que
les deux propriétés n'étaient séparées que par un mur, que,
H"* Gantarel s'étant laissé effrayer par les rigueurs de Thiver,
elle s'était offerte à la remplacer, que sa proposition avait été
agréée, qu'elle aimait à courir quelque temps qu'il fit, mais que
surtout elle avait obéi à son impatient désir de faire sans retard la
connaissance d'une jeune personne dont elle avait entendu raconter
les malheurs, vanter le mérite et les grâces. Elle en dit tant que
M"^ Maulabret ne savait où se mettre.
— Résignez-vous à votre sort, continua-t-elle. Jusqu'à ce soir
vous m'appartenez. Mais peut-être avec-vous envie de sayoir mon
nem?.. Je suis la marquise de Moisieux.
Certains noms pénètrent partout, jusque dans les pensionnats de
jeunes filles. Le monde, qui n'admet pas qu'on puisse vivre sans
s'occuper de lui, profite de la rentrée des classes après les vacances
pour faire des trouées dans les couvens; les abeilles ont batioé, il
leur tarde de se rassembler pour fabriquer leur miel en commun.
M""" iMaulabret saurait de science certaine que M°^ de Moisieux était
la petite-fille d'un illustre maréchal du premier empire et la veuve
d'un homme considérable, qui avait rempli de hautes charges sous
le second, qu'elle-même avait été fort en vue, qu'elle avait fait jadis
les délices des Tuileries. La pensioimaire qui aimait à regarder sa
main lui avait révélé comme un secret de première importance
que la marquise s'était permis de faire parler beaucoup d'eUe. Hais
M, du vivant de son mari, elle avait eu quelques torts à son égard,
elle s'appliquait à le dédommager après sa mort. U ne la ^ttait
plus, elle n'allait nulle part sans l'emporter avec elle, tiré à plu-
sieurs exemplaires. Si, en ce moment. M"* Maulabret lui avait
demandé la faveur d'examiner sa broche, son médaillon, sa montre,
le camée de son bracelet et jusqu'à ses bagues, elle y aurait retrouvé
paoloat le manpiis, de' face, de pitufiK en buste, eo pied, en habit
de yiBe, de cour, de cllasse, flep4 portraitB m jiue m moii». Ce
soDl des hommages que le» femines rendent votnvtiein au mari
qu'elle» ont perdu, quand elles Tont bean-coup trompé et qu'il leur
a fiit la grâce de ne jamais s'en apercevoir.
W^ Hautabret tnmvaît étrange que cette femme cAëbre eût été
diargée par la Pmvidence de la eondulre chex son tuteur. Mère
Amélie lui avait dit et répété que M. Louis Gantarel était un radi^
cal intransigeant, que ses opinions étaient; du plus beau ronge. Que
pouvait-il y avoir entre lui et une marquise de Moisiem:? GeHe-ci
n'atlendit pas ses questions pour hii expliquer qu^elIe avait fait en
Suisse, deux ans auparavant, la connaissance Se son grand-oncle
et de sa grand^tante, qu'un hasard de table dTbôte avait commencé
entre eux une liaison qui lui était précietise, H. Cantarel lui ayant
rendu des services essentiels dont elle ne pouvait trop se louer,
letta avait encore un autre étonnement. Si ignorante qu'eNe fût
des choses de ce monde, elle avait fait la réflexion que M*"* de Moi-
sienx n'avait avec elle ni valet de pied ni femme de chambre, que
la redingoie du cocher qui la conduisait avait «me reprise au milieu
da dos, que la vaste berline dans laqudle elle était venue la cher-
cher était, selon toute apparence, une voiture de grande remise,
lovée pour la journée. Tout cela j-urait avec les splendeurs d'une
cour impériale, et la jeune fille en concluait qu'à la chute de l'em-
pire, H*^ de Moisieux avait perdu tout à la fois sa situation et sa
fortune. Elle ne se trompait guère dans sa conjecture. Après la révo-
lation de septembre, le marquis^ dont ^empereur avait plus d'une
fois payé les dettes, s'était réfugié en Ângfeterre : it y étaî<l mort
cinq ans ptus tard, laissant une succession fort embarrassée. M*»* ds
Moisieux, qai ne pouvait se souffrir de l'autre côté de la Manche,
n'avait pas tardé à revenir à Paris, ab eUe s'était trouvée aux prises
avec des créanciers qui commençaient à perdre patience et qui
s^étaient montrés intraitables. M. Gantarel loi était venu en aide,
s'était dévoué pour la sauver, avait fait entendre raison à ces loups-
cerviers, les avait amenés à composition. C'étaient là les services
essentiels dont elle se louait à juste titre, et voilà le profit qu'on
peut retirer d'un séjour à Lucerne et de quelques attentions bien
placées.
Il est bon d'ajouter que la marquise avait Vart de plaire, le don
de s'attacher les cœurs. Bien que sa jeunesse se fût un peu défrat-
diie, personne ne songeait à dire qu'^elle tht sur le retour; elle
n'^éddt pas de ces femmes qui retournent, elle allait toujours, elle
devait toujours aller. Ses yeux gris ressemelaient à des phares
toumans; tour à tour la pruneDe s'allumait ou s'éteignait dans une
douce langueur. Les petites veines bteues qu'on lui voyait aux
USi BEVUE DBS DEUX MONDES.
tempes et le trait noir qui bordait sea paupières ajoutaient à son
charme dans les heures de mélancolie qu'il lui plaisait d'avoir. Sa
figure délicatement chiffonnée, dont les méchans avaient dit autre-
fois : C'est un déjeuner de soleil I avait résisté aux années, aux
révolutions, à la chute des empires, à la perte d'une fortune, à la
mort d*un mari, à ses nombreuses expériences comme aux cata-
strophes de Thistoire universelle. Sa beauté frappait moins que sa
grâce. Elle avait du tour dans l'esprit, elle imprimait à ses moin-
dres actions un cachet d'heureuse facilité, où se révélait la femme
qui s'est mêlée à beaucoup d'affaires et qui a traversé beaucoup
d'intrigues en tirant toujours son épingle du jeu. Elle ne faisait
point de mouvemens inutiles, elle disait juste sans chercher son
mot, elle avait cette parfaite aisance qui met les autres à l'aise. Dès
les premières minutes, Jetta lui rendit cette justice qu'on respirait
librement auprès d'elle, sans avoir peur de trop respirer.
Si la marquise ne déplaisait point à M"'' Maulabret, M^'* Haulabret
paraissait plaire infiniment à la marquise. Sans en avoir l'air, elle
passa en revue toute sa personne, et par forme de conclusion elle
lui affirma qu'elle avait des yeux faits pour inspirer des passions et
qu'elle aurait la plus jolie main du monde quand elle aurait appris
à se ganter, le plus joli pied quand elle aurait appris à se chausser,
des cheveux adorables dès qu'elle saurait se coiffer, une taille souple
et charmante dès qu'elle saurait s'habiller. Jetta avait bien envie
de lui répondre qu'elle se souciait peu d'être adorable et adorée ;
mais mère Amélie lui avait recommandé instamment de se montrer
très coulante, très complaisante dans les petites choses et de réser-
ver toute l'énergie de sa résistance pour les grandes occasions, afin
qu'on ne pût l'accuser d'entrer dans le monde avec un parti-pris.
En conséquence, elle garda pour elle toutes ses objections, et H*"' de
Moisieux, lui donnant une petite tape sur la joue, lui déclara que,
dès ce jour, elle entendait lui apprendre à se ganter, à se chausser,
à s'habiller, à se coiffer, mais qu'au préalable elle se croyait tenue
de la conduire au faubourg Saintr-Honoré chez M. Vaugenis, exé-
cuteur testamentaire de H. Antonin Gantarel, lequel avait droit à sa
première visite.
Quand sœur Marie s'étût rendue à Passy, pour prier au chevet
d'un mourant, elle avait l'esprit si absorbé, si troublé, qu'elle avût
traversé un grand salon plein de monde sans y remarquer personne.
En abordant H. Yaugenis, M"*" Maulabret ne se souvint point de l'a-
voir aperçu, quinze jours auparavant, adossé contre une cheminée
et causant avec un beau jeune homme, qu'elle avait vu, lui aus«,
sans le voir. L'ancien président de chambre lui imposa d'abord,
l'intimida par sa politesse froide, réservée, qui tenait les gens à
distance. II l'inquiétait aussi par le demi-stnabisme, plus mysté-
NOIRS ET BOUGES. A8S
rienx qae désagréable, dont il était afiecté et qae jadis il avait s«
mettre à profit dans l'exercice de ses fonctions. Les hommes d'es-
prit se servent de tout. Jetta ne parvenait pas à démêler si en Tin--
terrogeant il la regardait ou non; elle était tentée de croire qu'il
ne louchait que lorsqu'il le trouvait bon. Toutefois il lui gagna le
cœnr en lui parlant avec émotion du grand-oncle qu'elle avait
perdu et du tendre attachement que ce noble vieillard avait conçm
pour elle.
— Il était ainsi fait, continua M. Yaugenis; il ne savait ni aimer
Dihaîr à moitié. C'était un caractère entier, tout d'une pièce, impé-
tueux dans ses préventions bonnes ou mauvaises. Cet homme, qui
était comme claquemuré dans sa science, et qui paraissait si mattre
de ses émotions, si avare de ses épanchemens, ne laissait pas d'a-
voir le cœur et l'imagination romanesques ; aussi mëlait-il à ses
amitiés quelque chose de violent et d'orageux. J'ai perdu en lui le
plus cher, le plus fidèle de mes amis ; notre roman a duré qua-
rante ans. Religion, politique et le reste, nous ne tombions d'ac-
cord sur rien, nous nous querellions sur tout. Nous n'avons jamais
réussi à passer trois jours sans avoir besoin de nous voir, ni à nous
voir pendant deux heures sans nous disputer. Nous étions prêts
quelquefois à nous prendre aux cheveux, heureusement nous en
avions fort peu l'un et l'autre. Un soir, la querelle fut encore plus
vive que d'habitude ; il nous échappa des mots durs, nous nous
séparâmes à demi brouillés. Je me mis au lit, et j'avoue que je ne
pus dormir. A la petite pointe du jour, je me lève et je m'achemine
vers Passy. Au milieu de la place du Roi-de-Rome, je rencontre
mon vieil ami qui, son chapeau à la main, le front ruisselant de
sueur, accourait au faubourg Saint-Honoré. Nous nous embras-
sâmes, et tout fut dit.
— He permettez- vous de vous adresser une question, mon cher
président? lui dit M*"' de Moisieux.
Quand M. Louis Cantarel n'était pas là, elle donnait volontiers
aux gens le titre qu'ils avaient porté sous l'empire.
— Comment avez-vous souffert, poursuivit-elle, qu'on fît au plus
cher et au plus constant de vos amis un enterrement civil?
— J'ai dû me conformer à ses dernières volontés, répondit-iU
— Vous avez eu tort. Je ne suis pas grande théoIogienne,2mais
mon opinion très arrêtée est qu'il faut toujours se soumettre^aux
usages reçus ; il en coûte si peu I Permettrez- vous à l'un de vos
unis de sortir dans la rue coiffé d'un chapeau chinois?.. C'est ufi
chapeau chinois qu'un enterrement civil.
— Je n'aurais garde de vous contredire. Mais il est bien difficile
de raisonner avec un mort et de le faire changer d'avis.
— Les morts sont si commodes, si raisonnables I dit-elle d'ua
llM BETUE DIBfi DEUX MONDES.
ton enjoué. On en fait ce qu'on veut, ils ne font d'objection à rien.
— Mft chère marquise, répliqua-t-il sur le même ton, ma coo-
scienofr m'a gêné. Qacûqu'elle soit bonne fille en général, elle me
contrarie quelqutfois. Que n'étiez-yous auprès de moi pour lui faire
entendre raison !
Après avoir échangé ce feu de peloton avec la marquise, il se
retourna vers Jetta et lui dit gravement :
— Je dois vous prévenir, mademoiselle, qu'aux termes du tes-
tament, vos rentes commencent à courir dès ce jour; j'en ai donné
avis à votre tuteur; mads voua n'entrerez en possession du capital
que daBfi deux ans«
— Ce qui signifie, ma chère, dit la marquise, que, dès cette heure,
voua jouisseï d'un revenu de soixante mille francs, et, comme }e
suis forte en calcul, j'ajoute que cela vous (ait près de neuf louis à
dépenser par jour. Mais je vous avertis que je vous en ferai dépen-
ser beaucoup pluft aujourd'hui... Songez, mon cher président, que
je me suis chargée de l'habiller des pieds à 1& tète... Excusez-nous,
il faut que nous vous quittions, nous avons devant nous une jour-
née fort laborieuse.
Elle leva la séance. M. Yaugenis reconduisit ces dames jusque
snr le palier. Comme elles avaient déjà descendu la nMÀtié d'an
^age, il rappda M"* Maulabrel, qui remonta. II l'entraîna dans
Tamicbambre, et, montrant l'escalier d'un doigt menaçant, il (fit
avec un accent narquois :
— Défiez-voual
Jetia l'interrogea du regard. De qui devailrelle se défier? De l'es-
calier ou de M"""* de Moisieux?
— On s'est levé de bien grand matin, reprit41 tont bas, pour
venir tendre un filet à la porte de votre hôpital.
Elle compirenait de moins en moins ; il lui parut toutefois que
l'escalier était mis hors de cause.
H ajouta :.
— Faites-moi la grâce de ne prendre aucun parti sans nt'avoir
consulté. J'ai là, dans mes papiers, une lettre de votre graad-OBcie
que je ne puis encore vous moQtrer el qui exercera peut-être
quelque influence sur vos résolutions*.. A propos, vous serez sms
douAe heureuse d'avoir sa photographie, je vous l'enverrai par la
poste; ne faisons pas attendre M*"* de Motsienx.
A ces mots,, il rendit la liberté à sa {Hrisonmère. Elle s'emprema
de rejoindre la marquise, qui lui dit :
— Qu'avait donc à vous dire ce cher président?
— Q voulait me demander si j'avais la photographie de naon
grand-oncle, répondit-elle, charmée de se tirer d'affaire en ne
tant qu'à moitié.
MOIBS ES R000£& t9Sf
^ Et maintenant allons aux affaires sérieaseB 1 ft'éoria igalmeot
M"* de Mmsieux.
Les iftûrds sérietisee, qui Téteient an effets conatstèreot à c(m<«
rir saDe désemparer et sans perdre une minute du bottier chea la
nodîBte, de la modiste chez le gantier, du gantier dans un grand
magatiii de nouveautés, du grand magasin chea la coatatriàre* Ge
voyage, aussi fatigant que rapide, essoufila ietta ; la marquiae 7
prenait plaisir* Heureusement^ la rigueur de la saison, qui gênait
la circulation, faisait le vide dans les boutiques, nulle part on ne
les fit attendre. Heureusement aussi, malgré sa déchéance et mal-
gré la république, M*"* de Moisieux était servie partout avec empres^
sèment, son som réveillait dans les cœvrs de lointains échos* Et
puis elle n'était ni tatillonne ni mandiand^ise^ elle se décidait vite^
ne ccMmaissait ni les hésitations ni les repentira. Elle eut, chemin
faisant, quelques querelles avec Jetta, qui ne partageait point son
goût pour lee étoffes gaies et pour les couleurs voyantes. Cette petite
nile entendait porter le deuil tie son grandK)ncle; mus la marquise
lai rc^ésenta que, par des raisons métaphysico^politiques, son
tutrar avait l'horreur du noir, du gris, même du violet, qu'au sur-
plus les vrais deuils se portent dans le coerur» Eiie lut fit cependant
quelqaes concessions, Jetta an fit de son cût6, elle se rappelait les
recommandations de mère Amélie^ qui lui avait dit : « Coulez le mou<-
cheron pour sauver lia mouche. » Et les emplettes succédaient aux
emplettes, les paquets s*ajoutaieiit aux paquets, les montagnes aux
montagnes. La marquise faisait expédier presque tout à Combard ;
ce qu'elle voulut prendre avec elle suffît pour emplir et encombrer
sa berline»
Elle ne s'avisa point dans son agitation que l'heure de déjeuner
avait sonné depuis longtemps^ Elle n'admettait pas qu'on pût
vivre sans se remuer, elle comprenait très bien qu'on vécût
sans masger; elle se contentait de pignocfaer. Jetta^ qui était
accoutumée à une nourriture simple, mais substantielle, se sentait
comme creusée p«r la faim. Vers deux heures , la marquise eut
l'heureuse inspiration de la faire entrer chez un pâtissier à fai mode,
où l'on prit des gâteaux, des petits-fours et un verre de pvnch au
pied levé. Jetta trouva ce régal insuffisant, mais il fallut s'en accom-
moder et se remettre en oourse* Au travers de tout cela, la mar-
qaise travaillait à débourrer^ à dégauchir son élève par des instruc*-
tions et des histoires. Elle lui fit une description très exacte^ très
minutieuse des cinq toilettes que portait dans les cinq actes de la
pièce du jour la comédienne chargée du principal rôle, qu'elle lui
vanta comme l'actrice de Paris qui s'habillait le mieux. Ce fut pour
elle une occasion de lui parler théâtres et même de Tintroduiie
dans les coulisses. Puis, remontant un peu dans le passé, elle
i88 B^TDB DES DEUX MONDES.
lui raconta le dernier séjour que la cour impériale avait fait à Fon-
tainebleau et les trois groupes entre lesquels on se partageait,
celui des gros bonnets^ à qui la politique était réservée, celui de la
€Our d'amour^ où Ton discutait des cas de casuistique amoureuse,
et un troisième groupe uniquement composé de viveurs et de
jeunes filles, les propos qu'on y tenait étant trop salés pour les
femmes mariées. Alors, se livrant à un de ces aimables accès de
mélancolie à demi joués, à demi sincères, qui mêlaient à ses vivaci-
tés des grâces touchantes, elle s'écria :
— Ohl ma chère, que tout cela est loin de moi! et comme je
suis en train de devenir une vieille femme I Vous êtes rendue au
monde, je suis bien tentée d'en sortir et d'aller prendre votre place
à l'hôpital. C'est un chassé-croisé qui me plairait.
On aurait eu bien tort de ne pas l'en croire. Elle avait ses tris-
tesses, ses regrets la tourmentaient, mais elle ne disait à personne
avec quelle incroyable facilité elle s'en consolait. Cependant letta
l'écoutait de ses deux oreilles, bien que son âme fût ailleurs. Toat
le long du jour elle s'était dit : a En ce moment on achève de
balayer la salle; les toilettes sont terminées... Qui donc distribuera
la soupe aujourd'hui? Et qui pansera la main de la vieille femme
qui, sur le canal Saint-Martin, a eu la main broyée entre deux
bateaux?.. Yoid midi, mère Amélie s'est retbrée dans sa chambre...
A propos, j'oubliais que c'est le jour de la visite des parens. Ils
arrivent, on cause beaucoup, il y a des mères qui pleurent. Pourvu
que nos pauvres malades n'aient pas la fièvre demain! » —Ou a
remarqué en effet que, le lendemain de la visite des parens, par
l'effet ou de l'émotion ou des victuailles qu'on leur apporte, les
malades sont toujours fiévreux, ainsi que l'atteste la pancarte atta-
chée à leur lit, où l'on tire une ligne indiquant les oscillations de
leur pouls. Et voilà à quoi pensait Jetta, ce qui ne l'empêchait
pas d écouter si bien la marquise que celle-ci lui trouvait de l'es-
prit, quoiqu'elle n'eût pas dit vingt paroles dans la journée.
H""* de Moisieux avait promis à M. Gantarel que sa pupille arri-
verait à Combard pour le dîner. Entre trois et quatre heures, on
s'achemina vers la gare de Lyon, et peu s'en fallut qu'on ne man-
quât le train. Ce fut une affaire de transporter dans le wagon tous
les petits colis dont on était chargé; Jetta s'y employa de son
mieux, elle disparaissait sous les paquets. Il y avait peu de voya-
geurs, un compartiment tdut entier fut mis à la disposition de ces
dames, et elles y étaient à peine installées que le train s'ébranla.
IC0IB8 ET BOUGES. i|S9
VIL
Dans ce raste monde, H^'^ Haalabret ne connaissait bien que deux
choses, un «ouvent et un hôpital, après quoi elle savait un peu son
Paris, d'où elle n'était jamais sortie. Elle se souvenait d'avoir franchi
deax ou trois fois l'enceinte des fortifications pour aller au bois avec
80D père, et c'était tout. La campagne était pour elle une nouveauté.
Pour la voir, il lui fallut dépasser Charenton. Encore n'aperçut-elle
d'abord par la portière qu'une succession de jardinets, grands
comme la main, bordés de murs au milieu desquels se trouvent
enfermées de petites maisonnettes qui n'ont qu'un étage et qui sou-
vent n'ont qu'une fenêtre. Dans la belle 8aison,ces maisonnettes et ces
jardinets sont loués par des ouvriers ou de petits bourgeois qui vien-
nent Y passer leurs dimanches en famille, heureux de pouvoir dire :
Mon groseillier, mon géranium,'mon artichaut. Elle n'eut le plaisir
de se sentir en pleins champs que lorsque, aux dernières lueurs
d'an jour de décembre, qui se mourait, elle contempla au travers
d'une brume blanchâtre cette plaine inhabitée qui, au-delà de Mai-
sons-Alfort, s'étend de la voie ferrée jusqu'à la Seine; un linceul
blanc la recouvrait, sur ce linceul se détachait çà et là un tremble
on un pommier habillé de givre, grelottant sous on ciel noir.
On eut quelque peine à atteindre Villeneuve-Saint-Georges. Le
froid avait durci la neige, les roues patinaient, tournaient^ sur
place, ne pouvaient mordre sur les rails. Ce fut bien pis au-delà
de Villeneuve, où commence une rampe dont la pente se fait sen-
tir. Bien qpi'on se fût muni d'une locomotive de renfort, on employa
près d'une heure à parcourir cinq kilomètres ; les deux monstres
soufflaient avec rage, ils s'indignaient de ne pouvoir suffire à leur
tâche, ils constataient leur impuissance. A la station suivante, ce
fut encore pis; impossible de se remettre en marche. Après avoir
patienté pendant vingt minutes. M*"* de Hoisieux abaissa la glace
de la portière et interpella le chef de gare, qui ne put arriver jus-
qu'à elle qu'en enjambant un vrai névé. Il lui expliqua que le vent^
qui soufflait par rafales, avait amoncelé la neige à la sortie deUa
station, qu'il venait d'envoyer une escouade d'ouvriers pour déblayer
la voie, qu'il fallait attendre qu'ils ensilent fini et se résigner à deux
beures d'arrêt.
La marquise se résigna gatment. Elle s'enveloppa dans ses four-
rures en disant :
— Deux heures, c'est un peu long; tSchons de dormir*
Hais il lui vint tout à coup une bonne pensée :
— Voilà votre dîner bien compromis, s'écria-t-elle ! Gageons que
TOUS mourez de faim.
hQÔ REVUS M8 BEUX MOHMS.
Jetta en convint franchement. On nourrit les serins avec du mou-
ron, on ne nourrit pas les jeunes filles avec des petits-fours.
— Allons à la provision, reprit M*"* de Hoisieux.
Elles descendirent de ^iragon et parvinrent à franobir la voie^qui
par endroits, malgré la cendre ({u'oa y avait répandue, était laie
et glissante comme un miroir. MaUtoureuseiDeol il n'f aiait poiat
de buffet.
-^ Meus voilà Uen en poini 1 dit la marquise*
Mais au même instant tXim aperçut^ assis dans ma coia de la saUe
d'attente, un grand jeune homoae qui» coiffé d'un bonnsft fourré,
chaussé de boites à récuyôre, le visage en£otti dans le eoUet relevé
de sa pelisse, les bras croisés, les jambes étendues, senblatt rêver
ou dormir. ÉUe m'avait pas besoin de dévisager les gens psir k»
reconnaître. Elle »'appreclia de ce dormeur, lui toucha légèrement
Tépaule et lui dit :
-^ C'est le ciel qpui tous envoie» mauvais sujet.
Le mauvais sujet se seooua, se leva et salua.
— Je voue présente une jeune fiile qui se meuirt de faim. ProQfe-
BOUS, mon cher Yalport, que vous pouvez être utile à quelque cbise
en nous procurant à dîner.
— A dîner, chère madame I Mais songez -«y donc, neus somiuas
ici dans un de ces trous où Ton ne cttne pas.
— Bah ! comme dit l'autre, noms nous contenterons d'une aile de
quelque chose.
— Une aile ! Comme vous en parlez \ Enfin je ferai ce que je
pourrai.
Il offrit son bras à If^ de Moisîeiii, et, suivis de Jetta, ik se
mirent en devoir de traverser une petite place où te vent tonrbil*
lonnait et qui, pour l'heure, reseemblait beaucoup à un glacier des
Alpes. En s'y appliquant, ils réussirent à se frayer un passage jo»*
qu'à un piètre cafié dont on voyait briller la lanterne. Le cafetieft
qui était fort mal pourvu, leur offrit des chaises, une nappe, <i^
couverts, une bouteille de vin bouché, mais rien à mettre soss 1>
dent, hormis un quignon de pain.
— Laissez^moi faire, dit Û. Valport, et veuillez m'atteodre uo
instant. Voilà l'occasion d'exercer mon rare génie.
Il disparut; dix minutes flus tard, il reparut. Gomme Saacbo
aux noces de Gamache, il tenait triomphalement dans sa main droite
et pressait sur son cœur une casserole toute fumante.
— Bravo I dit la marquise en battant des mains. Que nous apix^*
tez-vouslà?
— Hélas I il n'y a pas d^ailes, ce ne sont que des alMUîs... ^
respirez un peu ce parfum I C'est exquis. Et croyez bien, madatse,
que je viens d'accomplir l'action la plus hardie ^ la plus difficile
«CIAS £T BOTOEB. Ml
de ma vie* Cette casserole était déjà sur iabfe. Oe que y si dû dépen-
ser de paroles, de diplomatie, de manèges et d'éloquence pour qu'on
voulût bien me la céder est inpossibie à dire.
M"* Maulabret avait relevé son voile. M. Valport ki regarda, et
sa surprise fut si vive qu'il faillit laisser tomber à terre ses abatis.
Uais il se remit aussitôt sans que personne s'avis&t de son trouble.
Puis, ayant déposé sa casserole, il aida le garçon du café à mettre
le couvert, apporta lui-même les assiettes et les couteaux, d^ou-
cba la bouteille, après quoi il dit à la marquise :
— M'invitez-* vous ?
— L'invitons-nous, ma chère? dit^elle à letta.
Celle-ci ne répondit pas, mais elle se leva et avança une chaise
à M. Valport , en le gratifiant d'uB de ces sourires dont tout un
hôpital vantait la douceur et qui, la veille encore, lui servaient à con-
soler des nmlades. M. Valport n'avait pas besoin qu'on le consolât,
mais il était couBaisseur; il jugea que ce sourire le payait suffisam-
ment de ses peines.
Pour la première fois depuis le commencement de cette labo-
rieuse journée, H*'* Maulabret se sentait le cœur léger, elle était
presque heureuse. Dès la première minute, la figure de M. Valport
s'était imposée à son attention, elle avait été frappée de la finesse
de ses traits, du feu de son regard, de son air résolu et fier. Elle
se rappelait avoir vu jadis, dans un récit de voyages illustré qu'on
lui avait fait lire au couvent, le portrùt d'un tueur de lions ; elle
trouvait qu'il ressemblait à ce portrait. Mais en ce moment il ne
couchait pas en joue un lion, il venait d'aider un garçon de café à
mettre un couvert, et il se disposait à goûter d'un abatis qu'il
était allé chercher pour elle à travers le vent et la neige. En vérité,
il l(ù plaisait; si elle avait dit le contraire, elle aurait menti ; mais
comme on ne la questionnait point à ce sujet, elle Dédisait rien et
n'en pensait pas moins.
Ou atta^jua l 'abatis; la marquise elle-même se mit de la partie,
mais elle ne mangea que du bout des dents.
— Et maintenant, mon cher monsieur, dit-elle, faites-moi la
grâce de m'ap|: rendre par quelle dispensation providentielle , à
l'heure où tout Paris s'apprête à dîner, nous ven<ms de vous ren-
contrer dans un trou où l'on ne dtne pas.
— Ne m'interrogez pas, dit -il. Ou je mentirai ou vous ne .me
croirez pas.
— Vous avez donc des secrets pour moi ?
— Dieu m* en -garde I mais mon histoire vous paraîtra absolument
invraisemblable.
— Et si l'on s'engageait à vous croire T
*-^ Soit) Je m'en vais tout simplement à Bois4e*Boi, dans mon
A02 ASYOfi DES D£UI MONDES.
château» où je ne suis jamais allé et qui, paralt-il» ressemble à une
grange.
Vous allez y passer vingt-quatre heures ?
— Plus que cela.
— Trois jours?
— Dites plutôt trois mois bien comptés;
— Au cœur de l'hiver I«. Impossible.
— Quand je vous disais que vous ne me croiriez pas I
— Mais c'est donc un pari 7
— Vous l'avez dit, madame.
— Et l'enjeu est considérable 7
— Énorme, car dans mon histoire tout est invraisemblable... C'est
à ce point que, si par malheur je venais à perdre, vous poorriex
me tenir pour un homme non-seulement ruiné, mais mort.
— Ah I je comprends pourquoi le boulevard avait tantôt un air si
morne, si désolé... Il portait votre deuil... Bah I aux termes de votre
engagement, vous ne passerez que vos nuits à Bois-le-Roi, et chaque
matin...
— Vous vous trompez, madame. Si quelque affaire urgente me
rappelle à Paris, je devrai implorer la permission d'y retourner, et
je ne compte pas la demander.
— Et à quoi, je vous prie, emploierez-vous là-bas vos lobirs?
— A faire toutes les visites, toutes les démarches nécessaires
pour me mettre en état d'être élu l'an prochain maire de ma com-
mune.
— Et quand vous serez maire 7..
— Je travaillerai à devenir conseiller général, puis député.
— Et avant quatre ans vous serez président de la république.
— Oh ! cela n'est pas dit dans la chanson ni dans le cahier des
charges... Si jamais je deviens président, ce sera pour vous être
agréable et pour pouvoir vous accorder toutes les faveurs qu'il vous
plaira de me demander.
— Regardez-moi bien, lui dit-elle, je veux voir la mine qu'a le
diable quand il se fait ermite... Mais, mon pauvre ami, vous m'en
contez, jamais la politique ne sera votre fait.
— Pourquoi donc ?
— Parce qu'il faut, pour s'en mêler, croire à quelque chose ou
au moins faire semblant de croire, et vous êtes également inca-
pable de croire et de faire semblant de quoi que ce soit.
— Laissez-moi faire, la foi viendra.
— Je vous en défie. Vous êtes le plus sceptique des honmies,
sceptique en femmes, sceptique en affaires, sceptique en reli-
gion... Vous me l'avez confessé un jour à Trouville, et toute voire
vie en répond, hormis toutefois la bonne action que vous veuei
MIUS ET E0UGE8. 493
de faire. Mais enfin, si parfumé, si excellent que soit votre abar-
tb... N'en mangez pas trop, Jetta, m'est avis que cela sent la
ciboulette.
M.Jalport la regarda de traYors, recula sa chaise et répondit avec
quelque animation :
— Vous faites le diable plus noir qu'il n'est. On dirait à vous
entendre que je n'ai point de qualités... Et d'abord je ne suis pas
aussi sceptique que vous le pensez, je crois à ma volonté, oh I j'y
crois bien, je vous jure... Ensuite, j'ai le mérite d'avoir toujours
respecté les croyances des autres... Le scepticisme tolérant, c'est
bien quelque chose !.. Et enfin je n'ai jamais trompé la confiance
de personne, je ne me rappelle pas que personne se soit mal trouvé
d'avoir cru en moi.
Il s'échaufiait par degrés et il tenait ses yeux fixés sur M"* Mau-
labret, que jusqu'alors il avait à peine regardée ; il semblait vou-
loir la prendre à témoin. M""^ de Moisieux se mit à rire.
— Je crois vraiment, dit-elle, que vous parlez à la cantonade. Â
quelle invisible galerie s'adresse donc ce beau discours ?. . Nous ne
sommes qu'entre nous, cher monsieur, ce n'est pas la peine d'être
éloquent.
— Excusez-moi, répliqua-t-il en rougissant un peu. On ne sau-
rait se préparer de trop loin aux redoutables épreuves de la tribune.
— Enfin ce que je vois de bon là dedans, reprit-elle, c'est que
je possède quelques actions du Paris-Lyon, et que vous allez les
faire monter.
— Comment cela ?
— Le trafic ne peut manquer de doubler par le transport des
approvisionnemens de toute espèce que vous ferez venir chaque
jour de Paris. Il y en aura pour la grande et pour la petite vitesse.
— Nouvelle erreur, madame. Il a été stipulé que je me conten-
terais des produits locaux de Bois-le-Roi et même du vin du cru.
— Sans parler du reste... C'est donc un pays fertile en beautés?
— Nous ue pouvons nous entendre, répondit-il. Vous n'êtes pas
sérieuse et à dater de ce jour je prends tout au sérieux.
Elle le regarda en souriant, et après un silence :
— Yous l'avez donc quittée 7 lui dit-elle.
Il repartit avec hésitation :
— Sans doute... C'est une affaire faite.
— Et elle en est au désespoir?
— Yous êtes mille fois trop bonne, mais je ne crois pas au
désespoir des femmes.
— Il n'y a pas de raccommodement possible?
— Non, certes... C'est définitif.
— Ui\ mon beau garçon, y a-t-il rien de définitif avec vous?
h^ BfiYUB OES QBUX IHflttDBS.
letla ne pouvait s'MOf^ôcber d'écouter^ mais elle ae cojBpmoait
qu'à OQQitfi&. Pouvaitrelle deviner qv'il B'tgiasut en ce moneiit d'une
jeune et déjà célèbre danseuse de l'Opéra, qui s'appelait M^ te-
seUa?
— Savez- vous quoi? reprit la marquise. J'entends aller tous voir
au premier jour dans votre paisible ermitage. Je tiens à m'assurer
par mes yeux que V06 austérités ne vous maigrissent pas.
-^ Désolé, madame, de ne pouvoir satislaire à votre désir. ïû
juré de renoncer à tout, màme au plaisir jde voiis voir. U a été con-
venu «qu'aucune Itukme ne metticadit le pied dans non endos, hor-
mis ceUe de mon jardinia:. Ne venez pas, mes cbîens de garde vous
dévoreraient, et j'en serais incoasolable.
Sur ces entrefaites, un homme d'équipe vint les avertir ^e la
voie était déblayée, que le train allait repartir. M. Valport ofirit
de nouveau son bras à M'"'' de Moisieuz pour la reconduire jus^'à
son wagon. Dès qn'eUe y fut installée :
/ — Bon voyage, mon cher monsieur I dit-elle. Mais, j'en suis
fâchée, je tiens votre pari pour perdu.
M. Valport venait de tendre la main à Jet ta pour la Sure «Moler
à son tour. Sa jupe s'accrocha au marchepied, elle se retourna
pour la dégager, i ia clarté rougeAtreet flamboyante d'une torche de
résine allumée devant la gare, elle contempla de très près le visage
qui ressemblait au portrait d'un tueur. de lions et deux yeux aussi
brillans que des escarboucles braqués sur elle. Sans lâcher la maio
dont il s'était emparé et qu'il pressa doucement, le jeune homme
dit assez bas pour n'être entendu que de Jetta :
— Par cette petite main qui a pansé tant de plaies et fermé les
yeux d'un homme de cœur et de génie que j'aimais, par cette main
que la mienne est indigne de toucher, je jure que je gagnerai moo
paril
Profondément troublée, elle s'élança dans le wagon, dont il
referma derrière elle la portière, après quoi il regagua le sien.
— Savez-vous, ma belle, dit la marquise à Jetta, que pour votre
début dans le monde vous avez de la chance? C'est ce qui s'appelle
aller d'accident en accident. Vous tombez du même coup sur un
train qui s'embourbe dans la neige et sur l'un des plus beaux
monstres qu'ait produits le boulevard». • Le trouvez-vous à votre
goût?
— Je ne sais trop, madame, répondit M"* Haulabret, qui était eu
train de réagir contre sa première impression.
— Âh I pour beau, ma mignonne, il est beau; mais je vous le
donne pour le plue grand fou que la terre ait porté. Dispensez-moi
de vous raconter toutes ses extravagances. Son père était ua ricbe
raflinear; à vingt-cinq ans, il a hérité de lui deux ou trois mil-
liûiia. Jb trois ans it en a mABgâ un. Ily a ^^luit meiii il pavut
aonager, il se mit tout à coup & na j^ aiiDeir (|i^aae feâuMàla
foiB. L'heureuse créature qui fixa ce cœur changeant est une daa-
SBOse fort jolie, à qui il a fait présent d'un petit hôtel <|ui eat une
perle et que je vous montrerai l'un de ces jours, quand noua retour-
necoDa à Paris pour essayer vos robes*. Le bruit courut pendant
quelque temps que ce ssâaage était socemplairei qu'an, était de part
et d'autre d'une fidélité à toute épreuve; on assuce que, si la
doDzelle avait su lui résister deux semaines de plus, ee maître fou
aurait été capable de l'épouser. GomoM voua voyez^ dixr4iaât mois
ont épuisé sa constance, on a'e^ quitté, il s'en va là4^as pour fuir
Hermione et ses griiTes ; mais, sous peine de crever d'ennui, il n'y
restera pas trois mois». Avant peu il sera de retour à Paris; à jamais
guéri de la monoganùe, il recommencera à voltiger de fleur en fleur,
et le second million y passera jusqu'au dernier écu.
Ainsi parlait M** de Moisieux, sans se douter que Jetta était par-
tagée entre l'étonnement, le chagrin et la colère. Bile était fort
étoBoée que M. Valport connût son nom et son histoire, un peu
chagrinée que ce beau jeune homme qui lui avait plu se trouvât
être un monstre et un fou, très indignée enfin de ce qu'il s'était
permis de prendre à témcun la main d'une future religieuse d'hô-
pital dans une affaire aussi frivole, aussi futile, aussi sottement
mondaine que l'était son soi-disant pari. Somme toute, la colère
l'emportait sur le chagrin et l'éUmnement sur la colère«
On finit toujours par arriver; mais, grâce aux encombremens de
neige et aux continuels arrêts du train, l'horloge de Gombard
venait de frapper neuf coups quand M'"'' de Moisieux dit à Jetta :
-—Enfin, Dieu soit loué! nous y voilà.
La calèche de M. Gantarel était vernie déjà trois fois les chercher
à la station ; le cocher, craignant le froid pour ses chevaux, avait
mieux aimé faire la navette que d'attendre. L'emménagement des
paquets demanda quelques minutes. Un quart d'heure plus tard,
M"' Maulabret franchissait une grille qui lui parut monumentale ;
elle entrevit vaguement une terrasse et une façade de château qui
lui semblèrent infinies, après quoi la voiture traversa une cour
d'honneur et s'arrêta devant un perron. Deux grands laquais en
livrée couleur marron, à culottes courtes, chaussés de souliers à
boucles d'argent, étaient de garde dans l'antichambre. W^* de
Moisieux, qui connaissait les êtres, se passa de leurs services; elle
ouvrit elle-même la porte d'un vaste salon richement décoré. Devant
une cheminée au manteau sculpté, où se consumait la moitié d'un
chêne, un homme replet et haut en couleur sommeillait dans un
fauteuil; en face de lui, dans un autre fauteuil, donnait à poings
fermés une femme d'assez grande taille, dont les chevaux grisou*
A96 BETCB D88 DECX MONDES.
nans disparaissaient sous une dentelle noire. L'homme ronflût, la
femme geignait. Us se réveillèrent à peu près quand M** de Hoisieux
leur cria :
— La voicii elle est charmante, et j'ai bien envie de la garder
pour moi.
M. Gantarel se leva en sursaut et s'écria, se frottant les yeux :
— Âhl enfin, marquise? Nous appréhendions un malheur...
J'étais dans une inquiétude!...
— Il y parait, en effet, dit-elle en riant.
Et, refusant la tasse de thé qu'on lui offrait, elle se sauva.
Pendant quelques instans, M. Gantarel examina Jetta en gros et
en détail, sans rien dire. Puis il lui demanda si elle avait faim, si
elle avait froid, si elle avait les pieds mouillés. Elle répondit que
son aimable chaperon avait eu grand soin de sa*personne, qu'elle
n'avait besoin de rien.
Dû laquais entra chargé de colis et s'informa de j'endroit où il
devait les déposer.
— Dieu! que de paquets! s'écria M. Gantarel d'un ton goguenard.
— Je suis peut-être le plus embarrassant de tous, dit-elle en
souriant.
M"* Gantarel avait enfin réussi à se réveiller tout à fait. Elle
entr'ouvrit ses yeux languissans et dit :
— C'est sans doute la neige qui vous a retardées.
L'observation était judicieuse, mais la voix était glaciale comme
une nuit de décembre.
— J'imagine, dit M. Gantarel à sa pupille, que c'est de votre lit
que vous avez besoin. Qu'à cela ne tienne !
Il sonna, une femme de chambre parut ; il lui commanda^de con-
duire dans son appartement M"* Maulabret, qui s'avança vers sa
tante pour prendre congé d'elle ; mais il lui fut impossible de décou-
vrir si elle s'était aperçue, oui ou non, de son salut et si elle le .lui
rendait. Elle s'inclina devant son tuteur, qui lui dit en Ja contre-
faisant:
— Voilà bien des simagrées de couvent.
11 ajouta :
— Il faut vous dépêtrer, ma bonne, il faut vous dépêtrer... On
vous y aidera.
Gomme Jetta venait de sortir, un courant d'air éteignit la bougie
que la camériste teni^t à la main, et celle-ci rentra dans le salon
pour la rallumer. Elle laissa la porte entrebâillée, et M"* Maulabret
put entendre les propos suivans :
— Elle ne me parait pas amusante, disait M. Gantarel.
— Je ne pensais pas que vous l'eussiez fait venir pour vous .
amuser, repartit du bout des lèvres M"' Gantarel.
NOIRS ET ROUGES. A97
— Pounru qu'elle ne nous apporte pas de son hôpital des
niasmes, reprit-il, ou le typhus et la variole I
— II est un peu tard pour y penser, répondit-elle encore.
La camériste reparut, et à travers les détours d'un long
corridor, elle conduisit M"' Maulabert dans une chambre coquet-
tement meublée et parée. Cette élégante soubrette, tirée à quatre
éoiDgles, lui offrit ses soins, qu'elle refusa. Un grand feu flam-
bait dans l'âtre. Avant de se déshabiller, elle s'assit dans un fau-
teuil et se plongea dans une rêverie où elle voyait défiler devant
elle d'aimables marquises dont il fallait se méfier, d'immenses
magasins de nouveautés où l'on trouvait des galeries de tableaux
et des billards; elle revit aussi d'innpmbrables commis très
pommadés et très empressés, des montagnes d'étoffes de toutes
couleurs, des bottines qui n'allaient pas et qu'on remplaçait
par d'autres qui allaient à ravir, mais qui faisaient mal au
pied, des couturières qui se donnaient des airs d'impératrices,
d'anciens présidons de chambre qui aimaient à s'expliquer par
énigmes, des verres de punch, des petits-fours, puis des champs
de neige, des locomotives essoufilées, des stations où il n'y avait
pas de buffet et où dormaient dans un coin de beaux jeunes gens
dont on s'engouait à première vue et dont il fallait se dégriser bien
yite, parce qu'ils étaient des monstres, et puis il se trouvait que
ces monstres vous connaissaient et qu'ils vous le disaient en vous
serrant la main... C'était à n'y rien comprendre. Après cela, elle
pensa à l'accueil glacial que lui avaient fait son tuteur et sa tante,
et elle se réconcilia quelque peu avec le beau jeune homme ; elle
se rappelait qu'il avait dit en mangeant un abatis de volailles :
« Le scepticisme tolérant, c'est bien quelque chose. » Il lui parut
que c'était là une belle et bonne parole. Pourquoi fallait-il que,
parlant si bien, il eût des maîtresses^ et quelquefois trois à la fois,
e( qu'il flt des gageures insensées 7
Éle quitta son fauteuil pour commencer sa toilette de nuit. Elle
se disait mélancoliquement : « Je ne suis pas amusante et j'ap-
porte avec moi le typhus. » Puis, agenouillée devant son lit, elle
récita ses prières. Comme elle les finissait, son visage s'épanouit,
s'égaya, et elle dit à Dieu avec un demi-sourire, car ils riaient
quelquefois ensemble quand on les laissait seul à seule :
— 0 mon Dieu, pendant les deux années qui vont venir, aidez-
moi à me rendre amusante et à me dépêtrer un peu, après quoi,
comme nous en sommes convenus, je me donnerai à vous tout
entière.
Tou hjl — 1880. 32
&9S BBTUK DBS UBOK MOITOBS.
VIII.
Si le parfait bonheur était de ce mondei IL Louis Gautacel aurait
été parfaitement heuceus. Il avait, eu pour père un peiît employé
de chemin de fer» hename d'esprit et d'imagination, qui avait le
goût des canaria et du cakul, t6te inventive à qui sea inveotions
n'avaient jamais rien n^porté. Dans leur enfance» cet ingénieux
calculateur disait quelquefois à ses deux fils : « Toi, mon gros Louis,
tu n'es qu'un. sot, je n'ai aucune inquiétude à ton sujet. G'eat
Antonin qui m'inquiète, il a de l'esprit ^ il cherche quelque chose,
il ne trouvera peut*étre que l'hôpital. »
Cette prédiction ne s'était accomplie qu'à moitié. Antonin avait
bien pris le chemin de l'hôpital, mais l'hôpital avait été pour lui
le chemin de la gloire et de la fortune. Quanta son frère, il n'avait
pas fait fortune en s' endormant sur sa sottise ; & sa prodigieuse
confiance en lui-même il joignait des qualités sérieuses, l'entente
des alTaires, le flair des occasions et le goût de se remuer. Comme
il achevait son apprentissage dan» une maison d'épicerie en gros,
un hasard providentiel kû fit rencontrer un pauvre diable qui se
flattait d'avoir découvert des procédés pour fabriquer des p&tes
alimentaires supérieures à celles de Gènes et de Naples. Persomie
ne voulait croire à son génie ; il avait le maintien timide et ne
savait pas donner de la voix. Louis Cantarel eut la bonne idée de
croire ; il œtra en campagne, il réussit à se procurer des fonds.
On s'associa, on s'établit, et quelques années plus tard, l'inventeur
de petite mine mourut d'utte pleurésie, laissant Louis en possession
de ses procédés et de la place. L'usine prospérait, mais TinsUi-
lation et l'outUlage étaient insuffisans. Anionin commençait alors à
percer. Il avait conquis l'éternelle gratitude d'un des rois de la
finance par une opération fort délicate, où s'était révélée pour la
première fois la merveilleuse sûreté de son coup d'œil et de sa
main. Il fut bientôt connu et recherché dans le monde de la haute
banque. Louis sut exploiter avec un art incomparable la renommée
et les relations de son frère, il s'en servit pour se faire ouvrir tous
les crédits dont il avait besoin. Antonin s'y prêta, se croyant tenu
de le protéger, quoiqu'il n'eût pour son cadet qu'une médiocre
sympathie. Ge cadet, qu'il aidait tout en le dédaignant, put bientôt
se passer de sa protection. Les nouvelles pâtes alimentaires acquirent
une vogue immense, la fortune de Louis Cantarel prit par-dessus
les nues, il devint plus riche que son aîné. 11 faut lui rendre cette
justice qu'il n'avait point épargné ses peines, qu'il s'était donné
beaucoup de mal, qu'il voyait tout par lui-même, qu'il savait jeûner
et veiller quand la besogne pressait. La fatigue le prit et Tambi-
uoii ki vinl. Les deux fils qui lui étalest nés de son premier marii^e
avaient grwdi, il les avait Caçoonés à son image. Le ^Napoléon de
la Bemottle et du macaroni avût formé ses Lannes et ses Augereau,
il pouvait kur confier sa victoûeuse épée. Il ne tarda pas à aban-
donner i ses fils la direciion de l'usuie. A peine euWl cinquante-
quatre ans, il ne songea plus qu'A jouir de la vie et k contenter le
désir qui lui était venu d'être quelque chose dans l'état. U n'avait
eu jusqu'alors aucune opinien ; il était libre de choisir, son chou
ki bientôt fait. Étant devenu très millioimaire, il devint du même
coup très radicaL Cela se voit souvent.
Depuis le trionj^e définitif de la révolutioDi on ne fait plus
guère de politique en France, Les révolutionnaires n'ont en tête
que des lois agraires, l'abolition de l'état et de la force armée
ou queique intérêt de gueule» comme disait le fabuliste. Pour les
autres, la grande question est celle des iofluences et de savoir qui
les exercera. Chacun prétend devenir un gros bonnet, ce qui signifie
un homme qu'on écoute quand il ^pérore, qu'on s'empresse de
satisfaire quand il demande, et qui fait peur quand il menace. La
France républicaine est une armée qui a senti le besoin de renou-
veler ses cadres ; c'est ce qu'on ^)pelle l'avènement des nouvelles
cuucfaes, d'autres disent des nouvelles bouches sociales. M. Jour-
dain singeait les comtes et les marqms et se trouvait fort honoré
(le les avoir à sa table; aujourd'hui M. Jourdain dit au seigneur
livrante : u Tu es fini, mon bonhomme; ôte-toi de là que je m'y
(nette. ^ Quoiqu'il ne fût pas grand clerc» l'épaisse cervelle du pro-
priétaire de Combard avait des lueurs. Parmi les hommes de nou-
velle couche qui aspirent à l'autorité, il en est qui cherchent à la
conquérir par leur esprit conciliant et par la sagesse de leurs
opinions. M. Gantarel s'était dit qu'en temps de république, le plus
sûr moyen de réussir est d'avoir de vigoureux poumons et des opi-
nions énormes. La nature lui avait donné les poumons, il se pro-
cura les opinions. — « On ne se met guère en peine, pensait-il, de
contenter les gens raisonnables, on les renvoie au témoignage de
leur bonne crascience. Acquérea au contraire la réputation d'un
liooune dangereux et bruyant, on vous donnera tout ce que vous
demanderez, et peutH&tre doublerfr-tpon les morceaux à la seule fin
de vous faire tenir tranquille, comme on donne du gâteau aux
tafans qui crient, l'expérience ayant prouvé qu'ils ne crient plus
quand ils ont la bouche pleine. Se faire passer pour un danger, voilà
le secret de parvenir. » Estimant que le métier de bon apôtre est
beaucoup moins lucratif que celui d'épouvantail, il s'appliquait à se
rendre dangereux, à passer au rang de croquemitaine. Aussi son
rêve le plus cher était-il de voir prochainement M. Louis Gantarel
siéger parmi les conseillers municipaux de la ville de Paris, ayant
500 KETUE DBS OECX MONDES.
décidé que ce sont de tous les hommes dangereux de France ceux
qu'on ménage le plus et à qui on se fait le plus de scrupule de
refuser quelque chose, sans compter qu'ils siègent aux Tuileries.
Une vacance était imminente dans Tun des arrondissemens
suburbains de Paris. M. Louis Gantarel avait préparé de longue
mûn son élection, il se tenait assuré du succès, et son visage le
disait. A l'auréole que ses millions mettaient autour de son froDt
s'ajoutait le rayonnement d'une candidature heureuse. 11 était fier
de son passé, il jouissait du présent, il croyait à l'avenir ; tout cela
paraissait dans ses regards triomphans, dans la bouffissure de ses
joues et dans l'infatuation de son sourire. — La figure de votre
frère sue le bonheur, avait dit un jour M. Yaugenis à son ami
Antonin. — Dites plutôt qu'elle en dégoûte, avait répondu rémi-
nent chirurgien^ qui deux ou trois fois Tan ne dédaignait pas de
faire un calembour.
Il ne faudrait pas croire cependant que le radicalisme de M. Gan-
tarel ne fût qu'un manège ou une grimace. Il avait choisi les opi-
nions qui cadraient le mieux à son humeur, à son tempérament. Dès
sa jeunesse, il avait été égalitaire dans l'âme. N'ayant jamais appris
le latin, il aurait voulu que la loi interdit de l'apprendre; quiconque
se permettait de lh:e Horace ou Gicéron dans leur langue était traité
par lui de tète à préjugés, d'esprit gothique et de perruque. II dé-
testait l'aristocratie de l'intelligence encore plus que l'autre, et eu
général il voulait mal de mort à tout ce qui le dépassait. Si la Brie,
où il était venu planter sa tente, lui plaisait beaucoup, c'est que la
Brie est un pays plat ; le voisinage d'une montagne l'aurait géoé,
il n'aimait pas à sentir quelque chose au-dessus de sa tête. Toute-
fois mère Amélie l'accusait à tort de ne pas croire en Dieu ; il goû-
tait trop peu SQU frère et il chérissait trop Robespierre pour être
athée. Il croyait volontiers à un Dieu bon enfant et bon vivant,
sans exigences aucunes, sans prétentions, se laissant manger dans
la main et souffrant qu'on lui frappât sur l'épaule, ennemi des
prêtres, des simagrées et de toute l'armée noire. Bref, le bon Dieu
lui avait promis de se fahre laïque et même gratuit, et en retour
M. Gantarel lui promettait de le rendre obligatoire.
Du reste, ses convictions politiques consistaient en un certain
nombre de formules qu'il répétait jusqu'à satiété, laissant & d au-
tres le soin de les expliquer. Il étalait à la devanture de sa bou-
tique ces paquets tout ficelés et ne déballait jamais. Il se disait
partisan a du radicalisme scientifique. » Il prononçait ces deux mots
avec l'accent pénétré d'un homme qui s'entend, qui sait ce qu'il
avance. Il avait refait l'histoire de France à sa manière, qui ne valait
guère mieux que celle du père Loriquet. Il n'admettait pas que ni les
rois par leur politique et leurs mariages, ni Richelieu par son génie,
NOIRS ET ROUGES. 501
ni Mazarin par son habileté, eussent été pour quelque chose dan s la
formation et l'agrandissement du territoire ; les grands souverains et
les hommes de génie n'étaient pour lui que des sangsues publiques,
des mangeurs de peuples. Il s'indignait contre quiconque avait l'ef-
fronterie de prétendre que François I*' avait protégé les arts et que
Louis XIV avait su son métier. Il convenait que Napoléon l" avait
été a on homme de quelque talent, » mais il ne l'appelait jamais
que « ce monstre. » On jour, dans une réunion publique, il avait
désigné Henri IV en ces termes : a Celui dont le nom déshonore un
de nos boulevards. » En revanche, il avait voué un culte à Etienne
Marcel; on aurait juré qu'il l'avait connu personnellement,
qu'avec lui il avait humiUé le dauphin. Il aflBrmait que tout ce
qui s'est fait de bon, d'utile et de judicieux dans cet univers, a été
l'ouvrage du peuple ; aussi s'intéressait- il beaucoup au peuple. 11
entendait lui assurer a le bien-être rationnel, » et il déclarait que
le fond de la politique est de travailler a à l'intégration du citoyen
par l'exerdce de tous les droits naturels. » Il avait fondé un jour-
nal, il s'en servait pour annoncer chaque matin à ses électeurs que
dès qu'ils l'auraient nommé conseiller municipal, il consacrerait
ses veilles à les intégrer. Il est inutile d'ajouter qu'après l'armée
noû^, ce qu'il détestait le plus au monde, était l'opportunisme; il
était à mille lieues de se douter que la haine de l'opportunisme
ressemble beaucoup à la haine du sens commun.
On connaît des millionnaires radicaux qui font de leur richesse
un usage magnifique et bienfaisant. Gomme s'ils voulaient à la
fois satisfaire leurs instincts généreux et désarmer les ombrages
d'une démocratie jalouse, ils s'occupent de résoudre la question so-
ciale, ils se font pardonner leurs écus en construisant à leurs ouvriers
et à leurs familles des crèches, des asiles, des écoles et des maisons.
M. Gantarel n'en usait pas ainsi; il n'avait jamais été magnifique et
généreux que pour Louis Gantarel. Le plus beau présent qu'il se fût
offert à lui-même était son château de Gombard, qui avait été
jadis aménagé, décoré et habité pendant quelques mois par M""*^ de
Pompadour. Il avait fait rétablir les jardins dans le goût du temps
et restaurer les appartemens par un architecte de grand mérite,
dont il avait eu le bon esprit de suivre docilement les avis. Mais il
n'avait suivi que sa propre idée en commandant un buste de Dan-
ton coiffé d'un bonnet phrygien pour en orner son grand boulin-
grin et en installant dans son salon, pour y iaire pendant à trois
bergères à vertugadins de Lancret, un tableau exécuté sur ses indi-
cations très précises et intitulé : le Despotisme et la Superstition
mis en fuite par le flambeau de la Libre Pensée. Au bout de la
terrasse s'élevait un joli temple de l'Amour; on y accédait par un
escalier de u:arbre rose^ et la coupole reposait sur douze colonnes
502 BEVUE 016 DEUX MûDODES.
cannelées. Soos cette coupole, où l'on voyait dnq on m Gopidoos
joufflus foiâtraot dans les naées, M. Caniirel avait fût placer «k
statue colosiak» qui représeoiah V Enseignement laïque et oUifa-
loàrey flguré par un vieillard baibu, à tête de vieux flewe, lequel
déployait un aipliabet sous les yeujc de deux marmots ébeubis et
ravis. C'est ainsi que M. Gaïuarel conciliait ses opmions«t ses goûts,
c'est ainsi qu'il sauvait tous les ^incipes.
U aimait beaucoup son château et ne s'en cachait poÔDt. 8od
désir de devenir conseiller municipal de Paris s'était fort accru
depuis que nos édiles tiennent leurs séances aux Tuileries. 11 lai
seâiblait qu'il aurait du plaisir à siéger dans le palus des rois et à
se dire : a Autrefois c'était eux, aujourd'hui c'est nous, d En aUcn-
dani, il logeait chez la Pompadour, et il se disait : « ]adis c'était
elle, maintenant c'est moi. » Il jugeait que c'était là le résumé véri-
dique et fort satisfaisant de l'histoire de France* A la On de chaqce
printemps, lorsqu'il revenait à Combard, il éprouvait un saisisse-
ment de joie ^ se promener autour de son boulingrin et de son
buste de Danton, en jouan/t avec sa canne, qu'il prétendait avoir
appartenu à Robespierre, et dont la pomme, qu'U se plaisait à nur-
dîUer du bout des dents, renfermait une miniature représentant la
prise de la Bastille. U se gardait iHen de se rappeler que Bobes-
pierre avait lait guillotiner Danton, il ne descendait pas dms ces
détails. Quand il était las, s'asseyant au bout d'une charmille soi-
gneusement tondue, il embrassait du regard les épais massifs de ses
ombrages, son parc immense et séculaire, ses jardins digne:» du Iriar
non, ses serres, la balustrade sculptée de sa terrasse, son temple
d'Amour, son Enseignemeni laïque^ et il se sentait heureux de vivre,
heureux d'être lui et non pas un autre, heureux de voir circaler
ses laquais galonnés, qu'il avait choisis avec autant de soia qu'en
mettait le père du grand Frédéric à trier sur le volet ses grenadiers.
U lui semblait que la joie la plus douce pour un homme de courte
taille est de gouverner à l'œil de grands diables qui ont la tète
de plus que lui. ils avaient été dressés, façonnés, et en sa présence
il» étaient graves comme des bonies. U ne laissait pas de leff
représenter de temps à auU'e qu'ils étaient des citoyens, et il leur
faisait des cours de morale civique. Une seule chose le chagrinait
par iustans; il était marri de pens^ que, ces gaillards a aiguillette
et en livrée étant électeurs comme lui, leur suffrage pesait daos
Tume autant que le sien. Cette réflexion morose lui causait de
courtes mélancolies, dont il faisait justice en considérant que, sans
aucun doute, crainte d'être chassés, ils votaient toujours à sa feçoo,
ce qui lui procurait treize voix au lieu d'une. Mais pour en être
plus assuré, il eût aboli volontiers le scrutm secret, qu'il approu-
I
NôiBS ET lovcns. 50>
wi par prinetpe. Et voilà ot qoe c'est que d'«7oar des laquais^ ceh
eondamne aox iacoiieéquences.
Quoiqu'il ne fût ni généreux, ni bienfaisant, quoiqu'on toute cir*
constance il ne prit conseil que de son intérêt ou de sa yanité,
M. Cantarel n'était point un méchaat homme. Il ne demandait pas
mieux que de faire des heureux, pourvu qu'il ne lui en coùtftt rien ;
il ne défendait à personne de venir se diauffer au soleil de son bon-»
bear, qui luisait à toute la terre. Feutrée du spectacle était publique*
Il avait sea momens d'humeor, m redoutait ses incartades; mais
il n'avait jamais levé sur qui que ce tSit ses mains grasses et courtes,
ses colères faisaient plus de bruit que de mal, et an surplus il ne
grêlait jamais que sur le persil.
On a parié d'an Russe qui éprouvait le besoin de quereller qnA-
qu'un pendant ses repas, autrement les morceaux ne loi profitaient
point. M. Cantarel ressemblait à ce Russe. Son premier soin en se
mettant à table était d'ouvrir une discussion; il pérorait, s'écbauf*
fait à froid, cela facilitait sa digestion. Aussi n'aimait-il pas à dîner
tète à tète avec sa femme. Il avait essayé mainte fois de la prendre
à partie, il s'en était mal trouvé. Quand elle consentait par hasard
à dégourdir son indolence, elle avait la riposte cruelle et le propos
poîatu. Il avait commis jadis l'imprudence de mettre le pied sur ce
guêpier qu'il croyait désert, et les guêpes l'avaient piqué. 11 se
réconcilia bien vite avec l'enchainement de causes et d'effets qui
l'avaient amené à s^embarrasser d'une pupille. II lui parut dès le
second jour qu'elle était nécessaire à son hygiène. Entre la poire
et le fromage, il la taquinait, la houspillait, lui décochait &arce
épigrammes, ou bien, comme le premier soir, il s'amusait à la
contrefaire, à^oger ses tons et sœ mines, qu'il traduisait par d'hor-
ribles grimaces, où Jetta ne se reconnaissait pas, si modeste qu'elle
iftt. Souvent aussi il lui disait :
-— Voyons, soyez de bonne foi, jeune captatrice de testamens,
et expliquezHQOus un peu vos manèges.
Alors elle rougissait jusqu'au blanc des yeux; il lui semblait
qu'elle avait envahi l'héritage. Elle s'interrogeait sérieusement pour
découvrir par quelles manœuvres indélicates, frauduleuses et cri-
minelles elle s'était insinuée dans les bonnes grâces et dans le tes-
tament de son grand-oncle. Mais elle avait beau torturer sa con-
science, sa conscience refusait d'avouer son crime. Du reste, il
n'y mettait ni fiel ni malice noire. Il n'avait pas eu le déplaisir de
la surprise, son frère l'ayant prévenu de ses intentions, et il avait
pris San parti avec une philosophie que Jetta admirait. Elle lui
pardonnait beaucoup de choses en faveur de ce beau désintéresse-
ment, dont elle n'eut l'explication et la clé qu'un peu plus tard..
Sa revanche, il la consternait en lui répétant que ses cousins Ini
50& BIVDE DES DEUX MONDES,
voulaient mal de mort, qu'ils la traitaient tout haut de spoliatrice.
Et de fait, depuis son arrivée à Gombard, ils affectaient de n*j plus
reparaître.
Il avait commencé par la subir, après quoi il s'était résigné, et
bientôt, malgré son aversion pour les béguines, il conçut pour elle
une sorte d'amitié. Elle était friande d'affection, elle aimait qu'on
l'aimât; aussi s'occupait-elle beaucoup des autres. Elle avait pour
son tuteur, comme naguère pour ses malades, des empressemens,
des prévenances, des petits soins, auxquels il ne pouvait s'empécher
d'être sensible. Et puis cette béguine lui parut commode à vivre,
d'humeur facile, de bonne composition. Elle prenait ses épîgrammes
en bonne part et en gaité, elle ne se formalisait de rien. Un matin
qu'il était allé la trouver dans sa chambre pour lui remettre une
lettre de mère Amélie :
— Dieu sait, lui dit-il, les sornettes que vous conte cette vieille
cagote I
Au même instant, il s'avisa qu'elle avait pendu à la muraiUe,
entre les rideaux blancs de son lit, un crucifix d'ivoire dont
M"* Thérèse lui avait fait présent.
— Âh I par exemple, mademoiselle, s'écria-t-il en colère, je ne
veux par voir ça chez moi. Faites-moi le plaisir de nettoyer votre
mur.
Elle s'empressa d'enlever le crucifix, de faire disparaître son Dieu
dans un tiroir de sa commode. Elle n'avait pas besoin de le pendre
à un clou ; quand elle voulait le voir, il lui suffisait de fermer les
Ce qui lui concilia surtout la bienveillance de son tuteur, ce7a^
l'admiration très sincère qu'elle ressentait pour son château. Jl la
jugea digne de l'examiner dans tous ses détails; les dehors et les
dedans, il lui fit tout voir, il se donna même le malin plaisir de lui
montrer ses Fragonard, dont les sujets étaient un peu lestes et les
figures fort déshabillées. Puis il lui dit : — a Mais en voilà assez,
vous pourriez en rêver cette nuit. » — Les Fragonard ne firent point
rêver W^* Maulabret; en les lui montrant, son tuteur n'avait pas
même réussi à l'embarrasser. Les nudités l'effarouchaient moins
qu'il ne pensait; elle en avait tant vu à l'hôpital I
Il lui disait encore, en lui pinçant tour à tour le menton, ^la
joue droite ou l'oreille gauche : — « Convenez, petite nonne, que
cela vous fait quelque chose de loger chez la Pompadour. » — ^Ëlle
n'ignorait point que cette charmante marquise avait été la maîtresse
d'un roi qui en avait plus d'une. Cette histoire ne lui causait aucune
émotion. Mère Amélie lui en avait conté bien d'autres. Cela n'em-
pêchait pas qu'elle n'aimât les belles choses et que le château de
son tuteur ne lui parût superbe. Toutefois elle n'avait garde dejui
N0IB8 ET BOUGES. 505
confesser qu'il lui semblait un peu trop grand pour lui et qpie
Torgaeil d'un petit bourgeois, en se carranti en se trémoussant, en
se dressant sur ses ergots, ne parvenait pas à le remplir. Elle ne
lui disait pas non plus que les dessus de portes peints par Boucher
juraient avec les bonnets phrygiens et que V Emeignement laïque^
trônant dans un temple d'Amour, lui faisait l'effet d'un malotru
qui, se trompant de porte, s'installe chez autrui sans cérémonie et
a la sottise de s'y croire chez lui... Elle gardait ses réflexions
pour elle et se contentait d'admirer ; il n'en demandait pas davan-
tage.
Du reste, elle le voyait peu. Presque chaque matin, il se rendait
à Paris, où l'appelaient ses affaires et son journal, et il ne repa-
raissait qu'à l'heure du dîner. En sortant de table, il changeait de
linge et de cravate, accommodait avec un soin coquet sa tête gri-
sonnante et frisée, qui ressemblait à un chou pommé, rafraîchis-
sait ses favoris bouffans, parfumait son mouchoir, et, le front
radieux, faisant sonner sur le pavé de sa cour d'honneur la canne
de Robespierre, il se dirigeait vers la petite porte par laquelle son
parc communiquait de plain-pied avec les maigres bosquets qui
entouraient le chalet de M"""* de Moisieux. Il ne revenait guère avant
minuit, et Jetta se disait quelquefois : « Qu'ont-ils donc à se dire ? »
Elle finit par apprendre qu'ils jouaient ensemble au bésigue, elle
en fut confondue. M"** la marquise de Moisieux jouant au bésigue
avec M. Louis Gantarel ! il lui semblait que c'était là l'un des
événemens les plus extraordinaires de l'histoire universelle; elle se
perdait dans cet abîme.
Si elle voyait peu son grand-oncle, elle voyait beaucoup sa tante,
dont la société et l'entretien lui procuraient un médiocre agré-
ment. M""' Gantarel, comme l'avait dit mère Amélie, était une
vertu conservée dans la glace. Sans un grand nez busqué qui la
déparait un peu et un teint de lymphatique où l'on ne voyait jamais
courir le sang, elle eût été assez bien ; elle avait de la tournure,
un port majestueux, de belles épaules, des formes pleines et molles.
Hais, en dépit des apparences, cette grande femme était de chétive
santé; elle avait toujours mal quelque part et toujours froid;
quoique emmitouflée comme au sortir d'une grippe, elle grelottait
sans cesse, même au coin d'un bon feu et dans un salon bien capi-
tonné. Il était faux cependant qu'elle assassinât les gens du récit
de ses maux; elle n'en parlait jamais, pas plus que d'autre chose.
Fille d'un conseiller à la cour de Paris, M. Gantarel avait fait sa
connaissance par l'entremise de son frère et de M. Yaugenis, et il
l'avait épousée sans dot dans le temps où, n'ayant pas encore de
principes, ses ambitions se bornaient à se procurer des relations
utiles et à se pousser dans le beau monde. Elle s'était prêtée de mau*
600 RETUS DS8 DEUX IfOSIDES.
Ytise grâce à oe mariage, sa famille avait dû lui forcer la Bain,
Beaucoup plus distinguée que son mari, elle eut bientAt fait de le
juger* Ses allures, son ton, ses manières, ees opinions, deuK ou
trois infidflités qu'il lui fit lai ini^èrent i sea endroit une «ver-
sion voisine de la haine. Après s'être révoltée, elle se calma, ^e en
vint à la supporter silencieusement comme elle supportait ses néml-
gies. En le prenant par la vanité, il n'aurait tenu qu'à elle de le
gouverner ; elle dédaigna de s'en donner la peine, le mépris est
dans ce monde le plus terrible des empéchemens. Il la redoutait,
quoiqu'elle s'appliquât à ne le contrarier sur rien, à le laisser
maître absolu de se passer toutes ses fantaisies d'esprit et de cttur.
Bn toute circonstance, elle lui témoignait une politesse glaciale;
quand il la consultait, elle répondait : a Eh 1 bon Dieu, faites ce
qu'il vous plaira. »
Son indifférence, qvi allait au-delà de ce qu'on peut croire,
était un système, un parti-pris et une sorte de passion; elle avait
la fureur de* ne s'intéresser à rien et à personne, c'était si
façon de se venger de sa mésalliance* Revenue de tout, détachée
de tout, elle trouvait moyen d'être toujours seule en société.
Ses silences éteient infinis, personne ne possédait comme elle
k faculté de se taire. Était-elle obligée de parler, elle abr^eait
les paroles autant qu'il était possible. Elle disait quelquefois i
table : «...<Buf...gume8...teau. » Gela signifiait : « Jelta, voulez*vous
du bœuf, des légumes ou du gâteau? » Gela ne l'empêchait pas de
bien gouverner sa maison; ses monosyllabes du moins étaient
clairs, et comme M. Gantarel, les grands laquais la redoutaieot.
Elle désolait surtout Jetta par sa somnolence, par ses assoupis-
semens, par ses perpétuels bàillemens. Quand on lui demandait de
ses nouvelles, elle répondait en b&iliant; quand on mettait tin
tabouret sous ses pieds, elle bâillait en remerciant. Elle employait
une notable partie de son temps à tricoter des bas, des camisoks,
des gilets de laine pour les pauvres; mais elle les faisait distribuer
par sa femme de chambre. Elle consentait à secourir les malheo-
reux, pourvu qu'on la dispensât de les voir. Lorsque Jetta lui pro-
posa de l'aider dans ses tricotages, elle ne répondit ni oui ni non.
Tandis que, dans le chalet voisin, une grandeur naissante jouait
au bésigue avec une grandeur déchue. M"' Maulabret passait ses
soirées à tricoter seule à seule avec M""* Gantarel sans qu'il lui fût
possible de savoir si, oui ou non, elle lui était agréable en faîdant.
il régnait de mornes silences qui lui pesaient comme une chape de
plomb. Nul autre bruit que le cliquetis sourd des longues aiguilles
de bois et que le battement spasmodique d'une vieille pendule yri-
cieuse, mais enrhumée. 81 l'ombre de la Pompadour était revenue
visiter son château , elle aurait trouvé peut-être que la vie qu'on y
Nonur ET BOWBS. 507
menait manquait de galté. De loin en loin et comme par miracle,
M'»*Gantarel adressait une question à Jetta; elle lui demandait com-
ment s'habillaient les augustines et quelles étaient les règles de
leur communauté. Jetta répondait wec un empressement fiévreux.
D*UDe Toix précipitée, elle accumulait les phrases Tune sur Tautre»
cawma si elle eût jeté au feu copeaux sur copeaux et des cotrels
entiers pour f«tdre un bloc de glace qui faisait mine de dégeler»
Son illusion était coiarte. H^^Caotarel laisath échapper ses aiguille»,
fermait un «1, psûs Tautre. Dmrmait-elle ou ne dormait-elle pas?
On n'en savait rien. Au coup de onzo heures, elle s'élirait les bras
et diiait en bâillant :
— C'est assez jaser, ma chère; alloos nous coucher.
Gependaut on a toujours un intérêt dans la vie; rindifféreace
absolue est un régime aussi impossible à l'&me que Le jeAne abscAu
Test au corps. Jetta finit par découvrir que M'"* Cantarel avait un
goût très vif pour un coq et une pouke nègres, qu'elle avait achetés
an Jardin d'acclimatation. Jours de pluie, jours de neige, jours de
verras, elle leur rendait vtsite dans leur poulailler et les aourris-
."^it de sa main. Elle fit une fois à Jetta la grâce de les lui présen-
ter. AgeaoQillée, elle lui faisait admirer leurs jolies pattes courtes,
leur tête fine, leur œil vif, leur arôte et leurs barbillans d'un
pourpre sombre, pareils à un coquelicot très mûr qui commence à
se faner, leur plumage blanc, soyeax, léger, que soulevait le moindre
souffle et qui laissait transparaître leur peau noire. Jetta vit passer
siur les lèvres de sa tante un sourire pâle et frileux coaune un
soleil d'hiver, mais enfin c'était un. sourire et c'était presque du
adeil.
Ainsi s'écoulaient dans le château de la Pompadour les journées
de M^ Maulabret ; il n'y avait pas là de quoi lui faire oublier son
bàpital. Heureusement M"*» de Moisieux était là, & deux pas, et
H*" de Moisieux était une femme qui parlait, qui écoutait, qui se
fusait toute à tous. Le ciel Tarait envoyée à Combard pour y être
la ressource d'un tuteur et de sa pupille, qu'elle se plaisait à voir
l'un et l'autre, mais séparément, n'aimant pas à dire devant l'un
ceqtfde disait devant Fautre* Presque chaque jour, elle envoyait
cbeither Jetta. Elle avait mille choses à lui conter, mille questions
à loi faire, mille conseils à lui donner.
Cn soir qu'elles revenaient ensenable de Paris, elle lui dit :
— Vous savez, ma belle, que les contraires s'attirent et s'épou-
sent. Yous ne sauriez croire combien votre douceur platt à ma viva-
cité et voire innbcence à mon désabusement. Enfin c'est une vraie
passion, et j'emploie des heures à découvrir le moyen de vous avoû*
à moi pour le reste de ma vie, mais je ne l'ai pas encore trouvé.
Elle meii;tait7 elle l'avait trouvé depuis longtemps.
50S RETUB DBS DEtJX MOinOES.
IX.
Les neiges de décembre avaient fondu; l'air était froid, mais
sec, et par intervalles, le soleil, venant à percer, en adoucissût la
crudité. M""* de Hoisieux avait reproché à Jetta de ne pas venir la
voir sans qu'elle la fit chercher. Par une belle après-midi de mi-
janvier, Jetta, pour lui complaire, se rendit d'elle-même an chalet.
Elle n'y allait jamais sans se livrer à de profondes réflexions sur
les étonnantes vicissitudes des choses humaines. M. de Hoisieax
avait possédé à Gombard de grands bois et une belle chasse; il
s'en était* défait dans un moment de détresse. De ce domaine il ne
restait qu'un chalet, un jardin et quelques charmilles, qui n'avaient
pas trouvé d'acquéreur et dont sa veuve s'était accommodée en
attendant des jours plus heureux. Elle avait tenu à prouver à ses
créanciers que la brebis n'avait plus de laine. Le chalet était con-
fortable, coquettement meublé, mais fort petit. Le jardin n'était
guère qu'un potager. Les charmilles, mal entretenues, tombant de
vétusté, conduisaient à un ajoupa qui avait commandé longtemps
un joli point de vue et qui ne pouvait se consoler de l'avoir perdu;
il n'avait plus devant lui qu'un grand mur de clAture, hérissé de
tessons de bouteilles. C'est dans ce modeste enclos que s'était con-
finée une femme qui avait mené jadis une si grande existence, qui
avait été l'âme de tant de fêtes I De l'autre côté de la haie s'épa-
nouissait, se pavanait l'opulence d'un petit bourgeois, lequel pos-
sédait un parc magnifique dont les allées étaient si bien rati^ées
qu'on osait à peine s'y promener, des serres admirables où Ton
récoltait du raisin mûr en plein hiver, un chef qu'il avait hérité
d'un ambassadeur, dix chevaux dans ses écuries, des équipages et
des livrées qui éblouissaient tout Gombard, un château historique
dont il n'habitait qu'une aile, ayant dû renoncer à remplir ces
grands espaces où s'engloutissait l'orgueil d'un petit homme.
Jetta approchait de la petite porte quand elle se rappela qu'une
heure auparavant elle avait vu la Victoria de son tuteur se diriger
du côté de la gare pour aller l'attendre. Il fallait croire que ce jour-
là, par exception, il était revenu de Paris au milieu du jour; peut-
être en ce moment était-il au chalet. Elle avait constaté qu'il n'ai-
mait pas qu'on le dérangeât dans ses aparté avec M"* de Moisieux;
elle n'était pas encore assez philosophe pour démêler les causes,
mais les effets n'échappaient pas à sa clairvoyance, car on peut être
à la fois très innocente et très fine. Elle allait rebrousser chemin
lorsqu'elle aperçut Lara qui accourait à sa rencontre.
Lara était un petit Grec fort éveillé qui venait d'attraper ses
dix-huit ans. M. de Moisieux l'avait ramassé autrefois sur les quais
NOIRS ET R0UGB8. 609
de Beyrouth, ramené à Paris, attaché à sa personne. La marquise
prétendait qu'il ne lui servait à rien, qu'elle le gardait en souve-
nir de son mari, qui lui avait recommandé avec instance le petit
bonhomme ; à ce compte, il eût été le complément des sept por-
traits. Toutefois elle le calomniait, il lui servait à beaucoup de
choses. Il lui tenait lieu des douze laquais de M. Gantarel, il était
son factotum et tour à tour son maître d*h6tel, son écuyer tran-
chant, son valet de pied, son trotteur, son groom, qui l'accompa-
gnait dans ses rares promenades à cheval. II avait ses défauts; il
n'était pas commode à vivre, ayant l'humeur orageuse, emportée,
se mêlant volontiers de ce qui ne le regardait pas, disant en toute
circonstance son mot, qu'on ne lui demandait point. Mais il fallait
tout lui pardonner, tant il était joli garçon. Quand il traversait le
Yillage, vêtu de sa large fustanelle et de sa veste brodée, coiffé de
son fez rouge à mouchet bleu, femmes et filles écartaient leurs
rideaux ou s'avançaient sur le pas de leur porte pour le regarder
passer. Il ne daignait pas s'en apercevoir ; il avait l'esprit ailleurs
et la tête dans les nues.
Lara avait pris M. Gantarel dans une sainte horreur, il aurait été
heureux de lui jouer les plus mauvais tours du monde. En revanche,
il voulait du bien à sa pupille, il l'honorait de sa protection, il dai-
gnait approuver la marquise de l'avoir admise dans son intimité.
Cet effronté petit homme confessa un jour à la cuisinière qu'il
serait tombé amoureux de M"'' Maulabret, s'il avait eu le cœur
libre.
— Et qui l'a pris, ce joli cœur?
— C'est mon secret, répondit-il, et il poussa un profond soupir.
— Oh I monsieur n'a pas besoin de dire à qui il en a, on s'en
doute, répliqua-t-elle, petit malheureux !
En voyant approcher Lara, M"* Maulabret remarqua qu'il avait
les yeux rouges et l'air féroce. Elle n'osa pas lui demander comme
la cuisinière à qui il en avait; elle n'était pas questionneuse. Elle
se contenta de s'informer si la marquise était chez elle et si elle
était seule.
— Toute seule, mademoiselle, répondit-il avec empressement.
Madame est dans son ajoupa ; allez bien vite, elle vous attend.
Était-ce de sa maîtresse qu'il avait appris à mentir? Un petit
Grec qui a battu le pavé à Beyrouth n'a pas besoin qu'on lui enseigne
cet art utile et même nécessaire. Le fait est que la marquise était
bien dans son ajoupa, mais qu'elle n'y était pas seule et qu'elle
n'attendait point M"« Maulabret.
Gomme elle se promenait le long de ses charmilles dépouillées,
elle avait vu arriver M. Gantarel, et lui montrant, sans la lui faire
lire une lettre qu'elle tenait à la main, elle lui avait crié :
btO REVUE D8S DEUl WfJiNBiLS.
— Vous voyez ht phcs heareuse des mères. Oq m'écrit de Lon-
dres qu'on sera ici demain dans Taprèshinidi. lagez de ma joie. 11
y a de«ix graadeS' aimées que je ne Tai embrassé, ce mécbam
garçon.
— Fort bien I fort bien;! r^ondit^-il. Et moi, madame, je m'em*
presse de vous annoncer que j'ai fait ce malin ce dont noas étions
convenus. Oui, madame, pour vous cMiplaire, j'ai sollicité une
audience de ce faux grand homme, de ce roi des opportcmistes... Je
voua laisse à deviner ce qu'il m'en a coûté, voua savez à que) po'mt
l'opportunisme: m'est ^eux... Eh bien ! je l'ai courtisé, cet
bomme, je Fai flagoméi, je me suis fait petit, humble, plat, cbien
couchant...
— Je vous sais capable de tout pour obliger vos amis, dit-elle
avec un sourire enchanteur. El aurons-nous cette place de second
secrétaire ? Nods donne-t^n des espérances?
— Gouci coud... Il paratt, madame, qu'en 1899 M. votre fils a
été attaché comme troisième secrétaire à l'ambassade de Berlin et
qu'il n'y a pas laissé les meilleurs souvenirs.
— Pure cabmnre, mon cher monsieur Cantarel. Lésian'ajamiL^
péché que par trop de défiance de lui-même, par un excès de mo-
destie et de timidité. Il a eu de la pdne à mûrir, mais le Toilà
formé. On n'est plus timide k vingtnsept ans.
— Je veux le croire ; mais, chère madame, il y a le nom q«
déplatt. Eh I oui, il est difficile d'admettre que les fils de certains
pères puissent servir loyalement la république.
La marquise prit son plus grand air, son air des Tuileries, poor
expliquer à M. Caoïtarel qu'on s'était bien trompé sur le réle qu'a-
vait joué M. de Hoîsieux sous Fempire. Oa l'avait considéré comme
un favori du maître, quoiqu'il n'eût jiamais rien dû à la faveur, pmir
un fervent impérialiste, et cependant il avait toujours eu de vives
sympathies pour le régime parlementaire. Elle démontra à son Toism
que ce mort dont elle chérissait la mémake s'était conduit en vrai
citoyen, presque en héros ou du moins en conseSIer franc et cou-
rageux, blâmant les fautes, prévoyant et dénonçant les catastrophes,
montrant aux aveulies l'abtme où ils couraient ; car il se trouve
qu'aujourd'hui tout le monde a blâmé les fautes, prévu les ciftt-
strophes et prédit l'abtme* S'il n'avait tenu qu'à liii, la France eût
été sauvée. Bref, elle révélait à M. Cantarel un M. de Moisieux tout
nouveau, que personne n'avait conivu.. Elle accordait tostefois (fit
l'empereur avah en pour eux de bons procédés, mai» il y aval
beaucoup à rabattre de tout ce qu'on avait dit à ce sujet, et elle
en rabattait tamt qu'il ne restait presque rien; c'était l'empereur
qui leur en redevait. Les ingrats s'entendent à simpfifier les coznptes
par parties doubles, ik bifTent d'nn trait une des colonnes, et à cet
noms ET R0TOI8. %li
éptnl les ingrates sont encore plus {habiles que les ingrats. Les
femmes ont on art particulier pour [se^^débairasser des faits et des
soayenirs qui les gênent ; éHes escamotent en se jouant les plus
hrards paquets*
H"* de Moisieux termina son discours par ces mots :
— Non, mon voisin, ce n'est pas' le][régîme 'que nous aimions,
Doas l'avons servi malgré nous; maisSious avions, je le confesse,
qoelqne attabhement pour l'iiomme...
— Pour Thomme de décembre l^Vinterrompit M. Gantarel, en
éclatant comme une bombe.
— On peut être un criminel, reprit-elle avec un ton de coura-
geuse franchise, et avoir certaines qualités de cceur. C'était le cas
de ce rêveur inappliqué, mais il n'est plus. Je me sens déliée
de tout engagement. Pour ce qui est^ de lésîn, il]^vîent dépasser
deox ans aux États-Dnis, et il en revient, paralt-0, plus républicain
et phs rouge que vous, monsieur Cantarel ; vous en jugerez dès
demûn.
— Ce n'est pa^ moi r[u'il faut convaincre, ma chère voisine,
répliqua-t-il, c'est Thomme qui peut tout, lliomme qui dispose de
toutes les places, l'homme *que la France adore, car il faut tou-
jours qu'elle adore quelqu'un.. • Enfin cet homme, j'ai si bien su le
prendre qu'en me reconduisant! il m'a fait un^charmant sourire et
m'a dit: « Monsieur Cantarel, je vous donne ma parole que le jour
où vous serez élu conseiller municipal de Paris, le Jeune marqcas
de Moisieux sera nommé second j^secrétaire. » Or, madame, mon
élection est sûre.
Elle lui tendit la main, en disant :
— Que vous me rendez heureuse I Dans quelques heures d'ici ce
pauvre Lésin saura tout ce qu'il vous doit.
Il lui jeta un regard en coulisse.
— Eh I dit-il, je me soucie ^eu de sa reconnaissance, c'est à la
Titre que je prétends.
— Doutez-vous qu'elle vous soit acquise depuis longtemps ?
— Je doute de tout, oui, madame... Ayez pitié de moi et de
mes espérances.
— Tos espérances I .. Ah 1 monsieur Gantarel, vous m'aviez promis
de ne plus m'en reparler.
-^ Et j'ai tenu ma promesse jusqu'aujourd'hui; mais je suis à
Jxmtde patience, 3 faut que je parle... Ne voyez-vous pas que je
*che, que je me consume, que je dépéris?..
— Il faut vous en croire, dit-elle en riant, quoiqu'il n'y paraisse
gnère.
-- Ne riez pas, madame... iPas plus tard qu'Mer, il m'a pris une
terrible envie de me tuer.
512 R£?UE DES DEIJX JI0NDE8.
— Vous me faites frémir. •• Là, mon pauvre ami, que devien-
draient la France et Lésin 7
II la regarda de nouveau en coulisse et s'écria : — Âh I marquise!
marquise I — Et il promenait sa langue sur ses lèvres, comme pour
mieux savourer ce mot qui lui semblait aussi doux qu'un nectar.
Il se consulta un instant, il se tâtait pour savoir ce qu'il pouvait
oser, et bientôt, passant par degrés des notes les plus graves
de son clavier aux plus suaves et aux plus flûtées, il prononça
tout d'une haleine cette phrase qui se termina dans un chucho-
tement mystérieux :
— Ah I marquise I ah I chère madame, quand donc aurez-vous
pour moi des bontés 7
Puis, d'une voix qui se mourait :
— Géraldine, Géraldine, le voudrez-vous7
M"* de Moisieux tressaillit comme un pur-sang avec lequel le
palefrenier qui le panse se permet des familiarités incongrues. Elle
regardait M. Gantarel de travers, partagée entre l'indignation que
lui causait l'excès de son audace et l'envie qu'elle avait d'en rire.
Elle finit par lui dire d'un ton pincé :
— Vraiment, monsieur Gantarel, vous vous oubliez.
Il répondit avec aigreur :
— C'est ce matin, madame, que je me suis oublié en allant
faire antichambre pour vos beaux yeux chez un grand homme, moi
qui déteste également les grands hommes et les antichambres...
Et je me suis encore oublié le jour où je n'ai pas craint de m'a-
baisser aux dernières supplications pour fléchir le plus féroce de
vos créanciers. •.
— Mes créanciers et le reste, tout y passera, dit-elle; tout cela
est inscrit dans votre grand livre, et vous me présentez votre fac-
ture... Vous êtes par trop commerçant, monsieur Gantarel.
Il allait prendre la mouche, se fâcher sérieusement. Elle se
repentit de sa vivacité ; elle changea tout à coup de visage, et bais-
sant les yeux, rougissant comme une jeune fille :
— Hais je ne réussis pas à m'indigner, dit-elle. .. Oh! mon voi-
sin, que vous êtes un homme dangereux I
Ge mot suffit pour dissiper le gros nuage qui s'amassait entre
ses deux sourcils. Être considéré comme un danger par le gouver-
nement et par les femmes passait dans son esprit pour le degré
suprême de l'humaine félicité. Il recouvra sa belle humeur, il
caressa du bout des doigts ses favoris bouQans. Après quoi il re-
garda la marquise d'un air à la fois tendre et goguenard, en fu-
sant danser dans le creux de sa main sa lourde chatne de montre
et ses breloques massives. Il avait l'air de dire : Yoilà ce que nous
pesons I
NOIRS ET BOUGES. 513
— Mon Dieul reprit-elle, si je pouvais me résoudre à avoir une
faiblesse, si à mon ftge je consentais à compromettre une réputa-
tion qui a traversé impunément les cours. ••
Il se permit de rire et de l'interrompre.
— On assure pourtant...
— Vous ajoutez donc foi à tous les sots propos 7
— Eh 1 marquise, c'est le secret de Polichinelle, de toute la
France, de tout l'univers.
— L'univers, la France et Polichinelle en mettent toujours dix
fois plus qu'il n'y en a.
— Mais enfin, dit-il d'un ton plaintif, quel plaisir trouvez-vous
à tenir un pauvre homme sur le gril et à prolonger indéfiniment
SOD supplice? Voyons, quelles raisons pouvez-vous avoir pour me
martyriser ainsi ?
— J'en ai beaucoup et d'excellentes. D'abord je ne crois pas à
YOtre amour... Non, ne vous récriez pas. Pure affaire de vanité,
mon pauvre ami. Vous avez décidé que je serais votre première
marquise. L'autre est morte, celle dont vous avez le château, et
qu*est-ce'q[u'un château sans marquise? Âhl si vous aviez quelque
chance d'avoir la Pompadour, vous ne penseriez pas à moi. Ne
vous fâchez pas, vous dis-je. Vous savez bien qu'une femme qui
raisonne est près de se rendre. Eh 1 oui, je me rendrais peut-être,
n'était la peur que j'ai que vous ne soyez un indiscret, que vous
n'ayez le bonheur un peu bruyant.. • Je vous soupçonne d'être un
pea trompette, monsieur Gantarel.
— Moi y trompette I Je vous assure. ••
— Et moi je vous affirme, interrompit-elle, que je suis une vieille
femme. Ahl si vous saviez, mon ami, à quel point je suis revenue,
dégrisée, guérie de tout!.. Je ne suis plus que mère; ah! par
exemple, je le suis comme une lionne... Ehl que sait-on? quand je
serai délivrée de mes soucis maternels, quand mon cher enfant...
— Mais puisque je vous dis que le grand homme m'a donné sa
parole.
— Ce n'est pas tout que cette place de deuxième secrétaire. Ce
mariage, ce fameux mariage !..
— Eh bieni ma parole à moi, ne l'avez-vous pas?
— Mais notre jeune fille voudra-t-elle î
-- Je voudrais bien voir qu'elle ne voulût pas, dit-il en se car-
rant. Me prenez-vous par hasard pour un tuteur de comédie? Et
d'ailleurs à quoi songez-vous là ? Je vous dis, moi, qu'à la seule
pensée de devenir marquise, son petit cœur bondira de joie.
— Vous ne craignez pas que ses scrupules, que mère Amélie?..
— Qu'elle s'avise de faire la mijaurée, elle verra beau jeul..
ton juu ^ iSSO 33
Mi RETUE DBS BEn SONDES.
H ûs lûssez donc, elle ne s'en avisera pas. Elle a moins de sera-
paies, elle est plus dégourdie que vous ne pensez. Je la vois tous
les jours sabler mon chftteau-yquem et je vous jure qu'elle y prend
goût. Tenez plutôt, je lui ai montré mes Fragonard. Croyez-vous
qu'elle ait bronché?, • Je vous répète qu'elle est & vous; tenez ce
mariage pour fait.
Ils venaient d'entrer dans l'ajoupa^
— Marquise, continua M. Gantarel, commerçant je suis et je res-
terai, et j'estime que dans ce siècle il est bon de donner un caractère
commercial aux engagemens du cœur. Faisons ensemble un marché,
et jurez-moi que le jour où H. votre fils épousera ma pupille...
— Pas un jour plus tôt, interrompit-elle vivement.
— Hais pas un jour plus tard, s'écria-t-41 en tombant à ses
genoux et cherchant à lui prendre la main pour la baiser.
^- Eh ! grand Dieu, relevez-vous donc I disait*elle. Yons, dans
cette posture I... Avec vos opinions, vos principes I
--« Debout devant les tyrans, à genoux devant les femmes! vofli
ma devise, et je suis résolu à ne pas me relever avant que vous
m'ayez promis...
-^ Tout ce qu'il vous plairai s'écria-t-elle dans un monveoKDt
d'effroi, mais debout 1
Elle venait d'entendre le bruit d'un pas, et l'amoureux sexagé-
naire, amoureux depuis deux ans, sexagénaire depuis deux jours,
l'entendit aussi. Malheureusement sa corpulence et sa pelisse con-
trariaient ses efforts, il n'était pas encore sur ses pieds quand Jetta
parut à l'entrée de Tajoupa. EUe n'avait pas saisi un mot, mais elle
avait des yeux.
— Eh ! ma belle, vous arrivez fort à propos, lui dit la marquise
en l'embrassant. Aidez donc votre tuteur à retrouver une perle de
mon bracelet, qui vient de se détacher.
L'innocente Jetta se mit à chercher la perle, et quoiqu'elle eftt
bonne vue, elle ne la trouva pas. En ce moment, Lara sortit d'an
buisson ; il était toujours fourré où il n'avait que faire.
— Bah ! vous vous donnez trop de peine, Jetta, dit la marquise.
Laissez chercher ce petit homme, qui a de meilleurs yeux que vom.
Là-dessus elle essaya de parler d'autre chose, mais l'entretien
languissait, expirait à chaque instant. En se retrouvant sur ses
pieds , H. Gantarel n'avait pas repris sa belle humeur. Il était
morose et renfrogné. Il leva bientôt la séance pour retouiiner aa
diftteau, accompagné de sa pupille. En vain s'efforça-t-elle de lai
faire admirer le soleil qui se couchait rouge comme du sang.
— Un gros pain à cacheter t ditril en haussant les épaules. Il y &
bien là de quoi s'émerveiller I
Pendant tout le dîner, il la harcela, la taquina aigrement. Il entre-
ROjaiS SI BOUGES. 5it
prit de faii réréler oe qu*il appelait les horriblos mystères de l'ar-
m6e noire. Eatre le premier service et le destertt il mai^ea dix
religieuses et vingt curés. Sa condusioD fut qu'il fallait ea finir avec
ces geD&*là, qu'autrement c'en était fait des mœurs, de la famille,
de k sainteté du nosud conjugal, de la morale publique et privée*
M"^ Camarel avait paru ne lien entendre. Quand elle $e trouva
seule au saloa avec Jetta, au moment où elle commençait à s'as^
soupir, elle se réveilla tout A coup.
— Qu'avez-voos donc fait à votre tuteur, ma cbëre, pour qu'il
vous ait tant maltraitée? lui demandar^elle en entr'ouvrant ses
yeux somnolons*
Pais, honteuse de sa curiosUé et sans attendre la réponse :
*- A propos, un de mes poulets nègres est mort tuitftt de la
pépie. C'est on grand malheur.
X.
Le lendemain H"* Haulabret eut l'étonnement d'apprendre tout
à h fois que M"* de Moisieux avut un fils, que ce fils venait de
passer deux ans en Amérique, qu'il en était revenu, que le soir
même il dînerait au château et que, vu la solennité de cette circon-
stance, elle était tenue de se mettre sous les armes et d'étrenner la
plus belle de ses robes neuves. M. Cantarel, qui avait r^ris sa
galté «t généreusement oublié tout ce qu'il lui av»t dit de désa-
gréable, lui recommanda de se décolleter.
^ H n'ai accepté votre tutelle, lui dit41, qu'à la condition que
TOUS me montreriez quelquefois vos épaules; je veux les voir.
Qifest^ce qu'une pupille qui a des secrets pour son tuteur? Les
tuteors ont le droit de voir et même de toucher. Ainsi l'ont décidé
les canons de Féglise, et c'est l'opinion de mère Amélie*
Il c^appesantit ; il n'avait pas la plaisanterie légère,
letta se le tint pour dit ; quand le moment fut venu, elle se rap-
pela toutes les instructions qu'elle avait reçues de H"* de Moisieux
et s'appliqua à bien faire les choses. Le jeune murquis lui causait
ipielque frayeur. Elle ne pouvait douter qu'il n'eût hérité de toutes
les grâces de sa charmante mère en y ajoutant une fière et fine
moustache, et il se trouvait que cette moustache qu'elle lui prétait
(ddigeamment ressemUait beaucoup à celle de M, Albert Yalport,
dont elle se souvenait encore de temps à autre.
L'heure des rq>as était annoncée jadis à Gombard par UM cloche,
qui s'était fêlée. Ne la trouvant plus assez sonore, le seigneur chftr
telain l'avait remplacée par un gong chinois, dont la voix éclatante
et formidable se faisait entendre à une demi-lieue à la ronde. Per-
s(Hine n'en pouvait ignorer, l'univers était averti que M. Gantarel
516 RETUE DES DEtX MONDES»
s'apprêtait à déplier sa serviette. Quand le gong retentit, M"« Hau-
labret était sous les armes. Elle s'était coiffée dans toutes les règles
et conformément aux leçons de l'habile institutrice qui lui ay&it
appris à faire bouffer ses bandeaux et à tordre son chignon. Rien de
plus charmant que sa robe de surah couleur mauve, dont la gar-
niture audacieuse et pourtant modeste faisait le plus grand hon-
neur à la couturière de M"""^ de Moisieux. Retenue par un ruban de
velours noir passé autour de son cou, pendait une belle croix en
cailloux du Rhin, seul souvenir que lui eût laissé son père. Ses
belles épaules, mises à nu pour la première fois, semblaient s'éton-
ner de cette aventure dont elles n'avaient rien à redouter; leurs
contours sinueux et leur ferme blancheur pouvaient affronter sans
crainte l'éclat des lumières comme la curiosité des regards. Elle
jeta un coup d*œil dans sa glace, elle y aperçut une étrangère
qu'elle n'avait jamais vue et qui lui rendit le sourire de stupeur
qu'elle lui adressa. Cette étrangère était vraiment fort jolie et fort
désirable, peut-être un peu trop pour la circonstance.
Elle descendit au salon, où venaient d'arriver la marquise et son
fils, m fiocchi Yxm et l'autre. Son entrée fit sensation. M'''' de Moi-
sieux battit des mains, M"""" Cantarel eut l'air de découvrir TAuié-
rique, H. Cantarel fit claquer sa langue comme à la vue d'un bon
plat. Il trouvait que cette jolie fille faisait bien dans son salon doré
et peinturluré; il était bien aise qu'elle lui fût quelque chose et d'en
pouvoir faire les honneurs. Elle s'aperçut à peine de la vive impres-
sion qu'elle produisait, tant elle était plongée dans un ébahissemeot
dont elle ne pouvait revenir. On lui avait présenté le jeune mar-
quis de Moisieux et il l'avait saluée. Était-ce bien lui? Un gros corps
dégingandé et mal équarri, une tignasse d'un blond tirant sur le
roux, un teint farineux, des joues que l'abus des alcools commen-
çait k couperoser, de gros yeux à fleur de tète, temeâ et troubles
comme ceux d'un poisson crevé, une langue empâtée, point de
maintien, je ne sais quoi d'effaré, l'air empêtré d'un habitué de
bas lieux qui ne se sent pas chez lui en honnête compagnie. Dieul
quel marquis! était-ce bien là le fils de sa mère? On ne savait pas
même quel âge lui donner et s'il avait quinze ou quarante ans.
Son sourire était enfantin, mais les pattes d'oie profondément
gravées sur ses tempes racontaient un long passé, le travail ron-
geur des années et un nombre invraisemblable de flacons de rhum
aussitôt vidés que débouchés. 11 faut avouer que la marquise
elle-même avait ressenti quelque surprise en le revoyant ; elle l'a-
vait trouvé considérablement détérioré, ce qui lui fit l'effet d'un
miracle. Par bon procédé, elle l'embrassa, en se tenant à quatre
pour ne pas l'étouffer.
La porte de la salle & manger s'ouvrit à deux battans, M. Gan-
NOIRS ET ROUGES. 617
tarel donna son bras à la marquise, Lésin s'approcha de M"^* Ganta-
rd pour lui offrir le sien, mais d'un signe elle le pria de s'adresser
àM"*MauIabret, ce qu*il fit avec une extrême gaucherie. Elleparrs-
sait l'intimider beaucoup. Peut-être, pour le rassurer, sa mère lui
ayait-elle représenté cette petite bourgeoise comme une personne
sans conséquence. II se trouvait en présence d'une beauté qui le
surprenait, et dans ses embarras il perdait l'équilibre, comme dans
ses gattés il perdait haleine.
H"^ Cantarel n'avait pas fait de grands frais de toilette ; elle avait
gardé sur sa tête la fanchon en guipure, dont elle enveloppait
ses D^algies, et s'était contentée de remplacer la robe de soie
Doire un peu fripée qui ne la quittait pas par une autre robe de
soie noire à peu près neuve. Mais, par l'ordre de son royal époux,
elle avait dû déployer pour sa table le luxe des grands jours. La
beauté du couvert, la pesanteur de l'argenterie, un magnifique
surtout Louis XYI à la balustrade ciselée, que surmontait une vraie
montagne de fleurs, l'éclat des cristaux, une porcelaine de Sèvres
que la Pompadour n'eût pas dédaignée, l'encolure empesée du
maître d'hôtel, lequel, droit comme un piquet, paraissait porter
dans sa tête les destinées de l'Europe, tout annonçait la solennité
de la cérémonie qui allait s'accomplir et qui ressemblait beaucoup
à la signature d'un contrat.
Si M. Lésin de Moisieux n'était pas idiot, il ne s'en fallait guère.
Esprit incomplet, inachevé, triste ébauche que la bonne nature
avait plantée là, en la priant de se tirer d'affaire comme elle pour-
rait, ce gros garçon au teint blafard était un de ces embrouillés
qui ne se. débrouillent jamais. On s'était donné des peines prodi-
gieuses pour le dégrossir. Apprendre lui causait une sorte de dou-
leur physique ; les souffrances qu'éprouve une femme pour mettre
un enfant au monde ne sont rien au prix du supplice qu'endurait ce
cerveau rebelle et réfractaire pour accoucher d'une idée. Pendant
de longues années, son gouverneur, M. Mazet, homme fort instruit,
dont la patience surpassait encore le mérite, l'avait remis cent fois
sur le métier, selon le précepte de Boileau, le polissant et le repo-
lissant sans cesse; il y perdit son latin et surtout son grec. En
définitive, Lésin réussit à apprendre les premiers rudimens de la
photographie; encore ses épreuves étaient- elles si troubles qu'on
n'y pouvait distinguer un arbre d'une femme. Ainsi se termina cette
éducation laborieuse, dont le seul fruit fut de rapporter à M. Mazet
une grosse pension qu'assurément il avait bien gagnée.
Son père l'avait souvent traité d'avorton, sa mère lui avait
déclaré mainte fois qu'il était impossible. Il ne s'en souciait guère.
U avait deux goûts qui devaient sufiire à embellir sa vie : il jouait
au billard et il aimait à boire. Ce fut sa perte. A jeun, il était
lis RETUB BBS BBDX JIDHDES.
presque «onveiiahle et assez véservi« car» grâce à Dieu^ S était
timide, et sa sottise se réfugiait sous les ailes tutélaires de ce dieu
qu'où appelle le sileuce. Mais il portait mal le vin ; à peine en
avait-il deux ou trois Terres dans la tête, il osait tout. Le satyre
qu'il renfermait au fond de son cœur sortait brusquement de sa
CETeme et faisait Cuir les nymphes* M. de Moisieux, à qui Ygû ne
pouvait rien refuser^ l'avait fait Attacher à l'ambassade de Berlin.
A peine débarqué, sur la foi du nom qu'il portait, il fut invité à un
bal de la cour et il y prit des libertés malséantes. Dès le lende-
main il fallut le faite disparaître ; ce fut la fin de sa brillante car-
rière dipbmatique, qui avait duré huit jours, et que M"" de Moi-
sieux se flattait de renouer par l'entremise de M« Gantarel.
Le. festin qu'on donnait en son honneur était digne de l'argad-
terie et de la vaisselle ; il y déploya un superbe appétit, et pendant
qudque Xenxfs tout alla bien. Adlmonesté par sa mère, il s'obser-
vait, parlait pea, ne répondait que par monosyllabes ; ses oui et
aes non n'avaient rien de compromettant Hais M. Gantarel, qui
apparemment voulait le faire briller, le pressait de questions, II
franchit le pas, s'aventura un peu, entreprit de conter son odyssée*
Malheureusement il brouillait tout, ne retrouvait le nom ni de Bosr
ton ni de Cincinnati, et se tournait vers M*^ Maulabret en lui disant :
— Ce diable d'endroit... vous savez?., comment s'appelle-t-il?
Que ne Tinterrogeait-on plutôt sur les vertus du gin et du whisky?
Il en eût raisonné en expert. M""* de Moisieux était sur les épines,
tâchait de lui tendre la perche, changeait de couleur, s'agitait,
s'éventait« M. Gantarel était pensif. La marquise en avait usé avec
lui comme la chouette de la fable, elle lui avait peint son petit
comme délicieux :
BeaUy bien fait et joli sur tous ses compagnoDs.
Il croyait rêver et hochait la tète en se disant : « Si jamais celoi-Ii
devient deuxième secrétaire d'ambassade, c'est qu'on l'aura nommé
sans le voir; il faudra que j'engage la marquise à le tenir jusque-là
dans une boite. »
Il eùt;été plus sage de le prévenir loyalement et de l'avertir que
ce beau garçon supportait mal le vin. Il lui remplissait continuel-
lement son'verre, qu'il s'étonnait de trouver toujours vide. Lésin
sentit par degrés sa tète se prendre, et adieu la modestie I II s'en-
hardit, se lança; le caboteur qui longeait prudenunent la c6te
a&ronta la haute mer et ses hasards. La marquise frémissait, et il y
avait de quoi. Elle avait cru bien faire en lui recommandant d'affi-
cher ses convictions démocratiques et radicales; elle lui avait
représenté que son avenir était à ce prix. II se le tenait pour dit
N0IB8 ET ROUGES. 619
et attendait que le courage lui Tint: le courage était yeuu. On a
tort de conseiller les sots ; ils ne font usage de la sagesse d^autrui
que pour perfectionner leur sottise, qui n'est supportable que ser-
vie au naturel.
-* Tous ayez beau dire, monsieur Gantarel, s'écria-t-il en tam-
bourinant la Marseillaise sur la table, les Américûns sont un
peuple plus avancé que vous ne croyez. Ils n'ont pas seulement
aboU l'esclavage, il sont en train d'abolir la domesticité, ttoi qui
vous parle, je n'ai pas pu me procurer de domestique à New-Tork.
C'est fort gênant, mais les principes avant tout. Il ne faut pas de
domestiques dans une démocratie. Tous électeurs, tous égaux. Moi,
voyez- vous, monsieur Gantarel, je suis comme vous, je regarde le?
grands gaillards que voici comme mes égaux.
Les grands gaillards étaient si bien dressés qu'ils ne sourcil-
lërent pas ; il est à croire qu'ils se dédommagèrent plus tard à l'of-
fice. H. Gantarel fit une grimace effroyable, et pendant deux ou
trois minutes un silence de mort régna dans toute la salle; on aurait
entendu voler les mouches, si les mouches volaient en janvier.
Lésin ne se doutait point du désastreux effet de son propos. Il
goûta d'un vin que H. Gantarel lui avait vanté et fit la moue.
— En conscience, il n'est pas mauvais, dit-il ; mais en conscience
aussi, tous vos grands crus me font l'effet de sirops. Parlez-moi
d'un verre de whisky I G'est franc, c'est décisif et ce n'est pas coû-
teux. Je suis sûr, monsieur Gantarel, que vous savez à quoi vous
revient chacune de ces bouteilles et que vous direz ce soir : « Es
m'en ont bu pour plus de cent francs, n Papa avait reçu un jour
de H. de Hettemich uu panier de johannisberg. Le lendemain, il
avait du monde à dîner, et en remettant la bouteille au domes-
tique qui servait à boire, il lui dit à l'oreille : a Du johannisberg;
ménagez-le. » Mais voilà mon domestique qui, tout le long de sa
tournée, répète en versant : a Du johannisberg, messieurs I ména-
gez-le. » Papa l'a chassé. Ma parole d'honneur! se fîgure-t-on un
imbécile pareil?
L'instant d'après, un des grands gaillards qui étaient ses égaux
lui offrit du château-lafite. Il lui dit en clignant de l'œil et d'un
ton familier :
— Ehî l'ami, ch&teau-Iafite I ménagez-le.
Et, charmé de son agréable plaisanterie, il éclata en un long et
bruyant éclat de rire. Il se pâmait, il pensadt suffoquer. Pour le
calmer, il fallut que la marquise lui allonge&t par-dessous la table
un joli coup de pied dans le mollet droit ; c'était une langue qu'il
comprenait et qu'elle lui parlait quelquefois.
n y avait en ce moment une personne heureuse, c'était M"* Gan-
tarel. Son cœur se dilatait, se baignait dans la joie. Les inepties du
518 BETUB DBS BBDX MOflODES*
presque convenable et assez réservi* car» grâce à Dieu^ il était
timide, et sa sottise se réfugiait sous les ailes tutélaires de ce dieu
qu'on appelle le silence. Mais il portait mal le yin ; à peine en
avait-il deux ou trois Terres dans la tête, il osait tout. Le satyre
qu'il renfermait au fond de son cœur sortait brusquement de sa
cateme et faisait fiiir les nymphes* M. de Moisieux, à qui l'on ne
pouvait rien refuser^ l'avait fait attacher à l'ambassade de lerlin.
A peine débarqué, sur la foi du nom qu'il portait, il fut invité à un
bal de la cour et il y prit des libertés malséantes. Dès le lende-
main il fallut le faire disparaître ; ce fut la fin de sa brillante car-
rière diplomatique, qui avait duré huit jours, et que M"' de Moi-
sieux se flattait de renouer par l'entremise de M« Gantarel.
Le. festin qu'on donnait en son honneur était digne de Targen-
terie et de la vaisselle ; il y déploya un superbe appétit, et pendant
quelque temps tout alla bien. Admonesté par sa mère, il s'obseï*
vait, parlait peu, ne répondait que par monosyllabes ; ses oui et
aes non n'avaient rien de compromettant Mais M. Gantarel, qui
apparenunent voulait le faire briller, le pressait de quesdons. Il
franchit le pas, s'aventura un peu, entreprit de conter son odyssée.
Malheureusement il brouillait tout, ne retrouvait le nom ni de Bos-
ton ni de Cincinnati, et se tournait vers M*^ Maulabret en M disant:
— Ce diable d'endroit... vous savez?., comment s'appelle-t-^il7
Que ne l'interrogeait-on plutôt sur les vertus du gin et du \vlûsky7
Il «n eût raisonné en expert. M*"' de Moisieux était sur les épines,
tâchait de lui tendre la perche, changeait de couleur, s'agitait,
s'éventait. M. Gantarel était pensif. La marquise eu avait usé aiec
lui comme la chouette de la fable, elle lui avait peint son peUt
comme délicieux :
Beau, Imcd fait et joli sur tous ses compagnons.
n croyait rêver et hochait la tête en se disant : « Si jamais celoi-U
devient deuxième secrétaire d'ambassade, c'est qu'on l'aura nommé
sans le voir; il faudra que j'engage la marquise à le tenir jusqae-Ii
dans une botte. »
U eftt;été plus sage de le prévenir loyalement et de l'avertir (joe
ce beau garçon supportait mal le vin. U lui remplissait continuel-
lement son>erre« qu'il s'étonnait de trouver toujours vide. Lésin
sentit par degrés sa tète se prendre, et adieu la modestie I II s'en-
hardit, se lança; le caboteur qui longeait prudemment la c&te
ailronta la haute mer et ses hasards. La marquise frémissait, et il y
avait de quoi. Elle avait cru bien faire en lui recommandant d'affi-
cher ses convictions démocratiques et radicales; elle lui avait
représenté que son avenir était k ce prix. U se le tenait pour dit
NOIRS ET BOUGES* 510
et attendait que le courage loi vint: le courage était yena. On a
tort de conseiller les sots ; ils ne font usage de la sagesse d^autroi
que pour perfectionner leur sottise, qui n'est supportable que ser-
vie au naturel.
-* Yous avez beau dire, monsieur Gantarel, s'écria-t4I en tam-
bourinant la Marseillaise sur la table, les Américains sont un
peuple plus avancé que vous ne croyez. Ils n'ont pas seulement
aboU Tesclavage, il sont en train d'abolir la domesticité. Moi qui
TOUS parle, je n'ai pas pu me procurer de domestique à New- York.
C'est fort gênant, mais les principes ayant tout. Il ne faut pas de
domestiques dans une démocratie. Tous électeurs, tous égaux. Hoi,
Yoyez-yous, monsieur Gantarel, je suis comme yous, je regarde les
grands gaillards que voici comme mes égaux.
Les grands gaillards étaient si bien dressés qu'ils ne sourcil-
lèrent pas ; il est à croire qu'ils se dédommagèrent plus tard à l'of-
fice. H. Gantarel fit une grimace effroyable, et pendant deux ou
trois minutes un silence de mort régna dans toute la salle; on aurait
entendu voler les mouches, si les mouches volaient en janvier.
Lésin ne se doutait point du désastreux effet de son propos. Il
goûta d'un vin que H. Gantarel lui avait vanté et fit la moue.
— En conscience, il n'est pas mauvais, dit-il ; mais en conscience
aussi, tous vos grands crus me font l'effet de sirops. Parlez^moi
d'un verre de whisky I G'est franc, c'est décisif et ce n'est pas coû-
teux. Je suis sûr, monsieur Gantarel, que vous savez à quoi vous
revient chacune de ces bouteilles et que vous direz ce soir : ce Ils
m'en ont bu pour plus de cent francs, n Papa avait reçu un jour
de H. de Hettemich un panier de johannisberg. Le lendemain, il
avait du monde à dtner, et en remettant la bouteille au domes-
tique qui servait à boû*e, il Id dit à l'oreille : « Du johannisberg;
ménagez-le. » Mais voilà mon domestique qui, tout le long de sa
tournée, répète en versant : « Du johannisberg, messieurs ! ména-
gez-le. » Papa l'a chassé. Ma parole d'honneur! se figure-t-on un
imbécile pareil?
L'instant d'après, un des grands gaillards qui étûent ses égaux
loi offrit du château-lafite. Il lui dit en clignant de l'œil et d'un
ton familier :
— Ehl l'ami, ch&teau-lafite I ménagez-le.
Et, charmé de son agréable plaisanterie, il éclata en un long et
bruyant éclat de rire. Il se pâmait, il pensadt suffoquer. Pour le
calmer, il fallut que la marquise lui allongeât par-dessous la table
un joli coup de pied dans le mollet droit ; c'était une langue qu'il
comprenait et qu'elle lui parlait quelquefois.
n y avait en ce moment une personne heureuse, c'était M"* Gan-
tarel. Son cœur se dilatait, se baignait dans la joie. Les inepties du
118 RETUB DES BBDX MONDES.
presque «onvenahle et assez réservi» car» grâce à Dieu, il était
timide, et sa sottise se réfugiait mus les ailes tutélaires de ce dieu
qu'on appelle le silence. Mais il portait mal le yin ; à peine en
avait-il deux ou trois verres dans La tête, il osait tout. Le satyre
qu'il renfermait au fond de son cœur sortait brusquement de sa
caverne et faisait fiiir les nymphes. M. de Moisieux, à qui Ton ne
pouvait rien refuser^ l'avait fait attacher à l'ambassade de Berlin.
A peine débarqué, sur laïoi du nom qu'il portait, il fut invite à un
bal de la cour et il y prit des libertés malséantes. Dès le lende-
main il fallut le faire disparaître ; ce fut la fin de sa brillante car-
rière diplomatique, qui avait duré huit jours, et que M"* de Mûir
sieux se flattait de renouer par l'entremise de M« Cantarel.
Le^ festin qu'on donxiait en son honneur était digne de Targen-
terie et de la vaisselle ; il y déploya un superbe appétit, et pendant
quelque temps tout alla bien. Adîmonesté par sa mère, il s'obser-
vait, parlait peu, ne répondait que par monosyllabes ; ses oui et
4Bes non n'avaient rien de compromettant. Mais ÎIL Cantarel, qui
apparemment voulait le faire briller, le pressait de questions. Il
franchit le pas, s'aventura un peu, entreprit de conter son odyssée.
Malheureusement il brouillait tout, ne retrouvait le nom ni de Bos^
ton ni de Cincinnati, et se tournait vers M^^ Maulabret en lui disant:
— Ce diable d'endroit. •• vous savez?., comment s'appelle-t-il7
Que ne l'interrogeait-on plutôt sur les vertus du gin et du whisky?
Il «n eût raisonné en expert. M""* de Moiaieux était sur les épines,
t&chait de lui tendre la perche, changeait de couleur, s'agitait,
s'éventait. M. Cantarel était pensif. La marquise en avait usé avec
lui comme la chouette de la fable, elle lui avait peint son petit
comme délicieux :
Beau, bien fait et joli sur tous ses compagnons.
n croyait rêver et hochait la tête en se disant : « Si jamais celoi-U
devient deuxième secrétaire d'ambassade, c'est qu'on l'aura nommé
sans le voir; il faudra que j'engage la marquise à le tenir jusque^
dans une boite. »
Il eùt^été plus sage de le prévenir loyalement et de l'avertir ^
ce beau garçon supportait mal le vin. Il lui remplissait continuel-
lement son>erre, qu'il s'étonnait de trouver toujours vide. Lésin
sentit par degrés sa tête se prendre, et adieu la modestie I II s'en-
hardit, se lança; le caboteur qui longeait prudenunent la oftte
afironta la haute mer et ses hasards. La marquise frémissait, et il y
avait de quoi. Elle avait cru bien faire en lui recommandant d'affi-
cher ses convictions démocratiques et radicales; elle lui avait
représenté que son avenir était à ce prix. Il se le tenait pour dit
NOIRS ET BOUGES. 519
et attendait que le courage lui vint: le courage était yenu. On a
tort de conseiller les sots ; ils ne font usage de la sagesse (f autrui
que pour perfectionner leur sottbe, qui n'est supportable que ser-
vie au naturel.
— Tous avez beau dire, monsieur Gantareli s'écria-t-il en tam-
bonrioant la Marseillaise sur la table, les Américains sont un
peuple plus avancé que vous ne croyez. Ils n'ont pas seulement
aboU l'esclavage, il sont en train d'abolir la domesticité. Moi qui
TOUS parle, je n'ai pas pu me procurer de domestique à New-Tork.
C'est fort gênant, mais les principes avant tout. Il ne faut pas de
domestiques dans une démocratie. Tous électeurs, tous égaux. Moi,
voyez- vous, monsieur Gantarel, je suis comme vous, je regarde l&s
grands gaillards que voici comme mes égaux.
Les grands gaillards étaient si bien dressés qu'ils ne sourcil-
lèrent pas ; il est à croire qu^ils se dédommagèrent plus tard à l'of-
fice. M. Gantarel fit une grimace effroyable, et pendant deux ou
trois minutes un silence de mort régna dans toute la salle; on aurait
entendu voler les mouches, si les mouches volaient en janvier.
Lésio ne se doutait point du désastreux effet de son propos. Il
goûta d'un vin que M. Gantarel lui avait vanté et fit la moue.
— En conscience, il n'est pas mauvais, dit-il ; mais en conscience
aussi, tous vos grands crus me font l'effet de sirops. Parlez-moi
d'un verre de whisky I G'est franc, c'est décisif et ce n'est pas coû-
teux. Je suis sûr, monsieur Gantarel, que vous savez à quoi vous
revient chacune de ces bouteilles et que vous direz ce soir : « Ils
m'en ont bu pour plus de cent fi^ancs. » Papa avait reçu un jour
de H. de Mettemich un panier de johannisberg. Le lendemain, il
avait du monde à dîner, et en remettant la bouteille au domes-
tique qui servait à boire, il lui dit à l'oreille : « Du johannisberg;
ménagez-le. » Mais voilà mon domestique qui, tout le long de sa
tournée, répète en versant : « Du johannisberg, messieurs ! ména-
gez-le. » Papa l'a chassé. Ma parole d'honneur! se figure-t-on un
imbécile pareil?
L'instant d'après, un des grands gaillards qui étaient ses égaux
lui offrit du château-lafite. 11 lui dit en clignant de l'œil et d'un
ton familier :
— Ehl Famî, château-lafite I ménagez-le.
Et, charmé de son agréable plaisanterie, il éclata en un long et
bruyant éclat de rire. Il se pâmait, il pensût suffoquer. Pour le
calmer, il fall.ut que la marquise lui allongeât par-dessous la table
un joli coup de pied dans le mollet droit ; c'était une langue qu'il
comprenait et qu'elle lui parlait quelquefois.
Il y avait en ce moment une personne heureuse, c'était M "* Gan-
tarel. Son cœur se dilatait, se baignait dans la joie. Les inepties du
M 8 HETUB DES BBDX II0SDE8.
presque convenable et assez réservi, car, grâce à Dieu, il était
timide, et sa sottise se réfugiait sous les aUes tutélaires de ce dieu
qu'on appelle le silence« Mais il portait mal le yin ; à peine en
avait-il deux ou trois Terres dans la tête, il osait tout. Le satp
qu'il renfermait au fond de son cœur sortait brusquement de a
caserne et faisait £air les nymphes. M. de Moisieux, à qui Ton ne
pouvait rien refuser, l'avait fait attacher à l'ambassade de Berlin.
A peine débarqué, sur la foi du nom qu'il portait, il fut invite à un
bal de la cour et il y prit des libertés malséantes. Dès le lende-
nuiin il fallut le faire disparaître ; ce fut la fin de sa brillante car-
rière diplomatique, qui avait duré huit jours, et que M"* de Hoi-
steux se flattait de renouer par l'entremise de M« Gantarel.
Le. festin qu'on donnait en son honneur était digne de Ta^-
terie et de la vaisselle ; il y déploya un superbe appétit, et pendant
qudque temps tout alla bien. Adîmonesté par sa mère, il s'obser*
vait, parlait pea, ne répondait que par monosyllabes ; ses oui et
aes non n'avaient rien de compromettant Hais M. Gantarel, qui
apparemment voulait le Caire briller, le pressait de questions. Il
franchit le pas, s'aventura un peu, entrq^rit de conter son odyssée.
Ualbeureusement il brouillait tout, ne retrouvait le nom ni de Bos^
ton ni de Cincinnati, et se tournait vers M*^ Maulabret en lui disant :
— Ce diable d'endroit... vous savez?., comment s'appelle-t-il?
Que ne l'interrogeait-on plutôt sur les vertus du gin et du v^hisky?
Il «n eût raisonné en expert. M"** de Moisieux était sur les épines,
tâchait de lui tendre la perche, changeait de couleur, s'agitsiti
s'éventait« M. Canlarel était pensif. La marquise eu avait usé arec
lui comme la chouette de la fable, elle lui avait peint son petit
comme délicieux :
Beau, bien fait et joli sur tous ses compagnons.
n croyait rêver et hochait la tête en se disant : « Si jamais celoi-U
devient deuxième secrétaire d'ambassade, c'est qu'on l'aura nommé
sans le voir; il faudra que j'engage la marquise à le tenir jusque-U
dans une boite. »
Il eût^été plus sage de le prévenir loyalement et de l'avertir qoe
ce beau garçon supportait mal le vin. U lui remplissait continuel-
lement son'verre, qu'il s'étonnait de trouver toujours vide. lisin
sentit par degrés sa tète se prendre, et adieu la modestie I II s'en-
hardit, se lança; le caboteur qui longeait prudenunent la côte
afironta la haute mer et ses hasards. La marquise frémissait, et il y
avait de quoi. Elle avait cru bien faire en lui recommandant d'affi-
cher ses convictiras démocratiques et radicales; elle lui avait
représenté que son avemr était à ce prix. U se le tenait pour dit
NOIBS ET BOUGES. 519
et attendait qoe le conrage lui vint: le courage était yena. On a
tort de conseiller les sots ; ils ne font usage de la sagesse cf autrui
que pour perfectionner leur sottbe, qu! n*est supportable que ser-
vie au naturel.
— Tous ayez beau dire, monsieur Gantarel, s'écria-t-il en tam-
boarinant la Marseillaise sur la table, les Américains sont uu
peuple plus ayancé que yous ne croyez. Ils n'ont pas seulement
aboU Tesclayage, il sont en train d'abolir la domesticité. Moi qui
vous parle, je n'ai pas pu me procurer de domestique à New- York.
C'est fort gênant, mais les principes ayant tout. Il ne faut pas de
domestiques dans une démocratie. Tous électeurs, tous égaux. Moi,
Yoyez-yous, monsieur Gantarel, je suis comme yous, je regarde les
grands gaillards que yoici comme mes égaux.
Les grands gaillards étaient si bien dressés qu'ils ne sourcil-
lèrent pas ; il est à croire qu^ils se dédommagèrent plus tard à l'of-
fice. H. Gantarel fît une grimace effroyable, et pendant deux ou
trois minutes un silence de mort régna dans toute la salle; on aurait
entendu yoler les mouches, si les mouches yolaient en janyier.
Lésin ne se doutait point du désastreux effet de son propos. Il
goûta d'un yin que H. Gantarel lui ayait yanté et fît la moue.
— En conscience, il n'est pas mauyais, dit-il; mais en conscience
aussi, tous yos grands crus me font l'effet de sirops. Parlez-moi
d'un verre de yvhisky I G'est franc, c'est décisif et ce n'est pas coil-
teui. Je suis sûr, monsieur Gantarel, que yous sayez à quoi yous
reyient chacune de ces bouteilles et que yous direz ce soir : « Ils
m'en ont bu pour plus de cent francs. » Papa ayait reçu un jour
de H. de Mettemich un panier de johannisberg. Le lendemain, il
avait du monde à dîner, et en remettant la bouteille au dômes-
ticpe qui seryait à boire, il lui dit à l'oreille : a Du johannisberg;
ménagez-le. » Mais yoilà mon domestique qui, tout le long de sa
tournée, répète en versant : « Du johannisberg, messieurs I ména-
ge^le. » Papa l'a chassé. Ma parole d'honneur! se figure-t-on un
imbécile pareil?
L'instant d'après, un des grands gaillards qui étaient ses égaux
lui offrit du château-lafite. Il lui dit en clignant de l'œil et d'un
ton familier :
— Ehl Fami, château-lafite I ménagez-le.
Et, charmé de son agréable plaisanterie, il éclata en un long et
bruyant éclat de rire. Il se pâmait, il pensait suffoquer. Pour le
calmer, il fallut que la marquise lui allongeât par-dessous la table
un joli coup de pied dans le mollet droit ; c'était une langue qu'il
comprenait et qu'elle lui parlait quelquefois.
n y ayait en ce moment une personne heureuse, c'était M"* Gan-
^el. Son cœur se dilatait, se baignait dans la joie. Les inepties du
518 RETI7B DES DEUX MDHDES.
presque convenable et assez réservi, car, gr&ce à Dieu^ il était
timide, et sa sottise se réfugiait sous les ailes tutélaires de ce dieu
qu'on appelle le silence. Mais il portait mal le vin ; à peine en
Avait-il deux ou trois Terres dans la tète» il osait tout. Le satyre
qu'il renfermait au fond de son cœur sortait brusquement de sa
caserne et faisait £air les nympbes. M. de Moisieux» à qui Ton ne
pouvait rien refuser^ l'avait fait attacher à l'ambassade de Berlin.
À peine débarqué, sur la foi du nom qu'il portait» il fut invite à un
bal de la cour et il y prit des libeotés malséantes. Dès le lende-
main il fallut le faire disparaître ; ce fut la fin de sa brillante car-
rière diplomatique, qui avait duré huit jours, et que M""' de Moi-
sieux se flattait de renouer par l'entremise de M« Gantarel.
Le. festin qu'on donnait en son honneur était digne de l'argen-
terie et de la vaisselle ; il y déploya un superbe appétit, et pendant
quelque temps tout alla bien. Adîmonesté par sa mère, il s'obser-
vait, parlait peu, ne répondait que par monosyllabes ; ses oui et
aes non n'avaient rien de compromettant Hais M. Gantarel, qui
apparenmient voulait le faire briller, le pressait de questions. U
franchit le pas, s'aventura un peu, entreprit de conter son odyssée*
Halheureusement il brouillait tout, ne retrouvait le nom ni de Bos*
ton ni de Cincinnati, et se tournait vers M^^ Maulabret en lui disant :
— Ce diable d'endroit... vous savez?., comment s'appelle-t-il?
Que ne l'interrogeait-on plutôt sur les vertus du gin et du Mrhisky?
Il «n eût raisonné en expert H""' de Moiaieux était sur les épines,
tâchait de lui tendre la perche, changeait de couleur, s'agitait,
s'éventait. M. Gantarel était pensif. La marquise eu avait usé af^c
lui comme la chouette de la fable, elle lui avait pemt son petit
conune délicieux :
Be&Uy bien fait et Joli sur tous ses compagnons.
D croyait rêver et hochait la tète en se disant : « Si jamais celui-li
devient deuxième secrétaire d'ambassade, c'est qu'on l'aura nommé
sans le voir; il faudra que j'engage la marquise à le tenir jusqae-U
dans une boite. »
Il eftt^été plus sage de le prévenu: loyalement et de l'avertir que
ce beau garçon supportait mal le vin. U lui remplissait continâel'-
lement son>erre, qu'il s'étonnait de trouver toujours vide. L^
sentit par degrés sa tête se prendre, et adieu la modestiel II s'en-
hardit, se lança; le caboteur qui longeait prudenunent la côte
affronta la haute mer et ses hasards. La marquise frémissait, et il y
avait de quoi. Elle avait cru bien faire eu lui recommandant d'affi-
cher ses convictions démocratiques et radicales; elle lui apit
représenté que sou avenir était à ce prix. II se le tenait pour dit
HOIRS ET BOUGES* 519
et attendait que le conrage lui Tint: le courage était yena. On a
tort de conseiller les sots ; ils ne font usage de la sagesse d^autrui
que pour perfectionner leur sottise, qui n'est supportable que ser-
vie au naturel.
— Yoas avez beau dire, monsieur Cantarel, s'écria-t4I en tam-
bourinant la Marseillaise sur la table, les Américains sont un
peuple plus avancé que vous ne croyez. Hs n'ont pas seulement
aboU l'esclavage, il sont en train d'abolir la domesticité. Moi qui
▼DUS parle, je n'ai pas pu me procurer de domestique à New-Tork.
C'est fort gênant, mais les principes avant tout. II ne faut pas de
domestiques dans une démocratie. Tous électeurs, tous égaux. Hoi,
voyez-vous, monsieur Gantarel, je suis comme vous, je regarde les
grands gaillards que voici comme mes égaux.
Les grands gaillards étaient si bien dressés qu'ils ne sourcil-
lèrent pas ; il est à croire qu'ils se dédommagèrent plus tard à l'of-
fice. H. Gantarel fit une grimace effroyable, et pendant deux ou
trois minutes un silence de mort régna dans toute la salle; on aurait
entendu voler les mouches, si les mouches volaient en janvier.
Lësin ne se doutait point du désastreux effet de son propos. II
goûta d'un vin que H. Gantarel lui avait vanté et fît la moue.
— En conscience, il n'est pas mauvais, dit-il ; mais en conscience
aussi, tous vos grands crus me font l'effet de shrops. Parlez-moi
d'un verre de whisky I G'est franc, c'est décisif et ce n'est pas coû-
teux. Je suis sûr, monsieur Gantarel, que vous savez à quoi vous
revient chacune de ces bouteilles et que vous db*ez ce soir : « Ils
m'en ont bu pour plus de cent francs, n Papa avait reçu un jour
de H. de Mettemich un panier de johannisberg. Le lendemain, il
avait du monde à dîner, et en remettant la bouteille au domes-
tique qui servait à boire, il lui dit à l'oreille : a Du johannisberg;
ménagez-le. » Mais voilà mon domestique qui, tout le long de sa
tournée, répète en versant : « Du johannisberg, messieurs I ména-
gez-le « » Papa l'a chassé. Ma parole d'honneur ! se figure-t-on un
imbécile pareil?
L'instant d'après, un des grands gaillards qui étaient ses égaux
loi offrit du château-lafite. Il lui dit en clignant de l'œil et d'un
ton familier :
— Ehl Fami, château-lafite! ménagez-le.
Et, charmé de son agréable plaisanterie, il éclata en un long et
bruyant éclat de rire. Il se pâmait, il pensait suffoquer. Pour le
calmer, il fallut que la marquise lui allongeât par-dessous la table
un joli coup de pied dans le mollet droit ; c'était une langue qu'il
comprenait et qu'elle lui parlait quelquefois.
n y avait en ce moment une personne heureuse, c'était M "* Gan-
tarel. Son cœur se dilatait, se baignait dans la joie. Les inepties du
620 REVUE DES DEUX MONDES.
fils, les anxiétés de la mère, rahurissement de M. Cantarel lui pro-
curaient une félicité intime et sans mélangs, qui ne se révélait
au dehors que par la noirceur de ses sourires.
Lorsqu'on passa au salon pour prendre le café, Lésin ne se pos-
sédait plus, il était cramoisi, les yeux lui sortaient de la tète. La
marquise prévit une catastrophe. Elle le regarda fixement, comme
un montreur de ménagerie regarde son lion qui s'émancipe, et elle
lui dit tout bas :
— Allez vous dégriser au grand air.
Elle ajouta tout haut et d'une voix caressante :
— Lésin, allez donc chercher les photographies que vous avez
rapportées d'Amérique; je suis sûr que M"' Maulabret sera charmée
de les voir.
Il baissa la tête et obéit. Quand il revint une demi-heure plus
tard, il sentait la pipe, mais il paraissait aussi tranquille que bla-
fard. Il déposa sur une table ronde le portefeuille qu'il tenait sous
son bras et se mit en devoir de déballer. Il inspirait à Jetta une
profonde pitié ; elle le considérait comme un être disgracié et mal
venu, comme un estropié de l'intelligence, comme un infirme, et
son âme de sœur grise voulait du bien à tous les infirmes. Tandis que
M. Cantarel, à l'autre bout du salon, faisait admirer à M'"'' de Moi-
sieux un Lancret que son expert avait acheté pour lui à l'hôtel
Drouot et qu'on venait de lui envoyer décrassé et reverni, Jetta
alla s'asseoir de la meilleure grâce du monde à côté de L^in*. Il
fit défiler sous ses yeux tous les produits de son art, et de sa voix
douce elle lui demandait des explications qui n'étaient pas super-
flues, tant les épreuves étaient pâles et confuses. Malheureuse-
ment la cave à liqueurs était restée sur la table ; il ne put résister
à la tentation, il se versa un verre de' fine Champagne qu'il avala
d'un trait, et son cerveau se ralluma. Il avait réservé pour la fia,
pour le bouquet, une vue du Niagara qui était, disait-il, son chef-
d'œuvre. 11 mit le chef-d'œuvre sous le nez de Jetta, et elle dut
reculer la tête pour y mieux voir. Dans le mouvement qu'elle fit,
sa robe, s'écartant un peu, laissa un instant à découvert la nais-
sance de sa gorge. Elle s'avisa qu'il avait aux lèvres un sourire de
faune et qu'il attachait sur elle un regard efironté, un de ces
regards qui déshabillent les femmes. Rougissant de honte et d'iû-
dignation, elle laissa tomber à terre le Niagara, se leva brusque-
ment et traversa le salon pour aller se réfugier sur le sofa où était
assise sa tante, qui lui dit :
— Eh bien! ma chère, eh bien! Jette !..
^ Si occupé qu'il fût de la marqu'se et de Lancret, M. Cantarel
s'était aperçu de cette retraite précipitée; il s'écria :
— Eh! fillette, qu'est-ce donc?
NOIRS £T BOUGES. 521
— Vous êtes bien curieux ; c'est une épingle qui l'a piquée,
répondit M"* Gantarel,
Et, se penchant vers Jetta, elle feignit de remettre en place une
innocente épingle qui ne s'était point déplacée.
— Que diable I on supporte en silence ces petites contrariétés.
Elle s'y fera, dit-il avec un gros rire.
Jetta savait gré à sa tante de l'avoir appelée par son petit nom,
ce qu'elle ne faisait jamais, et d'être venue à son secours. Elle leva
sur son pâle visage des yeux reconnaissans et rencontra les siens,
qui n'exprimaient qu'une froide indifférence. Alors elle sentit que,
lorsqu'on a dix-huit ans et qu'on n'a point de mère, on est horri-
blement seule et dans les salons dorés et dans tout l'univers; il lui
prit une violente envie de pleurer. Tout à coup elle se souvint
qu'un ancien président de chambre lui avait dit : a Méfiez-vous! »
Les écailles lui tombèrent des yeux, elle entrevit la fatale vérité. On
voulait lui faire épouser cet idiot I on voulait la donner corps et âme
à ce faune! Ce n'était pas là ce qui la navrait le plus. Elle avait cru
aux protestations d'amitié, à la sincérité de M""* de Moisieux, et M"** de
Moi^eu2 avait son projet. Protestations, caresses, tout cela n'était
quefeiiitise,arlir:ce, hypocrisie, petits moyens. Et le monde était ainsi
fait; quand on y vivait, il ne fallait croire à rien ni à personne.
Cependant le faune ne songeait pas à poursuivre sa victime; il
avait pris sa fuite pour une agacerie qu'elle lui faisait, et il se pro-
mettait de la retrouver en temps et lieu. Pour le moment il rêvait
à une taverne de New- York, où il avait passé des heures déli-
cieuses ; les jolies filles qu'on y trouvait ne faisaient pas de petites
manières, c'était bien plus commode. Tout en rêvant, il s'assoupit
par degrés, et bientôt son sommeil se trahit par un sourd ronflement.
La marquise excusa sa géniture en alléguant les fatigues du
voyage, la réveilla et l'emmena; mais elle n'attendit pas d'avoir
traversé la cour d'honneur pour laisser éclater la tempête qui s'était
amassée en elle pendant trois heures. L'être impossible secoua ses
oreilles ; il crut se justifier en racontant ce qui s'était passé.
— Que voulez-vous, maman? s'écria-t-il, j'ai l'habitude de regar-
der ce qu'on me montre, et croyez d'ailleurs que la petite a bien
su ce qu'elle faisait. Elle a plus d'école que vous ne pensez.
— Vous êtes le dernier des imbéciles ! lui dit-elle avec l'accent
du désespoir.
Jetta s'était retirée dans son appartement. En traversant la petite
bibliothèque dont elle faisait son séjour favori, elle avisa sur une
console un grand pli fraîchement arrivé, qu'elle s'empressa de
décacheter. Elle y trouva, avec une image de dévotion, un long ser-
mon en trois points sur le danger de l'exemple et sur la nécessité
522 HfiYIJS D£8 DBCZ MONDES.
de combattre les tentations, en leur opposant le bouclier de la foi et
le casqne du Saint-Esprit. Elle prit aussitôt la plume, écrivit à U
chaude quatre grandes pages, qui pouvaient se résumer ainsi :
« 0 ma mère, ne craignez pas pour moi les tentations ; ce ^
j'en connais est bien peu séduisant et bien peu dangereux* »
Elle s'était soulagée en écrivant, elle songea à gagner son lit.
Comme elle ouvrait la porte du petit salon qui séparait sa biblio-
thèque de sa chambre à coucher, elle demeura clouée sur le seuil.
A ses regards s'offrait une merveille, un chrysanthème superbe,
un chrysanthème arborescent, haut de plus de quatre pieds, dont
la tige était un véritable tronc et semblait lui faire hommage de
ses belles fleurs blanches et étoilées, au cœur d'or, qui se comp-
taient par centaines* Elle en admirait la beauté, elle en savait aussi
la valeur. Six années auparavant, sa mère avait marchandé dans
une exposition horticole un chrysanthème pareil à celui-ci, et elle
avait reculé de trois pas en apprenant qu'on en demandait deu
mille francs. Qui donc pouvait se permettre de faire à M"* Maola-
bret un présent de ce prix ? Elle tira vivement un cordon de son-
nette et du même coup elle s'élança dans le corridor. Quand elle
appelait un domestique, elle avait l'habitude de faire la moitié da
chemin; instruite à servir les pauvres, elle ne pouvait s'accouta*
mer à ce qu'on la servit elle-même. Elle rencontra sa femme de
chambre sur la dernière marche de l'escalier; elle apprit en l'in-
terrogeant que la merveille avait été apportée dans la soirée par
deux messagers inconnus, qu'ils avaient refusé de dire d'où ils
venaient, qu'ils s'étaient contentés d'aflEumer que M"* Maulabret
savait de quoi il s'agissait*
Elle regagna £on appartement et fit plusieurs fois le tour de la
plante miraculeuse. Tout en tournant , la pensée lui vint qu'elle
n'avait révélé qu'à un vieux chirurgien sa passion pour les chry-
santhèmes, et que ce vieux chirurgien n'était plus de ce monde.
Une inspiration bixarre, une chimère traversa sa tête un peu mys-
tique, mais son bon sens se moqua bien vite de sa folie. Ella finit
par conclure que les deux messagers avaient été dépêchés par
M. Yaugenis et qu'il venait d'exécuter une des dernières volontés
de son grand-oncle. Gomme en sortant de l'hêpital, elle se mit à
causer avec ce mort; elle lui disait :
— Je vous aime beaucoup et je vous aimerai toujours; mais, voss
le voyez vous-même, chaque pas que je fais dans le monde me
ramène à l'hôpital.
YlCrOR C^KBOIUI*
(ta IrtiftéfM parik au pnwftojn »*•}
ait-
UN
HOMME D'ÉTAT RUSSE
D'APRÈS »à CaBBCSPOirBANCB INÉDITE.
V.
N. ULUTINE, TCBBRKASSKI ET SAICAEIIHE RN EXPLORATION
DANS LA FOLOONE INSUROÊE.
La Yolonté impériale envoyait malgré lai Nicolas Hitatine ea
Pologne, Tamitié et le patriotisme lui donnaient pour associés dans
cette tâche inattendue ses deux plus illustres compagnons d'armes
dans la grande campagne de l'émancipation, George Samarine et le
prince Vladimir Tcherkasski. Cette rapide exploration de la Polo^e
en révolte par ces trois fils de Moscou, dans Fautomne de 1863, devait
être pour la Pologne russe le point de départ d'une transformation
politique et économiqne si profonde, qu'à travers tous les change-
mens réservés au pays de la Yistule par les mystérieux desseins
de l'avenir, les siècles en sauraient difficilement effacer la trace.
On peut en i^pprécier les résultats de différentes manières; ce que
f oserai dire, c'est qu'aucun voyage de souverain ou d'homme
d'état, en aucun pays, à aucune époque, n'a peut-être eu d'aussi
grands résultats.
En accompagnant les trois amis dans les villes et les villages du
royaume de Pologne, nous les laisserons autant que possible parler
pour eux-mêmes, nous exprimer par leur propre bouche ou leur
(1) Voyez U Revue des 1*' et 15 octobre, des 1* et 15 nofembre.
52i AETUE DES DEUX MONDESt
propre plume, sur les lieux et à l'instant , sans apprêt et sans
fard, entre eux pour ainsi dire» dans le laisser-aller de la conver-
sation ou de la correspondance quotidienne, leurs impressions et
leurs vues, leurs mobiles et leurs desseins. Sans nous départir de
rimpartialité qui seule convient à un étranger en cette délicate
et attristante question polonaise, sans être infidèle aux tradi-
tionnels sentimens de pitié et de sympathie de la France pour la
malheureuse Pologne, nous pourrons, par l'organe môme des
hommes d*état les plus compétens, faire connaître dans toutes leurs
nuances et dans toute leur vérité les sentimens et le point de vue
russes dans les affaires polonaises, les idées et les motifs qui depuis
18ô3 ont inspiré la conduite du gouvernement de Saint-Péters-
bourg à Varsovie.
I.
Âpres un mois consacré à des études préliminaires, Nicolas Milu-
tine, George Samarine et le prince Tcherkasski durent se mettre
en route pour le royaume de Pologne. Le départ eut lieu au com-
mencement d'octobre 1863. Nicolas Âlexëiévitch laissait à Saiot-
Pétersbourg sa femme et ses enfans, qu'il ne voulait pas exposer
aux périls d'un pays en insurrection. Pour Milutine et ses amis,
cette première visite en Pologne était un vrai voyage d'exploration,
presque un voyage de découverte en pays inconnu. Aussi cette
expédition, destinée à tout renouveler dans le royaume, était-elle
peu nombreuse. Milutine, Samarine, Tcherkasski, un ou deux
fonctionnaires, détachés des administrations pétersbourgeoises, qui
devaient les rejoindre en route et trois jeunes secrétaires ou tra-
ducteurs en composaient tout le personnel.
Entre Saint-Pétersbourg et Varsovie, Nicolas Alexèîévitch fit une
halte en Lithuanie, à Vilna. La jolie capitale des provinces du nord-
ouest présentait alors un aspect sinistre et navrant. La répression,
comme l'insurrection, avait en Lithuanie quelque chose de plus dur,
de plus âpre que dans le royaume de Pologne. A Vilna plus encore
qu'à Varsovie, les habitans, placés entre les comités révolutionnaires
polonais et les commissions militaires russes, étaient courbés sous
une double terreur. Vilna était la résidence de Michel Nikolaiévitch
Mouravief, le fameux général auquel l'empereur avait confié lt3 soin
de dompter la révolte dans les provinces lithuaniennes. Mouravief
s'était, au temps de l'émancipation, montré l'un des adversaires les
plus décidés comme les plus passionnés de Milutine et de ses amis.
Homme du passé, conservateur et autoritaire par principe autant
que par tempérament et par routine, il était de ceux qui, à
Saint-Pétersbourg, avaient le plus tonné contre les machinations
UN HOUME d'État busse. 52&
réyolationnaires du « rouge Milatine. » Par une singulière ironie
da sort, ces deux antagonistes de 1860, dans lesquels on
eût pu personnifier les deux tendanœs opposées qui se disputaient
la Russie, le défenseur des privilèges et Tavocat des serfs allaient
maintenant se rencontrer aux frontières de Tempire comme colla-
borateurs involontaires.
L'antipathie de ces deux hommes était de notoriété publique ; ce
ne fut pas un obstacle à leur entente lorsqu'ils se retrouvèrent à
ITilna. Us comprenaient tous deux que, l'un dans le royaume de
Pologne, l'autre dans les provinces occidentales, ils ne pouvaient,
pour une t&cbe au fond analogue, suivre une voie différente. Milu-
tice l'avait senti dès les premiers jours, et il avait fait taire sa
répugnance pour la personne, les idées et les procédés de Mou-
ravief. A peine sa difficile mission acceptée, il cherchait à se con-
certer avec son ancien adversaire. Craignant que le général ne lui
gardât rancune des luttes et des griefs du passé, Milutine avait pris
comme intermédiaire entre eux deux un ami commun, le général
Zélénoï, officier qui s'était distingué par son courage au siège de
Sëbastopol (1) et qui, après avoir été d'abord adjoint [tovarichtch) de
Mouravief, lui avait depuis quelques mois succédé au ministère des
domaines. Entre tous les ministres d'alors, Zélénoï était du petit
nombre de ceux sur lesquels Milutine croyait pouvoir compter.
Près de Mouravief, du reste, il eût pu se passer d'intermédiaire. En
homme d'action ou en politique, plus soucieux du présent que du
passé, le gouverneur-général des provinces du nord-ouest répondit
sans hésitation aux ouvertures de Milutine. Dès le 25 septembre, il
prenait les devans et adressait cette lettre à son ennemi politique
de la veille (2).
Le général if. Mouravief à N. Milutine,
VUna, 25 septembre 1803.
« Monsieur,
« J'apprends que Votre Excellence est en ce moment particulière-
ment occupée de la question de l'organisation des paysans dans le
royaume de Pologne.
« C'est là un sujet d'une extrême importance pour le maintien
(1) Ce fat le général Zéléool, nous assare-t-on, qui, après la longue et héroïque lé-
distance de Sébastopol, eut la triste mibsion de présenter les clés de la place aux chefs
^«8 armées alliées.
(S; De cette lettre comme de quelques autres, Je n'ai entre les mains qu'une traduc-
^n que J*ai tout lieu de croire fidèle; mais dont Je n*ai pu vérifier Texactitade.
626 iBTOl BIS DEUX IKMMt.
futur de notre dominatioii dans le roy aume de Pologeet et princi-
palement dans les prcyfinces occidentales^ La popnlatioa rurale
(êêlêkoi ruuelmie) est notre seul appui. Les autres classes nous
sont maïufestement hostiles, oppriment {ougnetaiout) les pajsios
et sTefforcent de les soulerer contre nous. Je fais id tout ce qui est
en mon pouToir pour donner à la population rurale Tindépeiûkace
et le bien-être, et pour enlever aux propriétaires la posribilité de
les opprimer : il semble que je commence à atteindre le réniltat
désiré. Les paysans le comprennent, et presque partout, dans les si
protinces qui me sont confiées, ils prêtent, sans distinction de leli*
gion, leur concours au gouTemement pour dompter rinsurrectios
et l'émeute.
c Dans le royaume de Pologne, la cbose est plus difficile, mais je
ne la regarde pas comme impossible. J'ai déjà envoyé dans le go«r
vemement d'Augustof, confié à mon administration, une commis»
sion spéciale chargée de rédiger un projet pour arracher la popa-
lation villageoise des mains des propriétaires, de leurs conqiitoin
et de leurs intendans, et en même temps pour modifo le système
des taxes et redevances.
« Je ne sais si, dans la province d'Augustof, il me sera d(mné d'str
teindre le résultat souhaité; j'y consacrerai du moins tous les efforts
possibles. Ce que je sais c'est que là aussi les paysans sont bien dis*
posés pour nous. Il faut seulement mettre fin à U terreur (itrdtA)
répandue dans les villages, parmi la population rurale, par les
assassinats et les perquisitions du parti révolutionnaire dlaos ks
campagnes.
a Je souhaite ardemment que cette grave affaire de rorganisalioû
des paysans, tant dans les provinces occidentales que dans le
royaume de Pologne, nous permette d'assurer pleinement pour
Tavenir notre domination en ce pays. Aussi ai-je appris avec joie
que les propositions à faire dans ce dessein, pour le royaume de
Pologne, avaient été confiées à Votre Excellence, car je suis fer-
mement persuadé que, s'il est encore possible de faire quelque
chose sous ce rapport, vous parviendrez à le faire.
«Nous devons marcher dans toute cette grave affaire la main daQ3
la main ; pour moi, je vous ofire en toute sincérité ma coopération*
Nous ne désirons qu'une chose : l'avantage de la Russie ; et pour
cette raison, je n'ai aucun doute que les divergences mêmes de
vues qui pourraient s'élever entre nous ne nuiront pas à notre
œuvre, mais ne serviront qu'à l'élucider.
(( J'ai cru utile de vous communiquer tout ce qui est dit plus
haut pour vous témoigner tout mon empressement à vous prêter
mou concours dans la mesure de mon intelligence, et je reste cou-
vaincu que Votre Excellence se montrera aussi empressée à riumr
m uoma s'iTAz vomu 627
ses efforts aux miens pour notre action commune en ïw de Fadiè-
Temoàt de l'œuvre en ({ueetiott.
« Agrées rassurance de ma parfaite considération el de mon
détournent.
« H. Hounâmp (1). »
Un tel langage, à moins de trois ans de distance , de la part
éTim des adversaires déclarés de la charte d'émancipatioD en Russie,
denh être doublement agréable k Nicolas Alexèiévitch. (Tétait
pour hii comme un acquiescement au passé en ménie temps qu^une
garantie pour rayenir. « Toilà un homme complètement trans-
formé I » s'était-il écrié à la première lecture de la lettre du géné-
ral. En fait, la transformation de Michel Mouravief était peut-^étre
plas apparente que réelle. Gomme N. Hilutine, c'était sur le paysan
qa'3 Toulait attirer Tattention et les bienfaits du gontemement russe
en Pologne, c'était dans le peuple des campagnes qu'il prétendait
chercher un point d'appui; mais dans cette unité de vues leurs
mobiles étaient bien dilTérens. Pour le général comme pour beau-
coup ,de ses compatriotes, cette préoccupation du paysan et du
peuple dérivait uniquement de considérations politiques. A ses
yenx, la question agraire n'était qu'une machine de guerre contre
rinstirrection et le polonisme. Si, dans les provinces occidentales,
ir vantait et appliquait, en renchérissant encore dessus, des
procédés qu'il avait énergiquement repoussés et flétris en Russie,
ce n'était point qu'il cessât de les considérer comme révohition-
nahes, c'était bien plutôt qu'il 7 voyait un instrument commode
pour battre les propriétaires polonais. Peu lui importait que cette
arme fût 'empruntée à la révolution , il s'en servait sans scrupule
contre les ennemis de son maître et de son pays, parce que contre
de;,tels ennemis^ les armes les plus sûres lui semblaient les meil-
leures.
Tout autre*était le point de vue des Mitutine, des Tcberkasski,
des Samarine. Leur préférence pour le paysan et leur intérêt pour
le peuple n'étaient pas une affaire de circonstance. Les lois agraires
qu'as allaient conseiller et appliquer en Pologne n'étaient pas seu-
lement de leur part un eip^Kent politique ou un fait de guerre
justifié par^l'état de révolte et d'hostilité armée. Les maximes et
les mesures qu'ils allaient recommander en Pologne, ils les avaient
préconisées et en grande partie mises à eiécntioD dans la Russie
même. L'insurrection leur fournissait seulement l'occasion de mettre
leurs principes en pratique d'une manière plus brusque et plus
(i) MwnTiaf, ob p«at lo ? «r à cette ktire, n'éiiût ni éolraiB ni oratear. Roue
iTone le regret^de ne pu av( ir entre les mains I« répense de MUatfne.
528 RfiVOfi DES D£UX MONDES.
radicale, avec moins de méûagemens pour les droits ou les intérêts
des hautes classes, la noblesse propriétaire de Pologne s'étant par
ses sympathies pour les rebelles privée de l'appui en partie prêté
dans les hautes sphères à la noblesse russe.
En Pologne et en Russie, Milutine et ses amis devaient dans des
circonstances diverses faire au fond une œuvre analogue. Envisa-
gées de cette façon, du point de vue des paysans et des lois agraires,
toute la conduite et la carrière administrative de Milutine se mon-
trent empreintes d'une smgulière unité. Dans ces inextricables
affaires polonaises, si étrangères à ses études et à ses goûts, Nicolas
Âlexèiévitch avait découvert un point conforme à ses instincts, une
tâche semblable à celle qu'il avait accomplie en Russie, et il s'y
était attaché avec passion. C'était une autre et nouvelle émancipa-
tion que ses amis et lui prétendaient achever aux bords de la
Yistule, en dotant de terres le paysan polonais, comme naguère
le moujik russe, car à leurs yeux il n'y avait pas pour le paysan
d'émancipation réelle sans dotation territoriale.
Trois ans plus tôt, l'empereur Alexandre II lui-même, présentant
au conseil de l'empire les statuts d'émancipation élaborés par le
comité de rédaction, avait solennellement regretté que, dans le
royaume de Pologne comme dans les provinces Raltiques, l'ancien
serf eûi été aflranchi sans recevoir en propriété une partie du sol
qu'il cultivait (1). Pour Milutine et pour ses s^is, l'insurrection
polonaise fournissait une occasion de faire disparaître cette fâcheuse
anomalie, une occasion d'appliquer au royaume les mesures légis-
latives et les combinaisons économiques destinées à préserver Fem-
pire des tsars de la formation d'un prolétariat, ce qui, aux yeux
de la plu][iart des Russes, est la grande plaie des sociétés occiden-
tales et le grand péril des états modernes.
Il est naturellement permis de différer de vue sur ces principes,
de n'avoir pas une foi entière dans l'ef&cacité absolue de ces
maximes slaves sur la diilusion de la propriété territoriale. 11 est
surtout permis de discuter la valeur des procédés employés en
Russie ou en Pologne pour mettre ces principes en œuvre. Ce
sont là des questions que nous avons plus d'une fois touchées ici
même (2) et sur lesquelles nous ne voulons pas revenir aujour-
d'hui. Ce que nous devons rappeler, c'est ce qu'on a trop souvent
oublié en Europe, c'est que, bonnes ou mauvaises, légitunes ou
illicites, les maximes et les mesuies appliquées par le gouver-
(1) Discours de rempereur dans l'hirer de 1860-61.
(2) Voyes parUcuUèrement, dans la Revue du 1*' août, du 15 novembre 1876 et da
15 août 1871 nos études sur ^Émancipation des serfs et sur la Commune russe, tii
dans la Revue du 1*' mars 1879yrétude intitolée le Socialisme agraire et U Régime de
la propriété en Europe*
UN HOMME D ETAT BTJ8SE. 529
nement rosse en Pologne n*ont pas été spécialement imaginées
pour les Polonais et uniquement machinées par la haine politique*
On ne les a importées en Pologne qu'après en avoir fait l'essai
avec les Russes. Le gouvernement de Saint-Pétersboui^ ne pou-
vait néanmoins s'étonner que les procédés mis en usage à Varsovie
et dans les provinces de la Yistule fussent taxés de révolutionnaires
par la presse européenne : les pratiques plus ou moins analogues
adoptées pour l'émancipation des serfs n'avaient-elles pas» trois
ans auparavant, été dénoncées au même titre, dans la cour impé-
riale, par la noblesse et par plus d'un des conseillers du tsar,
par plusieurs même de ceux qui, avec Mouravief, en recomman-
daient aujourd'hui l'emploi à la Pologne et se réjouissaient de voir
la szlachia polonaise livrée sans défense aux mains des a rouges »
législateurs de l'ancienne commission de rédaction ?
A Vilna, Milutine et Mouravief ne discutèrent point sur les prin-
cipes. Peu leur importaient les dissentimens théoriques, il leur suf-
fisait de se savoir d'accord sur les faits, sur la conduite à tenir.
A cet égard, leur>ntente fut facile. On en peut juger par le récit
de Nicolas Alexèiévitch.
«VUna, le 0/21 octobre 1863 (1).
tt Nous sommes arrivés ici en parfaite tranquillité et sans le
moindre retard, c'est-à-dire à cinq heures du matin. Après avoir pris
trois heures de repos, je me suis rendu chez Michel Nikolaièvitch
Mouravief et j'y suis resté jusqu'à quatre heures de l'après-midi.
Dans une heure, j'y retourne de nouveau pour dîner, en sorte que
nous ne nous serons presque pas quittés de la journée. Notre entrevue
et toutes nos explications ont eu le caractère le plus cordial. Nous
mns même abordé le passé, et nous nous sommes trouvés pleine-
ment d'accord (2). Tout ce qu'il m'a dit a d'ailleurs été fort sensé et
instructif pour moi. Outre une claire intelligence des choses et
des hommes qui l'entourent, il possède en réalité une remarquable
capacité pour l'administration. L'énergie non plus ne lui fait pas
défaut, mais j'ai été frappé chez lui d'une certaine teinte de tris-
te que je ne lui connaissab pas autrefois et qui s'explique par
une continuelle tension des nerfs (3). D'après ce qu'il m'a dit, on a,
dans l'espace de six mois, exécuté quarante-huit personnes ; mais
quand on songe que par cette rigueur on a sauvé des centaines^
L (1) Lettre de N. Milatine à sa femme.
(3) HUutine racontait que, dans cette entrevue, le général Monravlef loi a?ait dit à ce
propos : • Je reconnais qae la ?érlté était de votre côté. » ;
(3) ^ftffiriagennifm soitùUuiiêm,
loin xui. * 1880. 34
5S0 B£VUB Dfift DBUZ MCNOSSt
et peut-être des milliers» de victimes innocentes, les sorties de la
presse européenne semblent étranges, surtout si Ton compare i
cela ce qui se fait en ce moment même à Naples (1). II y a, il est
vrai, beaucoup d'arbitraire , mais cet arbitraire en refrène un Mte
plus blrutal, celui du parti révolutionnaire ou clérical L'afiiaire est
encore loin d'être terminée, même en Lithuanie, et quant à la
Pologne elle-même, il n'y a pas à en parler; je m'abstiendrai du
reste de tout jugement déûnitif sur la situation de cette derDière«
tant que je ne serai pas sur les lieux.
a Pour moi personnellement, depuis que je suis monté en wagon,
je passe absolument tout mon temps dans les paperasses et les coa-
lérences d'affaires. Durant toute la route, le zèle de mes compagnons
de voyage n'a pas faibli, même la nuit, de sorte que nous avons à
peine fermé l'œil. Gela me réjouit plus que je ne saurais le dire,
car je ne voudrais point perdre un seul jour, pour ne pas retarder
mon retour sans nécessité.
*•••••• «•• •••• « .••«•»
Milutine, on le voit, était trop pressé de terminer cette besogne
pour s'attarder longtemps en chemin. Il ne passa que trois jours à
Yilna et de là fit route directement jusqu'à Varsovie à travers le
pays insurgé. Voici comment il racontait ses premières impressions
de voyage dans le royaume.
« Varsovie, 13/25 ùcXfhn (8).
f( Nous sommes partis de Tilna, samedi dans la nuit, et nous
sommes arrivés ici à sept heures du soir sans le moindre accident
Il y a partout des troupes en si grand nombre qu'il n'y a aocnn
danger. Il est seulement pénible de voir le pays dans une âtuation
aussi anormale. Mouravief et moi, nous nous sommes séparés aussi
amicalement que nous nous étions rencontrés. Ses cxpKcations m'ont
été fort utiles, et en somme je ne regrette pas les trois jouis passés
à Vilna. Ici nous avons trouvé à ht gare des gendarmes qui nous
ont escortés jusqu'aux appartemens qu'on nous avait préparés. An
palais du vice -roi, où l'on a dû depuis l'incendie transporter
rhôtel de ville, on est tellement à Tétroît que pas un de mes com-
pagnons n'y pouvait loger en même temps que moi. A cause de
cela, nous nous sommes décidés à descendre à Fanden hétel *
l'Europe, où il y a largement de la place pour nous tous (8). . •
(1) Milutine faisait lans doate allusion à la régression des hukâM h<mimim»
dans les luroWnces méridjonales du aouvean royaume dltaUe.
(3) Lettre à sa femme.
(3) Le yaste palais Oginski, alors, croyons-nons, tmifonné ta caaarAe, ee, depuis
la fin de Tinsurrection, rouvert comme hôtel sons le même no».
OR BOtfM. «'ETAT 1088I. 531
« Quant à notre aécuijlté, tu peui être parfaitemeat tranquille ;
il y a autour de nous une suiltitude innombrable de aentiaelles et
d'tgcns de police» et en oatre on a attaché à ma personne, en qua-
Uté de gardes et de eouirieis, trois Cosaques de ligne qui, avec
leur grand bomiet de peau de mouton et leur costume drcassien,
drrertisseni les regards de toute la compagnie. La figure même de
L (1) s'est éclaircie» il a déclaré qu'il se sentait rempli d'une ardeur
guerrière dont il ne se serait jamais cru capable. En somme, toute
notre société se distingue par le courage, par la bonne humeur
et par un grand sèle pour le travaiL ÀrtsémoTitch (2) nous a préparé
quelques matârianx intéressans, mais à présent il Toudrait au plus
Tîte s'esquiver d'ici, et je le comprends si bien que, si cela ne dé-
pendait que de moi, je ne mettrais aucun obstade à son départ.
tt J'ai TU le comte Berg immédiatement à mon arrivée, et au-
jourd'hui je suis encore retourné chex lui en grande tenue et je
lui su présenté l'un après l'autre tous mes compagnons de voyage (3).
En même temps, j'ai eu là l'occasion de faire connaissance avec
les ministres d'ici (du royaume), qui ne m'inspirent pas la moindre
confiance. Le c<mite Berg a, pour commencer, invité à dîner aujour-
d'hui tous mes collaborateurs sans exception et demain les prin-
cipaux. Il se confond en politesses (&), mais on ne saurait compter
de sa part sur un concours gérieux. Du reste, il ne me sera pas
&ciie d'apprendre le dessous des cartes, à cause surtout de mon
ignorance de la langue. Demain je coounence à travailler avec les
fonctionnaires d'ici. En attendant j'ai vu R. et le frère de J., qui
commande la place. Tous sont pleins d'amabilité et de cordialité. »«»
Le général comte Berg, un peu plus tard feld-maréchal, avait suc-
cédé à Varsovie au grand-duc Constantin. S'il ne portait pas encore
le titre de vice-roi {namestnik), qui allait lui être coafécé quel-
ques semaines plus tard durant le séjour même de Milutme en
Pologne (5), il en remplissait les fonctions. C'était à la fois un soldat
et un homme de cour; comme beaucoup de militaires, il avait plus
de courage et de présence d'esprit sur le champ de bataille que de
résolution dans la vie civile. D'une vanité que l'âge avait accrue et
par cela même fort accessible à la flatterie, le comte Berg était à la
0) Ui des tradncteari.
9) Fonctionnaire d'origine polonaise qui se sentait mal k Taise dans les rangs des
foQcUonnaires msses à Varsovie.
(3) Tcherkasski, G. Samarine et trois on quatre secrétairet on interprètes.
(4) n y a là un mot que je ne puis déchiffrer, mais ceU semble le sens.
(5) Milatine, revenant d*ane tournée dans les campagnes du royaume, écrivait de
Varsovie à sa femme le 25 octobre (6 novembre) 1863 : « Pai trouvé Berg transporté
(V vostorghi) de sa confirmation comme narMStnik, Dans son ravissement, il consen à
tout, mais poor les mesoref à prendre la Iwiiiie volonté seule ne siorait mfflre. s
5S2 KBTUB DES DEUX H0»>IS8.
fois indécis et obstiné, très jaloux de son autorité et peu capable
d'en user lui-même avec esprit de suite.
Milutine, on vient de le voir par sa première lettre de Yarsoyie,
s'aperçut dès son arrivée qu'il ne pouvait beaucoup compter sur le
chef officiel de l'administration du royaume. N'ayant pas l'iatention
de rester en Pologne ou de demeurer attaché aux affaires polo-
naises, il ne pouvait cependant prévoir encore tous les tracas et les
obstacles que lui devait susciter le comte Berg. Ce qui le frappait
immédiatement, c'était le manque d'unité et de direction, le manque
de programme et de système. A cet égard, il trouvait une grande
différence entre la Lithuanie et la Pologne proprement dite, comme
le montre un fragment d'une lettre à l'un des ministres de l'empe-
reur.
N. Milutine au général M.
«Varsovie, le 13/25 octobre 1863.
« La différence entre Vilna et Varsovie est énorme : à Viloa Tau-
torité est réellement établie, elle a foi en elle-même et on a foi en
elle. Entre les chefs et leurs subordonnés il y a, autant que j'ai pu
en juger, une complète unité de tendances et d'action; en un mot,
il y a un plan qui se distingue peut-être par une rigueur excessive,
mais qui, dans le fond, est raisonné et sensé, et qu'on exécute
strictement. Ici je n'ai encore réussi à rien découvrir de semblable,
et je ne saurais guère y parvenir. En tout cas, on est dès la pre-
mière minute frappé de la mutuelle défiance et de la désunion des
autorités. On a'jeté un tel levain de méfiance réciproque, noo-seu-
lement entre les services civils et le service militaire, mais au sein
même de ce dernier, que, pour tout rallier ensemble et imprimer
partout une direction;^ferme, il faudrait une personnalité puissante,
et précisément c'est cette personnalité qui manque. Vous sera
étonné peut-être d'un jugement aussi précipité, mais d'après tous
les bruits qui sont déjà arrivés jusqu'à moi et surtout après deux
longs entretiens avec le comte Berg, je ne puis me délivrer des
plus tristes impressions; je souhaiterais ardemment être dans l'er-
reur, et, si je puis m'en convaincre, je le confesserai avec joie. Eu
attendant, je ne saurais cac ler que je n'ai trouvé ici aucun plan
arrêté. Tout se l^Xiau hasard {po oudalchou)^ selon l'inspiration du
moment, et je crains même qu'on n'atteigne pas le but qu'on se
propose : produire de l'effet.
« Mouravief a nettement compris que des rencontres avec les
bandes insurgées ne trandient pas la question, qu'il faut vaincre et
détruire l'organisation révolutionnaire locale, couper les fils de
UN HOMMB d'État busse. 533
cette toile d'araignée souterraine (t). Pour cela il oppose à la révo-
lation son organisation civile et militaire à lui, pour cela il relève
le peuple et il tarit les sources pécuniaires de Tinsurrection (2). Il
m'a en réalité réjoui par la lucidité de ses vues et même par la lud-
dite de sa parole dans cette question, ce qui ne l'empêche pas du
reste, dans toutes les autres questions générales, de se distinguer
par l'extrême versatilité {chatkostiou) des idées et du langage.
Le fait est qu'il a trouvé à Yilna sa véritable vocation, et au moins
poar un temps, il y rendra d'incontestables services.
« Ici c'est l'inverse, la rigueur est une affaire de hasard (3).
A côté, se manifestent des indices de tendances oligarchiques
polonaises (&). Pour la cause des paysans, il n'y a pas la moindre
sympathie. Les autorités civiles, si elles n'aident pas indirecte-
ment et en secret l'insurrection, gardent vis-à-vis d'elle la neutra-
lité, et tout le monde y parait habitué. Il m'est déjà tombé sous la
main quelques documens qui sont véritablement stupéfians {izou-
mitelny). Je tâcherai d'en rassembler quelques-uns de ce genre et
je les présenterai avec un mémoire explicatif spécial.
0 Une autre fois je vous citerai quelques détails à l'appui de ce
que je viens de dire. Nos premiers entretiens ici me laissent peu
d'espoir que de sérieuses n^esures pour les affaires des paysans
puissent être appliquées avec la composition actuelle de Fadminis*
tration du royaume. »
Ces premières impiessions ne devaient faire que s'accentuer avec
le séjour à Varsovie. Sous les banalités de la politesse officielle (le
comte Berg était l'u.i des hommes les plus polis de l'empire), Hilu-
tijie, Tcherkasski et Samarine ne devaient rencontrer que froideur,
soupçon et défiance de la part de l'administration qu'ils étaient
venus inspecter. Au lieu d'auxiliaires dévoués, ils ne devaient trou-
ver à Varsovie, chez les fonctionnaires russes, presque autant
que chez les employés d'origine polonaise, qu'un mauvais vouloir
à peine déguisé. Et cela se comprend. Milutine, envoyé sans instruc-
tions précises avec mission de tout contrôler, de tout réviser, de
tout remettre en question, ne pouvait manquer d'exciter la défiance
et les appréhensions de tout le personnel administratif, qui flairait
en loi un ennemi en même temps qu'un réformateur.
Comme toute administration, celle du royaume de Pologne
défendait de son mieux son autorité, ses privilèges, ses usages et
'(i) Podzemnoiiiou pamUiny,
(2) Au moyen d'amendes imtXMiéos aux Poloaais ho^^Ules aa gouvernement russe.
(3) SourovoH déh sloutchaïnoe.
(t) Priznaki cMiakheitkoï tefv(knm, dos tendances de 9»lachta^ nom de la noblesse
polonaise.
5S& BSTDS DES DEUX ««DES»
en Blême temps sa routine et ses abos. A ce seul titre^ sans mftoie
tenir eompte de Fatmosiriièie de Yarsofie, de rinfluence ds mUiea
et des relations mondaines, le comte Berg devait biantftt se moQ*
trer TadT^rsaire naturel des intnis Tenus des deui capitales russes
pour tout refaire & neuf. En sa qpiaUté de yice-rûi de Pologne,
jalou de maintenir ses prérogatives et celles de radsûnistrttîon
placée sous ses ordres, il allait involontairement et sans bien s'en
rendre compte devenir contre Milutine et Tcherkaaski, ooatre
Pétersbourg et Moscou, le défenseur des débris de TautODomie p(do-
naiae. Eotre Milutine, Tcberkasski et leurs amis d'un côté, le comte
Berg et l'administration du royaume de l'autre, allait bientôt com-
mencer une guerre toiur à tour sourde et ouverte qui, par ses
péripéties et ses succès divers, devait rappeler les combats et les
intrigues de TèmancipatiiHi des seifs et durer plus longtemps eacore.
IL
Milutine ne devait pas à ce premier voyage séjourner longtemps
à Varsovie. Il se sentait particulièrement mal à l'aise dans la capi-
tale polonaise , où toute la population persistait à porter le deuil
et était manifestement sympathique à l'insurrection sans que le
gouvernement russe eût comme dans les campagnes quelque appât
à offrir au bas peuple pour le rattacher à la Russie. Nicolas Alexèié-
vitch ne perdait pas de vue ce qui, à ses yeux, était le priscipal
objet de sa mission, la question rurale. Le peu de ccmfiance qoe
lui inspiraient le comte Berg et l'administration du royaume ne
firent qu'accroître son désir d'en venir promptement au point
essentiel, à ces affaires des paysans qui, dans le monde officiel de
Varsovie, ne rencontraient que répugnance ou indifférence. Aussi,
avant même; que le pays fût pacifié, entreprit-il avec ses amis,
à travers les campagnes Jdu royaume, une expédition qui n'était
pas sans périls et dont ^Samarine a laissé le récit en des pages
étincelantes qui firent rapidement le tour de la Russie. Les
lettres de Milutine nous donnent presque jour par jour les impres-
sions de ces touristes réformateurs dans ce voyage d'exploration à
travers la plaine polonaise, où, à l'aide d^interprètes, les trois fils de
Moscou allaient annoncer aux paysans le nxoderne évangile ruase
de la propriété pour tous.
« Varsovie, 25 octobre (6 norembre) 1863 (f ).
u Mon frère l'aura déjà probablement informée du succès de nos
tournées dans les bom^gs et les villages de la Pologne insurgée.
(1) Lettre à sa femme.
UN HOMHS d'État bxisse. &S5
Cette course a réussi au-dessus de toute attente et sous tous les
rapports : temps magnifique et renseignemens abondans. A chaque
pas se rencontraient des faits attachans et curieux, en sorte tpie
rintérét n'a pas faibli un instant. Tout ce qui nous intriguait par-
ticuliërement, nous ayons plus ou moins réussi à le tirer au clair.
En ouire, le résultat de nos observations est plutôt agréable, car
nous avons trouvé le niveau moral du peuple bien supérieur à ce
que Ton croit et à ce que Ton dit à Varsovie. Le fait est que ces
infortunés paysans polonais, opprimés ou abandonnés par les
pans (1) et le clergé, ne connaissaient d'autres représentans de
Tautorité russe que les militaires qui venaient faire chez eux des
ré(pûsitions de chevaux, de voitures, etc.
fl Pour la première fois, ces pauvres Mazoures et Erakoviens (2;
se trouvaient face à face avec des représentans du souverain venus
pour leur parler de leurs besoins et leur parlant en effet avec
bonté et sympathie. Leur confiance s'éveillait très vite, sinon par-
tout, du moins dans la grande majorité des villages. En beaucoup
d'endroits on voyait les visages s'éclaircir de joie; les femmes pleu-
raient et embrassaient nos genoux. A mesure que nous avancions
dans notre voyage, nous sentions involontairement naître l'espoir
qu'avec une centaine de gens honnêtes et intelligens (ce qui, du
reste, ne serait pas aisé à trouver ici et ce que nous ne saurions
rencontrer parmi les Polonais), il serait possible, en face de toute
la Pologne latine et nobiliahre (3), de relever très rapidement ce
peuple opprimé qui peut devenir pour nous, au moins dans le temps
présent, un réel appui (il).
« Tout cela toutefois n'est rien de plus qu'une première impres-
don qui peut être changée par des observations postérieures. Je
f écris cela parce que je désire te faire partager toutes mes pensées;
mais, en dehors de nos amis les plus proches et les plus sympa-
thiques à notre œuvre, je te prie de ne rien dire à personne de ces
impressions et de ces espérances que chaque jour peut ébranler.
0 II faut se rappeler que nous avons visité la meilleure partie
de la Pologne, la plus voisine de la frontière prussienne, la partie
la plus riche et par suite la plus développée. En outre, pour se
(T) PanamL fan, on lewlt, signifie aeie^ear et par softe monsieur en polonais. Ce
moi «t fllnsl dréqmemiMnt «nployé par MflatiM et les écrivaiBs rosses pour désigner
la joblesie poloDalae.
(2) Mazoures, population de la HaxoTie, partie centrale du royaume de Pologne du
côté de Vaisovie. — Krakoviens, babitans de la région de la haute Vistule.
(3) IxUinikoi t chUakhutkoï Polehi.
(4) Je note ce mot : au moins ponr l'époque actuelle (po leraïnimèri v nastoUa-'
ehiàhéi vnnùa), parce qu'on doit se demander si le gouTemement pouvait espérer un
appui constant du peuple et qu'à cet égard Milutine était trop clairroyant pour n'aYOir
pas quelques doutes sur la durée du concours du paysan polonais.
5S6 R£TUB 0B8 DEUX MONDES*
faire ane idée complète de la situation, il faut ajouter queladasse
inférieure de la population est la seule qui puisse nous consoler et
nous réjouir. Tout le reste : noblesse {szlachta)^ clergé, juifs, nous
est tellement hostile et est tellement perverti et démoralisé, qu'a-
vec la génération actuelle, il n'est guère possible de faire quelque
chose. La crainte est le seul frein d'une société dans laquelle tous
les principes moraux ont été renversés, si bien que le mensonge,
l'hypocrisie, le pillage, le meurtre, ont été érigés en vertus et eu
actes d'héroïsme.
tt En dehors de la force militaire, il n'y a aucune autorité admi-
nistrative. Pour notre honte, nous n'avons rien su organiser ici.
Toute la police, toute l'administration, toute la justice, sont aux
mains de la petite noblesse {szlachta)^ qui nous est hostile. En dehors
des chefs-lieux de provinces et de districts, le gouvernement ûe
possède pas un seul agent, pas un seul représentant digne de
confiance. La stupidité (toupooumié) avec laquelle nous ayons
laissé faire tout cela à notre barbe (1) dépasse tout ce qu'on peut
croire. •• »
De pareilles excursions, alors que le pays était encore de tous
côtés sillonné de bandes armées, n'étaient pas sans difficultés oi
sans épisodes. On ne pouvait voyager sans escorte et appareil mili-
taire, et dans la suite de cette lettre, interrompue un moment par
les incidens du voyage, Milutine raconte à sa fenmie quelques
aventures de la route.
a ... Dans la nuit du samedi au dimanche, j'ai pris le cbemin
de fer de Vienne (2) avec Samarine et Tcherkasski ; nous avons
laissé les autres à Varsovie. Artsémovitch s'est olFert de bonne
grâce à nous accompagner en qualité de traducteur, et il nous a
rendu le plus grand service. A la tète de notre escorte était l'aide
de camp Ânnenkof, jeune homme très déterminé, beau et brave
garçon dans toute la force du mot (3). Grâce à lui, tout a été comme
sur des roulettes (A) et avec une rapidité incroyable. Nous avons
fait une centaine de verstes en chemin de fer, en compagnie du
chef militaire de la ligne, baron de Rahden, cousin de la baronne
Edith. A l'aube, nous sommes montés dans deux calèches décou-
vertes et nous sommes partis au galop, escortés d'un demi-esca-
dron de uhians et d'une cinquantaine de cosaques de ligne. Toute
la journéei de huit heures du matin à six heures du soir, nous
(1) Mot à mot, à notre aex.
(3) La ligne de Vienne à Varsorie.
(3) Molodeis V polnom smyslé slova. Aujourd'hui général Ânnenkof, un dei offioers
les plus distingués de Tarmée rosse et récemment vice-président de la grande eaqoè^
sur les chemins de for.
(4) Kak po moihUf comme sur du beurre, expression proverbiale rosse.
UN HOsoiE d'État russe. 6S7
ayons couru de village en village et de bourgade en bourgade,
nous arrêtant partout pour interroger et inspecter, pour effrayer
les woytei et les bourgmestres (1) et faire connaissance avec
le peuple. La première étape pour la nuit a été Lodzy, la plus
grande ville du royaume après Varsovie, avec guarani e-cinq mille
habitans et une quantité de fabriques. Le lendemain, nous avons
suivi le même programme, avec cette différence que, vers la nuit,
nous avons de nouveau repris le chemin de fer aux environs de
Piotrkow.
« Toate la région que nous venons de parcourir est une des plus
insurgées. Dans les bourgades fourmille encore la population dont
se forment les bandes. Nous avons visité les colonies allemandes,
où ces «bandes de brigands» [khichtchnikof)^ comme les appellent
DOS cosaques, ont massacré plusieurs cultivateurs.
cr Nous avons réussi à nous mettre en rapport avec le peuple, et
cela nous a tous rendus de bonne humeur, dispos et pleins d'en-
train. Les chefs militaires nous ont reçus à bras ouverts. Quant
aux soldats, sans parler des cosaques de ligne, qui nous ont émer-
veillés par leur courage, leur intelligence et leur adresse, nous
avons été frappés de l'inépuisable gatté et de la hardiesse de toutes
les troupes sans exception.
« Lorsque, après cette tournée de deux jours, nous sommes reve-
nus au chemin de fer, la raison m'a obligé de me séparer de mes
compagnons. Ces derniers ont continué leur exploration plus loin,
du côté de la frontière autrichienne, tandis que moi , faisant un
effort de courage pour reprendre le travail de Varsovie, j'ai été
contraint de revenir ici. Ce jour-là même, on avait brûlé deux
ponts, en sorte qu'il m'a fallu prendre un traîn improvisé et me
transporter d'une locomotive à une autre, me contentant parfois,
au lieu de wagon, d'une simple plate-forme découverte. J'étais
accompagné de chasseurs {strêlky) qui tout le temps n'ont cessé de
folâtrer et de chanter le refrain : « Allons soumettre la Pologne (2) ! »
et autres airs de ce genre, en sorte que le voyage de retour s'est
effectué de la manière la plus gaie.
« Quant à mes compagnons de route Samarine, Tcherkasski,
Artséaiovitch et Annenkof , ils ont encore parcouru quelques vil-
lages près d'Alkout(?), et ils rentrent à l'instant à Varsovie aussi
(t) Woytof i bourgmiitrof, les représentons des propriétaires.
(^) Poidem Polctiou pokmat,le trouve ailleurs la variante ousmiriat, qui a un sens
anaUig.,e. — u g'^git jcj d»un chant de circonstance composé par les soldats russes ou
à leur Mage.
598 BZTtlB DES DEUX XOIIDES.
bien disposés que lorsque je les ai quittés. D'après leurs rêdts» les
paysans de ce côté , quoique beaucoup plus pauvres , sont aossi
développés moralement et manifestent la même entière confianoe
dans le gouvernement russe. Gela est d'autant plus surprenant que,
dans cette province» ils sont malmenés par le prince ^*, qui fidt
retomber sur les paysans polonais toute son aversion de proprié-
taire pour Témancipation en Russie. Samarine, qui est son parent,
était justement allé de ce côté pour mettre un frein aux duretés de
cet imbécile, mais il est revenu sans le moindre espoir de Vtmi
corrigé. C'est là le côté sombre de cette heureuse expédition. . • .
• ...••••• ••• •>
Ces curieuses lettres , dont on ne saurait suspecter la sincé-
rité, montrent quelle était, à l'époque môme de l'insurrection, la
situation du paysan polonais. Rien ne fait mieux comprendre com-
bien, avec un pareil peuple, toute tentative de révolte était folle.
Bien que, de l'aveu de Hilutine et de ses amis , le paysan polo-
nais fût pour le niveau moral bien supérieur à ce qu'on disait
à Pétersbourg et à Yarsovie môme, son abaissement séculaire l'a-
vait rendu sourd ou insensible aux idées de patrie et de nationa-
lité, tandis qu'il prêtait docilement l'oreille aux missionnaires mos-
covites qui venaient au nom du tsar lui annoncer la suppression
de la corvée et la propriété du sol (1).
Ce voyage, en excitant les espérances de Milutine, de Tcherkasski
et de Samarine, leur avait révélé toute la grandeur et la difficulté
de leur tâche. Déjà, dans sa défiance de l'administration civile da
royaume, Hilutine, à peine de retour de cette excursion, ne voyait
rien de possible en dehors du système dictatorial et du concoois
d'agens militaires pris dans l'armée (2). C'est, en eifet, à ces moyens
extrêmes qu'il devait recourir un peu plus tard. Déjà, en voyant le
travail s'allonger sans cesse entre ses mains, obligé de remetue
son retour de semaine en semaine, il pressentait avec chagrin que
(1) Les insnrgés polonais s'en rendaient enx-mdmei bien compte. Aussi, pour gigocr
les paysans à leur caase, n'avaient-ils pas hésité à leor faire des promesses éa oftflK
genre, de sorte qa*entre le gouvernement et les insurgés il y avait livatité à recoorir
à des amorces analogues.
(2)«Tel que le conseil de Varsovie est av^ourdliui composé, il est impossible de lio
entreprendre avec lui. D est nécessaire d'agir d'une manière dictatoriale (AWato-
rtAlno). Il n'y a pas à penser à une autre fiaçon de procéder.» (Lettre à sa femme da
25 octobre (G novembre) 1803). Et un peu plus loin, dana la même lettre, parlant do
concours qull rencontrait chez les officiers, N. Milutine ajoutait : « Je ne douta pu
qu'on ne puisse trouver parmi eux des hommes fort utiles pour radministrtSioB
locale. » C'est à ce système, en effet, qu'il devait, comme nous le verrons, rtcourir «
1864, en choisissant parmi les Jeunes officiers plus de cent cinquante commissures
pour régler les affaires des paysans au lieu et place des arbitres de paix empl<V^ dam
le même cas en Russie.
UK flOMHE DÉTAT BinSB* 580
leor plan de réformes une fois élaboré, ses amis et lui pourraient,
faute d'instrumens capables ou dévoués, être contraints de se char-
ger euxHBéines de l'applicatiom En attendant, Nicolas Âlexèîétitdi,
dans sa hâte de quitter Yarsovie , travaillait jour et nuit , sunne*
naît sans merd son intelligence et ses forces, au risque de com-
promettre à jamais une santé à peine remise.
« Vtivoide, 27 octebre (8 noTemkre) 1863 (i).
« Depuis notre retour à Yarsovie , nous avons repris notre vie
sédentaire. Nous ne sommes presque pas sortis du palais (2);
nous restons à notre table de travail et c'est à peine si, pour nous
dégourdir les jambes, nous arpentons de temps en temps les vastes
salles ou le petit jardin du château. Toute la matinée est occupée
par les explications avec les fonctionnaires et la lecture des papiers
d'affaires; mais le principal travail se fait de nuit, d'autant plus
qu'ici on dort décidément moins que d'habitude, si grand est le
désir de s'esquiver au plus tôt de cet affreux pays.
« Je voulais aujourd'hui écrire à D... une lettre semi-oflQcielle
snr l'état de nos travaux pour qu'il la présentât à l'Empereur dès
le retour de Livadia (3) ; mais le compte-rendu détaillé de notre
▼oyage dans le royaume que nous préparons n'est pas encore ter-
mmé. Aussi je remets cette lettre au prochain courrier. Ce compte-
rendu doit non-seulement donner une idée de nos travaux, mais
en grande partie faire connaître t essence même de la question.
Mon désir est de préparer l'opinion de Pétersbourg aux projets que
nous apportons ; c'est pour cette raison que nous avons décidé de
consacrer quelques jours de plus k la rédaction de .ce oono^te-
rendu (A). »
Pour le moment, le principal souci des trois aoiis était, on le
(i) Lettre de N. Milatine à sa femme.
(^ Milutine et ses amis s'étaient instaUés an chÀtean Brflhl. « Nous n'aTOiiB pu,
^rait-H k sa femme le 16/28 octobre, continner à habiter lliètel de PEurope; il y
a iiQp tle bmit et d« T»-et-?ieiit comme dans toate caaeme. Aussi nous sommes-nous
iQitaUés aujourd'hui au palais Brûhl| où oAtts ocenpoDS tont le premier étage. J'écris
^^^ lettre sur la table qui servait aux astucieux écrits da marquis V^iélopolsky et
9Qi maintenant est couverte de papiers d'un autre genre* »
(3) Le retour de l'empereur à Saint-Pétersbourg, au lieu de précéder celai de Uiln-
^ comme ce dernier le supposait, le suivit de près, en sorte qn*il put présenter
loi-même son rapport directement en arrivant.
(4} Le 30 octobre (11 nov.), Milutine répétait : « Notn travail boniHoone (XcypîQ
^^Miique Je craigne beaucoup qu'il ne soit pas terminé mdme pour le 15 novembre.
Kong achevont «n ce momaai le rédt da vojFage. Ce travail aupplémeotaire anra, J'ea-
P^^i l'avantage de liuailiariser avec aos vues. »
5&0 RETUB DES DEUX MONDES.
voit, de coordonner les observations de leur voyage en un r^>port
destiné à l'empereur. G. Samarine, peut-être alors le plus brillant
publiciste de l'empire, avait été naturellement chargé de ce compte-
rendu, qui devait préparer les esprits aux mesures radicales jugées
nécessaires par les trois explorateurs. Comme l'indique la lettre
précédente, Milutine tenait beaucoup à ce que ce travail parvint
au souverain sans passer par l'intermédiaire du comte Berg et de
l'administration de Varsovie, ni par celui du ministère de Pologne
à Pétersbourg, dont Milutine se défiait également. Dans toute cette
affaire, en effet, il devait, autant que possible, s'adresser direc-
tement au souverain, soit par lui-même, soit par son frère, le
ministre de la guerre, en passant par-dessus la tête des diverses
administrations et chancelleries de l'empire ou du royaume.
Le 3/16 novembre, Nicolas Alexèiévitch envoyait enfin à Saint-
Pétersbourg ce mémoire auquel il attachait tant d'importance. Poor
éviter d'en ébruiter le contenu à Varsovie, il avait poussé la pré-
caution jusqu'à se contenter, selon ses propres paroles, « de copistes
fort méJiocres, » au risque, disait- il, d'être obligé de le faire
recopier à Pétersbourg s'il ne paraissait pas présentable au souve-
rain (1).
11 accompagnait l'expédition du compte-rendu au personnage
chargé de le remettre à l'empereur de remarques confidentielles
qui faisaient prévoir bien des difficultés et des orages pour l'aveDir.
t Vanovie, 3/15 noTembre 1863 (2).
« J'ai tâché de m'expliquer avec le plus de douceur et de ména-
gement possible sur les obstacles que nous rencontrons dans notre
travail. Mais la vérité vraie, c'est que, tout en feignant une sou-
mission extérieure, l'administration du royaume, loin d'être dispo-
sée à coopérer avec nous au rétablissement de l'autorité régulière,
s'efforce de l'entraver par tous les moyens en son pouvoir. Cela
nous impose le devoir de ne pas nous contenter d'élaborer les
réformes, mais de trouver le moyen de les exécuter nous-mêmes.
C'est à cela que nous nous cassons la tête pour le moment. Du
reste, cela est pour plus tard.
« Nous avons fini les « considérans » et nous en sommes à pré-
sent aux a conclusions. » J'en donnerai connaissance aux comtes
(1) Lettre da 3/15 novembre 18S3.
(2) Lettre (a« général M.), dont je n*ai entre les maini qn'ane traduction française.
N'ayant pu la contrôler sur le texte, Je no puis en garantir la scropoleose ezactitade,
mais J'ai toat lieu de la croire fidèle au moins pour le sens général.
UN HOMME d'État busse. 5A1
Berg et Mouravief quand le moment sera venu. L'opinion du pre-
mier ne m'inspire du reste guère de confiance. J'espère avoir ter-
miné pour le 15/27 courant. Outre notre impatience personnelle
de nous arracher à l'atmosphère malsaine de Varsovie, chaque jour
nous convainc davantage qu'il n'y a pas un instant à perdre. II
faut gae, pour le printemps prochain, il y ait quelque chose de fait;
nous n'avons ainsi que trois ou quatre mois devant nous. »
Dans cette même lettre, Nicolas Âlexèiévitch signalait avec indi-
gnation «comme une des plus cyniques mystifications de l'adminis-
tration du royaume (1) » le projet du conseil d'état de Varsovie de
frapper le pays, comme contribution de guerrci d'une taxe supplé-
mentaire de à millions de roubles sur le sel, c'est-à-dire en somme
sur le peuple, que Hilutine, au contraire, prétendait gagner à la
domination russe. « En vérité, s'écriait en terminant Nicolas Alexèié-
yitch, je ne puis voir sans amertume tout ce qui se fait ici pour
compromettre le pouvoir. » À ses yeux, en effet, de pareilles me-
sures, faites pour mécontenter les masses, étaient plus que des mala-
dresses, c'était presque de la complicité avec l'insurrection, presque
une sourde trahison.
Durant ce séjour à Varsovie, l'excitation et l'entrain quelque peu
factice des premières semaines faisaient place de plus en plus à la
fatigue et à la tristesse. Les lettres de Milutineàsa femme montrent,
avec son mécontentement et son impatience toujours croissante,
ses angoisses et ses inquiétudes. Aucun appui dans le pays parmi
la population polonaise ni dans l'administration russe. Des affaires
d'une complication extrême avec des moyens d'étude et des moyens
d'action ihsufiisans. A Varsovie, chez toutes les autorités, un mau-
Tais vouloir mal dissimulé; à Saint-Pétersbourg, de vieilles
défiances avec de nouvelles intrigues en perspective. En face de tels
embarras, on s'explique sans peine la mauvaise humeur de Milu-
tine et le ton chagrin de ses lettres. On sent du reste à son amer-
tume qu'il en voulait presque autant à la Pologne de l'avoir enlevé
à la Russie et aux réformes si longtemps rêvées que de lui susciter
tant de difficultés de toute sorte. Ce qu'il redoutait toujours par-
dessus tout, c'était de rester attaché aux affaires polonaises. Due
des choses qu'il avait le plus de peine à pardonner au comte Berg,
c'est que, pour le neutraliser ou le subordonner, le vice-roi avait
imaginé de le faire nommer vice-président du conseil de Varsovie,
dont il était lui-même président. Milutine ne voulait entendre par-
ler d'aucune combinaison de ce genre (2). Malgré cette résistance à
(1) Lettre an général M.
(3) Lettre da 3/15 norembre 1863 et da 25 octobre (6 noyembre). Dans cette der-
nière MilntiDe disait : « Berg s'obatine à youloir me faire nommer y ice-présidcnt du
5&2 RETUB DBS DEUX MMOfES*
se laisser enchafner aux affaires de Pologne, plus il voyait d'ob^
stacles se dresser devant lui et plus Mihitine s'attachait à cette
t&che antipathique avec la naturelle ténacité d'un caractère que les
entraves pouvaient irriter, mais non abattre ou rebuter.
« VarsoTîe, 6/18 noTembre 1863 (1).
«... Tout va comme parle passé. Nous travaillons jusqu'à Vé-
puisement de nos forces, et à ce travail il n*y a pas encore de lin.
Les affaires dont on nous a chargés sont compliquées, et ici nous
ne trouvons aucun aide. Aussi nous faut-il une grande prudence pour
ne point induire le gouvernement en erreur. Chaque jour, nous
nous heurtons à de nouveaux points obscurs, et pour les édairdr
un à un, il faut des conférences, des enquêtes, des renseignemens
de tout genre, c'est-à-dire qu'il faut du temps. J'espère néanmoins
avoir tout terminé au milieu de novembre, mais je ne puis encore
fixer le jour de mon retour. »
« Vanorie, 16/28 noTembro 1863 (i)-
a ••• Notre vie est si monotone, nos occupations toujours d'an
même objet sont si peu attrayantes que parfois tout prend nne
couleur sombre et que des craintes de toute sorte se glissent aisé-
ment dans l'âme... 11 m'est particulièrement pénible de voir notre
travail nous retenir ici plus longtemps que je ne le supposais, mais
s'arrêter à mi-chemin est impossible. ••
tt La tâche qu'on nous a imposée {poviazali)^ nous l'accomplis-
sons en conscience; et après cela les intrigues qui peuvent nous
attendre à Pétersbourg ne m'épouvantent point. Si mes propositions
ne sont pas acceptées, il ne me sera que plus facile d'en finir avec
cette.. • Varsovie. Revenir ici serait pour moi la plus pénible épreuve.
Tu ne saurais croire à quel point toutes les classes de la population
sont politiquement démoralisées. Partout le mensonge, l'hypocri-
sie, la lâcheté, la cruauté. S'il n'y a plus ici d'assassinats au coin
des rues, c'est que les comités révolutionnaires ont rappelé dans
les bois tous leurs spadassins qu'effrayaient les dernières exécu-
tions. Quelle société que celle où l'on ne peut rien faire que par la
terreur 1 Le temps ne me permet pas de m'explîquer davantage...
« Du reste, pas d'événemens dans notre vie personnelle; elle est
conseil da Vanovle, il va sans doate écrire dans ce sens à l'Empereur, respire qa*^^
n'en fera rien ayant de m'entendre, aatrement U me faadrait offrir om déoisiioii* *
(1) Leitre à sa tanme.
(S) Lettre de Df. MUuUne à sa femme.
UN ffOWn DEtAT B098E. 5A3
toot entière absorbée par Tactivité intellectuelle, et celle-ci est dif-
ficile à décrire dans nne lettre. Puis peut-être nous reverrons-nous
bientôt et nous pourrons-nous en entretenir à satiété. Ces derniers
jours, nous avons eu cependant une petite distraction : nous avons
ouvert une école rosse à laquelle se sont déjà fait inscrire plus de
cent enfans. N'est-il pas étrange que, durant une domination de
qaarante-huit ans, pas une autorité russe n'ait eu pareille idée?
Envoie-moi des livres d'enfans et des livres d'enseignement. •• »
« Vanorie, i3/S5 noyemlNre 1803.
a M. Chaque jour le séjour id me devient plus répugnant {iœh'--
niifj. Il faut une grande force de volonté pour terminer tranquille^
ment l'œuvre commencée. _
€ Nos travaux marchent; nous n'épargnons rien poùiTâpporter
quelque chose de complet et d'achevé. Nous voyons déjà poindre
devant nous la fin de ce pénible voyage, qui restera pour toujours
dans mon imagination comme une sorte de canchemar de malade.
Mais peut-être qu'à la dernière minute il se présentera encore
gaelgues points obscurs inattendus qui, pour être éclaircis, exige-
ront encore un nouveau retard. Ici il faut tout éclaircir par soi*
iDéme a avec sa propre intelligence, » comme dit l'un des person-
nages de Gogol. Personne pour nous tirer de nos perplexités et
di^'per nos doutes. Voilà pourquoi je n'ose encore fixer l'époque
de notre retour, quoique je désire avec ardeur et que j'espère bira
partir d'ici la semaine prochaine. »
A la fin de novembre ou mieux au commencement de décembre,
Après deux mois de séjour en Pologne, Nicolas Alexèiévitch pouvait
enfin s'arracher à ce qu'il appelait un travail de forçat (1), et
annoncer à sa femme son prochain retour (2). Sa joie de revenir
n'était guère assombrie que par la perspective de nouvelles luttes
à Saint-Pétersbourg et peut-être d'une nouvelle mission aux berds
de la Yistale. Il rentrait à Pétersbourg le 26 novembre (8 décembre)
1863, après s'être arrêté quelques heures à Yilna pour conférer
avec le général Mouravief et se ménager l'approbation du dictateur
de la lithaanie pour les projets encore inconnus qu'il rapportait de
Varsovie*
(1) Lettre da 17/29 novembre.
(3) «Eofln Jepnis décidément annoncer notre retour... Encore cinq sprandB Jours d'at.
tente! néanmoins Je me sens tout ranimé et je termine YÎyement ce qui me reste à
&ire ! • (Lettre à sa femme du Si norembre (3 décembre 1863 .)
bhh REYUE DES DWl IfONBBS.
III.
De nouvelles difficultés attendaient Hilutine et ses amis dès leur
arrivée dans la capitale de l'empire. Ils y rentraient avec un plan
de réformes et tout un programme défini qu'il fallait faire accepter
à Pétersbourg et faire exécuter à Varsovie, deux choses presque
également malaisées. Ayant rejeté derrière lui tous les doutes
et recouvré sa résolution et son assurance babituelleSy Nicolas
Alexëiévitch était convaincu qu'au milieu de l'épais fourré des affaires
polonaises, où il craignait de se perdre, il venait avec ses compa-
gnons de découvrir la seule voie de salut, et cette voie il était
décidé à l'indiquer à son maître et à la Russie.
Contrairement aux premières prévisions de Milutine, l'empereur
n'était pas encore revenu de Livadia, où sur la corniche de Crimée
et les pittoresques rivages abrités par la verte muraille des monts
de Yaïla, il cherche chaque année à prolonger les beaux jours d'au-
tomne. L'hiver, le long hiver russe, qui est la saison de Pétersbourg
comme de Paris, était commencé depuis quelques semaines. Presque
toute la société était rentrée dans la capitale, qu'elle déserte en été.
Le retour de Milutine, de Tcherkasski, de Samarine était la grande
nouvelle de la ville. Ce triumvirat excitait partout une intense et
naturelle curiosité. Qu'avait-il fait en Pologne 7 pourquoi en était4I
revenu? quelles combinaisons nouvelles en rapportait-il? Les ques-
tions se pressaient sur toutes les bouches; les trois amis étaient
entourés, interrogés, invités partout ensemble ou séparément;
chacun voulait les voir, les entendre.
Cet empressement n'était pas toujours inspiré par la sympathie.
Une notable fraction de la haute société et du monde officiel restait
ouvertement hostile à Milutine et à ses amis et ne cachait pas sa
réprobation pour les projets qu'on leur supposait. En souvenir des
procédés du gouvernement autrichien envers les Polonais deGali-
cie, en 18i6, une mauvaise langue avait baptisé leur rapide voyage
du nom « d'expédition scientifique, » ayant pour but secret de
soulever les paysans contre les propriétaires. Le mot avait fait for-
tune dans certain monde. Les conunentaires sur la mission de Mil^
tine étaient d'autant plus libres et malveillans qu'en l'absence du
souverain les trois voyageurs se croyaient tenus à être discrets.
Les politiques comme le monde désœuvré de Pétersbourg ne pou-
vaient savoir bon gré au trio moscovite de réticences qui déjouaient
la curiosité des chancelleries comme des salons.
Si Milutine et ses amis ne voulaient pas ébruiter d'avance leurs
projets, ce n'était pas uniquement par déférence pour l'empereur,
13N HOMME d'État bossb. 5A5
c'était surtout, qu'instruits par le souvenir des tracas de rémanci-
patioD t ils craignaient , en faisant connaître d'avance leur pro-
gramme, de le livrer en pâture à la critique, au mauvais vouloir et
à la cabale. A leurs yeux, le meilleur moyen de dérouter les intri-
gues de Pétersbourg et de Varsovie, c'était de garder le secret sur
leurs projets, de les envelopper de mystère pour ne les révéler
qu'à l'empereur, dont ils espéraient enlever rapidement l'appro-
bation.
Une pareille tactique ne pouvait être du goût ni des hauts fonc-
tionnaires ni des amis de Hilutine, qui, les uns par leur position,
les autres par leur amitié, s'imaginaient avoir des titres à tout
savoir. Aussi cette consigne de silence, observée envers tous, mécon*
tenta-t-elle plusieurs hauts personnages tels que le prince D., chef
de la police politique (iiT section), qui, par métier, croyait avoir
droit à pénétrer tous les secrets. Grftce à lui en partie, ce fut même
entre Milutine et la grande-duchesse Hélène l'occasion d'un refroidis-
sement passager. La grande-duchesse, après avoir invité tour à tour
Hilutine, Tcherkasski et Samarine, après les avoir pour ainsi dire
confessés chacun à part et tous ensemble, s'étonnait de n'obtenir
d'eux que de brillantes impressions de voyage et de lugubres pein-
tures de la situation du royaume sans aucun éclaircissement sur
leurs projets futurs. Elle finit même par s'en montrer piquée et
par dire un jour à Milutine qu'autour d'elle on ne voulait pas croire
qu'elle fût aussi ignorante que les autres, et qu'après tout ce qu'elle
avait fait pour lui, elle pût lui inspirer une telle défiance. Heureu-
sement pour Nicolas Alexèiévitch et ses amis, le retour de l'empe-
reur vint au bout de quelques jours mettre fin à cette fausse situa-
tion.
L'événement montra que la prudence de Milutine n'avait pas été
^e précaution inutile. Il trouva tout avantage à traiter directe-
ment l'aiTaire avec le souverain, qui n'avait pas eu le temps d'être
prévenu. L'empereur, après un long entretien, donna son entière
approbation aux plans de l'homme qu'il avait envoyé en Pologne de
sa propre initiative; mais, selon l'usage russe, Alexandre U décida
de remettre l'examen des propositions de ses commissaires à un
comité spécial, formé pour la plus grande partie des chefs des
divers ministères. Voici comment, dans une lettre confidentielle
envoyée conmie d'habitude en dehors de la poste, Milutine rendait
compte de l'audience impériale au prince Tcherkasski, qui avec
Samarine venût de repartir pour Moscou.
TOMB ZUI. — 18S0. 35
hiO lEYUE DBB BBUX MORDES.
N, Mibitine au prince F. Tcherkoêskt»
t adBM\f tenbonrg, S5 dftcMbn 1863 (1).
tt Je m'empresse de vous mforjooier» mon cher prince, que jus-
qu'ici le succès dépasse mon attente. Tous nos travaux sont accep-
tés. L'entretien a duré plus de deux heures. Je ne dois pas oublier
de mentionner que, dès le début, il a 4té question de vous deux, et
cela avec sympathie et bienveillance. L'Empereur a appris avec
regret que Samarine était souiFrant et avait des projets de voyage.
Je suis chargé de vous transmettre à tous deux le désir de toqs
veir ici bientôt après les fttes (?).
^ n Après ce préambule, nous avons abordé la lecture du travail,
lecture entrecoupée d'explications verbales. Outre le doklad (rap-
port), j'ai lu les parties essentielles des Commentaires (mémoires
^çlicatifs)^ Le reste du temps s'est passé en conversation. L'eo-
pereur a exprimé le désir de lire le tout à loisir, de sorte que les
decumens sont restés dans le cabinet impérial, d'où ils ne seront
pas transmis au ministère de Pologne (S).
« Sur les points essentiels, il n'y a pas eu ombre de di?er-
gence et encore moins de désaccord. Puis nous avons passé à l'ordre
à suivre pour la procédure officielle. Il a été décidé de constituer i
cet effet un confite spécial sous la présidence du prince Paul Gagar
rine, comité composé du prince Dolgorotiky, de Tcheikine, Zélé-
ne!, Yalouief, Reutern, Platonof, Artsémovitch , vous et moi (&]:
secrétaire Joukovsky.
« Toutes les questions de personnes ont été résolues simplement,
franchement, avec une parfaite confiance. L'ordre du jour pour la
fermation de ce comité a déjà été communiqué au prince Gaga-
fiiie... Le prince Gortchakof sera invité aux séances spéciales Çû j
en aura une pour commencer ces jours*ci). On doit y lire le compte-
rendu, mais l'examen du projet ne comm^cera que plus tard,
« Tout cela vous prouve que vous ne devex pas vous attarder à
Mosoou. De gr&ce, revenez au plus vite. Après avoir tant fait, tous
ne voudriez pas m'abandonner au moment décisif. L*oppositioDi
(1) De eette lettre Je ML en ee moment entre les nudne qa*ane trftdactlon dont je
crels poQfoir gumntir l*euetitade pour le londi ai ea a'eetpeatrètra dam to«B lu àk*
Uils.
(2) Les (Mes de Noël et de U nonTelle année.
(3) Milatine et aei amis n'avaient aacane confiance dans le chef de ce ministère»
M. Platonof, qui ayait épousé une Polonaise.
(4) Tons ces personnages, saof Tcherkasski, HUutine et ArtsémoTich, étaient alori
ministres.
UN BQIBIE o'BTAT ROSM. &47
sv beBBomp de points, est éridenite d'afrance, et j'ai besom de
vous poir Feoipédier cf eetropter aotr» travail, l'ai bien éa mal k
rettoiicer an concours de Stmarke, dfautmnt plus q«'il a'oifrait
eafin pour loi une occasîoii oovKvenable (1). Sa nonÔBatioa comme
memlâe d« oomité a ét& écartée, tu son. pfQcfaaîm départ pour
rétnqger, mais si ces plans pouvaient être modifiés, il serait
encore possible de demander pour lut mie nçaûiution suppléoMii^
taîre.
• Dn mot de réponse pour stre dire qatsnd je puis vous altendre.
N'aDci pKS abandonner une œnvre si bien commencée grâce à voms
(haï. J'attendrai aussi avec impatience des ttouvriles de Samarine.
Adieu et merci encore de votre concours. »
Le noQvean comité était, comme on te voit, presque umipiement
composé des minisires» Or, parmi ces dernier», pianenrs ne
CKhaient pas leur aatipstbie pour les propositioBS n révdiition<
iMires » de Milutine ; quelques-uns d'entre eux passaient, du reste,
pour ses adtersaires personnels. Aussi Nicolas Aleièiéfitoh devalt-tl
bîantèt être obligé de rabattre de son optimisme. Dans ce oomité
des a&iresde Poiogne allaient recommencer les anciennes luttes
des cûmmiatioru de rédaction pour TailranQhissement des serfs.
HeureuMmsnt pour Itii, Itilutine finit par j avoir pomr auziliairas
ses deor amis et compagnons de voyage. Ge n'était pas sans peine
çv'ii avait obtemi leur entrée dans te nouveau comité* U avait
^ pour cela on double oiistacle à vaincre dans les résistances
bneaacratfqwBS d^abord, dans les disposilins de ses amis ensniOe.
Samariae, fatigué et un instsnt souOrant, avait annoncé Tintentiea
d'aller sétablir sa santé à Tétranger, et le prince Tcberkasdd refu^
sait d'entrer au oomité sans Samarîne. La lettre suivante de liilu*»
tÎBe i sem deui amis montre de quelle manière, grloe à l'appui de
rcmperettr, il triompha de œs premières difficultés et qucdles
étaient, au sujet de la Polc^e, les dispositions des principaux
membres do gouvernement.
Milutim au prince Tcherkaetki ei à €. Sanmrime (2).
< 3/14 janvier 1864.
a Je yoiis écris à la hâte, mes cbers amis, sans cependant ôtre
sûr d'une occasion. Yous m'avez donné bien de l'inquiétude et de la
(1) Occasion de rentrer au eeryice du goaTememomt. Mail Samarine, qui avait
quitté le seiriee de bonne henre, ne voulat plus Jamaia entendre parler de nomi-
BatioB oflMaUe.
(2) Lettre dont Je ne possède également qa*ane tzaduction.
5&8 lETUE DES DEUX MOITDES.
joie aussi. Je vois que j'avais fait une bévue (1) et en même temps
je suis fort heureux de savoir que le voyage de lourii Fedoro-
vitch peut être remis et que, par conséquent, vous ne m'aban-
donnerez ni l'un ni l'autre. Je reviens à l'instant de voir l'Empe-
reur ; je lui ai simplement exposé la vérité, et, ainsi que je m'y
attendais, il a accepté mes explications avec une parfaite bienveil-
lance. Gomme il avait déjà exprimé la dernière fois son désir d'avoir
Samarine au comité et son regret de l'empêchement qui s'y oppo-
sait, je n'ai pas eu de difficultés à réparer ma faute. J'écris aujour-
d'hui ;méme à Platonof (2) que l'Empereur nomme Samarine membre
du comité ; je ne saurais vous dire combien je me sens heureux de
remplir cet ordre.
« Je craignais beaucoup que d'inévitables corrections de détails
n'altérassent l'économie de l'ensemble ; mais la part que vous allez
prendre tous deux à ce travail diminue considérablement mon
inquiétude. En vue des objections que l'on commence déjà i
soulever, il faudrait que chacun de nous choisit la partie qu'il
aura à défendre. Ainsi ne vous attardez pas. Je commence à avoir
bon courage. Samedi, l'Empereur a réuni quelques-uns de nos
hommes d'état et leur a fait part de l'approbation qu'il accor-
dait au programme tracé dans nos considérans : l'opposition en
est atterrée. Le prince Gortchakof seul a dit qu'il aurait des
réserves à faire valoir. Il pourra bien, en effet, nous donner du fil
à retordre, et nous aurons à lutter avec bien des préventions. Le
prince Gagarine nous soutient très énergiquement, Tchefkine aussi.
Le comte Panine était présent (au lieu du prince Dolgorouky, qni
s'est récusé lui-même pour des raisons évidentes), et tout en con-
servant une légère teinte d'opposition, il a été on ne peut plus
aimable et gracieux. En un mot, tout s'est bien passé. Il n'y a pas
jusqu'à Y. qui n'ait prodigué ses sourires, — tout en s'enveloppant
d'un majestueux et imperturbable silence.
a Tous ces aimables dehors, vous le sentez bien, sont loin de
m'aveugler. L'aîr est gros d'orages. Aussi, vous voyez si j'ai besoin
de vousl.. Ne différez pas. Je vous attends avec la plus vive iaip&-
tience et m'en remets à votre amitié.
« N. MlLUTINE. n
Tcherkasski et Samarine se rendirent tous deux à l'appel de leur
arai, auquel l'empereur, pour en relever sans doute l'autorité, venait
de conférer le titre de secrétaire d'état. A l'inverse de Hilutine,
(1) En ne faisant pas nommer Samarine da comité malgré ses projets de voyage.
(2) Ministre des affaires de Pologne.
UM HOMME DETAT BU88E, 6&d
mi boreaacrate de profession, Tcherkasski et Samariae,qui l'un et
l'autre n'avaient jamais passé que fort peu de temps au service (Ij,
semblaient des intrus dans une assemblée composée de ministres
décorés des plus hauts grades civils du tableau des rangs. Dans le
monde du tchinovnisme et dans les bureaux des ministères, on
s'étoonait, on se scandalisait à l'occasion de la présence de ces deux
amateurs» « de ces deux dilettanti de la politique ou de Tadmi-
oistration » dans un pareil conseil. Leur entrée apparente aux
affaires par cette porte dérobée accroissait naturellement les sus-
ceptibilités et les jalousies de leurs collègues les ministres, qui dans
ces bommes éloquens et entreprenans, demeurés aux degrés infé-
rieurs du tableau des rangs, entrevoyaient, non sans dépit, de
redoutables concurrens pour l'avenir. Par un phénomène tout à
fait nouveau en Russie, on soupçonnait en Milutine et en ses amis
des chefs de parti, on sentait qu'il y avait en eux l'étoffe d'un nou-
veau gouvernement, d'une nouvelle combinaison politique appuyée
par une fraction considérable de l'opinion. Cette considération n'é-
tait pas faite pour valoir aux trois amis les sympathies du monde
officiel.
Les mois de janvier et de février 186i furent employés à l'examen
et à la discussion dans le comité des projets rapportés de Varsovie
par le triumvirat. Cela ne se passa pas sans lutte. Si l'empereur se
niontrait ouvertement favorable aux projets de ses commissaires^
la majorité des ministres y était plus ou moins hostile ; et par modé-
ration naturelle, par antipathie pour les procédés brusques et d'al-
lures violentes, même dans les questions qui exigeaient une solu-
tion immédiate, peut-être aussi par désir de ménager les opinions
qui se fabaient jour autour de lui, l'empereur laissait au cojnité
le soin d'approuver ou de modifier les réformes à introduire dans
le royaume.
Le programme des trois amis, accueilli avec enthousiasme par
la presse nationale de Moscou, qui en devinait l'esprit avant d'en
coiiDattre le contenu, rencontrait une vive opposition tant au sein
du comité que dans la société pétersbourgeoise. On attaquait à la
ibis et les tendances et les mesures recommandées par les trois amis.
Uîlutine avait contre lui ce qu'il appelait, non sans quelque dédain,
le libéralisme de salon, ou le libéralisme de collège, et en outre les
peochans aristocratiques naturellement favorables à la noblesse
polonaise et naturellement opposés à toute loi agraire. Par un de
<^es reviremens si fréquens en Russie, la Pologne, qui, quelques mois
plus tôt, ne trouvait de défenseurs a que parmi les enragés nihi-
(1) Tcherkaâskî n'av&it même Jamais occnpô que des foncUons électires.
560 RBfUB DES MOX MOHDBSa
listes (!)« i> recommençait i exciter, en janyier et fémer 186&, la
commisération, si ce n'est les sympathies d'une partie de la société.
Les rigaenra de Monravief en Littauanie ataient soulevé des scru-
pules, et le nom du gouremeur-général de Vifaia, célébré à Moscou
comme un héros national, était souvent honni dans les salons de
Pétereboorg. L'insurrection une fois étouffée ou sur le peint de
l'être, beaucoup de Russes s'étaient remis à parler de mîsAieorde
et de douceur envers les vaincus.
Plusieurs engageaient à gagner les Polonais par la généromté,
par des concessions qui, venant après la défaite de la rébellion,
n'eussent pu être un signe de faiblesse. Toute concession impliquait
un retour plus ou moins complet au régime de l'autonomie polo-
naise. Or, selon Milutine, Tcherkasski et Samarine, comme selon
H. Katkof et la Gazette de Moscou^ toute politique de ce genre n'eût
été pour la Russie qu'une duperie ; en s'y ralliant, le gouverne-
ment du tsar n'eût fait que préparer pour l'avenir une noarelli
insurrection et rendre inévitables de nouvelles rigueurs.
Aux yeux des trois amis, f état social même du royaume de
Pologne, tout entier aux mains d'une turbulente szlachta^ n'ofTrtit
aucune base pour un gouvernement autonome ou constitudonoel.
À en croire ces récens explorateurs des campagnes de Mazovie, les
cabinets étrangers et l'opinion européenne se faisaient une Pologne
chimérique, toute de convention, qui n'avait rien de commun irec
la Pologne véritable, où il n'existait ni bourgeoisie, ni peuple digne
de ce nom. « Aux bords de la Vistule, le libéralisme, disaient-ils,
ne pouvait de longtemps fomenter que des embarras sans issue ou
de sanglantes révolutions. L'expérience était faite; ce qu'il fallait
à la Pologne, ce n'était pas des droits politiques, dont eOe était
incapable d'u^^tsr, c'était une rénovation économique qui en chan-
geât la face et en régénérât le peuple. Après tant de tâtonnemens et
de déboires, le gouvernement du tsar se devait à lui-même et & ses
sujets polonais de tenter hardiment une transformation radicale du
pays, vn changement organique de toutes les institutions, et pour
cette 'transformation, réclamée dans le double intérêt de l'état
russe et du peuple de Pologne, il fallait nécessairement renoncer
à toute autonomie. »
Ces vues étaient loin d'être unanimement acceptées de tons les
conseillers du tsar. A la tête des opposans se rencontrait le chan-
celier prince Gortchakof, qui durant cette difficile période avait dft
à son habileté diplomatique une grande et juste popularité. Cette
apparente inconséquence de la part d'un des hommes qui avaient
(1) Lettre da géDéml M... à W. llihitfDe (0 mti 1SS3).
m HOMME D^'ETAT BUSSE. 551
contribué à envoyer Milutine en Pologne s'explique sans peine. Le
ch&ncelier, en diplomate et en ministre des affaires étrangères, se
préoccupait naturellement de Topinion du dehors et des cours
étrangères; il rappelait que l'autonomie de la Pologne avait la
sanction d'un pacte inCematiomal, que la Russie n'était entrée à
Varsovie qu'en prenant l'engagement solennel de donner au royaume
du congrès des institutions particulières, nationales. A cet argu-
ment tiré du droit public de l'Iuropei, le triumvint sioscovite lépoi-
dait que, ptf leur révoke, les Polonais avaient de leurs propres mains
déchiré les traités de Vienne, et que la Russie n'était pas tenue à
observer plus strictement les engagemens de 1815 que l'Autriche
et la Prusse, qui, depuis longtemps, n'en tenaient plus compte. Le
chancelier et les adversaires de Milutine , de Tcherkasski et de
Samarine répliquaient à leur tour qu'en mettant la Pologne au
régime de lois agraires, on s'exposait, au lieu de pacifier le pays
et de désarmer l'hostilité de l'Europe, à soulever de nouvelles et
dangereuses complications. A cela les trois amis répondaient que
la Russie pouvait faire dans le royaume ce qu'elle venait de faire
dans l'empire aux applaudissemens de l'Europe, et qu'en agissant
avec vigueur et décision, elle déconcerterait tous ses ennemis du
dehors* Ils représentaient vivement enfm qu'en se faisant en Pologne
le protecteur des paysans, le gouvernement russe isolerait l'aristo-
cratie polonaise dans le royaume même et ramènerait à sa cause
la grande majorité du peuple polonais.
Si l'affaire était grave, elle fut, oc le voit, examinée sous toutes les
faces. Après de longues et amères discussions, les trois amis l'em-
portèrent, bien qu'au fond la majorité du comité leur demeurât plu-
tôt hostile. Gomme dans la commission de rédaction^ ils durent leur
triomphe moins peut-être à leur ténacité et à leur éloquence, moins
même à la volonté de l'empereur qu'à l'appui de la presse et de
l'opinion publique, qui, en dehors de la haute société pétersbour-
geoise, se prononçait bruyamment pour leur système par la bouche
de H. Katkof et la Gazette de Moscou. Les lois agraires furent
approuvées, et dans les rues de Varsovie et les campagnes du^
royaume, Foukase concédant des terres aux paysans polonais fut
bientôt lu avec solennité par des hérauts spéciaux a au nom du roi
de Pologne. » Nous verrons prochainement quels étaient l'esprit et la
substance des projets apportés à Pétersbourg par les trois amis,
nous verrons en même temps de quelle façon, et au prix de quelles
luttes, au milieu de quelles intrigues nouvelles de Pétersbourg et
de Varsovie, ont été appliqués les oukases du tsar.
ANiTOU LSROT-BsaULIEU»
asa
CINQUANTE ANNÉES
D'HISTOIRE CONTEMPORAINE
MONSIEUR THIERS
nv.
COICHENT PÉRIT UN GOUVERNEMENT. — M. THIERS ET L'OPPOSITION
SOUS LA MONARCHIE DE 1830.
Depuis que la France est entrée dans la carrière des expé-
riences, c'est-à-dire des révolutions, il y a déjà près d'un siècle,
elle a semblé plus d'une fois tourner dans un cercle et recom-
mencer son histoire. Elle a passé ou repassé par les phases les
plus diverses, république, empire ou monarchie, et toutes œs
phases, à des intervalles presque réguliers, dans des conditions de
durée à peu près égales, reproduisent un phénomène invariable.
Chaque régime a son mouvement ascendant, ses années de sève
et de croissance, où il grandit par tout ce qui fait la fortune des
gouvernemens nouveaux : l'habileté, le courage, l'activité intelli-
gente et hardie, la prévoyance devant les périls, l'alliance des
dévoùmens et des talens, la faveur des circonstances. Il se fonde
(1) Voyez la Revue du 1*' avril et du 15 Jain.
ONQUAlfTE ARNiBS d'hISXOIRB GONTEMPOEAINB. 55S
daoB la lutte et par la lutte. Le jour où il est fondé, où il semble
n* avoir plus rien à craindre de ses adversaires, où il est à son
point culminant, une autre épreuve commence pour lui, l'épreuve
de la victoire, souvent plus difficile que l'épreuve du combat. Le
succès fait oublier le danger et endort la vigilance. L'infatuation
entre dans les conseils, la vigueur d'impulsion s'amortit ou s'égare,
les forces se divisent. Scissions, rivalités, brigues de pouvoir et
d*ambitioD, vaines querelles ou conflits irritans, tout concourt à
user les ressorts intérieurs du régime, et sous l'apparence d'un
règne incontesté, sous le voile d'une sécurité trompeuse, se renoue
sans cesse la crise des révolutions inattendues, — inattendues et
inévitables. « On se croit éternel, on sera à peine durable, » disait
dans ses derniers jours H. Thiers en passant la revue des gouver-
nemens avec cette ingénieuse sagesse qui se composait de réflexion
et d'expérience, qui se plaisait à se souvenir et à avertir.
Se croire éternel, être à peine durable, c'est le destin de tous les
régimes qui se sont succédé en France depuis un siècle* C'est l'his-
toire de ce régime de 1830, qui, après avoir passé ses premières
années en luttes laborieuses et fructueuses, après avoir réussi à
triompher de tout, des difficultés intérieures, des méfiances exté-
rieures, touche, lui aussi, à ce point culminant où la victoire défi*
nitive, — en apparence définitive, — n'est parfois que le commence-
ment du déclin. Ce n'est pas assurément que, dès 1837 et 18S8, la
monarchie de juillet en soit déjà à se sentir menacée; elle a, au
contraire, devant elle bien des années où elle apparaît avec tous
les caractères des gouvernemens fondés, où elle est de plus en
plus acceptée en Europe aussi bien que dans le pays comme l'image
rivante de la révolution française fixée et libéralement coordonnée.
11 y a cependant, au sein même des prospérités qui créent toutes
les illusions de la durée, il y a le moment décisif qui marque pour
ainsi dire le point de partage dans le règne : c'est ce moment où la
politique inaugurée par Casimir Perier, continuée par ses succès-
. seurs, subit dans l'éclat du succès une première atteinte par la
dissolution du ministère du 11 octobre.
lusque-là, c'est la jeunesse du régime, le combat pour l'exis-
teace soutenu en commun par les talens les plus puissans; c'est
ile temps où la révolution de 1830 se défend de l'anarchie dans la
îue, des entratnemens de la guerre au dehors, où elle aspire à
^ rater régulière et pacifique, sans cesser néanmoins d'être libérale
.^t nationale, sans craindre de se risquer jusqu'à l'expédition d'An-
^^oe et la protection armée de la Belgique naissante. A dater du
loment où cette première partie de l'œuvre semble accomplie et
A disparaît le oiioistère du 11 octobre, tout se complique : les
^mbinaisons de parlement et de pouvoir deviennent plus difficiles
&5& mSFI» DES DfilJX BOND»*
dans la confasion des partis, des idées et des inflaenoes. Les fortes
se cKvisent, les faiblesses et les incohérences s'acctisent La hlte
s'ouvre entre les systèmes, entre tm certain instinct de libéralisme
plus actif et k passion de l'ordre poussée jusqu'à rimmobilité,
entre l'esprit d'initiative dans les affaires extérieures et le fanatisme
de la paix, La royauté, elle-jnême, impatiente d'action, s'engage
de plus en plus dans la mêlée, au risque de déplacer les rilies, de
se compromettre et d'aggraver les difficultés pas ses ostentationsde
pi^pondérance personnelle. La monarchie de juillet glisse dans
cette voie où elle trouve comme des étapes, comme des épreuves
successives, la crise parlementaire de la coalition, la crise exté-
rieure de 18A0, la mort du duc d'Orléans, avertissement anssi
redoutable qu'inaprévu oontre la pérennité des espérances dynasti-
ques. Le problème des premières aamées de la monarchie de 18Î0
se résume en un mot : Gomment un gouvernement se fondel L^
dernières années contiennent un autre problème aussi instroctii
que saisissant : comment un gouverziement se fatigue, tieiliit et
périt I comment im régime à Textérieur puissant arrive par dcgris,
selon le mot terrible et prophétique de M* Royer-GoUard, à cette
heure fataie où « il n'est plus besoin du marteau contre l'édifice
â)ranlé, un coup de vent peul suflBce aujourd'hui (1) i «
L
Au moment où M. Thiers sortait du pouvoir vers la fin du m*
d'août 1836, ce n'était en apparence qu'un chaagenrent de mims-
tère motivé par un dissentiment entre le souverain et le président
du conseil sur les affaires d'Espagne. En réalité, c'était le signe de
l'altération croissante de toute une situation publique, (tétait le
passage de « l'ère des combats » à « l'ère des difficultés, ^ comine
on l'a dit depuis, ~ de la période militante, héroïque de la monar-
chie de 18S0, à la période des discordances parlementaires, de5
complications intestines, des conflits sl^iles, sous le regarda^
prince habile, trop porté à s'engager lui-même de sa personne, «
son influence, de son autorité, dans ces mêlées confuses. La chute
du ministère du 11 octobre avait ouvert la crise; la chute du ministei«
du 22 iëvrier l'aggravait en ajoutant au fractionnement des opinioi»i
(1) Od peut oonralter lar cette époqne de 1SS0-i848 bien des onTragw ^"^''^
Ub des plae sérteui est VBUi^ùrê du règm de louh-PhiHppe, roi des FniiK»»t^
M. de NonvioDy inyail aussi impartial ^ub sensé, mais qui s'arrête maUieBrsaaADeD
1840. L'œuvre a été interrompue par la mort de rauUur. Depuis, an j®»'»®^?*
H.Victor du Bled, a publié sous le titre d^Hisioire dé la monarchie dejwiMt nn^|^
en deui yolqpiea oà la période entière est racontée et résumée avec une
inteUigBiwew
CINQUANTE AMNKEa d'hISTOIBE CONTEMPORAINE. 656
ea laissant H. TUers dans la poaitkni d'un homme qui avait voulu
imprimer un mouvement plus vif à la politique extérieure du ré-
gime et ne l'avait pas pu, qui restait désormais le chef d'ua groupe
dissident et indépendant sous Le nom de centre gauche. La quee-
tioa qû s'agitait entre les partis, entre la couronne et le parlement»
était de savoir quelles combinaisons nouveUes suppléeraient aux
combinaisoiis qui venaient d'échouer, commet le régime retrouve-
rait 800 équilibre et sa direction, — si k. révolution de juillet repren-
drait une marche plus assurée ou si elle toumerait sur ellewnâme
jusqu'à s'épuiser. Les impossibilités se multipliaient, et c'est dans
ces conditions que se formait une admiodstration nouvelle qui,
après avoir paru hésiter entre tous les systèmes, finissait par se
tiier dans une politique de dextérité et d'expédient à laquelle le
comte MoIé donnait son iKun. C'est aussi dans ces conditions, en
face de ce ministère nouveau, que se préparait obscurément la plus
dangereuse des crises pour la monarchie constitutionnelle, une
crise pleine de péripéties, où M. Thiers allait se dégager par degrés
dans son rôle de chef d'opposition redoutable.
Précisons cette situation dans ses origines. Le ministère Mole, né
du trouble ou de la décomposition des partis i la chute de ILThiers,
était, à vrai dire, moins une solution qu'une expérience de plus
dans les affaires de la nmnarchîe de juillet, et il avait deux phases.
U s'était produit d'abord^au 6 septembm 1S3A, comme une résur-
rection partielle du il octobre, teatée ou acceptée par U. Mole
avec le concours de H. Guiaot et des doctrinaires; mais l'heure de
la politique de résistance et de combat, représentée par le 11 octobre,
était passée et n'était pas revenue ; on le sentait aux hésitations de
la chambre des député devant ce que M. Dupin appelait spirituelle-
ment une « constellation » de lois împopul^res : bi de disjonction
à la suite de la tentative napoléonienne de Strasbourg, loi sur la
non-révélation à la suite d'un attentat contre le roi , propositions
d'apanages pour Les princes. De plus, entre le président du conseil
et son puissant collègue, M. Guizot, les incompatibilités de carac-
tère, les rivalités de prééminence, les froissemens intimes prépa-
raient d'inévitables scissions, et bientôt, la rupture éclataat à l'occa-
sion de l'échec de la loi de disjonction, tout changeait* Le conue
MoIé restait seul chargé de recemslftuer ua cabinet avec quelques
hommes de confiance et de bonne volonté. Le ministère du 0 sep-
tembre i&36 devenait le ministère 4n 15 avril 1887, dont le chef,
dégagé de l'alliance avec les doctrinaires, se flaUut de pouvoir
désormais avoir sa politique à lut, une politique de transaction, de
médiation entre les partis, de ralliement univeraeL II y avait eu le
ministère Casimir Péder, le ministère de BrogUot il y avait eu déjà
un ministère Thiers, il n'y avait pas eu encore un ministère Gui-
656 EEYUS DES DEUX MONDES.
zot ; il y avait pour le moment le ministère Holé. Étape nouvelle
et caractéristique dans le règne I
Élevé et maintenu à la présidence du conseil par le choix du roi,
le comte Mole avût certes plus d'une qualité d'un premier ministre.
C'était un personnage éminent par la naissance, par la position
sociale, par la considération, comme par l'éclat d'une carrière habi-
lement conduite à travers les révolutions. Ami des Pasqoier, des
Fontanes , des Chateaubriand , des Joubert à l'aube du consulat,
formé à l'école administrative de l'empire et choyé pour son nom,
pour son esprit, par Napoléon, minis^e sous la restauration avec
M. de Richelieu, membre du premier cabinet de la révolution de
juillet, M. Mole était d'une autre race que ses puissans émules et
il avait même auprès d'eux son originalité. Il portait au pouvoir
une dignité aisée, de la justesse, du tact, des vivacités passionnées
sous des dehors graves et fins, l'art de séduire les hommes et de sai-
sir les circonstances, le goût des affaires- et même de l'ambition ou,
si l'on veut, le désir de briller. Les malicieux disaient avec H. Ber-
tin de Yaux : a Personne ne surpasse M. Mole dans la grande
intrigue politique; il y est plein d'activité, de prévoyance, de sol-
licitude habile, de soins discrets pour les personnes, de savoir-faire
avec convenance et sans bruit» Il y a plaisir à s'en mêler avec lai,
— plus de plaisir que de sûreté... » Ce n'était ni un doctrinaire,
ni un révolutionnaire, ni un homme de système ou de parti au
pouvoir; c'était avant tout un politique, ce qu'on appellerait aujour-
d'hui un opportuniste, — un opportuniste grand- seigneor, pre-
nant les affaires de la monarchie de juillet à un moment difficile,
croyant beaucoup à l'habileté, — et, de fait, soit habileté, soit chance
favorable, le ministère dont le comte Mole devenait le chef au
15 avril 1837 ne laissait pas d'avoir ses bonnes fortunes. Il illus-
trait ses débuts, il croyait peut-être se populariser par une anmis-
tie qu'il offrait comme le gage d'une politique nouvelle de conci-
liation. Il allait avoir ses succès militaires, la seconde expédition et
la prise de Constantine, après un pénible échec essuyé l'année précé-
dente,— bientôt un brillant fait d'armes dans les mers du Mexique,
à Saint-Jean-d'Clloa. Il avait surtout la chance de naître sons les
auspices de deux événemens heureux : le mariage du duc d'Orléans
avec la princesse Hélène jde Mecklembourg-Schwerin , que le doc
de Broglie avait eu la mission d'aller chercher en Allemagne, et
l'inauguration du palais^ de Yersailles transformé en panthéon des
gloires nationales.
Certes, s'il y a un moment où la monarchie de juillet a paru
fondée, c'est ce jour de mai 1837 où, comme une autre da-
chesse de Bourgogne, la jeune princesse Hélène était reçue
par le roi Louis-Philippe, entouré de sa famille et d'une cour enh
aNQUANTE ANNÉES d'hISTOIRS CONTEMPORAINE* 557
pressée dans cette vieille et brillante résidence de Fontainebleau
qui a vu tant de scènes de Thistoire, qui parle de tout un passé
depuis saint Louis jusqu'à Napoléon; c'est aussi, à peu d'inter-
YsJle, ce jour de juin où, comme pour continuer les fêtes du
mariage, le roi, jaloux et orgueilleux de son œuvre, se plaisait à
guider lui-même l'élite de la France, pairs et députés, chefs de
Tannée et de la magistrature, savans, écrivains, artistes, dans les
nouvelles galeries de Versailles. Un peu de cet éclat rejaillissait
sur le ministère associé aux bonheurs du règne.
Ce n'était cependant qu'une brillante apparence d'un moment
déguisant à peine une situation mal engagée. Le ministère du
6 septembre 1836, devenu le ministère du 15 avril 1837 par l'exclu-
sion de M. Guizot et de ses amis, restait une combinaison plus spé-
cieuse que puissante, qui ne représentait réellement ni un mouve-
ment d'opinion ni un ensemble de forces parlementaires, ni une
direction précise dans les affaires intérieures ou extérieures. C'était
le ministère de l'apaisement et de l'amnistie, il le disait, il le pen-
sait; mais l'amnistie n'était pas un système. Le chef du cabinet,
H.; Mole, avec des dons personnels de séduction et de sagacité,
avait ses illusions. Il croyait trop dore l'ère des grandes luttes
avec un mot et. suffire à tout avec de la dextérité, avec l'art d'élu-
der les questions et de manier les hommes, en substituant la satis-
faction des intérêts privés aux préoccupations passionnées des inté-
rêts publics. Il se flattait trop de gouverner par des expédions, de
s^assurer une majorité par des conquêtes individuelles, de se faire
une politique en empruntant un peu à toutes les politiques, — au
11 octobre l'esprit de fermeté, au 22 février l'esprit de conciliation,
— et de rester seul maître du pouvoir en neutralisant les partis les
ans par les autres, en excluant les représentans les plus caractéri-
sés de toutes les opinions, les chefs reconnus du parlement. Il
s'était allié, au 6 septembre 1836, avec M. Guizot contre H. Thiers;
bientôt, en se séparant de M. Guizot au 15 avril 1837, il semblait
revenir à demi vers M. Thiers, à qui il oflfrait même assez inutile-
ment, pour l'éloigner en essayant de le gagner, une ambassade à
Saint-Pétersbourg ou à Rome. Au fond, il n'avait d'autre politique
intérieure que de vivre avec décence, sans puissance et sans éclat.
Cétait le ministère de la paix au dehors, il le croyait. Malheureu-
sement c'était une paix diminuée depuis ces jours de la révolution
de juillet où la France allait à Anvers et à Ancône, oh elle couvrait
du traité de la quadruple alliance l'Espagne constitutionnelle. G'é-
twt un peu la paix pour la paix, soit qu'il s'agit de l'intervention
en Espagne que M. Thiers avait voulue, dont le ministère Mole
désavouait la pensée, soit qu'il s'agit du règlement définitif du dif-
férend hollando-belge et du Luxembourg retiré à la Belgique, soit
5S8 !!▼» MU max mdmms.
cpll t'igh ttifiû du cappd dos tiBupes fraaçaiges canpéea dejniis
«x «m en Ilalie. Où restait» -^ c'6tiiit le mot de H. ^C^vm demt
la chambra des pairs, «*- a sous le poids de la terrible iainddeBOe
de Fabandon >de la Belgiquie, de rabandon d'Ancène^ de Viimim
de rSapagae* « Oa eo était là ea 183&.
Ce qu'il y aiait de plus giwre, ca qui ooiapUqaait tout, c'est
que, dans sa politii|iie extérieure comme dana sa politiqiis iniè-
lieure, le mûsistëre du ii aviil reasemblak à ua pouf oir de QDar,
à une manifestatioB ofiicialle de <h qui «'appelait dès loia, de ce tpi
s'est appelé si «ouvent depuis, te « gouveroemeait perocmnel. i U
roi Loais-Philippé était t]X)p habile pour avouer le dessem préa^
dite d'eBclure des hommes qu'il avait eus dans ses coasdis, ifii
pouvait êlre obligé de rappeler. U n'était pas fâché de a seoiir
délivré de ministres qui l'eSaçaient, qfui avaîoit feiir velooté,
oomme Casimir Pener d'abord, et après lui le due de firoglie, ou
M. Guiiot, ou BL Thiers» U itrouvaii en H. Mole «m président da
conseil agréable qui avait assurément sa digniâé et aa fierté, wé
qui avait été aocoutuasé par son éducatioû à recevoir rioqpiritioD
du prince, à laisser se déployer l'autorité souvervue. Le m le
déguisait pas ses prtfârenoes pour des minisltes moins iiiUiBs
peut-ètre que ceux des prenaâères années, hODorableB cepenhnti
qui apparaissaient comme les agens directs et at^éissans de «pen-
sée, avec qvi il pouvait dire : « C'est mon ayiKtème, c'est bcd
acte I « C'était eon penchant, aoa orgueil de se mêler è loat, de
pai'ler beaucoup parce qu'il avait beaucoup d'esprit, de se jeoer
des fictions, de moatrer que lien ne se faisait dans le pmcM^
ment, dans la diplomatie qui ne fikt son eouvre, et si on le pressât
un peu, il ae craignait pas de définir à sa manière le râle mostitu-
tionnel du roi : a Diriger les ministres tant qu'ils veulent bîBii
suivre ses indicatîona, sauf à Jes congédier quand ils résistent* »
Il en résultait une aiituation où toutes les responsabilités se tm-
valent di^)lacées et confendues, où le ministère se déballait du» k
vide et les contnkdictiens* En recevant toute sa farce de U reytflt^*
il ne la couvrait plua et il laissait a'iatnoduine un toouUe pérflleoi
dans le jeu des institutions» En csBajaai tour à «aor de toutes les
politiques, il ea affiuUiaeak te caractère et rauiarilé. Et l»^^
hoia du pouvaîr les hommes les plua conaidérahtea du parieneot
il ne voyait pas qu'il s'exposait à subir alternativement la protêt-
tien des uns ou des autres, eu jl tes poaaaer bientôt les ans et ks
autres dans un même camp dliostilité. La oaalîtion est là d^ ^^
entière, comme te fruit d'une politique qui^ ^rhs avoir essayé de
dissoudm, de confondre les pmiie et d'annuler tours chefs ^
eait par réunir dans une oppesttiea redoutaUe et M. Su^iSi ^
Tainoa du S2 févrter, et 11. Guôot, le Taâncu du 6 aeptenÉre, «t
CIHQDAHTE AHRÉB» »'Hli1»IH CQlJTiWPOBAnre. B69
t BuTot, le TMiaca. de tontes ke date» depuis 18i0, «t bUn
Booore, M. Berryer, ïl, 6Mi>i«-Pagè», tonjou» prtt» à
. umomde la Mgitiimté ei d» la râpiMqaA, à one caïa-
pagMdag
âtât>ce,
TMrieneataire a préparée et organisée pat oes wooiiron» unp*-
tientes de reixmqiifcir l^pouvdr? C'était dan» twi» ks cas U crise
ptévn», logique et dédsita de toata une «ituation. Déjà la session
de iaï7-i8J8 awdt été marqaée par de» incidens siDgaUèrement
fflcaifitiatife, où toates les poaitioas ccnamw^ent à se desùner et
oè le minime, ea gardant encoce la yktoire matérielle du scru-
tin «puisait son crédit. Pendant l'interrègne parlementaire de cet
été de 18J8, le» piéparatife djB g*eite ne se dissimulaient plus, sur-
tout ao ca«p doctrinaire. €n des amis de M. Gaisot, le plus vif, le
oins décidé à la latte. M, Duvergier de Hauranne, donnaU le signal
nar «n manifeste acéré sar les conditions du régime représantotiL
Dn a«tre brillant esprit, M. Charles de Rémusat, avec mains d'im-
Bétoosité, avec plu» de ménagemens mondains, se prononçait aussi,
et narses relation» d'amitié avec le» ehefe départis, avec M. Tbiers
comme avec M. Guiaot, il pouvait être un intarmédiaire ntrie.
M. 6nia*t lui-mèmo, sans sortir encore de sa retraite, se twait prêt
. . : ^^t. U ThUra. mit était en vovatre. cberdiant aux
Tbiers,
Pvrénée» le repos et la santé, en Italie les distractions de» arts,
suivait de loin on mouvement auquel il ne refusait pas son con-
court, et par M. Tbiers on powait obtenir l'appui de ce qu on
appelait l'opposition dynastique, la g^uAe modérée, repr|^nt««
par M. Barrot. Tout se disposait. A peme la session de 1838-18J»
étaH-eUe ouverte, la guerre faisait pour ainsi dire explosioo ; die
éclatait dans la chambre des pairs elle-même par 1 attitude et les
discours de M. de Brogli«, M. Cousin, M. VUleroain, comme dans
le» premiers actes de la chambre de» député», où les chefs de la
coatelion, maîtres de la commission de l'adressa, prenaient hardi-
ment l'initiativ» dea bostilirts. U lutte était engagée.
às9Ufémeat entre des hommes comme M. GuKot, M. Tbiers,
M. Odikm Barrot, sans parler de M. Gamier-Pagès, M. Berryer,
l'tBiaBce ne pouvait être intime et complète. N» k» uns m les autres
n'entendaient désavouer leur passé, un passé de huit années oà Us
s'étaient souvent trouvés face à face. Ils oubbaient pom- le moment
ce qui les divisait ; ils ne songeaient qu'à ce qui pouvaitles unir. On
rewoebait ensemble, dans une mesure un peu différente, au mmis-
tère une politique extérieure systématiquement efiacée qui sam-
fi«t tout, qui « se retirait de toutes parts, » qui humih«t à la fa»
l'orgueU national et la révolution de juUlet, qui avait découragé
l'aïUance libérale de l'Angleterre sans désarmer les déhances de
560 BBTCB 0E8 DEUX KOHDES.
Tabsolutisme européen. On accusait le miDistëre de laisser dévier
et dépérir les institutions, de n'avoir rien de parlementaire ni dans
son origine, ni dans sa composition, ni dans ses procédés, d'être
un ministère de favoritisme a insufSsant » et <( transparent, » aussi
impuissant à contenir la royauté qu'à la couvrir. Le mot d'ordre
pour tous, c'était la guerre au a gouvernement personnel, » la reven-
dication des garanties de vérité et de sincérité qui sont la force du
régime constitutionnel. M. Guizot, un des premiers, un des plos
âpres au combat, où il portait peut-être, avec l'ardeur d'un parle-
mentûre résolu, le ressentiment du vaincu du 15 avril, M. Guizot
n'hésitait pas à préciser l'accusation. « Le cabinet, s'écriait-il, nous
a jetés dans l'incertitude, dans la confusion, dans l'obscurité. Nous
avons vu apparaître une politique sans système, point de principes,
point de camp, point de drapeau, une fluctuation continuelle...
Rien de fixe, rien de stable, rien de net, rien de complet. Savex-
vous comment cela s'appelle? Cela s'appelle de l'anarchie I » Et
tout cela sijgnifiait : Qu'avez- vous fait de la politique de Casimir
Perler qui a fondé la monarchie de juillet, cette monarchie com-
promise aujourd'hui par des complaisances de courtisans 7 H. Thiers,
quant à lui, n'avait pas été le premier à décider la campagne de
la coalition, il n'était pas le dernier à la soutenir. Il jentrait dans
cette guerre avec son esprit alerte et souple, avec la vivacité de sa
nature et l'art du tacticien, en homme prompt à saisir l'occasion,
et, à dire vrai, si parmi les chefs de la coalition il y en avait un
qui eût changé de rôle et de langage, ce n'était pas M. Thiers. D
faut se souvenir que M. Thiers avait perdu le pouvoir pour avoir
voulu résister au roi, qu'il avait commencé son opposition au sdn
même du conseil, qu'il était sorti du ministère en chef d'opposi-
tion qui ne reniait nullement sa participation à l'œuvre d'ordre et
de paix des premières années, mais qui croyait le moment venu de
donner à la révolution de juillet une politique nouvelle. Il restait
logique dans ses idées, dans sa conduite comme dans son langage*
Que disait-il un an avant la coalition 7 « Prenez garde I avec le
temps, avec le succès, avec la paix, il vous est arrivé ce qui est
arrivé à l'empire, à la restauration. Yous vous êtes peut-être un
peu enivrés, vous vous êtes trompés sur l'époque juste où il fallait
non pas changer, non pas démentir, mais modifier votre politique
pour l'adapter à l'état nouveau des choses. Je vous dirai que, de mène
que dans la politique intérieure vous n'avez pas saisi le point juste
où il fallait s'arrêter, peut-être aussi êtes-vous, sur la politique
extérieure, un peu en arrière... Si vous avez eu besoin» pendant
les sept premières années, de persuader à tout le monde que vous
ne vouliez pas la guerre, prenez garde à une autre situation dans
laquelle vous laisseriez croire au monde que vous la craignez. Il ne
aNQDANTE ANNEES d'hISTOIBE CONTEMPORAINE. 561
faut pas la vouloir, mais il ne faut pas la craindre non plus. Le jour
où TOUS inclineriez plus vers l'un de ces écueils que vers l'autre,
TOUS auriez failli... » Ce que M. Thicrs avait dit avant la coalition,
il le reprenait avec plus de véhémence en plein combat et, saisis-
sant corps à corps le ministère, accusant le gouvernement d'avoir
tout compromis par un système d'équivoque, il ajoutait : « J'étais
bien convaincu pour ma part qu'une politique qui, au dehors, con-
siste à ajourner toutes les difiBcultés, à reculer quand les difficultés
se présentent, à les remettre au lendemain, à fermer les yeux
devant les affaires au lieu de les ouvrir pour les résoudre, qu'une
politique pareille devait prochainement accumuler autour de nous
plus que des fautes, des malheurs. J'étais convaincu qu'au
dedans, sans franchise, sans politique arrêtée, sans choix entre les
partis qui divisent toujours une chambre, il était impossible d'être
\oDgtemps habile avec les hommes... J'étais certain que bientôt
cet art qui consiste tantôt à s'appuyer sur le centre droit, tantôt
sor le centre gauche, à dénoncer alternativement les uns aux
autres, à dire aux doctrinaires : Nous voulons vous défendre du
centre gauche, de ses chefs imprudens 1 et au centre gauche : Nous
voulons sauver le pays de ces hommes irritons qui l'ont compromis
et le compromettraient encore si on les laissait aux affaires ! j'étais
certain, dit-il, que cette politique qui consiste à nous dénoncer
les uns aux autres ne réussirait pas longtemps, qu'elle abou-
tirait à ce résultat inévitable de réunir tout le monde contre
soL.... »
II parkdt ainsi, parcourant tour à tour les affaires extérieures ou
les affaires intérieures qu'il jugeait compromises par le ministère,
et à ceux qui accusaient les coalisés d'être des révolutionnaires par
ambition ou par rancune, M. Thiers répliquait avec une impétueuse
vivacité : « On a dit que ces hommes avaient du dépit, qu'ils
étaient des ambitieux déçus. Qu'il me soit permis de répondre une
chose : un gouvernement est bien malhabile de venir, après quel-
ques années, convertir en ambitieux déçus, en hommes dépités,
en mauvais citoyens, les ministres qui l'ont servi et sur lesquels il
s'est longtemps appuyé. S'il était vrai que nous eussions dans le
cœur ces passions irritées que certaines gens nous prêtent, je m'en
plaindrais encore au gouvernement; je me plaindrais à lui d'a-
voir, en si peu d'années, aliéné le cœur de tous les hommes qui
lui étaient dévoués et qui l'ont si fidèlement servi ••• » Chose
curieuse et significative en effet I après huit années passées à fon-
der la monarchie de juillet et en apparence couronnées de suc-
cès, tout semblait brusquement remis en doute; des questions
qu'on croyait résolues se ravivaient plus que jamais. Le problème
xou iux« *- 1S80. 3Ô
502 mxnm dis seu iiokms.
des înslitutàoas parleomentakes reparaisssit tout entier^ si par
une inquiétante anomalie le goiiTeniemeiit avait devanl lui, c(mtr6
lui, non pins seuleioent ses ennemis naturels, ceux qui ravaient
toujours combattu, mais encore ses amis^ ses alliés, ses eon-
seillers de la teille. D'un cdté se trouvait seul, ou presque seol,
un homme, le comte Molâ, retnmché àTabri de lafcveur du prince,
assailli de tontes parts, n'ayant d'autre secovn, es dehocB de lai-
même, que la brillante et inconstants alUsnea de LamsitiDe, le
légitimiste de la veille traversant le camp de la dynajstie nourslle
ayant de passer à la république ; de l'autre côté, se trouvaient
presque tous les hommes qui araient été les premiers serviteors
de la révolution de juillet, les ndnistres,« les orateurs du régime
nouveau, et M, de Broglie et M. Guizot, et M. Thiiers, et avec ooom
H. de Rémusat, M. Duchâtel, H« Duvergier de Hauraime, H. Passj,
M. Dufaure, M. Yillemain, Mr. Cousin. Pendant près de quinze
jours, devant la chambre, (tevant le pays, se déroulut au milieu de
toutes les péripéties, une lutte adiamée, sans cesse renaissante,
où les chefs de l'opposition se succédaient à^Ia brèche, oâi le comte
Mole, loin de faiblir, grandissait sous raiguillon, d<^loytot une
fermeté et un esprit d'à*propos qui suffisaient, sinon pour lui assu-
rer la victoire, du moins poor le préserver d'une humiliante défûte.
Le spectacle était étrange I
Ce qu'il y avait de gimve, c'est que, dans cette mêlée de toutes
les forces parlementaires, c'était la royauté qui se trouvait perpé-
tuellement en cause. Elle apparaissait partout, à travers le voile
déchiré des fictions et pour ainsi dire à chaque détour de ces dis-
cussions passionnées. Les efforts tentés pour la défendre b décou-
vraient encore plus; les traits dirigée contre le ministère attei-
gnaient plus haut. L'irresponsabilité semblait disparaître, et ce que
ne disaient qu'avec mesure ou avec habileté des hommes comme
M. Thiers, M. Guizot, notoirement attachés i la dynastie, d'autres le
disaient avec plus de hardiesse, étendant à tous les ministères du
régime le procès fait à un seul ministère, dénonçant sous tons les
noms, à traiv^s toutes les combinaisons, le « système, » la « pen-
sée du règne. » La force des choses remettait en présence, aa
milieu de toutes les ardeurs d'un dd!>at public, le droit du roi et
le droit du parlement, ces deux grands rivaux qui ne a s'entendent
jamais mieux que dans le silence, » ainsi que le disait autrefois
de Retz, l'homme^des frondes et des coalitions.
IL
C'est la fatalité de ces luttes confusément engagées de dépaser
presque toujours le but, de s'aggraver par la durée, par les exd-
CINQUANTE AHNÉBS ^'hISTOOIE aOHTEMPORAINE. '66S
tatiDiUH 6t de flair parl^afikiUiMsment de tous Im coubattaiiB^ par
UB6 mrte de aratraliBstion de toates lee forces dune des «itaatiens
kidéoîses*
léÊL ooslition de 18M, p» ette-mAme, n'avait asvarémiit rien
d'iUégttitne ; «lie proeédadt d'une peneée des plus sérieuses^ la
pensée de redieaser la politique du pcfs, de maiotenir ri»tégrtoé
des draîts pacltânentaires, l'Iieaneur do partis, et si elle sTsk pu
rénssir Jusqu'au bout, pevl-écre tout aiamit41 4ft6 changé dans les
destinées de U BBonarchie de juillet. lialbenreusemeRt dans oette
crise, il n'y avait de succès léel pour personne, pas plus pour f op-
position que pour le mimstère« Le comte Mole, par la fierté de -son
atdtude, avait, il est vrai, un peu relevé le oeurege de cette BMsse
qai dans les chambres suit tous les gouvememeas-, il avait gardé
strictement une majonîté. Dm majorité de quelques voix m sirfS-
sait pas pour le faire vivre, il le «entait. Vainement, pour essayer
de se raffennir, teatait-il la grande partie, la dissolution de la
chambre, l'appel au pays par les élections : la dissolution ne ser-
vah qu'à passionner f opinion, «t le scrutin public ne faisait que
précipiter la défaite de la politique du 15 avril. La ooalUion, de son
côté, avait réussi à ébranler le ministère, elle l'avait surtout vaincu
dans les élections ; elle n'avait pas un avantage assez décisif pour
s'imposer, et de plus, si elle était restée unie dans le combat, elle
subissait l'inévitable loi, elle se divisait dans ta victoire. Qu'arri-
vaitHl dès lors? La conséquence des éleedons avait été la chute
de M. Mole suivie d'un appel adressé à ses adversaires, eft c'est là
justement qu'on entrait dans une phase nouvelle, la phase obscure,
laborieuse de la crise.
TanCAt on essayait une large combindson ^i aurait réani
H. Thiers, M. GuisoC et leurs amis sous l'autorité du maréchal
Soult en se complétant par l'élévation de M. Odilon Barrât i la
présidence de la chambre. C'était "oe qu'on appelait la combinaison
de (c grande coalition : » elle échouait presque aussitôt devant les
répugnances de la gauche, que M. Guizot, malgré une récente
alliance, voyait se réveiller oontre lui. Tanlftt en se repliait vers
un ministère de pur centre gauche, qui, à son tour, semblât t impos-
sible avec un parlement partagé, en face des conservateurs demeu-
rés puissans dans la chambre et encore irrités des dernières luttes.
M. Thiers, qui avait été un des premiers appelés, qui était de toutes
las comlnnaisens, ne se déguôsait pas A lui**même les difficultés;
il les voyait, il les précisait avec une vive et ingénieuse pénétra-
tioii. n se montrait prêt à entrer au pouvoir, non cependant sans
faire ses conditions, qui n'étaient pas toujours acceptées. Le roi,
<pii savait au besoin sTindiner devant une nécessité évidente, mds
ifcn avait aussi asses de sagacité pour saisir Tavasitage que lui don-
56i RETUE DES DEUX MONDES.
naient les divisions des vainqueurs, le roi ne se défendait pas d'une
satisfaction ironique en voyant la coalition se dévorer elle-même,
se consumer dans l'impuissance ; en ayant l'air de négocier avec
elle, avec ses chefs, il l'aidait à se dissoudre, il reprenait sa supé-
riorité, et avec une apparence de détachement qui ne facilitait rien,
il disait à un des prétendans au pouvoir : « Je suis prêt à tout,
j'accepterai tout, je subirai tout; mais dans l'intérêt général dont
je suis le gardien, je dois vous avertir qu'il est fort différem de
traiter le roi en vaincu ou de lui faire de bonnes conditions. Vous
pouvez m'imposer un ministère ou m'en donner un auquel je
me rallie. Dans le premier cas, je ne trahirai pas mon cabinet,
mais je vous préviens que je ne'me regarderai pas comme engagé
envers lui ; dans le second cas, je le servirai franchement. » Pen-
dant deux mois, sous le regard d'un prince sceptique, à trayers
toutes les incertitudes, les essais se succédaient, les impossibilités
se multipliaient, lorsque tout à coup l'émeute éclatant dans Paris,
à la faveur de cet interrègne, faisait ce que dix semaines de négo-
ciations n'avaient pu faire. Aux Tuileries]|méme, où tout le monde
accourait aux premiers bruits de l'insurrection, un ministère nais-
sait presque instantanément par l'intervention du maréchal Soult
appelant à lui quelques hommes du centre droit et du centre
gauche, M. Duchâtel, M. Yillemain, avec M. Passy et M. Dufaure.
On se réunissait en toute hâte sous la présidence du maréchal trans-
formé d'une manière un peu imprévue en ministre des affaires étran-
gères. C'est ce qui s'est appelé dans l'histoire parlementaire du
temps le ministère du 12 mai 1839.
C'était, à dire vrai, moins une solution qu'une combinaison de
circonstance, un expédient improvisé devant le péril, une trè^^
conseillée par une nécessité soudaine. Ce n'est point assurément
que ce cabinet ne fût un pouvoir sérieux avec le maréchal Soult, qui
avait son passé militaire et qui venait de recevoir un accueil presque
triomphal en Angleterre au couronnement de la jeune reine Vic-
toria, avec des hommes comme M. Duchâtel, M. Yillemain, H. Du-
faure, qui commençait alors une carrière marquée depuis par une
invariable fidélité au libéralisme et à l'honneur. Le ministère da
12 mai avait le mérite d'entrer aux affaires avec un certain cou-
rage, sous une inspiration de patriotisme et d'y porter autant de
bonne volonté que de lumière. Il avait de plus l'avantage de n'être
pour personne une victoire trop apparente ou une défaite trop sen-
sible. 11 avait aussi malgré tout cet inconvénient d'être l'expression
vivante d'un fractionnement de plus dans les opinions, d'exister,
non plus comme M. Holé, — d'une autre manière si l'on veut, ^ ^^
dehors des grandes influences parlementaires. Le roi, assez porté i
s'accommoder d'un dénoûment où il voyait, sinon son propre suc-
CINQUANTE ANNÉES d'hISTOIRE GONTEMPOBAINE. 5tf&
ces, du moins un mécompte pour la coalition, disait non sans un
peu de moquerie à M. Guizot qu'on ne pouvait sortir de l'impasse
où Ton se trouvait qu'avec « un ministère neutre, un ministère où
les gfrands amours-propres n'auraient [pas à se débattre. » Un
ministère neutre, c'était possible sans doute au 12 mai, peut-être
pour quelques mois dans un intérêt d'apaisement intérieur ; c'était
d'une eflScacité douteuse, d'une durée problématique dans un mo-
ment où les affaires sérieuses ne manquaient pas, où la question
d'Orient se réveillait tout entière par la bataille de Nezib (juin 1839),
qui disait du vice-roi d'Egypte, Mehemet-Ali, l'arbitre de l'empire
ottoman, qui remuait la diplomatie européenne en soumettant à
une singulière épreuve les rapports de la France avec les autres
pubsances, surtout avec l'Angleterre.
Le ministère lui-même, sans manquer de bonnes intentions, de la
volonté de vivre, ne s'y méprenait pas; il sentait ce qu'il y avait
pour lui de difficile à se créer une certaine indépendance, une poli-
tique, à se frayer un chemin entre les chefs du parlement. Dn
instant, il croyait s'être délivré à demi en offrant l'ambassade de
Londres à H. Guizot, qui l'acceptait, après quelques difficultés oppo-
sées par le roi désireux de maintenir à Londres un ambassa-
deur de son choix, le général Sébastiani. Pour M. Thiers, le même
moyen avait été essayé au plus vif des négociations du mois
d'avril, avant la naissance du cabinet ; il avait été employé avec
trop peu de tact et trop peu de succès pour pouvoir être repris.
M. Thiers restait dans la chambre, assez réservé le plus souvent,
prenant néanmoins la parole avec éclat sur la politique exté-
rieure, sur la question orientale, — et alors paraissant dominer
le gouvernement par ce qu'on appelait un discours ministre. La
vérité est que tout pouvait dépendre d'un incident, et à peine
la session de 18&0 venait-elle de s'ouvrir, l'incident ne manquait
pas. Le ministère du 12 mai 1839 disparaissait brusquement
comme il était né, non dans un débat public, mais dans une ren-
contre obscure, devant un vote silencieux par lequel la chambre
repoussait une dotation proposée pour M. le duc de Nemours. Les
niinistres du 12 mai, selon un mot spirituel, avaient été o étran-
glés entre deux portes"par des muets, » et cette fois, dans l'éclipsé
soudaine d'un cabinet plus honnête que puissant, M. Thiers se trou-
vait appelé par la force des choses, par une dernière et éphémère
victoire de la coalition, à entrer au gouvernement en chef d'opposi-
tion, en représentant^avoué de la prééminence parlementaire. II y
entrait avec quelques-uns de ses amis, nouveaux encore aux affaires,
H. de Rémusat,i]M. Vivien, M. Cousin, le comte Jaubert,H. Pelet (de
la Lozère). Il formait ce qu'il appelait galment, lui qui n'avait guère
plus de quarante ans, un « cabinet de jeunes gens, » pour jouer
M6 BfiVUE DBS JOIUX MONDAS.
certoi «ne groase partie, plus grosse mémt qu'il ne le pensait et
que ne le peiuiaient ses amis.
« M» Thiers a été jusqa'iel et en toiU ceci la lumière et la raison
Blêmes. Il A agi sans détours, arec cette simplicité charmante et
sarante qui est sa séduction et aon danger aussi parce qu'il est mo-
Ule. » Ainsi parlait un des plus piquans observateurs du temps,
Z. Doudan, au cours même de la crise d'où sortait, comme Tex-
pression d'une phase nouvelle du lèfpoQ de juillet, ce ministère du
l*' mars 18&0 promis avant peu à une si retentissante et ime si
orageuse destinée. Dn autre témoin d'un génie bumoristiqne et
MTcaatique, Henri Heine, disait à son tour dans ses correspondances
envoyées en AlleoMigne : « Thiers est maintenant dans tout l'éclat
de son jour. Je dis aujourd'hui, je ne garantis rien pour demain...
le ministère se maintiendra-t-il longtemps 7 Voilà la question. Cet
homme joue un rôle dont la seule pensée fait frémir. II dispose à
la fois des forces .guerrières du plus puissant royaume et de tout
le ban et l'arrière-ban de la révolution, de tout le feu et de toute
la démence de notre temps. Ne l'excites pas à sortir de son aimable
insouciance. .. » 11. Thiers semblait en effet le maître de la situa-
tion^ Il n'avait pas pour le moment de rival. Il avait été secondé
dans son avènement par le duc de Broglie, & qui il avait offert la
présidence du conseil, et qui, refusant tout pour lui-même, avait
aidé de bonne grâce à la naissance du nouveau cabinet. H. Thiers
était le OMdtre et il n'était pas le maître.
Il avait trop de finesse, il avait trop le secret des choses pour ne
pas comprendre tout ce qu'il y avait d'épineux dans ce rôle de pre-
mier ministre de l'opposition qui, en plaisant à sa vive et cofifiante
ardeur, ne laissait pas de l'inquiéter parfois. Il se savait peu agréé
du roi, qui, au moment de céder, disait qu'il allait « signer son
bumiliation, » et qui ajoutait un peu indiscrètement, au sujet du
choix d'un des nouveaux ministres ; « Qu'à cela ne tienne, qœ
M. Thiers nae présente, s'il veut, un huissier du ministère, je suis
résigné. » En même tempsi, M. Thiers, ministre du centre gauche,
trouvait dans la chambre, à côté des oppositions prêtes à le suivrt,
l'ancienne majorité conservatrice, un peu diminuée et déconcertée,
assez puissante encore néanmoins, onoibrageuse et irritée, dilBcile à
rallier. Entre le roi, le ministère et la chambre, il y avait on per-
sonnage parlementaire dont l'attitude pouvait avoir une influence
des plus sérieuses : c'était M. Guizot, qui arrivait à peine à Londres
comme ambassadeur, que quelques-uns de ses amis auraient^voula
ausalAôt voir revenir à Paris, que les ministres du 1*' marsjie lear
côté tenaient à garder pour alÛé à distance, dans la grande position
de représentant -de la France en Aogleterre. M. Thiers, se senrsot
habilement de récens et d'anciens souvenirs, n'avait pas perdu un
CINQUANTE ANNÉES D'hISTOIBS CONTBIIPOEAINB. 667
instant pour écrire à M« Guiiot : a Je me hftte de tous dire que le
ministère est constitoé. Voas y vemzi ptanni les membres qui le
composent, deux de vos tmis, Jambert et llémasM, dans tous les
autx^s des hommes auxquels vous vous séries Tolontiers associé.
Nos fréquentes communications depuis dix*huit mois nous ont
prouvé à Fun et à Tautre que nous étions d'accord sur ce qu'il y
avait à faire soit au dedans, soit au dehors.. «Je serais bisn heureux
si, en réussissait tous les deux dans notre tâche, vous à Londree,
moi à Paris, nous ajoutions une page k l'histoire de nos anciennes
relations. Aujourd'hui comme au 11 octobre, nous travaillons à tirer
le pays d'affreux embarras... n M. Guizot crait répondu en restant
à lÂnidres, en acceptant TalUance qui lui était proposée, hou cepen-
dant sans faire ses conditions, non sans prendre ses garanties contre
ce qu'il appelait le « vice d'origine i> du cabinet, contre les affinités
avec In gauche. Et avec toutes ces difficultés d'une situation inté-
rieure fort compliquée, il y avait la politique extérieure, cette ques-
tion d'Orient que le ministère du 1*' mfsors, pour son début, trouvait
déjà singulièrement engagée.
Tout ce que pouvaient la dextérité, l'esprit, Tart de pallier ou de
tourner les difficultés, la vivacité harcEe, H. Thiers était assurément
homme à le ftiire. 11 avait lego&t et le génie des combinaisons. Il avait
besoin de toute sa souplesse pour se créer une armée, c'est-à-dire
une majorité avec des groupes ennemis ou confoi^dus dans le par-
lement, pour rassurer et rallier le centre sans décourager la gauche.
A M. Guizot et à ses amis il disait que le ministère du 1" mars ne
serait après tout que « le 11 octobre à cheval sur la Manche, n A
la gauche qui réclamait des gages, des réformes, surtout la réforme
électorale ou parlementaire, il disait que des réformes on en ferait
sans doute, que c'était une affaire d'avenir, qu'on ne pouvait dire
ni a aujourd'hui » ni « jamais. » A ceux qui lui demandaient un
programme, le secret de sa politique, il répondait par ce beau mot
de m transaction » qui dôt toutes les révolutions. « Pour moi, disait-il
dorant la chambre, je n'ai de préjugé contre aucun parti... Savei-
vous ce que je crois? Je crois qu'il n'y a pas ici un parti excluni*
vement voué à l'ordre et un autre parti voué au désordre; je «rois
qu'il n'y a que des hommes qui veulent l'ordre, mais qui le com-
prennent ditféremment. Je croîs qu'il n'y a rien d'absolu entre eux,
et si vous vouliez mettre quelque chose d'absolu entre eux, saves-
vous ce que vous feriez? vous commettriez la faute qui a perdu la
restauration... Si vous voulez placer entre eux le triste mot d'ex-
clusion, il portera malheur à qui voudra le prononcer... » Toujours
prêt aux affaires d'ailleurs, il charmait par son universalité, par
la facile abondance avec laquelle il traitait de l'organisation de la
banque, de la conversion des rentes ou des chemins de fer. U
568 BETUE DES DEUX MONDES.
savait parler à la raison et aux intérêts. A rimagination publique
un peu fatiguée de conflits parlementaires il réservait en6n un de
ces coups 4e théâtre» une de ces diversions retentissantes qui pas-
sionnent pour un instant l'opinion : il négociait secrètement avec
l'Angleterre la restitution des cendres de Napoléon, qu'un des fils
du roi, le prince de Joinville, devait aller chercher à Sainte-Hélène.
Il voyait dans cet acte un peu vain, plus généreux que prudent, si
l'on veut, une satisfaction d'orgueil national, la marque d'une ami-
tié nouvelle entre la France et l'Angleterre, peut-être aussi un
moyen de popularité pour lui-même et pour son ministère. Il ne
se doutait pas qu*au moment où tout semblait lui réussir, même
la conquête du tombeau de Tempereur, il touchait à une de ces
crises qui sont l'épreuve des hommes et des gouvememens^ à la
crise aiguë des affaires d'Orient et du traité du 15 juillet 18&0
signé en dehors de la France, contre la France, par le fait de l'An-
gleterre, âme de la coalition nouvelle.
Ces affaires d'Orient destinées à passer par tant de phases diverses
sans arriver à un dénoûment, elles avaient cela de caractéristique
en 18&0 que la France s'y était attachée avec une certûne passion
mêlée d'un peu d'imagination. La politique française, on le pensait,
on le disait, avait eu des mécomptes depuis quelques années; elle
n'avait été heureuse ni dans les affaires de Bel^que qui venaient
de se clore au détriment du jeune royaume, ni dans les affaires
d'Espagne abandonnées à elles-mêmes, ni dans les affaires d'Italie
désertées par la récente retraite d'Ancône. La question d'Orient
ressemblait à un dédommagement offert par la fortune. C'était un
sentiment presque universel, assez naïf, exprimé dès 1839 avec
une candeur éloquente par Jouffroy dans un rapport à l'occasion
du vote d'un crédit de 10 millions proposé pour les « armemens du
Levant. » Ce crédit de 10 millions demandé par le gouvernement,
accordé par la chambre, c'était « le solennel engagement de faire
remplir à la France, dans les événemens d'Orient, un rôle digne
d'elle, un rôle qui ne la laisse pas tomber du rang élevé qu'elle
occupe en Europe. » En quoi consisterait ce rôle 7 C'est là que com-
mençaient les illusions.
Il y avait deux choses dans cette question orientale telle^qu'elle
apparaissait : il y avait l'intérêt général, européen, de Tindépen-
dance ottomane à sauvegarder à Constantinople contre les excès
de prépotence de la Russie ; il y avait aussi pour soutenir de toutes
parts l'équilibre oriental, à régler les rapports entre le sultan et
le vice-roi d'apte qui venait d'infliger à l'armée turque la défaite
de Nezib, qui, en faisant un pas de plus à travers le Taurus, pou-
vait tout ébranler et attirer les Russes sur le Bosphore. Dans la
défense de l'intérêt commun, de l'indépendance ottomane à Gon-
CINQUANTE ANNÉES d'hISTOIBE GONTEMPOBAINE. 560
stantînople, la France ne faisait que suivre sa politique tradition-
nelle et elle se trouvait d'accord avec les autres puissances, sauf
la Russie. Par la vivacité avec laquelle elle s'attachait en même
temps à la cause de Méhémet-Ali, elle prenait une position parti-
culière qui la séparait des autres puissances, surtout de l'Angle-
terre. La France, avec plus d'entraînement d'imagination que de
réflexion, mettait une sorte d'intérêt ou de point d'honneur natio-
nal dans la protection du vieux pacha victorieux ; elle rêvait pour
lui, non -seulement l'hérédité de l'Egypte, qui n'était guère contes-
tée, mais aussi la possession de la Syrie, de Candie. L'Angleterre
représentée par lord Palmerston, et toujours jalouse au sujet de
TEgypte, eatendait plutôt réduire l'orgueil et limiter les ambitions
da vice-roi. C'était la fissure par où la Russie pouvait pénétrer
entre l'Angleterre et la France. Impatiente avant tout de dissoudre
ou d'affaiblir l'alliance des deux nations de l'Occident, la Russie ne
négligeait rien pour flatter lord Palmerston dans ses préventions,
pour capter la politique anglaise par ses concessions. A Vienne et
à Berlin, on devait plus ou moins accepter ce qui serait décidé
entre Pétersbourg et Londres. Il en résultait un double mouve-
ment : d'un côté, la France suivant sa politique égypûenne, faisant
sa propre cause de la cause de Héhémet-Ali ; d'un autre côté, l'An-
gleterre, la Russie, l'Autriche, la Prusse tendant à se rapprocher
entre elles par des raisons différentes, toujours prêtes à s'entendre
avec la France, mais disposées aussi à en finir au besoin sans la
France. C'était le double travûl qui se poursuivait dans l'obscurité
des négociations depuis la bataille de Nezib, qui n'excluait pas sans
doute encore toute conciliation, qui pouvait néanmoins conduire à
d'irréparables scissions.
C'est dans ces termes que M. Thiers, arrivant au pouvoir, avait
reçu la question : il la trouvait assez avancée, et ce qu'il y avait de
clair dans tous les cas, c'est que, si la situation était dilficile, même
un peu compromise, M. Thiers n'y était pour rien. La politique
d'engouement égyptien n'étsût pas son œuvre exclusive. Cette poli-
tique qu'il adoptait sans doute pour son compte, qu'il recevait aussi
de ses prédécesseurs, du parlement, de l'opinion, il la suivait sans
impatience, comptant un peu sur le temps et sur la force des
choses, d'accord avec M. Guizot, pour ne rien brusquer. Bien loin
de se séparer de l'Angleterre, de vouloir lui donner des griefs, il
était plus que tout autre l'homme de l'alliance anglaise, qu'il glo-
rifiait à la veille de son avènement du 1*' mars. Cette restitution
de la dépouille de l'empereur qu'il obtenait du cabinet de Londres,
il la représentait comme le signe éclatant de la fin des vieilles
animosités entre les deux pays, et jusqu'au dernier moment, durant
cet été de 18&0, il était un médiateur cordial, empressé dans un
570 un» ]»«. DEUX MOVDSf*
jdifliread entre l'ÂDgleterre tt 1« roi 4e Maples. Sien donc ne nm-
blait ennoDcer um crise prochaine» -*- lorsqu'entre un lever et un
coucher de soleil tout se trouvait changé en Europe. Le 15 jiallet,
rAogleterre, la Russie» l'Autriche el la Prusse s'étaient liguées a à
quatre » pour régler les affaires d'Orient» pcmr obliger au besoin
par la force et à brève échéance Méh&net-Ali A abandonner la Syrie,
à rentrer dans son pachalik d'Égypte,< — et ce traité on l'avait mgoé
A la dérobée» sans avoir même demandé un dernier avis au cabinet
des Tuileries I D'un seul coup» la France se sentait atteinte dans sa
politique par Tacte lui-même» dans sa digmté par le procédé, dans
sa sécurité par cette apparence de coalition nouvelle*
Heure tesouvaate dans le règne I Moment terrible où la France,
après avoir passé dix ans A réprimer toutes ses impatienoes de
guerre» A prodiguer les gages de modération, A s'efforcer de récon-
cilier la révolution de juillet avec l'Europe» se trouvait soudaine-
ment isolée et offensée I Ce qu'il y avait de plus dur» c'est que le
coup parut venir de l'Angleterre, qui semblait être une alliée natu-
relle, et ce qu'il y avait de grave, c'est qu'en un instant on venait
de faire de la question d'Orient une question d'Occident en nèlant
pour la France à un déplaisir de politique une blessure et une
menace. Que le traité du 15 Juillet» dans l'intention de quelqnes-
unes des puissances» ne fèt pas précisément un acte d'hostilité
contre la France, c'était possible ; malheureusement on ne po«?ait
ni détruire l'effet moral d'une alliance formée pour porter la guerre
en Orient contre un client de la politique française, ni se flatter de
gouverner jusqu'au bout les évéaemens qu^on déchaînait. A l'acte
de Londres répondait aussitôt dans tout le pays une immense explo-
sion d'irritation nationale, où pour un instant tous les partis se
confondaient. Le roi lui-même n'avait pas été le dernier i ressentir
l'injure et A s'associer au mouvement de l'opinion. Un matin de la
fin de juillet, il appelait A Saint-Gloud le président du conseil, et
en présence de la famille royale réunie, il lui parlait avec une con-
fiance émue, nuûs résolue; il lui disait qu'on ne devait rien céder
du terrain où l'on s'étût placé» qu'il fallut persévérer, agir a?6C
formeté^ quoique toujours avec prudence. H. Thiers» pour sa part,
sans désespérer encore de pouvoir tirer parti des diâtcultés;;que
rexéctttion du traité susciterait, sans méconnaître non plus la gra-
vité de la situation et sans en dédinor les devoirs» H* Thiers n'hé-
sitait pas A se placer en (kce de toutes les éventualités. ^ en négo-
ciant on pouvait obtmir quelque atténuation qui adoudt la crise,
rien de mieux ; dans tous les cas, la première nécessité était de se
tenir prêt A tout. M. Thiers agissait en conséquence avec la viva-
cité de sa nature, avec la résolution d'un homme pénétré de ce
sentiment qu'on était A une de ces heures où un grand pays ne
dJNQUANTE ANKÉSS B'mSTOIU GOHTBIIPORAINE. 571
peut recaler sans desœndre de son rug, où une monardiie née
d'une rérolution surtout ne peut résister à une hunriliatioD oatio**
oale Telontairement subie.
Prompt à se mettre à l'ouvre el à tout embrasser dans son
impatiente acimté, il se faisant tour à tour avec ses collègues
ministre de la guerre, ministre de la marine. Il n'hésitait pas
à prendre rinhiatiTe et la responsabilité d'une série de mesures
extraordinaires décrétées par ordonnance royale; l'appel des sol-
dats disponibles des dernières classes^ l'augmentation de la flotte,
raccroissement du matériel de l'armée, la création de douze nou-
veanx régimens d'infanterie, de dix bataillons de chasseurs^ de m
régimens de caTalerie. II décidait surtout les fortifications de Paris,
ces forttftcations tant contestées, destinées à sunriTre à la crise
ponr servir trente ans plus tard dans des cirorastaaces ators bien
imprévues. Et tout cela, le bardi et impétueux ministre le faisiût
coup sur coup, sous Taiguillon des nécessités de chaque jour, pressé
entre deux ordlres de faits. D'un côté, les événemens, édiappant à
toute n^iociaticm, se précipitaient en Orient par l'exécution rapide
et sommaire du traité du 15 juillet, par la ooerdtion à main armée,
par le bombardement des côtes de Syrie, par la menace d'atteindre
Héhémet-Ali jusque dans le dernier asile de sa puissance, l'E-
gypte. D'un autre côté, plus tes événemens sembûieiit se préci*
piter, plus en France, à Fintérieur, les instincts nationaux s'enflam-
maient. Le traité du 1^ juillet réveillait les ressentimens mal
assoupis de 18t5 et, de l'Orient, les passions françaises se tour-
naient Ters le Rhin, au risque de ravirer par contre-coup les pa^
sions allemandes. L'agitation publique tendait par degrés à reprendre
les formes révolutionnaires, et, •comme si ce n'était pas asses, un
prince héritier de l'empire, croyant poftvoir profiter des émotions
guerrières du paye sussi bien que des récens hommages rendus à
I&méoio^e napoléonienne, choisissait ce moment pour tenter un
débarquement asse^ ridicule à Boulogne. M. Thiers faissât face à
tout, essayant de temporiser par la diplomatie, multipliant les
umemens, exdtant ou contenant tour à tour l'opinion, et, dans
^ jours terribles, je veux le rappeler, il irouTÛt le temps d'écrire
i deux reprises, dans cette Bevue^ des pages vives, rapides, desti-
nées à l'Europe auturt qu'à la France (1). Il s'avançait dans cette
^oie où tout était péril, non pas légèrement, bien au contraire avec
<^6tte anxiété qu'il dépeignait peu aprës en disant : « Si vous saviez
d^ quels sentimens on est animé quand d'une erreur de votre
6«prit peut résulter le malheur du pays!.. J'étais plein d%ine
«Jxiété cruelle. »
(4) Voyv ift BêvuÊ du 1« et du 15 Mût 1846.
572 BETUB DBS DEUX MONDES.
A mesure cependant que se déroulait, dans toute sa gravité, cette
situation extraordinaire, — c'était l'affaire de moins de deux mois,
— de la violence même des choses naissait une certaine réaction
accélérée par la rapidité avec laquelle semblait s'évanouir, sous les
coups de la coalition , cette puissance égyptienne sur laquelle on
avait trop compté. Au courant belliqueux se mêlait, comme en un
tourbillon, un courant pacifique. H. L. de Lavergne, qui était le
chef du cabinet de M. de Rémusat, ministre de l'intérieur, écrivait
à H. Guizot ce mot spirituellement profond et légèrement scep-
tique : a Les choses iront à la guerre tant que tout le monde
croira la paix inébranlable, et elles reviendront à la paix dès
que tout le monde verra la guerre imminente. » Oo en était
bientôt là. Les intérêts alarmés, les affaires suspendues, le crédit
ébranlé, tout conspirait pour la paix. On s'effrayait surtout des agi-
tations révolutionnaires qui se déployaient, qui tendaient de plus
en plus à altérer ce grand élan de susceptibilité nationale. Geui
qui, dans le premier moment, avaient assiégé le gouvernement de
leurs troubles et de leurs excitations, qui l'avaient le plus encou-
ragé à l'énergie , ceux-là mêmes commençaient à réfléchir, à se
refroidir et à chercher les raisons de s'arrêter.
La France, après tout, était-elle obligée de faire la guerre à
l'Europe pour conserver la Syrie au pacha d'Egypte? Puisque
les coalisés semblaient ne pas vouloir aller jusqu'à la dépos-
session complète de Méhémet-Ali, cela ne devait-il pas suffire?
Est-ce que M. Thiers n'avait pas dépassé la mesure par ses arme-
mens et par ses ardeurs? Le roi, qui avait vivement ressenti lof-
fense du 15 juillet, mais qui mettait son amour- propre à contenir
son patriotisme par sa prudence, le roi ne déguisait plus ses
sentimens, son aversion pour la guerre. Une fois dégagé de ses
premières émotions, il revenait à la paix, qu'il considérait conune
son œuvre et son honneur depuis dix ans, comme un bienfait dû à
son action personnelle. M. Guizot, à son tour, informé et excité
par ses amis, M. Guizot, après avoir parlé avec fierté à Londres, ne
tardait pas à prendre une certaine attitude de dissidence vis-à-vis
du gouvernement. Il faisait part de ses inquiétudes et de ses idées
au duc de Broglie , avec l'intention que les unes et les autres fus-
sent connues du cabinet. « Je suis inquiet, écrivait-il, inquiet du
dedans encore plus que du dehors. Nous revenons vers 1831, vers
l'esprit révolutionnaire exploitant l'entraînement national et pous-
sant à la guerre sans motif légitime, sans chance raisonnable de
succès, dans le seul but et le seul espoir des révolutions. » Le roi
à Paris, M. Guizot à Londres pensaient de même; ils se détachaient
de ce qu'ils considéraient comme une a politique pleine de péril. »
Ce qu'il y avait de plus cruel, c'est que ce mouvement de retraite
CINQUANTE ANNEES d'hISTOIRB CONTEMPORAINE. 678
déjà commencé ne faisait que confirmer les prévisions de lord PaW
merston, qui n'avait cessé de dire dans ses lettres intimes, avec une
ironique et injurieuse sagacité, que la France, après beaucoup de
bruit, ne ferait rien.
Ifainement M. Tbiers se raidissait contre toutes les difficultés
qui grandissaient autour de lui ; vainement il essayait, par un der-
nieracte de diplomatie, de se retrancher dans des conditions presque
modestes, réservant au moins la dignité et les intérêts de la France :
il se sentait ébranlé et menacé de toutes parts. Chose curieuse t la
politique qui avait conduit à cette extrémité, H. Tbiers ne l'avait
pas imaginée, il n'en avait pas été le plus ardent promoteur ; la crise
qui était née de cette politique, qui depuis trois mois remuait tous
les sentimens nationaux, il ne l'avait pas provoquée. En réalité, il
était la victime d'une situation qu'il n'avait pas créée, dont il por-
tait toute la responsabilité, où il se trouvait maintenant pris entre
le torrent de réaction pacifique qui tourbillonnait autour de lui et
les excitations révolutionnaires qui le compromettaient. Il touchait
à ce point du drame où un incident pouvait suffire pour trancher
le nœud. Le 15 octobre, le roi sortant des Tuileries avec la reine
pour revenir à Saint-Gloud essuyait le feu d'un assassin. Ce n'était
pas le premier crime de ce genre tenté par d'obscurs séides de
meurtre ; cette fois l'attentat tirait des circonstances une gravité >.
particulière. Plus que tout le reste , en troublant l'opinion , en
réveillant les instincts conservateurs, il ruinait la politique belli-
queuse ; il précipitait la chute d'un cabinet dont quelques-uns des
membres commençaient à douter d'eux-mêmes, et c'est ainsi
qae, le 29 octobre 18&0, le pouvoir passait des mains de M. Tbiers
aux mains de H. 6ui20t, appelé de Londres par le roi et par ses
unis. Depuis quelques jours, c'était prévu, préparé, accepté comme
le seul moyen de sortir d'une crise qui s'aggravait d'heure en heure.
III.
Que restait-il de cette expérience de quelques mois? Le ministère
du 1«' mars n'avait pas réussi, c'était évident; il avait échoué moins
par la faute des hommes que par la force des circonstances. Il
Avait voulu représenter les idées de conciliation à l'intérieur, de
dignité et d'action à l'extérieur. Il avait été surpris par un de ces
orages qui violentent toutes les résolutions. Il laissait l'opinion
troublée, les passions ravivées, la France sur le chemin des con-
flits. Que représentait, de son côté, le ministère du 29 octobre 7
Il s'était formé, M. Guizotne le cachait pas, « sous l'empire de deux
idées: pour rétablir au dehors la bonne intelligence entre la France
et l'Europe, pour faire rentrer au dedans, dans le gouvernement.
57t Un^ DU BBIBL HOM
reqprit d'ordre el de consenFation.A» » Le moiiTeMeiit «ha chotei
ramenait la révolutkut de juillet à une d& ces aliwaativee où. eib
s'était plus d'une ici» déb84tue, et cette MttveUacrifiei ell«( sem-
blait se résumer dans le duel de deux hommes qui s'ont |ias été
sans dMie les seuls nÛDietrea^ les seids orateurs, des dB-*liiiit
aBoéea, mais ({iii «al été apffèa tout par leur taleQ;t, par Tédat de
leurs rivalités, les deux pevsoimificaiioQft k& pin» caractérîsiiqQes
du régtmeb AUiéadana le gouvememLent aux premier» joais deiÛO^
uainstaut séparé» eu d836, DécoDeiliés dans la coalition de 1839,
associés pour quelques mois dans ïœuvre diplomatique de 18i0,
M. Thiers et IL Guîzot se retrouyaieat en préaeûcei ennfmls ou
adversaires, au leaderaûo du 29 octobre : l'un i ejeM sans letonr
dana Tiçpoeitiofi, l'autre pocté au pouvoir pas* une réndâon sou*
daine. Ce qu'ils ne prévofsîeQt ni l'un ni l'audre aseurément, ce
que pecsouna ne pouvait entrevoir alors, c'est qui'aia bout de cette
phase nouvelle qui s'ouvrait, opposition et nÛDsstdre,. vainqueurs et
vaincie du parlement, éftasent destinés à disparaître, avec la mo-
narchie elle**mèiDe, dans un irréparable désastre.
C'est le drame de ce long règne ministériel qui conamenee au
2d octobre iS&O, de ces huit aanéee oit, à travers fentes tce péripé*
ties, tous lea ineidens, toutes les affaire» extérieures ou intérieures
jqm ae succèdent, s^agite ssn» cesse le question de la ¥raie poli*
tique, de la vraie direction du régime de juillet*
« Nou» retournons vers 18&1 , vers /esprit révehitionnairo, »
écrirait M. Qirizot à PautemM de 1840, et de ce souvenir sa
de oe sentiment il faisait Tnispiratimd d'un systèflie peraMOcai*
C'était rorguei), TambitioB de M. Guizet dé refaire concre h»
agitations renaissanios, gue^rrière» et révototionnairee, la poli-
tique de Casimir Perier, de reconetituer une majorité conserm-
trice et de se placer à la lète de cette mejorité pour assuré à
la monarchie de 1880, à la France la paix et l'ordre. U avait
pour lui au moins l'apparence du succès, puisqu'il durait, puisque
d'année en année il sortait à peu près victorieux des discus-
siens irritantes^ de» Sections plusieurs foi» renouvelées, de toas
ces défilés des oooiplicatîons orientales^ du droit de visite, det
conflits dn Maroc et de Taiti, de» affaires d'Bipagne et de Sinsse.
Il gardait l'ordre et la paix; seulement il ne voyait pas qu'avec
ces mets de la « poix partout et toujours, » deoft ï se fiiiteit
presque un degme, il froissait, il tenait en éveil lee seatuseas
nationaux derems plus susceptibfes depuis 18&(K U ne s'aperce-
vait pas qu'en refusant à Tintérieur toato réforme sous prétexte
de me pas rouvrir une issue aux agitalioiis révelutiosBaires, il
identifiait la politique consenratriee arrec la résistance peur la
résistance^ avec l'imai^ilité. Il ne remarqpaait pas eoiu que» pour
CINQUANTE AflHM b'aISTOIBE COHTaiPORAINE. 576
anrir tne majdrité, il éte&t obligé de !& lAtter sans cesse dans ses
intérêts, dana see passions de parti» et qu'en devenant trop yisi-
blemeot, dans toute cette politique d'ordre et de paix, le ministre
de la faveur da roi, il faisait justement oe qu'il avait reproché à
M. Mêlé dans 3a coalition. Assurément IL Guisot n'avait ni moins
de patriotisme, ni moins d'intelligence libérale, ni moins de fierté
parlementaire que bien d'autres, et il avail de plus la puissance de
la parole. Son erreur était d'engager ce régime né d'une révolution
libérale dans une voie où, par son 'système intérieur oomoie par
son action extérienre, il senoblait de plus en plus s'éloigna de ses
origines. Et ce système de la résistance et de ia paix à outrance,
IL Gnixot le soutenait avec um canfiacnoe inélée d'illuaiona, avec
une haateur croissante, sous ie feu d'une oppoeîtion à laquelle
M. Tkkes portait, avec la vivacité familière et son éloquence, ie
génie des tactiques de parlemeot, l'expérience, k supériorité d'un
talent fait pour tous les rties.
Dn des traits caractéristiques de M. Tiiiers bors du pouvmr
comme au pouvoir, dans l'opposition comme an fouvememeot,
c*est de n'éti» jaimais ifae ininnéme, de frayer avec les partis, de
les conduire souvent «sas se confondre avec eux et de garder le
droit de dire à tons : « Je n'ai donné mes convictions à qui que <ce
soîL Je n'ai humilié ma pensée devant personne, devant personne,
entende^vousi k toutes les époques, devant tons les partki^ je dirai
ce que je pense, d Je voudrais montrer M. Tfaiens dans cette cam-
pagne de huit ans, toujours prêt à se j^ier dans la latte avec sa
nature impétueuse et sensée, avec ce sens pratique des grandes
sAUres, cette «cienoe facile et cet art lumineux de la discussion qui
fusaient de lui le plus redoutid)le des adversaires, •*- habile néan-
moins à mesurer ses coups. Quelques griefii qu'il crût avoir,
quelles que fiissrat ses vimcités, il restait un homme d'état finsant
la guerre à un système sans rien sacrifier desnêcessités supérieures
de gouvernement, surtout du principe des institutions de iS30.
Le jour où la mort de H. le duc d'Orléans ouvrait soudainement
ponr la monarchie de juillet la plus dangereuse des crises et où Je
minisaère ae vtiyait obUgé de soumettre en>to«te bâte aux chambres
une loi iastitaast la régence de M. le duc de Nemours, M. Tfaiers
suspendait noblenent toute hostilité* U n'hésitait pas à se séparer
de l'oppositioB qui combattait la loi, mèoae de M. OdiW Borrot,
dont il était Tamû il faisait un «acte, d selon son expression, encore
plus qu'un discours. « Je suis, disait-il avec émotion, l'adversaire
du cabinet; des souvemie pàodbles m'en séparent, et noBreeuls-
meni des souvenirs, mais des intérêts graves', ceux dn pays, peut-
être mal compris par moi, mais -vivement sentis. Je suis donc l'ad-
versaire du cabinet., et le ne trouve adhésion à quelques-unes de
576 lETUE DES DSra MONDES.
mes idées que sur les bancs de Topposition. Malgré cela^ je viens
aujourd'hui appuyer le gouvernement et combattre l'opposition. Je
suis profondément monarchique. •• Quand je vois l'intérêt de la
monarchie clair et distinct, j'y marche droit, quoi qu'il arrive...
Mes amis et moi, quoique séparés, isolés les uns des autres, nous
avons pensé de même. Nous nous sommes écrit les mêmes choses.
Ces choses les voici : c'est que, quelle que fût la loi, pourvu qu'elle
fût conforme à la charte, à son esprit, quelle que fût la loi, qu'elle
fût d'accord ou non avec nos tendances personnelles et nos intérêts,
nous la voterions sans modification, sans amendement, mais à une
condition, c'est qu'elle fût conforme à la charte. Pourquoi une telle
conduite? Parce que pour les hommes qui font partie de l'opposi-
tion conservatrice, le premier soin, le premier devoir était, non
pas de renverser les ministres, mais de consolider la monarchie.
Nous n'avons pas hésité sur ce point... Pour moi, j'adhère à la
charte de toute la puissance de mon esprit. Je crois que la royauté
qu'elle a faite est la bonne royauté, la seule que le bon sens mo-
derne pût conseiller, la seule qui satisfasse à tous les intérêts... »
Et cette loi de régence, complément de la royauté éprouvée,
M. Thiers la défendidt avec une ingénieuse abondance de vues et
une chaleur qui triomphaient des esprits incertains, qui touchûent
le roi. Dans d'autres circonstances moins critiques, à tous Ifê
momens, il ne cessait de rappeler que, profondément attaché au
gouvernement, il ne l'attaquait que « dans ceux de ses actes qui
pourraient compromettre son existence même, dans ceux de ses
serviteurs qui, en le servant selon ses goûts, ne le servaient pas
suivant ses intérêts. » Ce qu'il poursuivait donc d'une oppo-
sition qui savait observer les trêves de deuil comme elle savait
se tracer des limites, ce qu'il combattait uniquement, c'était un
système ministériel, une politique à l'intérieur et l'extérieur.
Que reprochait-il au ministère du 29 octobre? Il lui reprochait
de « revenir en arrière » par ses tendances et ses alliances, de
créer un gouvernement de parti et d'exclusion, de résister aux
réformes les plus simples et de traiter en ennemies les oppositions
les plus modérées, de chercher un appui dans une coalition d'in-
térêts satisfaits et d'instincts de réaction. Il lui reprochait de tout
sacrifier à la nécessité d'avoir une majorité, et, pour maintenir
cette majorité devenue un instrument de règne, de tout épuiser,
de pousser à bout les ressorts de l'administration, d'ériger en sys-
tème « l'abus des influences, d Son grief surtout, c'était que, sous
l'apparence d'une légalité respectée, avec les dehors de la régula-
rité parlementaire, on glissait par degrés dans ce qui n'était plus
qu'une vaine représentation du régime représentatif. M. Thiers ne
méconnaissait point assurément le talent, le courage ou l'habileté
CltVQUANTE ANNÉES d'hISTOIRE CONTEMPORAINE. 577
d'hommes tels que M. Guizot et M. Duchâtel; il les accusait d'avoir
déjà oublié tout ce qu'ils avaient dit ensemble au temps de la coali-
tion, de n'être plus à leur tour, auprès d'une majorité satisfaite, que
les interprètes éloquensdu c gouvernement personnel » reconstitué,
de laisser apparaître à travers tout l'autorité royale et de vouloir
plaire au lieu de servir. Un jour même, M. Tbiers ne craignait pas
de déchirer les voiles à propos d'un incident délicat. M. de Sal-
vandy, alors ambassadeur à Turin en même temps que député,
avait donné sa démission après s'être séparé du gouvernement
dans un vote de « flétrissure » contre les légitimistes qui étaient
allés à Londres voir M. le comte de Ghambord. Gomment la démis-
sion avait-elle été donnée? Personne n'ignorait que c'était à la suite
d'une visite que M. de Salvandy avait faite aux Tuileries et où il
avait reçu de vifs reproches du roi lui-même. M. Thiem n'hésitait
pas à porter cet incident devant la chambre, bien entendu en s'at-
taquant à la responsabilité d'un ministère sous lequel pouvaient
se passer des actes « peu conformes aux règles constitutionnelles, »
et, élevant la question, il ajoutait hardiment :
On se demandera comment, nous qui nous piquons d'appartenir à
Topposition modérée, nous venons nous mêler à la discussion d'un tel
incident. J'ai h&te de répondre. Je le dis en mon nom et au nom de
mes amis : Notre conduite politique est le résultat de deux résolutions
invariables que je vais faire connaître toutes deux. Nous sommes rés>
Iqs comme des gens honnêtes, conséquens et courageux, à maintenir le
gouvernement, à contribuer du moins par nos efforts à le maintenir contre
^ adversaires de toute espèce. Nous sommes les partisans sincères et
décidés de la monarchie, et par la monarchie nous ne comprenons
^e la maison d'Orléans. Nous sommes donc décidés, satisfaits ou non
Ae la marche du gouvernement, toutes les fois qu'il s'agira de son exis-
tence, nous sommes décidés à lui apporter le tribut de nos efforts... De
Quelque nature que soient les adversaires du gouvernement, qu^ils se
{Plaçant dans le passé ou dans Tavenir, en avant ou en arrière, ils nous
3-uront pour adversaires; mais une seconde résolution qui, chez nous,
^=^t aussi invariable que la précédente, c'est, en maintenant le gouver-
i^ement de tous nos efforts, de le contenir dans la rigueur des règles
^ onstitutionnelles. Il n'y a pas un esprit élevé parmi nous qui voulût se
prêter à une vaine comédie constitutionnelle qui ne cacherait en réalité
çue la domination d'un pouvoir sur les autres. La France a eu beaucoup
de gouvememens. Elle a eu sous l'empire le gouvernement du génie;
^'le a eu sous la restauration le gouvernement des traditions. L'un et
l]^utre ont fini dans les abîmes; mais l'un et l'autre avaient leur pres-
se. Nous avons aujourd'hui un gouvernement nouveau. Ce gouverne-
Ton xuL — 18M, 37
678 BSVn Ott Mm MOIDMKB.
ment m peut avoir qu'no pve&tigev c'est de réaliser dans sa vérité W
gouvernement ropirésentiaÉif qi^ lai France poursuit depuis cinquante
ans, et qvand je parle de la vérité du gauvernament reppésentatii; je
ibis 6tre compris de UHL les ministres, — * car c'eat le lang^g^ que
nous avons parlé ensemble dans Tof^osition,
Le trait était vi£» et les mimAtres ne le rde^aôeat pae. M« Thiersi
en paclant ainsi» sou» Timprossim d'un ÛMxle&t.qui n'élût pas te
seul, savait bien qu'il pouvait déplaire. U croyait agir uiilenat
pour l'intégrité cfes. institutions, pour la sûreté de la moMiehie
elle-même ;, il pensait servir fidèlement un négîrne qu'il aimaitei
lui signalant un péril aussi bien qu^en- lui proposant ^dqaes
réformes biea modertes^ comme ceUes des; « incompatibilités » entre
la diépiitatiQo< tt les fonctions réiiribuiéesi et lorsqu'on lui disait
qu'il s'exposait k se rendre impossible aveo sas vivacilésy en demao-
dant dea réfimnea qui ne vieQdraiemt que phta tard, il répliquât
avec fierté : « Eh. bieml soit. le me rajipeUe en ce moatent le lan-
gage d'un écrivain allemand qui, faisant allusion aux opinions des*
tinées à triompher tard, a dit les belles paroles que je vous demande
la perm^isaioii de citer : Je placerai, dîisait-il, moB vaissean sur le
prcmiontoire le plus élevé da rivage et j'attendrai' qoe la mer soit
assez haute pour le faire flottar l — U est vrai qu'en souteia&tces
opinions, je place mon vaisseau.* bien haut; mais je ne creis pas
l'avoir placé dans une position inaccessible:.. • » Il parlait ainsi ie
17 maira 18&6I Entre H« Guisot et M« Thiers, la diiSérence était
pcofonde, plus profonde peutrétre que ne le laisseraient crout
d'anciennes alliances au pouvoir ou dans l'opposition; elleteoatt à
l'éducation, 201% idées, k la. naturel des deux e^ts, à la maoiAre
d'interpréter la révolution, de juillet, je dirai même la révolution
française te«t «itifere. M. Thîecs^ sans être un révolutionn«iie an
gouvememeat, suivait sa nature en soutenant une politiqne inté-
rieure moins absolue, plus ouverte aax transactions, plusconcili»il«
avec un parogrèa gradiué* Ce que« Mi. Guixot considérait conune un
péril, M. Tbiers le r^ardait comme une conséquence lé^^tnaede
cette révolution de juillet dont il ûmait à se dire le fils; mnisc'^
surtout dans la politique extérieure quMl poursuivait pied- à pfed*
son opposition leaystèmedu29^oetobre, et ici il se portait au combat,
un peu sans doute avec l'amertumede l'homme vaîmu ou blessé en
18&0, mais aussi avec la supériorité d'un esprit familiarisé ptf
l'étude, par l'expérience avec tous les intérêts françataeteurop^'
La politique extériewnre qm M. Thiers représentait, qu'il sonte^
nait ea toute occasion avec b vivacité de nature queDi^^ '^
avait donnée, comme il' Ta dit si souvent, cette politique n*^
point la guerre pour la guerre. Assurément, M. îhiersinJétiiâl^
ORQUANTS ANM&BS tt'ffiêmiBE COMTEMPORAINE* 570
an boute-feu prêt à inoduiâier Tltaraf^ pour un tafrrke ou ittème
poar txne amûtion. Aux preimers jours de iSSO, aii«c toi» tenx
dont ii âT&ft été rallié ou le cdllëgue Mus Casimir Perier, puis «u
f ! octcAre, il awit énergiquement 'CMtribué à eoatenir les agita-
teurs qui 98 plaisaient à réveiller tontes 'les pasiSms guerrières et
révolotionnafres, ^ui n^aturaienttpas crdot de précipiter ia France
dans un coûHit timversel peur la Pologne, pour Pitaîie. Il avait été
an partisan décidé de la paix tefHe ijm la comprenait Casimir
Perîer; il y voyait tine condKtioû de vie et d^affiermissement pour le
régime nouveau. Il restait encore l'adversaire des politiques d'aven-
ture et de propagande par les armes; mais en même temps, —
c'était là le fond de sa pensée, -^ il croyait que le moment vien-
drait oifo monarchie de juillet, à peu près isolée en Europe, tou-
jours suspecte auprès des puissances absolutistes du confinent,
serait forcément conduite à dêptoy er, comme H le disait, « plus de
Caractère » dans sa politique extérieure. H pensait que cette monar-
clrie, qu'il ne séparait pas de la grandeur de la France, aurait &
prendre sa place, tmn par la guerre, mais par une certaine fermeté
de diplomatie, par une certaine dextérité à saîsir les occasions, et
au bestJîa avec l'alliance libérale de l'Angleterre, la seule que le
régime de 1830 eût rencontrée. ï*our avoir eu ces idées, pour les
avoir soutenues, il avait deux fois quitté le pouvoir. Dans cette der-
nière affaire de 1840 surtout, dans cette fatale affaire d'Orient où
raltiauce anglaise avait été perdue, où les cours absolutistes avaient
habilement profité d'un dissentiment entre Paris et Ix)ndres pour
former une coalition contre nous, il restait ardemment convaincu
qu'on s'était trop hâté de dévorer l'offense et de désavouer une
inspiration de fierté. Il emportait dans son camp d'opposition cette
idée que, par une malheureuse impatience de paix, on avait donné
la mesure de la résolution de la Fraribe, et Ton s'était créé de graves
périls pour l'avenir. II le disait un jour avec feu :
... Savez-vous quelle a été ma pensée? Si dans Taffaire d'Egypte
je n'avais vu que le pacha tout seul, bien que je ne méconnusse pas
les intérêts que la France avait en Orient Je n'aurais pas, pour ma part,
été aussi pressé d'engager, je le dirai franchement, des questions aussi
graves que celles que nous avons engagées ; mais quand j ai vu qu'on
saisissait Toccasion de se mettre tous contre nous, je me suis dit, ce
que je crois encore au fond de mon àme et dans ma conviction sincère,
je me suis dit que, si la France ne montrait pas que, même pour une
question dMnfluence dans laquelle on avait le parti-pris de la braver,
de Paniiuler, elle était prête à braver toutes les conséquences plutôt
que de laisser s'accomplir ce projet de l'annuler, son influence était
sérieusement compromise... Maintenant, entrez dans toutes les subtilités,
580 EEYUE DES DEIIX MOllDBSa
le fond de la question, c'est ce que je dis à mon pays. Si vous ne faites
pas passer cette conviction dans l'esprit du monde, si Ton ne croit pas
que vous serez prêts à vous lever le jour où l'on vous bravera, vous
serez bientôt la dernière des nations. Oui, s'il y a quelque part, sur une
grande question, à un jour donné» le projet bien évident de se mettre
tous contre un pour vous annuler, ce jour-là, il faut qu'on sacheque vous
êtes prêts à braver toutes les extrémités pour déjouer ce projet. Si vous
ne le faites pas croire au monde, vous n^êtes plus la France, vous n'êtes
plus une grande nation. Là est la question, elle est là tout entière!..
Évidemment, la situation était restée singulièrement compliquée
pour la France de juillet, placée par la crise de 18&0 entre l'An-
gleterre par qui elle croyait avoir été trompée et les cours abso-
lutistes de l'Europe, pour qui, en dépit de tous les efforts de modé-
ration, elle gardait l'effigie révolutiomiaire. Cette malheureuse crise,
elle était faite pour peser, — même Bur la politique la plus paci-
fique. Elle avait laissé des difficultés, des froissemens, des malaises
destinés à se reproduire sans cesse dans une suite d'affaires, depuis
le droit de visite jusqu'aux mariages espagnols et aux agitations
italiennes en passant par l'expédition du Maroc, l'expulsion d'an
consul anglais des tles de l'Océanie, l'incorporation sommaire de
Gracovie à l'Autriche. Ce que M. Thiers ne cessait de reprocher à la
politique d'ostentation pacifique du 29 octobre, c'était de rendre par
ses faiblesses la paix même suspecte et difficile, plus difficile qu'elle
ne l'eût été peut-être par une certaine fermeté déployée à propos.
C'était particulièrement de pratiquer avec l'Angleterre un sys-
tème de rapports qui, après avoir ressemblé à de l'obséquiosité,
passait bientôt à de nouvelles et plus dangereuses scissions. On
avait commencé par oublier trop vite la blessure de iShO; on avait
offert au monde le spectacle ^^s visites royales échangées entre
Windsoret Eu, d'une réconciliation décorée du nom a d'entente cor-
diale, » et lorsque l'alliance pouvait redevenir utile en confondant
l'action des deux puissances libérales dans les affaires de Cracovie,
de Suisse ou d'Italie, on la compromettait de nouveau, — pourquoi?
Pour le mariage d'un prince français avec la sœur de la reine d'Es-
pagne, pour un événement de famille I Ce que M. Thiers reprochait
enfin à H. Guizot, c'était de suivre une politique extérieure qui
aurait pu être la politique de la restauration, qui ne répondait pas
à l'esprit de la révolution de juillet. La France de 1830, malgré
des impatiences guerrières et des ressentimens mal éteints, avait
donné la plus éclatante marque de modération en reconnaissant dès
le premier jour l'autorité des grands règlemens diplomatiques de
1815. Elle n'avait pas juré de les aimer, — M. Thiers prétendait
qu'il fallait a les observer et les détester, » — et, en respectant
CINQUANTE ANNÉES D'bISTOIBS CONTEMPORATN'E. 581
Tordre territorial, la France n'avait pas renoncé au droîjt d'exercer
son ascendant, d'avoir des sympathies pour les peuples, de faire à
son tour respecter les traités par ceux qui seraient tentés de les
violer dans un intérêt de domination ou de compression. « Toutes
les fois qu'un gouvernement absolu disparaît en Europe, disait
H. Thiers, toutes les fois qu'il s'élève un gouvernement libre, la
France est délivrée d'un ennemi et elle gagne un ami... » Favo-
riser, secolider les émancipations libérales, non par la guerre, non
par des propagandes perfides, mais par les conseils, par une
influence modératrice, au besdn par un appui sérieux, c'était la
vraie politique de la révolution de juillet, la politique qui avait fait
la Belgique, celle à laquelle M, Thiers aurait voulu qu'on demeu-
rât fidèle, y eût-il parfois quelque péril à courir. Au bout de tout, la
France était toujours la France, et M. Thiers se plaignait qu'on se
trompât d'époque, qu'on flattât un peu a cette faiblesse qui résulte
de vingt-cinq ans de paix, » qu'on mit de l'affectation à entretenir le
pays dans le culte de ses intérêts, au lieu de lui parler de dignité,
de dévoûment, de grandeur nationale, même de sacrifices.
Pour moi, s'écriait-il un jour, je crois à mon pays, je ne cesse pas
d'y croire. C'est la force que je lui connais, c'est la force de son âme,
dont je suis convaincu, dont j'ai été témoin pendant quelques mois,
lorsque en présence de l'Europe entière, je n'ai pas vu fléchir ses
regards, c'est cette force qui fait la mienne. Aussi c'est ce qui me donne
le courage de dire des vérités désagréables peut-être, quoique je
cherche à les rendre modérées dans la forme ; c'est ce qui fait ma force,
c'est ce qui me soutiendra jusqu'au bout. Quelque impossible que cela
puisse me rendre, je persiste à dire à mon pays : Songez à votre gran-
deur d'autrefois; ayez le courage de faire plus, ayez le courage de voui
préparer auxévénemens qui peuvent vous menacer !..
M. Thiers, en parlant ainsi, remuait certainement les fibres un peu
amollies du patriotisme. Il avait entre tous le don de s'inspirer du
sentiment national : il en avait les susceptibilités, même, si Ton veut,
les préjugés et les faiblesses ; il en avait aussi la force, et ce senti-
ment qu'il mettait dans sa politic[ue,dans ses discours, il le tradui-
sait sous une autre forme, sous la forme historique, en racontant les
grandeurs de la France aux premières années du siècle. C'était
l'occupation constante, l'attrait puissant de cet esprit qui, à côté de
ses travaux de parlement, au milieu des mêlées de tribune, trou-
vait, comme M. Guizot, le temps d'entreprendre, de mûrir des
œuvres nouvelles. Aux derniers jours de la coalition de 1839,
M. Guizot écrivait sur Washington une étude d'une gravité élo-
quente. M. Thiers, au même instant^ avait déjà commencé son
Histoire du consulat et de Vempire^ avec laquelle il allait vivre
688 JÊÊsnu so om
pmdint des uméOB. Un jour, dans «ne discuBsion, en iS&l, il se
laissait aller 4 idice «a ;invD(piant Tautorifté de Itapoléon pour les
iortificalifma d&tPac» : la Je aaîs œ qnVin pent repsocher à la coo-
stituante, au direcÉoire, à la ceojrBntîon» à l'eiapire, je le siis
aussi bienque persaaBA; aiais qBiconqaB;a.pris part. à oettefrande
jiévolmion, (pQfcMaBqae:enadéfimdu,:GBinme Napoléon, les ipnds
résultats, cenx qui sont cooitenns dans le code chril et «dans la
dkar|e,!e8tirespactafale âmes jeu. :Etqaant;à0iei, je.l'avone fraa*
idiemeDt, joette révolatioa, je l-aimB parce «qu'ellfi est la régénéra-
ition de mon pa']f8, et que, )e l'espère du mcûns, elle «era, nan par
la Toîe des iarmes, mais par l'exemple, la régénératioD dn moade.
-A ncBiairis, si, en iSOO, Kapoléon n'était pas arrivé pour la sao-
irer, elle était pendue ; c'est Napoléon qm kû a donné qninae aoe de
{[loire >et de force et qui l'a rendue si respectable en iSA.b. » C*eat
le programiBe de FHisioire du consulat et de VsmpirSy qui, am
7eux de Pautenr, n'était que la continuation de V Histoire de la rè-
voluUon française^ etcette fois,. dans l'œuvre nouTsUe, siM.Thiers
n'avait plus autant qu^i 8e3 débats la Terdenr de la jeunesse, il
Avait la force de l'esprit mûri par l'action, par J' expérience du
pouvoir et des affaires. 11 avait pu.pénétrer le secret des événemens,
liredes correspondances encore inconnues, étudier dans les docu-
^mens réservés les n^ociations de la diplomatie et la guerre. H
avait interrogé toutes les archives, et il ne s'était pas borné l cette
étude jpatiente; il avait voulu parcourir une partie de l'Europe,
TAUemagne, l'Italie, pour pouvoir décrire avec plus d'exactitude les
champs de bataille, pour retracer fidèlement ce glorieux et fatal iti-
néraire de la fortune in^périale qui était alors la fortune de la France.
Exposer dans ces premiers volumes, — les seuls qui datent da
régime de juillet, — exposer la campagne de Marengo et de Hohen-
linden, la paix d'Amiens, la création d'un gouvernement et d'une
^administration puissante, la réorganisation des iinaneea, lefion-
cordat, c'était pour M. Thiers ri^mer ce qui plaisait le mieux
à sa pensée, ce qu'il considérait comme les réniltata easentielst
durables de la révolution ; c'était aussi montrer pour la première
fois l'époque consulaire -et învpériale dans sa vérité historkfae, et ce
'«sfte récit se 'déroulait abondant, facile, laissant prassentir dans
l'avènement du génie heoreux les fautes du règne, lesentraine-
mens de laignerre et les excès de la ton te -puissance. AsBurénent
M. Thiers, en commençant son livre, n'avait aucune arrière-pensée
d'opposition. Il avait tien voulu ramener l'empereur mort aux
.Invalides, il voulait bien écrire son histoire, il ne Tomlait pas le
ressusciter îau détriment du régime constitutionnel. Parunefata-
fité singulière toatefoîs, cette évscatievi du'passé semblait venir i
propos pour accabler le présent qu\m accusait d^umilier la fierté
CINQUANTE ANN1&E5 D'ËISTOIBB CONTEMPORAINE. B8f
nationale. L*écrivain racontdtde grands scnrveiiirs'; le déptxté s^é«>
criait un joui: en se tournant vers lèfs* ministres : vYon^ venesdfre'
queyons avez fait la grandeur dû pays t Grandeur, grandeur, quel
mot àprononcer dans ce temps-ci, ayeccette manière degourerner I*»^
Historien, chef parlementaire, orateur, (fêtait toujours le' mémei
homme, combattant une politique pat' ses oexrvres et par ses discours:
Entre ropposition parlementaire représentée surtout par Bf. TUers'
et ce ministère du 29 octobre qu'on peut bien appeler le ministère
à la longue vie, qui avait raison? qui se trompait?' où condurâait ce
conflit permanent des opinions et des partis? II est vrai, i n'observer
qae la surface des choses, le gouvernement gardait tous les avantages.
La France -semblait être définitivement entrée dans une ère de régu-
larité constitutionnelle. La monarchie de juillet paraissait avoir
fraocld les plus dangereux défilés; elle n'était plus ni attaquée par les
annes comme aux premières années ni sérieusement contestée dans
son existence. Le ministère soutenu parla faveur du roi avait une
majontë invariable, obstinée dans les chambres, et les électîons^ de
18^6 lui donnaient un nouveau bail de pouvoir. La politique de
a Tordre et de la paix » triomphait, on le croyait ainsi et on le disait.
(Tétait la plus malheureuse des illusions. La vérité est que cette
situation n'avait que les dehors de la fbrce*, qu'elle s'épuisait par
degrés, que tout concourait à préparer de nouvelles et inévitable!?
crises. Le succès même, ou ce qui ressemblait au succès, ne servait
^'à déguiser la réalité.
Le mal de la situation, il était dans les pouvoirs eux-mêmes
et daas l'état moral du pays. Le roi Louis-Philippe n'était phis
jeune. Il avait été assurément la première force du règne par la
libéralité de son esprit, par son courage, par sa prudence habile. H
ayait l^s inconvéniens des princes capables; il avait trop voulu gou-
Yemer, Caire sentir son autorité personnelle. Il finissait par absor-
ber en lui-même ce régime constitutionnel, dont il était la tête cou-
ronnée, et il s'exposait à paraltfe confbndre la nation dans la dynas-
tie au lieu de confondre la dynastie dans la nation. II croyait
sincèrement, par la fixité de sa pensée, par Fimmutabilité de son
système, de sa politique à travers toutes les crises et toutes les mo-
bilités publiques, il croyait seul' ou à peu près avoir épargné au
pays la guerre et Tanarchie. H avait lé sentiment presque naïf, un
peu exubérant de la nécessité de son pouvoir, de son rôle royal,
et avec les années ce goût de ((gouvernement personnel» prenait le*
caractère d'une obstination de vieillard. Le roi redoutait tout chan-
gement, il ne supportait plus qu'avec impatience la contradiction,
ouïes conseils de ceux qui ne pensaient pas comme lui. Il nefkti-
584 RETUB DE8 DEUX MONDES.
guait pas le dévouaient de ses servitears qui, étaient encore plus
des amis, comme M. de Montalivet, qui savaient allier Tiodé-
pendance à la fidélité; îl alarmait leur prévoyance. II n'était pas
moins obéi dans sa famille, où sa volonté ne rencontrait que le res-
pect ; il inquiétait l'affection soumise de ses fils qui, plus jeunes,
étaient plus sensibles aux frémissemens extérieurs, et c'est M. le
prince de Joinville qui, à bord de son navire à la Spezzia, dans l'in-
timité, écrivait à son frère M. le duc de Nemours, cette lettre, témoi-
gnage d*une clairvoyance attristée et courageuse: « Je commence à
m' alarmer sérieusement, disait le prince... le roi est inflexible, il
n'écoute plus que son avis,., il faut que sa volonté l'emporte sur
tout... Il n'y a plus de ministres, leur responsabilité est nulle, tout
remonte au roi. Le roi est arrivé à un âge où Ton n'accepte plus les
observations. Il est habitué à gouverner, il aime à montrer que
c^est lui qui gouverne. Son immense expérience, son courage et
toutes ses grandes qualités font qu'il affronte le danger audacieu-
sement; mais le danger n'en existe pas moins... » Bref le régime
vieillissait avec le souverain, et le ministère ne le rajeunissait pas.
La politique du ministère, c'était la politique du souverain, que
M. Guizot couvrait^de son éloquence devant les chambres. Au fond,
prince et ministre avaient les mêmes idées, les mêmes illusions. Leur
erreur et leur faiblesse commune étaient de ne voir que le succès du
moment, de se méprendre sur les caractères d'une situation dout ils
se flattaient d'être les créateurs et les gardiens privilégiés. Us avaient
sans doute maintenu, ils maintenaient encore la paix; mais cette paix,
certes désirable et bienfaisante en elle-même, elle avait été parrois
achetée trop chèrement pour n'être point entourée d'une certaine
impopularité, pour ne pas peser au sentiment national, et en défi-
nitive, après tant d'efforts et de sacrifices, elle n'était plus même
sûre. Par les mariages espagnols la politique française avait pro-
fondément irrité l'Angleterre, la reine Victoria aussi bien que son
ministre lord Palmerston, les tories coinme les whîgs, — et elle ne
pouvait, d'un autre côté, chercher un contre-poids auprès des imis-
sances du continent qu'en s'aliénant plus ou moins elle-même au
profit de l'absolutisme en Italie ou en Suisse. Arrivée à un certaia
point, la monarchie de 1830 se trouvait placée entre ces conni-
vences absolutistes qui la dénaturaient et cette inimitié anglaise
qui pouvait être un péril, qui faisait dire au prince de Joinville :
« Ces malheureux mariages espagnols ! nous n'avons pas épuisé le
réservoir d'amertume qu'ils contiennent. » A l'intérieur, le régime
paraissait certes fondé. La politique conservatrice, telle que la
comprenait M. Guizot, avait réussi; elle durait, elle maintenait
l'ordre comme elle maintenait la paix; elle avait, selon le mot de
H. Thiers a la faveur des grands pouvoirs. » En réalité, c'était une
GIKQOANTS AMINEES D*UIStOIRE CONTEMPORAINE. 5ftb
situation singulièrement faible parce qu'elb reposait sur une fiction
du système constitutionnel altéré par la prépotence royale et sur
une idée spécieuse où dangereuse. Le roi avec son esprit expéri-
menté, M. Guizot, avec son intelligence supérieure, le prince et le
ministre étaient dupes d'une méprise. Us avaient la superstition
du « pays légal, » de la majorité. Ils se croyaient invulnérables et
invincibles tant qu'ils avaient pour eux le scrutin. Ils avaient le
dédain de toute extension de droits, de toute réforme, sans prendre
garde qu'avec ces idées ils rétrécissaient la vie publique aux pro-
portions d'un ordre factice, qu'en s' enfermant dans le cercle d'une
stricte légalité qu'ils refusaient d'élargir, ils ne tenaient compte ni
de la marche du temps, ni des générations nouvelles, ni des né-
cessités du progrès le plus modéré.
Qu'en résultait-il? C'est qu'en dehors de cette vie légale plus ou
moins artificielle, il se formait par degrés une sorte de vie extérieure
incohérente où refluaient tous les mécontentemens, toutes les défec-
tions, toutes les impatiences d'opinion ou d'ambition. Ce que l'oppo-
sition vaincue dans le parlement désespérait d'obtenir par le jeu
régulier des institutions, ce qu'elle demandait en vain, on croyait
pouvoir le conquérir par l'agitation hors du parlement, par l'alliance
de toutes les forces ennemies. Le ministre de l'intérieur, M. Du-
cbâtel, qui avait cependant de la clairvoyance et de l'habileté, op*
posait aux promoteurs de la réforme électorale le calme du pays, qui
restait indifférent parce qu'il était « heureux et prospère; » il dé-
ployait toute son ironie contre des projets qu'il représentait
comme une a spéculation de quelques ambitieux qui veulent des
portefeuilles. » A ces sorties dédaigneuses qui ressemblaient à des
défis on répondait par la campagne des banquets réformistes agi-
tant la proviQce, par cette campagne à laquelle M. Thiers refusait
de s'associer, mais où figuraient quelques-uns de ses amis, quel-
ques-uns des chefs de l'opposition parlementaire. Le trouble avait
cessé d'être dans la rue, il n'y avait pas reparu encore, — il était
dans les esprits ; il se manifestait par la confusion croissante des
idées, par une certaine anarchie morale, par les prédications et les
romans socialistes, par une recrudescence d'ardeurs et de fantaisies
révolutionnaires, — et chose curieuse! un des plus impatiens,^, un
des plus audacieux dans ce mouvement nouveau, c'était la plus pri-
vilégié des génies^ astre errant de la politique, Lamartine lui-
même ! C'était Lamartine, qui, après avoir livré des batailles pour
la prérogative royale, passait du camp conservateur à l'opposition
modérée, de l'opposition modérée à l'opposition radicale et répu-
blicaine. Il avait pour lui seul des banquets où il semblait défier
l'orage. 11 écrivait ce livre des Girondins^ roman coloré, pathétique
et décevant des jours sinistres, manifeste de lévoluiion préludant
6g$ UYXJB ïo» sxsot maxass
à des crises nouvelles par des réhabilitations dapgereuses. L'opi-
lûon, jsans être encore profondément remuée avait des dispositions
à se laisser ag^r^ d'autant plus ({ue, par une fatale coïocideDce,
pendant ces dernières années, les crimes, les accidens lugubres,
tes actas de corruption se succédaienL D'anciens ministres, des
pairs de France mis en jugement pour des trafics de consdence ou
pour des meurtres, des ambassadeurs se coupant la gorge ou
atteints de folie, on voyait ,en peu de temps défiler ces scènes qui
panvaient Être représentéescomme les signes du déclin d'un ré^me.
Tout se réunissait, de aorte qua sous l'apparence du calme, de
l'ordre maintenu, de .laprospériié matérielle, les élémens de trouble
semblaient s'accumuler. Le ministère avait sa majorité, il pourait
défier ses adversaires dans le champ clos parlementaire; il y avait
dans bk réalité assez rde symptômes inquiétaos, assez de griefs pour
donner raison à l'oiiyposition. Ilne vague 4ippréhensiQû régnait. Cd
.des observateurs les plus profonds, les plus pénétrans des gran-
deurs iet des misères à& la démocratie, Tocqueville, ne craignait pas
de dire aux premiers jours de ISA 8 : « Pour la première foispeut-
4tra depuis seize ans, le sentiment, l'instinct de l'instabilité, ce
sentiment précurseur des rév(dutions, gui souvent les annonce,
qui qnelquÂfo» les ùit naître, existe à un degré très grave dans le
pays... Je crois que les mœurs publiques, l'esprit public sont dans
un état dangereux; je crois de plus que le .gouvernement a con-
^bué et contribue de .la manière la plus grave à accroître le
péril*». » Bt U. Thiers, à son tour, non devant les chambres, mais
dans une conversation. familiëret disait au même iostant : « Le pays
marche k paa de géant à une catastrophe qui éclatera on avant b
mort du roi, si le prince a une vieillesse Lcmgue, ou peu après. •• >
Est-ce à dire qu'il y eût réellement des raisons suffisantes de
révalutioa,et que ia « catastrophe » prévue par M. Thiers ne put ètie
évilée?0bl sûrement, si on avait su, ai on avait pu lire dans ravenir, |
on aurait réfléchi, on se serait arrêté .A tout prix; on se serait dit {
que rien ne valail de se jeter encore luae fois dans Tinconna. Cette
monarchie de Xii% lelle avait assez fait, «lie avait, répandu assez
d'idées et d'habitudes libérales dans le p^ijf s, elle «vait donné à b
France une position assez respectée pour pouvoir se défendre ptf
ses œuvres, ipour mériter de %m&» £Ue offrait., par la flexibilité de
ses inatitodons, tous lesmoyens de jépacalion, de i^edressementet
de'^progràs mesuré. U suffisaLtdeprendre quolg ue patience, de redou-
bler au hesom d*eSorts pour xalUer l'opinion, — Jila demièreexn^
mité, d'attendre la fin du règne I mais il y a des momens où l^
affaires humaines échappent à toute direction, à toute prévojaaoei
et où les gouvemeoiens, pour ne pas vouloir des réfonoe^i ^
oppositions, pour ne pas savoir les attendre, courent à la <^^' |
CINQUANTE ANNÉES D^HISTOIRE CONTEMPORAINS» 587
Strophe. Le jour où de cette confusion accrue depuis quelques
années sortait un conflit un peu sérieux à propos d'un dernier
banquet organisé à Paris comme une protestation, comme un rendez-
vous de sédition possible, ce jour-là, au mois de février 18i8, le
secret de la situation tout entière éclatait. Le gouvernement se sen-
tait défaillir, non parce qu'il manquait de courage ou parce que
le péril était plus grand qu'il ne l'avait été en d'autres temps, en
I8B2 6t an 1831, liraqu^on lirrait bataflie à de farondabfe» insuB^
peetieoB, mais parce qu'A a'wail plusv contre ma péril mfinimcjit
moins grave, la sève et la confiance hardie d'autrefois. Il se sentait
défaillir parce qu'avec sa « légalité » et sa « majorité, » il n'était
sûr ni de lui-même, ni de l'opinion, ni de la garde nationale.
Au premier choc, le ministère de huit ans avait commencé par
s'éclipser dans la bourrasque qui, le premier jour, n'était qu'une
échauffourée et, le troisième jour, le 24 février, était la chute du
trône. Au dernier moment, H. Thiers avait été appelé aux Tuileries
pour faire un ministère et il a lui-même raconté cette scène singulière
dans ses conversations avec M. Senior. « Le roi, dit H. Thiers, me
reçut froidement : « Ah I s'^écria-t-îl, vous ne vouler pas servir dMs
le règne? » Ceci était une allusion à un ancien discours. Je me
fâchai et dis : a Non, sire, je ne veux pas servir dans votre règne. »
Ha mauvaise humeur calma la sienne. « Allons, repritril, il faut
causer raisonnablement. Qui allez-vous prendre comme collègues?
— Odilon Barrot, répondis-je. — Bien! repartit le roi,., il est bon
lionmie. — H. de Rémusat. — Passe pour lui. — Duvergier de
Hauranne. — Je ne veux pas e» ealenéîre> parloTL — iiasioricière.
— A la bonne Irenirer:. AhiinleMnt afioisr aux; ehoass.. — U mus
faut la réfliyrme parleneiflaireé-— «CTwt iiSBensét réfioariit^li mous
aurez une chambre qui nourdonaenbdeiinauwaÎBaB^lais etpeat-iûre
la gnerre... — ..* Pitss> il findia diasoinlBe la* cfaAmbrt^ MtmeUeu
— Itupessiblel s^écria to* roiv }b na* pvki meD séparet ' de ima.majpt-
rite. — Ihis, di»-j6,. si vous réhan toute» noies proposâtions»
Gommenfpuis^' vmis senrir ?..• j» La' fàad est. que la ipwaàoii n'tétait
plus entre te roi et 11. TUerSy etqiD'inu mamettl où l'en, délibérai^
la mafée* montait^ prêta k emabii' éu.la ibiflite&:Tiiileii68i pour, en
dtaaserUa royauté, ta ciiambcv pour en cbuiier la neprésentalion
Kgtto 40 paySf Phriset la FvflBce tpour ea chasser tout orâra régu-
lier, lie Hvouvmieiitt déoh^itiié ne alaffoMâil) ptua ni au lieux roi mi
à la régence de la dùdiessei d'QdéBiisi. il> aUaît jusqju'aa. bout; ytar-
qu*ic la «' eatastrephe » qui einpertaitiMtyOppositNtt ei.gouverjae-
nrent; où M. Thiev», vaincu avec toiU ie monde, dispanaissait your
seTetrouverbieBftôteD faice de râvolutâma et d'événemeiia de toute
scrte, grospde pérîfap fonsis l»libertévpour Vhenneiir et le» intérêts de
la France* Cjuaumi di Mazaw*
LÀ
RÉFORME JUDICIAIRE
I.
LES CRISES ANCIENNES^ — LA KAOISTRATURE FRANÇAISE DE 1789 A 1871.
La magistrature française traverse en ce moment une crise des
plus graves. Il y a peu d'années, il était encore permis de se faire
illusion sur la nature et l'imminence du péril. On pouvait croire
que l'orage passerait sans éclater sur sa tôte, que les nuageâ
amoncelés se disperseraient au premier effort de sages réfunnes,
et, que l'électricité s'écoulerait lentement sans que la loudremlt le
feu à l'édifice. Malheureusement les griefs qui sont invoqués contre
les magistrats sont ceux qui entrent le plus aisément dans l'écrit
du peuple, toutes les imputations dirigées contre eux ont été répan-
dues, colportées, accueillies avec une rapidité redoutable. Oa a ré-
pété que la magistrature actuelle, léguée par l'empire, était imbuede
son esprit, qu'elle haïssait la république, et qu'enfin, crime irrémis-
sible, elle était cléricale. Voilà le langage habile, les insidieux mots
d'ordre redits autour de nous et que nos oreilles sont lasses d'en-
tendre. A écouter les accusateurs, & observer leur audace, et TactioD
lente et sûre de leurs calomnies, on est bien tenté de perdre par-
tience et de dénoncer le mobile secret qui les pousse. Il n'est pas
une de nos révolutions qui n'ait vu un flot pressé de solliciteurs
s'abattre dans les antichambres ministérielles, poursuivre sans
LA B^FOftME SVmctfMt. 689
merci les nouveaux détenteurs du pouvoir, leur arracher les pre-
mières places, et quand toutes les fonctions vacantes étaient distri-
buées, changer de langage, se faire délateurs, employer leur
activité à multiplier les dénonciations, exaspérer à ce point
les fonctionnaires qu'ils poursuivaient que la consigne était donnée
de leur fermer les portes du ministère. C'est en de tels jours que
M. Thiers, obsédé de sollicitations, s'écriait du hant de la tribune :
a Savez-vous ce qu'est un fonctionnaire carliste 7 C'est un fonction-
naire dont on veut la place. » Mot éternellement vrai que rajeunis-
sent les accusations intéressées de notre temps, et bien fait pour
peindre le mouvement d'ambition individuelle qui menace de
mettre en coupe réglée les fonctions publiques.
Telle est la cause première du mouvement. Ce n'est pas la seule.
11 ne servirait à rien de le dissimuler : entre la magistrature et le
gouvernement populaire il y a plus que des malentendus. La dé-
mocratie, dans ses premières expansions, a horreur de tout ce qui
ressemble à un frein. Comme l'écolier échappé du lycée au pre-
mier jour, si longtemps attendu, des vacances, et fuyant jusqu'à la
vue du maître d'étude, le peuple en cours d'émancipation ne peut
tolérer ce qui le rappelle à la règle. Le juge lui représente tout un
passé de chàtimens et d'expiations. Dans sa jouissance de se sen-
tir libre, la foule se croit affranchie de tout joug, elle rêve une
liberté sans limites, une existence sans travail, et des ressources
obtenues sans peine. Au milieu des chimères d'un âge d'or dont les
ilatteurs ne cessent à chaque révolution de dérouler le tableau, la
vue du gendarme, le souvenir du juge, en ramenant le peuple aux
sévères réalités de la vie, chasse tout d'un coup les illusions et pro-
duit sur son esprit de violentes et douloureuses secousses. Il vou-
drait en vain ressaisir ses rêves; mais le tribunal est là, debout :
c'est le bras vivant de cette société qu'on pensait réformer. Encore
un mouvement, un geste, un cri, et on sera mené comme autrefois
devant le juge; la prison, la plus dure des réalités, est toujours
prête à ouvrir ses portes. Il n'est aucune émeute en notre pays qui
n'ait tenté de se jeter sur les prisons. Le juge est aussi odieux
qu'elles, et comme nos révolutions ont appris à la foule qu'en
certams temps elle pouvait devenir maîtresse des lois, conmie le
roman, le théâtre, et je ne sais quelle école historique digne de
Tun et de l'autre, lui ont enseigné que l'ancien régime avait disparu
par une suite de coups de théâtre, elle appelle de ses vœux quel-
que changement à vue qui, en abolissant la misère, supprime le
crime, réhabilite le condamné et mette de côté le juge devenu inu-
tile en ce nouvel Éden.
Ainsi les magistrats ont contre eux les appétits de ceux qui
pensent devenir leurs coUègueSi et les passions aveugles de ceux
qui Teulent détraire rinstUotion. Entre ce» deux groupes d'adw-
ttif es, il est bcile d'aferc^voir la^ tombe des malbeoceia qa'en
leur yie de* hasard la. main de la justûe aiiiian|ués« puis deiriàre
ces agensi empmsaé» à dîfflmer parce qa'ils pensent eHuer^en
chattaaii le» jugesi le stigmaèaqui les ebsède, on voit eacore les
rangB pressât des pUdaurs* 91!. OM oonsenré une nuieaae aasrète,
et qui^ las de mauditeieD Tftbn leoiai jngsSi ont ftm^ le masqoe des
tiiéories ladiealesr peur se wnger d/ian seul ooup eu ranYosantla
jostke; Toe^ ce que la sodéléf ranfeirine d'ambÛeuxt de dédiSBés
et de misérables se trouve de lascnle eoattié conice le luge et ptèt
à naélflT ses passions et ses hainea« Le développement des mMrs
démocratiques, en exchant Foivie» en donnant à Tbomme une tiès
haute idée< de Im^mâme^ en- eoudblant Tindividu» iamriseï eu tà$ les
piéventions pepulaires. Les- causes les plus diveraeaser.rsMca-
traieut dono depuisi 1871 pour préparer comte la oiagismtiire les
élémeas- d'un formidable aaaauL
HatheuEeusement les événemenspeUtiques sont, venue. aAuUtr
la défense* et ont amené aux assaiUans. desioreesi iiiattendaesb De-
puis neufane» il s'est passé, sou» nos yeux un fait sans préoédent.
fi'ordmaire duiGune de nos révolutioiis esc suivie d'une période de
calme, pendant laquelle le pdneipedu.gNfveriiemem demeniehors
de conteste^ La restaUFatien, le gouvernement de juillet, rMpîœ,
ont connu ces heure» de dèéent&où) tout leuE souriait etpoaiiiant
lesqnelleo la sedâtâ, qu'elle. £ftt libre ou comprimée danasasaspi-
rations politiques^ reprenait^ ses fioarces' el se maînteoaît unie, fite
1S72, nous avons vu une partie du pays^. la fraction la plui.riehc,
celle qui se disain la {dus. inlimnley s'éloigner du goufemesMet
nouveau sens l'empûps de profondes défiances et refuaar de fonder
une r^uUique libérale et oeoservairiee» L'aimée sawanle» àk
s'empara/dU'peuvuH: et réclama faliiaBce de la .magistratuse pour
arrachar laFcance à. la. démocratie^ Après avoir échoué une pis-
mièro fois devant la volonté du pays^ cet effort fut renouvelé dans
des condilûms qui rendaient inévîuJUe un seeend avnrtemiiU En
qcMitre aois les libéraux, demi^feis chassés des aifaires par des ooops
imprévus, y revinrent portés par la volonté naiioaaie* A ohaq^
revanche, te mouvement éinit pins général,. rélanpluairréaiBtâ^Ie.
Quelques magistrats^ complices de maladroites tentatives, çoopco-
mirent & eux seub l'institutiQn; tout entière^
Les. hutea âeetoraieasoua le régime du suffrage univecael» quaad
le pafu:e0t en guerre aveo la hiérarchie des fbnctionnaiBesv dépo-
sent dea genaes de discordei qu^une longue période ne suffit pas à
éteindre. Les élections de 1876 et de 1877 ont enfanté des pré-
jugés et des colères qui tendent à paralyser, sur toute l'étendue da
territoire^ l'aotiou normale de l'autorité; & cftfté des dépesiiate
tA'témMiA aroiiiGiAnuB. 691
hMux dtt pottt^r tseotrél» ili^^^t formé tme lâéraréfaie de cMritéB
reliés entre eux et aboutissant au député, devenu non seulement
le fttattipe 4e rarroncKsfiiemeiit, mm 4e ^toat-puissttnt protecteur
auqttel f>a^eBDent 'les MSliehatienseonnie 4es ^atioM des «)ec-
le«r8.'llalheur «u ti^unal qui, «ur "la réqulskion de quelque im-
prudent suiietltut, a -cottâaimtié un colporteur pendant la période
du 16 «Hd ! Depuis treÎB «nts, le «colporteur est amnistié, et c'était
Jo^œ, mafis pour les jtiges, point d'attnristie! €e n-est pas assee
que le piRifuitf ait porté la peine 4e ees petrrsuttes inconsidérées.
Le 4é|i«lé'e0t devenu PaAversaire atAiarné du présidât et destteux
juges : il 4es suivra ^as leur-earrièBe^à ^fuel(|iie exttiémfté du terri-
Mvequ-lls aieftt^élé envoyés ; iffk éckeue dansisessoïfidtaiions kai-
nenseB^'iPasiieuitera «pntre 'eux ses collègues des arrondissemens
étfMgem. Batre'oux et lui, c^esi un<duel à mort. Aussi est-ce ledé-
pijMé^ui « ifliagfaié tde «rospendre l'ittMnevâ)ilité àla veflledes ^ec-
tioBfs pcrar deittoer cows à sar vengeance au moment le plus utile.
!A«K périls dont la magistrature était assaillie s'est i^outée depuis
six mm «me mse ^nouveHe. Les Ameui: décrets du S9 mars
n'étaieiit dirigés que contre les rcd^iesix; les éréttemens leur
tmt denné une 'deuUe portée, et leurs -auteurs ont Vi&n vite
«omfiis -^^iis smâent en mattn un bélier qui pouvait du même
imq» eirfonce^fes portes des eéravens et t^èlles des prétoires. Les
fois>do&t jls prétendaient nsMer leur •effraient deux voies à suivre :
ou bi«n 'dresser des procè&'^ferïMiux "ëe contravention et saisir par-
tout 4a^8tîee afin <âe faire juger là-question de-droit.cequi, en
tottle «aticm civiKsée,'est la seule issue d'un conflit légal, ---^ ou bien
agtrdebanie lutte ccmme en pays conquis, enne irecourant qu'&
la farce, 'sans ee -soucier 'des irDMinaux. Ils dioisirent te dernier
parti. Dès jes premiers jours de juflfet, les relrgîetix expulsés par
ta violence s^adressërem à la justice -de leur paifs. L'i^mpîre, lui
amet, avait commis des actes (fe-hawte pélicepour lesquels il avait
dAmé tout recours : c'est d'alors ^e' datait une jurisprudence contre
taquelle tous les esprits liiMiratii avisent protesté. Le barreau se
montra Mm moins "ému deiMKre temps. Quelques noms avaient, il
estvnû, chai^de caeip ; ifiais ta masse demeura fidèle au droit
violé. Quime cents «vocaiis,^t à%ur tète des jiœisconsultes étran-
gers il ta pK^itique, tels que M. Demolomfbe et H. Rousse, soutinrent
^'ea notrepays les lois ne oonsacraient pasplus auprofit du gou-
veroement républicain qu'au profit 4e l^empire un pouvoir arbi-
trane, et les magistrats déclarès^enten plus de vingt tribunaux que
nul ne pouvait enlever à leur compétence la connaissance des
questions de propriété, de liberté individuelle et de sanction du
domicile. Le tribunal de la Seine avaitril fait autre chose, au len-
deirain du coup d'état, quand il refusa d'incliner «a compétence
592 BfiYUE UVA DEUX H01IDB8.
devant un décret confisqaant les biens patrimoniaux des princes
d'Orléans?
Ceux qui, tout jeunes» avaient applaudi avec tous les libéraux
aux éloquentes protestations de Berryer réclamant pour le droit de
propriété un prétoire et le droit, forum et jus, ont retrouvé leur
émotion d'alors. Les tribunaux sont . demeurés fermes dans la
jurisprudence inaugurée en 1852, et cette persistance a été invo-
quée comme leur plus grand crime. De ce jour, ils ont mérité d'être
traités sans plus de ménagemens qu'une simple congrégation.
Au milieu de l'excitation des esprits, un dernier ordre de faits a
achevé de compromettre la magistrature. Le pouvoir avait projeté
d'employer les parquets pour l'assister dans les actes de haute
police qu'il méditait d'accomplir ; il aurait voulu recouvrir la vio-
lence du manteau du droit; les premiers magistrats mis en réqui-
sition par les préfets leur ont refusé tout appui. En adressant
leurs démissions au garde des sceaux, ils protestaient contre la
subordination des parquets mis aux ordres de Tadministraticm
préfectorale. Partout où leurs services furent réclamés sous uue
certaine forme, les magistrats se retirèrent. Leurs démissions
furent traitées de rébellion. La chancellerie refusa de les mention-
ner à YOfficiel et affecta de révoquer les démissionnaires, afin de
frapper de terreur ceux qui seraient tentés de les suivre, en usant
vis-à-vis des premiers d'un châtiment jusque-là exemplaire.
Sévérité vaine : les démissions redoublèrent. On suivrait à leur
trace les actes de violence morale tentés en secret par les agens
du pouvoir. 11 faut avoir reçu la triste confidence des pressions
exercées par les préfets et par les chefs de certains parquets pour
comprendre toute l'étendue des motifs qui imposaient aux hommes
de cœur une rupture avec une carrière qu'ils aimaient Enfin,
après ces négociations mystérieuses, Teipulsion était opérée. Que de
parquets se démirent le jour où les lois se trouvaient violées dans
l'arrondissement où ils étaient chargés d'en assurer la sanction!
L'exemple fut suivi avec un élan plus généreux que sage , et causa
peut-être une joie un peu trop vive aux coureurs de places et aux
amateurs d'épuration. Plus d'un procureur-général a dû être
délivré d'un grave souci en recevant la démission d'un magistrat
dont l'éloquence au service du droit eût retenti quelques jours
après dans la province. Quoi qu'il en soit, ces considérations ne
doivent pas nous faire oublier l'hommage rendu d'un bout à l'autre
du territoire par de vrais magistrats, à l'indépendance de leurs
fonctions, à la cause du droit et à la liberté de leur jugement et de
leur conscience. Noble exemple de désintéressement, bien fait pour
reposer des palinodies et des défaillances, et pour nous empêcher,
malgré nos douleurs, de maudire le temps où nous vivons!
LA lilOBltt JDDICIAIBE. 69S
Ce refus de concours ne pouvait pas recevoir l'approbation pu-
blique des conseillers et des juges sans redoubler les colères des
hommes engagés dans la guerre anti-religieuse. Les projets de loi
suspendant rinamovibilité furent invoqués comme la suprême res-
source destinée à châtier la magistrature. Les habiles insinuaient
qa'il aurait fallu ne frapper les couvens qu'après avoir remanié les
corps judiciaires. Les violons voulurent réparer cette faute de tac-
tique, et annoncèrent que du moins ils agiraient vite. Les menaces
se succédèrent, et de toutes parts les tribunaux se sentirent enve-
loppés dans un réseau de délations secrètes, pendant que Tinstitu-
tion elle-même était accablée d'un torrent d'injures proférées
publiquement dans tous les discours politiques. C'est ainsi que
s'annonçait la discussion de la loi sur la magistrature. A cette déda-
ration de guerre d'un parti tout entier se préparant à frapper l'or-
ganisation judiciaire, les tribunaux répondirent par des jugemens
qui trahissaient leur indignation.
Ainsi la guerre est déclarée. Après des années d'escarmouches,
le manœuvres menaçantes, de préparatifs alarmans, les radicaux,
Profitant de la faiblesse des ministères, ont jeté le masque. Ils mé-
iitent de suspendre l'inamovibilité dans l'animée où la chambre sera
enouyelée, a6n de former des tribunaux plus propres aux be-
H)gnes inavouables de la période électorale. Ils méditent de chas-
ser tous ceux qui ne se courbent pas devant eux et de les rem-
)lacer par leurs créatures. Us méditent de mettre au service du
)euple une légion de juristes prêts à forger à son usage toutes
bs théories de la servitude et à se faire les défenseurs de la toute*
juissance populaire, le plus corrupteur de tous les despotismes.
lous connaissons leur langage. Nous n'avons pas eu la peine de le
Ire dans l'histoire. 11 nous semble qu'il frappe encore nos oreilles,
i'état, ses droits, son autorité suprême, ses mesures de haute
]olice, sa compétence universelle et exclusive, la nécessité de forti-
1er le pouvoir contre les menées des anciens partis^ contre ces
nécontens dont la parole incorrigible ne résonne pas à l'unisson
ians le concert de satisfaction générale, tel sera le vocabulaire à
'usage des nouveaux magistrats devenus les soldats d'une cause et
ion les libres serviteurs de leur conscience et du droit. Nous en-
endons autrement la mission du juge, nous avons un autre idéal,
't c'est ce qui nous a mis la plume à la main.
I.
Le problème est complexe : pour connaître les destinées de la
magistrature, il faut savoir ce qu'elle a été parmi nous, le rôle
lou mu — 1880. 38
&M BEVm MB IDBK JldHDXa«
qu?elle ajouté depuis la r6vekitioa.{raqçai8etwriQette>8€èMtroia-
Uée où'ëUs a été suceessiTeiiieat le jeiiet des dénagogaes et des
despotes» oA elie a aoipns etpetxki tour à tour isa dîgutéy selon fK
la statue de la liberté étdt visftile'ou voilée, oik «Hea survécu aoi
trônes qoi s'écnralaieiit aviottr â^elle et vu les transfon&«lioiis
d'une .société qu'acnine un esprit aouvm». et que ^oofisem des
farces jadis inceomues» Cette étude dea aunix qu'dle a souflercs
doit ôtre tteonde en leçons» lifais il ne iMst /pas que anoe annales
soient sentes à noas fournir leurs enseignemens. Si l'étude de
rhistonre est une course dans le passé, l'étude dea institutions con-
tensporaines diez lies peuples étrangem est souvent un toyage
vers l'-avenir. Le .progrès de h. démecratiein'est pas tm lait pâni-
cuber à la Fraaoe : partout tA TaurtiviM ide l'iiminie se déploie,
son influence sur le ^uvernemeat s'aconolt en une égale mesure.
Qr la science, en mulnpliant dans des proportioae ia&des la puis-
sance de rhomme, a contribué à développer paittout son action.
Il n'est pas ufi pays du monde ^i échappe à «e flot^nontant des
institutions populaires* II est à prepos de voir à la lomiitare de
l'expérience comment les démocraties ont txaité lamagistratore,
quelles luttes, quelles difficultés se sont produites, à Taide de
quelles sotmions les peuples les plus avisés en ont triomphé, pou^
quoi d'autres ont échoué et comment il faiU concilier les institu-
tions judiciaires, dont la civilisation ne peut se passer, avec une
évolution sociale qu'il n'est pas au pouvoir de rbooame de ans*
pendre. A l'aide de ces données, avec le dooble enseignement de
nos propres espérienoes <et de cell>es des aunresinations, none pot»
rons pe^i^l^re senabler moins téméraires en reportant lesregarà
sur nouBHQQômes, vers un édifice qui a dui)i répreu<9« du leaipi,
qui a résisiié aux orages, dont l'arcbiteclure mérite ^tsus dos ref-
pecis, car il a ahrité nos pères et est plein de teurs eoavenirs, mas
qui ûcAi être accommodé aux besoins nouveaux, ma en harmons
avec les RKBurg d'une société qui a tout simplifié, tout accéléré, qv
a supprinié ia distante, mult^lié le tempe, changé les eonditioai
de kl vie, ^ ^i veut eaffin améliorer l'organisation judkisûe
Ain«, l'exemple d'un passé récent ei l'expérience d*autrd noo}
aidermt peulr^tre à séparer plue aisément 'oe qui edt pratk^ne e
souhaitable dea utx^pîes dangereuses qui porteraient le désordn
dans la justice et qui sont, 4 n'en pasdimter, l'svant-garde de Te»
prit révolutionnaire.
De l'organisation judiciaire en France avant 1789 nous ne vou-
lons rien dire. Nous ne pouvons ici môme traiter ce grand sujet,
ni en faîpe un tableau en raccourci; nous n*écrivtms pas pour «ux
qui>en ignorent les traits généraux. Parler «n une page des paile*
mens, des justices inférieures royales ou seigneucities, senit aussi
lA lUÉVOm JBMCXAIU.. 686
iautîie que de prétenAre expliquer en quelques lignes la sitaatiM
dee Juge» venr la fin de Vmicim régimei II suffib de: XBfçékr qm
]m yéiialHé éiai< le ptiocipegéiiéfai apfdiqaé: à toasleftâésee^ qM
hi>iiiagisti«lv acq«4rettr de' s» duffge^ amifi àiee tmepowmr de
leeires 4b profisiotti coyaitt q«i coulituaicDl unei pitre formalité et
qu'il 6tiJi<itçtt'par(sa€iffnpagiiieaB0qa^iBa8x^^
et par momeiie établi^ Itnittirwpmé; oeais ft'U était, admis aans
contiMe^eérieux^ aussitôt qu'il avaîA.ooniaiencé d'eaercer ses fwor
tious, ii éteil entouré desi pUia soiôdes' garaAiiea ; la charge iiua peu^
Tait deveuar vaeatttei sa vie durant^ que pac une réaignalioii volont
taire ou par forfaiture préalablement yxgéeié La rofauié n'avait
aticane laetimr sur le magîsarat ^ Oqi aiiseuvent répété: que ce sy&time
ecmtraire à toute raise» avait produit des (résultats suqfHreoaoSb. En
tous cas, il est certain qu*il vécut trois siècles, qu'il traversa, dos
tempS' d^odieuse corruption eu formam une ma^istratum qui. ht
VesemfAe des bonne» mœurBr qtn penomufia rfaonreur de ladouir
iMrtIon étrangère, rindépendânee de la courosAs^ qui sut é^e
modérée entre* és& partis viobnst ferme et sagps quand Téiait était
mené à sa* ruine < pas des imrigHUs et. des fausk Abus l'esprit de
osrps tti0p vivemenit eaeM devient aisément l'esprit de caste.:
Indépendance se lran9form& en égoîsmoi. L'institution. qui vit sur
elkHmèSMr s'épuise. Las parlemeosj à foix»' dn penser à leur intérétî
perdirent peu à peu leur cMkyïeariharizoBBt' rétrécit; àmesur^e
que la n&A&ù attendaHda/fantafgede leur iaitiatsvef ils s'attacbiK
rent plus vivraient à leurs'prinlégess aunioment où ils se cnûyatmit
leplttspopalairos, ito dîipaniittit eune laissant à la royauté. que la
craintd de voir renaître les empiéleBMDs d'une opposition: taquine^
ait> peuple que le désk* d'une justice pke simple^ plus rappcoebée
et i^us économique.
Les cabîers des étstfiis^énéraui contenaient les mêmes vœux d'une
estrémité à l'autre de kt FV^ance. Les jundictiom trop Aombreusea et
mal répattiesr la «enfusioQ e< les conflits de compéleacesi eacâlaient
les doléances qui reparaissaient Boua toutes les formes et qui téaioi«-
gttsâeni dTuki impérieu besoin, d'unité. D'un si grand accord devaât
sortir une prmnpte étude» Un instant^ L'assemblée constiittanie put
croire^ en emendant Bergasse, le 17 août 178ft, qu'elle avait trouvé
et alfaîit créer d'un coup de baguette l'organisation judiciaire qui
convenait à la France isaœ de la révolution. Hais la Providence
ne dispense pas les bommes de l'effort y et l'enfantement de nos
institutions deiuit cokter d'autres douleurs» Il fallait dix années de
tro«d>les pour que le plan large et symétrique proposé par Bergasse
préviâût : justice indépendante^ n'étant la propriété ni du seigneur
m du juge, tribunanx rappraobôs du peuple, défense aux magis-
trats d'^npiéter sur les autres pouvoirs, pi;d>licité de l'audience,
606 REVUE DBS DEUX MONDES.
création de trois degrés de juridiction, des juges de paix répandus
dans les campagnes, un tribunal par district, une cour supérieure
par province, des magistrats inamovibles et nommés par le roi sur
une liste de trois candidats présentés par les assemblées provin*
ciales, tels étaient les principes, alors nouveaux, proclamés trois
mois après la réunion des états-généraux et qui semblent aajoar-
d*hui l'écho presque banal d'une vérité démontrée. Ce projet, qui
nous offre la pensée de la nation dans ce qu'elle avait de plus pur,
fut battu en brèche par ceux qui voulaient tirer des événemens
toutes leurs conséquences. Ce serait écrire une page de l'histoire
de la révolution, et ce ne serait ni la moins neuve, ni la moins inté-
ressante, que de tracer le résumé des mémorables débats qui s'en-
gagèrent sur l'ordre judiciaire. Dès le commencement de 1790,
Thouret proposait, au nom du comité de constitution, le choix de
deux candidats par tous les électeurs du district ; bientôt cette der-
nière concession ne suffisait plus et, après une discussion que per-
sonnifient les noms de Cazalès, de Bamave et de Mirabeau, l'àec-
tion directe des juges était votée par 503 voix contre i50.
Ces discussions solennelles, dont le temps, après un siècle, n'a
pas affaibli l'éclat, aboutirent à une organisation judiciaire dans
laquelle figuraient les juges de paix, les tribunaux de district, le
jury criminel et le tribunal de cassation, mais d'où étaient exclues
les juridictions d'appel, les recours étant jugés par les tribunaux
de districts exerçant sur eux-mêmes une révision mutuelle. Ce fut
dans l'hiver de 1790 à 1791 que fut mis en mouvement le sys-
tème électif qui viciait si profondément la nouvelle organisation.
Les assemblées primaires composées de tous les citoyens actifs
âgés de 25 ans, domiciliés depuis un an dans le canton, et payant
une contribution directe de la valeur de trois journées de travail,
élurent leurs juges de paix ; elles choisirent en outre, à raison
d'un pour cent citoyens actifs, l'électeur du second degré parmi
ceux qui payaient une contribution égale à dix journées de tranil.
C'était la centième partie des citoyens qui nommait les juges.
Dans le plus grand nombre des départemens, les élections furent
compromises par l'indifférence ou par la passion, d'où sortirent des
incapables ou des violens. On se tenait pour heureux quand le
juge n'était que médiocre. A Paris, où les ardeurs politiques
étaient si intenses, sur 90,000 citoyens actifs il n'en vint que
18,000, mais c'étaient les plus honnêtes bourgeois de la viUe.
Ils désignèrent 900 électeurs du second degré. Au lendemain de
la fédération, les violences populaires n'avaient pas encore aigri
les cœurs. La première élection fut fsdte avec l'entraînement naïf
des enthousiasmes de 1789. L'élite des électeurs de Paris, choisis-
sant l'élite des jurisconsultes, envoya au tribunal des membres du
LA BÉFiiRHR JUDICIAIRE. 507
piriement, du conseil d'état et des avocats tels que Troncbet,
Target, Treilbard et Duport. Aussi ne tardèrent-ils pas à devenir
suspects. Ils ne siégeaient pas depuis un an que les orateurs popu-
laires demandaient le renouvellement du tribunal. C'est le vice de
l'élection des juges que la durée la plus brève du mandat parait
tonjours trop longue à la foule des justiciables impatiens de
changer les hommes et d'exercer ses vengeances. En peu de jours,
lesccmditions de l'électorat furent supprimées, les faillis, les insol-
vables, les étrangers môme devinrent électeurs, et les tribunaux furent
dissous. Élus en janvier, installés en avril 1793, les nouveaux ma-
gistrats désignés par les sections furent aussi médiocres qu'obscurs.
A c6té de quelques hommes de loi, on rencontre les professions
manuelles les plus diverses. Deux mois après, les plus ardens ré-
clamaient des scrutins épuratoires. Le gouvernement révolution-
naire était installé, et la convention, cessant de recourir aux élec-
tions, se chargeait de pourvoir aux vacances. Après la chute de
Robespierre, le tribunal renouvelé vit rentrer dans son sein quel-
ques lumières, puis la constitution de l'an m ramena le régime
électoral de 1791.
La réaction contre la terreur fut si vive que les élections de 1797
remplirent les tribunaux de royalistes. Le coup d'état de fructidor
se hftta de les en éloigner, suspendit l'élection et conria de nouveau
le choix des juges au gouvernement, qui peupla dès lors les tribu-
naux de ses créatures, singulier mélange de révolutionnaires
calmés et de royalistes dissimulant leurs espérances. Cependant
la justice cherchait à reprendre son cours régulier. Le 1 8 bru-
maire seconda cet effort en rétablissant à tous les degrés cet ordre
dans les esprits et dans les institutions que la France, lasse de
l'anarchie, ne croit jamais acheter trop cher au prix de sa liberté.
Avec la constitution de l'an vui et la loi organique qui la suivit, les
corps judiciaires furent constitués. Juges de paix en chaque canton,
tribunal de 'première instance en chaque arrondissement, tribu-
naux d'appel au nombre de vingt-neuf et au sommet tribunal de
cassation, telle était la hiérarchie régulière créée au commencement
du siècle. Les ^mensonges d'une élection judiciaire soumise aux
fluctuations politiques furent écartés : ce qui avait pu réussir, au
souffle de 89, n'avait cessé depuis de donner des juges animés de
l'esprit de faction, tantôt dévoués à la terreur, tantôt aux eone-
nûs de la révolution. Après trois expériences, les partis étaient fati-
gués de l'élection. Néanmoins le premier consul la conserva pour
les juges de paix, afin de ne pas heurter les révolutionnaires. Les
résultats en étaient déplorables : u Les juges de paix sont en géné-
ral mauvais, » assurait Fourcroy, envoyé en mission dans l'Ouest,
tt Ils abusent de leur nomination par le peuple. » — « Ib sont très mau-
50S Bfinm OBS DE0X KOlIftBdf
vais; âcrÎTatt du Mldf tm autre- conseffler (TéC&t; Des viltes'tellss
qu'Ait ûuf Héroeilte, oh iV erufc été sif facile db &ire et bons chaîi,
ont poiST' jûges' dbpaiir de dimpties ouvrier» qcti sont saB9 lumiireff
et sans considiératicm'. » Aussi, loraque 1^ géàéraP Bb&Bpaiter demt
consul k vie prescrivil^l que rassemblée poriinedrâ présttiferait
deux candidiata à soct agréteent:
Eh réorgamsant la mtgistratum, la Constitution di^l'tovBi
n*avait pas manqué de prochmier' te principe de rinainoyi&{5t€;
mais il est de Fessence des pouvoirs absolus de ne pouvoir s'en'
accommoder longtemps. La' sécuritë des jugea était complète
en 1807, lorsque rempareur ordonna une épurai&on génénfed!»
couns^ et trU)unaux; EFne commission* dé six* sénateurs fht* chargée
d*eiaminer les dbssiers, et la nonnnation dé plus^ de soixante ma**
gîstrats fut' révoquée. Pour Tavenir, pwtiair le sénatus^eoasolte,
« les provisions^quimstituaient'Ies'juges & vie ne'sersient'dKfivrées
qu'après cinq années' d'exercice âe leurs* ftnctianff, sr Fempemn
reconnaissait qu^ils mërrtent df'étre maintenus' dkns leurs -ptétccs. «
Trors^ans^ après, sous le prétexte de réndi*e aux cour? impériahs
un peu de l'éclat des parlemens, une nouvelle et plus large* é^"-
tion fut faite. Q^iinze magistrat» ferrent écartés dbns Ik seule tm
de Paris. Ainsi, deux êKminatibns arbitraires à trois amiées finter*
valle, l'inamovibilité promise comme récompense indiviâuelle, telAr
était la situation préuaire des magistrats, lèrs dfe llnst^dtaton
de 181».
IL
Bouleversée parla révolution; fikçonnée par' l'empire, qui faraft
brisée et refaite à sa fantaisie, la magistrature était ooDorposée)
en 1811, des élémens les plus* dissemblables. On^ comptait duia
son sein quelques-uns des rédacteurs du code; qui' consacrûent
leur vie à l'interprétatiofn dés lois^ qu^îls avaient eu rhottseur
d'écrire, d^anciiens membres de k convention appliquant autant
de soin à se faire oublier qu^lls^ en avaient mfs à jse faire craindre,
des jurisconsultes de f ancien régime acceptant sincèrement la noo*
velle législation, apportant leurs lumières dans lésjquesptrons encore
nombreuses qui' devaient être tranchées par les règles du . drt)H
coutumier combinée avec les principes du code, enfin des jttris-
consultes d'origine étrangère amenés à Paris par droit de conqaéte,
siégeaient auprès des Français, éclairant de leur intelligence le
conflit des droit» mêlés par la guerre. L'application régulière à un
travail commun av^it rapproché sans les fondre ces élémens divers.
Les maux de la guerre, en s'amoncelant sur la France,^acbevaient
d'unir les sentimens. La conscription avait porté rexaspération
LA AÉfOBMB JQDICIilBE. £00
dans le aeïn de toutes les familles. La magistrature, natureUement
eimemie des armes;, aspirait plus qu'aucune autre classe de la
nation au rétablissement de lapaix. L* arrivée subite iles Bourbons
sembla une délivrance, elle n*hésita ^pas à saluer le pouvoir nou-
yeaa. La cour de cassaUon donna l'exemple. Dans la matinée du
3 avril, trente-cinq de ses.membres (sur 51) rédigèrent une adresse
dans laquelle la cour, ne se bornant pas à adhérer à la déchéance
votée par le sénat et annoncée depuis la veille, a exprimait Tespoir
qne la France trouverait enfin le repos à Tombre de ce sceptre
antique et révéré qui, pendant. huit siècles, avait si glorieusement
goayemé la France. » Le Moniteur du à enregistrait ce document,
le premier qui contint dans la feuille officielle une allusion à la
maison de£ourbon.
i'impuLsion était donnée; le lendemain, le procureur-général et
jdusieurs retardataires adhéraient publiquement. La cour de Paris,
dans un arrêté portant le nom de Séguier, invoquait les lois fon-
damentales et appelait au trône le descendant de saint liouis, pen-
dant que le tribunal de la Seine proclamait son adhésion et ses
vœux. A rheure où les magistrats agissaient, Paris ne connaissait
pas la défection du Marmont. Les trois compagnies judiciaires qui
s'assemblèrent au palais de Justice de Paris cédaient donc à la fois
à la lassitude générale et à un sentiment qui leur était propre.
Ce qui confond au récit des actes, à la lecture des harangues de
ces premiers Jours, c'est l'unanimité de compagnies, dans les-
quelles des procureurs-génécaux, tels queVerlin, des conseillers
et des avocats-généraux qui, à la convention, avaient voté la mort
du roi, s'empressaient d'acclamer le frère de Louis XVI. Le mouve-
ment fut tel que te Moniteur n'eut à enregistrer ni démîission ni
révocatûm. Les gens des parquets demeurèrent tous à leur poste»
Les^hommes sages qui conservaient l'ei^rit libre au milieu de ce
bouleversement n'ét suent pas sans appréhensions en se demandant
ce-qu'allait devenir l'institution de la justice impériale, si différente
des anciens corps Judiciaires. Où s'arréterait-on dans ce retour
verj^j^e passé dont les plus ardens donnaient le signal? les esprits
poUtiques qui conduisaient les événemens avaient senti le péril et
tenté dès le premier jour de let^onjurer. En précipitant la rédac-
tion en quelques heures d'une constitution parlementaire instituant
une monarchie contractuelle, M. de Tàlleyrand avait pris dans
l'ordie^politique les seules précautions que permissent nos défaites.
Quel que fût le sort éphémère de cette constitution, elle servait de
plan, posait des bases et formulait en réalité !es conditions aux-
quelles^la société française issue de la révolution et deTempire
acceptait la restauration de l'ancienne monarchie. A côté de l'afiir-
mation^alors utile que a nul ne pouvait être distrait de ses juges
000 REVCE DBS DEUX MONDES*
naturels, » la constitutioû stipulait des garanties sérieuses ; le jury et
la publicité des débats criminels étaient conservés, la confiscation
abolie (art. 17), les cours et tribunaux ordinaires étaient déclarés à
vie et inamovibles, les commissions et tribunaux extraordinaires
étaient supprimés et ne pouvaient être rétablis (art. 18). Enfin, pour
consacrer l'indépendance judiciaire et lui donner une sanction, toutes
les juridictions étaient investies du droit de proposer au roi trois
candidats pour chaque place vacante dans leur sein ; le roi devait
choisir l'un des trois ; il était libre de nommer sans condition le
premier président et les membres du ministère public (art. 19).
La charte u octroyée » de 181A ne fut donnée qu'un mois plus
tard. Elle contenait des restrictions qui apparaissent en rappro-
chant les deux textes. Assurément l'esprit modéré du nouveau roi
était fait pour comprendre M. de Talleyrand; mais, autour^de lui,
ses amis, dès les premiers pas qu'ils avaient faits sur le sol de la
France, avaient marché de surprise en surprise. Rien ne les éton-
nait davantage que cette hiérarchie symétrique de tribunaux régu-
lièrement superposés et portant sur toute l'étendue du roy^aume des
noms semblables qui ne rappelaient ni les parlemens, ni les^bail-
liages, ni les justices diverses dont le mélange pour nous si confus
semblait à leurs yeux plus simple que ces innovations, images[par-
tout blessantes d'une révolution détestée. Us ne se laissaient^pas
fléchir par le spectacle étrange que donnait de toutes parts la sou-
mission des corps judiciaires; comme ils poursuivaient une^ésur-
rection complète du passé, ils introduisirent dans le texte tout ce
qui pouvait la faciliter sans blesser trop ouvertement la récente
fidélité des magistrats.
« Les juges nommés par le roiy portait l'article 68, sont inamo-
vibles. » C'était annoncer que la restauration allait être suivie d'une
investiture nouvelle qui donnerait seule aux magistrats leur carac-
tère indélébile. On avait jugé inutile de proclamer Tindépendance
du pouvoir judiciaire; on y avait substitué l'aflirmation^que toute
justice émane du roi. Les cours et les tribunaux ordinaires étaient
maintenus; mais, en déclarant qu'il n'y serait rien changé qu'en
vertu d'une loi, on accordait une garantie doublée d'une réserve.
L'interdiction de créer des commissions et tribunaux |extraordi-
naires était suivie de l'indication, que sous cette dénomination
n'étaient pas comprises les juridictions prévôtales si leur rétablis-
sement était nécessaire. Le jury était conservé, tout en laissant
entendre a qu'une plus longue expérience » pourrait le faire mo-
difier. Enfin, la présentation par les compagnies judiciaires, de
candidats soumis à l'agrément du roi n'était pas accordée par la
charte.
En résumé, si le pouvoir nouveau consentait à maintenir Toiga-
ul héfqrmb judiciaire. 601
nisation judiciaire telle que l'avait créée l'empire, il avouait par
une série de réticences habiles la secrète pensée d'en modifier
l'esprit et d'en épurer le personnel.
A ces indices fâcheux vinrent se joindre d'autres causes d'alarme.
Le bruit se répandit que des enquêtes étaient suivies secrètement
sur le passé des magistrats, sur leurs opinions, sur celles de leurs
proches ; aucun juge, aucun membre du ministère public n'était
atteint, mais tous étaient menacés, et la sécurité n'était réservée
qu'aux royalistes qui avaient fait montre de leur dévoûment. On
ajoutait que les institutions judiciaires allaient être profondément
modifiées. La chambre des députés, qui avait pris dès la chute de
l'empire le sentiment de ses devoirs, se fit bientôt l'écho de ces
inquiétudes. Le 25 août, M. Dumolard proposait de supplier le roi
par une adresse d'accorder sans délai aux juges du royaume l'ina-
movibilité promise par la charte. II rappelait que le salutaire prin-
cipe de rinamovibilité n'était pas une de ces idées vagues que Ton
publie, puis que Ton ajourne, a II nous faut, sans suspension et sans
retard, s'écriait-il, des juges inamovibles par le même motif qu'il
nous faut un roi inviolable, une chambre des pairs, une chambre
des députés. » C'est à la a presque unanimité, » constate le Moni-
teur, que furent votés la prise en considération, l'impression et
le renvoi aux bureaux de la proposition d'adresse (30 août 18iA).
Le ministère ne pouvait conserver de doute sur l'issue du déba
qui s'engagerait après Texamen des bureaux. La plupart des mi-
nistres partageaient d'ailleurs les convictions de la chambre. Mal-
heureusement M. Dambray, dont l'autorité comme chancelier était
prépondérante, avait des arrière-pensées d'une tout autre nature,
et, auprès de l'abbé de Montesquiou comme autour des princes,
s'agitaient les émigrés, moins ardens à réclamer des places pour
eux-mêmes que résolus à poursuivre de leur haine les institutions
nées de la révolution et à torturer le sens de la charte jusqu'à ce
qu'ils eussent anéanti tout ce qu'elle n'avait pas expressément sauvé.
Comme il fallait ne pas se laisser gagner de vitesse par la chambre,
les partisans de l'ancien régime se hâtèrent d'examiner les divers
projets de réforme judiciaire. On pensa d'abord à supprimer la
cour de cassation et à rétablir sous le nom de grand conseil un
corps qui, réunissant le conseil d'état et la cour suprême, eût fait
ressusciter l'ancien conseil du roi. Puis on se demanda si, en main-
tenant l'institution des cours royales, elles ne pourraient pas être
rehaussées par des privilèges qui leur rendraient l'éclat des parle-
mens, sans leur menaçante influence. Il n'est pas jusqu'aux justices
de paix dont on ne pensa à modifier le caractère en les soumettant à
l'autorité des grands propriétaires, qui auraient retrouvé dans les
institutions nouvelles Tonibre des justices seigneuriales.
602 RETDE DES DEUT HOin>E?.
Hais Louis XVITI prenait au sérieux sa promesse de m rien
changer à l'organisation établie, et d'ailleurs son esprit mesuré
goûtait peu ces bouleversemens. Aussi ajournait-il les projets suc-
cessivement élaborés par le chancelier. Au milieu de ces tîraine-
mens le temps fuyait, et la date habituelle de la rentrée judiciaiiie
s'était écoulée sans que l'institution attendue eût été donnée. Les
tribunaux commençaient à muromrer : on faisait remarquer cpe
partout en France la justice était rendue par des juges amovîMes.
Ainsi la restauration, en ne sachant se décider en aucune question,
montrait cette impuissance qui multipliait les mécontent et pré-
parait de nouvelles catastrophes.
Les députés perdaient patience ; ils allaient voter l'adresse pro-
posée par M. Dumolard, lorsque, le 21 novembre, Fabbé de
Montesquiou; apporta à. la chambre ua projet qui, au travers de
mesures sages, laissait deviner quelques-unes des pensées secrètes
du ministère. Réduire de douze membres la cour de cassation,
dont la compétence territoriale était restreinte conoune la IVanœ
elle-même, n'avait rien qui dût surprendre, mais, au lieu d'opérer
par voie d'extinction, on laissait entendre qu'on choisirait les
membres à exclure, faisant ainsi peser sur toute la magistrature,
après six mois d'inaction, là menace contenue dans la charte. Enfin
le chancelier, par un retour à l'ancien droit, pouvait présider les
chambres de la cour de cassation. Ce projet, habilement ré£gé,
donna heu à une discussion qui révéla bientôt la pensée qui Tvmi
inspiré.
Le remarquable rapport de M. Flaugergues, lu à la chambre le
17 décembre, dévoilait dès le début les passions rétrogrades qu'il
s'agissah de combattre : « Ce fut, osaît-il dire, une grande folie,
en 17 W, de croire que, pendant les siècles qui venaient de s'écou-
ler, nos aïeux n'avaient rien imaginé de bon et qu'il fallait tout
détruire. C'est une folie pareille, en 1814, de croire que, pendant
les siècles d'efforts et d'événemens accumulés dans les cinq derniers
lustres, nous n'avons plus rien inventé de meilleur, et qu'il* faut
rétablir tout ce qui existait avant la révollitîon. » La leçon était
sévère et présageait la fermeté- du rapport. Sur le principe môme
de la loi, il n'élevait aucune critique. Avec la diminution de terri-
toire, les travaux de la cour de cassation se restreignaient. Le
rapporteur allait jusqu'à concéder que le choix royal devait
présider à la réduction, pourvu que Tinstitution ne fût plus
ajournée; la France attendait impatiemment le moment où, par
Tinamovibilité, elle jouirait enfin de l'indépendance de ses juges.
B fallait se souvenir que « Bonaparte la promettait sans cesse et que
sans cesse Bonaparte !a refusait. » M. Flaugergues ne se bornait pas
à tirer une leçon de ce souvenir : il rappelait que le conseil des
perdes détruit en ITiOO. avait semblé serrir de modèle au laiius-
tère.A la cour de casBition, qoi se seutait mraacée, daas la pvesaç,
dana lea hrcM^hures, ou x^pétail que la oeur aupriâyne n'était plua,
daD8 la pensée ides 4aiiQÎâtripa, qu'une Motion du conseâl .du.coiiet
que Je projetlKMit enlier n'iétaitque rairaBftt-cfiureur de mesures^en-
daatià détmiretOios iîiialiitutionB dTJlea.
. La .discuiaioB (répondit dignement à l'éMtMien publique. LeaiMir-
tisans de la loi a'eibroâseot d'amobdnr ia poiiée 'du projet loûns-
ténel , jnak tIeurB iviolentes attaques contce le rapporteur trahissaient
kufs ^lesseina ; les souvenirs du conseil du .rd^ si décrié que nul
ne prit sa db^fense, et par-tdeasus to«t rîminixtion du cbaneelier
dans radminiatration die la justice» domnèirent lieu aux plus viv^s
critiques. A raffirmatioo qu'il était permis m. roi de juger ou de
dâéguer ,k tp bon lui sendiilait la justifie, que te chancelier nommé
par ime ordonnance Antérieure à la rentrée de Louis XVIU à Paris
possédait un pouvoir supérieur à la charte, autorité qu'il tenait de
la tradition monaroUque, M. Elaugergnes et ses collègues n'avaient
pas de peine >à répondre que la justice^ ésaanant du roi, ne pou-
vait être sans despotisme exercée par lui, que le chancelier ne
tirait de,aa ohaïf^ d'autre pountoir que ceux canférés par la charte,
au-dessus ide. laquelle nul ne pouvait se prétendre. 11 est aisé de
concemir, eans qu'il soit besoin d'insister^, quelle devait être l'in-
dignation, noa-^BuIement d'esprits libéi^ux, mais d'hommes hon-
nêtes et de bon aens contre un système qui, par la plus étrange
coniwion des pouvoirs, faisait du chancelier, du chef révocable de
la ma^pstrature, personnage chargé temporairement d'une fonction
poUtiuque, le président d'un tribunal suprême* souverain juge des
compétences et du droit (1).
La majorité ne peroût pas .au chancelier de devenir le juremier
président amovible de la cour de cassation. Quant à la séduction de
la €Our de caasation, «lie fut accordée sans difficulté» Restreinte à
eestenaies, la loi aurait dû ôtne portée sur-le-ichamp à la chambre
des pskirs, si le cabmet avait eu en réalité pour objet défaire réduire
le chiffre exagéré des magistrats. Il préféra trahir ses vues secrètes
en hûasant tomber un projet qui, d^ouillé de certuns .articles,
perdait tout intérêt à ses yeux.
II n'y avait plus de raison d'ajomner l'investiture. Le 16 février,
on se décida enfin à publier la liste ;de la cour de cassation : H. de
Sëze, le seul survivant des défenseurs de Louis XTI, nemplaçait le
(1) n est bon de Toir comment, an court de cette mémorable diBcauioo, on signala
à quels monstmoiix abus pourrait conduire rintervention du chancelier^ seul juge ré-
▼ocable en des affaires d*intér6t politique où il pourrait vouloir, au profit d*on iat6Kt
ministériel, soit entraîner les Juges, soit peser sur eui, soit départager par sa TOix nu
trIlranaljdiTifé qui héaherait. (Séances du 23 au S7 décembre 4614.)
60A RETUB DES DEUX M0in)E8.
premier président Muraire, mis à la retraite. Huit conseillers, dont
quatre régicides, étaient exclus. Merlin était écarté. La cour de
cassation achetait au prix de ces épurations la garantie définitife
d'une inamovibilité qu'elle n'a plus perdue. Le & mars, la cour des
comptes recevait l'investiture dans une séance solennelle, et le
chancelier déclarait que le roi n'avait en aucun changement à faire
dans la composition d'une cour dont tous les magistrats étaient
dignes de « recevoir le sceau de l'inamovibilité. »
A l'heure même où, sous les voûtes du palais de justice, le chan-
celier Dambray recevait paisiblement le serment des membres de
la cour des comptes et écoutait les harangues des magistrats que
l'empire avait nommés et qui n'avaient pas assez d'objurgations pour
le maudire, Napoléon était depuis trois jours sur le sol de la France.
Pour le succès de sa téméraire entreprise, il était attentif à se ser-
vir de toutes les causes de mécontentement soulevées par les Bour-
bons. Dès ses premiers pas, il trouva la magistrature si blessée
des hésitations malveillantes du gouvernement, les doléances des
cours de Grenoble et de Lyon furent si vives qu'il voulut leur don-
ner satisfaction par le premier décret impérial qu'il signa à Lyon,
le 13 mars. « Considérant, dit-il, que par les constitutions de l'em-
pire les membres de l'ordre judiciaire sont inamovibles, il est
décrété que tous les changemens arbitraires opérés dans les cours
et tribunaux sont non avenus. » Telles avaient été les incroyables
maladresses de la restauration qu'avec les intentions les plus
droites, la résolution la plus ferme de donner aux justiciables et
aux juges des garanties d'impartialité que n'avait jamais connues
le despotisme, elle permettait après onze mois de pouvoir à l'auteur
des décrets de 1807 et de 1810 de se dire le protecteur de l'ina-
movibilité. Il est vrai que, dès le lendemain de son arrivée à Paris,
il révoquait le premier président Séguier et le président Try, don-
nant ainsi un démenti au décret de Lyon. Les destitutions ne suffi-
saient même pas : comme un conseiller à la cour de Paris, alors
obscur, M. Decazes, avait refusé de se joindre aux félicitations offi*
cielles, il reçut un ordre d'exil.
Les adresses des cours impériales se succédèrent; mais par une
nouveauté qui devait surprendre les oreilles du mattre, les magis-
trats acclamaient non-seulement l'indépendance nationale, mais,
fidèles échos des convictions de la bourgeoisie française, ils appe-
laient de leurs vœux les libertés publiques, et l'établissement des
garanties constitutionnelles.
L'acte additionnel aux constitutions de l'empire, en déclarant
que les juges étaient inamovibles et à vie dès l'instant de leur nomi-
nation, ajournait encore pour les juges en exercice le bénéfice de
l'inamovibilité jusqu'à la collation des provisions, qui devait avoir
LA BÉFORME JUDIGUIRE. 605
lieu avant le 1^ janvier 1816. Âin^, ni Tempereiir, ni la restaura-
tion ne se résignaient à abandonner leurs droits en mettant le sceau
à rioamovibilité. Dans la nouvelle chambre des représentant,
beaucoup de magistrats furent élus ; à part quelques exceptions,
les représentans sortis de la magistrature pour siéger à la chambre
n'étaient ni des courtisans de l'empereur, ni de chauds partisans
des Bourbons : ils n'avaient de passion profonde que pour le réta«
blisement d'une paix qui garantirait Tindépendance nationale et les
institutions civiles de la France nouvelle.
Avec la fin du règne éphémère des cent-jours reparurent les
projets de constitution. Celui de M. Lanjuinais reproduisait à
l'égard du pouvoir judiciaire les formules de la charte, en n'y intro-
daisant qu'une précaution relative à un délai de trois mois dans
lequel devait être conférée aux magistrats cette inamovibilité qu'on
avait pris l'habitude de promettre sans jamais la donner. Tel était
sur ce point le sentiment public que, le 5 juillet, quand la chambre
des représentans, alarmée du retour des Bourbons, voulant à tout
prix prévenir les périls d'une restauration sans conditions, fit une
sorte de déclaration des droits dans laquelle elle énumérait la suite
des garanties qu'un prince, avant de monter sur le trône de
France, devait, par un contrat solennel, jurer d'observer, elle
inscrivait dans ce pacte constitutionnel le principe de l'inamovibi-
lité des juges.
Ces projets ne laissèrent point de traces : quelques heures plus
tard, Louis XYllI rentrait aux Tuileries. Il ne s'agissait plus désor-
mais que de savoir si les Bourbons auraient tiré de l'étonnante
aventure des cent-jours une leçon, ou s'ils montreraient la même
incapacité de gouverner. Leurs premiers actes furent modérés.
Dans le cabinet présidé par M. de Talleyrand, les sceaux étaient
confiés à celui qui, de tous les hommes politiques d'alors, joignait
en sa personne le plus de qualités diverses, au plus jeune des sur-
vivans de l'ancien parlement, au brillant conseiller d'état de
l'empire, à M. Pasquier, qui, après s'être rallié à la première i*es-
tauration, avait refusé de servir pendant les cent-jours et su résis-
ter à toutes les séductions de l'empereur. Par la modération de
son esprit et le respect en quelque sorte héréditaire qu'il professait
pour la justice, M. Pasquier était plus capable qu'aucun autre de
conférer rapidement l'investiture qui devait être enfin le point de
départ de l'inamovibilité en notre pays. Le 18 septembre, la cour
de Paris fut instituée avec un certain éclat. Si la chute du ministère
Talleyrand Tempêcha de continuer lui-même cette œuvre de
reconstitution, M. Barbé-Marbois, son successeur dans le cabinet
présidé par le duc de Richelieu, s'y voua en cherchant à atteindre
le même but. Le tribunal de la Seine et la cour de Lyon reçurent
606 REVm DBS BEVZ 1IOV»Ei«
riBstittition le 1 s et le 26 oetobre. Cinq juges* à l^arts, skraueii-
lers à Lyon étaient écattés on adnm à la rertraite. 'I/eiclBsîoB'firap*
poat environ nn dnqitiènie dans tinque oowpagnle. C'étaU <rop
à nos yeux, mais trof]^ peu an gréées piasions iâexe> temps.
Depvis <q«elq[Q»s jours & |»eine Àait «ssemUée la «oanUe
diftoAre qne Louis îtill avait qualifiée dans «m mouvemait de
joie malicieuse «et qve l-lii&toire devait nommer après loi a la
ciiambre introuvable. « ÉUis dans un acoës d'enthousiasme loyir
liste, les députés apportaient dans leurs cœurs tes Miiâiieos
les mcmis pétitiques : la colère et le désir de la veogeufie.
A leurs yeux, i^ èharle était une ooncession arrachée à la
faâbtesse, le iretonr ftrionipbant de Tile d*Elbe une conspiration
qnela tolérance du toi avait seuiferte, et qui du moins défait
éclairer les vrais amis de la monarchie sur la nécessité de reMi-
oer aut deflafi'4nefittre8 et aux pardons. Il Avait soffi des éfecttons
potar faire tomber du pouvoir les TaHeyrand, lies Gouvion-Saint-Qjr
et les Pasquier; oe n'était, à les entendrâ, qu'un premier pas : il Û-
lait chasser tous ceux qui avaient servi l'usurpateur . Dne épunaûon
sévère, portant «ur toutes les administrailîons, était le premier devoir
que l^assemblée eût la mission d'imposer à la clémence ua poi
débonnaire du roi. On venait de voir des exemples de safaiUetae.
Non-seulement on n'avait pas remanié la cour de eassatios, qui
avait salué, au lendemain même de l'investiture royale, l'usorpa*
lion du SO mars, mais l'institution venait d'être accordée à la cour
de ?aris 'et par le nouveau ministère au taribunai de la Seine et à b
cofur de Lyon, eans que des membres indignes, OMverts par k poa-
sesmon, en eussent été chassés. Ce n'était point seulement une Ai-
blesse, c'était un défi. La chambre devait le relever.
Telles étaimt les pensées qui agitaient ia majorité des députés et
dont M. Hydede Neuville se fit Toigane; il annonçai dès le 13 octo-
bre, qu'il comptait user de son initiative pour demander la réduction
des tribunaux. Sa proposition, développée à la tribune le 3 novem-
bre, avait au fond une tout autre portée. La diminution du noodire
des magistrats n'était, alors comme aujourd'hui, qu'un piétexle,
l'épuration poursuivie par un parti politique au profit de ses passions
était le but. Le cabinet ne pouvait s'y tromper; il était résolu à ns
point devenir rinstrument des vengeances «t se prépara à résister.
M. Hyde de Neuville avait proposé de réduire les cours royaks
d'un tiers «t les tribunaux de moitié. Il soutenait qu'en 1789, ptW
remédier à la trop grande étendue du ressort des pailemens qoi
donnait lieu à des « abus peu importans, » on s'était précipité dans
un excès contraire ; qu'on avait multiplié les sièges pour donner
satisfaction i la « manie des places, * qui est un des maux insé-
parables de la tyrannie.
hk «nOKMS JQMCIAIBB. 607
La aeooDde piortie de la proposkioii poftût qae u Sa Majesté
sQmU stip^ée desuspendire pour use aonte rmstitutioo royale des
^0098 qui doivent eocoposer définitiTement ha triboiiaax.i) Hé Hyde
d& Meaville reconaaisBait ce qu'avait de délicaC une résolution qui
était âXL fond un aote de défiance contre ]£. Pasquier et M* Bari^é*-
Harbois ; « mais le roi ne pouvait ignorer: qse tous les bons esprits
en Fmnce étaient eCrafés de voir accorder avec précipitation,
d'avoir vu donner (il fallait avoir le courage de le dire) f institution
royale à des bonunes indignes ^ni avaient profité d'une méprise. »
L'auteur de la proposidan ne voulait pas aller chercher ses exeoa-
pies dans tes actes- accomplis par Bonaparte, mais nul n'ignorait
qa'il avait suspendu l'inamovibilité pendant cinq ans. N'était-ce
pas quand les passions étaient en mouvement qu'il fallût deman*
der au temps le soin de les calmer? Si l'on objectait qu'un içour-
neaiMit de l'iastitution était une menace, il serait facile de répondre
qu'au contraire, a la crainte de perdre son emploi et de n'être pas
confîmè engagerait le juge à redoubla de zèle dans l'exercice de
ses fonctions» » {Moniteur du 5 novembre 18J5.)
La mesure ne présentait point d'équivoque. Au moment où le
d^tè du Cher développait sa proposition, l'ordre judiciaire ne pos-
sédait qu'un titre précaire, moins trois cours et un tribunal insti-
tués par le roi auxquels il fallait ajouter certains magistrats indivi-
dneUement nommés par ordonnance royale. Si le projet était
accueilli, les magistrale régulièrement investis seraient dépouillés
du caractère dont ils avaient été revêtus et, partageant le sort des
autres compagnies judiciaires^ ils verraient reculer d'une année une
garantie annaneée depuis quinze ans et promise en vain depuis dix-
neuf mois.
Les députés de 1815 se saisirent^ du projet avec joie et lui don-
nèrent une portée qui, sous la parole hautaine du rapporteur,
M. de Bonald, n'aUatt à rien moins qu'à menacer dans leur ensemble
l'organisation judiciaire et les bommes qui la composaient. Ne
déguisant- pas son dessein de rapprocher les cours royales et les
tribuuaux de ce qu'étaient jadis les parlemens, les baiffiages et les
justices! locales, M. de Bonald traçait un séduisant tableau de la
justice sons l'anden régime, osait affirmer que le nombre des juges
s'était considérablement accru, soutenait que les codes offraient
dux ignomns les moyens de multiplier la chicane, tandis que les
procès étaient favorisés par un accès trop prompt auprès des tri-
btnaox, qu'il étût nécessaire de reconstituer les grands corps judt-
âaires, de dinûnuer le nombre des cours pour augmenter les com-
pagDfies; qu'il importait peu de faire des mécontens, puisqu'il
s'agissait d'exclure des ennemis du roi.
(hielle que fût l'assuvance avec laqurile le rapporteur soutint sa
008 «ETUB DE8 DEUX MONDES.
thèse et donnât cours à ses passions contre le nouveau régime, elle
n'approchait pas des théories audacieusement émises sur Tinamo-
vibilité. A l'entendre, ce n'était point une garantie ; elle n'ajoutait
rien à l'intégrité du juge fidèle, elle assurait aux juges corrompus
une longue et scandaleuse impunité ou favorisait une coap^le
indolence. Trahissant sa pensée secrète, le rapporteur allait jusqu'à
dire : « Si telle était la disposition des esprits, l'inOuence des cir-
constances, qu'il y eût dans la société autant de juges faibles, cor-
rcunpus, ignorans que de juges courageux, intègres, éclairés, un
ordre judiciaire inamovible serait un malheur. » Quel était donc
l'intérêt, quelle était l'origine de l'inamovibilité? Selon H. de
Bonald, elle n'était née ni de l'intérêt des justiciables, ni du res-
pect de la justice, mais exclusivement du rôle politique des anciens
parlemens, auxquels la royauté avait voulu conférer une garantie
propre à assurer le libre exercice du^ droit de remontrances et la
garde des lois fondamentales.
Malgré des argumens historiques si solides, la commission dont
M. de Bonald était le rapporteur s'était déclarée favorable à l'ina-
movibilité, mais, étendant la proposition Hyde de Neuville et s'in-
spirant du décret de 1807, elle instituait un stage d'un an pendant
lequel tout magistrat demeurerait amovible en se bornant à acquérir
des titres à l'investiture. La majorité ultra-royaliste transformait un
expédient en une mesure définitive. En terminant, le rapporteur
faisait un appel à tous ceux qui voulaient sauver la France, traçait
le tableau des dangers que courait le royaume, laissant entendre
que les juges institués trompaient sa confiance, que les attentats
contre l'ordre public n'étaient punis qu'avec faiblesse, et que cer-
tains jugemens récens pouvaient avoir pour l'avenir de la royauté
des suites plus graves qu'une sédition.
Ce rapport écrit avec art, plein de subtilité et d'adresse, était le
manifeste d'une majorité qui ne cachait pas son désir de revenir
en tout à l'ancien régime. La discussion devait ajouter fort peu aux
argumens du rapporteur. Tout le discours de M. de Bonald ne fat
qu'une longue attaque contre les magistrats en fonctions. « Nous
savons, dit-il, quelle est la composition actuelle des tribunaux. Cd
cri général s'élève de tous les points de la France pour réclamer
leur réforme. » Il concluait en demandant qu'on ne s'en remttpas
du devoir d'opérer l'épuration des cours au ministre qui n'avait
pas su les composer, mais qu'une commission de députés lût char-
gée de ce soin. Ainsi un parti dominant dans la chambre, enflammé
des plus ardentes passions, menaçant un ministère plus modéré que
lui, voulait décréter une épuration presque totale dans un intérêt
exclusivement politique.
L'opinion publique s'était émue du rapport de M. de Bonald: la
Là REFORME JUDICIAIRE. 609
presse TaTait discuté avec ardear; des publicistes l'avaient réfuté.
Les libéraux, qui n'avaient pas encore rompu avec la restauration,
suppliaient les chambres de ne pas commettre une faute qui « au-
toriserait à conclure que tous les gouvememens sont également
amoureux du pouvoir arbitraire. »
A la chambre des députés, MM. Pasquier, Beugnot, de Barante,
invoquèrent tour à tour la charte ; ce dernier montra quelle serait
rintolérable situation des magistrats mis en surveillance pendant
une année, entourés et comme étouffés'^par la délation, ne pouvant
conserver ni la liberté de leur esprit, ni l'indépendance de leurs
jugemens. En vain avouera-t-on qu'on se livre à une expérience,
qu'on essaie des juges. Que diront les justiciables de 18167 et de
quel droit seront-ils privés des garanties indispensables en une
société réglée? — La discussion de la chambre des députés semblait
terminée, lorsque M. Royer-GoUard, prenant la parole, porta le
débat à une hauteur inconnue avant lui. Jamais, à aucune époque,
l'inamovibilité ne fut défendue en de tels termes : il marqua ce
grand principe de traits ineffaçables. Après avoir montré l'ordre
social tout entier reposant sur le respect des lois et les tribunaux
institués pour assurer ce respect, M. Royer-CoUard prouvait qu'il
n'y avait pas pour la société d'intérêt plus grand que l'impartialité
des jugemens, pas de ministère aussi important que celui du juge.
m Lorsque le pouvoir, disait-il, chargé d'instituer le juge au nom
de la société, appelle un citoyen à cette éminente fonction, il lui dit :
« Oif;ane de la loi, soyez impassible comme elle. Toutes les pas-
sions frémiront autour de vous ; qu'elles ne troublent jamais votre
fijne. Si nr^es propres erreurs, si les influences qui m'assiègent, et
dont il m'est si malaisé de me garantir entièrement, m'arrachent
dies comTjandemens injustes, désobéissez à ces commandemens;
résistez à mes séductions, résistez à mes menaces. Quand vous
oQODtervz au tribunal, qu'au fond de votre cœur il ne reste ni une
cKaiDte, ni une espérance; soyez impassible comme la loi. » Le
citoyen répond : (c Je ne suis qu'un homme, et ce que vous me
demandez est au-dessus de l'humanité. Vous êtes trop fort et je
stJiis trop faible ; je succomberai dans cette lutte inégale. Vous
méconnaîtrez les motifs de la résiMance que vous me prescrivez
aajoord'hui et vous la punirez. Je ne puis m' élever toujours au-des-
sus de moiHoaême, si vous ne me protégez à la fois et contre moi et
contre vous. Secourez donc ma faiblesse; affranchissez- moi de la
crainte et de l'espérance; promettez que je ne descendrai point du
tribunal, à moins que je ne sois convaincu d'avoir trahi les devoirs
que vous m'imposez. » — Le pouvoir hésite; c'est la nature du
pouvoir de se dessaisir lentement de sa volonté. Éclairé enfin par
ton tuu — 18S0. 39
610 BETOE DBS DEUX HONDBB.
Texpérience 6tif ses vériftal^Ies intëréîs, subjugué par la force tem-
jours eroissante des choses, il dh au |jnge : « Vous sere^msio-
vible. » — « Tells sent, messieursi Poifgine et les mofifs, f liiattire
et la tlféorie du principe de rifiamovibilitë, prïncipe absolu, qu'on
ne modifie point sans le détruire, et qui périt tont entier dafis la
moindre restriction ; «— principe qui consacre la eiiarte, bien plus
que la charte ne le consacre, parce qu'il est antérieur et sapérieor
à toutes les formes et à toutes les rëgjles de gouvernemeBs, qu'il
surpasse en importance ; principe auquel tend toute sodété qui ne
Ta pas encore obtenu, et qu^aticune société ne perd, après FaToir
possédé, si elle n'est déjà tombée dans l'esclavage ; principe enfin
qu'on a toujours vu, qu'on verra toujours menacé par la tyrannie
naissante, et anéanti par la tyrannie toute-puissante. »
Les sages sentirent quelle était la puissance de Forateur qui
venait de se révéler'; les exaltés ne virant en lui qu'un théoricien
étranger aux vrais besoins de la France^ un philosophe dont la
raideur n'entendait rien à la politique ; ïl s'en fallut de peu qoe les
ultras ne traitassent de bonapartiste le fier esprit qui, demeuié
fidèle à la monarchie constitutionnelle, avait traversé depuis fingt-
cinq ans les révolutions et^ les despotismes en refusant égriement
de se courber ni de servir.
La vote de la chambre donna aux violens la satisftiction hnanédfate
qu'ils souliaitaient : par 180 voix contre 158, la proposition Hyde
de Neuville fut votée ; pendant un an, Tinamovibilité était suspen-
due à l'égard de tous les magistrats de France. H est vrù que
H. de Bonald échouait dans la proposition qu'il avait faite, mais
telle qu'elle était votée, la loi était funeste, car elle constituait une
de ces mesures d'exception que les partis triomphans se plaisent
à faire lorsque le frein de la raison ne les arrête pas.
Heureusement, la dhambre des pairs veillait au salut de la
charte. Cest devant elle que le ministère comptait triompher des
entratnemens aveugles auxquels avaient cédé les députés. Aax
discours du comte Mole, de M. de Lally-ToIIendal, du duc de k
Rochefoucauld, rappelant combien de malheurs avait déjà causés
à la France le mot d'épuration et demandant si on voulait rcnouielcr
le système de délation qu'il autorisait au profit de ceux qui c<»voi-
taient des places, le garde des sceaux Barbé-Marbois ajouta les
plus nobles efforts, discutant avec fermeté et s'écrrant enfin : <t Un
tribunal entier qu'on peut éconduire, qu'est-ce autre chose qu'une
commission 7 Et Thistoire, quand il s'agit de commissions, n'examine
pas quels magistrats les composaient : elle neparle que de? victimes.»
Le langage des royalistes, soutenant qu'ils voulaient arracher la
jus>tice aux mains d'ennemis de la monarchie, ne fit aucune impres-
sion sur des esprits fermes qui étaient résolus à ne pas laisser
Lk KÉfûiOIfi aUDKIAIBE» dit
0kMr le paiuroir «ux mains des Vieiétift^ et la résdilttoti de la
chtfldiMre des députés Sm rejetée, le A9 décembre, par 91 ymx
Qèntro AA«
La magifitraUiKre était aauvée de la tempête qui la imenaçait :
elle a¥ait échappé à la oriae la plus grave q«i'^ <éût eu à subir,
mais il lui restait à trafttrser les ettprîi&es de rinvec^ûturè royate.
Cette mesure, qui senblail ineufBsàûte aux fongueux roTÎîilistes,
pennettait au pouvoir d'étmdre la main sur tous les sièges. Les
ib6saux> à obaqae exdusioa de magistrals, poussèrent des ci a*
meurs, et nul d'entre eux n'en a perdu la mémoire. L'épuration
des corps judiciaires, accomplie par l'investiture, l'inamovibilité
saspendue en fait pendant vingt mois et menacée dans son prin-
cipe« les ultras projetant un beufeversisinent plus complet encore
et succombant dans leur imprudente entreprise, tels fureat les
griefs que, dans tout le €ours de la restauration, l'opposition ne
se lassa pas de rappeler. Députés, historiens» publicistes s'accor-
dèrent à flétrir ces épurations. Leur souvenir odieux sauva peut-
être la magistrature oMnacée en d'âuires teitips par des partis
difféieos animés de passions semblables. Ni le doc de Breglie, ni
M. de Yaulabelle, ni M. Jules Favre ne pardonnèrent à la restau-
ratioû mne faute dont, à leurs yeux^ elle ne s'était jamais justifiée.
On retrouvé ce sentiment des contemporains dans la vivacitt^
arec laquelle l'institcbtion-des juges-audileurs fat attaquée «n 1828
et en 18tld. Gréés aous l'empire^ en 1808^ ces juges pouvaient
être envoyés d'un tribunal k un autre ikas le rssâort de la cour à
laqpieUe ils Paient attachés ; jusqu'en iSSO, le ministre de la Justice
ne parut pas se douter du parti 4<^''il pouvait iirer de oes magis**
tr&ta volaasf mais il ne tarda pas à le comprendre : une ordôn*-^
nance divetoppa leur réle^ et près de m cents furent nom--
oftés de 1831 à 1898. Dkilne pouvait contester que le ministère eût
eu un bot politique et qu'une atteinte eût été portée au principe
d'inamovibilité. Ces réclamations parties de toiis côtés parvinrent
jusqu'à la chambre qui venait d'être élue en 1828, et un projet de
loi supprimant las auditeurs fut promis par le minîstèrs Martignac#
MM i de Villèk at de Peyronnet avaient feroé toi» ios ressorts du
pot^MT afin de lutter eontne le flot montant des édées libérales*
Mbctation de choisir tes magistFato parmi d'anofenofes familles,
dédaim des barreaui» dont le libéralisme était sueped, envoi des
magistrats du ministère public d'une extrémité à l'autre du royaume,
emploi habile des auditeurs^ tout avait été mis en oeuvre pour bri-
ser l'indépendance de la magistrature. Sfyectacle singulier I tant
d'cArls furent impuissam : malgré les ncmiaations de royalistes,
l'cqirit de oorps l'emporta sur l'esporit dé parti. Les magistrats se
formaiafit aux moeurs eonstitutioniiellesé Aux lanaantatiions des rt)ya*
612 BETDE DES DEUX MONDES»
listes déplorant, sans se l'expliquer, le mauvais esprit des cours,
répondaient les hommages de la reconnaissance publique entourant
les juges dont l'indépendance avait garanti la loyale application de la
charte. Tant il est vrai que, dans notre siècle, les corps judiciaires,
quel que soit le mode de leur recrutement, reçoivent et partagent
tôt ou tard, si leur indépendance et leur fixité sont garanties, les
sentimens, les principes et les convictions qui animent la bour-
geoisie et qu'échappant à l'esprit de caste, ils n'entament de luttes
prolongées qu'avec les opinions extrêmes et l'intolérance des partis!
III.
La révolution de juillet 1830 trouva les corps judiciaires en majo-
rité favorables aux Bourbons, mais effrayés de l'aveuglement du
roi, décidés à se prononcer contre l'agresseur, quel qpi'il fût, une
magistrature enfin qui se serait rangée tout entière autour de
Charles X si les libéraux eussent tenté quelque insurrection, mais
que la violation de la charte déterminait à se rallier autour du nou-
veau pouvoir né du besoin de la défendre et de sauver la société
de l'anarchie.
Dès les premières heures qui suivirent la révolution, il fallait
décider si une nouvelle investiture serait prescrite. La gauche, qui
sentait son triomphe, voulait en profiter pour enlever dans la
révision de la charte la promesse d'une épuration générale.
Cette mesure fut repoussée par la question préalable, et on pou-
vait croire la question vidée, lorsque M. Mauguin, reprenant le
même vœu, proposa par un article additionnel que tous les magis-
trats cessassent leurs fonctions dans le délai de six mois, s'ils
n'avaient pas reçu, avant cette date, leur institution. A M. de Bri-
^ode qui défendit la mesure, le rapporteur Kl. Dupin répondit avec
fermeté, ne niant pas les mauvais choix des ministres de Charles!,
mais ajoutant « qu'à chaque mutation du gouvernement, on avait
voulu s'emparer du pouvoir judiciaire pour le faire servir à l'intA-
rét d'un parti, » que les gouvememens nouveaux se donnaient
une force considérable en sachant maintenir l'organisation judi-
ciaire même malgré ses vices, que le parquet renfermait les élé-
mens les plus contraires au nouveau régime, qu'on saurait y faire
pénétrer l'opinion dominante, mais qu'il fallait éviter avant tout
de renouveler, en ébranlant les juges, les fautes du passé.
En vain M. Salverte essaya de soulever contre la magistrature
les récens griefs d'arrêts de répression ; M. Villemain rappela fort
à propos le langage qu'inspiraient en 1815 les passions exaltées
contre la magistrature; il soutint que si l'inamovibilité devait être
acquise par une espèce d'effort sur les impressions de la chambre.
LA. RÉFOBME JUOICUIàE. 613
elle n'en vaudrait que mieux, le principe sortant d'une telle épreuve
mieux consacré ; qu'il était vain de rappeler les condamnations
contre les journalistes, puisqu'on pouvait mettre en regard le récent
arrêt par lequel une cour avait déclaré injurieuse pour le pouvoir
la supposition qu'il pût violer les lois, frappant d'avance le coup
d'état d*anathëme.
M. Mauguin se livra alors à une des sorties violentes qui étaient
le propre de son talent : il traça le tableau des cours rem^jlies des
partisans du droit divin, d'ennemis secrets de la souveraineté natio-
nale; emporté par Tardeur de sa parole, il osa déclarer que
Louis XVIII avait bien fait de changer en 1815 tous les magistrats,
qu'il fallait à une réaction savoir opposer une réaction nouvelle,
€t que le secret de la force pour un pouvoir nouveau était l'art
«de supprimer toute résistance, d'abaisser tout obstacle.
Après des observations de M. Madier de Moutjau reconnaissant les
Jiberrations de quelques magistrats, mais déclarant que l'immense
majorité était incapable de se laisser aller à juger en matière civile
sous l'influence de sentimens politiques, toutes les propositions
fuient rejetées à une grande majorité.
Malgré ce succès, les défenseurs de la magistrature n'étaient pas
sans inquiétude. Le ministre de la justice, M. Dupont (de TEure),
qui aurait dû se joindre aux adversaires de la proposition, avait
gardé le silence ; ses amis protestaient contre la générosité impoli-
tique de la chambre. Ils essayaient de compromettre le'nom du
roi, qui (nous le tenons de bonne source) s'était, dès le début
exprimé sur ce point avec la netteté d'un bon sens éclairé par l'ex-
périence de 1815, et qui eut quoique plaisir à placera la tête du
parquet de là cour de cassation celui qui avait contribué à sauver
la magistrature. Néanmoins il était évident que,- pour dissiper les
préventions, il fallait qu'un sang nouveau pénétrât dans le corps
judiciaire. Les démissions autant que les révocations des mem-
bres du parquet rendaient les nominations nombreuses ; ^les choix
furent rapides et heureux; en quelques jours, le barreau donna à
la magistrature des noms qui devaient l'honorer, MM. Victor Lan-
juinais, Vivien, Barthe, Berville, Beniard (de Rennes), Aylies, Tar-
dif, et tant d'autres, destinés soit à entrer dans les chambres, soit
& s'élever à la fois dans la hiérarchie judiciaire et dans l'estime
publique. Pendant ce temps, les cours s'assemblaient pour prêter,
conformément à la loi, le serment au roi des Français et à la
cliarte. D'honorables scrupules déterminèrent quelques magistrats
^ s'abstenir. Les démissions ne dépassèrent pas uue.centaine.
H. Dupont (de l'Eure) ne bornait pas ses soins au remaniement du
Personnel; il proposait dès le 2 septembre l'abolition des juges
^^diteurs. Le rapporteur, ancien garde des sceaux du ministère
Oti B8TVS DBS DEQX JiONDfiâ»
MactigoaCt condMma rinoitutioa : « 11 semble» disait M. Baurdeaiu
que tuus les efforts du pouvoir ont été concertés, tous les moyeos
pria pour avoir une classe docile de magistrats» à l'aide de laquelle
hi majorité d'une disoibre pût être arrangée suivant les intérêts ou
les inspirations, politiques du moments Les députés n'eurent pas de
peine à s'associer à son langage, et la loi fut votée avec cette dis-
tinction que les juges auditeurs seraient sur-le-champ supprimés,
tandis que l'institution des conseillers auditeurs devait disparaître
par. voie d'ejitinction.
Mais l'intérêt n'était pas absorbé dans ces minces détails. Quel
était l'esprit des corps judiciaires? Dans quelle mesujre étaient-ils
dévoués au passé? Gomment pourrait-on modifier leurs tendances?
Avût-on bien fait de repousser uose institution nouvelle? Ne serait-fl
pas possible de revenir sur le vote du 7 août? Tels étaient les doutes
que soulevaient à tout instant, dans la gauche, les députés les plus
attachés au nouveau gouvernement*
Pendant que ces débats avaient lieu à Paris, ragitation^ fort vive
en province, était loin de s'apaiser. Les mois d'août et de septembre
avaient vu les ordonnances de nomination se succéder au Moniteur
sans que l'impatience publique fût satiafaite. C'est le malheur des
gouverneinens nouveaux de demeurer bien au-dessous de l'attente
de leurs amis et d'ôtre condamnés à multiplier les déceptions à
mesure qu'ils accoident des faveura. Les ambitions de tous ceux
qui avaient concouru aux élections libérales de 1828, qui avaient
été persécutés par le ministère du ooup d'état et qui avaient latte
pour la réélection triomphante des 221 étaient aurexcitées à tel
point que le garde des sceaux, les ministres et les députés étaient
assiégés de sollicitations qui prenaient parfois le ton ^ la somma-
tion. 11 se trouva de mauvases tètes qui imaginèrent de provoquer
des incidens bruyans pour faire céder la chancellerie. À Mets, lors
deirinstaliation, des magistrats furent insultés, on menaça de les
arracher de leur siège, on denoaoda leur démission avec violence.
A Poitiers, des démonstraticms de blâme public eurent lieu contre
une .partie des conseillers. A Nancf , où la prestation de serment
s'étadt faite sans trouble, où la cour était entourée du respect
public, les tètes «'étaient montées pendant les vacances judiciaires;
on avait vu .de nombreuses démissions données dans phisieors
cours royales ; on avait compté les succès d'un barreau qui senh
blait avoir été oublié; on ae deiXMtnda s'il éuit juste que Nanc;
n'eût pas aussi a sa révolution judiciaire. » Quelques jours avant
la rentrée, huit magistrats reçurent avis d'avoir à donner leurs
démissions sous peine d'être exposés à la mort. L'audience de renj
trée, à laquelle le barreau refusa d'assister, fut troublée par des
maanfeatations ; des sifflets accompagnèrent les conseiUeis» des
LtL HÉFORHB JUDIGUIRB^ tfl%
pôurstiites enfanmées li'arrëtèreiit pas les mehnxsen\ ded écSftiêf in}ih
rieux furent répandas dftns le ressort. Il n'éteit pas besoin* <!Pub
tel scandale pour exciter Fesj[)rit des âéptrtês;' de tous ciôtés ilsre^
ceyiient les dolëantes de leurs élettetîts. Ils saisittent la pr^miène
occasion de les porter à la tribune. Elle nt se fit pas attendre.
Sur la pétition de dîx-neuf arocats de Glermont déclarant cjtïe
les juges de Charles K n'obtiendraient jamais la confiance du pays,
qa'ils se refusaient k comprendre comment la toge du magistrat
serait plus inviolable que le manteau de la pairie 0a le sceptre royal
et qu^il fallait une institution nouvelle pour épurer la magistrature,
la commission proposa le renvoi au ministre de la justice, qui serait
invité à mettre tous les dépositaires des pouvoirs publics «n har-
monie avec Perdre de choses nouveau. M. Dupin, en repotissant te
renvoi, ne te borna pas à invoquer les promesses formelles de la
charte et le contrat qui était né du serment librement prêté par les
magistrats, il montra qu'une investiture ajournée « était une stïs-
pension de la justice et plus encore un renversement de toute
JDstice. » — « Si je condamne un tel, dirait le juge, il me fera
perdre ma place ; si, au contraire, je sers les intérêts d'un tel, il
ïn'appuiera, il me protégera, d Pénétrant jusqu'au fond de la quBS-
tion, M. Dupin demaudait à la commission des pétitions si, pour
apprécier un intérêt civil, un juge devait être du même parti poli-
tique qufi les justiciables; avec de telles méfiances, il montrait
rimpossibilité de composer un tribunal dans un pays où exrstaft
une grande diversité de sentîmens ; il estimait que pour lui il aime-
rait mieux confier la solution d'un procès à tel de ses adversaires
politiques qti'à tel de ses amis et qull était heureux, pour la con-
fiance de tous, qu'il y eût dans la magistrature des hommes de
toutes les opinions.
Ce discours plein de bon sens ramena le calme dans les esprits;
le débat avait trahi trop ouvertement les vues intéressées de tous
ceux qui réclamaient à leur profit Tépuratîbn judiciaire, la chambre
refusa de prêter attention à de si misérables plaintes ; l'ordre du
jour fut voté à la presque unanimité.
L'énergie modérée de quelques honraies avait préservé le gou-
Temement naissant d'une krurde faute. Des récriminations se firent
encore entendre; mais ces avidités impatientes que la dt<(trtbution
soudaine de quatre cents places dans les parquets n*avait pas satis-
faites forent calmées par le temps. Deux ans après la révolution de
juillet, nul ne réclamait plus d'épurations générales. L'opini<m
publique, un moment agitée, n'avait pas tardé à reprendre son
assiette et la magistrature à retrouver le respect auquel elle était
accoutumée. Appartenant à cette classe moyenne qui avait fait la
révolution, les magistrats vivaient en plein accord avec la société
010 RBVUB MS DEUX MONDES
de province, dont le nouveau régime avait couronné les vœux. Les
institutions créées par la nation, ainsi que les lois pénales adoucies
par elle, s'unissaient pour rendre leur tâche plus facile. 11 est aisé
de savoir ce que fut la magistrature sous le gouvernement de
juillet. A aucune époque de notre histoire parlementaire, les dis-
cussions du budget ne furent plus fécondes en renseignemens sur
la marche des services publics. Grâce à l'étendue de ces discus-
sions, nous connaissons les griefs et les vœux exprimés, les projets
de réformes judiciaires conçus pendant dix-huit ans.
A rinstitution en elle-même aucune critique générale ne fut
adressée. Ce n'est pas ici le lieu de suivre les débats qui s'élevèrent
sur l'extension de la compétence des juges de paix, sur l'organi-
sation^de la suppléance au tribunal de la Seine, sur la meilleure
forme à donner à l'organisation du noviciat judiciaire. Il faut lire
ces discussions remplissant plusieurs séances des deux chambres,
pour se rendre compte de l'éclat que leur donnait la parole du
premier président Portails, celle de M. Laplagne-Barris, de M. Vivien
ou de^M. Barthe. Ce que nous voulons retenir des débats annueb
sur le [budget, c'est le tableau des accusations portées alors par
l'opposition. Sans y insister, les orateurs faisaient allusion à la sévé-
rité de ja magistrature en matière de presse. En leur rendant la
connaissance de quelques infractions politiques, les lois de sep-
tembre avaient fait aux tribunaux le plus funeste présent, elles
avaient mis les juges dans cette situation déplorable qui est com-
mune à toutes les causes politiques, où leurs jugemens ne passent
jamais pour l'expression de leur conscience, mais pour un acte de
faiblesse intéressée soit ravers le gouvernement, soit envers l'opposi-
tion dont on les accuse de rechercher les faveurs. Ce qui revenait
le plus souvent, c'étaient les critiques contre les cours royales, qu'on
accusait de distribuer avec partialité le profit des annonces judi-
ciaires et d'avoir ainsi accordé aux journaux ministériels de scan-
daleuses subventions. En relisant ces grands débats de 18&5 et de
18&6, on demeure frappé de l'importance attachée par le ministère
à une mission discrétionnaire qu'il était si facile de modifier et de
l'attention apportée par la chambre des députés à un abus qui de
loin semble peu important. N'est-ce pas poiur nous un irrécusable
témoignage de la situation de la magistrature en 1847 7 On n'avait
rien à lui reprocher d'essentiel. — Cn grief bien autrement grave étaii
le nombre des magistrats faisant partie des chambres. Soixante ei
onze députés appartenaient à la magistrature, et sur quarante-neuf
magistrats de la cour de cassation, quatorze siégeaient au Luxem-
bourg et onze au Palais-Bourbon. Mais était-ce l'organisation judi-
ciaire qu'il fallait accuser, alors qu'il eût suffi de voter une loi d'in-
compatibilité pour porter remède à cet abus?
LA RÉFOBME JCDIGIAIRS. 017
Ainsi, dix-sept années de discussions sans entraves n'avaient mis
en lamière que des abus étrangers à la nature des juridictions et
aui fautes des juges, mais se rattachant aux rapports imprudemment
établis entre les cours royales et la presse, à la présence de trop
de magistrats sur les bancs des chambres et aux promotions accor-
dées aux sollicitations intéressées des députés.
Aussi le gouvernement issu de la révolution de février ne prit-ii
pas au sujet de la magistrature, une de ces résolutions soudaines
que provoquent les rancunes accumulées de ropinion publique.
Le 2 mars, le ministre de la justice, en allant successivement
présider les audiences solennelles tenues au palais de justice était
sincère lorsqu'il avouait qu'il n'avait aucun projet arrêté : « Ce
que deviendra l'institution de la magistrature, disait-il, je ne puis
vous le dire, nous l'ignorons tous. L'assemblée nationale pronon*
cera seule sur votre sort. » Ou ces paroles n'avaient pas de sens,
ou elles constituaient de la part du gouvernement une promesse de
ne rien résoudre à coups d'autorité et de ne pas user de son pou-
voir dictatorial. Le changement du personnel des parquets absor-
bait d'ailleurs tous ses soins, et le Moniteur était rempli de longues
listes d'avocats-généraux et de substituts destitués. Aucun magis
trat inamovible n'avait encore été atteint, lorsque parut une circu-
laire menaçante du ministre de l'intérieur (M. Ledru-RoUin), aux
commissaires du gouvernement. « Quels sont vos pouvoirs ? écri-
vait le ministre. Ils sont illimités. Agens d'une autorité révolution-
naire, vous êtes révolutionnaires aussi... Quanta la magistrature
inamovible, vous la surveillerez, et si quelqu'un de ses membres
se montrait publiquement hostile, vous pourriez user du droit
de suspension que vous confère votre autorité souveraine... »
Les commissaires n'eurent garde de négliger dé telles excitations.
Chaque courrier apportait à Paris la preuve de leur intempérance :
ils suspendaient, pariois révoquaient des juges, allaient jusqu'à
frapper un tribunal tout entier. En certaines villes, la colère popu-
laire avait protesté, ramené de force sur leurs sièges les magistrats
et chassé les commissaires. Dans le sein du gouvernement provi-
soire, ces désordres avaient leur contre-coup, M. Ledru-RoUin
défendant ses tout-puissansdélégués, et M. Grémieux s'éle van l contre
leurs empiétemens. Un instant, on crut que les deux ministres s'en-
tendriûent pour subordonner les suspensions à une délibération
du cabinet ; mais le gouvernement n'eut pas le courage de désa-
vouer longtemps ses commissaires. Un décret du 2A mars approu-
vait en bloc toutes les suspensions des magistrats inamovibles pro-
noQCée» àms les pr,o?mceft, c^ d^darai^ cpa^eUes se prûlongmivit
jviqui ce que U miwtre en ordonjoÂt autrement. Ainsd, l^gOQ-
YBroeoiMt •central tolérait obet aw déléguée l'^exercifie i^iuif d'au
pouvoir qu'il ae s'<âtait fiae. ceqaniui ; c'était e^GOi:B trop p$a aa
ffé des vickoa. Un dA^cet, ^looelama f ue )a principe de ïm^
movibilité avait disparu, avieo la cbarte de iSâO el qu'il éuit
incompatible avec le gouvernement républicain. Provisoirement et
jusqu'au jour où l'assemblée nationale réglerait l'organisation judi-
daire, la suspension ou la révocation des magistrats pouvait être
pcononcèi» par le ouoiattie de la justice» {Pécret du 17 avdl lUS.)
Tout aussitôt <|aatine premieca pré^eiis furent suspendoa. Les
décrets se OMiltipliôrent pendant 4|uînza jours sans que M. Gté^
oMtti: osât {aire insérer au Uoniteur cea act^s a£l)itjrairaa, fiootie
lesqioels la presse, revenue de son premier effrojt, commeoçiit à
protester avec violeme, D'ailleora les pouvoirs dictatociaux eipi-
raient. Le h mai. l'assembla nationale était réunie, et, le 6, elle
entendait lea rapporta des. oMVibres du gouvernenaeat provisoire.
En reBdaa3tcomptedeatravaux,qu'il avait accomplis «n dix semaioaPt
le ducoesseur ioifroviâé de M. Hélttrl fut forcé d'adroaeer aui ma-
^strats des éloges qui, dans sa bouche» sont les plus précieux de
tous lies témoignAges. ^Un dehoi:$ de lapoliticpie, dit4U lajastice
ne manquait à M3èc\xn de ses devoirs. Soigneuse des intérêts priré^
des dtoyens, débattant demnt eUe leurs prétentions respecù^*
soigneuse de la liberté des cîteyeoa pQur&uivi3 pour des faits qui
rentrent dans le droit comovan, b jiustice rempUâsa'a avec zèle,
avec impartialité, cette partie< si iiopertanta de ses attribotioBs*
Malgré quelques kopecfeclions que nos assemblées ti^^tionales s'éta-
dieront à faire disparaUara, aucun peuple n'a des lois plus claires.
plus simples que nos lois civiles ei criminelles* Leâ^ugesea feoi
une sage application, et notre magistraiture dans l'accompUsseiseni
de ce devoir n.'a certes aucun reproche i subir. » {Moniteur du
7 mai 18&8, p. M9..)
te Le ministre de la révolution » ajoatait qu'il s'était conieatéde
suspendre quelques magistmts, mais qu'il n'avait pas révocpé lui
seul juge en présence des longue» habitudes qui donnaient à ki
magistrature assise un caractère d'inviolabilité* De l'incompatibiliti
du principe de l'inamovibilité avec, le gouv^memenl répubUoia
pas UQ mot ne fut dit. KL Grémieux n'avait garde de renouveler à
ce moment la déclaration aussi solennelle^qMe maladroite eoDiease
daxis le décret du 17 avril. La commission chargée, dès le 2 insfs,
de préparer la loi consùtutionnelle. sar la magistrature avait coo*
mencé ses travaux et elle était loin d'adaiettre que Finamovi-
bilité eOt péri avec la charte de lâSQ. £Ue se i)ocnait k différer de
trois moia l'invastituro daa eoipa ^udiciaices,^ main elle autecdoor
LA BKfOAm JtmCLIinB* tif
naît pour rayemr toute réroettion de juge à qm décbioa dé h
oow soprôiM précédée dfttn débat OMtrMlictoirev rétabUasam «mai
Pinamovibifité. Le comité de conatitutien, deadn* c6lé| n^tfrait paa
hésrlé à pmehmer ce principe,
AîBsi, pour Tavenk, rinamovîbilitd étaifirecdDirae^ mal»^ comaié
le parti royaliste en f 8t6, comme les parptisans paaaîoniiës de la
rérohitibf) après 1899, les républicains ê& 18i8 entmdaient m
ajourner le bénéfice jusqu'au moment où ila< auraient pu éHmioer
tous leurs adversafires politiques.
Dana la discnasmo de h consUtution , rorganisatieun jodidaifa
ne donna pas Keu à de longs déyeloppemena« L« tbéofie de Yist^
compatibilité des juges inamcmblea et du gou^emeinent Pépubli*-
cain n'eut méfme pas Fhonneuf d^lme discnsflton. Le temps pt^sttsit^
les pensées étaient ailleura; chacun songeait & Félection prMhaine
du président de la républi^pie; d^un commun aceord>, toutes lea
fueatioDS graves étaient renvoyées aur loi» organiques^ C'était dooc
vers les projets d'organisation-que se* tournait l'aitentroÉf putttlqutt;
La commission extr»- parflsmenfaire formée* le 2 mam IM^atdt
déposé en juin un projet dont le principal défaut était* de soulevet
à la foi9 les questions les plus* diverse» : suppitession de* la* cbamtre
des requêtes, tes cours* ramenées à diHieuf, tes tribumMis rédaha
ft un seul par département , le jury étendu aux' matières cdnfw*
tionnelles, remplaçant les ofi«mbre9 d'aocusation €fl eliargé de fixer
la peine et lies dommages^intéréte, la diaiSnction du fair et dut droit
imposée aux* juges afin dr préfparar I^ jury ci vif^ r%e de to^ retraite
fixé à soixante-dix ans, les compétences ef' les procédures' medi^
fiées, le pouvoir du ministre' de k ja!9tioe halnflement limité par les
présentations de» cours jointes avr barreau qfui éwitt chargé- de
tieifipérer Tesprit de cofps, enfin unéorgaajsatiim du n()rv{(naijudi<«
daire, telles étaient les nombreuse» réformes aicouiUttlées.dBos' une
mômo'Ioi.
9e tous cfltés, des critiques s'életèrunt contre* des: ctfaagemens
au3(quels ropmroa des jbriircen9al€és n'était pas préparée et que là
cocumission m'avait pas* pris le temp«rde mClrir* G.a<mu»le casgatmi
t^nibattitl^projetavecuoe'impitoytcbleIcgiqu«; des^écrits se^midli'^
pTiërem^ Les^représentans^dupeupte se 'montrèrent plus vîf s «nbone
qne lea magistrats; lii suppression' <is hvit cttura eixde deux; c«;nts
trilmnaux, rktteinte portée k b propiiété dèa< offl<M avatsM eeraaé
dans les' provinces une irriittftion dont diaxfae députtf se fit Técho»
Le gouvernement devait en tëirir* compte. Le^miuisifedebi^justiQu^
H. Marie*, retira* ce* projet «fhi* de hil en^ subetiauer vu' nouiveau
plua iMdéM, dans leqtret aauf ItoprojefO tf une Inatitttioii Dmi«lla«
aucune désr t^tmes^ cotlte9taAyfes'n'éta(irttMtat0Utte^La aMimnaim
6t0 E£YUE DES DEUX MONDES*
de l'assemblée nationale en atténua encore la portée, tout en main-
tenant l'investiture républicaine. C'est sur ce point que s'engagea
la véritable discussion, M. de Montalembert vint demander que
l'institution promise par la constitution fût donnée à tous les magis-
trats inamovibles. Il rappelait le décret du gouvernement provi-
soire affirmant que Tinamovibilité était incompatible avec le prin-
cipe républicain, et montrait cette déclaration frappée d'un double
démenti par le sentiment public et par le texte de la constitution
républicaine. Entrant dans les détails de l'exécution, il prouva que
cette mesure allait livrer à l'anarchie les corps judiciaires, sus-
pendre la justice, condamner la magistrature, à partir du jour où
la loi serait promulguée, à se transformer en solliciteuse ou à recou-
rir à des intermédiaires chargés de circonvenir les ministres pour
leur représenter sa position, ses droits, ses devoirs, ses besoins.
L'effet de ce discours fut profond. M. Crémieux lui répondit en
soutenant que si l'assemblée nationale n'avait pas perdu le sens
des événemens de février, si elle avait encore conservé l'esprit de
la révolution, il lui était interdit de laisser debout un seul pouvoir
qui fût antérieur à son origine. Il défendit les mesures qu'il avvt
prises contre les magistrats. Irrité des interruptions de la droite,
le libéral de 1820 se donna le plaisir d'une attaque facile en sé-
criant : « Avons-nous oublié ce que les gouvemeroens précédens
ont osé sur la magistrature? En 1815, vous l'avez brisée; il ^^
vrai que vous appeliez cela de l'épuration. » L'agitation prolongée
qui succéda à ce cri de colère prouva que nul n'avait oublié les
fautes de la restauration.
Ce fut M. Jules Favre qui répliqua à l'ancien ministre de la jus-
tice, et qui tint l'assemblée sous le charme d'une éloquence qui
était alors toute nouvelle. Parti de l'extrémité opposée de Tborizon
politique, l'orateur républicain arrivait aux mêmes conclusions que
l'ancien pair de France. Comme lui, il voulait conserver l'inamovi-
bilité ; mais s'il se levait pour la défendre, c'était dans l'intérêt de
la république, afin d'éviter de porter dans le pays une perturbation
funeste au gouvernement nouveau. Certes, il n'avait pas prévu que
l'assemblée, que la nation elle-même dût être si peu réformatrice.
Au lendemain de la chute de la monarchie, il avait cru que l'au-
rore d'un nouveau 89 allait se lever sur la France, que toutes les
institutions allaient être retrempées au feu de la révolution, que le
principe électif serait appelé à galvaniser les corps judiciaires; il
avait compris alors que l'inamovibilité fût répudiée; mais le pays
avait exprimé sa volonté : les réformes avaient été examinées avec
défiance ; la chambre avait repoussé les innovations, elle avait voulu
rassurer les intérêts, conserver et rétablir. Il fallait tenir compte de
LA RilûRICB JUDICUIRB. 621
ce courant et ne pas chercher à le remonter ; il le fallait surtout
quand il s'agissait de la magistrature, dont le pays ne désirait pas
le renversement, que le pays estimait, qu'il entourait de ses res-
pects, parce qu'en dehors de la politique elle avait fait son devoir,
qu'elle l'avait fait loyalement, honorablement ; qu'elle jouissait en
France d'un bon renom, et qu'à de très rares exceptions près, elle
avait donné l'exemple de la vertu. A une loî organique apportant
des réformes profondes, qu'avait substitué l'assemblée? Un projet
de loi réduisant le personnel et laissant debout l'institution tout
entière. L'orateur faisait remarquer qu'ainsi on allait présenter au
pays une loi qui, n'ayant que le titre d'organisation judiciaire, sous
prétexte d'organiser la justice, <c laisserait tout debout et détruirait,
en même temps que les abus seraient respectés, ce qui pouvait les
rendre moindres, c'est-à-dire la garantie de l'inamovibilité judi-
ciaire. Il Répondant aux souvenirs évoqués par M. Grémieux, il sou-
tint que la restauration avait péri parce qu'elle s'était jetée dans
cette voie de réaction et de persécution. « Avez-vous pu mécon-
naître, lui dit-il, à quel point avaient été impopulaires les épura-
tions opérées par la restauration sur la magistrature de l'empire ?
Est-ce que cela n'a pas été contre la restauration un reproche per-
pétuel dont jamais elle ne s'est justifiée? Eh bien ! que vous con-
seille-t-on encore une fois? On vous conseille d'imiter ces précé-
dens, de déclarer vacante la totalité des places de la magistrature,
de mettre aux mains du ministre de la justice le sort de deux mille
fonctionnaires et de leurs familles, de prendre une mesure qui
serait révolutionnaire sans être réformatrice, qui ne serait qu'un
changement de personnes et qui ferait croire que le gouvernement
de la république n'est qu'un gouvernement de créatures. »
La cause était gagnée, et le rapporteur, M. Boudet, fut impuis-
sant à détourner l'assemblée d'adopter l'amendement de M. de !V[on-
talembert : Zhà voix contre 322 proclamèrent le maintien de l'ina-
movibilité.
La majorité était-elle formée de voix coalisées contre la répu-
blique? Nullement. On comptait dans son sein des républicains
éprouvés, des libéraux de vieille date, tels que MM. Barthélémy
Saint-Hilaire, Leblond, Pagnerre, Edouard et Oscar de Lafayette,
Ferdinand de Lasteyrie, Victor Lefranc, Guichard, Ferrouillat, des
hommes comme Edgard Quinet et Victor Hugo. Tels étaient ceux
qui, avec Jules FavrOi à côté de MM. Dufaure et de Tocqueville,
avaient voulu épargner à la république une perturbation qui aurait
pu hâter sa perte.
En se déclarant favorable à l'inamovibilité, l'assemblée nationale
avait condamné la loi ; en refusant de passer à une troisième dé-
libératiw^ eHe, remy^yait & Kaasembl^ iégifilfttivft Ui solution (te
problème^ SQulevéa p«r VorgwimMon} judiciains.
Dès quQ le miniatère qui auÂviit Us éleotiopa wt étA congiîtQâ, k
garde des sosaui, M. OdUoa Barvot, chargea une eommissioB «iti«>
parlom^ptaira oompf^éa des: homwiea les plus oooipétsss <|e
préparer un projet et w, mw plus tard il était «a mesira ds le
déposer sur le bureau de l' Assemblée, Ia plupart des diapssilÂdiis
vottes par TassienibléeDaticuaatos'y trouvaient reproduitea: le per-
sonnel dea cours et des tribunaux subissait une légère rédaotioii,
mais elle devait s'epérerpar voie d'ej^tino^iodA ; les pouvoirs, de k
chambre d'accu^atjoa élaievl confiés à la obambre; coroectiisiineUe;
les chefs de cQuipagoie devaient puiser les <candidata qu'ils prteBr
teraîent à la cbanceKerie suv une: liste piurinaiiettle) composée disqfw
année mi-parUei par la magistrature* mi-partie par le barreau ; k
liste des caiudid^Bits. aux sië^s de juges de paix devait être dianée
par les oonseUs généraux ; le soin do prosoncer Vadmisna» i la
retraite pour infirmités était diiv<du: h lai juridiction immédyàtemeiU
supéorieure i oello du magistrat atteint; lesi magistratsi denimH
s'abstenir dans lea cauises où. plaideraient ieursi paraaS' en ligne
directe;, après vingt an^ de magistrature daua uu; mtaie sîége» bpi6
Paris, les magistrats «ratent droit à rauemenlatiAa (jladixîèwede
leur traitement; enfin, pouc oonoomier toutes cee dicçoeitieos^ le
maintien intégral de* la ma^stratuce élakÊ décidé», al rinstit^tîQn
promise k tous dans les dAUx^moîs du vote de la loi.
La commission nomoftée par l'assemblée avait unftteUa bitaéi
voir ceeaer le proviaqice et d'y subalîtiuer La garanÉte d^uae inaa»
vibtlit^i réelle protégeant. effieaoemeAt la magiitrati institué. qn'eHe
détacha du pQoîei le titre piremi«r^ et kipoésMta d!qi^noa.
Le prq^t fui voté le 3 aoèt Ii8à9 oomme t^ aota dasoieniielle
réparaliQir par Ali9' vois oen^e iMt.
Lei surUndenain» un dâeiret levait la. suspensienpnoivoQoéeicentra
les magistrats inamovibles et leur ordonnait de reprendre levs
sièges, TiastitutioA des cours, et tribunatux étaitt fixée à< h veatrée
de novembre^ tous les cfaefisj de eomi étaieoit . oonvoquéii 4. Bari$
pour y prêter le saiwent professionnel eit:reeeiKHJr en;quelqiieiSQats
rittvestiture quîils< reporteraient autx m«gi$tnaâ8( de kmr reasoïKv
Ain», vingt etUBi métis, aprte k ré^roluAiont <ie févruir» rùwtabir
Uté judiciaire, que.aesipairtisaiis aftraiont.voukidiAu'éaeffi.fiaîaait.pfa^
au rétablî^ement dans learsi Qkkaages de loua^ lesi mai^tBats las^
pendus, et.lai premier pi)éaidmt BQitalisipQuvailidn^à.Ia<magiitPir
ture de France assemblée que ce grand acte de oenaelidaliM était
dnstiné à avertir lep magistrats qiu!ils< appMtiannafH^ à Toodre
smial ^MW j^w qu'i Uordbre petkiÀiue^
EntpetoQS k» maUieurs qu'eBtjrftUiQiii à. leurs 6uite9 lea vâvolu-
tiou» ioutiles il faul coaif ter 844. premier rti^ oeUe iMsUnde ^lu
s'empite de Teeprit des hemiueft et qui les dégoûte des. plus sages
pritgrës ptf crainte da cbaageoieiat» Aprôs- la fièvre ij^iaciavatien
qai porte à tout remuer^ to44t modifier^ tout boulevecser, vient
l'aiwtteowDt. pendant lequel on se contente de vme en attendant
rhenre où an se feragloire de servir •• Au délire de. six mois qui
af ak suivi la révolution de (évrier succéda un ôngulier état de
prostration • On était laa d'agir; les réformes judiciaires si aage-
msDt pmposéee par la commission de juin 18Â0 furent mises de
câté : nul n'en demanda la discussion. U semblait même que^ le
mot de réforme fût écarté pour le punir du vilain r61e qu'il avait
joué en servent de ralliement A l'émeute*'
Se aon e6té, la magistrature fit peu parler d'elle i elle étaiti heu-
reaie de la renaissance de l'ordroy se laissait aller à* son horreur
de ranar<thid et contribuait de tout aon pouvoir à punir ceux qui
teattient par leurs actes ou leurs paroles de ramener le trouble
dans la rue» Elle demeurait ainsi fidèle k cetae mission sociale cpie
M. Portalis avait dô&uie. Il y avait cependant des lois d'ordre
politique (k>at lea magistrats avaient reçu la garde. La constitu-
tion de l&JiS^ eu instituant une haute cour de justice pour cbâtUer
les ccimea d'état^ avait confié à la cour de cassation un pouvoir
redoutable, dont elle devait s'armer» en certains casi» de sa propre
mitiative; si le président de la répi]d)lique mettait obstacle A l'exer-
cice du mandat de rassemblée, s'il tentait de la dissoudre, les juges
de la haute cour devaient se réunir immédiatement à peine de
forfaiture (art. 68). Eu votant à la fin de la discussion sans débat
presque sans examen cet article de la constitution, rassemblée pré-
voyait-elle qu'elle instituait une des seules forces qui trois ans plus
taid oserait lutter contre l'arbitraire au nom du droit?
Le 2 décembre. Paria apprit en s' éveillant que des placards si*
gué» du président proclamaient la dissolution de l'assemblée
iégi^ktive. Les places publiques étaient pleine» de troupes, le
palais<de l'assemùée gardé, les généraux et les principaux citoyens
jetés en prison ; pendant que tous les hommes de cœur qui fai-
saieat paitie de l'assemblée se réunissaient à grand' peine à la
mairie du x* arrondissement et prol<xigeaiecit la résisiance jus*
qu'au moment où la force, impuissante à les dissoudre, allait les
emprifionner, le palais de justice, que nul dea conjurés n'avait
songé à faire occuper, voyait se réunir dans l'une des sallee de la
cour de cassation les cinq juges de la haute cour et leurs deux
suppléans. Le crime de haute trahison prévu par l'article 68 de
la constitution était flagrant. lia venaient accomplir simplemeat
62& RBTUB BIS DEfX UOKÙBB,
leur devoir. La hante cour déclara se constituer et, devant nommer
en dehors de son sein un procureur*général, elte désigna le cou*
seiller Reaouard. L'arrêt multiplié par das presses à lithographie
fut sur-le-champ répandu et affiché daas Paris. M. de Maopas,
averti trop tard, se hâta de réparer son erreur. Trois commissairei
de police, des officiers de paix et un détachement de gardes répu-
blicains, commandés par un lieutenant, envahirent la chambre du
conseil où siégeait la haute cour et la sommèrent de se sépirer,
sous peine d'être dissoute par la force et ses membres emprison-
nés. La cour protesta et déclara qu'elle ne céderait qu'à la violence.
La troupe fit alors évacuer l'enceiate de la justice en chassant de
la cour de cassation les sept magistrats fidèles à la loi. Ils se reti-
rèrent chez leur président M. Hardouin et rédigèrent le prooès-
verbal des faits que nous venons de rapporter. Le lendemain
S décembre à midi, la haute cour se réunit de nouveau au palais de
justice. M. Renouard, auquel avait été notifié l'arrêt de la veille,
fut introduit et déclara qu'il acceptait les fonctions de procureur-
général. La cour lui donna acte de sa déclaration, puis on délibéra
sur les moyens d'agir. Tous semblaient manquer à la fois : la force
était armée contre les lois ; les masses étaient indifTér^tes on
hostiles. Les meilleurs citoyens qui auraient pu se mettre à leur
tête étaient à Vincénnes, au mont Valérien ou dans les cellules de
Mazas. Il fallut s'ajourner : l'acte de courage des membres de la
haute cour demeura isolé; ce fut la protestation impuissante,
mais non stérile, du droit vaincu. Il est bon de l'opposer aux dé-
faillances qui ont suivi la victoire.
V.
L'attachement'aux garanties parlementaires, comme rameur sin-
cère de la liberté réglée, a été longtemps en France le privilège
d'une élite. Il faut de longues années pour que les mœurs se for-
ment. Tour à tour, dans notre siècle troublé, chaque parti, chaque
ik^térêt est forcé de recourir à la liberté, comme à Tunique protec-
tirice de ses droits, et ainsi s'accrott, par la faute même des gou-
vernemens, la base sur laquelle seront assises un jour les institutions
libres. En 18A8, de sanglantes insurrections; en 1851, la ter-
reur de l'anarchie avaient porté les coups les plus funestes au gou-
vernement du pays par lui-même. Le besoin de silence, de repos,
d* ordre à tout prix, telles étaient les passions au nom desquelles
agissait le président de la république. A la magistrature qui avait
été menacée dans son existence pendant près de deux années, qui
était chaque jour insultée par les écrivains ou les orateurs de la
LA BÉVOBIU JUDICIAIBB. 026
montagne, il promit la défaite des perturbateurs ennemis de l'ordre
et de la sodété. Dans chaque compagnie, il y eut des magistrats qui
répondirent à son appel et qui se déclarèrent prêts à obéir à tous
les ordres. L'histoire ne parle pas de ceux qui refusèrent ces con-
signes de la dictature.
Dans chaque département, alors que depuis plusieurs semaines
le calme était rétabli, au commencement de février, un général,
un préfet, un magistrat furent convoqués pour désigner ceux que
la déportation devait atteindre. Pendant tout l'hiver de 1861 à 1862,
on vit se poursuivre cette œuvre d'arbitraire qui devût déshonorer
le nom des commissions mixtes. On a eu tort de croire que Tam-
bitioo avait seule poussé les magistrats; ils cédaient autant à la
terreur de l'anarchie qu'à leur dé»r de plaire; mais ils oubliaient,
dans cette œuvre extra-légale qu'aucun code ne prescrivait et qu'au-
cun plébiscite ne pouvait justifier, le caractère indélébile que revôt
tout serviteur du droit; ils abdiquaient leur mission de juges,
supérieure à tous les pouvoirs qui passent, pour se faire les dociles
instromens de la politique. C'est ce que les vrais magistrats ne leur
ont jamais pardonné.
La constitution de 1862, en ne parlant ni des juridictions, ni des
magistrats, laissait subsister le principe de l'inamovibilité; mais
en même temps, au fond des provinces, les commissions mixtes
proscrivaient des juges et condamnaient à la transportation des
magistrats en déclarant « que l'inamovibilité ne saurait être un
refuge. » — Plusieurs furent ainsi chassés de leurs sièges sans que
)e pouvoir nouveau osât les déférer à la cour de cassation, où un
débat contradictoire aurait leur conduite mis au grand jour.
Quel fut le nombre des individus jugés par cette juridiction
improvisée? Dix- neuf ans plus tard, le hasard d'une révolution
révéla que 26^000 individus avaient été traduits devant lescommis-
rions mixtes, et que sur ce nombre, 1A,000 condamnations avaient
été prononcées sur des notes informes, sur des rapports de police,
sans que les condamnés vissent leurs juges, sans qu'il leur fût per-
°)is 4^ présenter une défense, sans qu'une seule des formalités
prescrites par nos codes fût observée ; sans que ces conuaaissions
politiques eussent l'air de se douter qu'il existait des lois.
Le pouvoir issu du coup d'état n'échappait pas aux conditions
inséparables des gouvememens nouveaux : il lui fallait satisfaire
ses amis, et ceux-ci le pressaient de profiter de la période dictato-
riale pour prendre à l'égard des corps judiciaires des mesures qui,
sous l'apparence de l'intérêt public, pussent donner ample satis-
i'àciioa aux ambitions individuelles. La mise à la retraite des ma-
gistrats était de tous les moyens le plus habile : depuis plusieurs
toim xui. — iSSO. 40
aaiiées Ift qiiisstion tétait débaltuft; €K« SMwnait des projets qui
la fkaient à soixuite-^dix. ans ; oD/ Mmblaît rétUscv «De peuite déjà
andanne, etd'imtraitdepluiiae on rcadait \iacaiMteBles plus hautes
feiielioQ84 M grand profit de ceux doni ao voulait réooaptBser les
services. Le 1*^ mars 1S52, un décret fixait la osiae à la, vet^miB des
membnss de la cour de caBsalion à Fâga de aaixante-quiDce ans et
ceUe des magialraits' das antres juridiotioiui k soixante-dk aas. Le
rapport du garde ^sscnauac démontraii à grand Feofortd'aiigîiiaeQs
que ie principe de 1- inanwibiiîté n'était pas atdeÎBi par we tdle
mesure : H: lui aurait'été dificile d'établir que le m embra d*uBe ^ur
d'appel, approchant de la limite .d'4ga> n'était paa menacé daos
son indépenoiidaDoe et atteint dana sa réputation d'impartialité pir
la perspective d'ime retraite fatale que le bon plaîmr du mînistie
et uoe nomination à la cou>r suprême pouvaieat obaager en un sur*
ads de cinq années. Il n'y eut qu'une voix dana la uagiatrature
peur prolester coatreilce retraitée forcées aussi aveugles dans leurs
efiets qu'injustes dans leur applicatioB, différentes suivant qu'sUôS
atteignaient la cour suprême ou les autres juridktûms. Mais le but
était atteint : la stabilité de la magistrature était dimiauée, les
nominations et les faveurs {rios nombreuses» le reoeuveUement du
personnel iseu d» gouvernement de Loims- Philippe plus rapide. La
magistrature comprit bien vite les conséquencesv du décret auquel
die était soumise. Quelqueaannées plus tard, une pétition en «gaa-
lait lea dangers au sénat, et le rapporteur, ie comte de Gas^iaaca,
tout en soutenant que Tinamovibiiiité n'avait pas été directement
violée, était forcé de reconnattre que lea mœurs judiciaires avaient
été altérées, que la mobilité du magistrat avust diminmè son auto*
rite et menacé la jmii^cudenoe, qu'on ne voyait plus le magîslrat
se fixer et vieillir dana des sièges qu'il ne songeait à abaadsnoer
qu'avec la vie. Tant de griefs révélaient, après dix ans d'expérience,
la gravité de la situation : lapétition fut renvoyée a» mîsifitce, qui
ncmima une commissien dont nul ne put jamais cennattre le travail
ni les conclustons. Maie le mal subsistait : la magistrature gémis-
sait en silence et el)e était heureuse de s'associer à toutes les; pro-
testatioBB. Elle lisait avec eotvalnement l'éloquent écrit d'an aseien
garde des sceaux, dénonçant • «ette œuvre funeste^ aveugle eonoDe
une date, in&exible comme un chAtimeot, épargnant les iofirimtës
qui n'ont pas l'âge, frappant l'ftge qui n'a pas d'ânfirmitéfl.»— * «U
allait, disait M. Sau2iet, une loi contre les infnrmités, on a fait
une loi contre la vieillease, » et il montrait les démentis donnés ée
tonl^ part» à la loi par des magistrats honoraires dont on allait
consulter les lumières et par le procvreur-'général à la cour de cas-
sation dont on conservait les services. Les vieillards n'étaient pas
Ut BÉffoaan nmciàmm^ d9f7
seul» à critiquer la kii, et \m jeune wmffBtnâ Matât hmasat k sobi
indépendance et à son nom en inhalant le mal dans qof diflcows
de raitrée. ïout oe qoé M^ Bârengei disait à Ur eonr dei Lyon, était
yrai:la surexcitation ambîitieosa» des magislrats avaitiritéré le irea-
peci pour les ekiefeux bUaoca^
Pieôdant q&'tm 18M les^iaMrèta petttiqveaiaibsoFbaienL l'attention
da gouvernement n>é àm coup d^état, et que* ceruias< angiatrats
eroyaieot devoif faire au nom dfe la. justice une oeuvre ({oi n'en
avait que le^nom, )a masse^de la magistrature continuait ebsoarét-
mest sa t&obe sans se laisser déleutner par lesi biuits d« dobois.
Parfois iflis arrivaient jusqu'à elle, et eetéidie-des meuvemem eité^
risars, en expirant eu seuil de son prétoiire, servait k montrer fu'mi
dépit des semaene et de ta dctaturoi eMe n'était point aerrile* Le
22 janvier 186^, un déerel rendu par le prinoo' présideni; areit
« rêêtitHé au domaine de Tétet' lee Uees meubtes et immeubles
donnés par le roi Louis-Philippe k ses enfaola le 7 naÙÈ 1850*. s
Sous Tapparence d'Emile restitutiov an domame, ce décret faisait
rentrer la confiscation dans nos iois# L'émetîon fat vive : H..I>u|nn
lui-même crut devoir descendre du siège qn^il occupait k k cour
Ae cassation. Trois ministres doimèrenf leur démosion avec édat,
sauf à rentt^r le lendemain aux affligée par uq& voie détoui?^
fiée y plÉs d'^uR aènirateur du coup d^état se demanda, ce jaeo-là,
comnoent' pourrait finir un règne qui débutait' de kf sorte. Peu de
jours apr^s, malgré les réristanees matériefiee dee-ieprésenitane des
propriétaires, les grilles de Neuillf furent foroéiBB par Icsageas da
domaine'. Le droit de propriété élait violé : lesn^arcte^se toumè-
rent vers la^ justioe. Le gou^fernemevl se hittu de déeliesr la. emi'^
pétsnce, en reflisant aux trîhnnuuv, au nan; dte ku e^paretien: des
pouvoirs, te droit de connaître d'un acte émanant du pantvoir exé*
cutir. Dans un magnifique hmgagequ'amcun des auditeurs n'h eoUié^
M. Paîltetetf M. Berrjer répondaient que l"îneompétBBce desrtrib»-
naux, si elle était déiclarée, serait un éim de« jusiicev et qxf elfe
ouvrîraPt hi porte à txma las ceprioer d^un* pouvoir- sns^frein, qu!elle
serait le renversement dtoe instrtutione et dea droite tesplus fondai
mentaux du pays, qu^ellê- placerait' en^ un mee rauêcorité^ d^rni seul
auHieBStis des k>is. Le tribunal n^béstte pae et retînt Im carose] :
R attendu qae lés* tribunaux étaient^ exelheivemeiit compéieDs- pesur
«tatuer sur les questions da5propriétéi(l]^)>.— €e jugement prodeisit
(i) ûài^Klwé^aiMJPI mtvr^té.ijB contiit des^iisjmlt U lastice et transportait la
d^isioa aa conseil d'éut, où des destitutions viorent plus tard napper le vidllant
maître dTes rtquôtds Rererchon et dfibimor Ut mhiorité cmirvgeaM <foi airaJI «séiasats-
irir'U' éoetrlM du
028 RSTBB DB6 DEUX MOllDBSt
dans toute la France une sensation considérable : le droit se dres-
sait et regardait en face l'arbitraire.
Malgré l'impuissance de la résistance judiciaire, bientôt brisée
par le conseil d*état, il est permis de penser que le souvenir da
jugement du tribunal de la Seine arrêta dans leur germe plus d'un
acte illégal; il enleva en tous cas au gouvernement le désir de
se commettre avec la justice. Les occasions» il faut le dire, étaient
assez rares. Juge et partie dans la plupart des cas, le pouvoir main-
tenait l'ordre, grâce aux moyens que la dictature lui avait fournis.
La presse périodique, soumise au régime discrétionnaire des aver-
tissemens, n'avait plus afiaire aux tribunaux. Seul, le livre avait
conservé l'honneur d'avoir encore des juges; mais les imprimeurs,
tenus en respect par le monopole du brevet, refusaient leur minis-
tère. Ce refus d'imprimer formait la plus redoutable censure ; il
était rare qu'un écrit de quelque importance vint rompre le silence
morne où se complaisait la nation.
De longues années s'écoulèrent ainsi ; il faut aller jusqu'à Tan-
tomne de 1858 pour rencontrer les indices d'un réveil que nous ne
pouvons passer sous silence, car il eut une influence directe sur la
magistrature. Le gouvernement, irrité d'un article de M. de Monu-
lembert sur le parlement anglais, avait jugé de son intérêt de citer
l'auteur devant le tribunal de la Seine. La poursuite avait fait grand
bruit. Ceux qui, pressés dans la petite salle d'audience, ont pu
entendre ce jour-là M. Berryer et M* Dufaure n'en perdront jamais
la mémoire ; mais la condamnation fut sévère ; le tribunal infligea à
celui qui avait osé prononcer les mots interdits de régime parlemen-
taire, de contrôle et de liberté un emprisonnement de six mois. La
répression satisfit le gouvernement, qui ne cherchait plus qu'à ajou-
ter à la condamnation l'humiliation d'une grftce, lorsqu'un appel vint
renouveler le débat et, contre toutes les prévisions du ministère,
restreindre la peine à deux mois. Telle était la susceptibilité du
gouvernement impérial que cet arrêt produisit l'effet d'une procla-
mation d'innocence. Les magistrats qui y avaient pris part étaient
de mauvais esprits, presque des factieux : la cour était remplie
d'hommes appartenant aux anciens partis; avec elle, le gouverne-
ment était livré à tous les hasards ; l'hostilité des anciens parle-
mens allait renaître, il fallait au plus vite porter remède à un tel
mal. On ne pouvait hélas I épurer la magistrature, — du moins nul
n'osait le proposer, sept ans après la fondation de l'empire, — on
se décida du moins à épurer une section de chaque compagnie pour
former dans toutes les cours, comme dans tous les tribunaux, une
chambre quasi-politique, où le gouvernement serait assuré de faire
rendre une bonne et prompte justice. Depuis la chute de l'ancien
LA RÉFORME JOOiaAIRJB» 629
régime, nul gouvernement n'avait osé constituer de commissions
extraordinaires : un bon procédé de roulement allait en tenir lieu.
Le décret de 1859 est à ce point de vue l'exemple de ce que Tha-
bileté du pouvoir absolu peut enfanter de plus efficace pour anéantir
toute résistance ; à un roulement fait par les chefs et les anciens de
chaque compagnie fut substitué le régime autoritaire. Le premier
président et le procureur-général dans les cours, le président et
le procureur impérial dans les tribunaux préparaient chaque année
le roulement, le présentaient à leurs compagnies pour la forme et
le soumettaient à l'approbation du garde des sceaux. Grâce à ce
procédé, dans les dix dernières années de l'empire, la justice poli-
tique fut soumise au régime des commissions (1); il suiBsait que,
dans un grand tribunal, le gouvernement eût quatre juges, trois,
deux même à sa dévotion pour y posséder en matière politique une
majorité certaine; trois ou quatre conseillers lui procuraient dans
les cours la même certitude. La chambre correctionnelle, qui ris*
quait de recevoir quelques procès politiques, fut composée avec une
vigilance dont les justiciables sentirent vite le poids. Si quelques
magistrats peu enclins à la sévérité s'y égaraient, ils y rencontraient
des fanatiques, et dans l'une de ces chambres, à une certaine époque,
tel é'ait l'emportement que le magistrat chargé de requérir s'y fit
un renom de modération en s'efibrçant de tempérer l'ardeur immo-
dérée du président.
Dn jour, le corps législatif venait de rendre à la police correc-
tionnelle les procès de presse, M. Berryer fit une sortie éloquente
contre cette monstrueuse iniquité du procureur-général, choisis-
sant, au commencement de l'année, les juges devant lesquels il lui
convenait le mieux d'amener ceux qu'il poursuivait. En dénonçant
la sixième chambre du tribunal de la Seine, en expliquant comment
eUe était cooiposée, M. Berryer rendait à la magistrature le plus
éminent service. Tous ceux qui étaient mêlés à la politique avaient
pris l'habitude de juger la magistrature à travers les excès d'une
%ule juridiction. 11 semblait qu'en France il n'y eût plus d'autre
justice. Dieu merci I il y avait, en dehors d'une section de la police
correctionnelle de Paris, des âmes libres qui n'aspiraient pas à
fendre des services, et qui, loin des faveurs du pouvoir, dans la
spbëre modeste et parmi les travaux obscurs du jurisconsulte, con-
(i) Entre une Juridiction composée par le procoreur-géoéral et le garde dea aceaox
(Voilant à rimpuissaoce par leur accord le premier préaident et les anciennea corn-
miasiona, la différence est icn perceptible. Les commissions, qui ont acquis dans Tbis-
tobre une si cruelle célébrité, n*étaieDt pas composées de gens étrangers à Tordre Judi-
ciaire; mais il suffisait que les Juges fussent triés par le pouvoir pour constituer une
JnridicUon d*eiceprîon.
990 UVUB K8 Din ■QHDlfl.
tribuaient à mainlMir le reMm^ île In jmlioe cmle. Il éChit^leiips
çfÊB, du havt (k» 1» tribcme parlemenlaire rétablie, le oiakfftt signalé
et la mépnte dissipée. Rarement IToratear avait} été imetti impiié :
on sentait qn.'ît était heureor de^ mettre' au Berrîee der la ongistr»*
tare* et d«g lois les dernier» éclM» de sa parole puissante. Leosq»
li^islatif était ébranlé. Le garde des sceaux, H. Barocbe, dot fme
de grands efforts^ pour res^imr la majorité, qui inclinait à rendre
aux compagnies lecire ronileniens. H y aurait éekoué si, à boat d^u*-
gumeiis, H n'aTaH ^p)«cé la question, forcé If» BerrjBr à parier
dans sa réplique des serriees dés magistrats récompensé» par li
chancellerie, et enlevé la dmmbfeen soutenant que Pbrateards
roppoMtion venait d'injurier la magistrafare. La parote fut'refinée
à M. Tbiers»,. comnxe k^ M. Segris, el^ AS voir se proDoneëveot pov
rendre à )a magistrature lear garanttiea nécessaires. If est vni ^
M. Emile OUivier et ses futurs collègues avaâent voté omtFe legliK
vemement.
Ausei^ deux ans ptas taré, xam dbs premières mesures du muon-
tère Kbj^ral fut-elle de remettre en-vfgueur lesage décret dè^fSW,
qui règle aujourd'hui ta diJBtribution des magtstr atsi eatre les cham^
bres. Toutefois il estj^ste de^reeomianrcrque le nouveau oabiflet fot
poussé dansi cette voie par Uiartiative d'un député q^, dès li-fin Ae
janvier, avait présenté auf eerps législatif uu projet de loi sur la
magistrature. M. Martel joignait à des convictions libérâtes fort
vivf9 les souvenirs d^une carrière jMiciuire qai' lui assuraitren
ces matière», une autorité rseonoue; Les dispositions du ^projet
étaient sages et ne pFétendarent' k rien becrie verser r assurer la
situation des juges As paix; en subordonnant letir eboixcofumelear
révocation à la présentation' ou k rfnitiatfve des cours dëveoues Ite
prortecirice» de leur indépendance, instittier des cmdrtiotis d'apti-
tude à^ l'entrée de la magistrature, organiser dee concmxn, investir
les compagniesdu droit de nommer lear» présidleas, dbCer laoour de
cassation d'un système (ferecnnement par cooptation; qui cntenà
une aicadésaie duféreit e(^ de là ^isprudence, éfever à soixaote-
quinae' ans l'âge de hi retraiHe, reconetittrer la chambre du oonseS,
détruite en tWÔ; nei cozifler nnstructioif qu'aux jtiges' tittilàiires
et FétabbYenfin^levoulëment dâ 1899, teffes étafenffearéformes'to
lesquelles Bt» Martel' appelait Tàflîentîeiî des* pouvoirs- puWfcar.
Ainsi, à l'heure où sonnait la chute du gouvernement de 1853,
les amis éclairés oMftme^ les adversaires de l'empire étaisnl^d ac-
cord peurse préoccuper dèpFihsuflSiaïice dès* garanties qui entou-
raient, les magistrats et de la situation mesquine qui leuc était Jaite
par Uuhiérai;chie,aocialfi..
Le gouvernement de la défense nationale eut le hoir sefla> de as
hik, MWBM Jui^iaAtti» 631.
point user à l'égard de la magistrature de son pouvoir dictatorial.
Gomme en 18A8, ce fut en province que la délégation, en contact
avec les résistances, et voulant sans doute, comme les commis-
sakes da AL Ledru-^Bollifit exercer une pression sur les électeurs,
inagina, à^k «veîHe da scrutiny de pronescer kdéchétDoe ckr quinze
magistrats inauMmblfia qm avaient siégé dan» las commissions
Un plus grand nossbre sunriimenl «ilovs; mais, quinse furent
choisiainr M..6rémieux« à quel tiloei? da quel droit? Quelle qu'eût
été leus fautev eUe n'autocisadt auem pouveir à vio4sf lui-<méme
la kà pour Les pmnir de ITavoir transgressée. Les compsgnies se
refusèrent à pecevoif la serment de ceuK qui leur avaient été don-
nés pour succeaseuBS,. «t, dès le S mars, M. Sufaure présentait au
nom du gouvernement un projet de loi qui annulail les décrets de
Bordeaui a oommc contraires au principe constit^iaionoel de l'ina-
movibîlité de la magistrature. » Peutnitire, disait l'exposé des mo-
tifs, le chef du pouvoir exécutiîf « aurait-il eu le droit de les rap-
porter liii-mèake.; naais un grsad princi^ de notre droit puMîc est
engagé dans la question; il s'est pas iautUe que vous le proclamiez
de loaveau, comme i'& fait l'assemblée constituante de 18&3. »
Le garde des sceaux n'aivain certes pas de tendresse pour les ma-
gistrats qui avaient fait partie des commisûons mixtes'; il les
jugeait avec une rare énergie (1) ; mais à ses yeux il s'agis^^ait, dans
cette heure de crise où rien ne semblait solide^ de profiter d'une
occasion pour écrire d'avance une ligpe de cette constitution qui
ne poavMt manquer de coiisaerer plua tard rinamovibilité.
La osoimission et l'assemblée furent d!accord avec le gouver-
nement, L'hommage Eut publiqaeateot rendu au principe. Aux
réserves et aux doutes de. M. limperaai IL le duc d'Audil£ret-Pas-
qsîer répondit avec une éloquence qui éclatait pour la première
fois dans l'assemblée nationale et qui, ce jour-là, servit à la fois à
flétrir les complices du coup d'état et k placer l'inamovibilité judi-
ciaire dans une sphère supérieure coome le droit luirméme aux
capdces de la politique. (2& mars* 1871.)
(i)« Gôi n'est p«i ffo» le proiiet qaenont vooa préeentooe doi¥e ètve, dans une mesure
qudconque, aae Jaaiiflcation peraonnellei des magistrats nommés dans le décret» ils
ont oublié les plus saines traditions de la magistratare, lorsqu'ils ont compromis dans
^ commissions de bon plaisir le caractSre honoré dont ils étaieot revtttus ; fTs ont,
contre toutes les règles ée la justice, ]Qg6 sans coneeltre^ condamna sans eoMAdre,
^^pliqué à dea délits sana nome de» peine» inoottiraes dans dos bis cnmineUes.ii (Ejq>«
^.meUli. Jownal o(fUi$l da 30. rnsE» 1831, p. m,)
6S2 AIYUB DES DEUX MONDES.
VI.
Nous nous arrdtons à cette première discussion de l'assemblée
nationale. Nous aurons occasion de rendre plus loin hommage aui
efforts tentés depuis dix ans pour résoudre ce grand problème de
Torganisation judiciaire. Dans cette période si rapprochée de nous,
où tant d'études ont été commencées sans qu'aucune ait abouti, il
serait fastidieux de chercher à renouer la suite chronologique de
projets avortés. En examinant les réformes mûres que comporte It
justice, nous passerons en revue les idées conçues et présentées
par ceux des hommes publics qui avaient eu la sagesse d'aborder
une tâche qu'il fallait accomplir sans tarder au risque de la voL'
tomber en des mains indignes.
Ce qu'il importe de ne pas perdre de vue en étudiant le sort et
l'organisation du pouvoir judiciaire, c'est ler6Ie qu'il a joué parmi
nous depuis la révolution. Il n'est pas une des formes qu'il a revê-
tues avant le commencement de ce siècle qui n'offre à la postérité
une leçon. Tour à tour électifs ou soumis à la nomination d'un
maître, sortis des délibérations d'électeurs choisis ou imposés par
la fantaisie irrésistible d'un suffrage d'autant plus violent qu'il
était moins libre, les tribunaux qui succédèrent à ceux de l'ancieu
régime n'eurent le temps de se faire ni une clientèle ni une place
dans l'histoire. Étouffés par les désordres de la terreur qu'on pres-
sentait, écrasés bientôt par le fracas sinistre du tribunal révola-
tionnaire, elécimés par lui, chassés par le caprice des sections,
ramenés en thermidor, affermis par la nouvelle constitution, pais
bannis avec la réaction jacobine de fructidor, nommés par U pou-
voir contrairement à toute loi, les juges qui siégèrent pendant ces
neiif années nous montrent le spectacle de l'impuissance des insti-
tutions fondées sur le sable mouvant des fantaisies révolution-
naires. A cette instabilité qui avait lassé la nation succède un édi-
fice solide dont les lignes étaient harmonieuses et la symétrie par-
faite. L'organisation judiciaire est, à vrai dire, sortie des cahiers
de 89 ; oubliée par les flatteurs du peuple, elle fut reprise et fécon-
dée par le génie. Elle s'adapta merveilleusement à notre caractère
et à nos besoins. Dotée des garanties de l'inamovibilité, la magis-
trature acquit une autorité et une influence considérables, recaeillit
dans son sein les esprits les plus distingués de cette vieille bour-
geoisie française qui avait fait l'honneur de nos parlemens, se
montra indépendante sous la i estauration , ennemie résolue de
l'anarchie à toutes les époques, peu disposée d'ailleurs à se mêler
aux passions du dehors, rendant la justice civile avec une impar-
LA RÉFORME JODICIAIRE. %il
tialité à laquelle tous les partis ont tour à tour rendu hommage,
perdant de sa force dans les procès politiques, répugnant à les
juger et montrant à ceux qui doutent d'elle, pour un brouillon
qu'elle désavoue, dix magistrats menant une vie modeste dans la
pratique obscure des vertus de famille et méritant, au milieu du
tourbillon de nos villes modernes, d'être oubliés du passant et
admirés du philosophe.
Ainsi se perpétuaient les saines traditions d'une magistrature
dévouée à tous ses devoirs. On a vu ce que, depuis un siècle, tous
ses adversaires ont dit d'elle. Nous n'avons rien caché. L'inventaire
de ses fautes est facile à dresser : sortie de la meilleure partie
de la bourgeoisie française, elle a partagé à toutes les époques ses
croyances comme ses erreurs. Elle a eu comme elle ses jours He
puissance; comme elle, elle a tenu de près au gouvernement du
pays; aussi bien qu'elle, elle connaît aujourd'hui la mauvaise for-
tune et doit combattre pour conserver intacte la chaîne de la tra-
dition. Elle a lutté sans faiblir contre les violences de l'anarchie, ce
que la bourgeoisie, dans nos jours de discordes civiles, a toujours
su faire, car, en France, nul ne manque de courage. Elle doit con-
tinuer à lutter contre l'esprit de désordre qui veut la détruire, sans
que cette lutte pour l'existence la jette hors des sentiers du droit
et de la justice, dans les ardeurs d'une réaction aveugle où elle trou-
verait sa perte. Les juges traversent aujourd'hui l'épreuve la plus
redoutable pour les hommes et pour les institutions, l'obligation de
se vaincre eux-mêmes et de demeurer en des heures où, en dedans
de soi, on sent bouillonner la colère, de fidèles serviteurs de la
mesure et de la modération. Ils tiennent leur sort entre leurs
mains : qu'ils demeurent des juges et qu'ils ne s'en rôlent pas parmi
les combattans.
Le vote qui, malgré d'éloquens efforts, vient de suspendre l'ina-
movibilité pour un an à l'imitation de la chambre introuvable ne
doit pas ajouter à leurs alarmes. Nul doute que le sénat ne repousse
tue loi que ceux mêmes qui l'ont votée pour plaire à leurs élec-
teurs déclarent tout bas n'être pas viable; mais il est deux manières
pour une chauibre haute de répondre en les rejetant aux lois de
colère d'une majorité qui écoute ses passions : — Elle peut ne con-
sidérer que le texte, le repousser avec dédain et passer à des dis-
cussions sérieuses. — Elle peut faire mieux, en substituant à des
mesures imbues de l'esprit révolutionnaire une réforme hardie et
prudente, digne de l'expérience d'esprits sages et qui constitue de
la part du sénat la réplique la plus décisive à l'acte d'impolitique
étourderie d'une chambre en quête de succès électoraux.
Georges Picot.
■SBagEQBBBBSrsr
QUESTIONS SCOLAIRES
DE L'ENSEIGNEMENT HI«TORIQtJE DANS L* UNIVERSITÉ.
L'opinion s'intéresse si vivement de nos jours aux questions
d'instruction publique, elle en est si justement respectueuse, que
nous ne devons pas craindre de la prendre pour témoin et pour juge
de nos préoccupations et de nos pratiques professionnelles au sujet
des principaux problèmes que présente l'enseignement universi-
taire. A la confiance du pays nous avons le devoir de répondre en
témoignant de notre sollicitude incessante à surveiller et à perrec-
tionner nos méthodes, sur lesquelles nous appelons l'examen.
L*liistoire, en particulier, avec la géographie son annexe, réclame
dans nos lycées une place toiijours plus importante, et de récentes
mesures prises par l'administration supérieure tendent A la lui
assurer. Cest l'enseignement peut-être le plus populûre dans nos
classes, et en même temps le plus redouté, car il peut, selon qu'il
est présenté bien ou mal, ouvrir et fortifier les esprits ou bien les
charger et les accabler. L'étude de l'histoire peut et doit être pour
les jeunes gens un apprentissage de droite raison, une sorte d'ex-
périence avant Fftge, et dans quel temps en ont-ils jamais eu plus
besoin? L'étude de la géographie doit les armer d'une instruction
positive et pratique. Chacune des deux sciences peut beaucoup
pour le développement de quelques-unes des plus précieuses fa-
cultés; mais ces heureux résultats ne peuvent être obtenus qu'an
prix de métho'^es habiles aux mains de professeurs infiniment
attentifs, ayant la conscience du but suprême et Tintelligente dis-
position des moyens. A ces maîtres en expérience et en bon sens,
il faut un bon sens exquis, un rare esprit de mesure et de discré-
tion, une science sûre d'elle-même, capable de se modérer et de
Qcoe&noifs i^c&uuts^m 686
se contenir^ L'accablâment que peut oMser aux esprits Tétude de
Ia' science historique n'est à redouter que si ceux qui esBoignent,
manquant de méthode et de droiture patientet ne savent pas ailier
l'usage nécessaire des vues générales avec le tra/vail peraonseU
eiact et précis, sur des programmes ménagés et allégés le mieux
possible. Le meilleur professeur d'histoire n'est pas celui qui a su
emmagasiner dans son souvenir le plus de faits et de dates, car
la mémoire n'est rien sans le bon esprit et le jugement; qu'il soit
difficîie de kii tracer ses justes limites dans un easeignement et dans
im temps qui sollicitent à tant de •connaissances diverses, on peut en
convenir : il y faut cependant réussir à tout prix, sous peine de man-
quer l'cauvre de T'éducatîon publique*
Un concours annuel, dit d*agrégation^ sert au mcrutement géné-
ral des professeura de l'université. U attire parliculiërement pour
rbistoire, ou^re les candidats eogagés soit à l'école normale supé-
rieure, soit dans les lycées comme suppléans, des jeunes gens de
l'enseignement libre, des licencias ou jBaéme des docteurs en droit,
qui y cherchent, non pas seulement l'accès d'une honorable car-
rière, mais encore un engagement vers une certaine discipline
d'esprit. On peut, en examinant comment ce concours est constitué,
en^ijDterrogeant les épreuves diverses dont il se compose, ae rendre
compte de la direction que reçoivent les futurs professeurs et -des
maximes dont Leurs juges s'impirent. Pures questions scolaires, il
est vrai, mais que ne dédaignera ni en France ni môme à l'étranger
le public d'élite soucieux de ces sortes de problèmies. Par ce temps
fertile en congrès, comment un congrès ne s'estril pas réuni pour
on tel sujet? C'est ici que les comparaisons seraient intéres-
santes et utiles. Gomment enseigne«t-on i'hi&toire dans les di-
Tersea universités, en Allemagne, en Angleterre, en Italie ? Quels
sont les divers programmes? Quelle place chacun d'eux donne-t-il
à l'histoire nationale en comparaison avec rhiatoire étrangère?
Il y aurait certainement là matièce à de curieuses enquêtes, fort
ÎBstruaives, de nsiture k détruire plus d'un préjugé, à faire s'ar-
baisser plus d'une barrière, — Une simple étude comme celle
qu'on voudrait esquisser ici, écrite avec la meilleure compétence
sur quelque université du dehors, nous serait inimiment pré-
cieuse. Nous n'aurons, pour notre part, qu'à ajouter aux souvenirs
de toute une carrière d'enseignement ceux d'un jury présidé pen-
dant cinq années (1) ; nous n'aurons iqfu'à nous faire l'interprète
exact de collègues choisis parmi les plus expérimemés et les plus
déYoués. De tels jurys, à vrai dire, ont entre leurs mains la direction
iatellectuelle et morale de renseignement; car, dans ces sortes de
(1) Voyex, an Journal officiel da 0 octobre deniier, uû rapport éteDda sur le con*-
cann de iSSO.
636 EET0B DES DEUX MONDES.
concours d'où sortent les jeunes maîtres, chaque impulsion donnée
soit par la rédaction des programmes, soit par la manière de jager
les épreuves, est comparable à celle d'un gouvernail dont l'action
se continue plus ou moins directe et durable.
L
Vagrégation^ à laquelle nous devons, dans l'état actuel, à peu
près tous nos professeurs de médecine, de sciences mathématiques
et physiques, de droit et de lettres , est le principal ressort et la
meilleure sauvegarde de l'uoiver^sité. M. Jules Simon, qui a écrit
sur la Réforme de renseignement secondaire un livre de philosophe
et de moraliste en même temps que d'homme d'état, en a très bieo
expliqué par quelques mots l'origine. C'est en vertu d'une ordon-
nance royale du 3 mai 1766, quatre ans après l'expulsion des
jésuites, et afm de pourvoir aux lacunes résultant du départ subit
de tant de maîtres, que fut établi un concours annuel, jugé par
l'université elle-même, en faveur de ceux qui, déjà munis des
grades traditionnels, souhaitaient en outre d'être u agrégés au corps
des professeurs, » et d'obtenir de la sorte une situation régulière
dans l'enseignement. Soixante places de docteurs agrégés étaient
créées dans l'ancienne Université de Paris, pour la philosophie, les
humanités et la grammaire. Jacques Delille, le traducteur des Géor-
giquesy fut reçu au premier concours, qui eut lieu en octobre 1766.
— C'était une profonde innovation, puisqu'à la licence conférée
par le chancelier de Notre-Dame on substituait une épreuve tout
intérieure et indépendante. Le décret du 17 mars 1808, en organi-
sant l'université impériale, étendit l'institution à toute la France;
le titre ne fut toutefois donné d'abord que par collation, chaque
lycée devant avoir trois agrégés seulement, pour les sciences, les
lettres et la grammaire.
Les premiers concours d'une agrégation commune ne furent éta-
blis qu'en 1821 , mais uniquement encore poiu* les trois mêmes
facultés. Ce n'était pas qu'on négligeât entièrement le projet de
créer un enseignement historique. On peut suivre dans le recueil
des Circulaires et Instructions officielles relatives à Finstructiim
publique les timides velléités qui se traduisirent bientôt en os
commencement imparfait d'exécution. Le point de départ est mar-
qué par une circulaire du 26 avril 1817, où M. Royer-CoUard, pré-
sident de la commission de l'instruction publique, se plaint de ce
que « les notions d'histoire et de géographie, qui servent de com-
mentaires aux textes anciens et qui doivent entrer nécessairement
dans le plan d'une éducation dassique, » font toujours défaut.
« Cette partie de l'enseignement, ajoute-t-il, n'a donné que des
QUESTIONS SCOLAIRES. 687
résultats peu satisfaisaDS jusqu'à ce jour : Tobstiuadon routinière
de quelques professeurs en est la cause; elle a excité de justes
plaintes qu'il importe de faire cesser. » M. Royer-Gollard se rassure
promptementf il est vrai, mais par un motif qui ne parait pas cor-
riger suflSsamment cet aveu d'impuissance : « La sagesse du roi,
qui uous observe, dit-il, nous commande la sécurité. » — Gela
n'empêchait pas que, dès l'année suivante, un arrêté de la com-
mission, développant les programmes des collèges en ce qui con-
cerne l'histoire et la géographie, confiait cet enseignement à un
personnel spécial. Ce n'est toutefois qu'à partir de 1820 que toutes
les classes, de la quatrième à la rhétorique, obtiennent des profes-
seurs d'histoire, mais auxquels on ne demande pas encore de s'être
présentés à un concours d'agrégation spécial : après la révolution de
Î830 seulement on voit ce progrès s'accomplir.
Nulle pensée ne devait être plus conforme au mouvement des
esprits. L'enseignement historique avait mission pour servir à la
diffusion et à la défense de ces idées libérales qui venaient de
triompher : il pouvait en montrer le progrès non interrompu même
au sein de l'ancienne France, et y ajouter l'appui d'une longue
tradition. L'essor des esprits prenait aussi un tour historique dans
l'ordre des idées littéraires. Le théâtre, les arts, le droit, invoquaient
l'histoire, et lui demandaient des ressources et des vues nouvelles.
11 ne faut donc pas s'étonner si, en moins de quatre mois après
juillet 1830, l'édifice du nouvel enseignement dans les établisse-
mens de l'université apparaît construit de toutes pièces, sur ses
bases définitives. Le remarquable arrêté qui, dès le mois d'octobre,
règle le système des études à l'école normale, rentrée en possession
de son vrai nom, témoigne à la fois, sur ce point particulier, de la
fermeté de vue des premiers fondateurs et de leur prompt succès.
Ce plan d'études réserve une place très importante à l'histoire.
En première année, révision des études du lycée, avec un cours
d'histoire ancienne, « où le professeur, en rappelant les principaux
événemens dans un ordre chronologique, insistera particulièrement
sur les institutions, les mœurs et les usages, la religion, les arts
et, en général, les antiquités des peuples. » Dans la seconde année,
libre de tout examen ou concours, apte par là même à représenter
ce que doit offrir d'original l'enseignement de l'École, toutes les
études sont tournées du côté de la culture historique ; au cours
d'histoire moderne et du moyen âge s'ajoutent un cours d'histoire
de la littérature grecque, un d'histoire de la littérature latine, un
d'histoire de la littérature française, un d'histoire de la philosophie,
Conception qui est évidemo^nt un fidèle reflet des préoccupations
générales. Du même mois d'octobre 1830 date l'institution de deux
Professeurs d'histoire dans chacun des collèges royaux, suivie trois
mçb après deicelto d'un tcoisième prûfeasaur^ Enfia, camne un
concourt pour TagrégatioB de pliUosopfaie «v«U é4é iasdloé pir
arrè^ du 21 août de k même année, un concoure pour i*liià-
toire est aussi décidé par «rrèté «du 21 noveminre ; il eul Uea en
septembre 1821. M, Toussenel» «mahre esoeUeut^e tant de géné-
sations, fut xeçu à cette date. U j avait trois sortes d'épreuves :
uie cofltposition écrite ; nn examen oral, chaque candidal devant
être interrogé pendant une heure par deux autres ooncarrens
a sur plusieurs questions d'histoire, d'antiquités, de gtegrspliie
uftcienne oa moderne, dont le texte^ arrêté par une commissiaQ
spéciale, aurait été publié quelques osois sYSOt roaverture du
concours. » La troisième épreuve consistait en une leçon sur un
sujet désigné vingt-quâtre heures à l'avance. Sauf le nombre det
compositions, sauf la diiiiirence très considérable, il est vrai, eotre
cette singulière épreuve orale, mal dtôuie, et que devait reBq>lacer
le système actuel d'expositions établi dès l'année suivante, c'était
toute la théorie du concours telle qu'elle se retrouve encore i peu
près aujourd'hui.
Ainsi est née du mouvement politique et intellectuel de 1830
cette institution universitaire qui, en fixant notre enseignement his-
torique, a procuré k la jeimesse française^ de concert avec les agré-
gations de philosophie, de lettres et de grammaire, une instruction
solide et une éducation vraiment libérale. On a pu modifier, ou
peutdésiner de modifier encore quelques dispositions de rédifice;
on e pu et l'on pourra y ajouter ou en supprimer quelques parties
secondaires, mais nal n'a Jamais souhaité d'en voir changer les
bases.
De 1881 à 1662, pendant vingt et an aas, l'agrégation. d'hktolre
n'eut d'antres vicissitudes que le progrès naturel d'un desseia hien
conçu et la succession des professeursémioens qui y étaient appelés
comme juges, sous la présidence de Letronne^n 18S1 et 18i2, de
M« Naudet depuis 18S3 jusqu'en 1830, puis .de }L Saint-Marc Girar-
din jcusqu'en 1851. -— Elle disparut cependant en 1852. Si l'os
demande par quels moti£i le législateur de oeite époque la détroi*
sit, la léponae n'esta croyons^nous, écrite dansaucun docuneieoi offi-
ciel ; nous avions vainement recherché les procès-verbaux détaillés
du conseil supérieur de l'instruction publique à cette date; il parait
Inen qu'il n'y eut pas de discussion. Les mêmes motifs politiques
qui firent disparaître également l'agrégation de philosophie furent
naal disaimuléssous le voile d'une imprudente réforme pédagegiipis.
Pufott croire de bonne foi qu'on fortifierait ou qu'on réglerait les
esprits en les privant des drâx sortes de culture qui sont le phis
propres à développer la rectitude du sens et ia foroe ou l' élévalien
de la pensée ?
Q0B8TI0N8 8GOLAIAB9. 6M
Cette craelle mutilatloo de ¥jmhfevéM dara iHiit «nuées, après
lesquelles le rétablissement du conot^ars spécial fut en grande par-
tie rœnvre d'un savant à qui ses belles études sur Thistoire du
droit avaient donné depuis longtemps une grande autorité, et qrui,
après arroir été mînistrede rinstruetien publique, s'était retiré sans
être oublié. M. Gb. Giraud, de concert avec un ministre de bon
sens, M. Rouland, soutint dans le censeil supérieur et (it triompher
en 1860, malgré beaucoup de préventions subsistantes, la cause
de ragrégation d^histoire, en attendant que, bientôt a7>rës, M. Da-
niy revendiqu&t celle de philosophie. M* Giraud fit plus : il intro-
duisit dans ce concours une épreuve excellente, l'explication des
textes, dont nous parlerons tout à Theure ; il y fit rentrer l'ancienne
épreuve des thèses; il consentit enfin à le présider pendant quinze
ans, jusqu'en 1678. Nous lui devons ainsi une grande part de Tor-
gasisation actuelle d'un des ressorts les plus utiles de notre ensei-
gnement universitaire. Le concours s'est développé depuis lors
avec une remarquable énergie; de récentes dispositions tendent à
l'agrandir et à le fortifier encore. Voyons comment il est constrtoé,
à quelles nécessités il doit répondre, de qneh développemens il est
capaWe, et de quelle nature est Tinfluence qu'il exerce sur notre
enseignement historique.
IL
II tst absolument nécessaire, si Ton veut apprécier ou seule-
ment comprendre l'économie et le mécanisme de ce concours,
de stroir avant tout quel en est Fobjet et ce qu'il veut être. Doit-
il recruter exclusivement l'enseignement secondaire, ou bien en
même temps l'enseiçuement supérieur? — Cette question en sup-
pose une autre, d'une réelle importance : Tùn et l'autre domaines
doivent-ils être soigneusement séparés par une préparation diffé-
rente et un recrutement à part? L*enseîgnement supérieur doit-il
se confondre avec la culture de la science, et renseignement secon-
daire doit-il y renoncer? Il n'a pas manqué de réponses excessives
à chacune de ces questions, qu'il importerait de résoudre avec
modération et justesse, sous peine d'imprimer des directions très
regrettables.
Qu'un galant homme, d>sprit et de goût, à la parole nette et
vive, au travail d'assimilation prompt et facile, voué par profession
et parr goût à l'enseignement de l'histoire, ami de la jeunesse, se
tienne au courant, par une lecture constante, des principales pubR-
cations historiques en France et à l'étranger ; qu'il fasse passer
avec aisance dans son enseignement, sans cesse renouvelé, tous
les résultats acquis : il exercera un attrait, une séduction îrrésis-
6A0 AfiVUE DES DEUX MONDES.
tible ; il réalisera, cela n'est pas douteuXt une sorte d'idéal da pro-
fesseur d'histoire pour la jeunesse de nos lycées. Plusieurs de
nos meilleurs maîtres ne font pas autrement : au lieu de briller
par des écrits, au lieu de chercher à se faire un nom, comme ils
pourraient faire, dans les facultés et les académies, ils enferment
leur dévoûment dans leur chaire, ils n'ont d'autre but ni d'autre
joie que l'avancement de leurs élèves, et regardent comme on
devoir de probité professionnelle de ne point porter ailleurs leur tra-
vail et leurs soins. Qui songerait à médire de tels hommes? C'est
d'eux que Joubert a dit qu'ils font comme les Muses, qui inspireoi
et ne produisent pas; ils méritent, cela n'est pas douteux, recon-
naissance et respect. Supposez à leur place de jeunes ambitieux,
trop préoccupés de franchir ;iU plus vite ce qu'ils osent coosidénr
comme un pénible stage pour prendre intérêt à leurs presens
devoirs ou pour consentir à les faire passer avant toute chose, ou
bien des esprits particuliers, absorbés par des études spéciales et
négligeant tout le reste, il est clair que la cause de renseignement
secondaire sera compromise. Cet enseignement s'adresse aui fils
de notre intelligente et active bourgeoisie, qui serviront leur pays
dans les carrières les plus diverses, au barreau, dans la magistra-
ture, l'armée, l'industrie, le commerce. Il importe surtout de don-
ner à cette jeunesse nombreuse, outre les grands et nobles senti-
mens, des idées saines et justes, des connaissances à la fois
générales et précises. Ce qu'elle attend de son éducation classique,
c'est, à ne parler que des qualités nécessaires pour la pratique des
diverses professions, la vivacité 3'intelligence, la promptitufle et la
droiture du jugement, la ferme logique, et, s'il se peut, l'habileté
honnête de la parole, qui résume et met en œuvre avec puissance
ces dons rares et précieux. Il n'y a pas précisément besoin pour cet
enseignement -là de professeurs éruditset destinés à briller comme
tels, mais bien plutôt de bons et fermes esprits, préparés par
une instruction solide, soutenus par un patriotique dévoûment.
Les administrateurs prudens de l'université ne disent pas autre
chose, et notre enseignement secondaire n'a pas d'autre principal but.
Nous pouvons bien le modifier par certains côtés extérieurs ; nous
pouvons chercher à le rendre en même temps plus rapide et plus
fécond — ce sera tout profit; nous pouvons essayer de faciliter sa
tâche, soit par une meilleure disposition des programmes, soit en
créant de nouveaux cadres qui ne laissent aux études classiques
que ceux qui veulent en profiter directement; mais les vrais prin-
cipes de l'enseignement secondaire sont, chez nous, bien compris
et bien observés : nous croyons n'avoir rien à envier à cet égard,
ni à l'Allemagne, ni à aucun autre pays étranger.
Gela dit, ne retenons pas l'enseignement secondaire trop i
QUSSTIONS 8COLAIHE8* 6&1
distance de renseignement supérieur ; Tun et l'autre auraient cer-
tainement eu en souiTrir. Ne paraissons pas conseiller aux pro-
fesseurs de nos lycées de se désintéresser des hautes études. Sans
doute on peut comprendre qu'il y ait d'excellens maîtres achevant
leur carrière sans avoirjamais rien publié et sans laisser après eux
rien d'écrit ; ce ne doit pas être cependant le plus grand nombre, car
comment comprendre que des hommes voués à un travail inces-
sant dans l'intérêt de leurs élèves ne s'arrêtent jamais sur une
recherche à faire, un doute à éclairdr, un problème & creuser?
Combien sont-ils, ceux qui résisteraient pendant toute leur vie
à une telle tentation sans se déshabituer de cette activité d'esprit
qui permet seule de se renouveler, et par là de dominer et d'ex-
citer les jeunes intelligences 7 Au reste, nous devons au personnel
de l'enseignement secondaire, dans l'Université, un très grand
nombre de publications, non pas autant d'écrits philologiques qu'en
publient les gymnases allemands, — il y a là peut-être une diffé-*
rence de génie, — mais beaucoup de mémoires et de livres.
Ces livres sont souvent des thèses pour le doctorat, passeport
nécessaire vers l'enseignement supérieur, et que doivent accom-
pagner ou suivre de près les travaux originaux et les recherches
d'une réelle valeur. Jadis on avait institué une seconde agrégation
donnant accès aux facultés des lettres; mais, le niveau de la pre-
mière ayant continué de s'élever, n'était-il pas probable que celle-ci
deviendrait une épreuve un peu vaine? 11 ne faut pas abuser de
ces concours toujours un peu factices, où la fortune et les circon-
stances ont trop souvent, quoi qu'on fasse, une injuste part. Les
facultés de médecine et de droit exigent nécessairement de l'âge
viril ces sortes d'épreuves ; si les études de sciences et de lettres,
plus générales, les imposent à l'âge moins avancé, faut-il doubler
l'expérience? ne suffit-il pas, après les premiers témoignages, du
concours de la vie, de celui qu'instituent à chaque jour entre les
hommes de cœur le sentiment de la dignité personnelle, l'émulation
et le respect commun de la science (i)? Nous avons vu de ces tour-
nois universitaires : on les a célébrés deux ou trois fois avant de
les abandonner probablement pour toujours. Les hommes de grand
talent qui devaient y vaincre n'avaient-ils pas vaincu à l'avance
devant l'opinion, et fallait-il essayer de les classer?
Quoi qu'il en soit, l'enseignement supérieur emprunte nécessai-
rement le plus grand nombre de ses candidats à l'enseignement
(1) Il faut noter que cette agrégation lopérieore, comme Tagrégation ordinaire qoi
tobsiste aojoard'hoi, ont affecté presque toujours le caractère d'examens en même
temps que de concours : concours par les rangs assignés, examens par la certitude du
titre pour tont candidat qui en est reconnu digne.
«on juu — 1880^ 41
•As EETOB DM DEOX 1C01IM8.
seooodhira» et pir là ii trouve la garantie si nécessaire d'une ferle
préparation classique» On a dit qu'à ssivre trop longtemps de trop
générales étades^ un temps précieux serait penlu» et de maufaim
halaîtades scienttBqfnes contractées. Il y a là une question d'âge et
de aMsmre. Il est possible que, pour des études d'érudition toute
spéciale engeant une réelle pratique, indépendame de la maturité
d'esprit, il faille de bonne heure crouser, à certaine distnce du
grand ehemiD^ son étroit sillon ; mais il n'en saurait être ainsi des
études qui ont un caraictëEe général : celles-là ne connaissent que
les difiéreneas de degrés sur l'échelle commune. Tous les monbrei
de nos écoles françaises d'Athènes et de Rome qui sortit de
rScoIe ntnrmale sont agrégés ; it n'est pas démontré qu'il leur eftt
été absolument bwoin d'une autre préparation pour defenir de
bons épigraphistes, des heHénistes ou des archéologues distingoés.
On ne Tout pas ider qu'un peu plus de préparation spéciale ne dût
leur être fort utile; mais ne pourrai t--an pas ea introduire la me^
leure partie dans l'agrégation même, dans celle des lettres et
dans celle de grammaire? Cet appoint d'un peu d'érudition sendt-ii
entièrement superflu pour leurs concurrens 7 Serait-il siftdieax
qu'un futur professeur de rhétorique ou de seconde eût étadié
l'épigraphie latine ou grecque et l'archéolc^e} Ceux des membres
de Técole française de Rome qui viennent de l'école des durtes
ou de l'école des hautes études sont le phis soutent non agré-
gés ; on ne voit pas que leur préparation, quelque intense qa'elle
ait pu être, eût été absolument empêchée par quelques études géaé-
raies de plus. 11 faut, en résumé, que l'idéal et la pratique des
hautes études, élémens essentiels de l'enseignement supérieur, ne
manquent pas non plus à l'enseignement secondaire. On ne doitpas
séparer deux carrières dont l'une resterait sans perspective etl'autre
sans tradition.
Si ces calculs sont justes, les concours d'agrégation, en pbitoeo-
pl\ie, en lettres, en histoire, doivent servir également à recruter
l'enseignement secondaire et l'enseignement supérieur. En réalité
il en est ainsi, et il ne peut en être autrement, car il est impossible
d'interdire le passage du premier au second degré, ni de les dis-
joindre. Il s'ensuit que ces concours doivent avoir des épreuves un
peu différentes entre elles, et se {N'étant à la manifestation des qaa-
lités diverses que réclament Tune et l'autre vocations. CTest ce qui
arrive naturellement pour le concours d'histoire, si les règles con-
stitutives en sont appliquées avec précision et justesse.
II débute par quatre compositions écrites : il faut, en sept heures,
traiter sans le secours d'aucune communication, d'aucune note,
d'aucun livra, un sujet imprévu d'bîstonre ancienne, le lendemais
un sujet d'histoire du moyen âge, puis un d'histoire moderne et
«OBunoMft fiooiiàiBU. 665
élëroSt pour certainds périoto, à des mMiuek^ ei ds m traitir
eD classe que les questions importantes* Le danger de ee eTStiaie
nous parait être celui-ci : volontiers les étëves se persuadent qu'ils
peuvent dédaigna: absolument ce que Ton pusse tout à iiit sens
silence; si Ton procède par vastes lacunes, c'est dans leur esprit
Torigine d'une idée fausse et d'une confiisioB nrémédiable. Il leur
parait que la Providence a négligé ces périodes qui n'offrent pas i
Thisloiien de saillies éclatantest tandis qu'au contraire c'est le plus
souvent la tarame de ces temps obscurs, taxés par nous de dée»-
denee et de corruption, qui offre les tmits les plus précieux. A
Tuniiié rompue par cette méthode de travail, ils imaginent inveloiH
tsirement que correspond une rupture supérieure; ils n'aperçoi-
vent plus aucune suite ; ils ne voient qu'une série d'épisedes, sujets
de narrations. Jadis, pour que ces fausses idées entrassent mieux dane
oos jeunes esprits, nous avons vu certains Précis où les développe*
mens étaient imprimés en gros caractères, et les résumés en petits.
On abandonnait à notre étude peraonnelle les méprisables résumés
que BOUS aurions lus fort inutilement, tant ils étaient condensés et
obeciirs. En petits caractères la décadence de Fempire romain, en
petits caractères l'invasion des barbares, — en gros caractères Glovis
et Cbarlemagne. L'étude biographique effaçait l'étude historique ;
l'action d'un homme sur son temps se substituait à l'action du génie
d'un peuple, au progrès intérieur d'une civilisation, à l'enchaîne^
ment de la logique éternelle, à la majesté, à la moralité de l'bis-
toîre«
Pmsque nous en sommes au détail pédagogique, pourquoi ne
dirions-nous pas un mot d'un sujet délicat, sur lequel il n'est pas
âcile d'arriver à une solution satisfaisante avec un grand nombre
d'élèves, et devant la complexité des programmes dans les hautes
classes? Je veux parler de l'usage qui permet ou quelquefois
ordonne de prendre des notes pendant que le professeur fait son
e^iosition orale. Il convient au psychologue de dire quel subtil
travail d'analyse c'est pour l'intelligeuce que de savoir noter,
quand parle un orateur, les points culminaos de son discours.
Si le but principal est d'avoir bien écouté, cette analyse difficile
doit plus d'une fois s'interrompre; nous ne parlons pas seule-
ment des passages qui peuvent comporter un véritable intérêt
ou bien quelque émotion, mais aussi de certains raisonnemens,
de certaines déductions qu'il faut suivre avec une attention sans
partage. Ce travail si ardu pour des esprits déjà formés, des enfans
de treixe à dix-sept ans sauraient-ils l'entreprendre impunément
sans le secours incessant et l'extrême prudence de ceux qui les diri-
gent? Qui de nous n'a eu ce spectacle lamentable de trente à qua-
656 BETOB DBS DEUX MONDES.
raote enfans de sixième, de cinquième, de quatrième, auxquels le
zèle mal entendu et la paresse d'esprit conseillaient ce pénible eOort
d'essayer de noter par écrit toutes les paroles du professeur? Les
liûssera-t-il, avec leur écriture encore mal assurée, couvrir des
pages entières de lignes sales et informes, se désespérer s'ils omet-
tent un mot, interroger leurs voisins, perdre le fil et le faire perdre
aux autres, se dépiter et ne plus rien reconnaître? Ne devra-til
pas, au plus vite, leur faire écarter plume et encre, les placer en
présence de leur court sonmiaire, et leur oflrir de faciles dévelop-
pemens, qu'ils comprendront sans le travail pénible et peu intd-
ligent des notes? La tâche n'est pas beaucoup plus facile pour les
élèves des autres classes. Si l'on croyait pouvoir la supprimer abso-
lument, ce serait à la condition de la rendre inutile par une exposi-
tion d'autant plus méthodique, d'autant plus intéressante, dont le
sommaire dicté aurait fixé déj^ les principales indications. Tout au
moins est-il nécessaire de veiller à ce que ce travail, toujours difB*
cile, n'absorbe pas une attention qui doit appartenir à la leçon du
maître et non pas à la transcription de ses paroles. 11 convient, en
un mot, de tenir l'intelligence des élèves en éveil, et de susciter,
en l'attirant à soi, leur active liberté.
J'avais à traiter un jour, en quatrième, à Louis-le-Grand, il 7 a
quelque trente années, de la guerre du Samnium. Dans ce sujet
complexe, le beau récit du x* livre de Tite Live sur la bataille de
Sentinum nous offrait un bel épisode. « Voyant que les Romûns
pliaient et n'écoutaient plus leurs chefs, Décius appelle le grand
pontife et lui ordonne de dicter la formule du dévoûment. Après
les prières solennelles, il ajoute qu'à présent marchent devant lui
la terreur, la fuite, le carnage et la mort, la colère des dieux du
del, la colère des dieux des enfers; il proclame qu'il frappe des
plus horribles anathèmes les drapeaux, les traits, les armures de
Tennemi, et que ce même lieu qui sera le théâtre de sa mort le
sera aussi de la destruction des Gaulois et des Samnites. Apr&s
avoir prononcé ces terribles imprécations, et contre lui-même et
contre les Gaulois, il lance son cheval à toutes brides au plus épais
de leurs bataillons. A partir de ce moment, continue le grand his-
torien, il n'est plus guère possible de reconnaître l'œuvre des
hommes dans les événemens de cette journée : les Romains tout à
coup se sont arrêtés dans leur fuite, et les voilà qui se portent en
avant ; les Gaulois, conune frappés de vertige, velut alienaia tnenUy
restent à la même place, et leurs bras engourdis lancent au hasard
des traits impuissans... d J'en étais là de ma lecture quand j'anse
un de mes jeunes auditeurs qui, sans paraître beaucoup écouter, se
livrait évidemment à quelque fantaisie sur son papier. Je me fais
un de géographie. — L'objection est toute {uréte : « Quail dit^xi,
TOUS demaodez aux caodidtlB d'être prêts à certain jour sur toute
rhistoire, et, cooHne ai œ n'était pas 4é}à trop, sur toute la gé»*
gnpUe, et tous n'eiduex ni rbist(»re des institutions, ni salle des
lettres «t des arts I V^nis voulec <pi'ils puissent ^aiter raisonnabiie-
mest, à rimprovistet de tous les sujets compris dans cet imnianse
dcmiiael Pourquoi ne pas leur laisser ua msnuel, un dictionnaire
historique, un side-mémoire? Vous les trsnsformerez en diction^
Daîres nor-niâiiies au lieu d'en faire des lettrés et des historiens,
lent SB moins tous faTOriaeres;, au détriment du vrai mérite, le
SETok personnel, superficiel et médiocre. »
Le râproche tomberait juste si deux conditions importantes
n'étaient obserTées : il fasut que les questions soient bien données ;
il £uit que les compositioos soient bien jugées. Sans doute, en
présence de questions trop partîcHliàres, un esprit distingué peut
Inean'aroir pas de souvenirs assez précis ; mais appelez son atten«
tian flur les aspeois tgénéraxoL de rhiatoii^tet aussitôt le souvenir,
aidé du jugement et de la comparaison, ne le trahira plus. Deman-
dBrlai, sur ua sujet d'isiportaoce, non pas la série exaete et com-
plète des £Bits, mais l'intellisBnœ des différentes phases et la signi*
fieilioB g^nérak. U peut bien n'avoir pas présent à l'esprit le récit
cbrosologique d'une des croisades; mais il ne sera pas anberrassé,
pearvu qu'il ait une instruetian générale, d'eospoaer, dans un résumé
sufisamment logique et substantiel, les principaux résuUate d«
croisades, les cbangemens politiques et territoriaux qu'elles ont
entraînés, le progrès scientifique^ littéraire, artistique et moisal qui
les a suivies. 11 pourra bien l'eooncer & la puérile épreuve de racon-
te sans erreur rbistoire confuse de la Frondet ^^ il acceptera d'en
caractériser tes diverses p^iodes, d'énumérer les principaux d'entre
les mémoires contemporains qui nous en instruisent, et d'apprécier
les diverses opinions sur le degré de gravité qu'a ofEert cet épi-
ssde au point de vue de notre bistoire générale* Pour peu qu'il ait
aeolamen) iait de bonnes études littéraires, il ne se pourra pas
qu'il ne sache quelque chose de Rets et de M°^ de MotteviUe ; pour
peu qu'il ait r^échi aux vicissitudes de la France, & ses trop nom-
Bieuses révolutions, il ne se pourra pas qu'il n'ait médité sur ces
paves paroles qu'adressait le spiritud coadjuteur au prînee de
Gondé : « U n'y a que Dieu qui puisse exista par lui seul. Auire-
^ H existait en France un milieu entre les peuples et les rois; te
lenverseoaent de ce milieu a jeté l'état dans les convulsions o& l'ont
va nos pères. .« fiéclsrex-voos luuitement protecteur des compa*
goies souveraines, et, avec leur concours, vous réfonmres l'état
peutr-étre pour des siècles— » Paroles divinatrices du passé et de
Tavenirt programme éloquent de la double destinée ai diffirett'*
6A& RETUE DBS DEUX M0KDE8.
ment échue à TÀDgleterre et à U France ; Retz a eu plus d'une
fois de ces regards perçans, qui traversent toute Thistoire et
gifon n'oublie pas après en avoir aperçu la lumière.
L'épreuve des compositions écrites n'effraiera donc pas rhoaune
suffisamment instruit de l'histoire générale, puisqu'il sait qu'on ne
lui demandera pas autre chose. Cette instruction suffisante, il faut
bien qu'il la possède s'il veut enseigner. 11 convient évidemment
que le professeur ait la possession familière et sûre d*un certain
fonds de connaissances historiques. Gela seul lui peut fournir les
termes de comparaison, matière de son jugement et de ses vues
d'ensemble. Des lacunes trop nombreuses ou trop graves, un savoir
trop incertain, lui créeraient dans sa chaire de réels embarras et
nuiraient à son autorité morale. Il ne faut pas qu'en présence de
ses élèves, en les interrogeant, en les exerçant, il puisse être pris
au dépourvu, rester court ou laisser échapper de graves erreurs
qu'ils apercevraient. Il y a là des nécessités professionnelles dont
aucun système raisonnable ne saurait affranchir nos candidats,
Mais, encore une fois, ce n'est pas sur toute Fhistoire qu'ils peurent
être appelés à répondre, c'est seulement sur les grands épisodes
et sur l'enchaînement, que nécessairement ils connaissent en une
certaine mesure. Ce que leur mémoire peut leur opposer de lacunes
regrettables est aisément compensé par les sérieuses qualités qui
conviennent à de pareilles épreuves : la bonne exposition, l'appré-
ciation saine et droite des suprêmes résultats. Quatre fois répétée,
l'épreuve ainsi comprise offre aux concurrens les moyens et la
nécessité môme de se montrer tels qu'ils sont, avec leur degré de
science acquise, avec toutes leurs qualités personnelles. — Ceux
qui ont paru trop peu munis des connaissances nécessaires ou trop
faibles pour les mettre en œuvre sont éliminés, et ne peuvent pren-
dre part aux autres épreuves du concours : règle salutaire, mais
qui s'applique avec une extrême réserve.
Toutes les épreuves suivantes sont orales et publiques. La pre-
mière est d'un grand intérêt ; elle est de nature à plaire à tous les
esprits, à mettre en lumière des qualités diverses, celles de ren-
parmi les histonens grecs,
latins, français, ont été désignés : par exemple un livre de Strabon
ou de Pausanias, de Tacite ou de Tite Live, de Villehardouin ou de
Joinville, de Froissart ou de Gomines, ou quelque ouvrage comme la
Satire Ménippéey'ou les chapitres du Siècle de Louis XIV de Vol-
taire qui traitent des lettres, des arts et des sciences, ou bien du
Montesquieu, etc. Quelques pages de chacun de ces textes sont
assignées, lors de la triple épreuve, à chacun des candidats, qui
QUESnONS SCOLAIRES. 615
doit présenter, pendant une demi-heure chaque fois, tous les com-
mentaires historiques, archéologiques, littéraires auxquels ces pas-
sages peuvent donner lieu.
Cette excellente épreuve, introduite dans le concours d'agréga-
tion d'histoire depuis 1860, donne au futur historien le conseil de
travailler d'après lesdocumens originaux, soigneusement étudiés et
comparés, et au futur professeur cet autre conseil, de ne pas sépa-
rer renseignement historique de l'enseignement littéraire, le plus
apte certainement à ouvrir et à diriger les jeunes esprits.
Mais l'épreuve la plus importante, celle qui, bien dirigée, doit
satisfaire les candidats désireux de s'élever à l'enseignement supé-
rSeur et à la science, et intéresser avec grand profit ceux qui ne
stf^rtiront pas de l'enseignement secondaire, est assurément celle des
ibèses. Huit mois à l'avance, en même temps que les textes, des
ttiëaes ont été proposées. Lors du concours, chaque candidat admis-
&ible doit faire une leçon publique d'une heure environ sur un
ftujet tiré au sort depuis vingt-quatre heures et découpé dans ces
thèses. Il s'agit de constater, mieux encore que par l'explication
des textes, si les candidats sont capables de recherches spéciales
et d*études personnelles. C'est pour eux l'occasion de donner, après
une longue préparation à l'abri de toute surprise, la vraie mesure
de leur intelligence et de leur aptitude. On leur demande d'étudier
ces thèses avec le secours des documens originaux et non pas d'a-
près les livres de seconde main, de faire preuve de quelque indé-
pendance de travail et de jugement. C'est cependant ici que l'ap-
plication du programme devient très délicate; nous le montrerons
par des exemples. Yoici quelques-unes des thèses jadis désignées.
Les six premières composaient le programme du concours de 1831,
le plus ancien de tous ; il était signé : Yillemain, Cousin, Montalivet.
Comment se renouvelait et quelles attributions avait le sénat romain
aux diverses époques de la république et dans le premier siècle de
Tempire? — Quelles étaient les limites, les villes principales, les mœurs
et la civilisation de la province romaine d'Afrique au iv« siècle de notre
ère? —Quelles lumières peut-on tirer, pour l'iiistoire, dfc Panégyrique
de Théodoric par Ennodius ? — Quelles étaient les grandes divisions
territoriales, les villes principales et la constitution politique de l'Aile-
]3Qagne au xi* siècle? — Quelle est Torigine et quels ont été à différentes
époques les divers sens des mots guelfe et gibelin? — Quels ont été les
établissemens des Portugais dans les Indes au xv« siècle? Faire connaître
Particulièrement le génie et les actions d'Alphonse d'Albuquerque.
^ ie programme de 1832 donnait huit thèses, parmi lesquelles
^'<lussi importans sujets que ceux-ci :
6iA REvitt B» BBUL mniii.
Qael« furent l'état du sacerdoce et riufloance du culte dans U Grèce
depuis les temps homériques jusqu'à la mort d*Aleiaiidre ? — Espow
l'orgaDisatioQ politique de l'empire romain bous Auguste et sous Die*
clfttien. — Exposer Tovigine, les priiidpalefl époiiiies et les Ticissitades
de riDfltiitttioa des pulemeus. eu FraoeeL
La valeur d'une kielitirtÎDa, d'une disposîtioni d'un rë^eamt,
réside en grande partie dans l'applicatiim pratique qui ^^ est faite.
Nous disions tout k ïbeuare que Vépreuve des thèse» éuta intéres-
sante parce qu'on y demandait quel(fse étude attentive et vraiment
peisonneUe; le programme de 18M^ cehd que nous venons de
dter^ ajoute un avis dftns le môme sens : « Ces questions, di^il,
devront être traitées surtotut d'après les textes originaux ooBteni-
Cûna. » On est bien étonné eepeadant quand on remaiiqae que
^ candidsÉs n'ayaient en, cette année^là, que quatre mois et
demi,, du 7 juin ait 27 septembre, peur étudier « d'après les textes
origiaeiia » de pareils problèmes» Admettmie que cette première
année' du concours ait été exceptieonelle, ert que les choses aieat été
UD peur ppéelpitéee ; nmia les années snivaiufees comportent, avec
la méîùe recommandation, uni pareil nombre de thèeee à peu près
senbld^les à préparer ea sis mois, ce qui donnait moins d'an
mois pour chacun de ces difficiles sujets. Il est dair qa'nne
autre médiode et d'autres habitudes d'e^it que ceUtê que nous
croyons aujourd'hui préférables présidaiest alera à la direction de
cefrconcours. Les hommes de talent,, les célèbres malitres qui gou-
vernaient alors rUniveraité partaient évidemment de ce principe
que les ptx>fesseurs de l'enBeignement secondaire n'ont pas besoin
d'âtru érudits, qu'il serait même fâcheux qu'ils le fussent; ils roa-
laisnt nous exercer bien plutôt à disposer des cadres» à l'aide des
vues générales et d'un habile arrangement des matières ; ils nous
demandaient de savsk, sans plier soos* le loinrd favdeau,^ noos enga-
ger dans le travail historique et ne pas nous y perdre, juger des
choses à distfmce^ vite et bien, et reporter à nos élèves quelque
chose de cette aisance intelUgonle et mesurée. Beau programme,
que nous retenons aujourd'hui pour certaines épreuves du coneouis,
mais non pour celle de* la thèse» L'excès en convenait peul^tie à
celte première période de Venseignement historique : on Mùà en
pionniers, on reconnaissait le terrain ; il faut maintenant recaler
en maîtres.
Les habitudes de tramil se sont modifiées^ ne serait-«& que par
la multiplicalîonf des instrumens de trsvalL Nom n'avions pas j«lis
sous la main tant de publications utiles qui rendent possible, et
par conséquent nécessaire, une étude plus ample et plus pàié*
trente que celle que nous pouvions faire aulrefoisr Lo Muttêil au
igmmom sgoloms. 4A7
LHêrm *d€ Rickelim par il. Avenel n'coisttuit p«s., ni 1% MecuêU
en Lettres de CaUmri par IL iPieroe tCténeirt; eoume il eût été
impouible dt «uffdén: à 4d tels limes «aos ua éneime travail^ «e
travail ne Boas était rpas denandé. PemévéDer aujoord'bui dans
une mëdiode ipn pawratt «avoir ia«tvefois aa raiaaa «I peu^t^ètra aoa
atililé, « laarak, ^^ n'èéa tans paa à le dbe , — «ncousa^^ la tém*-
rilé saip^srfidetta et pea acrupirieuae, «t décourager le travail
coaatieocieiix. Las effarlis qui se fcni chaque aB&éa en vue de nos
coBBanrB sent Irto conaidéraiilea; iiona sie deii^Ba ni ne Toulons
les airiièter; il SmA de toute aAoe^shé «qu'ils rscâenl eaooiragés au
coMtEaive, dirigés H véampeosés.
Qu'on veaille Uen juger par «i esemple |iArticaiier de Timpor-
tance onacate et pratique de «ceMe observation, et >de Timposaibilité
qu*il y a désormais, en présenoe du progrès général 4es études, A
continuer <ie proposer des llièses ti:»|p nombyreuses, destinées A être
partagées en des sajets de toçoBS trop étendus.
Paimi ies tfaèses «de l'an <derBier figurait celle-ci : « Insdtotians
judiciaires sous PMUppe le Bel. industrie et comaerce sons le même
r^giie. » Nous avans dit que, pour Fépreuve du concours, il iajut
dîTiser les tiièses «en inn certain nombre de sujets ds leçons, que le
sort distribue comme il l'entend aux divers candidats vingt-quatTiO
beores à Tavaiioe. Supposez que l'on assigne à un seul ce double
sujet : «Industrie et comnaorce sans Pinlippe ie Bel, » au lieu de le
partager en deux leçons, vaset ce <pl peut .arriirer* Un candidat peu
scnqiuleux s'est centeitfé de Hva liai ouvrage de seconde main,
peut-'ètre le valuBie (pae M. fioutaric a publié précisément sur ^ces
Bsatfièfes. 11 a peut-être ajouté quelques textes., gr&ce aux r^ivcRS
qui ies lui indiquaient; mais, a'il y a dans oe tcës intéressant ouvrage
de graves omieBioQS, il n'a pas pris k peine de les réparer; s'il y a
de fassses inteiprétaidois, il ne les a paa coalr&lées et critiquées.
Gela n'empècke pas que, l'esprit tranquille, et profitant des vingt-
quatre (beaires de préperadoa insnédiale qui lui sont acccsrdéea, il
ne constpoise une leçon de bonne apparence, qu'une expositioii
facile et dégagée neo^a peat-ètre assez agréable à suivre. Un autre
candidat a procédé autrement : il a voulu étudier d'une part l'état
de rindusirie sous Pbilippe le Bel, d'autre part l'action de l'auto-
rité royale sur l'industrie. 11 a oosAmencé par étudier les documena
originaux : il y a vu des faits, canoM la suppression des confré-
ries, la resliricâon de la juridiction des grands officiers, la truisfor-
laalion de métiers libres en métiers royaux, la loi somptuaire, qui
ne peuvent être compris que très imparfaitement si l'on ne connaît
pas Tétat de l'industrie au commencement du règne. Il a donc étudié
les deux époques, les premières et les dernières années. Si vous
lui donnez à traiter seulement de Tindustrie, il pourra, en se près-
6&8 RBTUB DBS DBUX MONDES.
sant beaucoup, rendre compte à peu près de tout ce qu'il aura pré-
paré, et se tirer d'affaire. Mais supposons qu'il ait aussi à parler da
commerce. Il a, pour le commerce, fait le même travail que pour
l'industrie. Il voudrait, pour chacune des subdivisions de ce sujet
considérable, donner l'état au commencement du règne de Philippe
le Bel et montrer ce qui s'est passé sous ce prince, s'étendre un peu,
au chapitre du commerce intérieur, sur les règlemens des foires de
Champagne, qui sont d'une réelle importance; il voudiait, au cha-
pitre^du commerce extérieur, étudier le privilège aux Lombards, et
surtout les ordonnances sur l'entrée et la sortie des marchandises.
Iljui resterait encore à parler du commerce maritime, des douanes,
du régime de l'argent, des banques, des mesures, des monnaies;.,
que fera-t-il s'il lui faut traiter en trois quarts d'heure de l'io-
dustrie et du commerce 7 Effaré au milieu de ses textes, qui l'en-
combrent, il se trouvera réduit à les sacrifier presque tous; ou
bien il fera une leçon trop pleine, difficile à suivre, sans asseï de
clarté ni de précision. — Et, brisé par ce pénible effort, il accu-
sera ses juges d'avoir trahi eux-mêmes son zèle, de lui avoir eux-
mêmes tendu un piège, et il conseillera aux candidats des géné-
rations à venir de s'en tenir au travail superficiel et aux ouvrages
de seconde main.
Il n'y a pas ici la moindre exagération; nos exemples sont pris
sur le vif, d'après une expérience de trente années (1). Ces doutes,
ces anxiétés, ces découragemens, nous les avons vus se produire,
nous les avons connus, nous les avons entendus. Ce n'est pas que les
candidats nous doivent ou nous présentent des découvertes iné-
dites, des mémoires d'Institut; il s'agit d'un concours, c'est-à-dire
quelles résultats sont ceux que comportent les conditions com-
munes d'âge, d'expérience, de temps accordé à la préparation. Mais
il est certain que de grands efforts sont accomplis et que nous
avons le devoir impérieux de ne pas les tromper. Voilà ce qui rend
absolument nécessaire le partage des thèses, d'autant moins nom-
breuses, en sujets étroits de leçons définitives. Une thèse sur la
politique intérieure de Richelieu ou sur celle de Henri IV formera
aisément sept à huit leçons au iieu de deux ou trois, chacune tiai-
tant d'une ou de plusieurs négociations importantes. One thèse sur
les institutions d'Athènes à l'époque de la guerre du Péloponèse se
partagera en sept ou huit sujets au moins, puisqu'on pourra étu*
dier à part l'assemblée populaire, le système des impôts et les
revenus de l'état, le théâtre considérô comme institution politique
(1) JlnToqae, oatre mes Bouveairs personnels, et je mets à profit dans cas ptgoi
diverses lettres de mes collègues et amis, M. Fostel de Couianges, M. Lavisse, etc.,
justement préoccupés do ces délicates questions.
QUESTIONS SCOLAiaBS. 6i9
et religieuse, Tempire athéûieû à la mort de Périclès, les fêtes
publiques, Tarmée et la marine, le sénat. On n'ira pas donner en
thèse, pour une seule fois, .Fétat intérieur de la France en 1789,
immense sujet qu'il importe cependant de faire étudier avec soin;
mais on proposera chaque année une partie de cette abondante
matière, en la divisant le plus possible : divisions administratives,
justice, finances, agriculture, etc.
Adopté depuis plusieurs années, ce système des sujets étroits a
pleinement réussi. La nécessité subsistant de mesurer la matière
générale de manière à obtenir pour les opérations du concours vingt
sujets de leçons, puisque le nombre des admissibles est ordinaire-
ment de vingt, trois thèses seulement, de la môme étendue que les six
ou sept thèses qu'on donnait jadis, sont maintenant assignées. II a
paru qu'il serait plus court et, en tout cas, plus intéressant et plus
instructif d'étudier en même temps les diverses parties d'un même
sujet, qui se correspondent et se complètent, que de se répandre
superficiellement sur de plus nombreuses thèses devant se partager
en vastes questions. Â traiter un des sujets étroits que nous venons de
désigner, nul candidat très bien préparé ne pourra se plaindre rai-
sonnablement de n'avoir pu développer et montrer ce qu'il avait
appris ; et quant aux candidats insuffisamment préparés, leur expo-
sition, même limitée au commentaire de quelques textes impor*
tans sur le sujet, se trouvera encore meilleure et plus utile, et
répondra mieux à ce que demande l'épreuve de la thèse qu'une
leçon impersonnelle résumée d'après quelques livres de seconde
main. Il vaut mieux présenter en bon ordre quelques considérations
probantes, appuyées sur des textes bien compris et bien expliqués,
que de s'approprier sans examen des conclusions qu'on emprunte
à d'autres.
Ce qui revient à dire : un des dangers de l'enseignement histo*
rique est l'abus des généralisations, l'habitude des conclusions
hâtives, déclamatoires et vides de sens, qu'on répète d'âge en âge,
avec une réelle indifférence pour la recherche sérieuse, patiente
et sincère du vrai. Craignons ces formules, craignons ces opinions
sommaires partout répandues; elles plaisent aux esprits superfi-
ciels parce qu'elles Içs dispensent du travail ; elles plaisent quel-
quefois à une nation parce qu'elles flattent sa vanité, au risque
de lui créer des illusions redoutables, impatientes de tout exa-
men. Le principal fruit de l'enseignement historique doit être de
donner aux esprits le sens du vrai sur les choses humaines. Pour
obtenir ce précieux résultat, il faut que le futur professeur ne se
contente pas trop aisément des faits vus en gros, de ce que quel-
qpies-uns appellent a l'histoire vue de haut » ou « la philosophie de
rhistoire; » il est nécessaire d'étudier les faits d'unjpeu près; il
M0( RET-ra m» nra mamm.
cQnment défaire prémiloir la. métbode d'analyse, Tétade dBsmxKes^
reaprit critique, le sens dw détail. Telle est la tiche* da profeSRor,
tout au moin» dian son cabmeti d^élHide. A ce- prix, il deinendn
homme dé scienceet d^enseigaernent à la fois; Nous savons biesqa'ii
nesaàraii enseigner sans l'empioi des: vues d^'enseœble, qui senlcf
pecrrent aider à résumer tes Mi» ov à faire oompiiendre te Uen das
événemens. Nous ne nous élevons- pas>eeiitre ces idées g^éraies^
logiques et puissantes expressions des plue hautes vérités, et dont
s'est inspiré, après le génie classique, le génie fraoçaisF en partira^
lier : ce serait récuser notre propre grandeur, ce serait étoaffer
l'enseignement. Nous voulons dire que ces idées veulent être entre-
tenues et ravivées sans cesse par* Tétude, sous peine de se réduire
à l'état de formules inertes ou dangereuses* 11 eni est aiasn dans
l'enseignement. Le professeur doit édifier sur une étude attentive
les conclusions génâmles qu'il met en oeuvre, et il doit habituer
les jeunes esprits à rechercher les causes avee patience et méthode:
ainsi seulement il peut espérer de les forger et de les dresser.
La leçon de thèse est suivie d'une argumentation faite par ua
des concurrens, qu'a désigné le sort. Les }nges peuvent intervenir,
et poser à l'un ou l'autre candidat des questions ou des objectioDSi
C'est une épreuve intéressante, qui peut mettre en lumière des
qualités d'esprit imprévues et même inconscientes; elle a le mérite
particulier d'être une sanction de plus au travail des tbèses.
Thèse et argumentation sont suivies d'une leçon d'histoire snrua
sujet tiré au sort depuis vingt-quatre heures^ exercice UM pra-^
tique, où il convient d'apporter avant tout les qualités propres à
l'enseignement secondaire. C'est là, comme dans les compeaitîons
écrites^ qu'il faut se montrer habile à. dresser un cadre, ibien
poser les matières, à presser la conclusion, à tirer d'un usage
creU des vues générales une. sage distribution de la lumière.
Le concours se termine par une leçon de- géographie. Ce n'est
pas répreuve la moins utile de toutes ni la moins ônbarrasante.
Nul ne- conteste l'utilité dTnne science qui comporte avec ettatoet
un cortège de connaâssaneesi k peu prèS' in^spensablesi à l'IuMUBe
moderne. Les programmes universitdre» groupent,, avec raisoD^
autour de la géographie physique ce qu'on appelle ïm géograpbîe
administrative, politique,, économique, bien d'autre* choses eeoon*
Nou» sommes loin de nous en plaindre : Kactivîté d'esprit de aotre
spodété réclame tant d!infarmatiQQar diverses;; mai» il &ut arooer
que lé mattre intelligent, soucieux de bien répartir les isatiicear
d'enseignement en raison de; la capacité desespritsy est mis k nae
difficile épreuve. De quel considéiâble bagage l'enseignenenthis^
torique , dont celui--ci n'est qu'une annexe, ne se trouverait^il pas
chargé si l'on n'y prenait garde I Quelle mesure et qud tact ne fautai
QUilftTIOn SGMAiB08. 051
pasponr esipèdsr que œsurarolt n'aocablel II y a danger pour les
nndtres eus-mémes de dépasser» en peursuiwnt leurs études per-
sooneHes smr ces malières, les irraies limites de leur domaine, car
la géc^rapine pbysiqoe, première base de tout cet enseignement, est
nne science qui leur appartient à peine; ils n'ont pas non plus à se
transformer ni à transformer leurs élèves en économistes, en statis-
ticneofl, en géologues, en météorologiates, en hydrographes, en agro-
nomes. -— Et d'aii^e part quelle riche matière ^pour attirer «t ohav-
mer les esprits! Descriptions de beautés naturelles, peûitures «de
mcemrs, récits d*eiqiéditions lointaines et de voyages de décoaverte,
notions élémentaires d'économie politique, d'administration, mire
mènae de finance et d'agriculture, comUend'attrshs pour cette utile
&calté, la curiosité d'esprit, que l'eoseignementpurement tittéraûie
pourrait, en certains cas, ne point assez exciter J fout cela estsou-
JBB à la difficile condition quo le maître se aoit assimilé tant de
coimaissances de manière à les tradmre clairement et sobrement.
S'il «ait en faire une quintessence, il sera étosmé de la capacité
des jeunes intell^noes. Le succès en une telle entreprise aura un
très grand prix ; mais l'insuccès sera très nmsible, étant de na-
tare à doubler la somme d'accablement et d'ennui que peut déjà
causer dans nos classes l'enseignement de l'histoire mal compris e^
mal pratiqué.
Si l'on doit attendre des futurs professeurs qu'ils témoignent de
tant de qualités à la fois, qui les y préparera? Gomment aura Ueu
le bon recrutement de nos concours, qui mtéresse si fort l'ensei-
gnenaent secondaire et renseignement supérieur à k fois? C'est ici
qu'il consent de signaler les salutaires efforts de l'admimstration
supérieure de l'iastruction publique pour assurer la préparation
plus sérieuse que jamais de nos épreuves. II y a d'une part réoale
normale; la sévérité de ses méthodes, le dévoûmeot de son direc-
teur et de ses maîtres de conférences, l'tfdeur de ses élèves, nous
assurent l'appoint de fortes études qui maintiendra et fera monter
le niveau des concours universitaires. Mais en dehors de cette
grande école , il y a, dispensé par toute la France dans rensei-
gnement libre ou dans les lyoées et ooUèges, tout un personnel
de candidats d'autant plus intéressant qu'il a le plus souvent acquis,
à ses risques et périls et sans beaucoup de secours, une utile expé-
rience et une instruction considérable. De ce personnel si digne
d'estime sont sortis plus d'une fois nos premiers agrégés. Rien ne
serait plus mérité ni plus utile que de lui offrir les moyens d'une
préparation vraiment efficace.
C'est le résultat que produiront et qu'ont déjà commencé de pro-
duire les récentes mesures. Des bourses dites de licence, puis d'a-
grégation, permettent à des jeunes gens de suivre pendant plu*-
652 REYUB DES DSUI MONDES*
sieurs années consécutives des conférences spéciales, instituées
près les facultés. Quant à ceux qui sont éloignés des grandes
villes, une correspondance régulière est établie entre eux et les
maîtres de ces conférences, et des bibliothèques circulantes leur
procurent à tour de rôle les livres spéciaux dont ils ont besoin.
Des facilités leur sont accordées pour aller prendre eux-méines la
plus grande part possible de ces travaux. Groupés autour de nos
professeurs des facultés, avec des bibliothèques spéciales, multi-
pliées dans ces derniers temps, ces jeunes gens apprennent à
connaître les grands recueils d'érudition, dom Bouquet et les
Ordonnances^ Pertz et Rymer, Orelli et le Corpus de Berlin. On
peut avoir une idée du travail qui s'accomplit déjà pour cette pré-
paration par ce qui s'est passé à la faculté de Lyon cette année
même. Parmi les textes proposés aux candidats d'histoire se trou-
vait ce curieux écrit de la Bépublique d'Athènes^ qui a été atmbué
tantôt à Gritias, tantôt à Thucydide ou à un ami de Thucydide,
tantôt à Xénophon ou à un ami de Xénophon ; livre singulier, où
se trouvent à la fois une si fière exaltation et une critique si amëre
de la démocratie athénienne. Est-ce une ironie? est-ce un pamphlet
politique? avait-il la forme d'un dialogue? quelles en sont les
lacunes et quelle en est la vraie ordonnance? comment peut-on
essayer de le reconstituer? quel en est l'auteur? Questions difficiles,
dans l'étude desquelles il était bon que les candidats rencontras-
sent un guide. M. Belot, professeur à la faculté de Lyon, déjà bien
connu par un livre excellent sur les Chevaliers romains^ s'est chargé
de cette assistance; et, chemin faisant, il s'est tellement intéressé
qu*il a commencé de publier sur ce sujet un volume in-&*.
L'école normale ne va donc plus être l'unique centre de pn^pa-
ration savante : c'est là un très important résultat. La meilleure
décentralisation, la plus libérale, est celle qui suscite de partout les
hommes distingués, et leur offre partout les moyens de travailler
avec fruit pour eux-mêmes et pour les autres. Quant aux facultés,
elles n'abandonneront certes pas les leçons publiques, qui sont leur
premier devoir, qui font leur honneur, et qui profitaient déjà en
plus d'un cas à des préparations même spéciales; mais leur dévoù-
ment trouvera dans les conférences familières une occasion de plus
de s'exercer en faveur de véritables élèves.
in.
Le candidat devenu professeur, quelles directions durables
résultent pour lui de la nature même des épreuves qu'il a eu à
subir? iNous n'avons rien à dire de l'enseignement supérieur, qui
doit se faire ses lois à lui-même. Remarquons seulement que c'est
QUESTIONS SCOLAIRES* 658
dans les facultés plutôt que dans les lycées que figure l'histoire
ancienne avec une importance analogue à celle qui lui est attribuée
dans le concours d'agrégation, nouvelle preuve que ce concours
est fait aussi en vue de ce but élevé. Ce n'est pas uniquement au
futur professeur des lycées que s'adresse l'épreuve de l'explication
de textes comme le traité de Xénophon sur Athènes. Il ne sera
jamais à propos d'enseigner en quelque détail aux enfans de qua-
trième les institutions de Rome républicaine et impériale ; la partie
héroïque et narrative convient seule pour leur âge. De même dans
les classes inférieures, il n'y aura lieu , sur l'histoire de l'ancienne
Grèce et de l'ancien Orient, qu'à des récits empruntés d'Hérodote,
de Xénophon, de Plutarque. Certes les découvertes de Botta et de
Layard, de Mariette et de Schliemann seront mises utilement à
profit, mais sous quelles conditions de modt^ration et de réserve !
L'expérience parait avoir consacré, pour l'enseignement de l'his-
toire dans les lycées, la méthode suivante (1); toute simple qu'elle
est, elle demande beaucoup de prudence, de calcul et de mesure ;
elle exige un éclectisme réglé à tout instant par une appréciation
intelligente et sévère. Dicter aux élèves un sommaire aussi court,
aussi précis, aussi logique que possible, contenant les principales
indications historiques, chronologiques, littéraires, morales même,
que comporte le sujet à traiter. Développer de vive voix ce som-
maire en trois quarts d'heure au plus (c'est la mesure de l'atten-
tion presque pour tout auditoire) et en suivant exactement l'ordre
une fois indiqué. Le professeur rendra un grand service aux élèves,
il leur épargnera bien des efforts inutiles s'il exige qu'ils apprennent
exactement chaque fois ces résumés, s'il les leur fait répéter sans
cesse, en les abrégeant quand ils seront devenus trop nombreux,
de telle manière qu'après quelques mois, après une ou plusieurs
années, le souvenir général leur en soit prompt et facile. Son
exposition devra être intéressante avant tout, c'est-à-dire tout au
moins claire en même temps que substantielle et proportionnée à
l'âge et aux facultés de ses auditeurs; de la sorte elle ne sera pas
seulement une leçon d'histoire, comportant un grand nombre de
notions diverses et s' adressant à la curiosité d'esprit; elle sera
encore un persuasif exemple de bonne diction, c'est-à-dire d'ordre
intellectuel et de simplicité logique, qui s'insinuera et laissera une
durable empreinte. Si le professeur n'est pas intéressant, — et
encore une fois on peut le devenir, à défaut d'une certaine facilité
naturelle, par le bon arrangement des choses et la passion d'être
(1) Voir au XIV* volume du Bulletin administratif du ministère de Vinstruction
publique,., page 307, le très iniéreM^nt Rapport général sur renseignement de l'his-
toire et de la géographie, par MM. Levasseur et Himly.
S5i UETUB DIS BEn moudes»
utile, — s'il ne se fnt pas écouter, s*il faut aux élèves un effigrt
i'sttMtioB pénible, il y a ïàeù à craindre que toot ne soit pmh.
La tâdie des élèfea, après qu'on les a fait écoater ayec intelBr
genee, est de p(réparer une expositton écrite reprodoîsant à pea
près, aT>ec un ^brt dTacoent personnel, la leçra du professeur, et
ne dépassant donc pas un petit nocnbre de pages. On a, dans f uni-
Tersité, eomme le seofenir d'un fléau quand on pense aux kvgoes
rédactions de jadis ; noua espérons que ee grand mal a diipini.
Cette expeshiott doit être fort eoignée de Téléve, pour le st^e et
peur rexécution matérielle comme pour l'exactitude historiqae; il
y peut reprodnre en marge les diverses indications du somouon.
Le professeur ne néglige pas de lire et de corriger à la pfanne, pus
de rendre amiotés le plus de œs devoirs qu'il lui est possible. Il
peut donner à ces annotations un réel prestige en en faissnt un
moyen de commumcation fréquente et vraiment persoondle avec
les élèves, qu'il verra les attendre avec impatience conMe des
encouragemens ou les craindre à titre de reproches. Gela l'aidert à
s'abstenir des punitione, sinisU*e héritage que certain» professeurs
ne connaissent presque plus, et que la diminution du nombre des
élèves dans chaque classe fera presque disparaître.
La même méthode d'enseignement paraît bonne aussi^ avec des
différences à observer, pour les classes supérieures, pour la setonde
et la rhétorique. Il s'agit ici d'histoire moderne. Le professeur le
trouve en présence d'un programme si complexe qu'il cramt d^abord
de ne pouvoir y suffire. Ce premier accablement n'est que pour
lui ; il sait l'éviter aux élèves en sacrifiant dans ses leçons betu-
coup d'épisodes de troisième ordre, en n'accordant qn'uoe pbce
très mesurée à ceux de second ordre, en commentant par d'inté-
ressantes lectures les matières principales. II suffira que les élèves
possèdent par la mémoire la série de leurs sommaires, sobreuieût
et clairement expliqués, pour que nul important anneau de la
chaîne logique ne leur échappe, et que toute information nou*
velle fournie par une lecture fortuite, par ime conversation im-
prévue, par une visite à un musée, vienne se placer dans leurs
esprits à sa place chronologique et rationnelle. Si l'on objecte que
le concours général institué entre les lycées ne s'accommode pas
de cette sobriété de l'enseignement historique, peut-être commet-oa
une erreur, car le bon esprit des juges écartera sans doute cer-
tains dangers; ce serait le concours, en tout cas, dont il faudrait
essayer de changer les conditions, plutôt que celles d'une méthode
paraissant conforme aux intérêts de l'enseignement en général.
On a quelquefois proposé contre Taccablement qui pourrait
résulter des programmes^ surtout en histoire du moyen âge on
en histoire moderne , un certain expédient : c'est de renvoyer to
LA FRANCE AU SOUDAN
I.
LE CaSMIN DE FER DU SÂNËGAL A0 NIGER.
Les eq;>res^oiis de Soudan^ de Nigritie et de Takrour ont la
même signification, elles désignent le pays des noirs. Elles devraient
par conséquent s'étendre à toute l'Afrique nègre, mais l'usage en
a restreint l'application à la région comprise entre le Sahara au
nord, le baMin du Nil à Test, la Sénégambie à l'ouest, la Guinée
et les régions inexplorées de l'Afrique équatoriale au sud. Ce vaste
territoire a une longueur de &,600 kilomètres, une largeur moyenne
de 6 à 700 kilomètres et une superficie de 2,7&0,000 kilomètres
carrés. C'est près de cinq fois et demie celle de la France. Les
voyages de Hungo-Park, de Glapperton et de Denham, des frères
Luider, de Caillé, de Barth, de Mage, de Gerardt BoblCs et de
Nachtigal nous l'ont fait connaître suffisamment pour que nous en
ayons une idée dont les explorations ultérieures ne pourront plus
modifier les traits généraux. La moitié occidentale en est arrosée par
un beau fleuve de A, 800 kilomètres de cours, le Niger. La moitié
orientale est comprise, partie dans le bassin de la Benoué, affluent
da Niger, partie dans une série de bassins intérieurs dont les prin-
cipaux sont ceux des lacs Tchad et Fittri. Le relief du terrain ne
présente, sauf dans l'est, aucun massif montagneux d'une grande
importance, et d'une façon générale on peut dire que le Soudan
est une immense plaine qui continue le plateau méridional du
Sahara,
660 BEYUB DES DEUX MONDES.
La triple condition d'une grande fertilité s'y rencontre : un
profond, des eaux abondantes et la chaleur tropicale. Le coton,
l'indigo, le riz, et dans quelques parties le café, le poivre, le gin-
gembre et la noix de gourou y poussent naturellement; on récolte
du blé, de l'orge et des dattes dans la zone qui avoisine le désert,
et partout du mil, dont les variétés sont très nombreuses, du mais,
du sorgho, du doura, du doukhn, des patates douces, designames,
des pastèques, des oignons, des fèves et des haricots. Également,
sur la lisière du désert, existent de grandes forêts de gommiers ; le
caoutchouc et l'ébénier ne sont point rares dans les forêts de Tinté-
rieur. Le tabac est l'objet d'une culture générale : l'usage en est aussi
répandu qu'en Europe, sauf dans les pays tels que leMassina,oûle
fanatisme religieux le proscrit comme un péché. Les graines et les
fruits oléagineux sont multipliés plus qu'en aucune autre partie
du monde. En première ligne se place l'arbre à beurre [bam
Parkii), qui est l'essence dominante des forêts du Haut-Niger;
viennent ensuite l'arachide et le sésame. Avec les grands troupeau
de bœufs, de moutons et de chèvres des Peuls, les abeilles, qui sont
très répandues, les dépouilles d'autruches et l'ivoire, le règne animal
offre d'autres ressources au commerce, et les entrailles de la terre,
encore inexplorées, semblent devoir fournir un appoint considérable
à cette liste déjà longue de richesses. On signale de tous cdtés des
minerais de fer de bonne qualité, et les montagnes qui bordent le pla-
teau au sud et au sud-ouest contiennent des mmesd'or depuis long-
temps exploitées; celles du Bouré, si primitifs que soient les pro-
cédés d'extraction des nègres, envoient tant à Tombouclou qu'à
Sierra-Leone pour 2 millions de métal par an. Celles du Kong,
sur lesquelles on possède beaucoup moins de renseignemens, parais-
sent être aussi productives et occuper un territoire beaucoup plus
étendu. Cet or, l'ivoire, les plumes d'autruche, la cire et les peaux
donnent lieu dès maintenant à un mouvement d'exportation.
Cependant l'importance économique d'un pays ne se mesure pas
seulement aux richesses naturelles qu'il renferme, mais surtout à
la quantité qu'il en peut mettre en œuvre et offrir en échange. Si
fertile que soit ce pays, il faut encore qu'il soit cultivé; si abon-
dans que soient ses produits, il faut encore qu'on les recueille.
Grâce à des circonstances politiques plus favorables sans doute, l>
population est plus dense entre le Niger et le lac Tchad ; on trou^
là plusieurs villes qui ont de vingt à soixante mille habitant,
comme Kouka, N'gornou, Kano, Sakatou. Dans la partie occiden-
tale, des guerres incessantes, envenimées à la fois par des baines
de races et par des haines de religion, ont ruiné de vastes terri-
toires. Bœhm, dans sa statistique, évalue la population totale du
Soudan à un peu plus de quarante millions d'habitans. Ce chiffre
LA FaANCB AU SOUDAN. 661
ne repose naturellement sur aucunes données précises : cependant,
à s'inspirer des suggestions des voyageurs, il semble qu'on peut
l'accepter comme une approximation satisfaisante. 11 ne faut donc
point, comme on Fa fait quelquefois, comparer le Soudan à l'Inde,
car la population de celle-ci est de beaucoup plus nombreuse, plus
laborieuse et plus civilisée. Il est mauvais d'exagérer, fût-ce en
vue de forcer l'attention, mais tel quel le Soudan n'en est pas moins
un marché de premier ordre, bien fait pour exciter l'ambition d'une
grande nation.
A quoi tient qu'un pays d'une telle importance soit encore fermé
aux Européens? C'est que la nature, qui lui a accordé tant de dons, lui
en a refusé un dont l'absence rend tous les autres inutiles : le Soudan
n'a point de débouchés naturels. Le Niger est la grande artère par
laquelle la vie circule dans la partie occidentale et dans le centre;
avec quelques canonnières et un certain nombre de postes de ravi-
taillement de distance en distance, on dicterait des lois à toute la
région; le tout est d'y atteindre, ce qui est impossible jusqu'à pré-
sent. Au nord, un désert terrible de 1,800 à 2,000 kilomètres de
traversée ; à l'estet à l'ouest, de trop grandes étendues; au sud, une
côte très difficile à aborder et excessivement insalubre, des popu-
lations inhospitalières opposent au grand commerce des obstacles
Infranchissables. Un moment, les Anglais avaient espéré pénétrer
par l'embouchure du Niger, mais leurs bâtimens ont dû s'arrêter
aux cataractes de Boussa, et même entre Boussa et la mer ; le climat
meurtrier du Delta rendra toujours précaire une entreprise conduite
par des blancs. Il y a quelques années, les Européens employés dans
la rivière de Brass périrent jusqu'au dernier pendant l'hivernage.
Ainsi, de tous côtés, la nature avait fermé ce vaste et riche pays.
Il a fallu les grandes inventions du xix* siècle pour qu'on puisse
songer à supprimer ces barrières; aujourd'hui l'homme peut se
passer de la nature ; là où elle n'a point ouvert de grandes voies
de communication, il en crée d'artificielles ; les chemins de fer sup-
pléent aux fleuves qui manquent; ils annulent les horreurs de la
traversée des déserts et abrègent les espaces.
Trois têtes de lignes sont indiquées pour une voie ferrée diri-
gée sur le Soudan : Tripoli, l'Algérie et le Sénégal. Ces deux
dernières sont en notre possession. Ce précieux avantage constitue
poumons une obligation; tenant ces deux portes du Soudan, c'est
à nous qu'il appartient de l'ouvrir à la civilisation; il y va de notre
honneur aussi bien que de notre intérêt. Depuis une vingtaine d'an-
nées, cette nécessité apparaissait à nombre d'esprits sans qu'on par-
vint à appeler sur le problème l'attention du gouvernement ni celle
du public, lorsqu'on 1877, un ingénieur en chef des ponts et chaus-
sées, M. Duponchel, obtint de l'administration l'autorisation de se
602 HBVBB 0£S DBCX MQNBBS.
rendre en Algérie pour rétudier». I^ lectear Goanatt le.raipport dans
lequel il réeuma ses iravMix (1). fie documeot, à défiaut de doimées
nou vielles eur les régpnuie à .parcourir et à atteindre, eut le Irès grand
nédie d'^e fort remadrqné. Il présentait la question avec une net-
teté Boieotifique qui la fisîsait sertir du domaine dee rêveries, où
elle était iwatée ju9q[u' alors. « Saisi par le rapport de IL Dopen-
cliel , dit dans un rappc»! au président de k république M. de
Freycinet, alors ministre des travaux publics, je n'ai pas cru devoir
rester inactif. » Une commission provisoire, nommée pour étudier
la valeur dee idées qu'il veufecmait, conclut de la façon la plus favo-
rable, et fun décret du 1& juillet 1879 institua défiaiiivenient 4ioe
grande commission a pour l'étude des questions relatives à la mise
en cemmuflication par voie ferrée é^ l'Algérie et du Sén^al avec
l'intérieur du .Soudan, d
M. Duponchel ne a'était occupé que des îuiejasns de pénétrer au
Soudan par l'Àlgéiie. C'est un menad»e de la comnûssîM provi-
soire, M. LegFoa, inspecteur-général dee travaux narltimes an
ministère de la marine, qui avait iqppelé l'attention sur le Séa^.Il
y a vingt ans déjà que le plus illustre des gouverneurs de cette colo-
nie, le général Faidherbe, avait songé à la relier au Niger par ime
route que protégerait une série de postes fortifiés. Beprenant cepith
jet aviec la bardiesse qu'inspire la poissaaoe de l'industrie modône,
M. Legros, au lieu d'une route, proposait un ch^nin de fer. k l'o-
rigine, cette ligne du Sénégal n'était qu'accessoire : un coocoorsde
drcoDstances heureuses lui a fait prendre le pae sur celle du Traos-
saharien. Elle est plus courte de moitié; en effet, Alger est à
2,600 kilomètres du Niger en ligne droite, tandis que Dakar n'en est
qu'à un peu plus de 1,300 kilomètres en suivant les sinuosités do
tracé projeté ; le pays qu'elle traverse est plus accessible, il est mieux
connu, il est beaucoup plus peuplé, il est infiniment plus fertile, ks
dépenses peuvent être calculées avec précision; l'amiral Jaurégoi-
berry, en ayant apprécié sur place l'importance, alor8 qu'il était
gouverneur du Sénégal, s'y est vivement intéressé ; il a été secondé
avec ardeur par le directeur des colonies, M. Michaux, et par
M. Legros ; enfin il s'ei^ trouvé que le gouverneur du Sénégal est
un iiomme remarquable, énergique, d'une activité qui demande à
être contenue plutôt qu'excitée, d'un esprit entreprenant et fécond
en ressources, organisateur babile au choix des hommes et au mou-
vement des affaires. II est résulté de tout cela que l'intérêt s'est
déplacé. Tandis que la ligne du Transsaharien en est toujours à la
période des premôëres études^ celle du Sénégal au Niger est i la
veille d'entrer, elle est entrée même dans la période d'exécution.
(i) Voyez U Rwuê da i*' oui i879.
lA IBAMCS MI SOSJDAK. 663
ToUà q«i surprendra peut-être un peu le public* que, pour des rai«
sons qu'il est inutile d'exposer ici, on n'ayait pas cru devoir ren-
seigner jusqu'à présent sur ce qui s'est fait dans notre colonie séné-
galaise depuis quinze mois.
Le gouverneur du Séaégal, M. Briëre de l'isle, accueillit avec
empressement le projet de relier le Sénégal au Nigev par une voie
ferrée; dans un vaste programme, il proposa l'ouverture immér-
diate des chantiers et la construction de la ligne en six années* On
ne disposait pour la première campagne que d'un crédit de
500,000 francs, force fut de commencer plus modestement. Et la
chambre ne se pressa point de le voter, ce qui faillit compromettre
même ce commencement. Lies transports, en effet, ne se font actuel-
lement entre le bas et le haut Sénégal que par le fleuve, lequel n'est
navigable que tiois ou quatre mois dans l'année, au moment des
pluies; si l'on ne profitait pas de la saison propice pour accumuler
dans le haut pays le matériel nécessaire aux premiers travaux, l'an-
née était perdue. Or le ministre de la marine ne put envoyer l'au-
torisation de se mettre à Y œuvre que le 21 septembre 1879, c'est-
à-dire lorsqu'on ne pouvait plus compter que sur quelques semaines
de navigation.
Le chemin de fer projeté se divise naturellement en trois sec-
dons; la première, de 260 kilomètres, va de Dakar à Saint-Louis;
la seconde , de 580 kilomètres , s'embranche à M'pal sur la pre-
mière et aboutit à Médine ; la troisième, de 520 kilomètres environ,
va de Hédine au Niger. Pour la clarté de notre travail, nous expo-
salons successivement ce qui a été fait pour chacune d'elles.
La première section est de nécessité locale; M. Brière de l'isle
en avait fait étudier l'avant-projet dès 1878, c'est-à-dire à une
épo(|ue où il n'était pas question encore d'en faire une voie d'in-
térêt général en la prolongeant vers le Niger. La ville de Saint-
Louis, bâtie sur une des nombreuses lies du Sénégal maritime, est
la capitale commerciale du bassin du fleuve en même temps que le
chef-4ieu de la colonie. Elle compte quinse mille habitans, et son tra-
fic annuel s'élève à plus de 60,000 tonnes métriques. Un obstacle
naturel a fort contrarié jusqu'à présent le développement de son
commerce. Depuis la baie d'Arguin jusqu'à Sieira-Leone, la côte
d'Afrique est absolument inhospitalière. Elle est basse, une triple
ligne de bancs de sable la borde, des ras de marée la ravagent fré-
quemment. Les marées sont d'une très faible amplitude, 0'",90 à 1
mètre au maximum ; les matières dont sont chargées les eaux des
fleuves, poussées par le courant et repoussées par le flot, se dépo-
OOi UTDS DES DEUX MONDES.
sent au point où ces deux impulsions contraires se neutralisent et
les immobilisent. Ces dépôts forment des barres qui entrayent la
navigation. Celle du Sénégal est une des plus mauvaises, et parfois
l'interruption des communications entre Saint-Louis et la mer dure
jusqu'à trois mois. On conçoit quelle gène résulte pour les rela-
tions commerciales d'un débouché aussi incertain. Cette côte ter-
rible ne présente de réelles facilités d'accès qu'en un seul endroit,
au-dessous du Cap-Vert, àl'abri duquel elle s'arrondit en une vaste
et belle rade foraine. C'est là que s'élève la ville récente de Daiar,
dont le port, très sûr, peut recevoir les navires du plus fort ton-
nage. Les bâtimens marchands accostent bord à quai, les jetées
ont un développement utile de 600 mètres, avec un tirant d'eau
qui varie de A à 10 mètres à la basse mer. Comme elles peuvent
desservir en moyenne un mouvement de 300 tonnes de jauge par
mètre, elles suffiront largement pendant longtemps au trafic de la
colonie. Déjà les paquebots français de Bordeaux au Brésil et à la
Plata, et les paquebots anglais de Liverpool à Femando-Po touchent
régulièrement à Dakar.
Le plus bref examen suffit à faire comprendre l'immense avan-
tage qu'il y aurait à relier Saint-Louis avec ce port par un chemin
de fer qui assurerait l'écoulement régulier des produits du Sén^I.
L'avant-projet dressé par M. Walter, chef du service des travaux
publics de la colonie, montre que l'exécution est des plus faciles au
point de vue technique. La ligne partant de Dakar s'infléchit con-
sidérablement vers l'est pour traverser de part en part la partie la
plus fertile et la plus populeuse du royaume de Cayor. Dans presque
tout le parcours, la plate-forme pourra être établie sans remblai ni
déblai sur un terrain sablonneux , mais solidement fixé par de
grandes forêts d'arbres à haute tige, où l'on trouvera tout trans-
porté le bois pour les traverses. Par un traité qu'on trouvera plus
bas, le roi du Cayor nous a autorisés à faire gratuitement tous les
abatages nécessaires. Les rayons minima des courbes ont été tués
à 300 mètres. Les déclivités de la voie seront partout inférieures à
0'",009 par mètre, sauf au passage du col de Thiés, où on a admis
exceptionnellement une rampe de 0",015 par mètre sur 2,300 mè-
tres de longueur. Il n'y aura qu'un ouvrage d'art à construire, un
viaduc indispensable pour traverser le marigot de Leybar près
de Saint-Louis. Il aura 120 mètres de long et 8 mètres de haut, la
dépense en est évaluée à 264,000 francs. Le prix de revient par
kilomètre est estimé à 62,âA0 francs, soit, pour les 260 kilomè-
tres, une somme totale de 16,234,400 francs.
U est aisé d'évaluer quel sera le trafic en marchandises de la
nouvelle ligne tant qu'il sera borné au commerce actuel de Saint-
Louis. Le tarif du transport à Dakar équivaudra aux frais qu'en-
LA FRANGB AU SOUDAN. 665
traîne le passage de la barre du Sénégal, de façon qu'il n'en coûtera
pas plus pour expédier une tonne de marchandises de Dakar que
de Saint-Louis, ce qui permet de calculer que les facilités d'em-
barquement décideront les négocians de Saint-Louis à faire toutes
leurs expéditions par Dakar. C'est un trafic de 63,000 tonnes qui, &
11 fr. 50 par tonne, rapportera 72A,500 francs. Des avantages
du même genre attireront le trafic de Rufisque, soit 19,000 tonnes
qui, à h fr. 50 la tonne, produiront 85,500 francs, soit en tout
810,000 francs. L'auteur de l'ayant^projet n'a point voulu faire
entrer en ligne de compte le trafic présumé des stations intermé-
diaires. Cependant il est probable qu'il ne sera point sans impor-
tance. Le Gayor est un pays éminemment propre à la culture de
l'arachide, ses babitans ont de nombreux troupeaux et ses forêts
contiennent de magnifiques bois de construction. L'immense forêt
du Saniokhor notamment est presque tout entière composée de
palmiers roniers, un arbre superbe qui s'élève à de grandes hau-
teurs, droit comme une colonne, et dont le bois est incorruptible. La
population est assez nombreuse; le chemin de fer passe dans le voi-
sinage de plusieurs centaines de petits villages. Pour les voyageurs,
les chiffres sont beaucoup plus aléatoires. M. Walter suppose qu'il
yen aura annuellement de 16 à 17,000 donnant une recette totale
de 52A,000 fr. Il y a lieu de croire là à quelque exagération, tandis
que les frais d'entretien et d'exploitation paraissent avoir été
trop abaissés. M. Walter ne les évalue qu'à 550,A00 fr., ce qui,
si Ton adoptait son chiffre de recettes brutes, donnerait un revenu
net annuel de 783,600 francs. Quelles que soient les réserves
que Ton doive faire relativement à ces calculs, il paraît bien évi-
dent que, si la garantie d'intérêt par l'état doit fonctionner pour cette
ligne, ce ne sera que dans une mesure insignifiante. Et le jour où
elle sera devenue tronçon de la grande voie du Sénégal au Niger
et où, en surplus du trafic de Saint- Louis, elle recevra celui du Sou-
dan, non-seulement elle n'aura plus besoin de cette garantie, mais
elle donnera des bénéfices.
Au moment où l'on s'occupa d'étudier les moyens de mettre en
communication le Sénégal et le Niger, la première section de la
ligne se trouva ainsi préparée d'avance. Cependant il restait à
obtenir l'assentiment du souverain du Cayor, Lat-Dior, dont il faut
traverser le territoire. Nos ingénieurs avaient été bien accueillis par
ses sujets, et lui-même avait toujours manifesté pour les Français
le respect d'un homme qui avait été exposé à leurs coups. Hais le
gouverneur était informé que nos projets l'inquiétaient vivement*
Le général Faidherbe lui avait fait une rude guerre il y a vingt ans,
l'avait chassé de ses états et y avait établi notre domination par
une chaîne de postes fortifiés. Il craignait que la construction d'une
1
^eOO BSTTB SES DEUX MOIINB.
route ne cachât quelque autre entreprise contre son poatoir et
qu'on essay&t de nouTeau de le déposséder. M. Brière de f Me loi
dépêcha le cadi de Saint-Louis, le vieux noir Ouoloff Bou-el-Mogh*
dad, qui sert depuis tant d'années ia France avec un dévoûmeotct
une Intelligence qui font honneur à sa race* Bou--el-Moghéid pirÉ
en pleine saison des pluies et remplit sa mission diplomatique tuBsi
rapidement qu'heureusement. Il apaisa les craintes du damd^ mA
qu'on appelle le souverain du Gayor; il lui démontra les ayaaitages
que son pays retirerait de la construction de la voie et il tiiomplui
des derniers scrupules que la religion ou plutôt la supentitioD
inspirait & Lat-Dior, en lui affirmant qù«, dans ses voyages, il afst
TU des chemins de fer en pays musulman et que les pèlerins de la
llecque ne se faisaient point scrupule de s'en servir.
Le 10 septembre 1879, notre envoyé signa avec le Cayor à Ke«'-
Amadou Talla, un traité dont voici les principaux articles :
Artîcte premier. — Le Gayor tel quTil existe en ce jour, d'après le
traité du 12 janvier 1871, étant la propriété du damel, est gafantipir
les Français à la famille régnante des Gaedj.
C'est-à-dire : si des étrangers venaient à attaquer ce pays, le gouver-
neur du Sénégal enverrait son armée, comme en 1875, prâter maio-
forte à l'armée du damel pour chasser ces étrangers du Cay»r et les
punir. Aucune îndenmitâ quelconque ne serait demandée au Cayor poar
le service ainsi rendu.
Art. 2. — En échange des avantages stipulés dans l'article [woiier
ci-dessus, le damel s'engage de son côté à accorder aux Ftançais la
jouissance d^une route commerciale qui, venant du poste français de
Thîès, passera par Terraouane, Kelle, Louga et Sakal, appartaoaot ao
Gayor, pour arriver au canton français de M'Pah
Art. 3. — Il ne sera jamais placé de poste de soldats fran^ôs m de
soldats du Gayor sur cette route.
Si des troubles nécessitaient la présence de qn^ques détackeiMS
provisoires sur la route ou à côté, la question se réglera d'ua «oauniD
accord entre les deux parties contractantes.
Art. H. — Tous les frais de c(Histruction de la Iroute seroat SQpp<^
par les Français. Le damel donne grataitement le terrain nécesiffc
pour la route et pour tous les étaMissemens qui en dépendent.
Art. 5. — Gette concession n'est faite qu'à la condition qae te FW-
çaîs arrangeront le chemin pour faciliter le commerce, le transport
rapide des mardhandises, des produits du sol et des voyageurs ^
moyen des grandes voitures traînées par des macirines à y^peÊti^
motives). Le travail devra Ôlre terminé la troisième année après q»*!!
aura été commencé.
Art. 6. — Le damel, avec une suite de vingt persooaoB w phBi >•*
LA nâflVCB M SOOOàJX, 667
le droit de dreuier gratuilement sur cette route. Les sujets du Cayor
seront traités, pour le prix des places dans les voitures et pour les prix
du iransporc de leurs narcliandises; pn>duits du soi, bestiaux, etc.,
cemme les suiets français* Les puits qui seront creusés sur le parcours
paarreot être fréquentés par les babitans^
Art. 11. — La police des gares et des points d'arrêt sera faite exclu-
smment par des Français...
lions les employés et fonctionnairôs qui résideront sur cette route
seront exclusivement de Tordre civil, et il leur sera absolument interdit
de s'immiscer dans les afTaires du Cayor.
Art. 12. — Conformément aux traités antérieurs qui assarent aux
sujets de toutes les nations la libre circulation des voyageurs^ et eom-
merçans dans Tintérieur du Cayor sans qu'ils aient k payer aucun
droit ni redevance, aucun paiement ne sera demandé par le damel ni
par les chefs du Cayor sur cette route, soit pour les marchandises et
produits du sol, soit pour les animaux, ainsi que pour les persooaes
qui viendront pour y être transportés ou pour commercer dans les
gare8k>
Bon-el-Mogbdftd avait encore mission de chercher à (â>tenir du
damel des ouvriers et des bois de construction. Ce fut l'objet de la
convention additionnelle que voici et qui fut signée le surlende-^
mam:
Artieio premier. — Lorsque des études nouvelles auront permis aux
iogénienrs d'arrêter définitivement le tracé de la route, le damel
enverra sur le parcours de la voie, aux points qïA seront indiqués, le
nombre d'hommes qui sera demandé par le gouverneur afin qu'ils
coupent les arbres et les herbes et travaillent la terre pour la confoc-
tien de cette voie. Tous les outils seront fournis par les Français.
Art« 2* — 11 sera payé pour chaque homme et pour chaque josrnée
de travail 1 fr. 25 comme à Saint-Louis, et si la radon de riz est four-
nie, ù fr. Ib seulement. Les enfans de moins de douze ans ne pourront
être employés aux travaux.
Art. 3. — Les travailleurs ne pourront être demandés chaque année
avant le l** décembre et seront renvoyés le 15 mai au plus tard. Dans
le cas où ils seraient nourris, ils reee? raient trois rations de riz le jour
de leur renvoi.
Art. b. — Les Français; s'engagent à fournir de l'eau douce en abon-
dance sur tous le» chantiers^ soit en creusant des puits, soit en faisant
porter de l'eau.
Partout où les puits seront creusés, ils seront disposés pour pouvoir
desservir les popelations voisines ou celles qui voudraient ve&ir s'éta-
blir aux aloBlouiB avec rautocisation du damel..
668 RETUS DES DEUX MONDES.
Art. 5. — Les bois do roniers et autres, ainsi que tous autres maté-
riaux qui seraient nécessaires à la construction de la voie et à tous les
travaux se rapportant au chemin de fer, seront donnés gratuitement
aux Français , qui paieront seulement la main-d'œuvre pour Texploi-
tation de ces bois et matériaux. Les roniers femelles ne pourront pas
être coupés.
Art. 6. — A la fia de chaque campagne, après que les travailleurs
auront été renvoyés, le gouverneur donnera au daiuel deux beaux che-
vaux arabes en téuioignage de sa satisfaction pour la manière dont ses
sujets auront travaillé.
Il sera fait facultativement des cadeaux aux chefs directs des pro-
vinces françaises, ainsi qu'à tous ceux qui auront envoyé sur les tra-
vaux, pendant toute la durée de la campagne, une moyenne de plus de
soixante hommes parmi leurs administrés.
A la suite d*un concours ouvert au ministère de la marine, la
concession à titre définitif du chemin de fer de Dakar à Saint-Louis
a été accordée à la compagnie des Batignolles. La convention est
en ce moment soumise à Tapprobation des chambres; comme elles
n'ont aucune raison pour la refuser, la construction de la première
section de la ligne du Sénégal au Miger sera donc commencée dès
la saison prochaine.
La seconde section, qui va de M'pal à Hédine, traversera des
territuires que nos colonnes ont plusieurs fois parcourus, mais
qui n'avaient jamais été étudiés au point de vue de rétablissement
d'une voie de communication. La faiblesse des ressources n'ayant
pas permis l'envoi de brigades topographiques, que U. Brière de
risle demandait pour procéder à la confection immédiate d'an
avant-projet, le gouverneur fit du moins reconnaître rapidement le
terrain par quelques-uns de ses officiers. Il y avait plusieurs avis
sur le tracé. La voie partant de M'pal se dirige d'abord sur Méri-
naghen, où un viaduc sera nécessaire pour lui faire franchir le
marigot de Bounoun. De là les uns conseillaient de lui faire décrire
une courbe vers le nord et longer le lac Guier, pour aller rejoindre
à Dagana la rive du Sénégal, qu'elle ne quitterait plus jusqu'à
Hédine ; les autnes pensaient qu'il était préférable de couper en
ligne droite sur Guédé, vis-à-vis duquel seulement la voie pm-
drait la vallée du fleuve. Enfin M. Gasconi, dé[)uté de la colonie,
avait recommandé une ligne qui, sans faire de détour pour suivre
le Sénégal, s'en irait directement de Mérinaghen à Bakel, à travers
le désert alors inexploré du Ferlo. Trois missions furent lancées
dans ces diverses directions.
La première, sous les ordres de M. Pietri, lieutenant d'artillerie,
était chargée de parcourir le pays de H'pal à Guédé, par la ligne
LA FEANGE AU SOODAlf. 660
directe, et de revenir par le détour proposé sur Dagana, explorant
ainsi deux des variantes du tracé; la seconde, commandée par
H. Jacquemart, lieutenant d'infanterie de marine, était chargée de
8uiTre,de6uédéàBakel,un itinéraire côtoyant la limite extrême des
inondations du Sénégal, qu'il était fort important de déterminer ;
la troisième, dirigée par MM. Monteil et Sorin, lieutenant et sous-
lieutenant d*infanterie dei marine, devait reconnaître le Ferlo. Cha-
cune devait faire le levé du terrain, recueillir des renseignemens
sur la nature du pays, leurs ressources, leurs populations et leurs
lieux habités, annoncer aux noirs que nous nous disposions à con-
struire sur leur territoire un télégraphe et uu chemin de fer, et les
convaincre que le but que nous nous proposions était essentielle-
ment commercial et pacifique.
M. Pietri quitta M'pal le 16 décembre 1879, et ayant été appelé
à faire partie de la mission du Segou, remit, au milieu du voyage,
la direction de l'entreprise à M. Marly, qui rentra à M'pal le 21 jan-
vier. M. Pietri souffrit de la soif. Les chameaux qui portaient les
outres, effrayés par l'apparition de quelques girafes, s'enfuirent et
perdirent une partie de leur charge. M. Marly, officier d'avenir et fort
estimé de ses chefs, mourut quelques jours après son retour. G' est la
seule victime que le climat ait faite jusqu'à présent parmi les blancs,
déjà nombreux, qui ont été employés aux études du chemin de fer
du Niger. De M'pal à Mérinaghen, le pays est plat et abondant en
arbres de gros diamètre ; au-delà, dans l'une comme dans l'autre
direction, il n'y aura que de simples travaux de déblais et de rem-
blais à faire. L'avantage du tracé direct sur Guédé, c'est qu'on y
trouvera des arbres pour les traverses, mais la population y est fort
clair-semée pendant l'hivernage et nulle le reste de l'année. C'est
le contraire pour le tracé par Dagana : il desservirait plusieurs gros
villages, mais il n'y a point de bois de construction. Partout nos
officiers ont trouvé la population, qui est composée de Ouolofs et
de Peuls, très hospitalière. Sans attendre l'expression de leurs
désirs, on leur apportait de l'eau et du lait pour eux et pour leur
personnel. Les habitans sont très favorables à rétablissement d'un
chemin de fer et sont convaincus qu'il leur sera d'un grand profit
pour l'écoulement de leurs produits.
Dans la partie visitée par MM. Pietri et Marly comme dans celle
qu'a parcourue M. Jacquemart, la rive gauche du Sénégal a trois
sortes de villages. Quelques-uns sont bâtis sur le bord du fleuve, ce
qui les rend inhabitables au moment des inondations : on ne s'y
tient qu'en saison sèche ; d'autres sur la pente des collines ou sur
leurs crêtes : on les habite toute l'année ; d'autres enfin sur le pla-
teau situé en arrière de la vallée : les pasteurs seuls y résident
670 RETUS DBS DUJX HOHDEB*
pendant rhifemage; quand les maiBS qui leur fournifiaait de Teu
se dessèchent, ils se rapproQhent du fleuve.
Plus on s'éloigne de Saint-Louis, plus la populalîon deiient
dense. M. Jacquemart a trouvé la ydlée du Sâiigal rdatiTement
fort peuplée. Il a eompté kl villages at 32»700 habitans dans le
Toro ; &0 viUagea et 20,170 halûtans dans le Lao, S2 villages et
10,&60 babitans dans F Irlabé de Touest ; 132 villages et 81,i&0 habi-
tans^dans le Fouta indépendant; 75 villages et S2,050 babitans
dans le Damga; 15 villages et 7,500 babitans dans le Guoye; soit
en tout : lS&,i20 habitans pour le pays qu'il a visité. Cette pc^n-
lation^ occupe une des vallées les plus fertiles du monde. (Test
comme une réduction de la vallée du Nil : elle s'étend le long da
fleuve entre la rive gauche et une chaîne de collines de 15 à 20 mè*
très de haut, qui tantAt touche le bord et tantât s'en éloigne jusqu'à
12 kilomètres, lussant entre elle et lui une immense plaine que
l'inondation iéconde par le limon qu'elle y dépose régulièrement
chaque année. La limite des eaux est bien facile à reconnaître.
L'herbe des terrains inondés est très vigoureuse; elle atteint trois
mètres de haut, ses arêtes sont tranchantes, die r«kte toujours
verte. Celle des terrains où le fleuve ne parvient pas a, au contraire,
k tige ronde, elle est beaucoup moins forte, et elle sèche une fois
que l'hivernage est passé. Les noirs se contentent de faire un troa
dans la terre pour y déposa les semences et ils les conGent ensoite
aux soins de la nature jusqu'au moment où il est temps de laire
la récolte. Ils cultivent le mil, dont les variétés sont très nom-
breuses, le riz, le mais, les haricots, les arachides, principal élément
du commerce d'exportation, l'indigo et le coton. On trouve de
la cire dans le Damga et le Guoye, de la gomme dans le JBosaéa,
des plumes d'autruche dans le Bosaéa, le Damga et le Guoye. Le
Toro'posaède de grands troupeaux de moutons et de chèvres, et U
y a beaucoup de bœufs dans l'Irlabé. Gomme le reste de la Séné-
gambie, toute cette région est en grande partie couverte de forêts.
KL. Jacquemart a rencontré vingt essences différoites dans le pays
non inondé, et seize dans le pays inondé. U a rapporté des échan-
tillons du bois de chacune d'elles. Quelques-unes fourniront des
bois de construction. La plus utile eu même temps que l'une des
plus répandues est le gondiier, qui atteint de grandes dimensions.
Les indigènes en font des pirogues et on pourra s'en servir pour les
poteaux télégraphiques et pour les traverses de chemin de fer* £n
un mot, le pays serait fort riche si le climat, qui fait sa fécondité,
n'amollissait en n^ême temps ses habitans. Les Toucouleurs mettent
leur point d'honneur dans la paresse et ne sèment que juste ce qai
leur est nécessaire. Cependant il y a lieu d'espérer qu'ils change-
QUESTIONS SGOLAIBBS. 667
apporter la page suspecte : elle offrait un fort intéressant croquis
de la scène si bien exposée par Tite-Live : au milieu^ le grand
pontife, la tête voilée; à côté de lui, Décius qui s'élance; è droite,
les Romains tous penchés dans le sens de l'attaque ; à gauche, les
eDoemis décontenancés et regardant en arrière. •• Fallait-il gronder
beaucoup cet enfant-là? Il avait fort bien écouté, il avait pris des
Dotes selon sa manière, qui était spirituelle. Ce n'était pas un futur
historien. Il s'appelait Ludovic Halévy.
Nous n'aurons omis aucun des élémôns de la judicieuse méthode
le plus ordinairement suivie dans notre enseignement secondaire
si nous ajoutons que chaque leçon devient, à la classe suivante, le
sujet d'interrogations et de nouveaux développemens. C'est là que
peuvent se placer des lectures choisies ; des scènes de Shakespeare,
comme celle du discours d'Antoine, des récits de Joinville, des cha-
pitres de Montesquieu, bien lus, bien conunentés, en apprendront
beaucoup à tous les élèves sans exception, et leur inspireront peut-
être le goût de la lecture, qui peut devenir à lui seul, pour certains
esprits, le levain et la sève. On ne néglige pas impunément ce puis-
sant moyen de culture intellecteulle et de vie intérieure; il est
délaissé dans notre éducation universitaire ; il est délaissé dans
nos familles; il est délaissé dans la nation. L'Angleterre et l'Alle-
magne lisent plus que nous : on n'a. qu'à observer à Londres l'é-
tonnant succès de la Circulating Library du libraire Muddie. Il y a
là chez nous un mal réel qu'un peu plus de liberté dans l'enseigne-
ment pourrait servir à corriger. Nous avions jadis à Gharlemagne
un professeur de troisième, M. Loudierre, qui consacrait à des lec-
tures près d'un quart d'heure par classe : pour combien fallait-il
compter ces intéressantes et fécondes leçons, ce vrai cours de lit-
térature, dans les succès devenus légendaires de notre lycée 7
La lecture amènerait les commentaires et les utiles entretiens,
sous la direction du maître. La conversation, de nos jours, est
aussi désertée que la lecture. On ne converse pas dans nos écoles
primaires, malgré d'intelligens conseils ; on ne converse pas dans nos
lycées, sous prétexte de je ne sais quelle discipline ; on ne converse pas
dans nos familles : on y discute, hélas! et on y dispute. Il senible
que ce serait l'attribut naturel, — non le privilège exclusif, —
du professeur d'histoire de se servir de la conversation. Sobrement
pratiquée, elle répandrait dans nos classes la variété, elle sèmerait
la confiance, elle donnerait place à une multitude de ces notions
pratiques qu'on cherche à répandre dans l'enseignement primaire
sous le nom de leçons de choses] elle compenserait en quelque
mesure, pour certains enfans, le manque déplorable des entretiens
de la famille.
ion xub — 1880, 42
6&ft BSfBI VU pUOi HMOMSt
Bq résumé^ dans im tei^ps où rensoignement univeiBitaire Teut
ae développer et se diversâier en tous sens, pour répondre aux
légitimes exigences d'un état social aivide d'expansion et de progrès,
on reconnaît toujours davantage dans ragrégpttion, avec ses dlfië-
rentes branches» le tronc vigoureux qui rasBomble et dirige la sève
commune. Le concoun d'agrégation d'histoira recrute à la lois, et
néoessairement, l'enseignement secondaire et renseignement supé-
rieur. Pour l'une et l'autre yocationst proposées 4 des jeunes gens
qui le plus souvent s'ignorent, il a des épreuves communest mais
diverses. Ceux qui plus tard s'élèveront à renseignement supérieur
et à la science trouvent une occasion particulière de se révéler dâ08
celles des épreuves qui comportent une préparation de huit mois ;
il est utile qu'ils témoignent aussi d'un savoir général et de quel-
que habileté pédagogique* Ceux qui consacreront leurs efforts et
leur vie à l'enseignement secondaire, peut-être sans jamais rien
publier, seront heureux d'avoir témoigné au moins une fois qu'ils
étaient capables de travaux personnels et de recherches spéciales.
Aux uns comme aux autres, il faut le respect et la pratique des hautes
études. La tâche des derniers est la plus délicate, puisqu'on leur
demande, avec la charge d'un savoir considéraUe, la pratique con-
stante d'un choix habile et discret. L'extension nécessaire de l'ea-
seignement de la géographie est venue ajouter à leur fardeau ; mais
l'histoire des lettres et des arts va devenir, nous l'espéronstle do-
maine des (NTofesseurs de lettres : ils commencent à faire sur ce
double sujet des leçons rédigées par les élèves, excellente innova-
tion, qui comblera une regrettable lacune & laquelle les professeurs
d'histoire ne pouvaient pourvoir qu'incomplètement. Les autres
mesures récentes que nous avons énumérées vont d'ailleurs rendre
plus générale et plus intense la préparation des jeunes nattres, et
l'enseignement en recueillera bientôt le profit. Bien de plus sou-
haitable que de voir se fortifier sans cesse d'énergiques et sévères
concours, qui donnent à la jeunesse française tant de guides expé-
rimentés, au pays et à l'université tant d'utiles serviteurs, et qui
révèlent à eux-mêmes et mettent en lumière sur tous les points de
notre territoire tant d'hCNumes de mérite ou de talent. Rien de plus
à propos, rien de plus pressant, dans un pays de suffrage univer-
sel, que de veiller à la bonne discipline d'un enseignement très
capable de contribuer à la rectiUide du sens et de hftter la mator
nié des esprits.
At GnreoT*
£â VKàNCB Air BÙXJÙAJXn 071
ront. Bans les provimes où rinfluence française s*est déjà fait
tir comme dans le Toro, Tappftt dn bien-être qui se présente à eux
fms Taspect des divers ol^ets qae leur offre notre commerce las
pousse à se procurer des moyens d'échange en augmentant tenn
cultures et leurs récoltes.
Parti de Guédé le 9 décembre 1879, M. Jacquemart arri^ à
Me! le 1*' janvier 1880. A son avis, le chemin de fer aurait avan^
tage à suivre de près la limite des inondations sur le flanc des col-
Udcs. C'est là que les mouvemens de terrain sont le moins accusés
et que sont bâtis les villages habités toute Tannée. Il y aurait à
traverser une douzaine de ravins venant de Tintérieur du pays. Les
bois ne manqueront en aucun endroit de la route, mais, sauf quel-
ques caillou tîs sans valeur, on ne trouvera de la pierre qu'en
appprochant de Bakel. L'obstacle le plus sérieux viendra des mau-
vaises dispositions d'une partie de la population. Les gens du Toro
nous aideront volontiers. Le jeune chef de ce pays intrigua vive-
ment les Parisiens en 1878 en apparaissant en boubou bleu et en
bonnet rouge à la suite des représentans des familles impériales
et royales d'Europe venus à la distribution des récompenses de
TExpositton universelle. Sa face noire, les couleurs voyantes et la
coupe de son costume formaient un contraste inattendu dans une
pareille société. Il a rapporté de ce voyage une vive et sympathique
admiration pour notre pays, sous le protectorat duquel le sien est
du reste placé depuis 1863 et il a promis d'envoyer sur les chan-
tiers tous ses sujets, hommes libres et esclaves. Dans le Lao et l'Ir-
labé,que le traité du 2& octobre 1877 a également placés sous notre
protectorat, on se prêtera à la construction du télégraphe et du
chemin de fer sans enthousiasme, parce qu'on sait qu'on ne peut
faire autrement. Dans le Damga, que nous avons protégé pendant
quelques années et qui se souvient de la sécurité que nous lui
avions donnée d'autant plus vivement qu'il est aujourd'hui en proie
aux exactions et aux razzias des gens du Fouta, on souhaite ardenn
ment notre présence. Il en est de même dans le Guoye. Hais dans
le Fouta indépendant nous sommes franchement détestés.
Les Toucouleurs qui l'habitent sont une race métisse, issue du
mélange des Peulset des Ouolofis. Ils ne travaillent guère, comme nous
le disions plus haut, et leur principale industrie est le pillage de
leurs voisins, ce qui entretient chez eux une humeur turbulente et
belliqueuse. Les mêmes raisons qui nous font désirer des autres
peuples les éloignent de nous, ils sentent bien en effet que, pour
donner la paix aux autres, nous leur interdirons la guerre et les
condamnerons à changer de vie. A cela s'ajoute une vieille rancune.
ElHadj-Omar était un Toucouleur, et ce sont eux qui ont composé
les armées qu'il a promenées de victohre en victoire depuis les
672 REYUB DES DEIIX MORDES*
sources du Niger jusqu'à Tombouctou. Ils sont très fiers de cette
page de leur histoire et se souviennent avec non moins d'orgaeil
que de Bakel au lac Guier ils formaient autrefois une confédération
puissante qui dominait tout le bassin du Sénégal, Or c'est nous ({m
avons imposé une barrière infranchissable sur ce fleuve à leur
prophète, c'est nous qui avons rompu leur confédération et en avons
détaché successivement le Toro, le Damga, le Lao et Tlrlabé occi-
dental. De là, dans une partie du peuple toucouleur, une haine
d'autant plus vive que l'amour-propre national est plus grand;
toute innovation venant de nous est considérée comme une menace
et est assurée d'avance de leur mauvais vouloir. Les chefs ont
conscience de notre force et, amollis par la fortune, sont moios fana-
tiques que leurs sujets ; mais pour conserver leur pouvoir il leur
faut flatter cette haine, tout en évitant habilement les occasions
d'entrer en lutte ouverte avec la France.
Quand M. Jacquemart arriva sur les frontières du Bosséa, le chef
Abdoul-Boubakar, sous prétexte de ne point l'exposer à des dangers
certains, lui fit défendre d'y entrer. On palabra trois jours; devant
l'énergique attitude de cet oflicier on se décida enfin à le laisser
passer. Abdoul déclara à notre envoyé que, si le gouverne urper*
sistait à vouloir construire un télégraphe dans son pays, toute la
population émigrerait soit sur la rive droite du Sénégal, soit vers
les colonies anglaises de la Gambie. M» Jacquemart lui réponoit
fort bien qu'un peuple ne quittait que par la force un territoire
depuis si longtemps possédé par sa race et que nous n'avions
que des intentions de paix. Cependant cette menace n'était pas
tout à fait vaine. Les gens du Bosséa ne nous connaissent pas;
dans beaucoup de villages, M. Jacquemart était le premier Fran-
çais qu'on eût jamais vu; ils sont donc faciles à tromper. 1^
télégraphe leur est apparu comme je ne sais quelle effrayante ma-
chine d'oppression, ils se sont imaginé que nous voulions nous
emparer de leur pays et les accabler de corvées et d'impôts. Quel-
ques mois après, un naturaliste envoyé à Segou par le ministre de
l'instruction publique, M. Lecard, parcourant le Diafounou, y ren-
contra des émigrans du Fouta que ces folles terreurs avaient fait
fuir et qui répandaient partout leur crainte et leur haine des Fran-
çais. C'est là un ennui plutôt qu'un obstacle, car les Toucouleurs
sont trop affaiblis pour tenter une résistance à main armée. H. Jac-
quemart est d'avis, et le gouverneur espère, que des relatioas plus
réquentes et des cadeaux habilement placés auront raison de cette
difliculté.
Le voyage de H. Honteil est un véritable voyage d'exploration.
Le territoire compris entre le Sénégal, la Falemé, le lac Guier et la
Gambie forme le vaste plateau du Feilo, que n'arrose aucune rivière.
Li FRA.NGB AU SOUDAN. - 73
Ce n*est plus cependant le désert saharien, les pluies tropicales y
entretiennent assez d'humidité pour le couvrir d'une forêt con-
tinue. En 1818, Mollien en avait coupé l'angle nord-ouest de
Khorkhol aux environs de Saldé, mais jamais avant M. Monteil un
voyageur européen ne l'avait traversé de part en part. Parti de
Saint^Louis le 21 novembre, ce jeune officier arriva à Bakel le 26 dé-
cembre suivant. Par suite de l'impraticabilité des gués du marigot
de Bounoun, il dut descendre assez bas vers le sud pour aller de
Merinaghen à Khorkhol. Il parcourut ainsi par terre ce curieux
pays que M. Braouezec avait déjà visité eu bateau en 1861. Le lac
Guier est un déversoir du Sénégal ; quand le fleuve croit, il croit,
et le courant du marigot de Bounoun se dirige vers rintérieur des
terres ; quand le fleuve décroît, le lac décroit à son tour et le cou-
rant du marigot se dirige alors vers lui. Pendant la saison sèche,
conmie, sur un très grand rayon à la ronde, on ne trouve d'eau que
là, tous les animaux sauvages du désert de Ferlo y affluent. Lions,
élépbans, girafes, antilopes, gazelles, y abondent alors. M. Lecard
assure avoir trouvé sur les bords du lac un cimetière d'éléphans,
c'est-à-dire un endroit que ces animaux ont choisi pour mourir.
Le fait, signalf^ par plusieurs voyageurs, est bien connu des indi-
gènes, qui surveillent attentivement le cimetière pour y recueillir
Tivoire à mesure que les élépbans y viennent rendre le dernier
soupir.
Le Djolof, dont le Bounoun fait partie, compte de 20 à 30,000 habi-
tans. Les Ouolofs, race vigoureuse et vaillante, en constituent la
grande majorité. Des Peuls pasteurs errent dans les solitudes. Le
sol est plat sur la rive gauche du marigot, et légèrement ondulé
entre la rive droite et Khorkhol. Il est entièrement recouvert par la
forêt au milieu de laquelle les cultures font clairière. Cette forêt
exploitée intelligemment donnerait de beaux revenus tant en bois
qu'en gommes. Mais les gommes s'y perdent, et les pasteurs peuls
en rabougrissent les arbres en les faisant brouter par leurs trou-
peaux et en incendiant fréquemment les herbes* M. Monteil dénonce
unautreennemidudéveloppementde la forêt, ce sont les termites.
Ces prodigieux petits travailleurs recouvrent tous les arbres d'une
couche de terre, et ce doit être un bien surprenant spectacle que
celui d'un bois dont les moindres rameaux sont enveloppés d'argile.
Quand on frappe délicatement une branche, la croûte supérieure
s'écroule, et on aperçoit des lacis de canaux qui sont les galeries
des insectes. Les termites piquent l'écorce apparemment pour pom-
per la sève, et cela détermine une maladie qui se reconnaît aux
taches noires qui se développent dans le bois.
De Khorkhol, M. Monteil se dirigea en droite ligne sur Bakel.
Towi xuL — 18S0. 13
d7& RXYUB DES DEUX MONMS.
Le pays, dit-il, est le type du tarain plat et couvert. Les pluies de
Tbivernage y laissent des mares qui durent de six seauôiies à deux
mois, suivant leur profondeur. Passô ce délai, les V9yages devien-
nent impossibles. Bien qu'il eût emmené une vingtaine de cbameaux
pour le transport de ses provisions, M. Monteil faillit périr de soif,
car il resta onze Jours sans trouver de l'eau. Déjà sa caravane se
croyait perdue, lorsqu'un spabia aperçut la surface d'une mare
bleuissant à travers le feuillage» Au-delà de ce désert, on entre
dans le Ferlo proprement dit, dont les habitans percenl l'épaisse
couche argileuse pour creuser des puits de i5 à 50 mètres de pro-
fondeur. Peu à peu la poussière et les éboulemens en oblitèrent
le goulot inlorieur, et le^urage est si périlleux que les genspréfoent
aller creuser un nouveau puits plus loin, de sorte que les villages se
déplacent sans cesse.Le désert lui-mèn^ était autrefois peuplé et a
éui ainsi abandonné. La population est de trois mille cinq cents à
quatre mille âmes pendant la saison sècbe; mais pendant la sai-
son des pluies, ce chifire s'élève à six mille, parce que les pasteurs
remontent des bords du Sénégal avec leurs troupeaux. Ces trou-
peaux sont nombreux et le sol est fertile en mil et en mais, mais
avec une si faible p(q[>ulation ce qu'il peut produire est peu de
chose. En somme, l'avantage d'élre plus court que le tracé de la
vallée du Sénégal ne compense point suffisamment pour le tracé
du Ferlo la pauvreté du pays traversé et l'absence complète de
matériaux de construction. Il est définitivement écarté»
Le cours du Sénégal entre Bakel et Médine a dû être rdeîé an
mois d'avril dernier par le lieutenant Fol. Nous scaunes assurés
des dispositions pacifiques des populations du Guoye et du Kaméra,
qui ne s'enrichissent^dans le commerœ que grâce à la sécorité que
nous maintenons sur le fleuve. Là commence la série des plaieaux
successifs par lesquels le terrain s'élève jusqu'au faite de partage
des eaux cotre le Sén^al et le Niger. Le pays devient montagneux.
IIL
Au-delà de Médine, on sort des limites du territoire sur lequel
s'était jusqu'à l'année dernière exercée notre influence^ Dans nos
rapports avec les indigènes, nous avions constamment affirmé nis
prétentions sur la rive gauche du Sénégal jusqu'à Bafoulabé; mais
nous ne les avions jamais appuyées d'aucune démonstralîoa eSec- J
tive. Dès qu'il fut question de nous diriger vers le Soudan, tous
les efforts de M. Brière de l'Isle tendirent à exercer ces droits
si soigneusement réservés. Le crédit de 500,000 francs fat à pei
près tout entier employé dans le haut fleuve ; les nécessités de l'en-
treprise obligèrent même à anticiper de 300,000 francs sur celui
LA FRANCE AIT SOUDAN. 675
qae Ton espérait faire porter au budget extraordinaire de 1880.
L'occapatioa de Bafoulabé fut décidée comne la première étape
vers le Niger et la eoDStruction d'un poste fortifié en cet endroit
comme le premier de la chaîne qui reUera ce fleute au Sénégal. Le
lit de ce dernier est fort encombré aunlessus de Hédine et ne peut
fournir une voie de communication régulière môme au moment des
hantes eaux. Pour suppléer à cette ressource, le gouyemement
résolut de relier Bafoulabé à Médine par une route construite de
façon à defenir plus tard la plate-^forme du chemin de fer ; une
ligne télégraphique deyait, ra outre, le mettre en relation avec le
chef-lieu de la colonie. L'autorisation d'agir fut expédiée tanliye-
ment, comme nous Tavons dit. Les envois de matériel et de per-
sonnel furent faits plus tardivement encore ; les moyens de trans*
ports étaient insuffîsans, les travailleurs manquaient; n'importe,
fort, route, télégraphe, tout fut entrepris et mené de front; on
(il des prodiges avec les faibles ressources de ia colonie et on par-
vint, sinon à réaliser tout le programme, du moins à en exécuter
deux points sur tirois.
La première chose à faire était de reconnaître le pays dans lequel
on allait agir. Pour Tintelligence de ce qui va suivre, il est néces-
saire de rappeler en quelques mots l'histoire d'El-Hadj-4)mar. Cet
homme extraordinaire naquit à la fin du siècle dernier dans le Fouta
sénégalais. Un voyage à la Mecque, qui dura plusieurs années, lui
acquit une grande réputation de sainteté parmi les musulmans, et
nous le trouvons vots 1850 établi sur la frontière du Fouta-
Djsllon, où son renom lui ayait attiré une troupe de disciples as3es
nombreuse pour qu'il ait pu songer à s*en faire une armée. C'est
à cette époque, c'est-à-dire lorsqu'il touchait déjà à la vieillesse,
qu'il commença ses conquêtes. Il appela les musulmans à com-
battre les infidèles qui avaient encore la prépondérance dans la
vallée du haut Niger et dès lors ne s'arrêta plus. Son système de
guerre l'obligeait, du reste, à une offensive continue. Quand il
ayait occupé un pays, il y séjoumût généralement tant qu'il y
trouvait des vivres: comme il détruisait impitoyablement toutes
les populations qui lui résistaient, les ressources, une fms épui-
sées, ne se renouvelaient plus, et il lui fallait aller plus loin.
Pendant quinze ans, il dévasta ainsi, un district après l'autre, tout
le pays compris entre le Sénégal et le Niger, les montagnes de
Kong et Tombouctou. Les vieilles monarchies païennes du Kaarta
et du Segou et l'empire musulman plus récent du Macina tom-
bèrent successivement sous ses coups. Quand il avait pris un vtl-
1^, il faisait couper le cou à tous les hommes ; les femmes et
les enfans étaient réduits en esclavage; ce qui ne pouvait être
emporté était incendié avec les cases. Les malheureux mêmes qui se
676 ftÉYUB DBS DEUX MORDES»
rendaient n'étaient pas assurés de la yie. Un jour qu'il était assiégé
dans Nioro, les habitans furent massacrés sur simple soupçon.
Une autre fois, les vivres manquant, il obligea ses soldats à aban-
donner leurs femmes. Les neuf dixièmes de la population ont dis-
paru dans la plupart des contrées où ce terrible conquérant a passé.
Plût à Dieu qu'il eût l'esprit pratique de ce roi de l'Unyoro qui
répondait au voyageur Benner : « Tuer un homme ! mais un homme
mort ne paie plus d'impôts. » Son armée, qui compta jusqu'à qua-
rante mille combattans, se recrutait principalement chez les Tou-
couleurs sénégalais, ses compatriotes. Il périt dans le Macina
vers 1865. H. Soleillet, qui a fait un voyage à Segou, en 1879, y
trouva une légende déjà formée sur sa fin. On raconte que, cemé
par l'ennemi, il se retira sur une haute montagne et qu'il y fut
enlevé au paradis.
n ne retenait les vaincus que par la terreur; ce lien devait for-
cément s'affaiblir à sa mort. En effet, son empire se disloqua.
Son neveu Tidiani semble s'être maintenu dans le Macina, on
ne sait dans quelles conditions. Son fils Ahmadou, qu'il avutde
son vivant installé à Segou, eut la charge des autres conquêtes ;
mais son pouvoir ne resta établi avec quelque solidité que dans le
Segou même, dans le Kaafta et aux environs de Duioguiray, point
de départ des conquêtes d'Omar, parce que les Toucouleurs s'étaient
fixés dans ces provinces en plus grand nombre que dans les autres.
Les Bambarras du Niger et les Malinkés du Haut-Séaégal se soule-
vèrent et la guerre s'éternisa dans ces malheureux pays, ensauvagée
par une double haine de races et de religions entre conquérans et
autochtones, croyans et païens. Aucun des deux partis ne s'est trouvé
assez fort jusqu'à présent pour établir la paix par l'écrasement de
r autre; la dévastation se poursuit, et la soUtude s'étend tous les
jours davantage.
Quand il voulait s'assurer d'une province conquise, El Hadji-
Omar y bâtissait une place forte, ce qu'on appelle nntata dans cette
partie du Soudan. Il était habile à lui choisir une bonne position
stratégique et il y laissait une garnison chargée de faire rentrer
le2> impôts et de réprimer les tentatives de rébellion. C'est amsi
qu'il avait renfermé le Haut-Sénégal entre les places de Guemou, de
Kouniakary, de Koundian et de Somsom-Tata, qui ne surveillaient
pas seulement les provinces riveraines, mais encore nos propres
possessions. Le général Faidherbe s'appliqua à détruire ce quadri-
latère qui nous étreignait. Somsom-Tata fut pris et rasé par nos
troupes en 1857 et Guemou en 1859. Koundian resta en Pair,
perdu au milieu de populations hostiles. Ahmadou, inquiet de cet
isolement, fit alliance avec les gens du Logo et du Natiaga, pays
situés près de notre fort de Médine. L'audace du Logo devint telle
LA FRANGE AU SOUDAN. 677
à la suite de cette alliance qu'une expédition fut jugée nécessaire.
Le 22 septembre 1878» une colonne détruisit Sabouciré, le tata du
chef, qui périt dans la lutte. Elle était commandée eu premier par
le colonel Reymond et en second par le colonel Bourdiaux, officier
d'artillerie de grand mérite, qui dirige aujourd'hui au ministère
de la marine le bureau spécial qu'il a fallu créer pour les affaires
du Haut-Sénégal. Ahmadou, professant le respect du fait accompli,
renia son allié quand nous l'eûmes abattu et resta notre ami.
Le jour où nous serions obligés de nous prononcer en faveur de
l'un des deux partis qui se disputent le Soudan occidental, notre
intérêt serait de nous tourner vers les païens. Ils sont beaucoup
moins rebelles à nos idées que les musulmans. Les Bambarras peu-
plent les rangs de nos tirailleurs sénégalais, leurs villages sont
remarquables par la beauté des cultures. Les Malinkés sont égale-
ment cultivateurs et, de plus, grands comm^^rçans; ils sont éco-
Qomes jusqu'à l'avarice, âpres au gain, entassant les richesses^
L'islamisme semble au contraire éloigner les nègres du travail, la
vie d'un musulman noir s'écoule entre la lecture du Coran et la sur-
veillance de ses captifs. Enfin, argument décisif, cette religion
les rend absolument réfractaires à notre influence. Mais aussi
longtemps que nous pourrons les avoir tous pour amis, ce serait
folie que de nous brouiller avec les uns ou les autres. Assez d'ob-
stacles entravent une entreprise aussi neuve que celle de la con-
struction d'un chemin de fer dans l'Afrique tropicale sans y ajou-
ter de gatté de cœur des difficultés avec les populations. 11 fallait
donc un homme habile pour la reconnaissance du territoire dans
lequel on allait s'engager. Le gouverneur choisit le capitaine d'in-
fanterie de marine, Gallieni. C'est vraiment un plaisir de voir la
quantité de collaborateurs distingués que M. Brière de l'isle a pu
trouver dans le petit nombre d'officiers qui l'entourent. Et rien
n'est plus facile à concevoir que le sentiment qui lui inspirait ce
passage d'une lettre qu'il adressait à un de ses amis : a Certes,
oui, M. G... a eu raison de vous dire que nous sommes tous ici
dans les meilleures dispositions. Je me sens rajeunir et j'oublie les
fatigues d'une trop lourde besogne, lorsque je vois autour de moi,
de la part des officiers de toutes armes, cette intelligence des explo-
rations et cet esprit d'abnégation et de patriotisme qui ne s'acquiè-
rent assurément que par une éducation particulière et une pra-
tique spéciale de la vie. »
Les instructions de M. Gallieni lui ordonnaient de pacifier le
Logo et le Natiaga, dont les habitans s'étaient réfugiés sur la rive
droite du fleuve et de nouer des relations avec les divers chefs
malinkés établis entre le Bafing et le Bakhoy, sur lesquels nous
n'ayions encore que des données très vagues, de manière à nous
678 REVUE DES DEUX MOUraS*
préparer, au point de vue politique, l'accès vers les régioitt da
Haut-Niger. Par une conventioD, passée le 28 septembre avec le
Logo, et une autre passée le 1'^ octotre 187^ avec le Natiaga, les
hahitaus de ces deux pays exprimëreut le repentir de leur con-
duite passée et leur reconnaissance pour le gouverneur qui leoi
rendait leur territoire, se replacèrent sous la protection delaFranee
et renouvelèrent les engagemens qu'ils avaient contractés ptéci-
demment par le traité du 30 septembre 1855. Ils promirest en
même temps de fournir des tra:vailleurs pour la route qu'oB se pro-
posait de construire.
L'actif officier arriva à Bafoulabé le 12 octobre, et trouva le pays
dans un état singulîèreHient favorable}à sa mission* Tous les thés
malinkés du Haut-Sénégal, révoltés contre Âhmadou, étaient réu-
nis à une journée à peine ai^-dessous de Bafoulabé. Ils asaé-
geaiœt le tata d'Oualiha, possession du chef indigène Tiecoro, qui
s'était fait musulman au moment du passage d'El-Hadji-Omar et qn
depuis n'avait pas cessé de tenir pour son maître et pour son suc-
cesseur. M. Gallieni ne crut pas pourvoir aller à Oualiba; il désirait
garder les apparences d'un simple explorateur et ne point se com*
promettre auprès d'Ahmadou ; il craignait en effet, si la place tom-
bait au momeot de sa {ttésence dans le camp, de paraître coopérer
à un acte d'hostilité contre les Toucouleurs. Mais il fit prier les
chefs de venir à nn rendez-vous. CeuK^d, après avoir obligé ses
envoyés à boire de l'eafu-de-vie pour se convaincre qu'ils n'avùest
pas affaire à des adeptes de Flslam, se rendirent à son invitittOD.
Tous accueillirent avec un grand empressement le projet d'in-
staller les Français au milieu d'eux, et notamment à Baroalabé.
L'korrible état de guerre et d'incertitude dans lequel ils virent
depuis trente ans est un sûr garant de leur sincérité à ce sojet;
ils savent bien que nous leur donnerons la paix : nous avons coatre
nous les jûUards et les gens de désordre, pour nous tous les gess
laborieux. Les Malmkés du Bambouk, du Bakhoj, du Bafing et de
Kita, les Peuls du Fouladougou assurèrent à notre officier que notre
arrivée serait accueillie avec joie dans le pays. Le fils du chef de
Kita insista même pour que la résidence de son père fiit immédia-
tement choisie pour Femplacement de l'un des nouveaux postes
que noua nous proposions de ooDstrmre. Il s'offrit en outre à gui-
der une expédition jusqu'à Bamako (1) quand on le voudrût.
H. Gallieni demanda aux chefs d'envoyer des délégués auprès da
gouverneur pour conférer avec lui ; ils refusèrent d'abord en disant
que tout le monde se devait au siège commencé, mais ses instances
(1) MoDgp-Park écrit Bamakou^ Caillé Bamako. Bamakoa a prévala jnsqa'à prteent.
D*après M. BayoT, on pronoDce Bamako dans le pays. Noaa revenons donc définitive-
meal k cette orthographe.
LA FRANCE AU SOUDAN. 679
finireni par en décider quelques-uns et, tant de Bafoulabé que des
autres pays qu'il avait traversés, il ramena à Saint-Louis le fils du
chef du Kita, le fils de l'un des chefs de Bamako, un proche parent
du chef de Bakhoy, un représentant de Gara, l'instigateur de la
révolte qui assiégeait Oualiha, le fils du chef du Natiaga, un délé-
gué de Tiecoro, qui tenait à témoigner de son désir, — probable-
ment peu sincère, — de nous Toir nous établir à Bafoutabé, qui
dépend de son territoire, enfia le fils du chef Bambarra Dama, qai
s'est établi avec une assez forte colonie de ses compatriotes aux
oivirons de Bakel. Tous ces gens forent comblés de caresses et de
cadeaux par le gouverneur et rq)artirent enchantés de Saint-Louis,
au mois de décembre, sauf les fils des chefs de Kita et de Bamako,
réservés comme guides pour une nouvelle mission.
H. Gallieni était accompagné pendant son yoyage par M. Yal-
lières, lieutenant d'infanterie de marme, qui était chargé de faire
la carte du fleuve et le croquis des terrains, genre de travaux
auxquels il excelle. Ce jeune officier a recueilli les élémens d'une
belle carte du haut fleuve, que dans un second voyage dont nous
albns parler, il a pu proloi^er beaucoup plus loin. Les difficultés
inhérentes aux pays montueux que le chemin de fer aura commencé
à rencontrer de Bakel à Médine s'aoceâtueront au-delà de ce der-
nier point. Le Logo forme une belle plaine éminemment propre à
la. culture des arachides, mais aux environs de Médine même,
autour de Hansoanah , capitale du Natiaga et près du mont Mou-
mania, il y aura des obstacles difficiles à franchir. En revanche, le
bois de construction et les pierres abonderont sur toute la ligne.
Le Logo peut contenir actuellement cinq mille habitans environ et
le Natiaga trois mille. Au-delà, le pays est désert, mais des ruines,
de nambreux vestiges de forges où l'on fondait les minerais de fer
du nK>nt Houmaoia attestent qu'il n'en a pas toujours été de même.
La terre est fertile, c'est la guerre qui en a éloigné les hommes.
Près de Bafoulabé même, existe un petit village appelé Makhina
de deux cents habiuns environ. Bafoulabé est un mot malinké qu
indique un confluent; dans le cas qui nous occupe, il désigne le
point où les deux rivières le Bakhoy et le Bafing se révnissent pour
former le SénégaL 11 ne s'y trouve point de village indigène.
Notre arrivée étant ainsi bien préparée, le gouverneur poussa
activement l'occupation de ce dernier point. Dto le mois de sep-
teoabre, il avait envoyé à Médine les cinquante hommes destinés à
en former la garnison. Il y avait expédié en outre une centaine de
fusils doubles pour armer les travailleurs. Les tirailleurs sénégalais
venaient d'échanger cette arme contre le fusil Gras, et il s'en trou-
vait ainsi heureusement une certaine quantité dans les magasins.
Les mois d'octobre et de novembre furent employés à monter à
680 REVUE DES BEUX MONDES.
Médine les approvisionnemens nécessaires à la constniction du fort
et à la nourriture des ouvriers et des soldats, de la poudre, de la
chaux et tout ce que l'on put trouver d'outils disponibles dans la
colonie. Le commandant Mousnier, directeur du génie, quoi-
que fort souffrant, alla présider en personne à l'installation. Le
10 décembre, il quitta Médine avec le lieutenant Marchi, qui
devait commander le nouveau poste, l'adjudant du génie Audrei(i),
qui devait diriger les travaux après son départ, les cinquante tirail-
leurs, cent dix ouvriers de Saint-Louis, hommes sûrs auxquels les
fusils double^^ étaient destinés et une quarantaine de travailleurs
malinkés. 11 emmenait deux pièces d'artillerie, que les soldats
traînèrent galment et qu'en certains passages il leur fallut porter
sur leurs épaules. On arriva le 21 à Bafoulabé. M. Gallieni, esti-
mant que la pointe même du confluent était le lieu le plus élevé
du pays, l'avait désignée pour l'emplacement du fort. Après deux
ours d'études, M. Mousnier acquit la conviction que la rive gauche
du Bafing était plus haute et partant plus saine, et c'est là qu'on se
fixa. Les habitans du Bakhoy se plaignirent amèrement d'une dis-
position qui nous éloignait d'eux, et pour leur faire plaisir on con-
struisit également sur la pointe un petit fortin, où l'on mit une
garnison de quinze hommes. Le commandant Mousnier repartit le
SA pour^Médine. Mais, sous l'énergique impulsion de MM. Marchi
et Andrei, les travaux marchèrent promptement. Le 30 janvier, une
redoute provisoire, entourée d'un fossé et d'une palissade étsdtcoo-
struite, ainsi que de bons gourbis en torchis couverts d'un chaume
épais pour les logemens. Les environs étaient débroussaillés jus-
qu'à 300 mètres ; les deux canons étaient en batterie et la place
était imprenable pour une armée nègre. Une route était construite
pour la relier au village de Makhina, deux puits étaient creusés.
On abattait des arbres et on extrayait des pierres pour le fort défi-
nitif; trente barques, quinze au-dessous des chutes de Goulua et
quinze au-dessus, achevaient le transport des approvisionnemens
dans les endroits navigables du fleuve. Des animaux, en trop petit
nombre malheureusement, y pourvoyaient dans le reste du trajet.
Les choses marchèrent moins bien pour la route projetée entre
Médine et Bafoulabé, ou plutôt elles ne marchèrent pas du tout.
L'insuccès fut complet. Le gouverneur envoya là le seul ingénieur
qu'on lui eût expédié de France ; mais cet homme ne répondit point
aux espérances qu'on avait mises en lui. Il monta à Médine par le
même bateau qui emportait le commandant Mousnier; après avoir
très rapidement fait le plan de la route jusqu'à Bafoulabé, il en
(1) On a d<ijà remarqué sans doute TabondaDce des déaincncea italiennes parmi le;
noms qne nous avons à citer. C'est qu'autant que possible on emploie des hommes
io Midi, et notamment de la Corse, comme plus faciles à acclimater.
LA FRANGE AU SOUDAN. 631
délaissa rexécution pour courir le Bambouck et quitta la colonie
dès le mois de mars. Le commandant de Bakel se montra mou et
celui de Mëdine inhabile à réunir les travailleurs indigènes sur les
chantiers et à les tenir à la besogne. On avait compté en avoir un
millier, à aucun moment on n'en eut la moitié. Seul le Logo, dont les
babitans, rentrés sur leurs terres trop tard pour ensemencer, étaient
menacés de la famine, en fournit régulièrement de cent dix à cent
trente. Bref, au mois de mai, c'est-à-dire après une campagne de
six mois, on avait obtenu seize mille journées de travail en tout, et
ces seize mille journées avaient produit, quoi? A, 800 mètres de
route. Il avait fallu onze journées d'indigènes pour équivaloir à une
journée de terrassier européen. Ce résultat donne à réfléchir : on
aura beau faire une large part à l'insuffisance de la direction, en
faire une autre non moins grande à l'inexpérience des noirs convo-
qués, il n'en semble pas moins, après cet exemple, bien difficile de
compter uniquement sur la main-d'œuvre indigène pour les grands
travaux que nous méditons entre le Sénégal et le Niger. On devra
faire appel soit aux terrassiers marocains et algériens, soit aux Ghi-
iiois, à qui paraît devoir échoir maintenant l'exécution des grands
travaux de l'industrie moderne. Ce n'est point là une difficulté.
Les indigènes se montrèrent plus aptes aux travaux du télé-
graphe. Eu arrivant dans la colonie, M. Brière de l'isle avait trouvé
une ligne établie de Dakar à Saint-Louis et de Saint- Louis à Podor.
Eu 1877, il la fit pousser jusqu'à Dagana; en 1878, la fièvre jaune
empêcha tous les travaux; en 1879, les perspectives nouvelles qui
s'étaient ouvertes pour la colonie le déterminèrent à entreprendre
de la continuer d'un seul coup jusqu'à Bafoulabé. Les nègres cou-
pèrent dans la forêt et apportèrent sur leur tête, seul véhicule dont
on disposât dans le pays, trois mille poteaux jusqu'aux endroits
indiqués; la flottille du Sénégal en monta deux mille huit cents,
qui avaient été envoyés de France et, à l'heure actuelle, il ne reste
plus que les sections de Saldé à Matam et de Matam à Bakel à faire
pour compléter la ligne. C'est l'affaire de trois mois. Le télégraphe
s'enfoncera dans le Soudan à mesure que nous nous y enfoncerons
nous-mêmes. Mais, tandis que, de ce côté, il s'avancera comme un
messager de la civilisation, il convi'^ndrait de le mettre, de l'autre,
en communication avec le foyer de cette civilisation. Le cable sous-
marin de Lisbonne au Brésil a une station aux lies du Gap-Yert, en
face du Sénégal; il en coûterait 1,300,000 fr. environ pour le relie,
à Dakar par un autre câble. Les communications entre la métropole
et la colonie, qui demandent aujourd'hui, aller et retour de vingt
à vingt-cinq jours, s'opéreraient en quelques heures. Avec l'impor-
tance exceptionnelle que le Sénégal va prendre, ce complément est
indispensable à l'œuvre que nous y entreprenons.
682 aEvoE DBS DBOX wxmxB.
Les TouGouleurs surreillent avec an soin jaloux nos agissema»
au Sénégal. Nous n'y bisons rien qu'Ahmadou n'en soit aussitôt
averti. M. Soleillet, qui était auprès de lai au moment où il apprit
l'occupation de Bafoolabé^ en avait rapporté la nouvelle qu'il n'a-
vait ressenti aucune i&clieiise impression de cette mesure. Cepen-
dant nous ne pouYions nous flatter d'atteindre le Niger sans un
arrangement préalable &vec lui. Les territoires à traverser ne recon-
naissent plus son autorité depuis longtemps, mais il n'a jamais
cessé de les considérer comme siens. De. reste, notre ligne de
postes séparera Daingairay de Segov, et il était sage de s'assurer
l'assentiment de ce prince avant de couper ainsi son empire eo
deux. II entrait dans les vues de M. Brière de l'isle de lui envoyer
une mission après la saison pluvieuse de i880; mais l'accueil qne
le» chefs réunis à Oaaliha firent à M. Gallieni le détermina à li
mettre immédiatement en route et à l'employer à deux fins, à pro-
fiter d'abord des bonnes dispositions de ces chefs pour noos les
attacher par des traités qu'elle contracterait sur sa route et à négo-
cier ensuite avec Ahmadou une fois qu'elle serait à Segou.
Le gouverneur ne crut pouvoir trouver un officier plus digne de
cette nouvelle mission que M. Gallieni, et il lui attacha de nonveaa
M. Yalliëres; il lui adjoignit en outre M. Bayol, médecin de la
marine de première classe , (c homme de beaucoup d'extérienr et
dejjfond et d'un excellent espritf » et M. Tautain, aide-médedn de
la marine. Les instructions portaient entre autres points : recueillir
tous les renseignemens possibles sur le pays entre Bafoulabé et
Bamako, point désigné pour aboutir sur le Niger; passer des traités
pour la construction de postes à Fangalla et à Kita ; examiner si le
Bakhoy n"* 2 existe comme l'indique ta carte de Mage; reconnaître
si une rivière coule de l'est des montagnes de Kita jusqu'au Nigert
en passant à AO ou 50 kilomètres au nord-est de Mourgoula et voir
si la vallée en conviaidrait au chemin de fer; revenir de Segou à
Médine par la route la plus directe; affirmer partout nos inteatiiMBS
pacifiques et le caractère purement commercial de notre entreprise.
M. Bayol devait rester à Bamako comme résident français, battant
pavillon sur le Niger; le chef de la mission devait lui acheter une
maison et lui faire construire un yacht.
La mission quitta Saint-Loois le 30 janvier et vint organiser sa
caravane à BakeL Elle emmenait vingt et un tirailleurs, sept spabis,
dott2e muletiers, une soixantaine d'âniers, des interprèles, des
guides, parmi lesquels les fils des chefs de Kiu et de Bamako,
vingt chevaux, douxe mulets et trob cents ânes. Elle était pourvue
de préeens considérables pour Ahmadou, notamment de deux beanx
chevaux blancs, couleur aussi rare as Soudan chex les inrnwmx
que chez les hommes. Le 80 nors, elle était à Bafoulabé. Aa-ddà
LA FBAIIGI AU SOUDAN. 98S
commençait l'exploration. Oo longea la rive gauche du Bakhoy jus-
qu'à quelque distance au-dessus de Fangalla, on le passa au gué de
Sidibé et on longea la rive droite jiisqpi'à Kita. M. Piétri fit un
crochet pour explorer l'affluent signalé par Mage sous le nom de
Bakhoy n"" 2. La vallée en est magnifique, mais c'est un grand ruis-
seau où il y a plus de pierres que d'eau, dit le voyageur. 11 s'ap-
pelle Baoulé ou Babilé, il vient du Kaarta et reçoit & gauche une
autre rivière du nom de Badingo. Le pays est très varié d'aspect,
généralement montagneux et coupé de nombreux marigots, dont
quelques-uns exigeront des travaux d'art pour être fraochis. II est
fertile, mais très peu peuplé. La cause de cette solitude est toujours
la môme : les guerres. Il est bon de remarquer ici que le lecteur
aurait tort de juger des autres parties du Soudan par celle-ci. Le
long du Haut-Niger, et bien que les guerres y aient également sévi,
existent des populations beaucoup plus denses; ce sont elles qu'il
s'agit d'atteindre par le chemin de fer. Le petit district de Kita, qui
a été moins maltraité que les autres, contient seize villages et sept
ou huit mille habitans. Partout les chefs se montrèrent pj'èts à
ratifier les promesses qu'ils avaient précédemment faites, et tous
signèrent des traités par lesquels ils se plaçaient sous le protecto-
rat de la France. Pour donner une idée de ces traités, nous repro-
duisons celui de Kita. Gooune les autres, il est rédigé à la fois en
français et en arabe :
Au nom de la République française,
Entre G. Baière de l*Isle, colonel d'infanterie de marine, comman-
deur de la Légion d'honneur, gouverneur du Sénégal et dépendances,
représenté par le capitaine GalHeni, chef de la mission du Haut-Niger
d'une part,
Et Makhadougou , chef du pays de Kita, Tokhouta, chef de Maka'n-
dianbougou (1), assisté des fils de Tokhouta et des principaux chefs et
notables d^autre part,
A été conclu le traité suivant :
Article premier. — Les chefs notables et habitans du pays de Kita
déclarent qu'ils vivent indépendans de toute puissance étrangère et
qu'ils U8en\ de cette indépendance pour placer de leur plein gré eux,
leur pays et les populations qu'ils administrent sous le protectorat
exclusif de la Frauce.
Art. 2. — Le gouvernement français s'engage à ne jamais s'immis-
cer dans les affaires intérieures da pays, à laisser chaque chef gouver-
ner eC administrer son peuple suivant leurs us et coutumes ou religron,
à ne rien changer dans la coastitstion du pays qu'il prend sous sa
(1) Le principal vUUge da Kita.
68& REVUE DES DEUX MONDES.
protection ; il Be réserve le seul droit de faire sur le territoire da pays
de Kita les établissemeos qu'il jugera nécessaires aux intérêts des par-
ties contractantes, sauf à indemniser, s'il y a lieu, les particuliers dont
les terrains seraient choisis pour servir d'emplacement à ces établisse^
mens.
Art. 3. — Les babitans de la région, reconnaissans envers le gouver-
nement français, qui les prend sous sa protection, s'engagent à meUre
à la disposition du gouverneur tous les moyens en leur pouvoir pour
Taider à élever les constructions et établissemens prévus par l'article 2
ci-dessus. Tout travail exécuté par un habitant du pays pour le gouver-
nement français sera rétribué suivant le taux en usage.
Art. k* — Le commerce se fera librement et sur le pied de la plus
parfaite égalité entre les nationaux français ou autres, placés sous la
protection de la France, et les indigènes. Les chefs s'engagent à ue
.gêner en rien les transactions entre vendeurs et acheteurs, et à o*user
de leur autorité que pour protéger le commerce, favoriser l'arrivage
des produits et développer les cultures.
Art. 5. — En cas de contestation entre un individu de nationalité
française et un chef du pays ou Tun de ses sujets, l'affaire sera jugée
par le représentant du gouverneur, sauf appel devant le chef de la
colonie. En aucune circonstance et sous quel prétexte que ce soit, les
opérations commerciales d'un traitant ne pourront être suspendues par
ordre des chefs indigènes.
Art. 6. — Ceux-ci, comme leurs successeurs, s'engagent à préserver
de tout pillage les étrangers qui viendront faire le commerce chez eux,
à quelque nationalité qu'ils appartiennent.
Art. 7. — Les chefs de la contrée n'exigeront aucun droit, aucuoe
coutume ou cadeau de la part des commerçans pour autoriser le oom*
merce.
Art. 8. — Chaque année, les chefs qui voudront se rendre à Saint-
Louis ou y envoyer un de leurs parens avec leurs pouvoirs pour traiter
directement les affaires avec le gouverneur y seront conduits gratuite-
ment par les soins des Français et ramenés de même & leur point de
départ.
Fait et signé en triple expédition au village de Maka'ndianbougoo,
le 25 avril 1880, en présence de MM. Bayol, médecin de première classe
de la marine; Valiiëre, lieutenant d'infanterie de la marine; Tautain,
médecin auxiliaire de la marine; Alpha Séga, interprète.
Quelques chefs ont signé en arabe, les autres ont apposé leur
marque. Tokhouta a ajouté ce vœu à sa signature : « Au nom de
Dieu, venez, ô gouverneur; mon pays à moi, Tokhouta, est à vous. »
Au traité de Kita, par une nouvelle convention passée le surlende-
main, a été ajouté Tacte additionnel suivant :
LA FRANCE AU SOUDAN. 685
Les chefs notables et habitans du pays de Kita, voulant montrer leur
vif désir de conserver et cimenter leur alliance avec les Français,
alliance consacrée par le traité du 25 avril 1880, signé à Maka'odian-
bougon par eux et par le représentant du gouverneur, cèdent à la
France en toute propriété remplacement choisi pour y construire les
établissemens jugés nécessaires pour que la France puisse remplir les
engagement qu'elle a contractés vis-à-vis du pays de Kita par le traité
du 25 avril 1880.
Ils consentent à ce que les Français viennent, dès la plus prochaine
saison sèche ou quand ils le voudront, construire sur cet emplacement
un poste capable de maintenir pour toujours la paix dans tout le pays
et sous la protection duquel se fera le commerce.
Ils s'engagent à fournir les travailleurs nécessaires pour la construc-
tion de ce poste et pour la route qui devra Tunir aux autres établisse-
mens français les plus voisins. Ces travailleurs seront nourris par les
Français et recevront pour chaque journée de travail une valeur de deux
coudées de guinées en nature (1).
Déjà, dans la relation de son voyage à Segou, M. Mage disait de
Haka'ndianbougou : « C'est un point important par sa situation
même et par l'avenir qui l'attendrait, si jamais la civilisation
envahit ce coin du globe; sa position sur un plateau élevé, sain,
riche en terres végétales, en bois de construction, adossé à
une montagne qui forme une défense naturelle ; la facilité des
cultures dans les plaines du nord, le riz de bambou qu'on récolte
en grande quantité, le beurre de karité (beurre végétal), les bois
de ca!lcedras, sont des richesses naturelles qui ne feraient que
croître par suite du double passage des caravanes de sel et de
bestiaux qui se rendent de Nioro à Bouré et dont Kita est le
lieu de passage obligé ; étant le point de départ de toutes les
routes du Sénégal au Niger, il acquerrait une importance considé-
rable comme place de commerce. » C'est surtout par sa salubrité
que Kita pourrait rendre un jour de grands services. « Certes, dit
de son côté, M. Brière de l'Isle, ce n'est pas pour rechercher un
sanitarium qu'on a songé à marcher de Médine sur le Niger ; mais
si, un jour, on pouvait envoyer en moins de quarante-huit heures des
convalescens changer d'air à Kita, à une altitude de 5 à 600, peut-
être de 800 mètres, et loin de la mer, ce qui a son importance pour
la fièvre jaune, combien notre possession du Sénégal demanderait-
elle de sacrifices d'hommes en moins à la France et quelle recon-
naissance les familles ne devraient -elles pas aux promoteurs de
l'œuvre ! » On voit de quelle importance sont les avantages que
(1) Dcui coudées de guinées en France valent à peu près 02 centimes.
686 ftETinS DE6 DSOX MONDES.
DUOS nous sommes issnrés par le traité du 25 airril 1880. Kita
étant à mi-cbemin à peu près entre BafouliJ:)é et le Niger» Fii-
tention du gouyemement est d*en faire comme le nœad de tott
notre système de défense dans cette région. On y établira une sorte
de camp retranché avec des af^rovisionnemens considérables et ime
garnison assez forte pour pouvoir former des colonnes qui rayon-
neront sur les pays environnans.
Jusqu'au Bélédougou, notre expédition continua d'être bien reçue
quoiqu'ayec un peu plus de froideur. M. Valliëres se détacha au
sud pour aller visiter Mouiigoula, une des places d'Ahmadoo, et
M. Piétri s'en alla parle nord, reconnattre si la vallée tributaire da
Niger, que signalaient les instructions du gouverneur, existe réelle-
ment. M. Gallieni continua sa route droit sur Bamako. U resswt
des renseignemens rapportés par M. Bayol, que ce n'est point par
là qu'il faudra tenter de faire franchir au chemin de fer la ligne de
faite qui partage les eaux entre le Sénégal et le Niger. Le passive
du Badingo et du Baoulé est difficile ; le pays, très montagneux,
présente une succession de vallées à pentes énormes et rocheuses.
Les marigots sont nombreux, à rives escarpées, et souvent fort
larges.
Le Bélédougou, qui a toujours résisté plus ou moins victorieo-
sement aux attaques du Segou, doit à ce bonheur d'avoir gardé
d'assex nombreux vills^es et de compter de 12 k 16,000 habitaQS.Il
est habité par des Bambarras avec lesquels M. Gallieni n'avait pu
se mettre en relation. Ils firent sans doute ce raisonnement, que des
hommes qui portai^it des préaeos à leur ennemi Ahmadou étaient
des ennemis. Leur armée tout entière, au nombre de pris de
2^700 hommes, vint leur tendre une embuscade près du village de
Dio, à &5 kilomètres environ de Bamako, et l'attaqua le 13 mai. La
mission eut seize blessés, trente-huit hommes tués ou di^ams et
perdit tous ses bagages et tous ses ftnes« U lui fidlut marcher peadant
vingt-sept heures sans manger avant d'atteindre Bami^. Cette
affaire est un véritable malheur, en ce sens qu'elle nous obligeia
à sortir pour un temps de l'attitude résolument pacifique que nous
entendions garder, et cela pour combattre les mêmes gens que ks
Touoouleurs, que nous avons si peu d'intérêt à favorisa. Il imp(»te
en effet à notre prestige de tirer une vengeance éclatante et
prompte de l'attaque de Dio, car les nègres n'ont de respect que
pour la fort^e.
Les habitans de Bamako étant de complicité avec lee Banduoras,
M. Bayol ne pouvait songer à résider parmi eux. U fut convenu
qu'il rentrerait en France. Il passa dans le Manding, admirable
contrée, J)elle comme un parc anglais, où l'or, si abondant dans le
pays voisin du Bouré, commence à sa montrer^ et revint par Mour-
LA.FBANCB AU SOUDAN. 687
gouh à Bafoalabé. Les autres membres de l'eipédîtion, réunis de
Doweau à Bamako, franchirent le Niger et en redescendirent la rite
droite vers Segou. On n'a plus ea de leurs nouydles directes, mais
d'après les rapports de quelques marchands noirs, Àhmadou les
aurait fort bien reçus et les aurait installés à proximité de sa capi-
tale.
Tel est le résumé de ce qui s'est fait pendant la première cam-
pagne de l'entreprise du chemin de fer du Sénégal au Niger. Celle
de 1880-1881, qui vient de commencer, promet d'âtre plus fruc*
tueuse encore. Le 5 février dernier, l'amiral Jauréguiberry déposait
à la chambre un projet de loi tendant à la construction immédiate
de la ligne. Outre la section de Dakar à Saint-Louis^ des compagnies
particulières devaient construire celle de M'pal à Hédine. L'état
se chargeait de la section de Médine au Niger. La dépense qui lui
incombait était évaluée à 64^188,800 francs. Le ministre de la
marine proposait de répartir cette sonome entre six exercices et
demandait l'ouverture d'un premier crédit de 9 millions au budget
des dépenses extraordinaires pour 1880. La commission du budget,
mal pr^Murée à un projet aussi grandiose, Pajouma, tout en mani-
festant ses sympathies. Elle vota seulement 1,800,000 francs pour
la continuation des études. Voici l'emploi qui a été assigné à cette
somme t 2A,000 fr. pour l'achèvement de la ligne télégraphique ;
300,000 fr. pour la création de nouveaux postes; 850,000 fr. pour
l'organisation et la solde de quatre nouvelles compagnies de tirail-
leurs indigènes; 109,000 francs pour les approvisionnemens ;
100,000 francs pour le personnel des brigades U^ographiques ;
300,000 francs pour liquidation du compte de 1879 et 117,000 fr.
pour frais divers.
Aujourd'hui, les quatre compagnies nouvelles de tirailleurs sont
organisées, on a fonné en outre une compagnie auxiliaire d'ou-
vriers d'artillerie blancs, qui fournira des surveillans pour les chan-
tiers et des ouvriers pour les métiers inconnus des indigènes. Le
colonel Borgnis- Desbordes, appelé au commandement des troupes
et à la direction des travaux dans le Haut-Séaégal, châtiera, s'ils nous
refusent satisfaction, les Bambarras du Bëlédou, et assurera ainsi
parmi les populations du Soudan le respect du nom français. Une
brigade topograpbique, commandée par le conunandant Derrieu et
composée de huit officiers, s'est embarquée à Bordeaux, le 5 octobre,
et est aujourd'hui dans le haut fleuve. Elle étudiera le pays entre
Bafoulabé et le Niger, en fera la carte et reconnaîtra particulière-
ment les trois vallées du Bakhoy, du Baoulé et du Badingo, pour
déterminer quelle est la plus praticable pour un chemin de fer. Le
personnel et le matériel nécessaûres pour la construction de trois
nouveaux postes fortifiés sont en route. Ces postes seront établis à
688 RETUE DES DECI MONDES»
Fangalla, à Goniakorry et à Kita, ce qui transportera notre frontière
à 250 kilomètres à peine da Niger. Jamais encore on n'aura vu autant
de blancs dans le Soudan, mais Texpérience de Tannée dernière est
rassurante, elle a permis de constater que le climat est beaucoup
moins malsain dans l'intérieur qu'on ne le supposait.
Enfin l'amiral Cloué, reprenant les projets de l'amiral Jaurégul-
berry, son prédécesseur, avec une ardeur qui peut rassurer les
partisans du chemin de fer du Sénégal au Niger, a déposé dans la
séance de la ^hambie du 13 novembre dernier une demande de
crédit de 8,552,751 francs pour entreprendre dès la saison 1881-1882
la section de la voie ferrée comprise entre Médine et Bafoolabé.
L'exposé des motifs fait ressortir avec beaucoup de vigueur les rai-
sons qui doivent déterminer )e parlement. En votant 1,800,000 &.
pour les études et pour les premiers travaux, il s'est moralement
engagé à voter ensuite les fonds nécessaires à la construction du
chemin de fer. Les nouveaux postes doivent être reliés au plus vite
à la colonie du Sénégal, car il serait actuellement impossible d'en
secourir les garnisons en cas d'attaque pendant l'hivernage. Ou nous
devons occuper Bafoulabé définitivement, et alors il faut construire
le chemin de fer; ou notre influence au Sénégal ne doit pas dépasser
Médine, et alors nous devons reculer au plus vite dans nos anciennes
limites, si nous ne voulons pas que les noirs, las d'attendre la pro-
tection effective qi;e la France leur a promise par des traités, en
concluent que nous sommes impuissans à tenir nos engagemens et
ne se tournent contre nous. Dès maintenant, cette retraite sur
Médine serait un grand coup porté à notre prestige; plus tard elle
amènerait infailliblement un désastre. Il faudra donc prendre une
décision définitive cette année. Le rapport de la commission du
budget pour 1881, qui a été déposé le 15 novembre^demier, en fai-
sant prévoir que dans la nouvelle émission de 3 pour 100 amortis-
sable qui va être faite, 9 millions seront réservés pour le Sénégal,
permet d'annoncer dès maintenant ce qu'elle sera. 11 s'agit d'affennir
nos possessions d'Afrique, de décupler notre domaine colonial, de
donner à la France, condamnée en Europe à une réserve systéma-
tique, un champ presque illimité pour ses forces d'expansion, d'as-
surer à notre influence l'espace auquel le rôle historique de notre
race lui donne droit dans le partage du globe entre les diverses
races européennes ; cette décision ne Saurait être un moment dou-
teuse. Ajoutons que les Anglais, eux aussi, s'occupent de pénétrer
au Soudan parle cap Juby, par la Qambie et par Sierra-Leone. Nous
avons pris l'avance, sachons la garder.
Paul Bodbde.
LES SOUVENIRS
DUN
RÉVOLUTIONNAIRE
Il y a deux espèces d'hommes, ceux qui oe changent pas et ceux
qui changent. Ces derniers sont de beaucoup les plus nombreux et les
plus sages. Nous ne parlons pas de ceux qui ont du décousu dans la
pensée ou dans la conduite, et dont les variations s'expliquent par la
versatilité de leur humeur, par Tinconstance de leurs goûts. Nous n'en«
teDdoQS louer que les variations raisonnables et raisonnées, auxquelles
se résignent de bonne grâce les esprits réfléchis, qui acceptent les
leçons de la vie et se laissent mûrir par le temps. H faut se défier des
hommes qui ne se sont jamais trompés, jamais ravisés. Le changement,
disait un grand orateur, est a la loi du pays que nous habitons. » Sa
férule à la main, l'expérience, cette souveraine et rigoureuse mai-
tresse, nous prêche impérieusement le repentir. Mais il y a des cer-
veaux durs, des cerveaux de granit, réfractaires à tous les avertisse-
meos de la destinée; il y a des volontés superbes, qui font gloire de
ue jamais fléchir ; il y a des orgueils intraitables, qui n'acceptent de
leçons de personne, pas même des événemens. Il y a aussi des imagi-
nations incurablement romanesques, éternellement éprises de leurs
songes, dont rien ne peut les dégoûter. Elles se sont promis de faire à
leur façon le bonheur de Thumanité, et en vain l'humanité repousse le
bonheur qu'elles lui offrent, en vain leur roman est condamné par
l'histoire et par le monde, leur sublime entêtement résiste aux plus
TOMi XLU. — 1880. 44
690 BEYUE DES DEUX MONDES.
énergiques remontrances, aux plus fâcheux accidens, aux plos cmelles
déconvenues. L'homme qui, en matière de politique, a des principes
absolus dont il ne démord point, l'homme qui ne prend pas conseil
des circonstances et qui refuse de compter avec les faits, est destiné à
voir avorter tristement ses desseins et à finir ses jours en solitaire. Il
est vrai qae son orgueil s'en trouve bien , car la solitude a sa gran-
deur, et c'est faire figure que d'appartenir à la confrérie des immuables.
Quelqu'un prétendait qu'il n'y a que Dieu et les sots qui ne changent
pas, il faut y ajouter les intransigeans et les révolutionnaires.
Personne ne mérite mieux de figurer dans la confrérie des immuables
que le Magyar Louis Kossuth ; ses mémoires ou plutôt ses fragoiens de
mémoires, dont il vient de publier le premier volume, en font foi (i).
C'est un homme fort remarquable que Louis Kossuth. Il a prouvé dans
de tragiques circonstances qu'au don d'enflammer les muUitudes par
son éloquente parole il joignait la volonté, la résolu tion, l'audace, Je
génie de l'organisation, qui met de l'ordre dans le désordre, l'art d'in-
spirer la confiance aux hommes et môme aux capitaux, lesquels sont
plus circonspects que les hommes, enfin toutes les qualités qui font les
grands tribuns et les habiles entrepreneurs politiques. Son nomdemeo-
rera à jamais attaché à une grande aventure, à cette mémorable iQSur^e^
tien de la Hongrie, où tant de sang fut répandu, où tant d^héroîsme fat
dépensé, et que l'Autriche se sentit impuissante à réduire. Pour en
venir à bout, elle dut réclamer Fassistance de Tempereur Nicolas, qai
s'empressa de lui prêter son épée.
La fortune avait prononcé, la capitulation de Vilagos fut signée, et
le gouverneur révolutionnaire de ka Hongrie dut s'enfuir. Avant de
franchir la frontière de son pays qu'il quittait poor toujours, il se pn^
sterna en pleurant, il baisa ce sol qui se dérobait sous ses pas, il
ramassa dans le creux de sa main un peu de cette poussière, pour
qu'elle l'accompagnât dans son exil. Un officier turc le salua respecr
tueusement, en prononçant le nom d'Allah, et le conduisit à un gnbat
qu'on lui avait préparé. — « Je me tenais là, nous dit-il, [rfongé dans
une sombre tristesse, au bord de ce Danube devenu étranger pour moi,
et aux ondes duquel se mêlait, venant d'amont, un brouillard qni tom-
bait en pluie, un brouillard fait des larmes du peuple hongrois. Le
Danube coulait, se frayant son chemin à travers les barricades rocheoses
des Portes de fer, murmurant, rugissant comme s'il eût lancé da
imprécations contre une destinée imméritée. J'écoutais ce rugissement,
qui se confondait avec la tempôte de mon âme. Mes joues s'inondèrent
de larmes à mon insu. Dans cette douleur, il y avait tout ce qui torture
le cœur du patriote, tout, une seule chose exceptée, la désespàaoce. >
(1) Souvenirs et Écrits de mon exil, période de la ^erre d'Italie, par Knaath,
Paria, ISSO; Pion.
LES SOUVENIRS d'oN BÂVOLUTIONNAIBE. 691
n ètaft navré, torturé, il pleurait des larmes de sang, mais il croyait
encore à la Hongrie ou, pour mieux dire, à son idée, et aujourd'hui même,
presque octogénaire, il y croit toujours. Du fond de l'exil, il a guetté
sans relâche les occasions, et quand les occasions se sont offertes, il a
étendu, pour les saisir, une main avide et frémissante, mais elles se
sont dérobées à son impatience. Il a été jusqu'h la fin l'éternel recom-
menceur. Cependant les événemens marchaient et condamnaient ses
rêves. En 1867, le peuple hongrois, plus sage, plus avisé que son ex-dic-
tateur, abjurant ses illusions et ses rancunes, a conclu avec l'Autriche
un mariage de raison; il a renoncé à l'indépendance, la liberté lui suf-
fisant, et, tout bien pesé, !1 ne peut que s'applaudir du pacte qu'il a
signé. C'est là surtout ce qui désole et exaspère le grand apôtre. Dans la
préface de ses mémoires, il remontre à ses compatriotes leur coupable
erreur, il leur explique qu'ils ont tort de se croire heureux, que tout ou
rien est la devise du sage : — « Il fallait, leur dit-il, avoir le courage de
prolonger encore les souffrances, afin de réserver entièrement Ta venir. »
— Il maudit l'Autriche, il l'accable de ses anathëmes; peut-être nour-
rit-il dans son cœur des ressentimens plus amers encore à l'égard
des patriotes hongrois qui se sont prêtés à un compromis. Les intransi-
geans ont moins de peine à pardonner à leurs adversaires qu'à ceux de
leurs amis qui transigent. Surtout ils n'admettent pas que quiconque
a biffé ou raturé un article de leur programme, ait le front de se décla-
rer content de la vie. Leur consolation est d'aboyer après ce faux bon-
heur qui ne craint pas de s'étaler au soleil ; quand ils ont l'âme géné-
reuse, il leur suffit de le plaindre et de lui préférer Texil. Cest ce que
fait Kossuth. N'avions-nous pas raison de dire que l'homme qui refuse
de changer dans un monde où tout change finit trop souvent par être
seul?
Quand on range Kossuth parmi les intransigeans, il font s'entendre.
En 18ft9, la Hongrie avait proclamé par sa bouche la déchéance de la
maison d'Autriche. II n'a jamais consenti à révoquer cette sentence, il
s^est refusé sur ce point à toute transaction. Il a toujours dénoncé les
sucœsseors des Habsbourg comme les pires ennemis de son pays, de
la liberté de tous les peuples ; il a toujours affirmé qoMI y allait du salut
de l'humanité que ces tyrans disparussent de la surface de la terre.
C'était son Delenda Carthago. Mais, quant au reste, il se pliait à des
accommodemens ; si républicain qu'il fût, il se résignait à ajourner la
i^publique, pourvu que la Hongrie fût indépendante.
Pendant bien des années, Kossuth, Ledru-Rollin et Mazxiai furent les
triumvirs de la révdution vaincue et proscrite. Le plus dogmatique des
trois était l'Italien. Il jugeait que, hors du dogHie, il n'y a pas de
salut. Il ne cessait de répéter : « Point de pacte avec la maison de
Savoie ! Mon Dieu est le seul vrai, le poignard et les bombes fulminantes
692 BETUB DES DEUX MONDES.
sont ses prophètes. » Kossu th était beaucoup plas coalant sur raâde
du dogme, et il o'a jamais cru que le bonheur du genre hiii»i?àt
sortir d'une bombe. Esprit plus politique, il était prêt à s'enteadreiw
les rois et les empereurs» à en faire les complices ou les instnimeaée
ses desseins. Ce hardi navigateur passait des marchés avec toos ks
vents qui pouvaient gonfler sa voile; tous lui étaient bons, pourvu go'k
leur aide il pût entrer au port. Le 5 mai 1859, comme, en soruat des
Tuileries, il se promenait le long du quai avec le prince NapoiécA. fs:
venait de le présentera Tempereur : — « A propos, monsieur k ri^-
blicain, lui dit le prince, que penseront de cela vos amis LednhfioUis
et Masziui? — La chose leur plaira peu, répondit-il; mais je 9sév
triste patriote si, obéissant à mes doctrines politiques, je refusais fjr*
cepter la main, quelle qu'elle soit, qui offre d'assister mon pays daesïa
lutte pour l'existence. L'Amérique républicaine n'a-t-elle pas dû la oa^
quête de son indépendance à la France absolutiste?... raisoufesti
à Ledru-Rollin et à Mazzini, continua-t-il, que, pour atteindre vm^l
je contracterais alliance avec des empereurs, avec des rois, avecdes^ar
tans, avec des despotes, même avec le diable en personne. Seoleoe:!/
je prendrais garde qu'il ne m'emportât pasi »
Kossuth parait avoir écrit ses mémoires pour démontrer aui Hoii^
que leur bonheur, tel qu'il l'entend, a été sa seule pensée etflOOODiqsc
souci, qu'ouvertement ou dans l'ombre il a sans cesse travaillé p(wr^i;
qu'il n'a pas tenu à lui que les grands événemens qui ont \xA^^^^
l'Europe n'eussent pour effet de les affranchir à jamais d'un jougo^<^^
A cette fin, il a traité successivement avec l'empereur Napoléon, a^^^
comte de Cavour, avec M. de Bismarck. Ces diverses campagoes^^
matiques lui promettaient le plus heureux succès, qu'il croyait #
tenir dans sa main; elles ont trompé ses espérances, elles onitû0
les trois avorté contre toute prévision. Il s'en prend aux étoiles, c^'
à-dire à la mort prématurée d'un grand ministre et au dénoûmeat^^'
de deux grandes guerres qui ont tourné court avant d'avoir fvA^
tous leurs résultats. Le volume qu'il vient de publier est ooqs^ ^
l'histoire de son premier pacte avec le diable, aux négociations qo'^
engagea avec l'empereur avant et pendant la guerre d'Italie. Ge^teiiiS'
toire est curieuse et n^érite d'être lue avec attention, mais aussi ^^^
un peu de défiance, car s'il est permis d'admirer les révolutioflo^'
il faut toujours s'en défier.
Des trois diables avec lesquels Kossuth a négocié tour à toar, \'^^'
pereur Napoléon, quoiqu'il ne le dise pas, était celui avec quionsfeo-
tendait le plus facilement et dont lui-même a dû garder le plasaioiii)'^
souvenir. Les deux autres étaient de profonds combinateurs, incapal)!^
d'agir par sentiment et subordonnant toujours l'intérêt d'autroi au
savant calcul de leurs propres intérêts, ce qui est le premier devoir (l'^
m, us SOUTENIRS D*DN BÉYOLUTIONNAIRE. 69S
Hip;: homme d'état. L'empereur était un diable sympathique et sympathi-
luf.. sant, don fatal, car un souverain qui fait de la politique de sympathie
cur devient tôt ou tard la proie ou la dupe des exploiteurs. Quand il vint
/:.:: an-devant de Kossuth jusqu'à la porte de son cabinet de travail, en lui
ie; -disant : « Enchanté de faire votre connaissance! » — c'était plus qu'une
:v. phrase de politesse banale: longtemps proscrit, il avait du goût pour
ç -les proscrits. Quelqu'un qui le connaissait bien avait dit de lui : « Graitez
(|p le souverain, et vous trouverez le réfugié politique. »
r , Ayant promené de pays en pays les mélancolies et les rêves de son
!j . exil, ce réfugié était devenu cosmopolite, et quand il fut le maître, il
,;.. JQgea qu'il y allait de son impériale grandeur de régler les affaires de
., TEurope, de redresser tous les griefs et tous les torts, d'intervenir en
;. faveur des souffrans, de s'ériger en patron des opprimés, d'accrotire
„.^^ sans cesse à son dam sa nombreuse et embarrassante clientèle. Il pre-
,1^.. nait les devans, il demandait à Cavour : « Que peut-on faire pour Tlta-
[?, . lie? » Plus tard sa bienveillance pour la Pologne lui a coûté fort cher,
^^ sans que les Polonais en aient tiré aucun profit. C'est lui qui a déclaré
.'^ qu'il est glorieux a de faire la guerre pour une idée. » Dans un de ses
^ discours du trône, il exprimait son vif regret que la reconstitution des
.. Provinces Danubiennes ne répondit pas aux légitimes désirs des Moldo-
y ^ Yalaques ; il ajoutait : « Si Ton me demandait quel intérêt la France
■^^ peut avoir dans ces contrées lointaines qu'arrose le Danube, je répon-
^" drais que l'intérêt de la France est partout où il y a une cause juste et
civilisatrice à faire prévaloir. » C'était parler à peu près comme cette
' ; Russe qui affirmait que « la civilisation est la vraie patrie. » Une femme
d'esprit qui n'est pas reine a le droit de tout dire, mais un souverain
'. français est tenu de ne prendre conseil, en toute renconire, que des
intérêts de son pays et de ressentir pour eux toutes les sollicitudes
jalouses d'un égolsme exclusif et âpre. Il est aussi de son devoir de
s'inspirer sans cesse des vraies traditions nationales, et Napoléon III en
prenait volontiers le contre-pied, comme s'il eût voulu inaugurer des
traditions nouvelles. Il nous souvient qu'un homme d'état fort avisé
nous disait à ce propos : « Il semble que l'empereur se pique de renou-
veler la politique étrangère de son pays ; il oublie que, si un peuple peu t
varier dans sa politique intérieure, il ne peut jamais avoir qu'une poli-
tique étrangère. On n'innove pas plus en diplomatie qu'en amour, ec il
D'y a qu'une manière de faire les enfans; il faut s'y tenir, non-seule-
Dient parce qu'elle est bonne, mais parce que c'est la seule. »
En dehors des traditions, il n'y a place que pour les aventures, et
Qialheureusement Napoléon III avait l'humeur aventureuse. C'était
un grand essayeur, un joueur téméraire et fataliste, qui ne proportion-
nait pas les chances du gain à l'importance de i'eujeu. 11 comptait sur
son étoile pour parer aux difficultés qu'il prévoyait. Comme le remar-
69& BIYUB DBS DEUX MOSIDBS.
qnail M. Thiers, il aliaii devant lui jusqu'à ce qu'il rencontrât le mv,
et si le mur résistait, il rebrovssait chemin. La politique de sympathies
et de vaine gloire, sans autre correctif que la résistance du mur, est
un fâcheux système de conduite pour un sonveraifi; elle le condamne
à de perpétuelles alternatives d*audaces et de reculs, qui tour i tour
exposent sa sûreté ou compromettent son prestige. C'est rédoire l'an
de gouverner au jeu de Tamour et du hasard, et ce n'est pas ainsi que
l'ont entendu les Richelieu, les Gavonr, les Bismarck, dont la prodeote
hardiesse s'est toujours appliquée à justiûer et à sauver les coups les
plus osés par de profondes combinaisons. Mais quiconque est né avec
une imagination hasardeuse ne guérit jamais de cette maladie, et Napo-
léon IH a fini comme il avait commencé, par une aventure.
On conçoit sans peine que Kossoth se flattât d'employer à ses des-
seins un souverain tel que Napoléon III. Ce qai Tencourageait dans ses
espérances et lui facilita ses tentatives, ce fut l'habitude qu'avait Tein-
pereur de négocier avec qui bon lui semblait sans en avertir ses
ministres et derrière leur dos. Quand Kossuth se présenta aux TaiI^
ries cinq jours avant que l'empereur se mit en route pour aller prendre
en Italie le commandement de son armée, de fidèles rapports Pavaient
instruit depuis longtemps du véritAle état des choses. Il savait que le
comte Walewski avait travaillé sincèrement pour le maintien de la
paix, que réclamaient le corps législatif, l'administration tout entière,
comme l'opinion publique; mais il savait aussi que le maître avait sa
politique personnelle et occulte, qui, inaugarée dans Tentre^e de
Plombières, avait trouvé sa ooDsécratioD dans le mariage da prince
Napoléon et dans le traité d'alliance défensive et offensive , secrète-
ment conclu avec le roi Victor*Ëmmantiel en décembre 1858. t Cest
un fait important, nous dit-il, et que rhistorien de notre teops doit
toujours garder dans sa mémoire, que la politique de Tempereur Napo-
léon différa souvent, même du tout au tout, de œlie de ses ministres.
Souvent ceux-ci n'étaient même pas initiés à la pensée du maltra ni
chargés de la mettre en oeuvre. Ainsi les réfugiés hongrois étaiem en
communication seulement avec Tempereur, avec le prince Napoléon,
qui, en d'importantes occasions, fut utilisé comme médiateur et agent
d'exécution, et avec certains personnages sans situation oikâeNe, qui
étaient toutefois des îosirumens de confiance. Mais nous n'avions fanais
affaire aux ministres; pour ma part, je n'eus aocvn rapport avec
eux. Us n'étaient pas initiés à nos relations, du moins en 1859. Plus
tard, quand Thouveoel fut ministre des affaires étrangères, il y eut en
ceci quelque changement, non que le système fût modifié, mais sim-
plement parce que mon ami, le colonel Nieolas de Kiss, était intime-
ment lié avec Thouvenel et que leurs familles étaient appareolées.
L'empereur, qui connaissait cette grande intimité, ne la désapprouva
LES SOOTfiNtRS d'dN BÉVOLUTIORNAIRE. 695
pas. » On peut établir que, durant son long règne, Louis XIV n'a pris
aucune résolution importante sans l'avoir au préalable discutée et con-
certée avec ses ministres ; en reyanche, il est hors de doute que Napo»
léon III n'a pris pendant le sien aucune décision de conséquence qu'il
n'eût conçue et préparée à Tinsu de ses conseillers officiels. Quand on
a passé sa jeunesse à conspirer, on conspire sur le trône, et quelque-
fois on C(xi9pire contre soinnéme. On révèle à Kossuth ses pensées
secrètes, qu'on dérobe soigneusement à la connaissance du comte
Walewski. Et cependant, quelques raisons que nous puissions avoir
de nous plaindre de nos amis ou de mettre en doute leur clairvoyance,
mieux vaut nous ouvrir à eux que de nous livrer à l'étranger. Le pire
pour un c^f d^état est de s'attirer les bénédictions de ses ennemis.
La conférence de Kossutb et de Napoléon III s'ouvrit sous les auspices
les plus favorables. Le tribun sentit tout d'abord que ses propostuons
avaient chance d*ètre écoutées ; il commença par peloter en attendant
partie, la raquette rendait. Il s'était fait une juste opinion du proscrit
devenu empereur, et il s'était promis d'exploiter les générosités de son
esprit aussi bien que ses penchans, ses passions et ses faiblesses, il
procédait avec la sàreté d'un général qui possède une excellente carte
du terrain où il opère et qu'il a eu soin de faire reconnaître par ses
éclaireurs. a Je profitai de cette conversation pour plaider chaleureuse-
ment la cau9e de mon pays. Entre autres points, je fis observer à l'em-
pereur que TEnrope ne peut arriver à un état normal que lorsque les
questions qui s'imposent de par la logique de Thistoire seront résolues^
Je lui parlai de la gloire réservée à la puissance qui, prenant en main
la solution de ces questions, inaugurerait une ère nouvelle dans les
annales de TEurope... C'étaient là des phrases, ajoute-t-il crûoftent, aussi
je ne les consigne pas. a — Ehl ooi, c'étaient des phrases, mais il eoo*
naissait à fond le diable avec qui il traitait; il le savait non-seulement
cosmopolite et sympathisant, mais logicien et idéologue, et il n'ignorait
pas que les idéologues sont sujets à se payer de mots, que rien ne res-
semble plus à une grande idée qu'une grande {Arase, qu'on prend
souvent Tune pour l'autre. Toutefois il s'avança un peu trop, et quand
il en vint à parler de Tunité allemande, qu'il tenta de la recommander
aux sympathies de Fempereur, celui-ci l'interrompit en souriant et lui
dit, sa cigarette à la main : « Quant à cela, c'est autre cbœe. Passe
pour deux Âllemagnes, mais rAllemagne une, cela ne me va nulle*
ment »
En ce qui le concernait, le tribun n'était pas disposé à se payer de
mots, il goûtait peu les paroles vagues et les promesses incertaines. Le
père Nioodème disait à Jeannot : a Fais des phrases, Jeamiot ; ma dou-
leor t'en conjure, n Et leannoC apprit à faire des phrases, mais il se
défiait de celles des autres. Koesuth était résolu à ne point tirer les jnar-
690 AETUfi DES DEUX MONDES»
rODS du feu ; il voulait être Bertrand. Il avait décidé qu'il ne se laisse-
rait pas emporter par le diable, qu'il emporterait le diable sur ses
robustes épaules. Aussi réclamait-il des gages et de solides garanties.
Avant d'appeler ses compatriotes aux armes, il tenait à s'assurer qoe
leur soulèvement ne serait pas une simple diversion au profit d'auirai.
Il entendait que leur affranchissement figurât dans le programme des
souverains alliés au même titre que la délivrance de l'Italie. li exigeait
que l'empereur adressât lui-même une proclamation aux Uongrws et
que, de plus, il leur envoyât un corps expéditionnaire français de vingt
ou trente mille hommes. C'était beaucoup demander, et pourtant ses
conditions furent agréées.
De son côté, l'empereur lui fit part des inquiétudes qui le travail-
laient. Ce qui le préoccupait d'abord, c'était l'attitude ambiguë de TAd-
gleterre. Les tories, qui étaient au pouvoir, voulaient beaucoup de bien
à l'Autriche, à leur chère Autriche, to their darling Austria, et ils se
souciaient peu de l'affranchissement de l'Italie; ils estimaient que des
réformes modérées suffisaient à son bonheur. Napoléon Ili craigoait
que, si la guerre venait à se prolonger ou à s'étendre, le gouvernemeot
anglais ne se décidât à intervenir, et il souhaitait ardemment qae le
ministère de lord Derby fût remplacé à bref délai par un cabinet whig.
Kossuth lui promit de s'y employer activement, et il fut de parole.
L'école de Manchester tenait alors la balance dans la chambre des
communes; elle assurait la majorité aux whigs quand il lui plaisait de
voter avec eux. L' ex-dictateur avait des liaisons fort étroites avec les
coryphées de ce parti opposé à toute intervention de la Grande-Bretagne
sur le continent. Lorsqu'il fut de retour en Angleterre, il y ouvrit une
campagne de meetings eu faveur de la Hongrie, dont le résultat fut que
lord Palmersion, entratné par le torrent de l'opinion, se décida à con-
clure un pacte avec l'école de Manchester. Elle lui procura le pouvoir
et en retour il lui promit d'abandonner rAutriche à son sort. Il con-
sentit même à s'engager par écrit, et sa lettre ainsi que celles de ses
collègues furent déposées dans les mains de Kossuth, pour qu'il en fit
un usage discret, c'est-à-dire qu'il les montrât à l'empereur Napoléon III.
Mais l'empereur avait d'autres inquiétudes plus cuisantes; il com-
mençait à s'émouvoir de ce qui se passait sur la rive droite du Rhin.
A cette époque, les Allemands goûtaient peu la cour de Vienne; ib
avaient contre elle beaucoup de griefs et de vives rancunes. Cependant,
à peine la guerre parut-elle inévitable, d'un bout de l'AUemagna à
l'autre la haine de la France prévalut sur la haine de rAuuiche.
Princes, libéraux, démocrates, tout le monde s'accorda à déclarer que
c'était sur les rives du Pô qu'il fallait défendre la frontière du Rhin.
La presse tout entière s'ameuta, se déchaîna contre le cabinet des Toi-
leries, contre Théritier du grand césar, contre l'homme suspect et taci-
LES SOUVENIRS D*CN RÉVOLUTIONNAIRE, 697
turne, cootro Teanemi héréditaire qui s'apprêtait à déchirer les trai-
tés. A ces attaques amères, aigres» virulentes, on répondit d'abord
avec une fierté dédaigneuse, puis sur un ton plus bénin. Ces réponses
ne servirent qu'à attiser le feu, et les perplexités de l'empereur n'é-
taient que trop justifiées.
Ce qui le rassurait un peu, c'étaient les nouvelles presque satisfai-
santes qu'il recevait de Berlin. Fidèle à ses ressentimens, la Prusse, qui
se souvenait d'Olmûtz, paraissait blâmer la surexcitation fiévreuse des
petites cours et des journalistes. Quoiqu'elle eût, par mesure de précau-
tion, mobilisa son armée, on pouvait espérer qu'elle assisterait aux
événemens l'arme au bras et qu'elle laisserait T Autriche se tirer toute
seule d'aCTaire. Le jour où il conféra avec Kossuth, l'empereur avait ou
tâchait d'avoir quelque confiance dans les amicales dispositions du cabi-
net de Berlin, et l'ex-dictateur n'eut garde de le détromper. Il insinue
même dans ses mémoires que cette confiance était fondée, que Napo-
léon 111 aurait pu pousser à fond de train la guerre contre l'Autriche,
sans que la Prusse renonçât à sa neutralité. Nous nous permettons de ne
pas l'en croire. Le Jeu de la Prusse étaii fort simple, fort naturel, très
conforme à ses traditions nationales, dont elle ne s'écarte jamais. Elle
voulait se faire acheter son concours, elle le mettait à prix, et certes il
en valait la peine. Elle avait alors un ministère libéral, qui devait
compter avec les sentimens des chambres, et les députés prussiens
étaient médiocrement disposés à donner des hommes et de l'argent
pour conserver à l'Autriche ses possessions italiennes. La cour de Vienne
ne pouvait venir à bout de leur mauvais vouloir qu'en se résignant à
quelque sacrifice. C'est à quoi elle n'entendait pas, elle ne voulait
renoncer à aucun de ses avantages ni en Allemagne ni en Italie, elle
prétendait tout recevoir sans rien offrir, et les Prussiens n'ont pas l'ha-
bitude de donner sans recevoir.
Nous tenons de bonne source que, quand l'archiduc Albert se présenta
à Berlin pour y annoncer qu'un ultimatum venait d'être signifié au
Piémont et pour proposer un accord, le prince-régent le renvoya à son
ministre des affaires étrangères le baron de Schleiniz, qui lui dit en
substance : a A titre de confédérés, nous ne vous devons rien et nous
ne ferons rien; mais, si vous voulez conclure avec nous un traité conven-
tionnel, nous pourrons nous arranger. » Cétait dire en d'autres termes :
a Donnant donnant; si vous désirez que nous vous prêtions main-forte,
résignez-vous à partager avec nous la présidence de la confédération
germanique ou à nous accorder l'union étroite avec les petits états du
Nord. )) L'Autriche refusa, elle ne comprenait pas encore toute la gra-
vité du piMI qui la menaçait; mais, comme l'a dit un diplomate, « si on
comprenait toujours, il n'y aurait point d'histoire. » Après la bataille de
Magenta, elle revint à la charge, la même réponse lui fut faite. Heureu-
698 RBYUB D£S OfiOX MONDES.
sèment pour elle, M. de Bianarck n'était pas ^ncoce ministre; il tmi
accepté l'office de représenter son pays en Russie, et on assare qn'avaDt
de partir pour Saiot-Pétersbourg, il disait & rambassad^or de France à
Berlin t « Ne me prenez pas pour un de ces imbédies qui n'aiment ^
1 1 France, je voudrais une eutente avec elle. » On assure qu'il disaû
aussi au baron de Schleiniz : a La politique ^pectante est une soUise.
Commencez par offrir votre alliance à l'Autriche en lui donnant qo
quart d'heure pour accepter vos conditions, car il faut toujours garder
quelque hooDêteté dans la coquinerie. Si elle refuse, allez-vous-ea bien
vite au quartier*général français, et dites A l'empereur : c A nous
deux! n M. de Schleiniz eût été fort empêché à suivre ces ooo-
seils, son tempérament résistait; il n'était pas l'homme de la politique
impérieuse, de la politique des à-coups et des sommations. Il n*en estpas
moins vrai que TAtitriche, poussée à bout et menacée dans son existeDoe,
n'eût pas tardé à devenir plus traitable, que faisant de nécessité verto,
elle se fût prêtée à quelque accommodement, qu'on aurait fiai par
s'entendre et que, de manière ou d'autre, la Prusse fût entrée ea scèae.
Celui qui était alors prioce-régent et qui est aujourd'hui l'empereor
Guillaume a suffisamment prouvé qu41 n'était pas enclin à se croiâer
les bras quand il avait quelque chose à craindre ou quelque chose à
gagner.
Pendant ces allées et venues, Kossutii s'était rendu en Italie, où il
organisait sa légiou, et déjà l'éloquente proclamaUon qui devait iosor-
ger la Hongrie était entièrement rédigée, lorsque, peu de jours après la
bataille de Solferino, il alla trouver Tempereur dans sou quartier-général
de Valeggio. Napoléon III loi fit l'accueille pluscormal, le questionna,
Pencouragea, l'approuva, le félicita. Toutefois il prononça, dans le cours
de l'entretien, quelques mots sigoificatifs, qui n'étaieut pas des phrases
et qui ressemblaient à un avertissement. Il lui échappa de d^ qu*ii
enverrait une armée en Hongrie, «si cela n^étailpas absoluoieut impos-
sible, 9 que, si l'Autriche offrait à l'Italie une paix telle qu'd la pouvait
désirer, lexpédilion n'aurait pas lieu. U conclut en disant : c Ap^quez*
vous à préparer une armée ; je vous donnerai Targent et toutes les faci-
lités nécessaires. » On croît facilement œ qu'on désire, et Kossuth se
sentit comme précipité de ses gtorieases espérances, quand cinq jours
plus tard retentit la terrible nouvelle qu'une suspension d armes venait
d'être signée à Villafranca. L'empereur avait fini par se défier 4e la
Prusse, il craignait de se heurter contre une coalition, il s'était con-
vaincu, comme il le dit au corps législatif, que les chances à cmuir
n'étaient plus en proportion avec l'intérêt français engagé dans cette
guerre sanglante. Bref, il avait rencontré le mur et il s'arrêtait. BL Hé-
tri se présenta auprès de Kossuth, tenant à la main une lettre aiitx>-
graphe qu'il venait de recevoir et qui était ainsi conçue : « La gueire
LES SODYENIBS s'ON RÉVOLUTUMIMAlRE. 699
est finie. Dites à M. Kossuth que je regrette iafiaiment que cette fois la
délivrance de son pays doive en rester là ; mais je le prie de ne pas
perdre courage, d'avoir confiance en moi et dans l'avenir. Qu'en atten-
dant il soit convaincu de mes sentîmens amicaux, et quant à sa per-
sonne et à ses eofans, je le prie de disposer de moL » — Arriva à ces
derniers mols^ la colère de mon àme éclata en un rire amer: Oui, oui,
dis-je, voilà bien les têtes couronnées l Oa offre quelque chose à ronger
àl'bomme, et Ton pense qu'il se consolera. Monsieur lesinateur^ dites
à votre aiaître que l'empereur des Français n'est pas assez riche pour
faire l'aumône à Kossuth, et que Kossuth n'est pas assez vil pour l'ac-
cepter de lui. »
On a vingt-quatre heures pour maudire ses juges; s'il en faut davaa*-
tage, qu'où les prenne» mais après y avoir réfléchi, Kossuth aurait dû
cOQvenir que la paix de Viliafranca était l'acte le plus sage, le plus rai-
sonaable, le plus patriotique qu'eftt accompli Napoléon 111 dans tout
sonrëgoe. C'est une réflexion qa'il n'a eu garde de faire. Quand jadis
UQ char immense promenait autour du temple de Djaggemauth l'idole
moDStrueuse de Vichnou, des milliers de fanatiques se précipitaient
à Tenvi sous les roues, heureux et fiers de mourir écrasés par un dieu.
Ce ne sont pas euxrmémes, ce sont les autres que les révolutiomiaires
immolent de grand cœur à l'utopie qui leur tient lieu de Vichnou. Si
rempereur, nous assure Kossuth, avait été^ un véritable homme d'état,
il eût compris que l'unité allemande était la conséquence nécessaire
de l'unité italienne, et il eût trouvé bon que la France s'épuisât d'or et
de sang pour détruire, pour anéantir l'empire des Hababouiig, à la seule
fin de procurer la liberté à la Hongrie et d'offrir à titre de don gratuit
les provinces allemandes de l'Autriche^» à qui donc? Au roi de Prusse,
dont le jardin parait évidemment insufiSsant au tribun hongroisw —
« Ahl si l'empereur avait compris tout cela I quel rôde sublime il aurait
joué ! quelle trace il airait laissée dans l'histoire 1 quel souvenir dans
le cœur des nations qui par lui auraient recouvré leur indépendance I
Et d'ailleurs ne sait-oo pas que la France est un flambeau qui éclaire,
tout en restant dans Tobscurilér Non mUii, sed luceo. N'est-il pas cer-
tain que sa mission historique consiste à être le champion de la liberté
des autres ?» — Dans Tintërôt de l'édition française de ses ménmires,
Kossuth aurait mieux fait d'y supprimer ces imprudentes déclarations,
qui trouveront peu d'écho. La France, peut-il l'ignorer? a juré par ses
malheurs, par ses désastres, par les champs de bataille de Gravelotte et
de Sedan, qu'elle n'était pas assez riche pour payer sa gloire, qu'elle
n'en croirait plus les faiseurs de phrases, qu'elle ne ferait plus de la
politique impériale, qu'elle s'abstiendrait soigneusement de guerroyer
pour une idée ou pour la cause d'un peuple étranger, si sympathique
qu'il lui soit, que désormais elle mettrait son honneur à être sagement
700 BETUE DES DEUX MONDES.
égoïste et égolstement sage. Plût au ciel que Napoléon III, non content
de faire la paix à Villafranca, eût médité à tête reposée sur Tavertisse-
ment qu'il venait de recevoir I II avait eu Toccasion de s'instruire des
vrais sentimens de T Allemagne; il avait éprouvé Tamertume de se s
haines, la violence de ses rancunes, Tàpreté de ses convoitises. Cette
expérience aurait dû lui inspirer de durables inquiétudes et lui dicter
sa conduite. « Les grandes destinées, a dit un écrivain allemand que
cite Kossuth, projettent leur ombre devant elles, et dans le jour d'au-
jourd'hui, demain est déjà présent : In dem Heute wandelt schon d(U
Morgm, »
Si les conclusions de ses mémoires ne sont pas de nature à être
agréées des Français, seront-elles beaucoup plus goûtées de ses com-
patriotes? penseront-ils qu'ils auraient dû prolonger indéfiniment iears
souffrances dans le chimérique espoir de posséder un jour la terre pro-
mise? se laisseront-ils persuader qu'ils ont eu tort de ne pas écouter
leurs voyans et leurs prophètes, qu'en s'arrangpant avec rAutriche, en
1867, ils ont commis une erreur fatale, une faute à jamais regrettable?
C'est fort douteux; si Kossuth croit encore à la Hongrie de sesréves,la
Hongrie ne croit plus guère aux rêves de Kossuth. Lui -môme lésait bien.
— «La Hongrie, s'écrie-^t-il tristement, est devenue la Transleithaoie, et
moi, d'un exilé je suis devenu un répudié... Il se peut qu'au food des
cœurs il y ait encore une question hongroise. Je le crois môme; mais
pour le monde, il n'y en a plus. Avec mes fils et quelques fidèles amis
qui partagent ma foi, nous sommes seuls, les erran.^, les solitaires, les
abandonnés. La conviction de mon &me me dit à moi, voyageur, qiii>
arrivé au seuil de la tombe, n'ai plus d'avenir, et dont le passé est sans
joie, que, de môme que jadis j'avais raison contre les ennemis de ma
nation, aujourd'hui j'ai raison contre ma nation môme. Le juge éternel
jugera. » — £n pareille matière, le juge éternel est le bon sens, et le
bon sens nous enseigne que la transaction est la loi de la vie, que
les programmes des révolutionnaires ne sont le plus souvent qu'ao mi-
rage, que dans tout l'univers, mais plus particulièrement dans l'empire
austro-hongrois, il est bon de savoir rabattre de ses prétentions, se
départir de ses exigences, se contenter des joies discrètes et des bon-
heurs modérés, qui sont les seuls durables.
G. Valbert.
QUELQUES MOTS
SUE
L'ARCHÉOLOGIE PRÉHISTORIQUE
Lt$ Prmniert Hommes 9t les Temps préhistoriques, par M. le marquis de NadaiUae ;
3 Yol. in-8«, plaocbes, et figures dans le texte; Paris, 1880, Massoa.
Le livre de M. de Nadaillac est de ceux dont on peut dire à la lettre
qu'il vient remplir heureusement une place demeurée trop longtemps
vide et combler une véritable lacune. Ce sont là manières de parler dont
on abuse quelquefois, pour ne rien dire, sous une forme obligeante et
flatteuse. On va voir qu'elles sont ici l'expression de la vérité vraie.
Non pas certes qu'en France comme ailleurs, depuis une trentaine
d'années, on ne se soit occupé passionnément d'archéologie préhisto-
rique. Il nous est même permis de dire que les travaux français ont
contribué presque pour la plus large part à l'avancement de cette jeune
science. Mais enfin nous n'avions pas d'ouvrage où les travaux épars
fussent racontés, résumés, généralisés, mis en ordre, et les derniers
résultats de ces fouilles si curieuses dans le passé de l'humanité, pré-
sentés, sous une forme à la fois élégante et sévère, à la lecture du
grand public. Les Suédois, les Allemands, les Angl ais surtout avaient
de ces ouvrages. Rappelons le livre de sir Charles Lyell sur l' Ancienneté
de rhomme, celui de M. Ferguson sur les Monumens mégalithiques, celui
de sir John Evans sur Us Ages de la pierre, celui de sir John Lubbock sur
VHomme préhistorique et sur les Origines de la civilisatianj enfin celui
de M. E. Tylorsur la Civilisation primitive. Les sujets que traite ce
dernier, le titre même de Touvrage de M. de Nadaillac indique assez
702 UTUB DBS DBDX MONDES.
qu'il n'a fait que les effleurer, k vrai dire, la science des origines de la
civilisation est elle-même déjà comme un prolongement de rarchéolo-
gie préhistorique proprement dite. Les deux sciences confinent Tune
à l'autre, et par bien des endroits se pénètrent : elles ne sont pourtant
pas tout à fait la môme science. Mais, pour tous les autres travaux que
nous venons d*énumérer, le livre de M. de Nadaillac, écrit à Tusage do
public français, nous pourra désormais tenir lieu de toute une cûcy-
clopédie sur la matière, qu'il résume, ou plus exactement qu*il condense
et qu'il fixe, qu'il étend, qu'il complote sur certains points.
On saura gré tout d'abord à Tauteur d'avoir limité rigoureusement
son sujet et de n'avoir trop longuement parlé ni de l'origine de la pla-
nète, ni de l'origine de la tie sur la terre, ni da Torigme enfin des
espèces. Le peu qu'il voulait dire sur ces sujets, il l'a réparti, selon
l'occasion, dans le cours de l'ouvrage, et même, c'est à la fin de son
second volume qu'il en a rejeté l'essentiel, conformément aux lois
d'une bonne méthode scientifique. En effet, quelque opinion que Ton
adopte, — car ce sont encore là toutes matières d'opinion, quoi qu'en
disent les éclaireurs de Tavenir, et non pas précisément de science, —
une opinion sur l'origine des espèces ou sur Torigine de la vie, ce son%
à bien y regarder, des conclusions où Ton arrive et non pas des pré-
misses d*où l'on parte. Peut-être môme l'auteur aurait-il pu soivre jus-
qu'au bout la logique de ce plan, et, procédant par inversion de l'usage,
remonter, de proche en proche, du certain au probable et du probable
à rbypotliétique, de l'âge de pierre à Tàge quaternaire, de l'âge qtia-
ternaire à l'âge tertiaire et de Tâge tertiaire enfin à ces âges plus loin-
tains, où les évolutionnistes intransigeans ont placé les singes, -^siages
à queue, singes sans queue, pithécoldes, anthropoïdes et eatirrhimeiis, —
d'où ils se piaiseot à nous faire descendre. C'est d'Âlembert, je croîs, qui
demandait qu'on écrivit ansi l'histoire comme à rebours, en remontant
le courant de la chronologie. On se figure malaisément l'histoire écrite
et racontée de la sorte; une biographie de César, par eiempU, qui
commencerait à la mort de César. Il se pourrait que ce fftt la bonne
manière d'exposer la préhistoire. Nous demandons droit de cité poor
le barbarisme. Il est presque nécessaire et déjà quasi consacré.
Aussi bien c'est un peu ce qu*a fait dans son livre H. de Nadaîllac, sauf
qu'en racontant les recherches et discutant les travaux relatifs aux âges
de la pierre, il a suivi pour cette partie Tordre oommuoèmeot reçu. L'his-
toire des âges de la pierre remplit une bonne part du premier voloBe
et deux ou trois chapitres du second, le ne crois pas que, dans aneon
livre encore, on nous en eût tracé le tableau plus clair en même teoips
que plus complet, et, ~ rare mMie assurément, — sans jamais dépas-
ser les bornes de l'induction permise, sans jamais affirmer là o& il coo-
vient de suspendre et de retenir le jugement, sans jamais tomber dans
l'archéologie PaBUISTOIlQCE. 70S
Tesprit de syatôms ou jAuiài de parti» Car, chose curieuse et même
extraordinaire I on se compte sur le crftoe de Néandertbal, et c'est une
façon de se classer que d'avoir une opinion ou 1* autre sur l'antiquité
de la fameuse mâchoire de Moulin-Quigoon. U n'est pas aussi que vous
ne connaissiez de fort honnêtes gens, qui d'ailleurs pleins d'un superbe
mépris pour les superstitions populaires, comme ils appellent tout ce
qu'ils ne comprennent pas, se sont fait un article de foi d'honorer le
premier ancêtre de l'homme sous la forme d'un pseudo-moUusque.
Supposez un membre du conseil municipal de Paris qui ne fût pas trans-
formiste : il ne serait pas réélu I
Ce serait faire injure k l'esprit de modération et d'impartialité scien-
tifique dont témoigne le livre de IL de Nadaillac, que d'insister davan-
tage. Contentons-nous donc de dire qu'il a justifié largement la phrase
qu'il a mise en tête de sa préface : a Ceci est un livre de bonne foi. »
En pareil sujet, le mérite est plus difficile» et de beaucoup, que l'on ne
pense.
Nous ne suivrons pas l'auteor de chapitre en chapitre» n'ayant à notre
disposition ni l'espace qu'il y faudrait» ni surtout la spécialité de com-
pétence. Mais nous voulons signaler do moins» comme plus particu^^
liërement intéressans et très pleins, les chapitres où M. de Nadaillac a
discuté la question si controversée de Tàge» de l'origine, de la signi-
fication des monumens mégalithiques» et la question non moins débat-
tue de l'origine de Thomme américain.
Pour les dolmens» cromlechs, menhirs et tons autres monumens du
mèioe genre» un simple rapprochement suffit à montrer l'amplitude du
champ où se meuvent» s'entre-croisent et se contredisent les hypothèses.
Certains savans» d'une part, les ont fait remonter jusqu^à la plus fabuleuse
antiquité» c'est-à-dire jusqu'au temps où des races aborigènes aujour-
d'hui disparues auraient couvert le sol peuplé depuis par les invasions
de nos ancêtres aryens» et, d'autre part, il est acquis que quelques tri-
bus de l'Inde, — on cite les Khassias, — continuent jusque de nos jours
à planter de ces informes et cependant grandioses monumens. Une
distinction, qui, de jour en jour, semUe oonfinotiiée par des faits nou-
veaux» peut bien ici servir à guider les investigations. C'est que les
expressions trop usitées d'âge de la pierre, âge du bronze» âge du fer
désignent moins des époques déterminées dans le temps, et chronolo-
giquement successives pour l'humanité tout eniièn» que des phases de
développement dont la longueur aurait varié selon les races» les mi-
lieux et les circonstances. On sait que les Anglais ont été beaucoup plus
loin. Us ont posé comme axiome que les peuplades encore aajourd'hui
sauvages qui tombent sous notre observation seraient de si fidèles
images de nos propres ancêtres que noos pourrions conclure d'elles à
eux» et nous rei^4senter l'état sodai des Gaulois, par exemple» il y a
70& RBTUE DES DEUX MONDES.
quelque deux ou trois mille ans, sous les traits que nousoffrent enran 1880
telles populations océaniennes ou telles tribus de Tlnde que nous venons
de citer. Les Khassias élèvent de nos jours des dolmens et des menhirs :
pour savoir à quelles intentions répondit jadis sur notre propre sol l'érec-
tion de ces monumens, il suffira de savoir à quelle intention les Khas-
sias d'aujourd'hui les élèvent. Ce sont des monumens funéraires ou des
monumens votifs. Tenons donc pour autant de monumens votifs oq
funéraires les dolmens ou menhirs que nous rencontrons sur notre
propre sol. Bien plus: et de Tidentité de ces architectures primitives
on croit pouvoir induire par analogie légitime l'identité des mœurs, de
rétat social et du degré de civilisation matérielle. Ajoutez enfin que
quelques ethnographes pencheraient volontiers à croire que, sur le sot
de noire Europe, comme dans la péninsule de THindoustan, les Aryeas
jadis auraient refoulé devant eux des populations inférieures formaot,
pour ainsi dire, à la surface de la planète, une couche première de
civilisation.
Toutes ces hypothèses peuvent se soutenir, et bien d'autres encore; i!
ne s'agit que de savoir s'y prendre : tant est grand le nombre des faits
qui se contrarient en pareil sujet jusqu'à se contredire. Que si Tod
descend au détail précis et rigoureusement scientifique de chacun de
ces faits, M. de Nadaillac nous montre clairement, en ce qui regarde
les monumens mégalithiques, Téternelle difficulté de concilier les
généralisations prématurées avec les faits certains. « Nous sommes
forcés, dit-il précisément à la fin de ce chapitre, de reconnaître combien
les voiles qui couvrent le passé de notre race sont épais et combien la
science humaine est encore impuissante à résoudre les questions si mal-
tiples qui la concernent. » La conclusion paraîtra sans doute un pea
sceptique. C'est la meilleure cependant, ou plutôt, dans l'état actuel
des choses, c'est la seule que l'on puisse donner.
On ne lira pas avec moins d'intérêt les chapitres que M. de Nadaillac
a consacrés à la discussion du peuplement de l'Amérique. Cest encore
un de ces problèmes si curieux, mais si difficiles à résoudre. Entre
autres opinions qu'il paraît impossible d'admettre, mais dont la singu-
larité prouve au moins combien est grande, ici comme ailleurs,
la disette de ces faits authentiques qui brident, dans les sciences
plus sûres d'elles-mêmes et de leur méthode, la liberté des hypothèses,
citons celle qui veut attribuer aux Romains la primitive colonisation do
Mexique et du Pérou. C'est assez de la citer : il n'est guère besoin de la
discuter. Parce que l'on aura trouvé des espèces de collèges de vestales
au Pérou, ce n'est vraiment pas une raison pour conclure que le coite
de la déesse ait été jadis importé de Rome au Pérou.
L'opinion vers laquelle penche M. de Nadaillac est celle qui voit dans
le peuplement de l'Amérique l'œuvre des immigrations asiatiques. Et,
I.*ABCHÉOLOGIE PRÉHISTOHIQUE. 705
de fait, aucune autre jusqu'ici ne pourrait invoquer de plus nom*
breuses, ni de fins fortes présomptions. Je n'en mentionnerai qu'une»
pour ceux qui savent la part de Taccident aux plus grandes découvertes»
mais surtout aux découvertes maritimes. C'est que les courans des mers
du Japon jettent fréquemment, à travers le Pacifique, jusque sur la côte
américaine» les jonques japonaises : « De 1872 à 1876» 49 jonques ont
été entraînées ainsi,.. 19 ont fait côte aux îles Âléoutiennes, 10 sur les
rivages de la presqu'île d'Alaska» — ancienne Amérique russe» — 3 sur
celles des États-Unis et deux aux îles Sandwich. » La démonstration
n'est pas encore faite. En ce qui touche le fait que nous citons» on peut
se demander si les courans ne se seraient pas déplacés depuis l'époque
lointaine où l'on est obligé de remonter. Mais aussi ce n'est là qu'un
fait entre beaucoup d'autres. Nous accorderions, par exemple» une grande
importance aux traces de bouddhisme que semblent révéler les sculp-
tures des anciens monumens des grandes cités d'Amérique. Et l'on
parle encore de certaines analogies, au moins très curieuses, entre le
peu que l'on sait des civilisations mexicaine ou péruvienne d'une part»
et de l'autre le formalisme bien connu des civilisations asiatiques. II
est dODC permis de conjecturer que» si la démonstration doit se faire,
c'est dans ce sens qu'elle a présentement le plus de chances de se
faire.
II nous reste à dire deux mots des conclusions de M., de Nadaillac
sur l'homme tertiaire et sur les origines de la vie. Elles sont aussi
nettes que brèves : pour ce qui regarde l'existence de l'homme ter-
tiaire» ou, comme on dit aujourd'hui» du « précurseur de Thomme, »
M. de Nadaillac estime « que la preuve reste encore entièrement à
faire. » Nous n'avons point à prendre parti, mais il nous semble que
quiconque lira le chapitre où M. de Nadaillac discute la question se
rangera sans peine à son avis. Nous l'avons dit et nous le répétons, il
a du moins cet avantage sur les défenseurs de la thèse contraire qu'il
ne met aucun intérêt de doctrine ou de système à vouloir ou ne vouloir
pas qu'il y ait eu ou qu'il n'y ait pas eu d^homme tertiaire. Il parait
à de certains savans» anthropologues ou ethnographes, qu'ils auront
fait une grande chose quand ils auront prouvé l'existence de l'homme
tertiaire ; ils auront prouvé que l'homme tertiaire existe : voilà tout.
Ajoutons après cela que» dans ce moment môme, la balance semblerait
pencher de leur côté. C'est du moins ce que disait» il y a quelques
jours» M. de Quatrefages en présentant à l'Académie des sciences le
livre même de M. de Nadaillac.
On sait comment la question de l'homme tertiaire à son tour mène
à la question de l'origine des espèces, et par conséquent de l'origine de
la vie. S'il a existé un homme tertiaire» on veut qu'il ait été parent
presque plus proche du singe que de l'homme : à force de longueur de
vm» luu — ISSO. 45
706 ÏÏSfm DBS DEUX MOmBd.
temps, deux espèces aujourd'hol profondément distinctes am^ent donc
pu diverger d'une souche commune 2 ce qui serait vrai de tous les ver-
tébrés pris ensemble devrait l'être du vertébré le plus rudimentaire,
comparé à l'un quelconque des représentans d'une autre classe do
règne : et ainsi de suite, jusqu'à ce que le problème de TapparitloQ du
premier vivant se pose et s'impose. M. de Nadaillac s*est contenté de
l'efiSeurer et de répondre aux théories en vogue parmi certains smns
que leurs théories sont ingénieuses, qu'ils les soutiennent avec habileté,
qu'ils les défendent avec ardeur, — quelquefois avec mauvais goût,
mais c'est Teffet chez M. Haeckel, par exemple, d'une conviction fortOi
-— et qu'ils n^ont enfin qu'un tort, c*est de vouloir à tout prix que doqs
soyons si nalbque de prendre leurs hypothèses, construites souvent sur
une pointe d^aigulUe, pour l'expression de ce que Ton appelle à pleine
bouche au]ourd*hui « la vérité scientifique. » Mais le plus grand dérè-
glement de Tesprit, « c'est de voir les choses comme on veut qu'elles
soient, et non comme on a vu qu'elles étaient. » Transformisme, unisme
et monisme : au fond, tout cela, c'est de la métaphysique, et pourquoi
n'ajouterions-nous pas: de la mauvaise métaphysique?
Nous avons essayé de mettre en lumière quelques-uns des plus inté-
ressans chapitres du livre de M. de Nadaillac. Si les conclusions en sont
sur beaucoup de points négatives, c'est qu'au fond il est bien peu des
questions qu'il traite sur lesquelles la science ait prononcé son juge-
ment sans appel. Mais il a réuni dans ces deux volumes tant de docu-
mens, il a si franchement fait valoir le fort et le faible des hypothèses
en lutte, il a si clairement exposé le dernier état des recherches, qu'à
ceux qui ne connaissent pas la question il tiendra lieu de toute ono
bibliothèque, qu'à ceux qui n'en connaissaient que les traits généraux,
il aura donné le moyen de se faire une opinion raisonnée solidement,
qu'à ceux enfin qui la connaissent plus profondément, nous ne doutons
pas qu'il ne remette en mémoire bien des choses un peu oubliées et
même a'^apprenne beaucoup de choses neuves*
***
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
IW»
30 aovembre 1880,
Les commencemeDS de seesion sont dlidiitude une occasion de régler
toas les comptes entre le gouvernement et les assemblées, d'évaluer,
pour ainsi dire, la situation nouvelle où Ton se retrouve. Cétait d'au-
tant plus naturel, d'autant plus opportun à la rentrée récente du par-
lement de la France, que, dans Tintervalle des deux sessions, desévé-
nemens d'une évidente gravité s'étaient accomplis.
Le cabinet nouveau avait cru pouvoir dire en paraissant pour la pre-
mière fois devant les chambres : n Le changement de ministère qui s'est
effectué pendant votre absence n'est pas de ceux qui modifient la direo
tion générale des affaires publiques... n C'était une assez grande har-
diesse ou une singulière légèreté. S'il n'y avait eu aucun changement
dans la u direction des affaires publiques, » comment Tancien prési-
dent du conseil avait-il été conduit à se retirer au lendemain d'un dis-
cours retentissant qui avait la valeur d'un manifeste? 911 y avait une
modification assez sérieuse pour qu'un premier ministre responsable ne
pût, sans renier ses opinions, accepter de rester au pouvoir, comment
cette modification était-elle devenue nécessaire? par suite de quelles
circonstances insaisissables avait-elle dû s'accomplir? Par quelle ano-
malie surprenante ceux qui, la veille encore, paraissaient s'approprier
le discours de leur chef en le faisant afficher dans toutes les communes
de France se trouvaient-ils chargés de le désavouer dans leurs actes?
La question naissait d'elle-même ; elle s'est élevée naturellement devant
le sénat comme devant la chambre des députés. Dans Tune et l'autre
assemblée, le dénoùment du débat a été à peu près le même en ce sens
que le nouveau cabinet a en une majorité, que dans les deux cas la
pensée d'éviter une crise ministérielle a visiblement inspiré le vote.
Seulement la discussion du sénat a eu l'avantage d'aller plus droit au
but, de porter plus directement sur le point décisif, et elle a eu pour
résultat, sinon de tout éclaircir, du moins de produire par la contradic-
tion, par le choc des opinionSi par les interventions qu'elle a provo-
708 BETUB DBS DEUX MONDES.
quées, un peu de cette lumière qu'on avait vainement demandée dans U
chambre des députés. Ce qu'il y a de clair maintenant, c'est que la
retraite de M. de Freycinet n*a pas été aussi insignifiante que le nou-
veau président du cooseil a bien voulu le dire. Ce qu'il y a de parfaite-
ment évident, c'est que le changement de ministère a été en même
temps une modification dans la a direction des affaires publiques, » et
que cette crise du mois de septembre marque justement l'heure d'une
accélt'ration nouvelle dans un mouvement qui se déroule depuis deux
ans, qui a déjà dévoré plus d'un chef de cabinet, qui va on ne sait où
parce qu'il n'a ni règle ni mesure. C'est là ce que prouve cette instruc-
tive discussion du sénat, engagée d'une parole serrée et ferme par
M. Buffet, soutenue avec plus de suffisance que de tact par M. Jules
Ferry, éclairée par les explications de M. de Freycinet aussi bien que par
l'intervention de M. Laboulaye et de M. Jules Simon.
Tous les secrets n'ont peut-être pas été dits. Il reste du moins un
fait avéré, incontesté, qui est comme le point de départ de la phase
nouvelle où sont entrées les affaires intérieures de la France. Il y a eu
un moment où deux politiques se sont trouvées en présence et ou c'est
la politique la plus prévoyante, la moins hasardeuse, si Ton veut, qui a
été vaincue dans le conflit. Assurément M. de Freycinet avait l'Idée la
plus juste et la plus raisonnable lorsqu'après avoir cédé à des obses-
sions, à des pressions dont il sentait lui-môme le danger, il se proposait
de s'arrêter, de modérer l'emportement des passions. Il était dans la
vérité lorsqu'il se disait que, sous un régime qui est la paix de l'état et
de l'église réglée par un concordat, ce qu'il y avait de plus simple était
de chercher à s'entendre par des négociations ou par des « communi-
cations, » peu importe le mot, avec le chef du gouvernement religieux
qui est au Vatican. Avoir un ambassadeur de France auprès du pape et
un nonce apostolique à Paris pour ne pas traiter des affaires religieuses,
c'est, en effet, un défaut de logique, un non-sens que l'ancien prési-
dent du conseil a raison de ne pas comprendre. M. de Freycinet mon-
trait certainement la prudence d'un homme d'état en se préoccupant
de dégager du conflit la dignité, la sûreté des consciences religieuses,
en se défendant des guerres à outrance, des actes qui ressembleraient
à une persécution, et en se disant que, sMl y avait un moyen d'éviter le
danger soit par des négociations avec Rome, soit par une loi nouvelle
sur les associations, il fallait prendre ce moyen. C'était toute une poli-
tique sensée, réfléchie, trop peu apparente peut-être, suffisamment
résumée néanmoins dans le discours de Montauban, et de plus, en agis-
sant ainsi, en négociant ou en communiquant avec Rome, M. de Frey-
cinet ne faisait rien d'irrégulier, comme on Ta laissé supposer quelque-
fois. La marche qu'il se proposait de suivre, qu'il suivait déjà, n'était
inconnue ni de M. le président de la république ni de ses collègues, qui
ne l'avaient pas désapprouvé daos ses tentatives. Pourquoi donc tout
BETUE* — CHBONIQUE. 70Ô
cela a-t-il été emporté dans une bourrasque soudaine? Comment se
fait-il que, dans une question de politique générale, la défaite ait été
pour celui qui avait, comme président du conseil, la responsabilité légale
de cette politique, et la victoire soit restée à ceux qui, au dernier instant,
ODt cru devoir se séparer de leur chef? On ne prétendra pas sérieuse-
ment sans doute qu'une déclaration jugée incomplète ou vague des
ordres religieux aurait suffi pour ruiner d'un seul coup un système de
conduite qui avait été adopté dans Tintérôt de la république, du gou*
vemement, non dans l'intérêt des communautés!
Le malheur ou la faiblesse de M. de Freycinet est d'avoir mis peu de
précision dans ses idées et de s'être fait quelques illusions, d'avoir
montré plus de bonnes intentions que de résolution. Son devoir le plus
simple, le plus rigoureusement parlementaire, au moment de la crise,
eût été de ne pas passer si vite condamnation, de représenter à M. le
président de la république, à ses collègues, que ce qu'il proposait avait
été accepté dans le conseil, que son discours de Montauban avait été
affiché dans toutes les communes de France comme l'expression de la
pensée du gouvernement, que c'était pour tous une obligation d'aller
devant les chambres, à qui appartiendrait le dernier mot. Et qu'on ne
dise pas qu'il aurait échoué, qu'il aurait été mal compris, peu soutenu,
parce qu'on ne prévoyait pas alors les difficultés de tout*^ sorte que Texé-
cution des décrets allait rencontrer : c'est là l'éternelle raison de ceux
qui ne veulent rien tenter I En cédant avant le combat, presque à la pre-
mière sommation, M. de Freycinet, sans le vouloir, a paru livrer une
politique à laquelle il est réduit aujourd'hui à rendre le témoignage de
regrets tardifs et d'une sagesse inutile. En résistant, en demeurant à
son poste autant que possible, il aurait rendu un singulier service au
gouvernement, il l'aurait empêché de s'engager, comme il l'a dit lui-
même, «sur une pente funeste, où peut-être on aura de la peine à se
retenir I » Que s*est-il passé en efr«H? La retraite même de Tancien pré-
sident du conseil a imprimé son caractère et créé une sorte de fatalité
au cabinet recomposé. Il est bien clair que le nouveau ministère res-
tant au pouvoir dans ces conditions était obligé d'aller jusqu'au bout,
et il est bien certain sous ce rapport, on a été fondé à le dire, que ce
qui est arrivé devait arriver. On ne pouvait faire autrement sous peine
de n'avoir plus de raison d'être. On s'est étourdiment jeté dans cette
aventure sans s'apercevoir que, pour des questions de légalité douteuse,
on allait commencer par se heurter contre tous les droits, par recourir
à toutes les formes de l'arbitraire administratif, au risque d'offrir ce
spectacle étrange de républicains désavouant toutes les traditions libé-
rales, absolvant ou imitant ce qu'ils ont mille fois réprouvé. On s'est
exposé à s'entendre dire, Tautre jour, par M. Laboulaye : « Que nous
demandez- vous? Vous nous demandez d'abandonner toutes les convic-
tions de notre vie.,. Votre programme, je le connais, ce n'est pas une
710 BETUB DB8 DEUX HCKTOBS.
nouyeaoté, c*est mdme une réaction étrange; c'est Pétat a^ant la m«in
partout,., c'est Tempire ! a En d'antres termes, c*est la république recon-
stituant, par un dangereux calcul, le régime discrétionnaire à son profit,
épuisant tout pour la domination, -*- pour une domination de parti.
Ah I le goût de l'omnipotence, des représailles et de l'arbitraire,
quand on est un parti victorieux, on ne s^en défend pas aisément sans
doute. Rien n'est plus commode que de s'approprier sans façon les
armes, les procédés dont on a si souvent reproché aux autres de se ser-
vir, — et comme la plaisanterie se môle souvent aux choses sérieuses, il
7 a même des républicains qui s'étonnent plus ou moins naïvement de
n'être pas toujours soutenus dans leur rôle nouveau de conservateurs de
ce qu'ils appellent les droits de l'état I Au fond, si on y regarde de près,
le signe le plus caractéristique du moment, c'est cette sorte d'aban^
don avec lequel on épuise toutes les combinaisons de l'arbitraire et on
prétend tout refaire, tout reconstituer ou tout juger dans un intérêt de
parti. On commence par l'exécution sommaire et administrative des
congrégations sans s'inquiéter si la loi est aussi claire qu'on le dit, si
on ne va pas se heurter contre des libertés individuelles, contre des
droits de propriété et de domicile qui, après tout, échappent à la haute
police. On continue par Texécution de la magistrature sans se deman-
der si Ton ne va pas irréparablement affaiblir la plus puissante garan«
tie de la vie sociale. L'arbitraire se môle à tout, à un acte de parlement
comme à une mesure d'administration, et le gouvernement, qui sem-
blerait devoir rester le gardien de tous les droits, de toutes les garan-
ties respectées, s'est désarmé d'avance contre l'envahissement universel.
La rançon des décrets pour lui, c^est qu'il ne peut ni défendre la ma-
gîstrature, ni combattre les tentatives d'usurpation parlementaire qui
peuvent se produire. Autrefois il y avait des idées ou, si l'on veut, des
utopies, des propositions de réformes plus généreuses que réalisables;
aujourd'hui il y a des expédions discrétionnaires au service des passions,
des préjugés de parti, et môme parfois des intérêts personnels.
Qu'estH^e donc que cette réforme ou cette prétendue réforme de
l'ordre judiciaire, qui, après les décrets de mars, est devenue l'affaire
la plus urgente, l'objet d'une sorte de passion fixe et qui a été expédiée
en quelques séances, en toute h&te, comme une mesure de salut public?
Sans doute, si on l'avait voulu, si Ton ne s'était préoccupé en toute im-
partialité que du bien du pays, cette question d'une réforme de l'ad-
ministration de la justice en France méritait d'être abordée. Depuis
longtemps elle attire l'attention des esprits réfléchis, et dans cette dis-
cussion même qui vient d'occuper quelques journées de la chambre, il
s'est trouvé des députés qui ont su prouver qu'ils en comprenaient
l'importance. Un jeune représentant des opinions modérées, H. Ribot,
a défendu avec autant d'indépendance que de talent les idées les plus
vraies et les plus saines, les idées que le gouvernement lui-même
BEnJB« — GHBONIQUE* 711
aurait dû soutenir* Ua autre orateur d'une nuance d'opinion plus avan-
cée, M. René Goblet, a su allier à l'esprit réformateur le respect des
conditions essentielles de toute justice. Un député de la droite, M, Fauré,
a parlé simplement et babilementi en homme instruit. Pour les uns et
les autres, la question garde son caractère sérieux et son ampleur. II y au-
rait à examiner ce qu'on pourrait faire pour relever l'institution des juges
de paix en l'affranchissant des influences de parti, pour adapter la répar-
tition des tribunaux à la situation créée par les transformations écono-
miquosy pour rendre la justice moins coûteuse en simplifiant lés pro-
cédures, pour régulariser l'accessibilité et l'avancement dans la
magistrature. C'est une œuvre considérable, utile, qui ne peut être con-
duite qu'avec une impartialité supérieure, avec le sentiment le plus
équitable des intérêts multiples qui sont en cause ; mais ce n'est vrai-
ment pas de cela qu'il s'agit. M* Bardoux, qui, lui aussi, est intervenu
avec talent sur le point décisif, qui a tenté un effort malheureusement
inutile pour sauver le principe de l'institution judiciaire, M. Bardoux
l'a dit avec raison, avec une franchise qui aurait dû réveiller quelques
flcrupules : « Toute la loi, c'est Tarticle 8 1 L'article 8, c'est la suspension
de l'inamovibilité pendant une année, et la suspension de l'inamovibi-
lité, c'est l'épuration discrétionnaire légalisée, érigée en système, sus-
pendue sur la magistrature tout entière. Voilà la question qui pour le
moment éclipse et domine toutes les autres In
Vainement on fait observer à ces réformateurs, en vérité assez vul-
gaires, que la république existe depuis dix ans, que la constitution date
déjà de cinq années, qu'un régime ne procède pas après un si long
espace de temps comme au lendemain d'une révolution, que d'ailleurs,
dans cet intervalle, un renouvellement incessant s*est accompli dans la
magistrature ; vainement on fait observer tout cela, les réformateurs de
la chambre ont décidé répurationi EstKse à dire que la magistrature
française puisse dtre soupçonnée, dans son intégrité, dans la manière
dont elle rend la justice ordinaire? Nullement; un des plus vifs défen*
seurs de la réforme, M. Allain-Targé, dont l'esprit semble osciller entre
la passion de parti et un respect de souvenir pour l'ordre judiciaire,
M. AIlain-Targé lui-même déclarait, l'autre jour» que la magistrature
était honorée, qu'aucun soupf^n ne pouvait atteindre son intégrité,
qu'elle n'était pas riche, mais qu'elle méprisait l'argent, » que de plus
elle était généralement indépendante. Pourquoi donc tant d'hostilités
violentes et de déclamations furieuses auxquelles le gouvernement a
même cessé d'opposer la plus légère protestation, comme s'il était le pre-
mier à livrer ce grand corps de la justice française? C'est tout simple,
le crime est évident I La magistrature est suspecte de tiédeur pour la
république ; elle est accusée de sédition, de rébellion ou de complicité
dans la rébellion. On hésitait jusqu'ici à la frapper, on n'hésite plus
depuis qu'elle a manqué de zèle dans la campagne des décrets. Une
712 BETUB DES DEUX MOmOES.
question s'est élevée, tellement incertaine que près de deux mille juris-
consultes se sont prononcés contre l'interprétation du gouvernement,
que près de quatre cents magistrats du ministère public ont honorable-
ment donné leur démission pour ne pas s'associer à rexécution des
décrets; parce que, sur cette question contestée, certains tribunaux ont
partagé Topinion de juristes comme M. Demolombe et M. Rousse ; parce
que ces tribunaux n'ont pas voulu accepter comme parole d'évaogîle
ce que M. le ministre de l'intérieur a dit dans un mémoire, ce qui ne
sMtait pas dit depuis longtemps, que l'administration est seule jugea de
la mesure des sacrifices qu'elle peut imposer aux droits privés, » parce
que ces faits se sont produits, la magistrature est traitée en ennemie
de la république, — de Tordre et de la société I
Que devait donc faire la magistrature pour échapper à ces accusa-
tions, pour mériter, comme l'a dit naïvement M. le garde des sceaux,
f( la confiance du gouvernement? » C'est encore assez clair, elle aurait
été la meilleure des magistratures si elle s'était montrée soumise et
muette, si elle avait accepté sans mot dire ces déclioatoires d'incompé-
tence par lesquels, selon une expression spirituelle, on a remplacé
avantageusement l'article 75 de la constitution de l'an vin. Elle est
traitée en ennemie parce que quelques tribunaux, quelques magistrats
ont jugé en toute indépendance, sous leur responsabilité, au risque de
déplaire. C'est pour cela que la suspension de l'inamovibilité doit être
prononcée pour un an, — et qu'on remarque bien ce qu'il y a d'étrange
dans cet expédient de représaille contre une institution. Évidemment,
cette suspension temporaire est plus équivoque, plus dangereuse que la
suppression même de l'inamovibilité. La suppression complète de l'ina-
movibilité est un système dont l'application comporte des garanties d'un
autre ordre; l'élection des juges est encore un système. La suspension
temporaire n'est pas un système. Cest tout simplement l'arbitraire intro-
duit dans la loi, consacré par la loi. Ainsi, pendant un an, et pendant
cette année des élections vont se préparer, un garde des sceaux, celui
qui est aujourd'hui à la chancellerie ou tout autre, disposerait souve-
rainement du corps judiciaire tout entier, exclurait on déplacerait des
magistrats à son bon plaisir l M. Bardoux, M. Ribot, ont eu certes raison
de le dire : « C'est la justice suspendue pendant un an ;.. pendant un an
c^est un rendez-vous donné à toutes les dénonciations, à toutes les ran-
cunes, à toutes les convoitises... » C'est ainsi qu'on prétend donner satis-
faction à l'opinion publique, sans compter qu'on n'a pas apparemment
riilusion que ce qu'on ferait aujourd'hui serait respecté par d'autres, de
sorte que si le sénat n'arrêtait pas au passage de telles fantaisies, on
arriverait tout simplement à créer un régime d^arbitraire tempéré par
l'anarchie.
Oui, vraiment, un des plus dangereux ennemis, c'est ce goût d'arbi-
traire, qui n'exclut pas l'anarchie, que les théories oflSciellQs consacrent
REVUE. .— GHROmQUE. 743
souvent, que les pratiques ou les faiblesses du gouvernement encou-
ragent et qui est la contradiction de ce qu'on avait Fhabitade de con-
sidérer comme la tradition libérale du pays. Dès qu'un intérêt de parti
est en jeu, il est entendu que tout est permis, les abus de domination
aussi bien que les plus violentes iniquités de polémique contre les
hommes. Il suiBt de se couvrir d'un grand mot, la démocratie, l'état ou
même le patriotisme, pour se donner tous les droits ou plutôt toutes
les licences. Rien, certes, ne peut être plus pénible et plus tristement
significatif que ce qui se passe depuis quelque temps soit dans le par-
lement, soit dans la presse, au sujet d'un des plus anciens chefs de l'ar-
mée, qui depuis 1870, a été ministre de la guerre successivement sous
M. Thiers et sous M. le maréchal de Mac-Mahon.
Un jour, il y a quelques semaines, un procès né de cette fureur de
soupçon et de dénigrement qui règne aujourd'hui divulgue deux lettres
que M. le général de Cissey aurait pu sans doute se dispenser d'écrire,
qui ne sont après tout pourtant que des actes d'un ordre privé sans
gravité et sans conséquence pour l'intérêt public. Que ces lettres aient
pu être une imprudence, le gouvernement en a jugé ainsi, puisqu'il a
cru devoir relever de son commandement celui qui les avait écrites à l'é-
poque où il était ministre, — et l'expiation était assez dure pour un vieux
soldat près d'arriver au terme de l'activité. Gela n'a cependant pas suffi.
Depuis quelques semaines, c'est un véritable déchaînement d'outrages,
de diffamations, d'iniquités, d'inventions injurieuses contre un homme
qui a passé sa vie à servir le pays, qui l'a servi souvent avec éclat. Rien
n'est respecté, ni la carrière du soldat, ni la dignité de l'homme, ni
l'intégnrité de l'administrateur. Concussions, malversations, fraudes,
abus d'autorité, rien n'a été négligé, — et bientôt il a été clair que ce
qu'on poursuivait surtout en M. de Cissey, c'était le chef militaire
ramenant au mois de mai 1871 un des corps de l'armée de Versailles
dans Paris ravagé et incendié par la commune I Dans cette campagne
d'outrages organisée par d'étranges vengeurs de la morale et du patrio-
tisme, il y avait une partie qui ne relevait vraiment que de la justice.
M. le général de Cissey a fait ce qu'il y avait de plus simple; il a livré aux
tribunaux les diffamateurs en les sommant de justifier leurs allégations,
et devant la justice naturellement pas une ombre de preuve n'a été
produite. La régularité de l'administration de M. le général de Cissey
a été démontrée, mise en lumière par un ensemble de témoignages, de
dépositions qui ont fait crouler Tédifice de mensonge et de calomnie.
Tout a disparu notamment sous la parole ferme, lucide et décisive d'un
des plus jeunes et des plus brillans chefs de notre armée d'aujourd'hui,
M. le général Berge, qui a été, comme directeur de l'artillerie, un des
plus actifs coopérateurs de la réorganisation militaire de la France. Le
tribunal a prononcé; mais il y a une autre partie. A cette campagne se
sont trouvés plus ou moins mêlés des législateurs, des députés qui ont
TiA VKWB DBS DEtJX MONDES.
voulu vdr dans ce fouillis d'allégations une affaire de parlemeat, on
objet d'enquétOi et o'est justement ici que reparaît cette ardeur d'arbi-
traire qui se manifeste sous toutes les formes, à tout propos.
Évidemment ce n'est pas le droit d'ordonner et de faire une enquête
qui peut être contesté à la chambre des députés. Le droit existe, il
s'est exercé de tous les temps. Encore cependant faut-il que cetto
enquête ait des raisons précises, qu'elle s'applique à des faits déter*
minés; sans cela elle s'engage dans le vague, dans une voie d'arbi*
traire indéfini. Cest précisément ce qui arrive aujourd'hui. Sur quoi
va«*t**elle porter cette enquête, qui a été acceptée en effet, qui n'a cepen-
dant été votée que dans la confusion, par une chambre partage et
incertaine 7 La commission qui a proposé Tenquéte assure qu'elle ne
prend d'autre point de départ que « les faits révélés au cours du procès
jugé le 12 octobre, » elle décline l'intention de s'occuper « des polé«
miques qui ont suivi. » ^^ Non, dit*on d'un autre côté, ce n'est pas assex;
l'enquête doit s'étendre à tous les actes de l'administration de H. le
général de Cissey. A qui faut-il croire? Où est la limite? S'il ne s'agit
que des n faits du procès du 12 octobre, » c'est-à-dire des lettres de
M. le général de Cissey lues dans une audience, ces lettres sont cûih
nues, elles ne sont pas niées et, de plus, elles ont été expiées ; il se
reste plus rien à voir ni à dire sur ce point. Si les recherches doîTe&t
s'étendre aux actes sans nombre de l'administration de la guerre pen-
dant une certaine période, sait-on bien où l'on va? Les opératioos aux-
quelles M. le général de Cissey a présidé comme ministre, embrassent
près de cinq années. Elles ont été soumises aux commissions da bud-
get, à la commission de liquidation, à la cour des comptes. La com-
mission nouvelle aura donc le droit de reprendre cette instruction, de
revoir ce qui a été fait, de surprendre en défaut les commissions qui
l'ont précédée I Et pour entrer dans ce fourré quel fil conducteur a*tHMil
Des bruits, des allégations, ces « polémiques » qu'on ne vent pas
connaître, des commérages, pas un fait précis, pas une présomption à
demi spécieuse. M. le ministre de la guerre a bien essayé, si l'on veut,
de détourner l'enquête en déclarant qu'il n'avait rien trouvé dans son
département qui fût de nature à justifier les imputations dirigées contre
M. le général de Cissey, en montrant les inoonvéniens de l'œovie
qu'on allait entreprendre. Il est évident que s'il avait plus fermement
insisté, si M. le président du conseil l'avait appuyé, si le gouvernement,
en un mot, n'avait pas craint de s'exposer à un échec, il eût épargné à
la chambre de tomber dans un piège où elle se sent embarrassée
aujourd'hui, de s'engager dans une voie où une enquête, qui n'a rien
de précis ni de plausible, est réduite par cela même à être un acte
d'omnipotence arbitraire. Et qu'on prenne bien garde que rarbitraire,
parce qu'il revêt la forme parlementaire, ne cesse pas d'être l'arbitraire.
C'est là le danger, et ce qu'il y a de certain, c'est qu'avec tout cela
BEVms* •— GHBONIQUIt 71 S
on crée d'étranges précédons. Depnis trois ans, avec la grande cam-
pagne des invalidations parlementaires, avec Texécation des congréga-
tions par la haute police, avec les mesures d'épuration qu'on prépare
contre la magistrature, avec Tenquéte qu'on vient de voter sur toute
une période de l'administration de la guerre, on s'est exposé à forger
des armes pour ceux qui voudront ou sauront s'en servir. On a justifié
d'avance les représailles qui pourraient être exercées par d'autres»
S'attaquer tantôt aux croyances religieuses, tantôt à la magistrature,
tantôt à l'armée, accusée ou livrée dans ses chefs, c'est peut-être une
étrange façon de servir la république. De tous ces faits on pourrait
certes dire ce que M. de Freycinet disait l'autre jour en parlant des
mesures d'exécution des décrets : (t Nous ont-elles fait un seul ami?
Pouvaient-elles nous en faire un? Non, elles ne pouvaient nous créer
que des adversaires, et elles nous ont créé des adversaires parmi des
gens dont peut-être un certain nombre seraient venus à nous, o C'est
après tout la moralité la plus évidente de la politique du jour.
Bien d'autres nations que la France ont assurément aujourd'hui leurs
problèmes et leurs embarras. Il y a en Europe, dans la plupart des
pays, grands ou petits, des questions de toute sorte. Il y a avant tout,
pour les puissances qui représentent la civilisation de l'Occident, il y a
la question d^ordre international, d'équilibre général qui intéresse la
paix, la sécurité universelle et dont la diplomatie est chargée. Celle-là,
sans cesser d'être la première, la plus sérieuse par son caractère, n'a
plus rien d'immédiatement menaçant depuis quelques jours, depuis que
Dulcigno occupé par les Turcs a pu être transmis au Monténégro; mais
à part cette affaire commune à tous les états intéressés à l'équilibre
des forces dans le monde, il y a dans tous les pays bien d'autres
questions de toute nature, questions religieuses, politiques, sociales,
économiques, toutes plus ou moins graves, plus ou moins pressantes
selon les circonstances, souvent selon la passion du jour. Quel est le
pays qui n*ait pas aujourd'hui sa question? L'Angleterre a l'Irlande,
dont les agitations passionnées deviennent un embarras croissant et ont
failli, ces jours derniers, provoquer une scission dans le ministère de
M. Gladstone. La Russie a le nihilisme, qu'elle s'efforce de combattre ou
de neutraliser, tantôt par des répressions, tantôt par des apparences de
concessions à des désirs, à des besoins de réformes intérieures qui ne
font que s'accroître. L'Autriche a ses luttes de races, occupées à se dis-
puter l'influence, la suprématie dans l'empire. La petite Belgique elle-
même a ses conflits plus vifs que jamais entre libéraux et cléricaux. Qui
aurait dit cependant qu'à l'heure présente du siècle, au milieu des
progrès du temps, dans cette Allemagne qui se croit modestement la
nation la plus civilisée du monde, qui aurait dit que, dans cette Alle-
magne, orgueilleuse de ses idées autant que de ses victoires, il se pro-
duirait tout à coup une question sémite?
716 mETUB DES DEUX MONDES.
Qu'est-ce que la question sémite en Allemagne? C'est vraiment no
phénomène assez curieux. Le fait est que, depuis quelque temps, il y a
dans une partie du pays, dans certaines classes de la société allemande,
toute une agitation organisée, dirigée contre les juifs. On accuse sans
déguisement les juifs de tout envahir, de former une nation dans la
nation, d'être une menace pour la prépondérance de l'élément chrétien
et germanique, de profiter des crises économiques pour accaparer la
richesse, d'opprimer le commerce de leur influence, d^offenser la sim*
plicité de la vieille société allemande aussi bien que la misère des
classes populaires par leur faste. On ne se borne pas à des polémiques
plus ou moins violentes ; partout, dans ces derniers temps, ont circolé
des pétitions qui ne tendraient à rien moins qu'à replacer les Israélites
sous le coup d'interdictions légales, à les réduire à une sorte d'infério-
rité dans l'empire. On demande tout simplement contre eux des lois
d'exception qui les excluraient « de certaines carrières, de certaines
distinctions, de certains postes publics, » et, qu'on le remarque bien,
les chefs, les promoteurs de Tagitation, de ce qu'on appelle la « ligue
antisémitique » ne sont pas les premiers venus; les principaux sont on
prédicateur de cour, le docteur Stoecker, qui s^est constitué Tapôtre
d'un « socialisme chrétien, d un savant renommé, le professeur
Treitschke, qui est connu par des travaux historiques et qui s'est créé une
assez grande popularité dans la jeune^^se universitaire, qui recevait
même récemment de bruyantes ovations. Il ne faut rien exagérer sans
doute. A cette agitation ont répondu bientôt des manifestations d'un
esprit plus libéral, et contre les a pétitions antisémitiques » il y a eu
tout dernièrement une protestation signée de personnages considé-
rables, hommes politiques, administrateurs et savans, M. Delbruck,
— le premier bourgmestre de Berlin, M. de Forkenbeck, — M. Gneist,
M. Moramsen, M. Virchow. « On réveille aujourd'hui d'une façon
imprévue et tout à fait honteuse, dit la protestation, les haines de race
et le fanatisme du moyen âge... Le legs de Lessing est attaqué par de?
hommes qui, du haut de la chaire et de la tribune, devraient annoncer
que la civilisation moderne a fait cesser l'isolement dans lequel on
avait tenu la race qui nous a donné le monothéisme... » Le « legs de
Lessing » n'est pas sérieusement menacé, il faut le croire. La question
n^estpas moins devenue assez vive pour provoquer des animosités vio-
lentes, même un certain nombre de duels, et elle a pris assez de gra-
vité pour être récemment portée devant le Landtag. Oui, pendant
quelques séances, dans le parlement de Ber^n, on a discuté éloquem-
ment sur ce qu'il y avait à faire ou ne pas faire contre la race qui, de
nos jours, a donné Meyerbeer et Henri Heine à l'Allemagne I
Il y a, on en conviendra, des signes étranges dans la vie des peuples
les plus puissans. Que la réaction a antisémitique, » qui se manifeste
en Allemagne s'explique d'une manière plus ou moins spécieuse, par
HSTUS. — CHRONIQUE. 717
des drcoDStances particulières, c'est possible. Les Israélites expient ua
peu rédat d'une fortune qui a considérablement grandi, qui est sur-
tout devenue plus frappante depuis dix ans, depuis la guerre de 1870.
Ils ont excité les jalousies, les ressentimens par leurs succès, par Tha-
bileié avec laquelle ils ont su profiter des événemens, de cette profu-
sion de milliards qui a produit pour le pays une crise économique
désastreuse, et ces jalousies, ces ressentimens, échauffés, conduits par
l'esprit de secte, se tournent aujourd'hui contre eux. Ils expient peut-
être aussi jusqu'à un certain point les inconséquences des chefs, des
orateurs qu'ils ont eus dans le parlement. Geux-d ont compté parmi les
plus ardens auxiliaires de la campagne du Culturkampf contre les
catholiques, et aujourd'hui, à leur tour, ils voient recommencer contre
eux une guerre qu'ils ont trouvée bonne contre d'autres : preuve évi-
dente que désormais, pour toutes les religions comme pour tous les par-
tis, le libéralisme est de la prévoyance ! Au fond, les animosités d'un
autre temps n'iront pas bien loin sans doute, elles ne l'emporteront pas
sur la raison allemande, et le vice-président du conseil, le comte de
Stolberg, a déclaré qu'on n'avait pas l'intention de diminuer les droits
des juifs; mais ici précisément il y a un autre point assez curieux. Le gou-
vernement a bien déclaré effectivement qu'il ne voulait porter aucune
atteinte aux droits constitutionnels des Israélites ; il n'a pas dit un mot
pour décourager ou pour blâmer l'agitation a antisémitique. » Qu'est-ce
à dire? M. de Bismarck se serait-il proposé de faire sentir aux Israélites,
comme il l'avait fait déjà avec les libéraux-nationaux, que ni les uns ni
les autres ne pouvaient rien sans lui, que seul il pouvait les protéger?
Aurait-il cédé, une fois de plus, à cette tentation méphistophélique de
laisser les partis se diviser, se dévorer pour intervenir en souverain paci-
ficateur? N'importe, il y a désormais, en plein siècle delà libre pensée,
une question sémite à Berlin ! L'agitation contre les juifs n'est proba-
blement pas près de finir, et Tesprit de tolérance se manifeste sous
des formes étranges dans cette victorieuse et puissante Allemagne (
Ch. de Mazaob,
ESSAIS ET NOTIOES.
Monumens de Va/ri anttgtM, publiés ioub la directioii de BL OUvier Rayet«
Paris, 1880^ Qasntin.
M. Rayet publie une nouvelle collection des MonurMm de Fart
antique; nous en avoûs sous les yeux la première livraison, qui con-
'TIS RSTCB DBS DEUX MONDES.
tient quioze planches avec des notices explicatives» En oommençant,
. H. Rayet rappelle que beaucoup d'autres ont imaginé avant lai de lAa-
.nir dans un livre maniable les œuvres les plus intéressantes de l'antir
quité, et il s'excuse de recommencer ce qui a été déjà fait avec talent
fo crois qu'il obtiendra aisément son pardon. Il est facile de comprendre
qu'un ouvrage de ce genre» quoique très bien fait, soit toajours i
refaire. Les procédés par lesquels on reproduit les modèles se perfec-
tionnent sans cesse^ le goût du public diange, la science mardie, les
monumens nouveaux qu'on tire du sol inépuisable de la Grèce aident
à comprendre les anciens* Aussi, quelque admiration qu^on ^ffouve
pour les Winckelmann, les Millingen, les Ottfried MûUer, les Welder,
on peut, sans être accusé d'impertinence, reprendre leur œuvre aY6C
des ressources nouvelles et dans un esprit différent. M* Rayet se pio-
pose un autre dessein qu'eux; ils travaillaient surtout pour les archéolo-
gues I lui s'adresse plutôt aux artistes et aux geos de goât. « Nous vott-
lons, dit41t faire passer sous leurs yeux, sans nous astreindre à un ordre
méthodique, sans tenir compte de la chronologie, sans nous inquiéter
des publications antérieures, les œuvres de ces heureuses époques oà
Ton cherchait avec un zèle si honnête à copier la nature, mais à la
copier dans ce qui mérite d'être regardé, oh rien n'était ni extravagant
ni vulgaire, où le bon sens courait les rues en compagnie du seos da
beau, où l'œuvre de l'artiste restait vraie et où le moindre objet sorti
des mains du dernier artisan révélait une étude et avait un style. Nous
ne publierons que ce qui nous paraîtra intéressant au point de vue de
l'art, mais nous trouvons intéressant tout ce qui témoigne d'un effort
sincère, d'un sentiment juste, même lorsque la main est encore mda-
droite et rend mal la pensée. La rude et gauche naïveté des maîtres
primitifs n'a rien qui nous effarouche, Phabileté banale des artistes de
la décadence nous ennuie. Aussi nous remonterons quelquefois très
^aut, rarement nous descendrons très bas. Et lorsque nous quitterons
la Orèce du v* et du iv* siècle, ce sera plus volontiers pour nous diriger
sur rÉgypte des pharaons et l'Assyrie des Sargonides que pour uoos
acheminer vers la Rome des Césars. »
Dans ces lignes, M. Rayet trahit ses préférences. Si la perfection le
charme par-dessus tout, Û aime mieux se placer à l'aurore des époqoes
parfaites qu'à leur déclin. Il éprouve le plus vif attrait pour ces esprits
vigoureux et sains qui précèdent et préparent les artistes accomplis. Ils
ont entrevu le beau, ils le cherchent avec sincérité, et s'il leur arrive
de le dépasser quelquefois, avant de l'avoir atteint, par une sorte d'excès
d'énergie, M. Rayet est tout prêt & leur pardonner. De là vient son
goût pour les ruines admirables des temples d'OIympie, que les Alle-
mands achèvent de déblayer. Paeonios de Mendé et Alcamène de Lem-
noSj dont les oemvres viennent de nous être rendues en débits, loi
paraissent être bien près de Phidias. C'est précisément par une de ces
BEVUE. — CtmoNlQUE. 719
œuvres qu'il a tenu à commencer son ouvrage. Il â'agit des firagmeus
(Tune métope qui fut trouvée à Olympiepar Tarchitecte Blouet, pendant
Texpédition de Morée, et qui est aujourd'hui au Louvre. Elle représente
Héraclès domptant le taureau crétois. M. Rayet ne la trouve pas infé-
rieure aux métopes du Parthénon : je crois même qu'au fond il la préfère.
« Nous sommes loin, dit-il, dVoir assez de monumens de Part grec du
v« siècle pour pouvoir, avec certitude, distinguer les diverses écoles et
marquer les qualités propres de chacune : il semble bien cependant per-
mis d'affirmer, dès aujourd'hui, que les sculpteurs du Péloponèse ont
eu plus de puissance et d^ampleur que les artistes de TAttique, particu-
lièrement épris de la grâce et soigneux du détail. »
Phidias, pourtant, reste toujours le maître des maîtres. II est repré«
sente, dans cette livraison de M. Rayet, par un de ses chefs-d'œuvre, le
groupe de Deméteret de Coré,que possède le British Muséum. M. Rayet
explique, commente ce groupe merveilleuXi il en fait ressortir la simpli-
cité» le naturel, l'élégance, et il termine par ces paroles ; « L'homme
qui a tiré du marbre ces divines figures n'a pas encore, après vingt-
trois siècles, trouvé son égal, et ses œuvres inspirent à qui les regarde
les mêmes sentimens d'étonnement et de respect que, dans Thymne
homérique, les immortels éprouvent à la vue d'Athéna s'élançant
armée au milieu d'eux» » A côté de ces chefs-d'œuvre, M. Rayet fait
une place à ce que nous pouvons appeler l'art industriel chez les
Grecs. Il a reproduit deux plaques estampées en terres cuites, dont l'une
représente un convoi funèbre. Enfin, il s'est bien gardé d'omettre ces
charmantes figurines deTanagra, qui sont si recherchées depuis quelques
années. Personne n'en peut parler avec plus de compétence que lui :
il a eu la chance heureuse, dans ses voyages, d'être un des premiers à
les connaître et à les faire connaître au public, il les a vues sortir de
terre avec l'éclat de leurs couleurs véritables, il a rapporté lui-même et
possédé, dans sa collection, quelques-unes des plus belles. Celles qu'il
reproduit dans son ouvrage sont des merveilles d'élégance et de vérité*
yÉgypte aussi figure dans sa première livraison. Il y a reproduit une
tête de scribSt d9 la quatrième ou de la cinquième dynastie, d'un
réalisme expressif, ^ diverses statuettes ea bpis qui représentent un
prôtroi une femme et uu soldât. C'est M. Maspéro qui s'est chargée des
notices explicatives^ H s'est d'abord demandé pourquoi les statues de
ce genre se rencontrent ai fréquemmwt dans les tombeaux, filles
n'étaient pas faites pour conserver à la famille le souvenir du mort,
puisqu'on les enterrait avec lui, qu'elles étaient placées dans des salles
étroites, sans jour, murées, et que personne ne pouvait plus les revoir.
M. Maspéro leur attribue une autre destination. Les Égyptiens, nous
dit-il, se faisaient de l'àme humaine une idée assez grossière. Ils la
considéraient comme une reproduction exacte du corps de chaque
individu. Ce double, comme ils l'appelaient, avait toutes les infirmités
720 BEYUB DBS DEUX MONDES.
de la vie terrestre : « Il buvait, mangeait, se vêtait, if oignait de par-
fums, allait et venait dans sa tombe, exigeait un mobilier, une 'maison,
des serviteurs, un revenu. On devait lui assurer dans Pautre moade la
possession de. toutes' les richesses dout il avait joui dans celui-ci sous
peine de le condamner à une. éternité de misères ' indicibles.' La pre-
mière obligation que sa famille contractait à son égard était de lui four-
nir un corps durable, et elle s*en acquittait en momifiant de sou mieux
la dépouille mortelle, puis eh cachant la momie au fond d'un puits, où
l'on ne l'atteignait qu'au prix de longs travaux. Toutefois le corps,
quelque soin qu'on eût mis à Tembaumer,' ne rappelait plus que de
loin la forme du vivant. Il était d'ailleurs unique et facile à détruire.
Lui disparu, que serait devenu le doubkf On lui donna pour support
des statues représentant la forme exacte de l'individu. Les statues eo
bois, en calcaire, en pierre dure, étaient plus solides que la momie, et
rien n'empêchait d'en fabriquer la quantité qu'on voulait. Un seul corps
était une seule chance de durée pour le double; vingt statues représen-
taient vingt chances. » Telle était la destiaation véritable des statuettes
qui garnissent en si grand nombre les armoires du musée 'égyptien du
Louvre ; et de là vient aussi qu'elles ne sont pas toujours belles. Les
héritiers du mort ne cherchaient pas à lui procurer un corps idéal et
embelli. Ils 'copiaient exactement son image. Quand le défunt avait le
malheur d'être laid, comme le scribe de la cinquième dynastie, il fallait
bien le représenter comme il était; sans cela, le double aurait pu oepas
reconnaître son.ancien associé. Mais si ces petites statues n'ont pas toute
la beauté des figurines grecques, elles ont toujours une vie et une
vérité singulières, parce qu'elles sont l'image exacte de la réalité.
Telle est la première livraison des Monumens de fart antique de
M. Rayet. Elle annouco bien l'ouvrage et en fait vivement désirer la
suite. Rien n'a été négligé pour satisfaire les gens de goût. Les mooo-
mens sont reproduits par le procédé héliographique de M. Dujardio, qui
a toute la sincérité et toute la vigueur de la photographie sans en av<Hr
les inconvéniens. Les notices, sans aucun appareil d'érudition, sont
savantes, précises, attachantes, souvent pleines de vues et d'idées Doa«
velles. M. Rayet annonce n qu'il voudrait rendre aux amateurs sérieux
l'abord de la science plus aisé, donner à quelques indifférens le goût
des recherches approfondies et ramener l'attention des gens du monde
sur les civilisations antiques, où nous avons tant à apprendre et tant à
admirer. » Je crois que son livre est fait pour y réussir»
Gaston Boissifa.
Le directeur-gérant : G. BolOZ.
NOIRS ET ROUGES
TKOISlftUB PIKTIB (1).
^ii'Vr^^
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XI.
C'est le propre des belles et bonnes âmes comme des esprits
supérieurs de chercher à tout comprendre, même ce qui les cha-
grine, et comprendre, c'est pardonner. Après s'être indignée contre
M°''' de Moisieux, M^^* Maulabret, qui était une belle et bonne âme,
finit par la plaindre, et en vérité la marquise était digne de quelque
pitié.
Le jour où l'homme dé mérite qu'elle avait choisi pour gou-
yemeur de son fils avait entrepris de lui démontrer que les
trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits, il s'était mis
à pleurer et lui avait dit : « Monsieur, maman prétend que vous êtes
un honnête homme; donnez -moi votre parole d'honneur que ces
trois angles en valent deux, mais, pour l'amour de Dieu, ne me
démontrez rien. » Jt"* de Moisieux lui pardonnait de n'avoir pu
mordre ni à l'algèbre ni à la géométrie et d'attribuer à Charle-
magne les bons mots d'Henri lY. Elle aurait pris son parti d'a-
voir pour fils un imbécile, si cet imbécile n'eût été un bourreau
d'argent. Du vivant de son mari, elle lui avait laissé le soin de
pourvoir aux fantaisies coûteuses de l'être impossible qui était son
(1) Voyei la Rmme du 15 novembre et i*' décembre.
Tom xuL — ISSOt
46
722
supplice, sa couronne d'épines, sa croix. Depuis quelques années,
il était retombé tout entier à sa charge, et elle sentait doulou*
reusement la pesanteur de ce fardeau. Il n'avait hérité de soa
père, après qu'elle eut exercé ses reprises, qu'un peu plus de
cent mille francs, xtent il ne ievait faire que deux bouchées,
— non qu il e&t des goftts dispendieux : un flacon de i-faum et la
première venue suffisaient à son bonheur, — mais il était bourreau
d'argent par vanité bête, il aimait à faire le paon et le sult«n. A
la femme qui lui demandait deux louis il en donnait cinquante;
la gloire d'éblouir une fille chatouillait délicieusement ce noble
cœur. La marquise était convaincue avec raison qu'elle n'aurait de
repos et de sûreté que le jour où elle l'aurait marié. Elle y avait
employé vainement son entregent, ses finesses, son industrie, elle
reconnut alors qu'elle n'était plus rien. Elle imagina de Texpédier
aux États-Unis; on lui avait persuadé que les citoyennes de la libre
Amérique sont très friandes de marquis. Mais Lésin eut beau pro-
mener ses charmes de New- York à San-Francisco, de Chicago à la
Nouvelle-Orléans, il n'eut pas l'heur de rencontrer une seule héri-
tière qui voulût de lui. Pour amuser sa solitude et tromper ses
ennuis, il pratiqua de plus en plus la dire bouteille; homme de
génie ou imbécile, elle se donne à tout le monde, elle n'est pas
bégueule.
Depuis six mois, il était au bout de son héritage; la mar-
quise lui envoya de l'argent en lui représentant que cétait le
dernier, qu'il ne devait pas CQJDQ^ter sûr elle, qu'elle n'avait plus
rien. Peut-être était- elle un peu moins pauvre qu'elle ne s'en don*
ûalt l'air, mais elle se gardait le secret. Tout à coup une éclairde
se fit dans les brumes de son horizon. Il se trouva ^ue p«r Jin inci-
dent imprévu M. Cantarel avait une pupille et que cette pupille
était une héritière; elle entonna le cantique de Siméon. H. Canta-
rel lui avait déjà rendu des services qu'elle ne croyait pas payer
trop cher en se condamnant à jouer tous les soirs au bésigue avec
lui. Elle pouvait tout exiger de ce banbon amoureux et allumé, qui
grillût de s'emmarquiser. Elle dédda qu'après l'avoir dâbarrassée
de ses créanciers, il la délivrerait de son fils, que par son obli-
geante entremise Lésin épouserait on /gros nîUion et serait nosimé
deuxième secrétaire, après quoi on l'enverrait si loin qu'elle n'en-
tendrait plus parler de lui. ti Ce sera Jbbl un de ma grande liqm-
dation, » se disut-elle, et le passé liquidé, cette femme revenue
et guérie de tout se promettait 4e commencer autre chose. EUe
en prenait à témoin les sept portraits.
Après avoir tenu conseil avec elle-même. M"* Maulabret avait
jugé que sa dignité et sa pr^idence luicoaunandaient de feindre une
eptière ignorance des desseins qu'on avait sur elle; le lièvre avait
neifté ET ROUGES» 72S
YU brilkr le fuail du chaseeeur, il luij coisrenait da nfen avoir paa
Tair. Elk contiiramt de se rendre presque chaque joar au diatlet, oA
ï°^ de. IMsieux. faisait fête « à sa towte beUe, »< conuue elle l'ap-
pelait, aAsetaott de lut parler ayec une entière franchise de sea
perpleiitjés an sujet de son iilsi, BUe se phugnait qu'il fût gauche^
timide, qu'il maa<|uât de. formes; miais le fend était exceU
leot, le. cœur étaiîli généreux, exquis, un cœur d'or. Elle citait de
lui des traitsi de sensibilité à faijL*e venir les larmes^ aux yeux ; il
était bomme' à danaer à. un paavre sa dernière chemise. A l'en**
tecdrev c'était dan® les hôpitaox' de New-York qu'il avait semé l'or
à pleines mains. Elle désirait vivement le marier, disait-elle, étant
persuadée qu'une femme qui prendrait de Tascendant sot lui en
fierait un gentilhomme accompli» Malheureusement il ne s'y prê-
tait pas; il avait refusé plusieurs partis fort sortables qu'elle lui
avait proposés, il entendait ne faire qu'un mariage d'amour, et
ramûur n'était pas vena«
— Ce maudit garçon, disait^-elle encore, me désole par son
obstination; coùtts que coûte, j'en viendrai à bout. Je suis con-
vaincue que la femme qui l'^oruaeraisera parfaitement heureuse.««
Non fils n'est pas un génie, ajoutait-elle en souriant, mais voyez^
vous, ma toute belle, ce sont les imi>édles qui font les bons maris.
31"' Maulabret avait quelquefois le déplaisir de trouver Lésin au
chalet; mais les scènes que lui avait faites sa mère avaient poicté
leurs fruits, 11 s'obs^tait, il avait de la tenue* Ao surplus, il ne
prenait pas la peine de fah*e la cour à Jetta« Pour parler son beau
langage, il se flattait « qu'elle en tenait pour lui, que l'affaire était
dans le sac, » et il s'en félicitait « pavce qu'avec ses airs de sainte-
nitouche, disait-il, cette petite était un morceau de roi. » Cepen-
iant c'est surtout pour la dot qu'il en tenait f il savait à quelle
sauce il la mangerait. A sa manière, il ne noasiquait pas d'imagina*
tioQ. Il avait disposé d^avance de ces dôme cent mille francs et
décidé que son bonheur ne serait pas parfait s'il n'avait deux meutes,
l'une de lévriers gris de souris, l'autre de chiens courans au pelage
blanc, mêlé de noir on de fauve. Chiens courans et lévriers, il les
voyait àé^ il les appelait par leur nom^ il leur parlait, il les sif*
Hait, et quand il» se permettaient d'aboyer mal à propos sans être
sur les voies de la bête,, cet homme au cœur d'or les fouettait sans
nttséricordie.
Ce (pA rieanuyait, ce qui lui semblait fastidieux; c'étaieni les pré^
lisrâiaères. et la nécessité d'avoir de la tenue deax heures par jour;
il aurait voidui brusquer Taifenture. Quand il avait passé la moitié
d'une après-midi à étudier ses gestes' et son langi^, il lui prraait
une effroyable laasitude, une sorte de courbative, comme s'il venait
d^accomiÂruii des' dix trwaux d'Bercule, et se dérobasnt, il se glis-
72& REYUE DES DEUX MONDES.
sût en catimini dans le café du Cheval^Blanc^ où se rassemblaient
tous les cochers des environs. C'était sa société favorite. Avec eux,
il pouvait allonger ses jambes sans contrainte, poser ses coades
sur la table, s'épanouir, s'étaler, faire la roue. Us l'appelaient mon-
sieur le marquis gros comme le bras, ils goûtaient ses plaisanteries
et mêlaient leurs l^zzi à son rire opaque. II leur payait à boire,
leur distribuait ses purosy leur montrait à jouer au billard, les
ébaubissait par l'audace de ses carambolages. Quelquefois aussi,
entouré d'un cercle qui béait ou semblait béer, il racontait ses
exploits cuUnaires, ses bonnes fortunes, l'Amérique et les Améri-
caines, ou bien il annonçait à mots couverts son prochain mariage,
le château qu'il se bâtirait, ses écuries, ses chasses, sa garenne,
et au milieu de ce beau rêve galopaient à perte d'haleine des
lévriers éperdus qui mêlaient leur long museau aux oreilles pen-
dantes et à la gueule baveuse des chiens courans. Mais il faut lui
rendre cette justice qu'il ne disait jamais quelle femme il épouse-
rait. Au moment où son nom allait lui échapper, il se souvenait
fort à propos de la figure que faisait jadis soc père en se dd'en-
dant contre les questionneurs indiscrets et de la façon dont il raya-
lait sa langue. Il ravalait la sienne, et dans ce moment, il avait
l'air profond. Ce qui était une affaire, c'était de sortir du Chetal-
Blanc sans être vu. 11 entr'ouvrait discrètement la porte, jetait un
regard craintif dans la rue, et la trouvant vide, il s'échappait,
après quoi, pour donner le change à sa mère, il battait les buis-
sons pendant une heure, ce, qui n'empêchait pas la marquise de lui
dire:
— D'où sortez-vous? Fi doncl vous sentez le rhum.
— Je vous jure que non, répondait-il.
Et en attendant le dîner, il s'allongeait sur un sofa ; mais peu à
peu ses paupières s'appesantissaient. La marquise le regardait dor-
mir avec une rage concentrée et se disait cent fois :
— Seigneur mon Dieu I quand donc en serai-je débarrassée?
Elle avait bon espoir, elle comptait que cela se ferait bientôt. EQe
partait du double principe que, pour une jeune fille qui ne connaît
que le couvent et l'hôpital, une première déclaration d'amour est
un événement, et qu'une petite bourgeoise résiste difficilement i
la tentation de devenir marquise. Elle interrogeait le visage de
Jetta , mais ce visage ne répondait rien. La meilleure diplomatie
est quelquefois de n'en pas avoir. On raconte qu'un ministre célèbre
disait un jour à son roi : « Sire, je suis réputé pour être un honune
fin. » Le roi lui repartit : a Mon cher ministre, je le suis donc plus
que vous, puisque je n'en ai pas la réputation. »
Au bout de trois semaines, M"* de Moisieux jugea que le pre-
mier coup d œil avait été sauvé, et que l'habitude d'une part, son
NOIBS ET AOUGES. 725
éloquence de l'autre avaient suffisamment réconcilié M"* Maula-
bret avec la bléme figure du jeune homme au cœur d'or. Elle réso-
lut de précipiter le dénoûment.
Il y avait beaucoup de lapins dans le parc de M. Gantarel, qui
les avait mis à la discrétion du jeune marquis. Lésin les tirait quel-
quefois, et le plus souvent les manquait. Un matin, d'accord avec
sa mère, il en offrit le divertissement à Jetta. Elle n'accepta qu'à
son corps défendant, elle avait quelque sympathie pour les lapins.
Deux se présentèrent, Lésin les manqua l'un et l'autre. Il s'en prit
à son fusil et s'avisa tout à coup que la chasse au furet amuserait
davantage M"« Maulabret. M. Gantarel en avait un, on envoya Lara
le chercher, et sans l'attendre on se dirigea vers la partie du parc
où abondaient les terriers. Le sentier était étroit. Jetta marchait
devant, Lésin suivait, la marquise formait l'arrière-garde et traî-
nait. Bientôt, ayant tourné la tète, Jetta ne la vit plus. Elle voulait
rebrousser chemin pour aller la rejoindre; Lésin lui dit en se don-
nant un air mystérieux :
— Ma mère sait toujours ce qu'elle fait.
Elle avait peur, mais elle s'en cachait. Elle continua d'avancer.
— Mous y voici , dit-il en débouchant dans une petite clairière
bordée d'un talus où la gent tinûde et prolifique avait creusé beau-
coup de trous.
Cependant il éprouvait lui-même quelque trouble. Adossé contre
un chêne, il se demandait par où il allait commencer, et][machina-
lement il fouillait son carnier de sa main gauche comme dans l'es-
poir d'y trouver une ingénieuse entrée en matière. Enfin :
— J'aime les bois... et vous?.. Ils me donnent toujours des
idées.
Et il fixait sur elle ses gros yeux ronds ; son idée y était. Aussi
Jetta s'empressa-t-elle de détourner le propos.
— Je n'ai jamais vu de furets, dit-elle. Comment sont-ils faits?
— Là vraiment, vous n'avez jamsds vu de furets? Il parait qu'on
n'en a pas dans les couvens. Vous verrez tout à l'heure, c'est un
joli petit animal blanc jaunâtre, avec des yeux roses... Oui, c'est
une jolie bête, mais j'aime encore mieux une jolie fille.
Et il accompagna cette déclaration d'un clignement d'œil très
significatif.
— Vous avez chassé quelquefois en Amérique? reprit vivement
Jetta pour rompre encore les chiens.
— Quelquefois... Mais c'est pour un autre genre de chasse que
ma mère m'y avait envoyé... Eh bien! je n'ai pas eu de chance, je
suis revenu bredouille... A vrai dire, les Américaines ne me con-
viennent pas, et je vous le jure, sans compliment, je n'en ai pas
découvert une seule qui vous valût... Est-il vrai que vou pensiez
726 REVUE DEB imisf mmBhS.
à entrer en religTon? M» psrole^ d^onnenr, ce serait nne pitié.
On vous couperait' ItiS cbeveor, et: ils soot d^ane finesee, d'un
blond!..
— Je De me savais pas blonde « fit-elle en essayant de son*
rire.
— II n'y a pour moi qno des blondes et des brunes, et vous n'al-
lez pa» me faire croire que tous êtes brune..* Et puis quels jeuf..
et surtout quel teint! Gomment faites-vous pour ayoir un teint
pareil?
— Je vous assure que je n'en sais rienj, répliquait- elle sèche-
ment.
Il était lancé, il lui semblait que le plus difficile était fait, qu'il
n'avait plus qu'à marcher. Il passa en revue toutes les grâces de
Jetta, qui sondait du regard les profondeurs du bois; bêlas! auenn
sauveur n'apparaissa't. Après les joues vint la boudie et iprèsla
bouche la coquille de l'oreille, qui, en vérité, était cfaannaote. Il
comptait bien ne pas s'en tenir là, il s'était promis de lui demao-
der son cœur en tombant à ses genoux. Comme il songeait i toat,
il interrompit un instant son discours pour coucher sur le gazon
son fusil, qui, au moment décisif, l'aurait gêné. Puis il reprit :
— Je ne sais pas parler, je ne suis pas un faiseur de phrases,
moi... Mais je vous jure que du premier jour où je vous ai vue,.,
ouï, je vous jure...
Il venait d'apercevoir au bout du sentier Lara, qui apportait le
furet, et Lara n'était pas un de ces subalternes auprès desqueb il
se sentait à l'ai'^e. Au contraire, ce petit page à l'air hautain, déluré,
lui imposait^ l'intimidait. Peut*-être avait-il le sentiment vague que
Lara ressemblait à un prince déguisé et que Lésin de Moisieui était
un palefrenier manqué. Il demeura court, à la grande joie de Jetia,
qui bénit la Grèce et tout l'Orient.
Remettant la fin de sa déclaration à une «atre fois, il oe s'oc-
cupa plu& que de la chasse. Après avoir reconnu les deux entrées
d'un terrier, il tendit une poche devant l'une, introduisit le furet
dans l'autre et annonça soIennellemeDt à Jetta qu'die allait voir
dans quelques minutes sortir un gros lapin suii^ de près par scm
ennemi. — Le» voilà ! s'écriait^il incessammeurt. Mais les minutes
se passaient, point de lapin et point de furet. Lara, joyeux de sa
mésaventure, lançait à Jetta des regards d'intelligence. Lésin, impa-
tienté, lui ordonna de ramasser des feuilles sèches et dcr héia mort
et d'y mettre lé feu, pour que la fumée fbrçftt le furet à la retraite.
Les feuilles brûlèrent, le furet ne donna pas signe de vie. Sans
doute il se trouvait bien où il était, peut-être aussi avait-il décou-
vert quelque issue secrète. Alors, oubliant tout, ses projets, les
instructions de sa mère, les bois et les idées qu'ils lui donnai^it,
SOIBS ET HOUG». 727
Tœil fixé tour À tour Hiir les^deux ;tnoii6, il se mit. à ina^terolu pœd,
à saonr^ ià pestec, -saBB s^apencevoir que Jâtu^, fi'asqairaat -d'an
pas ieate, reprenait le chemin du (shÂle«u«
Quand i\ fieiprésenta an chalet, peu avadt le déjeuner .:
— Ëh ioBOà I a\GBE-^0U8 réussi? lui demanda M""' de Moiaieuz,
— Oh I la sacrée bête I s'écria-l^il en serrant les pomga. JDiapa-
rue dans ud Iroul fiahl nous en aérons quittes pour en donner une
antre à AI. Gantarel.
— Dne autre pupille 7.^. De qui parlez- vous, je vous prie?
— Bh I parbleu, de ce sacré furet I Figurez^ous*.,
— Vous lasseriez la patience d'un ange... Occupons^nous de
M"' Maulabret.
— Ahl maman, dit-il, en reprenant .^aes esprits, xie ce côtéJà tout
va bien, très bien.
— Vous vous êtes dédaré?
— Oui, à peu près, et j'en aurais dit bien davantage si ce maudit
Lara n'était survenu fort mal à propos... Je ne l'aime pas, ce gar-
çon ; il est avantageux, impertinent, il a l'air de se croire le maître
ici.
La marquise rougit légèrement, ce qui ne lui arrivait guère. Elle
n'admettait pas que son fils lui reprochât de mal gouverner sa
maison.
— Et grâce à Lara, grftoe au furet, reprit-elle avec dépit, vous
avez laissé partir M"* Maulabret comme elle était venue ?
— Gomment pouvez-vous dire!.. Je lui ai débité quelques dou«
ceurs, tout en restant très convenable* Demandez-lui plutôt I
— Et vos douceurs ont été bien reçues?
— Très bien, très bien... Quand je vous dis que cette petite fille
est à moi et que l'afTaire est dans le sac I.. Mais ma parole d'hon-
neur I je donnerais l'une de mes deux meutes pour savoir ce qu'a
bien pu devenir ce damné furet.
Elle lui jeta un regard de suprême mépris et murmura :
— Il f«ut que j'entre en campagne dès ce jour ; autrement nous
n'en finirons pas.
XII.
Le lendemain, vers dix heures du matin, M. Gantarel se dispo-
sait à se rendre à Par». La voiture qui devait le conduire à la gare
était déjà avancée devant le perron. Le cocher, immobile sur son
siège, se tenait prêt à toucher; le valet de pied avait ouvert la
portière et attendait, raide conune un piquet, l'arrivée du maître.
De sa fenêtre, Jetta regardait l'élégant coupé, qu'un beau soleil
de fin d'hiver faisait resplendir. Il avait été lavé, nettoyé avec un
728 BEVUE DES DEUX MOin>ES.
soin exemplaire. Les rais, les jantes des roues étincelaient; on se
serait miré dans les moyeux. Le cheval fringant, aux jambes fines,
mâchait son mors avec impatience; sa tête, effilée et nerveuse,
gracieusement ornée de cocardes rouges, détachait dans Tair des
saccades. Évidemment il se faisait illusion sur sa situation sociale,
il se croyait au service d'un empereur.
Le maître parut, enveloppé dans sa pelisse qui ajoutait à IVpais-
seur de sa taille et à son importance. Ayant levé le nez, il aperçut
sa pupille, se mit à rire, lui fit signe de descendre. Elle jeta un capu-
chon sur sa tète et descendit. Il avait remonté le perron pour aller
à s arencontre. Il la regarda dans les yeux, riant toujours et mur-
mura : — Ah ! petite masque I
Il ajouta : — Décidément je vais me mettre à croire aux mira-
cles.
L'air interdit, elle attendait qu'il s'expliquât.
— £h ! oui, ne faut-il pas que je croie aux miracles, puisque cette
petite fille en fait?.. Ah^l petite masquel
11 s'interrompit pour examiner son équipage et ses gens, pour
s'assurer qu'ils étaient dignes de lui; toute sa personne respirait
la gravité d'un général qui passe une inspection à la veille d*uiie
bataille. Il s'a\dsa que la cravate blanche du valet de pied était
d'une propreté douteuse.
— D'où sort cette cravate? s'écria-t-il. Pour qui meprends-tuî
Va-t'en bien vite la changer.
Puis, revenant à Jetta :
— Comment avez-vous fait pour l'ensorceler? Ah! ces nonnes,
elles les savent toutes! Le pauvre garçon en perd le boire, le man-
ger et le dormir.
— Le boire? même le boire? dit-elle en s'elTorçant de sourire.
Elle ne savait pas où elle en était.
— Ahl mon bon oncle, je vous jure...
— Vous jurez? interrompit-il en lui donnant une tape sur It
joue. Depuis quand les nonnes se permettent-elles de jurer? Ah! je
le dirai à mère Amélie... Enfin, hier au soir, la marquise m'a tout
révélé. Cette pauvre femme aime tant son fils qu'elle s'est rendue
à ses supplications. Elle rêvait pour lui des duchesses, des prin-
cesses,., mais ce que veut cette petite fille. Dieu le veut, et M"* Mau-
labret sera marquise.
Elle contemplait fixement l'une des cocardes du cheval. Elle y
voyait toute sorte de choses invraisemblables, impossibles ; elle y
voyait aussi qu'elle dirait non, que ce non allait la brouiller avec
tout le monde, et les combats qu'il faudrait livrer épouvantaient
d'avance cette âme pacifique. Dieu ! que d'ennuis peuvent tenc
dans la cocarde d'un cheval !
HOIRS ET RODGES. 729
Elle joignit les mains, et d'un ton suppliant :
— Écoutez-moi, monsieur... Mon bon oncle, écoutez-moi...
Mais il ne Técoutait pas. Ayant vu reparaître son valet de pied,
il s'était élancé dans le coupé. La portière fut refermée sur lui, le
cheval piaffa, la voiture s'ébranla. Il pencha au dehors sa tête fri-
sée, et, de la main jetant en l'air un baiser, il cria :
*- A bientôt, madame la marquise I
Quelques heures plus tard, M"''' Gantarel et M*^* Maulabret, assises
en face l'une de l'autre, s'occupaient à tricoter des bas. Le silence
régnait, Jetta hésitait à le rompre; il lui semblait qu'elle avait
devant elle une statue et qu'on ne parle pas aux statues. Enfin,
prenant son courage à deux mains et laissant tomber son tricot sur
ses genoux :
— Madame, seriez-vous assez bonne pour venir à mon secours?
— De quoi s'agit-il, ma chère? Est-ce que votre diminution vous
embarrasse ?
~ Plût à Dieu qu'il ne s'agit que d'une diminution!.. Figurez-
vous que la marquise et mon tuteur veulent absolument me faire
épouser M. Lésin de Moisieux.
£lle entreprit de raconter tout ce qui s'était passé, mais elle
n'osait se flatter d'être écoutée, tant le visage de sa tante demeu-
rait impassible. Quand elle eut fini :
— Vous croyez donc, ma chère, m' apprendre quelque chose?
répondit M*"^ Gantarel. J'avais tout deviné dès le jour où votre oncle
m'a annoncé son intention de passer l'hiver à Combard. J'ai com-
pris qu'on entendait vous soumettre au régime du système cellu-
laire. Jolie et riche comme vous l'êtes, les mouches n'auraient pas
manqué de courir au miel. On a voulu vous empêcher de voir un
autre homme que ce charmant marquis et vous épargner l'embar-
ras du choix... Soyez raisoimable; de quoi vous étonnez-vous?
Dn jeune homme immariable et une jeune fille qui a douze cent
mille francs de dot ! La marquise serait une mère dénaturée si elle
laissait échapper un pareil parti.
— Aussi n'est-ce pas auprès de M""* de Moisieux que je vous prie
le vouloir bien intervenir. Âhl je vous en supplie, demandez à
Don onde...
— Je serais charmée, ma chère, de vous être agréable, inter-
ompit-elle d'un ton sec, mais il y a quinze ans que je ne me sou-
iens pas d'avoir rien demandé à votre oncle. Et puis, quand je
onsea tirais à plaider votre cause, soyez certaine que je parlerais à
n sourd. Vous ne vous doutez pas encore du prodigieux ascen-
aot qu'exerce sur lui M'°« de Moisieux. Les Espagnols ont coutume
e dire à l'étranger qui se présente chez eux : u Ma maison est à
0U3, D C'est une métaphore. M. Gantarel a mis à la disposition de
730 BETUE DfiS DEUX MORDES.
sa belle voisine son parc, ses serres^ ses voitures, ses dix cheraox
et se» doiuse domestiques, il y & nwins. de métaphore dans scm iiit,
Don qu'il euteode lui céder la nue pn^iiété de tout celii, nns il
ne tient qu'à elle d'en' avoir Tusufruit. A vrai dire, elle en fidt un
. usage fort dsscret. Elle aieceptle des fleurs^ des pèches, des melons»
du raisin ; mais votre oncle a de temps à antre des idées de grand
seigneur, des idées talon rouge, qn^il ne réusnt pas i loi faire
goûter, n arvait imaginé, sana lui en rien dite, dTadieter la
vigne attenante à ses charmilles, vob& savez, cette vigne bodée
par un mur à tessona qui ôte la vue à. Tajoupai.. tt se présenia oa
matin devant la dame de ses pensées, l'acte de vente à la maint et
lui dit, un genou en terre : « Belle marquise, la vigne est à tous et
le mur aussi; avant demain soir, une escouade de viogt oinrieis
que j'ai commandée l'aura mis à bas. » ËUe eut le bon goût de se
ftcher, de s'emporter, on fut sur le point de rompre. Asonyif cb^
grin, il dut garder sa vigne et laisser le mur sur pied; elle piéteodit
que les tessons lui tenaient chaud, l'abritaient contre les vents do
nord. Cela n'empêcha pas son obligeant voisin de lui offirir deuxnnis
plus tard un cheval de selle, qu'elle refusa. Aujourd'hui il Imofij^
sa pupille, et elle accepte... "Vous me demanderez peut-éire com-
ment je suis si bien instruite. Votre oncle a tant d'affaîres en tète
et sur les bras qu'il s'est déchargé sur mm de sa GOBptsbiliié
domestique, et c'est à moi que son intendant, M. Violet, lend ses
comptes. M. Violet est un bavard; je ne l'interroge jamais, mûssi
je Tempéchais de parler, le pauvre homme en moiimitr et je œ
veux pas sa mort.
Elle se tut, elle comptait ses mailles. Pu» ajcanl; levé un instant
au plafond ses grands yeux languissana, qu'elle reporta^eosuite sm
Jetta :
— n me semble, reprit-elle, qu'une jeune fille qui a passé près
d'un an dans un hôpital doit savok bien des choses et qn'il o'i '
pas à se gêner en causant avec elle... Ma chère, sojeî^sûie,
H"*® de Moisieux et M. Gantarel ont conclu oisemble une sorte <k
marché, et il se flatte que le jour où le beau Lésia aura, pris \vint
son, il pourra de son côté tout exiger de bi reconnaisBance d'une
mère. Je n'en crois rien, attendu qu'elle se moque de lui, ouis u
le croit. Que voulez-vous faire à cela?
Jetta éprouva un tel saisîssemeBt que de ses genovxaon tricdiet
son peloton de laine roulèrent sur le upis. Geti» découverte ét^^
bien pire que l'autre. Que M»« de Moisieux l'eûjt abusée ptf ^
caresses, elle avait fini par décider que c'était tout naturel. B>^
que son tuteur... Elle s'imaginait qufen d^it de ses boatades-
avait pour elle quelque affection, et il se trouvait!.. Non^ il ^Ji^^
pas un mot de vrai dans cette répugnante bistaire; jamais m'^
fMAS tX BOUGEA. 731
joe lui €11 idmiii tKmté de jpaffeilles. Elle 6e rappela subite*
meut la scène de Tajoupa, elle revit ce gros homme agenouillé, qui
ne pouvait piusaeiTedFfiaser^.le ridicule de Ba^posture, son embarras,
.attu dcfKt. L'bistQBireiQfétait que.tMf) vcaie. — U Jaut dnroc quie je
sois au fils pour que la mère soit à lui! se dit-elle en frissoimairt.
Ob! que ne monde ett /une vilaise luakonl — Puis, .ayant relevé
ies yeoK ci oonsidéré ub instant sa iante qui coniSnuait.de tricota* r
elie Me sentit iiaMlfittfle • de taoït s'apiloyer sur (elle-mâoie, qui .tenait
enoone «a destinée dans ses nuiina, iquand elle avait devant jelle un
malheur irréparable et résigné et quinze longues années de servi-
Uide qui sectatsaienL^efut JûeQ tentée de .courir ÀeUe.et de l'em-
hnnser; mais Al*^ CantMrel, tpii .semblait ileviner ce qui se pas* *
saii daoB cette jaune tête, noprit avec un sourire de firoide ironie :
— Oh I par exemple, épargnez-vous la peine de me consoler. Si
vous saviez comme cela m*est égal I Que voulez^ous? votre oncle
a les paflMens 'vîves. J'ui dégà dÛTenvojier dtÀix femmes de cham-
bre à cause de lui ; pendant longtemps, j'ai été condamnée à m'en-
touner de Jaiderans. Hais aigoucd'lûi «es goiiits jsont tout à fait
reievés et .ses amU^ons planeni dans Kempyrée. Laiasons-lui sa
marquise, œ «omit un crante de la lui ôteor, il a juré d'en faire
hoBiinage à k république. Cette marquise, voyez-vous, est une
terref . j'allais dore ^mrge, eùilfarùleil'arJaarerleidrapeau rouge««.
C'^st du mdioaiismfe aoieatifique, ou ge ae m'y connais pas.
— Jiadanae, docne^^mei an iconseiU iui dit Jetta après une longue
pauae.
— Un ^conseil 1 à quoi bon? Je n'aioie pas à me naéJiQr des affaires
des autres. D'ailleurs il faut savoir se conseiller soi-même. Vous
seotez-YOïK taillée pour la réaistanœ? Aéôsitez. Sinou, prenez votre
parti. Eh I mon Dieu, vous vous ferez peut-être à cet homme. Sui-
vez mon exemple; oa conunence jpar ia .colère, on coujtinue par le
mépris, on finit par rindUEiienee. Ou:plufc&t faites mieux que moi,
commesoez tout de suite par l'dndiffére&œ. Oui, c'est presque le
honhear, pourru qu'on l'accosopagoe d'oiae jnaiûe, d'une toquade...
Voyons, nia chèee^ ne poanieai-vous pas vous arranger pour aimer
lea coqs nègres 7
— Je ne suis pas assez philosophe pour oela, reparût Jetta avec
un sourire triste, et je Gcains bien qiie les coqs nègres ne puissent
suffire à mon bonheur.
— En ce cas, je vous plains, dit-elle.
Et la discussion fut dose.
Dae heure avant le dîner. M"' Maulabret était seule au salon et
plongée dans ses réflexions, quand IL Cantarel, qui arrivait de
Paris, survenant à l'improviste et lui pinçant selon son habitude le
fin bout de l'oreille, s'écria :
732 R£VUB DES DEUX MONDES.
Or çà, jolie fille, quel message porterai-je ce soir au chalet de
votre part?
C'était le signal de la mêlée, le premier coup de canon. Elle
rassembla son courage, sa volonté et répondit d*une voix assez
ferme :
Mon cher oncle, je m'en remets à vous, à votre habitude da
monde, à votre bienveillance pour moi, du soin de faire comprendre
à M"" de Moisieux, sans la blesser, que ce mariage est impossible.
11 recula de trois pas, comme s'il avait vu une bombe éclater
devant lui.
Impossible 1.. Oh 1 bien, je serais curieux de savoir pourquoi.
Je suis fort sensible, poursuivit-elle d'une voix plus fenne
encore, à l'honneur que M. de Moisieux veut bien me faire, mais il
me semble. ••
— Il vous semble 7. .
Que je ne pourrai jamais m' accoutumer à son visage ni à ses
manières.
— Là vraiment !.. Apprenez que je m'y suis accoutumé tout de
suite, moi qui vous parle. Je le trouve bien, ce garçon, fort intelli-
gent, très gentil... Eh! mon Dieu, ce n'est pas un Apollon. Il tous
faut donc un Apollon? On vous en fera sur commande. Peste 1 vous
avez le goût fort renchéri. Ne savez-vous donc plus qui vous êtes
et d'où vous sortez? Avez-vous oublié par hasard que votre mère a
couru les aventures, que votre père s'est brûlé la cervelle? C'est
une tare, ma mignonne, et plus d'un honnête homme pourrait
s'en effaroucher. Croyez-moi, vous n'êtes pas une fille commode à
caser.
Aussi ne suis-je point pressée de me marier» répondit-«Ue.
Il rougit de colère.
Ah! je vois ce que c'est, je comprends de quoi il retourne.
Mademoiselle est une colombe mystique, mademoiselle veut réser-
ver sa virginité au Seigneur, mademoiselle entend épouser le bon
Dieu. Et qui lui a fourré ces belles idées dans la tète? Mère Amélie,
une vieille horreur qui est entrée en religion parce qu'il ne s'est
trouvé aucun homme assez courageux pour consentir, même en
fermant les yeux... Mais vous me feriez dire des sottises.
Si douce que soit la colombe, elle trouve dans l'occasion bec et
ongles pour défendre ceux qu'elle aime.
Je ne sais pas si mère Amélie est une vieille horreur, répon-
dit-elle d'un ton indigné, mais je sais qu'aucune des malades à qui
elle consacre sa vie ne songe, pas plus que moi, à la trouver laide,
et je sais aussi que mon grand-oncle Antonin, qui pourtant ne Tai-
iiiait guère, lui rendait justice et la respectait.
— Belle autorité ! parlons-en. Un honune capable de laisser douxe
NOIRS ET EOUGES. 733
cent mille francs à une folle n'avait pas le cerveau bien sain. Votre
grand-oncle Antonin, mademoiselle, n'a jamais eu le sens commun.
C'est mon humble avis... Vous dites?
— Je ne dis rien, répondit-elle.
— Eh Men ! puisque vous avez la bonté grande de me céder la
parole, je vous dirai, moi, que si le gouvernement connaissait ses
devoirs, il aurait chassé depuis longtemps toutes les congrégations
des hôpitaux comme de partout... Et les malades n'y perdraient
rien. Tout le monde se mettrait à les soigner, Paul, Jacques et moi,
Louis Cantarel, tout le premier.
Emportée par son indignation, elle eut l'audace de lui dire :
— Hère Amélie n'a peur ni des varioleux ni des typhoïdes.
Heureusement pour elle, il ne comprit pas l'allusion.
— Préchi I prêcha ! reprit-il. La vraie variole et le vrai typhus,
ce sont les jésuites et les nonnes. Quand donc la France en sera-
t-elle purgée? Les femmes ont été mises au monde pour faire des
enfans, et vous en ferez, et vous y prendrez goût, ou M. Lésin
n'est qu'un sot. Et d'ailleurs, les vœux, c'est immoral. Remarquez
bien que les vœux perpétuels sont manifestement contraires au
code civil. Il y a dans le code un article qui interdit aux journaliers
d'engager leurs services à perpétuité.
— Il me semble, monsieur, répliqua-t-elle d'un ton plus tran-
quille, que le mariage lui-même est une sorte d'engagement per-
pétuel.
II ne daigna pas répondre à son objection, il l'écrasa d'un regard
de pitié et se mit à arpenter le salon, en soufflant comme un phoque
pour évaporer sa colère. Il était surpris autant qu'irrité. Jusqu'alors,
conformément aux instructions de mère Amélie, Jetta avait coulé
le moucheron pour sauver la mouche. Il l'avait trouvée si complai-
sante dans les petites choses qu'il la jugeait incapable de lui tenir
tète dans les grandes. Il était ému de la résistance qu'il venait de
rencontrer. Il se résolut à changer de méthode, à recourir au sen*
timent. C'était son fort.
Il alla s'asseoir auprès d'elle et lui tapotant doucement les deux
mains :
— Voyons, chère petite, dit-il, aimons-nous un peu notre
tuteur?... Oui ou non, l' aimons-nous?
Elle se décida à faire un signe de tète affirmatif, qui lui coûta
plus d'efforts qu'un long discours, tant ce qu'elle avait appris lui
pesait lourdement sur le cœur.
— Ah ! nous aurions bien tort de ne pas l'aimer, notre petit
tuteut, car enfin il a bien quelques bontés pour nous... Et tenez
plutôt !..
A ces mots, il tira de sa poche un petit écrin, qu'il posa devant
VZh REVINS SBS DEUX AfOlCDES.
«Ue, et (du tOQ Bafivrraat et eafaBlin dont on ae sert pour parler
mai 5WN1 tards :
— Ouvrez seulement, ma petite Jetta, .mm petit Jeton... Qu'f
a-tril là dedans?. . Eh ! que vois-je ? Ue joli petit éléphant en argpot.
C'est ufi laijouià la ttode que notre tuteitr, quipesse tonîoanJi nous,
;a acheté ta&tôt à Pans pocir remplacer cette croix qui nous peDd
tovgoKtrs sur la poitrine, cette éternelle troix, mou petit Jeton, qui
TAgaoe un peu, ce iuteiir, qui l'agace oonsidéEableiBent.. Efabiec!
doutecûDS-DOUs qu'il ait lie l'aonitié pour nous, ce tuteur 7 Loi qm i
des affaires par-dessus les oreilles, il pense à nous acheter de jelis
petits élépbans. Et pourtant ce pauvre homme, qui nous dne tint,
ce pauvre homme, qui se consaore à notre boaliear, etqmTcut
faire de nous une grande dadute, et qui nous a trouvé un vrai mar-
quis, un marquis à vingt-quatre carats, ah I fi dooc, nous ne crai-
gnons pas de hii faire de la peine ? Ce n'^t pas Inen, ma chère
petite û!!e.
U avait presque des larmes dans les yeux et il s'étonnait ien'eD
pas voir dans ceux de Jetta, qui en ce moment étaient tout à
fait noirs ; impossible de se douter que d'habitude ils étaient bleos.
Elle regardait le petit éléphant, et quoiqu'il iiuLt en aigent etqae
ses défenses fussent en ivoire, les paupières de cette ingrate fille
ne se mouillaient pas. — « C'est un vrai cai<Lbu que ce pecitcœur, n
pensa-t-il. Puis tout à coup, comme illuminé par un éclair qai
venait de traverser son esprit, il changea brusquement de ioD, et
s'écria d'une voix solennelle :
— Et mon élection I mon élecUon I
Elle ne pouvait comprendre ce qu'une élection au cooieiliniiiû-
cipal de Paris avait k démêler dans son affaire ; elle le coBfnt
bientôt.
— Je suis Bûr, Jetta, que vous n'aviez pas pensé à mon clectioo*
Je ne vous en fais pas un crime, les jeunes filles ne pensent pas i
tout. Elles ont leur petite idée qui les occupe et l&xc fait onbiûr
les grands intérêts de l'état. Mais supposons, ma mignonoei ^^
c'est une supposition que je ne puis faire sans frissonner^ suppo-
sons que vous vous obstiniez à prononcer des vœux qui, je ^
répète, sont en contradiction flagftmte avec l'esprit et la lettre da
code civil, supposons que, coaune cette vieille,., je veox diie
comme mère Amélie, vous vous enrôliez dans l'armée noire, ^
supposons aussi qu'un jour, dans une réunion électorale, nn de
mes électeurs se lève et interpelle le citoyen Louis Cantarel eolv
disant : a Citoyen, vous aviez une pupille, qu'en avej&^voas fait< ^
Ah! ma mignonne, je serais un bMime perdu, codé, rasé, os
homme à la mer.
Il ne doutait pas qu'elle ne se sentit foudroyée par cet aiiguineDt
NOIRS ET ROUGES. 7S5
dont il aTRÎt été foudroyé Id^^méme tout le premier, et il répétait
pv intenralFes réguliers :
— Kàrt électioirl moiï électroor!
Bientôt il s'avisa d'un autre argument encore.
— Efr! tenezi nous pariions tout à* llieure de* votre oncle Anto-
nin. Je veux croire (ja^rl respectait mère Amélie; mais vous ne
niere» pas qu'il ' ne* fût athée; vous en savez quelque chose. Je ne
suis pas athée, moi; je crois en Dieu à ma manière, moi, je crois
au Dieu de* Jean'-JiaEcques, su Dieu de Robespierre, à un Dieu laïque,
tout k fait laSqne... lÛis Antonin ne croyait à rien. Eh bien!
peosesr^ous que ce franc athée TOUS eût Itsissé^une fortune s'il avait
pu supposer que lé magot servirait k enrichir les congrégations
et les jésuites? car les jésuites^ sont au fond de tout. Oseriez-vous
dire que, si von» refusiez d'épouser M. Lésin de Hoisieux, vous
ne tratmiez pas les intentions du testateur 71. Eh bonne foi, Jetta,
oseriez- vous le dire?
— Mon grand-oncle Antonin, répondit-elle doucement, a déclaré
dans son testament qu'il entendait respecter ma liberté, et il me
semble d'atHeurs, mon cher tuteur, qu'il m'a accordé deux ans pour
réfléclrir.
Il la croyait convaincue, écrasée, terrassée par son éloquence.
Elle résistait encore I Outré d'indignation, il lui arracha violemment
la croix en cailloux du Rhin qu'elle portait pendue à son cou, et il
Imdit :
— Cette croix m'est odieuse ; elle a l'air si bête I Je ne veux plus
lavoir, et j'exige que vous* 1» remplacier sans plus tarder par
l'éléphant.
Puis, enfonçant son chapeau dans sa tète :
-*AhI votre graind-oncle Antonin entendait respecter votre
liberté I.. Bh bien I moi, je la respecte aussi, votre liberté, et c'est
pourquoi je vous donne vingt-quatre heures pour prendre votre
parti.
Et il sortit en secouant les portes.
Pendant tout le dtoer, il fut d'une humeur exécrable ; il roulait
des yeux furibonds et n'ouvrait la bouche que pour tancer ses
gens. Il pensait à la cruelle déception qu'éprouverait la marquise
en apprenant son échec, aux reproches qu'elle ne manquerait pas
de lui adresser, à. Tajoumement mdéfini de ses espérances. Com-
bien de temps encore devrait*il languir sur le seuil de ce paradis
qui lui avait entr'ouvert discrètement sa porte et souph-er après
des délices auxquelles il ne pouvait songer sans frissonner de la
tête aux pieds î II ne s'avisait pas que sa tète était transparente
pour les yeux somnolens de sa femme, qui ne laissaient pas de tout
voir; en ce moment, elle devinait ses réflexions, ses chagrins, ses
73ô REVUE DES DEUX MONDES.
fureurs, et la mésaventure qu'il venait d'essuyer la mettait aux
anges. A peine fut-il sorti de table , renonçant à sa partie de
bésigue, il courut se renfermer dans sa chambre, où il écrivit un
billet ainsi conçu :
a Ma chère marquise, cela n'ira pas tout seul, il y aura du
tirage. Cette petite sotte a dit non ; mais comptez sur moi ; il ne
sera pas dit qu'une béguine ait eu raison de Louis Gantarel. Qaaod
elle aurait derrière elle dix mille jésuites, j'en viendrais à bout, »
Le domestique qui porta le billet rapporta la réponse.
« Mon cher voisin, les nouvelles que vous me donnez m'afiSigent
sans trop me surprendre. Dans ce monde, les choses ne vont jamais
toutes seules, tâchons d'avoir l'un et l'autre un peu de patience.
Venez dîner demain avec mon fils et moi, nous aviserons. »
Pendant que la petite poste allait et venait entre le château et
le chalet, M^'^ Maulabret écrivait à mère Amélie pour lui conter le
cas et implorer le secours de ses directions et de ses conseils.
Puis elle rejoignit au salon M'''' Gantarel, et cette dormeuse qui
voyait tout lui dit :
— Quelle est donc, ma chère, cette horreur qui vous pend sur
la poitrine et qui m'a causé des distractions pendant le dtner ?..
Vous voilà donc condamnée aux éléphans, livrée aux bêtes?
— C'est un châtiment que j'ai bien mérité, répondit en soariaot
M"' Maulabret.
Elles tricotèrent une heure durant sans sonner mot; mais au
moment où elles se séparaient pour gagner leurs lits :
— Il parait, mademoiselle Maulabret, que vous avez du carac^
tère, murmura M°^* Cantarel. Je ne sais pas si je dois vous en félici-
ter ; c'est une si bonne chose que l'indifférence I Enûn nous sao- »
rons quelque jour laquelle de nos deux méthodes est la meilieuie.
Et à la vive surprise de Jetta, qui pensa tomber à la renverse,
elle la prit par la taille et déposa sur son front un baiser. Cétait
sa façon de la remercier de l'heureuse journée qu'elle lui avait
fait passer.
Le lendemain, M"^ Maulabret se promenait dans le paie en mé-
ditant sur sa triste aventure et sur les rudes combats qu'elle aurait
à soutenir, quand une voix lui cria :
— Jetta,.. ma toute belle!
A peine eut-elle le temps de retourner la tète, elle se trouva
dans les bras de M""* de Moisieux, qui, la pressant sur son cœur et
l'obligeant de s'asseoir à côté d'elle sur un banc, lui dit sans débri*
der :
— Pas un mot I Écoutez-moi et ne répondez pas. Le remords m'a
tenue éveillée toute la nuit. Quand les coqs ont chanté, je pensais
encore au chagrin que je vous ai infligé malgré moi. Vous saves si
NOIBS ET ROUGES. 737
je VOUS aime, et pourtant j'ai été cause qu'on vous a tracassée,
tourmentée. H. Gantarel est le plus obligeant des yoisins, mais il
épouse avec trop de zèle les intérêts de ses amis, et je suis sûre
qu'il a outre-passé mes instructions... Pas un mot, vous dis-je 1
c'est moi qui parle... Après tout je suis excusable. Les mères sont
si faibles I et mon fils est si amoureux I II ne l'avait jamais été, c'est
le fruit de ses économies. Ah I vos beaux yeux font de terribles
ravages dans les cœurs. Il a conçu pour vous une passion dont il
aura bien de la peine à guérir. Mais soyez tranquille, il saura se
taire ainsi que moi. L'incident est clos, vous n'entendrez plus par-
ler de rien... En retour, j'ai deux grâces à vous demander. Et
d'abord, je vous en supplie, continuez d'en user avec nous comme
si rien ne s'était passé, car si je devais renoncer à notre charmante
intimité, j'en serais inconsolable... Et puis, autre chose encore. ••
Vous avez des scrupules, que je respecte profondément. Mais avec
le temps on change quelquefois... Dans trois mois, mettons-en
quatre, dans quatre mois nous nous assiérons ensemble sur le banc
où nous voici, et je vous demanderai : a Vous étes-vous ravisée 7
voulez-vous de nous?.. » A quoi vous répondrez oui ou non, selon
votre convenance. Vous voyez que je me réserve une petite porte de
derrière. Il en est de moi comme de mon pauvre ajoupa, dont on
a bouché la vue par un vilain mur. M. Gantarel m'a proposé de
remplacer ce mur sur une largeur de vingt pieds par une grille
dormante. J'ai accepté, je ne serai pas fâchée d'apercevoir un
bout de vigne et le coq d'un clocher... Ma chère enfant, ne murez
pas entièrement nos espérances. Laissez-nous un petit jour sur
l'avenir; vous aussi, accordez-nous notre grille dormante... Pasun
mot! je lis dans vos yeux que vous consentez, et je vous en remercie
de tout mon cœur, de mon cœur de mère et de mon cœur d'amie.
Là-dessus, elle l'embrassa tendrement sur les deux joues et s'en-
fuit de son pied léger, la laissant fort soulagée, quoique un peu
chagrine de la concession muette qu'on venait de lui arracher.
Mais les grilles dormantes ont cela de bon que si on jpeut voir au
travers, elles ne s'ouvrent jamais.
Quand la marquise, M. Gantarel et Lésin se mirent à table, on
eût dit trois généraux au lendemain d'une bataille perdue ; ils por-
taient leur défaite sur leur front. M. Gantarel avait l'oreille basse ;
son chagrin était mêlé de dépit et d'humiliation. M"** de Moisieux
iaisait meilleure mine à son malheur ; elle connaissait les hauts et
les bas de la destinée, son courage n'était pas à la merci d'un
accident. En revanche, Lésin était à la fois consterné, mortifié et
furieux. Il avait préjugé de l'événement avec une entière confiancd,
sa déception avait été cruelle. Il était plus blême que jamais, et
VOMI im. — 1880. 47
738 RETUE DES DEUX MOlfOES.
il eût ToloBtier» étranglé» la petîter bourgeoiw qui amit en Teffroo-
terie- de âoiiaer im soofD^ à UB manfuis^ Mais il n'aitendait pas
renoncer à la partie v son antdtemtHb égalait sa vanité.
On renvoya Lara airant* le dessert pour pouvoir canser libre-
ment; précaution, inntile^ car lesi portes' da chalet n'étaient pas
épaisses- et les oreîUes gpsc^es sont tràs-fines^ Lésini entama alors
une iKmgue' litanie « il se répandit en jérémiades^ comme on enfisuit
àrqni on arefosé lalune* Son; reficaiiK était :
— J'v yeux ravoir; je Taurall
— Eh' I oni, vous l'aurezi loi répondait M». GantareU Laissez-moi
faire et mettez-vous^ l'esprit en repos. 9*il le faut, j^lse^ai de con-
trainte.
— (Test à quoi je ne consentirai jamais, dît la marquise. J'ai
vu tantôt H'*^ Maulabret, et je lui ai prondsque nous attendrioas
paisiblement qu'elle se'ravisftt
Lésin s'emporta. Il déclara qu'il était, comme H. Cantarel, pour
les grands moyens, qu'on avait raison des jolies filles* par des
obsessions mêlées d'algarades et de menaoeSk
— Je connais les femmes, disait-il^ elles aiment à âtre oondintes
le bâton levé. Et tenezplutôt, il y en avait une k New- York presque
aussi jolie que M"" Maulabret. Eh I bon Dieu*, si je m'étais aoiiisé
aux préliminaires. ••
La marquise était si excédée de la sottise de l'être impmibld
qu'elle l'interrompit en lui disant à brûle-pourpoint, malgré la
présence de M. Cantarel :
— Êtes-vous bien sûr que ce ne fût pas une servante (fan-
berge?
— Je vous jure, maman, que c'était la femme d'un banquier.
— Et Tavez-vous eue 7 demanda H. Cantarel.
— Il.s'en est fallu de deux secondes. Malheureusement le mari...
— Laissez-nous tranquilles avec vos banquiers et leurs femmes,
reprit la marquise. Je vous dis que cette petite fille cache sous ses
airs de douceur beaucoup de volonté.
— Dne béguine, une vraie béguine, s'écriaiM. Cantarel, labooche
en cœur, confite en patelinage, et qui porte la marque de fabri(iae
des jésuites 1 Voilà pourtant ce qu'ils feront de la France, si 00 tff
met bon ordre. Pauvre France I
— Laissons en paix les jésuites comme les banquiers^ et reve-
nons à notre affaire. Mon opinion est que cette pauvre enfant
a des scrupules dont on n'aura pas raison par les grands moyens;
mieux vaut les ménager. Et savez-vous quoi, mon cher voisin J
Mous avons fait une faute en la gardant ici dans une solitude. Le
désert est favorable aux contemplations. Emmenez-la bien vite
fumm ËX BOUGES. 71^9
passer un umhb à Paris. C'est un faoseux -endroit pour guiédr les
cooscie&ces limer ée&.
— £Me y reniieziiaila \icBlIe iiocreor.
— «Qui doû£?
— £hl {nableu, mère AanéUe.
-— Vous y îuviftsrea, c'est -votm affidre. letez-Ia en .pk'm tour-
i)iU(BL, menes-Ia iMaMCDnp au théâtj»; ic'esit tii Hsurxout <}tte iles
jscmpfliles ëàmmsmuA.
M. Qairtarel fit cl 'abord la {SOttrde onetUe à oette proposÂtiou ; il
lui en oeûitaft àe reMmcer pour un igirand mws à ses punies de
i>é6igiie et à^es chers tiète^-tètfi, d'aulaaiplus qdi*il lai était irenu
d^uîs peu oertaîneB inquittndes vago^s idêatil n'osait faÎDe part À
personne. U fiait Dépendant par t^onseaiir, tootais il lai pmat qne ^a
résignation méiitait quelque récampeiifiei^ et il attendait poor s'en
expliquer «que Lésin cpiilit&t la phrae. Malèeureueement Lésin avait
sa ccxnsigne, M°** de IloîsieiiK lui avait enjoint de rester jusqu'au
bout. II fallait bien que son fils loi servit à quelque chose.
De ^erro lasse» M. Cantarel se retira vers onze heures, en
maugréant contre son sort. Gomme il valait d'ouvrir la petite porte
de comnmnioation» une grosse motte de terre, lancée d'une main
Yigourease, vint heurter violemaient son chiqieau et l'envoya rou-
ler dans un fossé. i)ës qu'il l'eut ramassé, il adressa une bordée
d'injures à i'invîsiMe epnemi qui prenait de telles libertés avec son
auguste personne. S'il avait battu les baissons, peulrètre y aurait*il
trouvé un petit Grec
Sa consig&e étant levée, Lésin gagna sa chambre, où il emporta
elandesiineflisnt une bouteille de rhum, et dans le fond de cette
bouteille il réussît à laisser pour quelques heures ses chagrins, ses
amours, ses espérances cruellement déçues, le château de ses
rôves et ses deux mentes. Il eut quelque peine à atteindre son lit,
où il se coucha tout habillé ; mais le lendemain, il retrouva à son
chevet ises lévriers gris de souris et ses chiens courans tachetés de
fauve, qui attendaient impatiemment son réveil.
— On peu de patience, mes enians I leur dit-il. Si la diplomatie
de maman fait long feu, nous recourrons aux grands moyens.
XIII.
Pour l'intrigant, pour l'ambitieux, Paris est la ville où Ton arrive
à tout ; pour le radical intransigeant, c'est la sainte capitale de la
révolution, la Jérusalem de l'émeute; pour l'homme de bourse,
c'est un marché d'argent qui serait incomparable si Londres n'exis-
tait pas ; pour le savant, c'est un des grands ateliers de l'esprit
bumain; pour Tbomme d'imagination, c'est un nuisée où l'on peut
7i0 BEYDB DES DEUX MONDES.
satisfaire toutes ses curiosités ; pour rhomme de plaisirs, c'est un
caravansérail où l'on n'a qu'à se baisser pour les ramasser; poar
une jolie femme, c'est la seule partie du monde où l'on s'habille,
et pour le gourmand la seule où l'on sache manger; pour les che-
vaux de fiacre, c'est un enfer où l'on sue et où l'on maigrit; pour
le philosophe, c'est un observatoire où l'on est à merveille pour
philosopher, parce qu'il est facile de s'y cacher et d'y tout voir
sans être vu; pour le boulevardier, c'est le seul endroit de la terre
où il se passe chaque jour un événement nouveau sur lequel il soit
possible de faire un bon mot absolument inédit; pour le moraliste,
c'est un grand carrefour où les vices les plus honteux ou les plus
éhontés coudoient d'admirables vertus qui savent sourire et qui
joignent la grâce à la sainteté. Pour M. Gantarel, Paris,, qu'autre-
fois il aimait peu, était devenu une ville adorable depuis que le pa-
lais des rois y sert de lieu de réunion au conseil municipal ; il avait
acheté dans la rue de Rivoli un bel immeuble dont il habitait le
premier étage; de sa fenêtre il apercevait les Tuileries, et il se
disait : « Us y sont^ et demain peut-être j'y serai. » Quant à
M'*" Maulabret, Paris lui semblait aussi un lieu charmant, dési-
rable, plein de délices, parce qu'on y trouvait dans un quartier
éloigné un vieil édifice en briques et en pierre, où elle avait passé
dix mois, où elle comptait passer toute sa vie et dans lequel, au
préalable, elle se promettait d'aller causer pendant quelques heures
avec une femme vêtue d'une robe noire et qui, en vérité, quoi qu'en
pût dire M. Gantarel, n'était ni vieille ni horrible.
Elle s'était promis d'acheter cette faveur par une complaisance
infatigable. Quoique son tuteur la fit aller, venir, trotter, quoiqu'il
ne lui laissât pas le temps de soufiDier, qu'il la traitât comme un
cheval qu'on entraîne pour la course, elle n'était jamais lasse et se
prêtait de bonne grâce à tout ce qu'il lui proposait. Le Cirque et
les bureaux de la Vraie République^ journal de M. Louis Gantarel,
les grands théâtres et deux ou trois des petits, les lacs et la
chambre des députés, un concert de charité au bénéfice des am-
nistiés et une grande fête donnée à l'hôtel Gontinental en faveur
de l'enseignement liûque, rien ne lui fut épargné. Il voulait
dégorger le poisson en pleine eau courante. Il eut même la fantai-
sie de la mener un soir dîner avec lui dans un restaurant à la mode,
où il l'appela madame et lui conta des histoires salées. Elle prit
tout en bonne part; elle avait son idée. Du reste, il n'était pas
fâché de promener à son bras dans les lieux publics une jolie fiUe
qu'on remarquait beaucoup. Il aurait voulu qu'on s'imaginât quelque
chose, mais on n'imaginait rien, parce que certains visages et cer-
tains maintiens conjurent tous les soupçons, écartent toutes les
mauvaises pensées. Il lui disait quelquefois avec un peu d'impatience :
NOIRS ET BOUGES» 741
— Quand donc apprendrez-TOus à regarder les hommes, petite
colombe ?
La complaisance de cette colombe fut mise à une plus dure
épreuve. Il la conduisit à TOpéra un soir qu'on y donnait un nouveau
ballet. II estimait que de tous les moyens qu'on peut employer pour
empêcher une jeune fille d'entrer en religion, le ballet est le plus
efiBcace; il attribuait aux jetés et aux battus une vertu magique et
considérait les entrechats comme les plus puissans alliés de la «libre
pensée. Le ballet était précédé de Freischûtz. M. Gantarel n'aimait
pas la musique. A peine eut-il installé dans leur loge sa femme et sa
pupille, il partit pour se rendre aux bureaux de son journal. Il ne
revint que deux heures plus tard : il était accompagné d'un jeune
homme blême, qu'il venait de rencontrer dans le couloir et dont
l'apparition inattendue causa à M""" Maulabret une émotion désa-
gréable; mais elle eut assez d'empire sur elle-même pour n'en rien
marquer. M*"* Gantarel fut moins mal tresse de ses senti mens. Elle
ne répondit au salut de ce fâcheux qu'en lui jetant un regard qui
voulait dire : a Que venez-vous laire ici? » Il ne comprit pas ou ne
voulut pas comprendre.
Après y avoir profondément réfléchi, M. Lésin de Moisieux avait
décidé que M""" Maulabret l'avait refusé parce qu'elle aimait quel-
qu'un. Il se piquait de connaître les femmes et ne croyait pas à
leurs scrupules.
— Qu'est-ce qu'un scrupule? disait-il d'un air machiavélique.
On n'a jamais su comment c'était fait.
— Vous jugez de toutes les femmes sur vos écureuses de vws-
selle, lui avait répondu sa mère. Mais vraiment vous êtes fou.
Quel homme voulez-vous que M^ Maulabret puisse aimer? Elle
n'en connaît point.
— Laissez donc, répliquait-il. Elle se sera coiffée d'un interne
d'hôpital, d'un carabin. Soyez sûre qu'il y a anguille sous roche.
J'entends mettre M. Gantarel sur ses gardes.
Et là-dessus, sans qu'elle pût ou qu'elle voulût le retenir, il
s'était rendu à Paris, résolu d'y rester jusqu'à ce qu'il eût appro-
fondi ses soupçons. Il avait vu la veille M. Gantarel, il venait de le
rencontrer de nouveau, et deux fois M. Gantarel, qui le trouvait
assommant, lui avait ri au nez, en lui déclarant que ses sagaces
conjectures n'avaient pas le sens conunun. Il avait fait semblant de
se laisser convaincre, mais les gens qui ont peu d'idées tiennent
beaucoup à celles qu'ils ont. Il tenait beaucoup à la sienne, il
s'était juré d'en avoir le cœur net.
Malgré le mauvais Jaccueil que venait de lui faire M™* Gantarel,
il s'assit résolument. Il n'était plus timide, ayant bien dîné. Il
7h2 REVUE IMSft IKCX IfONDES»
s'aoeoisda saoïs fiiçon surledosaiBr^ faniteoil qu'ocoupût M^* Uau-
labret, et il lui deinaûda si el>e aimait les ballets.
— Je tieisais pas, je n'en ai jamais va«
— >Mai8 en :gérâéi»l aJDDDez-^voaB la ilanse?
— le «e isais puR^, je n'ai jamais iëtié au baL
— Oh I voilà qui âe>rBnooutre bien :ma. laAte, k comtene de
LireuKf'en doune un dans.huit jaun. Je^vous y fejnaiiiAiteMfit
danserons «ensemible ia piemàèceipulka.
— Je Wtts sois mfiAkneiit mbiigée, unais jeioe'safe jpÈsàî
Cefla n'était xpji'k mmtié vnaL; elle auah pris dans le lamps pi-
ques leçons de danse.
— Oti 1 bien, je ^xnxÈ apprendod, ice sera «baimant.
— Oh! bren, lui dit sëôbemBiit M^^ Gauutiirël,<iDa.uièoeiDem'pBS
dans le monde ^ods tiiôL
— Qu'à cela ne tienne, =nadaine. jew^afi ibuai invitter uossL
— Je n'ai pas Tiiabitiide > d'Aller chez les \gSMS cpue je ne oeraus
pas, répliqua-t*elie en lui toniuaM le do^.
Il alkit riposter. ileureuBement le dief d'mrchfiSCre venait de lever
son bâton, violons et cuivres attaquèrent les premières Biesur» de
rouverture, qui ^étart fort courte, et bientôt le lideau se lewm. fen-
dant dSoL minutes au moins IP^^ Manlabret ne f>r6ta «ucnne «tteD-
tion au ballet. La présence de Lésin, qui soufflait bruyamment et
dont elle sentait Thaleine passer sur sa nuque et sur ses ordUeB,
lui pesait comme un oaïadhemaT, saas compter qu'il avait des son-
vemens nerveux dans les jambes qui la faisaient lareasaillir sarsui
fauteuil. Son malaise allait croissant ; elle fut sar le point de pré-
texter une indisposition et de prier sa tante de l'emmeoec. Tout i
coup la salle éclata en cq>pfamdisBemens. Vdtue d'une mibe de tar-
latane rose, les épaules nues, des fleurs dans aes dMveox, use
ravissante créature venait de traverser le théâtre jusqpi'à la rampe,
toute droite sur ses pointes. Les lorgnettes Paient braquées sv
elle, et le public ne se lassait pas d'applaudir, âpxès on congé de
quelques mois pour cause de maladie, on venait de Lui rendre une
de ses favorites et il lui faisait le te.
M"^ Maulabret oublia sur4e-champ M. Léain de &IoisieK, Itat
cette créature lui parut clmrmante. Elle était merveiUeuamieDt
jolie et bien faite, et à ses ^:âoes légères elle joignait le caprioe,
l'audace, des frémissemens anatias, elle y ajoutait aussi cette petite
dose d*eirronterie qui -est aqjcnrd'hui le piment obligé de tons les
grands succès, mais elle n'en avait pas trop, elle savait ce qu'on
peut oser à l'Opéra, la discrétion tempérait ses audaoes, et cela
faisait un mélange exquis de femme et de sylphide*
— Elle est vraiment gentille, dit Lésin sur le ton d'un connais*
NCOlfi ET MUGES. 7Ad
seur émérite et blasé. Elle s'appelle M^^"" Kosellat mais son vrai,
nom est M"" Papet^ et elle est la fille d'une Iruitiâre de la rue du
Foin..
— Elle a: voulu faire csoîret qu!elle était Italienne ed elle a. bien
fait, dit M. Gantarel. La France refuse de; croire au génie de. ses^
danseiser^qui ptMrtont. sob(l una- de ses gUureSi., car enfin... .
Il n'en dit pas davantage. Quoique M*»* Gantarel s'étudiât à. ne
jamais le eontrafier^ elle: ne put a'empuftcher de fra^ff^r UU; petit
coup de son éventail sur le. voleurs du. cordon,, et comme> il était
plus intelligent que Lésin, il comprit».
H^"" Rosellal.. Uparut à. Jettaqu'elle avait déjà, entendu ce nom;
mais où et quand, elle ne. le savait pas e^, net se souciait pas de le
savoir, car elle était sous le. cbarme. Peu lui importait, aussi que
H"' Rosella fût tout simplement M^^"" Papet, fille d!une fruitière de
la me du Foin.Si on lui atvail; demandé son.avis,, elle aurait déclaré
que cette danseuse, aux. j,upe6 de gase et en robe de tarlatane des-
cendait tout droit d'une étoile. et se diapesaLt à. j; retourner bien
vite après la représentation. Elle la regardait aller, venir, tournoyer,
tourbillonner, bondir dans l'air ^.retomber si légèrement qu*elle
semUait ne reprendre terre qpue par condescendance, et il semblait
aussi que si elle: ne s'envolait pas dans les frises, c'était pour ne
pas trop humilier la pauvre espèce humaine, que sa pesanteur
retient tristement sur le sol.
— Ge n'est pas une femme, c'est un papillon,, se disait Jetta, ou
un Cttseau, qui tout à l'heure a quitté ses- ailes et qui va. les reprendre,
et alors bon voyage I on ne la verra plus.
— Quand je suis parti pour l'Amérique,, dit Lésin, elle était avec
Albert Valport.. Sont-ils toujours ensemble?
— Il parait qu'ils se sont quittés depuis quelques mois, lui
répondit M. Gantarel,. et on assure que c'est cette brouille qui l'a
rendue malade.
— Bàbl dit-il,, il lui a sûrement laJtssé l'hôtel, et puis, moi, je
ne crois pas aux maladies des femmes*
— Et croyez-vous à leurs nausées^ lui demanda M'"'' Gantarel,
qui ne pouvait plus sa contraindre»
Si brutal que fût le mot, il était encore trop fin pour lui. II
essaya de casser cette noix, il dut y renoncer; il s'y serait plutôt
cassé les dents..
— Ah! quel beau couple cela, devait faire! pensa naïvement
M'^ Maulabret.
Et ses yeux parcoururent toute la salle pour tâcher d'y décou-
vrir celui qui ressemblait à un tueur de lions et qui, paraissait-il,
s'entendait aussi à apprivoiser les sylphides. Quand elle les reporta
sur la scène, la robe rose n'y était plus, mais elle n'était pas repar-
7àà R£yU£ DES DEUX MONDES.
tie pour son étoile. On la rappela deux fois, et deux fois elle revint,
et deux fois M^^ Rosella parut remercier humblement le public qui
la traitait en enfant gâtée, mais elle avait dans le regard un rayon-
nement de gloire et de Isonheur qui démentait sa modestie. Et puis
elle s'envola, elle disparut.
— Et après 7 se dit avec mélancolie Jetta, comme en sortant d'an
rêve.
— Ainsi vous ne voulez pas venir chez la comtesse de Lireux?
lui dit Lésin en lui soufflant dans Toreille. Faites cela pour moi, et
d'ailleurs cela vous fera voir le grand monde.
— Â petit oiseau petit nid, répondit-elle.
Sur quoi il se leva et sortit, la tête basse, l'œil morne.
— Décidément elle aime quelqu'un, pensaitril, je saurai qui.
— Quel animal ! ne put s'empêcher de murmurer M. Cantarel.
Mais s'apercevant aussitôt qu'il venait de s'oublier, il dit à Jetta :
— Je parle de ce petit prince moldave que vous voyez là-bas et
qui n'a cessé de vous lorgner pendant tout l'entr'acte. Faut-il que
j'aille lui donner votre adresse?
Et l'enveloppant dans son manteau :
— Voilà, petite fille, ce que c'est qu'un ballet. Pour moi, l'Opéra
n'est pas un endroit où l'on s'amuse, c'est une institution, et je
considère les ballets comme le meilleur remède contre la supersti-
tion et les préjugés. Quand j'en ai vu un, je me sens meilleur.
Jusqu'au bas de l'escalier il développa ce thème sur un ton plein
d'onction; il parlait des jambes de M^* Rosella comme du saint
sacrement.
Il fut beaucoup moins onctueux quand elle lui,témoigna, quelques
heures plus tard,^son désir de rendre visite à mère Amélie et
qu'elle sollicita de lui cette grâce, qu'elle pensait avoir un peu
méritée. Il la rembarra, la^ renvoya bien loin, lui interdit de mettre
les pieds à l'hôpital, lui signifia que si elle contrevenait à sa défense,
elle enfreindrait les clauses du testament, qui stipulait qu'elle pas-
serait deux années entières dans le monde. Il ne manqua pas cette
occasion de pourfendre le jésuitisme, de flétrir éloquemment l'im-
moralité des réserves mentales et de la casuistique.
M*"* Gantarel, à qui elle fit part de sa déconvenue, l'engagea à
faire M. Yaugenis juge 'de la question en sa qualité d'exécuteur
testamentaire. Au même instant arriva un billet de l'ancien prési-
dent de chambre, qui avait appris que M*^' Maulabret faisait un
séjour à Paris et qui la priait de venir le voir. Sa tante lui prêta
son coupé et sa camériste, et elle se mit en route.
Trois mois auparavant, M. Yaugenis l'avait intimidée par sa gra-
vité un peu gourmée et par le strabisme intermittent dont il était
affecté. Elle ne l'aborda pas sans quelque émotion, mais il la mit
NOIBS ET BOUGES. 7&5
bien vite à Taise. M»« de Hoisieax n'était pas là, il pouvait se dis-
penser d'être solennel.
Elle lui soumit son cas de conscience ; il lui répondit en riant :
— Oh ! nous ne sommes pas si rigoristes I Un père de l'église
disait jadis à un homme qui n'aimait pas à faire maigre : « Mangez
un bœuf et soyez chrétien. » Je vous dirai : «Allez voir mère Amélie
aussi souvent qu'il vous plaira, mais ne négligez pas les vertus
mondaines. » Or c'en est une que de tenir sa parole, et vous n'a-
vez pas tenu la vôtre. Vous m'aviez promis de ne prendre aucune
décision grave sans m*avoir consulté, et j'ai appris Tautre jour de
votre tuteur, qui a tenté de me mettre dans ses intérêts, que vous
aviez refusé un parti brillant.
— M'auriez-vous conseillé de l'accepter, monsieur, vous qui m'a-
vez dit : Méfiez-vous ?
— Et je le dis encore. Aussi ai-je déclaré à M. Cantarel qu'il ne
devait pas compter 'sur moi... Ebl qui sait? peut-être avons-nous
notre candidat.
— Vous aussi? s'écria-t-elle d'un air si consterné qu'il se mit
à rire de plus belle.
— Oh ! rassurez-vous, je vous taquinais. Votre grand-oncle Anto-
nin, qui aimait à faire le bonheur des gens sans les consulter,
aurait sans doute été charmé de vous marier ; heureusement il pré-
tendait ne connaître aucun homme digne de vous. Mais il faisait
un peu moins de cas de M"" Vaugenis, et c'est sur nous qu'est
retombé le paquet... Et vraiment, puisque j'ai le bonheur de
vous tenir, je veux vous conter cette histoire. Il n'y a pas de meil-
leur juge de ce genre de questions qu'une jeune fille, quand
elle est désintéressée. •• Nous étions jadis un trio d'amis insépa-
rables, votre grand-oncle, un riche raflineur, M. Valport et moi,
votre serviteur. Ce cher Valport est parti le premier, laissant près
de trois millions à son fils qu'il avait toujours tenu de très court.
A père ménager fils prodigue. Pendant quelques années, ce beau
garçon,., car il est très beau,., a gaspillé son patrimoine et sa vie ;
heureusement les restes en sont bons. Ses aventures qui ont fait
quelque bruit chagrinaient beaucoup votre grand-oncle, qui l'ai-
mait comme son enfant; il ne se consolait pas de voir s'enrôler
dans l'armée des inutiles un jeune homme qui a de rétofie, beau-
coup de dons, le cœur et l'esprit généreux. Il avait juré de le sau-
ver en le mariant, et il ne le rencontrait jamais sans lui proposer
deux ou trois partis, mais il était toujours repoussé avec perte.
Enfin il imagina de jeter son dévolu sur une de mes filles : peu de
temps avant sa mort, il fit venir ce beau garçon et lui parla, sans
réossh: à s'en faire écouter. Quelques jours plus tard, notre bonheur
7A6 aETtiE aoB deux momdes.
ou notre malfamu* umt ma .fille svr le chemiii du monBlire, et voilà
un homme qui reçoit le coup de foudre.
— Le coup de foudrel répéta If'* UauhibnBt amc éteanement.
— Eh! oiri, c'est un je :n£ sais quoi. La mmnte d^^nwnt, on
allait, on yenait, on raisonnait fooninie tout te mande, on vaquait
à ses affaires «et i ses phasirs, ma regardait ies passKOB et qd s'i-
maginait que la rie consiste à passer. La minute dViprè^, an est un
autre homme, (on déraisonne, <on n'a plus te sens oanunsn, «t dans
tout Tunivers on ne yoit qu'elle. Gela s'appelle le coup de fondre...
Vraiment, nmdemoiselle, vousToyez un père fort embarrassé. Mi
fille a des doutes, des hésitations. Dois-je les combattre? Qui me
répond qu'au lendemain du mariage on ne retournera pas à Satan
et à ses pompes?.. Et puis ma fiUe n'a pas passé, comme yous, par
l'hôpital. On apprend à l'hôpital que l'homme qui se porte bien est
une exception, qull faut non*seulement s'accoutumer aux malades,
mais les soigner sans jamais désespérer de leur guérison, et qu'enfin
le plus noble des métiers est celui de guérisseur ou de gaéris-
seuse... Ma fille saura-t-elle prendre de l'autorité, de l'ascendant
sur son mari, le soustraire à l'empire de son passé et de ses habi-
tudes, venir nu secours de ses bons penchtms, l'aider à foomir
une carrière utile, à derenir un homme?
— Oh I monsieur, quelle bette œuvre ce serait I s'écrkt Jetta.
Et son visage parut s'illuminer.
— Fort bien I mais cette belle œuvre, savons-nous si cette jeune
fille est de force à Taccomplû*?
— Il faut qu'elle s'inilserroçe et qu'elle interroge anssi...
— Dieu, n'est-ce pas ?.« Oh I nous ne sonmes pas id dans le
café du Crapaud- Volant, on peut le ncMmner sans payer Tameade.
— Il faudrait surtout.*..
— Quoi donc ?
— Que cet honune..^
— Eh bîeni
— Qu'elle l'aimât, dit-elle en rougissant nn peu.
C'était la première fois qu'elle laissait échapper ce mot qoi lu
semblait redoutable et difiicile à prononcer.
— Ah ! oui, dit-il. Nous lisons quelquefois notre Nouveaa-Testa-
ment ; il j est dit « que l'amour est plein de bonté, que l'amoar
est patient, que l'amour ne se fâche pas, qu'il se résigne à toot,
qu'il croit tout, qu'il espère tout, qu'il supporte tout... » Gefaiiqni
a dit cela était né à Tarse et il s'appelait Paul ; mais certaines{;âi8
prétendent qu'il était visionnaire. Le point est de savoir si ks
femmes sont capables de ressentir ce genre d'amour et si H. Val-
port est digne de l'inspirer... Si je vous le présentais!.. Vous loi
tâteriez le pouls et vous m'en diriez votre avis.
1901M ET ROUGIS*. 7!Û
Ob I monsieur, répondit-elle aTee ua geste d'effroi, j'ai l'es-
prit si court !
^tre grand-onde affirmait quB voib aiviez: des yeux qui
vofaienlr courir let yeat*
Eile allait répliquer. L'entretien fut interrompu par ua doutes-'
tique, qui apportait une carte sur un plateau d'argent.
— Eh! bon Dieu, dit M. Yaugenis, j'oubliais que nous sommes au
25 mars. C'est le jour où les prisonniers prennent la clé des champs.
Et il présenta & JetUt la carte de visite, où elle lut la nom d'Al-
bert Yalport. Elle se lera. aussitôt pour se retirer, mstk^^ il. Vaugenis
la retint par la main, en lui disant :
— Rendei^moi un service, un grand service. le désire que vous
assistiez sans être vue à mon entretien avec mon futur gendre. S'il
lui échappe un seul mot qui vous déplaise, je romprai net avec lui.
Elle se récria en vain. Malgré sa résistance, malgré ses objections,
il la conduisit dans la pièce voisine, où il l'installa dans une bergère
et dont il eut soin d^ laisser la porte entr'ouverte, en faisant
retomber la tenture de velours qui la masquait.
— Vous voilà donc, mon cher Albert! s'écria-t-il l'instant d'après.
— Ehl oui, c'est md, mon cher président, répondit une voix
moelleuse et sonore qui fit tressaillir dans sa bergère M.'^* liaula-
bret. Je suppose que vous m'attendiez.
— Pas trop. Le seul Albert Valport que j'aie connu était un
jeune homme qui venait quelquefois q^uand on ne l'attendait pas,
mais qui ne venait jamais quand on l'attendait.
— Je vous en présente un autre qui est fort différent ; une régu-
larité ponctuelle est au nombre de ses vertus.. • Hais, je vous prie,
donnez -moi des nouvelles de M*"^ Vaugenis et de vos aimables filles.
— Tout à l'heure... Occupons-nous d'abord de notre aflaire, du
petit traité que nous avions passé ensemble... Avez -vous exécuté
toutes les clauses de votre engagement?
— S'il m'en souvient, je m'étais engagé à ne pas qmtter Bois-
le-Roi avant le 25 mars. J'y ai vécu seul comme un rat, je ne m'y
suis pas ennuyé, et j'ai sujet de croire que Fan prochain je serai
nommé maire de ma commune, ce qui causera beaucoup de chagrin
à ce cher M. Cornet, qui tient aujourd'hui la^ pTace.
— Si j'étais M"' Vaugenis, pensa Jetta qui ne perdait pas un mot,
je- me Tépouserais pas; il parle de ses engagemens sur un ton trop
dégagé.
Et CD s^examin^nt elle^m^étiie, elle découvrit qu'elle avait une
autre ndsen très secrète de souhaiter que ce mariage ne se £tt pas.
Elle n'eut pas le temps d'approfondir ce cas. Après une courte
pause, l'entretien avait repris, et malgré qu'elle en eût, elle écou-
tait de ses deux oreilles.
7A8 E£TUE DES DEUX MORDES.
— II y a cela de bon avec vous, poursuivit H. Yaugenis, qu'on
peut vous croire. On assure que la parole d'un Turc vaut dix signa-
tures; vous êtes un peu Turc par cet endroit... Répondez avec la
même franchise à cette autre question. La liaison que nous voulions
rompre 7. .
— Est à jamais rompue. Bien habile qui en rejoindrait les
morceaux.
— Et votre bayadère n'a pas tenté de vous revoir 7
— Elle est venue un jour à Bois-le-Roi ; mon concierge, qui est
un homme de consigne, Ta éconduite. Elle est revenue en costume
de chasseur; mon concierge, qui est un homme de flair, l'a recon-
nue sur-le-champ. Alors elle m'a écrit qu'elle mettrait le feu à mon
château; mon concierge, qui est un homme de précaution, a
dérouillé sa pompe à feu et fait quelques rondes de nuit. Mais une
semaine plus tard, elle m*a notifié, par une seconde lettre, qu'elle
me méprisait de toute son âme et que ce n'était pas moi qui l'avais
quittée, que c'était elle qui me quittait... Pure question de vanité...
Toutes les femmes de théâtre en sont là.
— Cependant votre abandon l'a rendue malade.
— Vous croyez cela 7.. Si vous lisiez les petits journaux, ils vous
auraient appris que, quinze jours après mon départ, elle s'envolait,
par un temps de glace et de neige, pour aller chasser le renard
en compagnie d'un landlord écossais. A mon vif chagrin, elle a r^>-
porté de cette fâcheuse expédition un rhumatisme articulaire. C'est
un vilain mal, mais le cœur n'y est pour rien. Au surplus, l'affiche
en fait foi, elle a dansé hier et elle dansera demain. Tout est bien
qui finit par des entrechats.
— Autre point encore. Vous vous étiez engagé...
— Oh I n'achevez pas. Je conviens que j'ai quelque chose à
me reprocher... Que voulez-vous ? Les yeux ont leurs fringales...
A deux reprises, je suis allé me promener à cheval dans les envi-
rons de Gombard.
— Gombard I dit à demi-voix M*^' Maulabret en se redressant.
— G'était Lindor, moins sa mandoline. Mais je n'ai pas été payé
de mes peines. Une fois, j'ai entrevu de loin, au travers d'une grille,
un joli capuchon gris, doublé de bleu, qui arpentait solitairement
une belle allée de parc. La seconde fois, je n'ai rien vu du tout...
Mais, pour tout dire, j'ai encore un autre péché sur la conscience.
Je savais, pour l'avoir appris de bonne source, qu'elle adore les
chrysanthèmes ; j'ai succombé à la tentation de lui en envoyer un.
Jetta ressentit un long frémissement; son ombrelle, qu'elle anit
posée en travers sur ses genoux, roula à terre; heureusement un
épais tapis de Turquie amortit le bruit de la chute.
— G'était de moi qu'il s'agissait I pensait-elle, tout éperdue.
NOIRS ET ROUGES. 7A9
Et aussitôt elle porta ses deux mains sur son cœur, qui palpitait
si fort qu'elle craignait qu'on ne l'entendit battre de l'autre côté de
la mursiJJe.
— \'os péchés méritent quelque indulgence, reprit M. Yaugenis...
Ainsi vous l'aimez toujours ?
— Belle question!.. Autrement, serais-je ici?
— Et qu'y a-t-il donc en elle qui vous plaise tant 7
— Vous êtes vraiment trop curieux, ne m'interrogez pas à ce
sujet. Pour la première fois de ma vie, j'aime sans savoir pourquoi,
et voilà le véritable amour, le seul qui dure.
— EdGd, vous avez passé trois mois sans la revoir, et on ne
peut pas vous appliquer le proverbe : Loin des yeux, loin du cœur.
— Ne me faites pas meilleur que je ne suis. J'avais avec moi son
portrait.
— Un portrait volé?
— Un portrait de contrebande. Le jour où celui que nous regret-
tons, vous et moi, s'avisa de me parler d'elle, je ne lui fis pas la
grâce de Técouter, et pourtant une curiosité me prit. Je me rendis
dans son hôpital, sous le prétexte de m'informer d'un malade qui
ne s'y trouvait pas. L'interne était absent, on me dit que lui seul
pouvait me renseigner. J'attendis, et tout à coup j'aperçus une
sœur blanche, agenouillée aux pieds d'une vieille femme dont elle
pansait les deux jambes. Tout occupée de son travail, elle n'avait
garde de se douter que si près d'elle il y avait un homme sur qui
elle venait de jeter un sort et qui se disait : a Elle sera à moi ou j'y
perdrai la vie. » Je me réfugiai dans l'embrasure d'une fenêtre, je
tirai de ma poche un calepin, vous savez que j'ai le crayon facile.
Une religieuse vêtue de noir vint à passer et me jeta un regard
foudroyant. Je remis mon calepin dans ma poche et je m'esquivai...
Je l'ai terminé de souvenir, ce portrait, et je vous le donne pour
un chef-d'œuvre. ,
A ces mots, M. Vaugenis s'écria :
— Beau sire, étes-vous bien sûr que c'est de la femme et non de
la robe que vous êtes amoureux ?
— C'est une question que je me suis posée à moi-même, répon-
dit-il avec un peu d'hésitation. Mais en me rendant à Bois-le-Roi,
je l'ai rencontrée dans une gare; elle n'avait plus sa robe de laine
blanche, et j'ai su à quoi m'en tenir... Mais en voilà assez; j'ai
rempli mes engagemens, à vous de remplir les vôtres.
— A quoi me suis-je engagé? répondit M. Vaugenis. A observer
une neutralité bienveillante. Depuis que je ne suis plus président,
je décline les responsabilités... Hélas I mon cher ami, je prévois
beaucoup de difficultés dans cette affaire.
— J'y compte bien. Il faut toujours acheter son bonheur, et les
750 BETUE DeSHEnaE* MORKS.
I
diiBcultéa sont le se) de la ine... Je le» eomnis» ou je les devine;
j'en Tiendrai à bout:.. JUais quand doue me présenterez-vous?!!
n'est que mardi, M"'" Vaugenis reçoit-elle toujours le yadi mtJ
J'ai appris à Combard que M''" Maulabret e«l àr Paris. Sera-(-dt^
ici après-demain ?
— Je lui en ferai la proposition... Mai^st elle vous refuse, qae
ferez-vous?
Il se leva et repartit avec un accent demi-moqueur, demi-sérietn :
— Si elle me refuse, mon cber président, je vous épouvanter»
désormais par Ténormité de mes crimes, et je rendrai M. Goinet le
plus heureux des hommes, car il sera maire à. perpétuité.
Il ajouta d'un ton plus grave :
— Soyez neutre, mais soyez bienveillant. Ma situation ne vous
paralt-ellu pas intéressante ? Pour la première fois mes intérêts,
mon bon sens, mon imagination, mon cœur, tout est d'accord...
Dites, je vous prie, à cette charmante fille que je l'aime avectoate
ma raison et avec toute ma folie.
— Et là-dessus vous partez ?
— Je ne pars pas, y. me sauve, répondit-il en se dirigea, t vers la
porte. Avez-vous jamais étudié les chenilles 7 Quaud elles s'apprê-
tent à accomplir leur métamorphose, à se transformer en chrysalides,
elles n'ont plus goût à rien, elles ne mangenl plusv elles ne tien-
nent plus en place, elles sont inquiètes, remuantes, agitées... Je
suis une chenille qui se dispose à filer son cocon, et je vais tâcher
de me procurer par beaucoup d'agitation le san^froid dont j'auru
besoin après^lemain.
A peine M. Yalport fut-il sorti, l'ancien président s'acbemioa
de son pas grave et mesuré vers la pièce attenante. Il y trouva
AP" Maulabret debout, pâle, tmmc^e. Il lui tendit la maÎD, elle
ne s'en aperçut pas. Il s'écarta pour la laisser passer ; elle ne s'ar-
rêta que dans l'embrasure de la fenêtre. Elle croyait revoir cette
ravissante créature en robe rose qu'elle avait tant admirée la veille,
et elle se disait : « Quoi donc ! c'est à moi qu'il la sacrifie, à moi,
Jetta Maulabret I » Il lui semblait que c'était un conte de fées, et
sa figure exprimait une épouvante mêlée de joie, une joie mêlée
d'épouvante. Certunes peurs ont leurs délices. Puis elle regarda
dans la cour ; elle aperçut un phaéton, attelé d'un beau cheval
bai brun, que gardait un groom. M. Yalport parut. Il s'élança sur
le siège, et le groom lui renaît les guides. li toucha et en mêoe
temps il leva les yeux au ciel pour examiner un nuage noir qui
promettait une averse. Le cheval fit un bond, une étincelle jaillit
du pavé, et il parut à Jetta que quelque chose d'elle-même tour-
nait avec ces roues, bondissait avec ce cheval et s'en allait avec
.K0IR8 £T BODGBS. 751
cette voiture bien Icmi, Uen loin, dans un psys rkmoBnu .d'où l'on
ne revient pas,
M. ?augenis lui toucha légèrement te 'bras et lui dit :
— Vous ^yez que je ne l'ai pas ménagé, qpie je l'ai mia à la
question? a-t41 laissé échapper cfselque '«venqui tqi£s ait déplu?
Bile ^arda le ailence.
— Ahl oui, reprit^il, ce serait, vous le disiez, une ix)nne et beUe
œuTre; mais vous le disiez aussi, il faudrait qu'elle l'aimât.
— C'est impossible, flt-elle d'une voix sourde... Je ne suis plus
libre.
— Vous n'avez pas encore prononcé vos vœux.
— C'est impossible, répéta-t-elle sans lui répondre... Ahl mon-
sieur, dites-le-lui, je vous en conjure.
— Il ne m'en croirait pas, et je ne puis vous épargner l'tamui de
le lui dire vous-même... Vous savez qu'il sera ici après-demain.
Y viendrez- vous?
— Oui, monsieur, dit^elle tout bas. — Et elle prit congé de lui.
Il lui fallut plusieurs minutes pour arriver au bas de l'escalier ;
elle s'entretenait avec une ombre, avec un grand vieillard au corps
puissant et osseux, qui n'était plus et r;ui pourtant descendit à côté
d'elle deux étages marche après marche. Elle lui disait:
— Vous êtes vraiment cruel, Qu'avez-vous inventé là pour me
tourmenter ?.. C'est donc un défi, une bataille?.. Âhl vous la per-
drez.
Mais le vieillard qui n'était plus souriait et «semblait répondre :
— C'est ce que nous verrons.
XIY.
Les jeudis de M. Yaugenis se composaient de deux ou trois actes.
On faisait d'abord de la musique; voix et mstmmens, les artistes
étaient de premier choix. Après cela, l'un de ces messieurs de la
Comédie-Française et l'une de ces dames récitaient une saynète ou
on dialogue en vers ou un proverbe à deux peraonnages, en tai-
sant soigneusement le nom de l'auteur; mais on le reconnaissait
aisément, cet auteur. Il se tenait blotti dans un coin et comme
ramassé, comme tassé sur lui-môme, nerveux, le front moite,
l'œil luisant. Il affectait le plus souvent une gravité sévère, il sem-
blait rebuter son plat et Jbouder son écuelle, il avait l'air d'un pâtis-
sier qu'(m oblige malgré lui à manger ses gâteaux. Toutefois,
quand on applaudissait aux bons endroits et que la pièce avait du
succès, et elle en avait toujours, il consentait à se dérider, à deve-
nir indulgent, il faisait à son public la grâce d'être un peu de son
avis. Puis il prenait les gens par le bouton, leur demandait d'une
1
752 BETDE DES DEUX MONDES.
façon câline, insidieuse : « Que vous en semble? » Heureusement
sa diplomatie était transparente, et tout le monde so tenait sur ses
gardes ; les anciens présidens de chambre eux-mêmes ne sont pas
auteurs impunément. Gomme la musique et les proverbes ne suf-
fisent pas au bonheur de la jeunesse, cinq ou six fois dans I*hiver,
à la vive satisfaction des trois demoiselles Yaugenis, la soirée se
terminait par une sauterie au son du piano, dont les pères tâchaient
de se consoler en jouant le whist avec acharnement, après qaoion
soupait.
Quand M"* Maulabret, accompagnée de sa tante, parut vers dii
heures chez M. Yaugenis, on la regarda beaucoup. On se disait :
Qui est-elle ? — et son histoire eut bientôt fait le tour du salon.
Elle avait une rose thé dans ses cheveux et une robe blea pâle,
qui faisait autant d'honneur que la robe de surah à la coutariëre
de M°* de Moisieux ; c'était un chef-d'œuvre de simplicité coûteuse.
On admira surtout ce charme mystérieux, cette exquise souplesse
qu'elle ne devait à aucune couturière et que son âme communiquait
à son corps. Son émotion, dont M. Yaugenis avait seul le secret,
ajoutait à ses grâces. Elle était venue chercher dans un salon sa
destinée, et elle marchait en tremblant à sa rencontre.
La musique est un art qui dit ce qu'aucune langue ne peut dire;
il y a dans l'âme humaine des profondeurs qui se taisent, elle prête
une voix à leur silence, et nous connaissons par elle ce je ne sais
quoi qui est en nous et qui ne parle pas. Elle a aussi cet avantage
que chacun l'interprète à sa façon ; chacun peut s'imaginer qu'elle
lui raconte sa propre histoire. On jouait un adagio de Beethoven.
Les violons exécutaient un chant divin qui semblait pointer vers
le ciel bleu et se bercer dans l'espace. Il célébrait des joies cachées
et muettes, d'ineffables délices. Il parlait d'une novice d'hôpital
qui s'était figuré longtemps que les pauvres et les malades suffi-
saient à remplir son cœur ; elle avait découvert subitement qu'ai-
mer tout le monde, ce n'est pas aimer, elle venait de rencontrer
celui qu'elle cherchait sans le savoir, et elle entendait une voix
qui criait : « Dites à cette charmante fille que je l'aime avec toute
ma raison et avec toute ma folie. » Tout à coup l'alto gémit, le
violoncelle gronda. L'air s'était obscurci, un orage s'annonçait, il
éclata. Mais le soleil reparaissait par intervalles, et le chant divin,
semblable à une colombe qui a reçu la pluie et qui secoue son aile
trempée, s'obstinait à repartir pour le ciel. La tempête redoubla de
violence, elle poussait des rugissemens rauques et farouches, et
bientôt, éperdue, haletante, la colombe retomba sur le sol, blessée
à mort. Il parut prouvé que les fêtes du cœur ne durent qu'uo jour,
que le fond de la vie est un inexorable refus, et que tout se termine
par la victoire de quelque chose dé sourd, d'implacable et de
NOIBS ET ROUGES. 753
morne que l'homme appelle, selon les cas, le destin ou le devoir.
Mais, miracle I quand tout semblait perdu, le chant repartit plus
pur, plus suave, mêlant à son angélique douceur l'accent d'une
certitude triomphante ; la colombe avait ressuscité, elle planait au
haut des airs, l'aile étendue et immobile, le destin désarmé avait
lâché sa prisonnière, qui le bravait.
Quand les violons se turent, M"* Maulabret s'aperçut qu'elle
avait rêvé, que rien de tout cela n'était arrivé, qu'elle se trouvait
dans un salon brillamment éclairé, où étaient réunis beaucoup
d'hommes en cravate blanche et beaucoup de femmes très parées,
mais qu'on ne voyait aucune colombe voler autour du lustre, et
que pour le moment elle avait devant elle un domestique qui se
baissait pour lui présenter une glace sur un plateau. Elle la prit, et
tout en portant sa cuiller à ses lèvres, elle s'avisa qu'une femme
assise près d'elle et coifiée d'un oiseau la regardait d'un œil dur,
malveillant. C'était une mère dont la fille avait les épaules pointues
et qui s'en prenait aux épaules de M*^' Maulabret. L'instant d'après,
hommes en cravate blanche, et femmes parées, malveillantes ou
bienveillantes, elle oublia tout. Un frisson l'avait saisie, elle était
sûre qu'il venait d'arriver, qu'il était là. Elle tourna légèrement la
tête à droite. Il lui apparut, debout près d'une porte et promenant
autour de lui ses yeux d'aigle qui cherchaient leur proie et qui
s'allumèrent en la reconnaissant. Elle ressentit comme une secousse,
les oreilles lui tintèrent, les battemens de son cœur Tincommo-
daient.
M. Valport s'était approché de la femme coiffée d'un oiseau; il
lui parlait d'un ton animé, avec une gatté fiévreuse.
— Que faisiez-vous donc à Bois-le-Roi 7 lui demanda-t-elle.
— Dans le temps qui n'était pas chaud ?.. Foi d'animal! j'y chan-
tais.
— Et vous comptez danser maintenant?
— Dès ce soir.
— Avec qui donc ? Il n'y a que les petites filles qui dansent ici.
— Et les mères me mettent à l'interdit?
— Non, mais elles se feraient scrupule de vous mettre en péni-
tence.
Il allait répliquer, quand M. Vaugenis, ayant frappé les trois coups
du régisseur, annonça que la pièce en un acte qu'on allait repré-
senter était intitulée : A homme qui change ne demandez pas paur^
quoi.
Albert se pencha vers la femme à l'oiseau et lui dit en riant :
— Yôilà un proverbe, madame, qui me dispense de vous ré-
pondre.
lOMi xui. — 1880, 48
76ft BETUl MB DEUX MORDES.
Et ils se turent l'un et raiitre« U repnésantatmi commenpik II
est heureux que M"* Mimlabreit M m fii4 pas obwgéd d*«i rAdre
compte (kns ua jounial ; soft feuilleton elkt été sioguliëmMut dé-
oouBu et iDCohéDent» Malgré sa bonne volomè, élke n'écoulait que
d'une <»ieilk ce petit acte bâiWeKMnt pMidu, fruit (Tune Terre
facile qui ignorait les difficultéai quand on n'oÉt pas du métier,
•n ne doute de ricn^ Il ne laissa pas d'avoir beaucoup de suttès,
grâce aux bons mota dont il foisonnait, .grâce surtout k d'excelteos
acteurs qui faisaient tout taloir et (fui donnaient à M. Yaugems le
fingt pour osnt de son oapitai* Us'agiasait d'un jobtn sur le rotsor,
qui se retife à la campagnei où il vit en eroÂte et en grigou. 8od
valet de chambre s'étonne de le trou^ver un matin faisant «a bute,
il s'étonne encore plus <de tow lea ordres qu'il regoitç en un din
d'œil Yoilib un tran de maison réformé, c'est plaa qu'une réforme,
c'est Une lévolutioUé Survient une charmante veuve du voisiaage,
qui demande le pourquoi de cas .grands changemens^ Le rdun
hà on donne des espUcations fort saugi<ennes et finalement hii
fournit la vraie en tombant à ses genoitf. Il y avait là dedans bein-
coup de flèches, de flammesi, de carquois* D'habitude^ les magifl-
trats qui font du théâtre retardent d*ufi aiède, ils en aont encore i
Dorât.
Cette intrigue était ÙM simple et .parut cependant très compli-
quée à M^'' Maulabret; elle 7 mêlait toute son histoire. Au momsDC
où rex^ermite tomba aUx pieda de ia charmante veuve, elle éteit
occupée à se dire : « Je suis arrivée ici résolue à lui ôter tonte
espérance, à lui déclarer que c'est impossible. 0 mon Dieu, veaez-
moi en aide, et dans quelques heures tout seira fini, à jamais fini 1
Elle fut bien surprise d'entendre le I^ros de la pièce poosser un
grand cri de joie et de le vioir baiser avec effusion lea mains d'one
jolie femme, au cœur compatissant, qui se décidait à couronner sa
flamme.
Quelques instans plus tard, elle vit arriver M. ViSAigeniat qui lui
offrit son bras pour la conduire au buffet. Sur son refus, il s'assit
auprès d'elle. Par bonheur; il ne lui dit pas : « Eh bieni que vous
on semble? » Si auteur qu'il fût» il i^mpathisait tMO^ atvecses émo-
tions pour exiger d'elle des complimens. Il lui dit tout bas :
— Avec-vous Ml dos réflexions depuis a/vanirhier7v« Étes^tous
toujouBS déterminée à dire non?
— Plus que janaisi répondit-elle doucement.
— Alors armez-vous de courage. Vous avez affaire à forte paitis.
En ce nM>ment| M. Cantorel se dii(K)aadt à scNrtir du salon pour
aller s'asseoir à une table de wbîsL II fit un crochet» s'approcha de
M. Yaugenis et lui dit :
-^ Jfealfinds la rittwmelie û(i» quadFÎlte*. ObligQ&rla ik danser.
J'ai b.MÎ{Ue liorrewr des Mllrtsi mantitei
IL VaugwU la regarda s'ékÂgpera pwh ee> peUwimaii.t vevs
Jetta s
--^ U n'est fi«t ^ iMoiM^ huiMur, et il y a deq^oL Cast une his-
toire qu'on m'a contécu U s'éi^t reuda cette après^^iaidii ài l'hôtel
Drouot» où I'qq vwdftit une guérie à» uhleeux suepecta; U y avait
dans le noml»^ un Fragonard. kl faisait tacte chaud, et peut-ètr^e
ainsi availril iiNiik Inea d^noé ; bcef» M* Cantarel e'asAOMpit, Kn
bout de fttdciuea moutea, le oomniiaaaiFiHpnaefir, haussaa^ le ton.»
s'écrie : f IL me semblée 91e (pslqu'un a. offect deuae mille. » I^e
doimsiir ^ réveilla: hmsquecneiil en i^baM la tftte., « ii^ugé !
dit l'autre. » Et on lui présente aoo balWtiA qu'A ew^ebe «ms
trop sftww ce qu'il fait. HaUteureusesHSit». sen eype^t lui a déclaré
qae sa peinture n'était qu'une oapie. Il est désagréfthle d'acheté?
de faux Fragonard en doffmant, ea déchasge son dépHsur sa pupille,
on la traite de cellet moati... Mais à propos, tous ferie^-venis quel-
le acrepule die danser?
~ Aucun, di^eUe.
— Fei^t bien 1 car je ne dejs paa vma diasinimter que ll« Yalpert
vient d'engager les tirois dwioiaeUea Vaugenie^ qui aeac fort émws
de leur «ventiure* Il a sans dûote son intention. Ne 4isait41 pas
i autre jaur qu^il iiaut toujoui» acheiler sen bonheur?
— Pure oalomnie ! s'éoria M. Valpert« en apparaiasani soudaia.
J'ai trop de goAt, men cher président» pour ne pas tuemyer Yos filles
charmantes, la danse m'amuse ce soir comme un écolier, et je ne
vois pas qudle arriëreipenaée. . «
^ Allandi iant mieux 1 interrompit le président, ear je dais vens
préreinr que Bi^* Haulahret ne daase peint.
Albert raenla d' Wi paS|. et il dit 4 M« Yangenîs , en regardant
Jetta :
-- Tiresrnaoî d'embarras, je yens ptie. J'ai en la bonne chance
de rencontrer W^ HaulaJiHiet, nais je n'ai paa en Vhonneuir de Uti
être présenté*
Jetta ayait de nouyean des bourdonnemeîna daasi lea oreilles. La
voix de M. Yalport lui arriyait comme de très lein, et quoiqu'il £(^
à trois pas d'elle, il lui semblait qu'il 7 ayait enlpre eun loute la
longuani; d*itB salon.
— IfademoiseUe» dit le yréisident, permrttaz^^nei dm youa pré^
senter M, Albert Yalport, qui était l'enfant gâté de yotre grand-oncle
AntODÎn,
<— * 11 nous aimait tous les deux, mademoisette, reprit A&ert,
mais dana l'aSection qa'M avait pour tous, il entrait beaucoup
d'admiration^et dans eelie dont il m'honorait.beauoimp d'inditigenee»
756 BBTUE DES DEUX MONDES.
— Vous êtes son héritière, s'écria M. Vaugenis, et son indul-
gence fait partie de sa succession. Faites donc à M. Yalpon la
faveur de danser une mazurke avec lui« quand toutefois il se sera
acquitté de ce qu'il doit à mes trois filles, qui lui plaisent tant.
— Y consentez-vous, mademoiselle? demanda Albert. Selon qu'il
vous plaira, nous danserons ou nous causerons.
Elle s'inclina en signe d'assentiment. On lui offrait la bataille,
elle l'acceptait. Elle s'était rendue maîtresse de son trouble, elle se
sentait plus forte. Il lui parut que son entreprise était plus facile
qu'elle ne l'avait pensé; elle était presque certaine d'en sortir à son
honneur, elle augurait bien d'elle-même et de l'événement.
— Ehl qu'est-ce donc? cria M. Vaugenis à l'une de ses filles qui
traversait précipitamment le salon.
— Il m'est arrivé un malheur, répondit-elle en lui montrant la
traîne de sa robe qui s'était déchirée sous le pied d'un maladroit.
— C'est un malheur qui sera bientôt réparé, lui dit Jetta.
Et se levant aussitôt, elle suivit la jeune fille, qui la conduisit
dans sa chambre , en lui faisant traverser la salle de billard,
laquelle servait de fumoir et, par miracle, se trouvait vide. Elle
se fit donner du fil, une aiguille, se mit bravement à l'ouvrage.
Cette occupation lui venait à propos. Les petits accidens de la vie
ordinaire font une diversion bienfaisante aux grandes crises de
l'âme ; on est heureux de se persuader pendant quelques minutes
que la difficulté la plus grave qu'on ait à résoudre dans cette vie
est de faire une reprise à une robe sur laquelle un maladroit a
marché.
Dès que sa tratne fut en état, M"' Vaugenis s'enfuit pour aller
retrouver son danseur. Jetta, à son tour, allait rentrer dans le salon,
quand quelqu'un, se présentant inopinément sur le seuil de la salle
de billard, lui barra le passage. C'était le marquis Lésin de Moi-
sieux. Comme M. Cantarel le tenait au courant des faits et gestes
de sa pupille, il s'était résolu à venir la retrouver chez M. Vauge-
nis pour y poursuivre la petite information judiciaire qui l'occu-
pait. Le président l'avait invité jadis à ses jeudis ; goûtant peu la
comédie et la musique, il n'y était jamais allé, mais cette fois l'oc-
casion lui parut bonne. Il venait d'arriver, au grand étonnement de
M. Vaugenis, qui, en le présentant à sa femme, loucha encore
.plus que d'habitude. Tandis que son œil droit souhaitait la
bienvenue au jeune marquis, son œil gauche (Usait à M"* Vauge-
nis : (( D'où nous tombe ce fâcheux? » Lésin s'était mis aussitôt en
quête de M'^* Maulabret, il l'avait cherchée de salon en salon et
avait fini par s'adresser à M. Cantarel, qui, n'ayant en tète que sa
partie de whist, l'avait éconduit et même rabroué. Il s'en était con-
solé en buvant deux verres de punch et, faute de mieux, il venait
NOIRS ET BOUGES. 757
paseer un quart d'heure au fumoir. Il fut très surpris d'y trouver
M"' Maulabret.
— Ohl bien, dit-il, je suis un peu comme ce berger des Mille
et une Nuits... Diable de nom! comment Tappelez-vous?.. Il était
parti pour chercher les ânesses de son père, il oe les trouva pas,
mais il rencontra en chemin un quidam qui le fit roi.
— Ce berger des Mille et une Nuits était Saûl, fils de Kis, et ce
qaidam s'appelait le prophète Samuel, répondit- elle d'un ton gla-
cial.
— Peut-être bien... Le fait est que j'arrive au fumoir pour y
fumer et que je vous y trouve... Que diable y ôtes-vous venue
faire?
Et son regard furetait sous les meubles comme pour y chercher
le mot de Ténigme. Elle lui fit signe de s'écarter pour la laisser
passer.
— Oh! que non pas, dit-il. Puisque je vous tiens, je ne vous
lâcherai pas avant que vous ayez répondu à une ou deux questions
qui me tracassent. Je vous ai déjà tenue une fols, c'était dans le
parc de M. Cantarel, mais j'ai été dérangé par ce petit Lara, que je
ne puis souffrir et surtout par ce satané furet qui n'a pas voulu sor-
tir de son trou... Ici il n'y a ni furets ni Lara, et j'entends m'ex-
pliquer jusqu'au bout... Estril vrai, comme le dit ma mère, qae
vous ayez refusé de devenir marquise?
— M""* de Moisieux n'a jamais dit si vrai, répondit-elle.
Et pour la première fois depuis qu'elle était au monde, sa figure
exprimait la colère et le mépris. C'est qu'elle pensait à l'autre, à
celui qu'elle ;allait refuser, et qu'elle se disait : « Quand je le
refuse, lui, c'est me faire trop d'injure que de me croire capable
d'accepter l'homme que voici. »
Il sourit et haussa les épaules. Il ne croyait pas aux scrupules
des femmes, ni à leurs maladies ni à leurs colères.
— De deux choses l'une, reprit-il : ou bien c'est M"* Cantarel
qui vous a monté la tête,., elle ne m'aime pas, cette femme, je n'ai
jamais pu savoir pourquoi...
— Elle a peut-être ses raisons, mais je ne les connais pas et je
ne l'ai point consultée.
— Alors c'est que vous aimez quelqu'un?
— De quel droit m'interrogez-vous? répliqua-t-elle, ne maîtri-
sant plus son indignation.
Et elle allait tenter de forcer le passage, quand elle vit appa-
raître M. Valport, qui la regardait d'un œil étonné. Il dit à Lésin :
— Permettez!
Celui-ci fit un demi tour à droite, et Albert entra.
— Mademoiselle, la mazurke va commencer, dit-il à Jetta,
759 REYUB M8' HEVX MRn8«
Ees sots, lorsqu'fls'sant «noupeiix^ ont de 89bîtesiciaîr¥0Y8Me&.
Lésin ne s'écria pas comme Archimëde : «J'ai trouyë! » Use com*
tenta cfe se £re' à lui-mêkne i « VmHl non' bomme^ c'est loL »-
Eir reprenant position sorle senil:
— J*en suis fâché pom* yoirs, monsieiirY mais W^ Mauhkret ne
dansera pas cette mazrrrke arree Tonsir
ATbert; stupéfait, le considéVa im imttat dfepuîs ses bottines ver-
nies jusqu'à la racine d<e ses cberefK; il semblait; prendre- satt^
sure.
— A; qryi aî-je ITieranew de pariferî lui dit-ilu. Ah l si je* ne œe
trompe, c'est an marquis de Môisieux..^ Veuilier; monsieur, m'en-
pliquer pourquoi M"* Maulabret ne dansera pas cette mazurke amt
moi.
— Elle m'k d'éi&taré^, il y a trois Jours, cpieWB ne dsisait pes^ Si
elle se ravise, c'est avec moi d'abord qu'elle dansera.
— Eh I ne savez-vons pas qii« inconséquence est le premier des
droits de Thorame et mirtovtde la fèmmsl lai répondit dTim toa
méprisant.
Et il offrit son bras k J^ta, qui, sentant ses jambes flâefair sois
elle, lui dît r
— Oh! je vous en prié, excnsei-iDoi%.. Je me sens lasse.
B fronça ses* ombrageux* sourdlsr et se mordit les le vies*.
— Je respecte votre lassitade^, dh^-ih^ mais je voudtais être sur
qu'il n'y a personne ici qui- vous^ fasse pear.
*- Le premier droit #tine femme est d'avoir peur, réplitfoa Lfiiin
en ricanant.
Un édlair jaitli! âe la prunelle' d'AlIbePtr mois ses^ yetn reneoQ*
trërent le regard suppliant de Jetta. Ge* regard lui disait r a Vous
prétendez m' aimer; je vous en conjure, faitea-moi le sacriéca de
votre juste colère, m
Il réussit non sans peine à se maMrîser et Bème* à, sourire, et
s^ihdinant devant Lésin r
— Mon cher marquis, dit^l , vous êtes beaucoup trop fin pour
moi, je renonce à déchiffrer vos énigmes.
— Je suis {H'ét pœrtant, s'^écria Lésin en se dreasanl sar ses
ergots, à vous donner tous les genres d'eaplioatioaa qv'ili voas
plaira de me demander.
Heureusement les éclats de sa veûr amsnt été entenAis^; ie
maître de la maison s'empressa d'accourir.
— Mon cher mnsieut, di^^il à ce eoq quii battait de l'ailbt per-
metlei^inoi de vous présenter à la fbnmm de rnatre premier secré-
taire à l'ambassade de Berlin. Elle y a beaucoup entenda parler de
vous et brûle du désir de fltiie votre coanaiesaaceL
— Serait-ce par hasard une épTgramme^ se demanda léain, qui
HOIRS m BOUGB&. 7fi9
était disposé à cberchcr querelle à tout le mofide» Mais Titir gi^ave
et^nik de M. Ymugeois et ses manîëFes solssnelles fe raœuitèiient,
il oonseatit 4 se laisser emmeaer par l«i.
M. Yalport était frémissant; il sentait mm sang beuillonner, sa
tète couvait un orage« Quand il eoA raiDené Jetta dans le pre^iier
stIoD, BTisant une fcanxfuette abondomiée, il J'y fit asMoir et s'assit
(Wprës d'elle. Puis^ d'une Toix saccadée :
*^ Je dois dsfnc renoncer au plaisir de danser avec tous?
— Oh 1 tous y perdes bien peu, dit-elle ea s'efforçant de sourire.
Je suis une triste 43)086036.
— Et TOUS eiigez aussi^ reprit-41 ea pesant sur ses mois, que le
prenne mon parti de ne pas deoMMider à M*, de Moiaieux les espli-
cations qu'il m'a offertes si libéraiemenS?
— Oh I de grâce I dit-eile afec un geste d'eCnoi«
«^ Soit, mais il me semble que tact de docilké et tant de rési-
gnstim mérilent quelque récompmse.
Qœ pouvMt^Ue répondre 2 £ile s'était sentie de fOToe à Taincve
le cliarme, mais elle n'avait pas prévu l'incident qui venait de se
produire. Au charme s'élaîi jointe la peur, et, comme l'avait dit
Lésin , les fenimes ont droit d'aToir peur ; em vérité , c'était trop
que deux ennemis à la Ibis. Elle entendait dans la pièce voisine,
doQt la porte était ouverte à deiu battons, la musique tour à tour
vive et te»dre d'une mazurke. £Ue voyaît passer et repasser des
jeunes gens qui n'avaient pas d'autre occupation ni d'audre souci
(pie de se tréotousser en cadence, de bien porter lieur tète et d'ar-
rondir leurs coudes. Elle voyait tournoyer des robes blanches, des
robes roses, des robes bleues qui tantôt balayaient nonchalasiaent
le parquet, tantôt fouettaient l'air comme agitées par le frémisse-
ment du plaisir et le tourbillon du monde. Et pendsitt que ces
insouciaos et ces heuireux travaittaient à leur amusement, assise
sur une banquette de inelours qui lui faisait l'eiFet d'une vaste et
Dedootable solitude^ elle avaift à répondre à des questions qui n'ad-
mettaient pas de répense;; elie se trduvait aux prises avec l'ii^-
connU) aT6c le mystère, aTec un fier et beau visaige qui exprimai t
en Blême temps la douceur, et la menace^ avec son propre cœur
qui demandait grâce, avec sa coiBoienoe <pri s'alarmait, avec son
imeginatlofu aSeiée (pii lui mentoait dans un bois deux hommes se
bittaayt pour lelle. Socis quelle étoile était-elle donc née? Depuis
qu'elle était parvenue à l'âge de la réflexion , ses yeux n'avaient
'^ que des -dvoses tristes, ses oreilles n'avmieist entendu <iue des
piroles effrayantes, elle avait reçu pour lot l'étemel labeur et 1'^
ternel souci ; d'un danger elle tombait dans un autre, et par suc-
croit, la fatalité venait de Ja prendre oemme dans un trébuchet.
i/oieeau avait beau s'effarer, se débattra et faire dix fois le tour
760 REVUE DES DEUX MONDES.
de sa cage, il laissait aux barreaux qui Temprisonnaient sa plume»
aes ongles et ses cris , sans trouver une issue pour s'envoler. Et
cependant le piano faisait résonner ses accords, les coudes s'arron-
dissaient, les robes tournoyaient.
— M. Yaugenis m'a confessé ses perfidies , poursuivit le beau
jeune homme, aussi impitoyable qu'amoureux et qui n'eût renoncé
pour rien au monde à poursuivre les avantages que le hasard
venait de lui assurer. Vous avez tout entendu et vous savez qui je
suis. Vous savez aussi que je peux invoquer en ma faveur le vcea
suprême de quelqu'un qui vous aimait beaucoup. Vous savez enfin
que vous tenez dans vos mains le sort d'un homme... Je suis bien
peu de chose, mais c'est quelque chose qu'un homme... Écoutei-
moi, je ne demande pour ma récompense qu'un peu d'espoir.
Était- il donc écrit que rien ni personne ne viendrait interrompre
ce funeste entretien ? Elle jeta un long regard de détresse à sa
tante, assise à l'autre bout du salon. Mais M"*"" Cantarel ne s'occu-
pait pas de sa nièce, elle s'entretenait avec un respectable vétéran
de la magistrature qu'elle avait vu souvent chez son père. Elle se
retrouvait en pays de connaissance, la joie de parler du passé avait
triomphé de sa torpeur, elle causait avec animation, presque avec
feu. Il y a des arbres dont la gelée a découronné la cime et qui ne
laissent pas de reverdir par le pied; il y a des âmes desséchées
au froid contact de la vie qui de temps à autre rajeunissent par le
souvenir.
— Un peu d'espérance, continua M. Valport, est-ce trop deman-
der?
Elle eut la force de répondre :
— Impossible! impossible!
Il changea de visage et dit :
— Vous voulez donc me rendre toute ma liberté 7. . J'en ferai on
usage que sans doute je regretterai moi-même.
Ces mots pouvaient avoir deux sens, mais comme en les pronon-
çant il avait jeté un regard de côté sur Lésttn, dont on apercevait
près de la cheminée la tête rousse et le dos cambré, elle frissonna
de nouveau à la pensée que deux hommes iraient sur le terrain à
cause d'elle, et sa gorge se serra.
— Dites : Peut-être! et je partirai content, poursuivit-il d'une
voix à la fois insinuante et impérieuse... Oh! je vous en conjure,
dites : Peut-être !
— Peut-être ! murmura-l-elle, la tète perdue, sans s'apercevoir
de l'expression de triomphe et d'ivresse avec laquelle il la contes-
pi ait.
Quoiqu'elle eût parlé tout bas, son peut-être avait été entends
de^M. Vaugenis, qui arrivait un^ seconde trop tard et dont lai
. NOIRS ET lOUGCS. 761
lèvres ébauchèrent un sourire ironique. Il venait lui annoncer que
M. Cantarel se disposait à partir sans vouloir attendre le souper.
Depuis qu*il n'était plus président de chambre» la principale affaire
de M. Vaugenis était de chercher dans tous les incidens de la vie
matière ou prétexte à un proverbe en un acte; c'est une occupation
qui aide à se consoler facilement des chagrins des autres, il e^t
moins facile de se consoler des siens. Pendant qu'il conduisait
Jetta auprès de sa tante, qui venait de se lever, l'ex-président se
disait : « Une femme qui arrive déterminée à dire non et qui dit
oui ou presque oui , c'est un joli sujet. On pourrait intituler la
pièce : Souvent femme varie... Non, il faudra trouver un titre plus
piquant. »
Ce jour-là, M. Cantarel avait été aussi malheureux au whist qu'à
Thôtel des ventes ; il avait perdu vingt louis, ce qui, joint à son
faux Fragonard, mettait le comble à sa mauvaise humeur. En des-
cendant l'escalier, il demanda à sa pupille si elle avait dansé, et
sur sa réponse, il s'écria :
— Eh I parbleu, vous auriez craint de compromettre le salut de
votre âme.
XY.
Les émotions de cette soirée avaient épuisé les forces de M"« Mau-
labret. En sortant de chez M. Vaugenis, elle se sentait harassée,
brisée, et à peine eut-elle posé sa tète sur son oreiller, elle s'en-
dorD)it d'un lourd sommeil. Pendant quelques heures, elle oublia
tout. A son réveil, elle se souvint. Elle se mit sur son séant et, ses
cheveux épars sur ses épaules, eHe enfouit son visage dans ses
deux mains. Elle ressemblait à une Madeleine pénitente qui pleure
ses péchés. Le sien était ce terrible peut-être qu'elle s'était laissé
arracher. Au lieu de cette victoire dont elle se flattait et qu'elle
avait promise à sa conscience , elle n'avait rapporté de la bataille
que le commencement d*une défaite, et malgré toutes les explica-
tions qu'elle lui donnait, sa conscience s'indignait. La place tenait
encore, elle ne s'était pas rendue, mais l'assiégeant la cernait et d'a-
vance faisait gloire de sa prochaine capitulation. One volonté qui
dit : Peut -être ! arbore le drapeau blanc.
Heureusement il y avait une armée de secours et quelle armée !
Il n'était pas trop tard, tout pouvait se réparer. A peine fut-elle
habillée, Jetta se rendit auprès de M"" Cantarel, et avec autant d'in-
sistance que s'il se fût agi d'une question de vie et de mort, elle la
conjura de la conduire dans l'après-midi auprès de mère Amélie.
Elle ouvrit de grands yeux quand M""* Cantarel , avant de lui
répondre, lui dit froidement :
t
7dS REVUE DBS KUX MOIOMES.
— 11 ne semblé, ma cbèrcr 'fve tow avez eu tantAt un Miretm
bien jràriettK arrec M, Valpcfi^.^. Mais je ne ipeue deoMDëe pas vos
secrets, ajoata-t-elle. fmqae wqub le clésires^ je t<hi8 coodukai
à votre hôpital, j'aa affaire dans la quanier, je voua iaisserai à la
porte, jje peviendraiyeus cheroher aa boat^'ime heure, et noiM n'ea
dirons rien à AL CantereL
L'inpatnence <i>e M"* Maulafaoret compta les heures et lesttbiiAes;
il lui sembiait ^e xxrk nWriverait jamais, «tpomlmt oela airUa:
tout arrive. 'Oh I que te pavé deeetté cour parnt doux à ses pieds!
et quelle fête ces vieîiles muraiDcs briipie et pceire firent à ses
yeux.! En les contemplant, elle ^euva oi» soulaf^meot qai aenoa-
çait une prochaine délivrance, a Quand je sortirai d'ici , se diasifr-
elle, je ne senti pins la mème^ j'aarai le-asir libre «et léger. C'est
ici le lieu saint où L'en* entend ces paroles victerîcttses qui las-
surent , qui g nérissenl , cpti iimt rentrer dans TintirB l'ànquiâtuds
des pensées et la vie toat entière. «
Elle voulut prendre par le grand escalier et traversa iDult m
sallcy comme elle rayipelait encore, cette salle qui n'avait jamais
cessé d'être à elle. Kn y entrant, elle eut un chagrin; elle a'y
reconnut personne, et personne ne la reconnut. Les hôpitaux sont
des lieux de passage, les auberges de la maladie; elle vient s'y
asseoir ou s'y coucher, et s'en va. Partout des visages nouveaux,
partout des. yeux indiftérens iqni ne se pécfaauffaient pas ea la
voyan:t. Les murailles eUes-mémes la regardaient d'im air sévère
et semblaient dire : a Qui est cette inooanue 7 d SUe avait beau lear
crier : a C'est «ai, c'est sœur Marie I » elle se parvenait pas à les
persuader. Où éfeaiit sa robe de laine: blanche ? où avaît-eUe égaré
son tablier, qai, propre le imada, Jie rétait jamais le soirZ £ik
avait des ileurs à son diapeau. Elle venait du monde, eile allait y
retourner; le nsoede était sou maltve et elle portait sa livrée, et
dans son cœur etlle portait quelque chose de mystérieux et d*é*
trange, un rève^ une musique, qu'on ee vient pas promener dus
les hôpitaux. Elle vit passer la novice qai l'avait reoiplacée et qui
s'approcha d^une malade poisr lui présenter un bouilleo. EUe fut
bien tentée de lui prendre la tasse des mains; mais lessienm
étaient gantées, et ses gacts avaient huit boutons.
Il se trouva cependant quelqu'un qui la reconaut. C'écait Tio*
terne, quii, son cfas^eau sur la téta, se disposait à sertir^ Il s'ar-
rêta en tressaidlant, ireiaraina avec. attention, et venant à elle:
— Âhl ma sœurL.
Il se reprit aussitôt et, s'éSant découvert, il loi dit d'un air obé-
moniem :
— fflademaiselle, axiCBse2Nmoi...Yous veneaaiQB doute pour foir
la mère, vous la trouverez dans son cabinet»
flOIBS BT .RW6E8. 7M
£Ue Tf trouYAt en effet, «t 1« mère n'a^ak fias cbapgé. Los jours
et les mois passaient sur elle sans toudier à sod visage; elle. n'a-
vait jaBiess été jenae, ette neidemit pas yîeilUr; que jieut le lenyis
sur qui vît (dans l'éttuuitéi Paurquoi donc ilt^^ llAulabret,, Sfirès
Bwr Irappft à la parle et tourné ftiéoipittdoaiDeat le loguet, demeura-
tnelle un instant sar le seuil» immobile^ cofifitse at craintive? Non,
ce visa^ tn-élah ]>as oelui qu'elle létadt venue checcber. Peut-être
ravaît^dlle transfiguré dans son .adoûratieii et dans son -souvenir.
Notre mémoire est une trompeuse ; elle promène aon estompe sur
les contours des objets et des figures, elle les enveloppe d*une
gaie l^re qtû en a«doucU les oooleurs et en sauve les crudités.
H"« Uaulabret avait eublié que :mère Âaaélie eikt une %ure si ter-
rible et de grands yeux noirs, austères, implacables, que dévorait
le zèle de la maison du Seigneur; était-il vraiakent,possii>le de leur
parler sans trembler de certaines oboses 7 £Ue était arrivée résolue
à tout dire, à ouvrir son cœur, à répandre son âme aux pieds de
cette sainte, et elle se sentait envahie par une craifitte qui la (gla-
çait et la paralysait., *sa goi^e se serra, la parole expira sur ses
lèvres. Quoique la mère à sa vue se fût levée en hâte, (|uoiqu'eUe
lui fît raccueil le plus empressé et qu'elle lui 4eadlt ses deux mains
tout ouvertes, après «avoir baisé avec dévotion, avec terreur ces
mains de cire. M'*' Maulabret s'assit en face d'elle et garda le silence«
U fallut que la mère l'interrogeât,
— Je vous altendais, j'étais sdrre que vous 'vienditîez...âe'Sont-ils
lait beaucoup tirer l'oreille. pour vous le peunettre?
•^ Non, ma mère. C'est M*"* Gantarel ellenméme qui m'a conduite
jusqu'ici.
— £t ce dangereux marquis, qu'en iaites-voas?
— Uhi n'en parlons plus»., *Ge n'est pas un danger.
— L' avez-vous refusé dans les termes que Je vous avais pres-
crits?
— Je n'ai pas eu à faire usKge de vos précieux conseils, on n'est
pas ref-eoàu à la change.
— Et en n'y reviendra fias?
•— Selon toute appaience*
— A ce compte, ils ne ivous ont pas beaucoup itourmentée?
— Non, ma mère ; je n'ai k me plaindre de i^rsomae.
La mère reiprit après un silence i
— Savez-vous pourquoi il vous ont amenée à Paris ?... Us ae sont
dit sans doute que c'est Tendroit où s'apprivoiseut le plus faci-
lement les consciences ua peu farouches... ^Sans doute ^aus&i,
ajouta-t-elle, on vous conduit de fête en fête, de théâtre en théâtre.
U lui en coikta de prononcer ce deraier mot»
— ^ Vous m'aviez cecommandén ma mère...
76& tEYDE DES DEUX MONDES.
— Eh ! oai, ioterrompit-elle, je vous ai engagée à user de com-
plaisance à leur égard. Ces gens- là sont d'une mauvaise foi scan-
daleuse. Si vous aviez voulu vivre dans le monde en servante du
Seigneur, ils auraient chicané peut-être sur les termes du testa-
ment. Les tribunaux nous auraient donné raison. Mais il vaut
mieux éviter toute discussion publique à ce sujet. Certains jour-
naux profiteraient d'une si belle occasion pour nous abreuver de
calomnies... A propos, j'aime à croire que du moins ils ne vous ont
pas forcée de danser?
— Non, ma mère.
— Allons, tant mieux... Quelle épreuve pour une fille modeste,
pour une enfant de Marie, que de se sentir dans les bras d'uD
homme I
Jetta baissa les yeux.
— Non, pensait-elle, je ne me suis pas sentie dans les bras d'uo
homme, mais cet homme est là, dans mon cœur.
Elle répondit :
— Plût à Dieu que le bal fût la seule tentation à laquelle on soit
exposée dans le monde I
— Que parlez-vous des tentations ? dit vivement mère Amélie.
Vous m'écriviez de Combard qu'elles vous semblaient peu sédui-
santes et peu dangereuses.
— Il est vrai, répondit-elle avec embarras, mais depuis que je
suis à Paris... il y a dans l'air qu'on y respire quelque chose qui
amollit le cœur, qui énerve la volonté... Oh I le danger n'est pas
pressant, continua-t-elîe, effrayée du regard que venait de lui jeter
la mère; mais j'ai des langueurs, des tristesses, et je suis venue
me retremper, me fortifier auprès de vous... Parlez, dites-moice
que je dois faire dans les heures où je me sens moins ferme, moins
résolue, moins attachée à ma vocation.
— Rappelez-vous sans cesse, répliqua la mère d'un ton d'auto-
rité, que vous avez prononcé mentalement vos vœux et répétez-les
à demi-voix et à genoux. C'est d'abord le vœu d'obéissance, par
lequel vous avez fait à Dieu le sacrifice de votre volonté propre, et
comme l'obéissance s'étend sur tout le détail de la vie, ce sacri-
fice est l'holocauste parfait. Tous ne pouvez plus disposer de vous;
dispose-t-on d'un dépôt? C'est ensuite le vœu de pauvreté, qui
consiste à renoncer à la jouissance de tout ce que nous possédons,
et qui comprend aussi l'appauvrissement volontaire du cœur.
L'église nous commande de nous dépouiller de tout, et non-seole-
ment de nos biens, mais de notre attachement pour les créa-
tures.
— Cependant, ma mère, vous aimez les créatures, dit Jetta d'une
vou hésitante, puisque vous vous consacrez tout entière au soin
NOIBS EX BOUGES. 76b
des mal ades et des infirmes. Elle ajouta : — Serait-il possible de
Be pas aimer beaucoup quelqu'un qu'on aurait soigné et guéri?
— Dans ces tristes maisons où il nous est interdit de nous occu-
per des âmes, répliqua-t-elle d'un ton amer» nous devons voir
dans 1^ soins que nous rendons aux corps un ouvrage que Dieu
nous confie, une mortification qu'il nous impose et un moyen que
sa grâce nous accorde pour travailler à notre salut. .. Le troisième
vœu, poursuivit-elle, est, comme vous le savez, le vœu de chasteté,
qui nous soumet aune double obligation. La première est de renon-
cer au mariage, la seconde d'avoir pour ce que le monde appelle
r amour tout le mépris et toute l'horreur qu'il mérite d'inspirer.
— Qu'est-ce que l'amour? murmura Jetta en baissant de nou-
veau les yeux.
— C'est la révolte de la chair et des sens, répondit-elle avec une
sorte d'emportement, c'est le feu de la concupiscence, c'est la
recherche des plaisirs charnels qui sont le partage des animaux,
c'est le désir immonde et le péché impur.
Si M"'' Maulabret, égarée au milieu des forêts du Nouveau-
Monde, en avait été réduite à demander son chemin à un Peau-
Rouge, et que ce Peau-Rouge eût répondu à ses pressantes ques-
tions en huron ou en sioux, son embarras eût été extrême ; mais
au trouble de son esprit ne se seraient pas jointes cette doulou-
reuse confusion du cœur, cette honte secrète qui en ce moment
mettait comme une stupeur dans ses yeux et faisait perler sur ses
tempes des gouttes froides. Le péché impur I ce mot efiroyable,
qui alarmait sa pudeur, n'éclairait point son intelligence. Depuis
l'instaJQt où elle s'était écriée dans son entretien avec un ancien
président de chambre : « Ce serait une belle œuvre, mais il fau-
drait qu'elle l'aimât I » elle avait beaucoup médité sur les mystères
de cette vie. Elle avait conclu que la vocation préférable entre toutes
et la plus agréable à Dieu était celle de la vierge qui se consacre
au service des souffrans ou des affamés; cette vocation, sa con-
science l'avait librement choisie» et sa conscience entendait demeu-
rer fidèle aux muets engagemens qu'elle avait pris. Mais elle avait
décidé aussi que tout état, toute condition a sa sainteté. Il lui avait
paru qu'aimer un homme, c'est lui donner son âme et son corps,
son corps et son âme, pour obtenir de lui en retour une part de sa
volonté et son cœur tout entier. Ce cœur, s'était-elle dit, est une
proie toujours disputée, ce nest pas assez de l'avoir conquis, il
faut le garder et le dérendre contre les ennemis du dedans et du
dehors, contre les entreprises de la passion et contre les jalousies
du monde, qui rôde sans cesse autour des bonheurs cachés comme
un lion dévorant autour d* une bergerie. Il lui paraissait encore que
cette lutte incessante demandait bea ucoup de vigilance» beaucoup
7V6 BEYUM MB sDIOX «ODES.
•de Mcoâices^ vokt tendresie Im^oiltt MaalÈm et vmjotis oomj^
sanies mtib q«e là ilictnire atait éeê dmioevs àn&iiei^ ei qt^uasi
il y «tvflit dei déliogfl ûua <m souttrancM, des Beareucas ilào9 ces
délice», et q«« fA ann «dm coamie «mx iwires od |Nnit mêler bt
iMsique de^eiMhDVW, il ust p«rait miisi d'f JMiélar te Bien ck
ciel et de la «eri^, tpA a ci^ lee corps oonuM h» âdMs» £i ot
iDMKt, elliB «oDsidèimic lUMMiir Mnme ime tose anonie ({u'S iiMt
cueiUir %\it um ctt»iir, «t^ â tras ditiè^ mm q«i'eito le ^ c'énit
moiM d^un tetnme que de râimw (^'<eHe élidt âMMmiseo. l£
péth« iisa)pwK. Qd }eMdt ée la Miè, Ai te faAge Mr iMi mm.
Elle bttfisa la «été «t «ouiba dans une trislt révetw.
Et cependttt la mèra parlait Kmjows. Son mjét l'tnepirait, et
son éloquence jaillissait à flots pressés, comme un torrent qui Mopt
«a digtie. Bile reptéseMêii k fetia qu'^^mnt d'être comniia eo
«ciioDi le -pédhé jfinpQr eat sMvefit perfiifttré d%i«ttce dais le cmt.
£l>e s'efibiEçait de la préimmr oMtne riioamodiMiie des Tegarda trop
libres, contre les curiosités criiaiMlles des yen qui cheicbeat à
pénéfbrer ce ique cache 1% vèMaMant^ cMtra la frianèioo des oreBles
iLvtdes à se t^apatire de panitea «u^eatea^ comre taa Imûliarilts
déplacées, iee jeux de mm^ les sonirifrea lascSIs et de friaaoD des
atriouchemett», ^ surtout ooiiuie les isMgiiiatioMs amoureaBeaBest
daressées qui (aiseent dans l'àiAMa uxie Muiltiare, 4xnM>e 4aa soave-
iiîrs corrupteurs doBi on boit goutte à goutte le poison^ oodm las
Yttses da sctt^eaM^ «qui rewart à mm les artifices pour aitieater à la
vertu a«géli^ e% déreib^r a« Hoi des rois «es «ejets et aes baeius.
Aififsi rédttfit fiéyransemefit sa leçoti cMe sattile dont la ?isage
n'avadt jaiinalA été isaressé par le P^ard d'^un bomate, Mr lafoeDe
aucun hemme ii>a^i^ ladssé se poser son désk*^ llUe 4ivmit donaé au
i(i)i des rois la ^irg^nité ^ ses seas eft le veuvage de son ftoK; il
trouvait e& elle uwe épouse «lal gracieuse, •omiinigeQse, acanâtre,
naaâs toujMra iatteAWe, toujoui^s fidèle let infinîHienc reqiecidUe.
Elle regardait Jeua, qui ne la regardait pa«, Orne i&qiiÉMode la
prit, mêlée de colère* fiHe tui dit :
— Mademoiselle Mauiabret, penses soafvMt à votre mère! Bicore
an coap, vous n'aurea jamads assez de saraipaics.
ieua tressaillit^ aoaâs ne frépcnadit point.
-^ ËutendezHiMi bien : ce qtie }e craÉM pour vous, oe ne sost
pas les mauvais procédés de ceux avet qui vous vives ou que vats
reacantrez dans les fêtes, dans les thé&lreS) dam toos les teoiples
qu'on a élevé» à Seitan a«r cette ^rre ; je redovte davantage psar
votre fidblesse leurs 'atteiiti<x» «t leurs préveaaaoes, fo vous oois
incapable de plier aoae «me «fenace, mais je vous cvoia Ifop sefr-
«ible <ati doux parlai, «aux caresses et «ux flataerîes.
£He ooûtiiMiait de la regarder fiaemeoti et «Ue se seanât caane
ofBvBsée^ dan» son esprit autoM «i êiM 0a diair saortifife, par la
fntcbeuF déttôeuBe de oe Yieage, dont nue toilette sieaple, iMie
eequiee, faisait Taleir toates leagrioee.
— Croyez-moi, mademoiselle, quand vous retournerez à de»^
bard« cassea. wtre rnivoir, dt^eÛe «vae une aigre yéhéneoce.
Qtt'estKyet que k hsauté? I^a flev des cfaampa qui se fene et qui
tombe».. Ua homme qui sans dente a mérité d'ôtre^ puni de Dieu
parce qu'il a odieusement calomnié les jésuites, maie qui peut^tFe
a oblaau aat geftcepour avoir passé sa vie à haïr la tie et 1^ monde,
cet hoame » dk : t Si belle cp/ùn été la comédie, la fin est san«
ghiBte^ OB jette vm peu de terre sur la tète, et en r^lk pour
jamaiSé »
Lei silence' pretoi^ de Jatta l'iriitaii; son doute oe changea oa
cBotUnide« U lui parut prouvé qu'il s'était passé ou qu'il se prépa*
rait^elque chose, que ce caeur lui caohail uii' secret. D'une vois
measçanle, elle s'écria :
-^ Moi qui ai toujours répondu de vous, moi qui en réponds aux
hommes dans mes entretiens et à Dieu dans mes prières, si j'osaia,
aï je pouvais ccoive ou supposer I.^
-^ Ahl ma mèrel ma mèrel.. dit Jetfta avec un geste d'effiroi
qu'elle prit pour an signe de dénégation.
£lle se rassura à moitié, ae reprocha d'avoir é(é trop dore, trop
véhéflsente. £Ue o'interrogBa pomr découvrir si k son zèle pour la
sainte cause il ne s'était pas jnèlé à son insa quelque retour sur
eUe*iaèaie, quelque aigreur d'amo«r«»piropre eu d'intérôt personnel.
Selon son habiiudey ello fit an signe de croix rapide et f urtif pour
éloigaor le tentateur.
'^ J'en étais eerlaiae, reprit^elle d'an ton radouci, il ne s'est
rien psesé, et vraiment je suis trop soupçonneuse et trop sévère...
On ne traverse pas impunément le monde, mon enfant ; vous avez,
comme vous le disiez, des iangaoors, des sécheresses spirituelles.
Ne vous en alarmez pas trop; Dieu, qui voua éprouve, vous viendra
sûrement en aide. Peut-être étiez-vous trop confiante en v<mi8-
mâme; il a voulu vous avertir... Ahl vous a^ez bi&a fait de venir
ici ; j'ose croire que cette visite ne sera pas inutile à votre âme. On
ne saurait se défendre de trop loin contre cette brûlure dont psrle
l'Apôtre. On secoue bin vite de sa robe un charbon allumé avant
mèoM d'en avoir senti la chaleur ; il n'y a que les fous qui atten-
dent l'incendie.
En ce moment^ on vint lui annoncer que M'"* Gantarel était en
bas et réclamait sa nièc?»
— Gomme leur avarice mesure le temps que vous me donnezl
dit-elle en plissant ses lèvres humblement superbes. Mais l'espé-
rance du méchant sera trompée«
768 EBYUS 0£S DEUX M<»C0E8.
Puis elle entoura un instant de ses bras la taille de Jetta, qui
venait de se lever et qui, touchée de ce témoignage d'a£fection
inusité, extraordinaire, murmura en lui baisant de nouveau les
mains :
— Merci, ma mère 1.. Je suis heureuse de vous avoir revue.
Hère Amélie voulut la reconduire jusqu'au bout de la salle. Elle
fit une génuflexion en passant devant l'image de la sainte Vierge
et dit tout bas :
— Le plus sûr moyen de conserver sa chasteté est une grande
dévotion à Marie immaculée, reine et protectrice des vierges.
Jetta leva les yeux sur la sainte Vierge et ne la reconnut pas.
Celle qu'on voyait autrefois au même endroit, sur la même console,
tenait un enfant dans ses bras. On l'avait remplacée par une autre
qui semblait oublier que ses entrailles avaient enfanté et donné un
Dieu aux hommes. Couronnée d'étoiles, vêtue d'un manteau d'azur
et d'une robe blanche brodée d'or, croisant ses deux mains sur son
cœur virginal, elle avait l'air de proposer à l'univers sa propre
divinité.
Quand Jetta fut montée en voiture. M"** Cantarel lui demanda
des nouvelles de mère Amélie. Elle répondit d'un air distrait, d'un
ton bref, puis elle retomba dans ses pensées et dans son silence.
Hélas I de cet hôpital où elle s'était flattée d'interroger Dieu lui-
même, elle ne rapportait pas l'une de ces paroles victorieuses qui
rassurent et qui guérissent. Certains mots qu'elle y avait entendus
la poursuivaient, l'obsédaient comme un mauvais rêve, la tour-
mentaient sans la convaincre. Par intervalles, toutefois, elle secouait
machinalement sa robe pour en faire tomber un charbon, mais il
n'en tombait rien. Toujours froide et toujours perspicace. M"* Can-
tarel respectait son triste recueillement. Le coupé venait d'atteindre
la rue de Rivoli, lorsqu'elle se prit à dire :
— Voyez-vous, ma chère, il ne faut consulter personne ; le mieux
est de régler ses petites affaires avec soi-même. Du reste, vous
allez avoir du loisir pour y rêver. M. Cantarel, que nous avons
privé trop longtemps de M""* de Moisieux, m'a prévenue ce matin
qu'il entendait retourner à Combard dès demain.
M"" Maulabret ne put réprimer un mouvement de joie. Combard
était un endroit dont on pouvait faire le tour sans y rencontrer
M. Albert Valport; encore fallait-il avoir la précaution de ne pas l'y
emporter avec soi.
VlQTOR ChEBBULIEZ.
{La quatrième partu au prochain n°,}
LES
DERNIERES ANNÉES
00
MARÉCHAL DAVOUT
I.
SA VIE DE FAMILLE, SES AMITIÉS ET SES HAINES
Le Maréchal DawnU raconté par les siens st par hd-métM, par H"** la marquise de
filocqnefille. Vol. m. La Russie et Hambourg. Vol. i?. Un Ikmier Commandement,
fExil et ta Mort. Paria, 1880.
Combien elle était sagace, la pratique religieuse de cet ancien
qui, toutes les fois qu'il lui arrivait un événement heureux, s'em-
pressait de supplier les dieux de lui envoyer bien vite quelque
accident f&cheux qui pût paraître contre-balancer sa fortune propice
et conjurer les revanches du mauvais sort! Rien de plus judicieux
que cette prière à quelque point de vue qu'on l'examine. D'abord,
sans misanthropie aucune, on peut dire qu'il est bon qu'un homme
présente toujours quelque côté où le prochain puisse mordre ; c'est
là un fait d'expérience si constant que personne n'y contredira. Un
accident f&cheux, pourvu qu'il soit sans trop de gravité, a l'inap-
préciable avantage de désarmer la malice des ennemis en la satis-
faisant. En outre, si tout se paie, comme le disait Napoléon, il faut
donc payer son bonheur, et par conséquent, si on peut obtenir de
voua xui. — 1880; 49
770 BEVUE DES DEUX MONDES.
le payera prix réduit, comme c'était le but de cette prière, la tran-
saction sera de celles dont il y aura lieu de se féliciter. Enfin cette
prière révélait que son auteur s'était élevé à la connaissance de
cette loi invariable qui veut que les chances heureuses et les
chances malheureuses se partagent à peu près également l'existence
humaine. Notre ancien redoutait pour cette raison d'épuiser les
chances heuceusas et essuyait à» se prâserun: des maKieuriQfei en
leur faisant leur part, ce qui n'était pasr A mal raisonner. 6t l'aher-
nance des deux séries est inévitable et s'il est vain de vouloir s'y
soustraire, il reste à savoir cependant si les effets de la mauvaise
ne peuvent pas être combattus ou amoindris. Notre ancien le croyait,
tous les grands hommes d'action l'ont cru, et c'est cette convictioo
qu'exprimait Gromwell, lorsqu'il parlaîit 4e u% laisser à la fortone
que ce qu'on ne peut lui ôter par prudence, constance et labeur.
Nous n'avons jamais mieux compris peut-être combien cette loi
est invariable et combien la lutte contre ses effets, tout inégale
qu'elle est, est toujours possible qu'en lisant les deux deroiers
volumes de la publication que M""' la marquise de Blocqueville a
consacrée à la mémoire de son illustre père. Pour qui lit attenti-
vement le contraste est grand en effet entre ces volumes et les prë-
cédens. Dans les premiers, ttous assistioBS au déroulemeat des
chances heureuses; alors tout était lumière, victoire, triomphe;
mais voilà que l'année 1809 est venue et qu'elle a marqué le
point culminant de cette fortune. Désormais il n'y a plus de place
dans la destinée de Davout que pour la série des chances contraires.
Ce sont pour lui de tristes années que celles qui sont comprises
entre les dates de 1811 et de 1816. Tout est sombre en loi et
autour de lui. Sa foi en Napoléon n'est plus eatiëre coouiie aoln-
fois, sa confiance en sa propre étoile s'est obecureie. Le sert
s'acharne à ne l'entourer que de circonstances défavorables ou à ne
lui présenter que de décevantes ocGasiooft de ^oiro. Ces ehiiaps
de Russie, oA it conriMtttra si bravemen!!, il ke Draversera sans f
trouver une bataille qud soit l'égaled'Âtteretaedt et4'BckmAhl; «eue
défense de Hambourg, ^ft i\ montrera des qualités de premier ordre,
s'efSacera au milieu des péripéties de reSondroHieol de l'empire;
les tâiches que lui imposera la volonté d'un mattve impérieux seroat
ingrates pour sa renommée autant que périlleuses peur ooa hou»
neur. St cependant, en dépit de la malignité du sort, i4 n'y wn
dans la seconde partie de cette carrière, non pi «e que dans la p>
miène^ un seul revers, une seule défaite, une seule AéCrissoro i
l'hoBoeur; bien mieux, de toes ces éléflaens ingrats il réoKÎrt
à tirer une gloire oouvelle, stérile en comparaison de cdle qu'il
avait acquise déjà, mais «ne gloire ¥éritable« Bt à quoi ce réaokat
a-t-ii tenu, sinon h l'opiniâtreté sagace avec laqudie il a suarra-
Ul mAJmXMkL flkATOVI. 771
ohcr à iâ fanliië «Dut «e (fû povttô Jjm èM dispulé par prudeoflet
fettiMBté crt JoyiMitéf Om rellauiiujn mmdtmuài t&admB eatrekâ «t
IttpGflèoii, à quelles ttchmio» textoémités ne pouvFftteai-elleft pas
abemir fiât 'au Ûm d'y partar m» «nalutaaca aloi<|Ud et aa 4utrétioa
plaiM de fi^fflé, tt 7 eût poté ToagMii .nnciiMux d'un Maraau, la
cMieleusa Aiesadd'UK Bamadot^ Toîna aûnplaiaefit l'ardeur vio-
teMe#ati R«y m chia iltnit? Quid piège ipour ritanneur de tout
mittie «que ^eevie mission de HamJDoarg oà il taii était si iacile d'im-
IMrimer ^ son neva cette cMqae sinistre qui distingue dans l'histoire
les eiécutMrs des nékÊHés nrfales implacables l C'étaient là de
«fiffidles et souvent déliotta» épraufes ; poudant Savant a jnéussi à
«a siHtir linlsict «si to«jo«ra égal à lui^môme^ ea sorte gue ces
•dkancea coatimiraa aous lea^neUBS il pouvaiit 4sombM: n'ont été que
la imnçm4a sa glottieet TéquiialeBl de -cea acoîdaaaâaoiiiBaiaifs que
demandiâit ta prijM de l'avisé diévot da TasKien awide.
les fffè&m» votâmes cootienaent namèare de détails nouveaux
snr les tir canstamcM da ««t»a lenitaitira de rébelUosi de la f ortone ;
ils ^n eootieiMiettt da pl«a nombi^inL entooe mt Yime que Davout
sut hn apposer. €'^t âe'cefteâttieifveJDaMs voulons noas occuper
d'abord ^ prinoîpaAemsttl, et iquand nooa l'avrona vue ipensar et
vonknr, nous ti'nàrais aucune peine à comprendre «omment elle
sut encÂratnar ta v^satile déesse et ToUiger à lui ^Goniiinuer sinon
'Ses fisveursi «a méatê aea asrrvioes*
l.
Danstme précédeafte étadenoas amna dst'qaelsjFappor^is teodus
crristaieift depuis la baftaiBed'Auatstaedtentoelkpeléoa et Davout.
La conscience die rifij>ustîoe cammiae du oMé de Napoléon, le sen-
timent de l'injuslioe subie du ^té de Aaroot waîent, comme de
concert, élevé entfis eux vm mur de glace qaia rien aie put plus
janofats fondre '^iliài^nieftft-» Ae là me aitmation idonloua:muse dont
mnis avons tfintenéu ïtavoiit s« pdaiadM naîstas lois dans .sa oar-
respondance avec te miii«èeliale m qoje, ditna Ségur, mus voyons
TfapoSéon déptorer avec une >ttri9tssse probablemeot ainoèffe devant
le vatinqpïeûr d'fidcmiftil miéme, «pvès la fameuse (pseoella avec
Bertfaier, à MaitieiAKmrg : 11 H m'^nrive «quelcpief ois de douter de la
fdéKté de ânes plus anciens eompsccioiis'd'srmes, rnasa alors k tète
me tomne de cha^mi, 'et je ni'emppaBse da repousser de si cruels
sonpçems. n Cette situtftien, les ennemis qui aie ^pouvaient manquer à
Dsrvoift r^xploit&ient «uprts de l'^pereurt dont ils a'appUqiiiairat
à ravitef eu à accroître les défiances, et leuis manœuvies réussis-
saient d*atrta!nt mieux «^e Davout «'était presque jamais présent
pottî les prétentr ou les ^^cm&Midre, et que isan 'Caractôre altîer
772 RBTm; DB8 DEUX MONOBS.
dédaigna toujours de leur accorder la moindre attention. Les talens
mêmes de Davout pour l'organisation et l'administration militaires
étaient tournés contre lui et servirent mainte fois de prétexte pour
lui refuser les occasions d'un accroissement de gloire, car NapoIéoD,
qui les connaissait par heureuse expérience, l'employait le plos qu'il
pouvait à lui créer ou à lui conserver des armées, tâche diffidle,
qui réclame des facultés au moins égales à celles que demandent
les champs de bataille, mais qui parle moins à l'imagination du
vulgaire que la plus petite victoire. C'est ainsi que nous le voyons
de ISIO à 1812 cantonné sur fElbe, organisant l'armée du Nord,
immobilisé à Hambourg en 1813 et en 181 A, confiné au ministère
de la guerre en 1815, pendant le suprême effort de la dernière
lutte. De tels hommes aiment les querelles franches et à ciel ouvert,
comme le prouvèrent dans la campagne de Russie les scènes de Ma-
rienbourg, de Dorogobouge et de Gumbinnen ; mais cette lutte sourde
contre une froide malveillance qui refusait de se déclarer était
pour lui, il nous le fait sentir à maint passage de sa correspondance,
la plus irritante des souifirances. Presque désenchantée de cette
mâle passion de la guerre qui lui avait été si chère, son âme, par
nature d'un sérieux terrible, se replia sur elle-même, s'enveloppa
plus que jamais de taciturnité, et il vint un moment où cet hooune
si fortement trempé ne respira plus que du côté de la famille.
Eh bien ! ce sentiment même par lequel désormais, — c'est lui
qui nous le dit, — il était seulement heureux, il ne pouvait le con-
naître que contrarié et le satisfaire qu'à la dérobée. Dure existence
en vérité que celle d'un soldat de ce temps-là! Depuis son retour
d'Egypte, c'est à peine si Davout avait revu la France autrement
que pour assister comme grand dignitaire aux cérémonies qui mar-
quaient un changement dans le régime napoléonien. II y était
revenu pour les cérémonies du sacre, et six ans après pour le
mariage de l'empereur avec Marie-Louise, les Pays-Bas, l'Alle-
magne, la Pologne s'étaient partagé le reste de ses années. Dans cet
exil que lui faisait sa haute situation, il n'assistait que de très loin
aux péripéties des existences qui lui étaient chères. Des enfans lui
naissaient sans quHl pût les voir entrer dans le monde, et il s'écou-
lait souvent de longs mois avant qu'il leur donnât ses premières
caresses ; il y en eut même qui moururent avant qu'il eût le temps
de les connaître. Cette compagne qu'il adorait, il ne pouvait l'ap-
peler auprès de lui que dans les rares momens d'éclaircie, entre
deux batailles, pendant une trêve ou un armistice, au lendemain
d'une paix bien vite rompue, et c'était toujours pour un temps trop
court à son gré. Encore la maréchale, retenue qu'elle était en
France par lès soins de sa maison et les affaires de la fortune com-
mune dont elle avait la direction, par ses fréquentes grossesses.
LB MARÉCHAL OATOUT. 778
par la santé de ses enfans, ne pouvait-elle pas toujours profiter de
ces occasions fugitives ; de quoi le maréchal se lamentait et sou-
vent se dépitait. Les seules querelles qu'il ait jamais faites h la
maréchale, cette longue correspondance en fait foi, eurent toujours
pour origine le mécontentement où il était de ne pas la voir assez
souvent. Il y a dans les négociations conjugales (c'est le mot propre)
qu'il employait pour faire aboutir ses désirs, une délicatesse où se
trahit une ftme aussi digne que tendre. Quand il appelle la maréchale
auprès de lui, l'invitation n'est jamais expresse; il se contente d'insi-
nuer qu'il serait heureux si elle profitait de telle ou telle circonstance
favorable. La maréchale montre-t-elle quelque hésitation ou oppose-
t-elle un refus motivé, il n'insiste plus ; mais à l'accent singulier
de tristesse par lequel il exprime ses regrets, tristesse qui n'est
jamais mêlée d'un reproche, on sent que ce cœur susceptible a
éprouvé un frisson de froid, et que battant pour ainsi dire en retraite
il se réfugie en lui-même pour souflrir seul, sans vouloir se sou-
lager en faisant porter à sa compagne la responsabilité de sa décep-
tion. Mais aussi quelle ivresse lorsqu'il a pu se sentir époux et père
en réalité pendant quelques semaines I Les premières lettres qui
suivent chacune des visites de sa femme nous le disent. La vivacité
du souvenir récent prolonge pour ainsi dire la présence de la ma-
réchale, après qu'elle s'est éloignée, comme le jour se prolonge
encore après que le soleil a disparu derrière l'horizon; elle a laissé
après elle des traînées d*amour qui, dans les premiers momens au
moins, dissimulent son absence ; elle a remis le cœur de son mari
au ton d'une vie passionnée dont il refuse d'abuidonner l'habitude
et qu'il continue ingénieusement après le départ par le moyen des
songes. La personne aimée n'est plus là, mais les yeux ont gardé
d'elle une image toute fraîche qu'ils transmettent à l'âme pendant
les heures où le sommeil la délivre de la vulgaire tyrannie de la
perception immédiate. Il se voit encore entouré de la famille qui
vient de le quitter, il reçoit les caresses de ses enfans, partage leurs
jeux, et au réveil son premier soin est de noter ces rêves heureux.
Ces rêves sont si nombreux qu'ils finissent par constituer une par-
ticularité psychologique des plus significatives; ils suffisent à dire en
effet combien Davout aimait les siens. La rédaction en est quelque-
fois très gaie, et plus souvent encore touchante ; mais, pour mettre
le lecteur mieux à même d'en juger, tirons de cette correspondance
deux ou trois exemples de ces hallucinations d'amour.
Thorn, Si avnl 1812.
Après un départ de la maréchale. — La nuit passée, j'ai été avec mon
amazone de Stettio, et lorsque j'ai eu la certitude que c'était un rêve
j'ai éprouvé un chagrin bieu vif; pendant plus d'une heure j'étais
77& asVW M8 IBKHL OUDINS*
OMUM uneafanit; il b» aembltk dcfus Men J^o^^npit, mon Aimée,
quo mon BttadMoieDt ponor ^ ne fioomit pins ^'aocrallrei Mak 'Oeder-
lier voyage m*a doani Ja^o&nrtucb éd nmtcàin,...
Dresde, 18 mars 1813.
Ta MtKeim^estparvimaB sur leBODiimit^ je ne sais eadermi après sa
lecture, «t peate&t ^toat «M» sonufil î'jiI éeé dans mes rêvea avec toi
0t vos enfaaa. lJoiiiB<eflt à éada, umém ^titos me UraàflBt par le lias
pour que )a m'oceape toujoun d'ailies. Aiuée était a?BC itaàts sur maa
antre geiieu, et c'étoit ^d'elle qao ^^'Ëtaîs Je ploa iioeupâ.
Hamboorg, 13 Mût 1813.
Aa leadcBma 4*iane *çi6âte de la vanS^farale pendant farmistiee. -
Ma chère Aimée, j'«i>épnMvé, le dWDÎariBioiB qui mefitde^'éooaier,
qae plas je fieoûMimsan et «plas «hni amours mea attachement poor
^ s'aagiaeQtaient : ^ oenaervcnui Irien hNigtcmps He eDinremr des viagl
jours que j'ai passés «wc tei et nos 4eux'fiUe8. Tétais trte^aiu en ne
séparant 4e vous; j'ai cherché des ^i^n'actècms, j*aiL parcoora toola ITk
de Withernsbearg, le 4nea:Q parc qui «Bt ^dievé ; f étais panvei» à noa
objet; mais eu rentrant ici, iom4m#tion et ma peioe se sent ranea*
▼etées très vivemeat. J'aâ cm eeeendre» étant 4 caesor avec qaalques
officiers, un cri «d'uoe de vies peliies^ je n» suis levé prieipitaiiaBQBt
povr courir; la^rMeosion mUi an*ilé«^.
^chmerio, 36 aoAt 1813.
r«l passé toarte la waic a\ee «Km Mmëe«t noseaCans. Je oeTegretie
pas cette illusioD, fiuisque ce (>Mt les Eeuts plaiafrs <que jefuisee gaûter
loin 4e tai. Nms oéléln-ioas ta fête, œNe fle Louis «t la 'inieane : f»
dà faire des mpcompînis «que lu as fl^eaueeip «pplau Aïs, et qui t'oni
étonnée, ne me coimaissaQt pas peëte. te 4^greuede les «ipoîr oublias,
jeielesepaosarirans. Je me rappelle <que j'avais 4ans ce moneiiti'amour-
propie «de ifuus Jes paèlcs^ je trouvais œs impromptus 'dMHrraass!
Voua avex remarqué sans <bute par l'histoirs des hônes de tous
les temps qu'il est un loertauii ordre ide superfiiitioas'qiii, biea Jain
d'être une marque d'imperfectioci, est au amlsaire ua .indiœ de
souveraine élévation d'eapcii m d'eitrème puissaace d'aaioiir.
Le vulgaire des incrédules j voit le pmat de faiblesse pst où fes
hommes rares se rataachent à la eomenujie Jiumaaîlé, les esprits
mieux avisés sont tentés d'y voir au contraire le point par où ils
s'en séparent. Non-seulement l'âme du maréchal se complaisait aux
rêves, mais nous la surprenons en quasi'-fliigrant délit de supersd-
tloQ de tejodresse. Le troisième volame de ces Méamâres nous ea
présente un exemple à la fois lugubre et charaunt.
£q 1810, la maréchale ayant irouvéà Sa^îgny une déHeièine biraocli9
de rosia- portant «oe n>s$ épaiuMiie», deux boutons à demi ouvertaet
un troiaièma eocore ferméi, Tawi daaiiéa à sottsiari eo. lut disant;
(c Voilà ta fenme, tas deux fiiUea et aoto^ Napaléoa.. » Lb maréefaal la
met à sa boutonnière ec €0ixtiAtte sefû aa promenade. La: doeha en
dîner no' le lamonant pas ea dépit deaon axaetituisle ardioaire, la maniF^
cbale éioanée sort pour le cbeccher et le trouva sombce-, ^ilé, rap^ih
sant partout où il avait passé paur retrouver le s^alheufleux troîaièoM
boutuo. Tous se prirent à chercber ayec zUe, car la prince d^Eckmûbl
était adoré de ses serviteurs, mais lacbarmant symbole du petit Napo<^
léon demeura introuvable. Six semsiAes plias lard mourait d'une con**
gestion cérébrale ce splendide enfant* orguieil et joie de ses pajcens.
De tels détails sont d'infaiUiUes révélataons de h naàare sottrète,
et api'ès las avoiir lus an n'est pas tenté de trcnirer esagéaée l'afiplâ*
cation q^ue Fauteur des présens Méoioiiies £ait à «on père de ceitte
parole de Micbelet : « Le» plus forts aoat lea plus tendrea. n
Si les deux premiers vobunes de ces Itémoires nous ont monlaré
en Davout le blSyle frère etTépoux^les deux demieis bous révèlent
le père, et c'est peut-^étre dans ce rôle lapi' apparaît le mieux toute
la mâle ori;^inalité de sa nature.. Ses x61es précédons ii a pu lea
remplie en euûer, mais ce dernier il ne peut le reaaplir «pi'locou**
plètemeat, fragmentairement» par les conseils^ par les vaux« con-*
damné qu'il est par sa situatâoa' à s'ôtre pour ainad dbe père qu'in
partibm làmtium. Des préoccupalâoiis de la natare k plus éteirée
se mêlaient à ces tristesses de Tabsence* Il se demaiidait ce que
serait Téducation de ses enlana, surtout celle du seul fils qu'il eût
alors, et du seul que la mort dût épargner. 11 voudrait transmettre
à ce fils comme le legs le plus précieux de son héritage, les senti-
inens qui remplissent son âme, pour qu'il soit à son exemple un
dévoué serviteur de la France et de l'empereur que, dans ces années
de ISli et de 1812^ il identifie encore complètement à la Dation.
Il veut qu'il soit élevé sans mollesse, qu'il ait les mômes passio»»
que lui, les mêmes haines Tigoureuses de tout ce qui est ennemi du
nom français. Plus tard, lorsque la"paix désirée le ramènera auprès
de cet eiftfant et qu'il ne trouve pas sa jeune âme montée ais ton
de patriotisme militant où il la désire, ne sera-t«-il pas trop tard
pour faire passer en lui ces souffles d'ardeur guerrière? A maiates
pages de cette cone8p<Midance, ces inquiétudes paternelles s'expri-
ment avec un tel accent de sombre colère contre nos ennemis d'a-
lors et très particulièrement contre l'Angleterre, qu^invoîontaire-
ment, par une association d'idées qui n'a rien de forcé, Vd sottvenk*
se reporte à ^^ grand homme de guerre de l'antiquité qui fut unsi
bon tiaisseur <le Aome, et qu'on se dit que c^est à peu près uns}
770 R£T0E DES DEUX MONDES.
qu'Amilcar derait faire passer ses colères dans l'âme du jeune
AnnibaL Cne opinion fort particulière, et tellement caractéristique
qu'elle suffirait seule à donner la clé de la nature de Davout,
augmentait encore cette inquiétude. Le maréchal redoutait pour
son fils l'influence de l'éducation maternelle, et cela par la rai-
son que, selon lui, la préoccupation innée, instinctive des femmes
est de dresser les enfans à la prévenance envers leur sexe, en sorte
qu'elles font tout tourner en recherches de formes aimables, et
qu'en polissant ainsi le caractère elles courent risque de l'émasculer.
Elles façonnent l'enfant à la croyance qu'il n'y a pas de devoirs
supérieurs aux égards qu'elles ont droit d'exiger, tandis que la véri-
table éducation consisterait à lui apprendre qu'il y a beaucoup de
choses qu'un vaillant homme doit mettre au-dessus de la crainte
de leur déplaire ou seulement de ne pas leur plaire. Cette Aimée,
dont il estime si fort le jugement, — certaines lettres nous diront
bientôt combien cette estime était fondée, — eh bien ! il se défie
d'elle sur ce chapitre de l'éducation, et toutes les fois qu'il en est
question entre eux, il la semonce amicalement, mais avec une fer-
meté qui se refuse à toute transaction. Mors il s'élève sans y son-
ger et en laissant courir sa plume aux considérations les plus éle-
vées et à la plus réelle éloquence. Si les présentes pages trouvent
des lectrices, c'est à elles qu'il appartient de se prononcer sur cette
opinion de Davout ; aussi, pour les mettre à même de juger avec
impartialité des raisons du procès qu'il fait à leur sexe, nous pla-
cerons sous leurs yeux trois admirables lettres qui résument avec
une netteté sans égale ses pensées sur ce sujet et montrent à décou-
vert le stoïcisme qui faisait le fond de son être.
Hambourg, 31 Janyi^ 1812.
A Dieu ne plaise que j'interprète comme tu le fais les sentimens de
mon excellente amie! je sais que ses observations lui sont dictées par
son attachement et par notre iotérét commun. Gela me suffit pour inter-
préter tout en bonne part... je désire que tu ne prennes pas en mau-
vaise part mes réflexions sur les sentimens que tu veux donner à Louis
sur ton sexe. Jamais, mon Aimée, nous ne serons du môme avis à ce
sujet. Si j'avais à juger ton sexe d'après toi, je serais en accord d'opi-
nion; mais je le juge tel qu'il est; et Thomme qui se laisse dominer
par lui, qui s'en occupe beaucoup, ou je me trompe, ou il sera toujours
de l'espèce des médiocres. A qui les femmes donnent-elles leurs suf-
frages, leurs préférences? C*est à celui qui s'occupe beaucoup d'elles,
parce qu'elles rapportent tout à elles, à leur vanité. Ainsi, par exemple,
le général Priant, qui u'a pas le verbiage du général X.., ni du général
V.., ne sera pas apprécié; et ces indiviius, qui ne sont peut-Ctre propres
LE MARÉCHAL DATOUT. 777
qu'à avoir des prévenances ou des petits soins, seront préférés, et
rhomme qui sert bien Tétat ne le sera pas. Les femmes ont toujours
été ainsi faites et ont eu cet esprit dans tous les rangs. Tout le monde
connaît la Leçon de Louis J/F... Ce roi, si faible cependant envers les
femmes, s' apercevant que la duchesse de Bourgogne riait de la vilaine
figure d'un militaire, lui dit : « Madame, vous avez tort; cet homme
est le plus bel homme de mon royaume, car il en est le plus brave. »
Je te parle ici avec tout le désintéressement possible, car je ne veux
d'autre préférence que la tienne; or, dans la place où je suis, on est
toujours préféré, parce que les femmes vous préfèrent uniquement
parée que vous avez le pouvoir. Ainsi, qu'un général en chef soit vilain,
soit heureux ou malheureux à la guerre, peu importe; il est général en
chef, cela est suffisant. Je sais bien, et par ton exemple môme, qu'il y
a des exceptions, mais ce sont des exceptions.
Voilà bien de Térudition en pure perte; je ne convertirai pas mon
Aimée; mais lorsque notre Bouton de rose (1) sera en âge d'être laissé à
son père, le bon sens de mon amie l'abandonnera à mes soins... En
attendant cet âge, mon Aimée, ne souffre pas qu'on ramollisse, élève-le
un peu durement, pour que les bivouacs ne lui paraissent pas si extraor-
dinaires...
Hambourg, 16 février 1812.
Lorsque je t'ai annoncé que je redoutais pour mon fils l'éducation
que tu pourrais lui donner, je n ai pas eu l'intention de t'afSiger, mais
je t'ai exprimé ma conviction. Tu voudrais lui inspirer des idées sur ton
sexe, sur les égards, les déférences qu'on lui doit qui n'en feraient
qu'un homme fort ordinaire dans noire état. Je ne doute pas que cela
ne lui valût du succès dans les cercles de femmes ; on dirait qu'il est
bien plus aimable que son père, mais je doute fort que cet ascendant
que ton sexe aurait sur lui le rendît bien propre à occuper dignement
de grands emplois pour le service de son souverain. J'en appelle à ta
conscience : certes, je t'estime plus que presque toutes les autres
femmes : eh bien 1 où en serais-je si tes propos avaient pu m'influen-
cer dans différentes occasions? Si tu m'avais communiqué ton humeur,
dont je n'ai jamais pu connaître le motif, est-ce que cela n'eût point
ralenti mon zèle et mon amour pour le service de l'empereur, qui seuls
peuvent me soutenir dans le travail rebutant et l'isolement où je suis,
et au(][uel je succomberais si, à chaque minute, je n'étais soutenu par
l'amour de mes devoirs I Ce sont peut-être des circonstances qui ne se
présenteront plus qui m'ont fortifié dans mes opinions. Mes inquié-
tudes sur l'éducation de mes enfans ne s'étendent pas sur nos filles;
(1) Louis, secoDd flls du maréchal, a?alt été surnommé par ses parens Bouton d$
rosê en souvenir de la mélancolique anecdote que nous avons rapportée plus haut.
778 RBT1IB OE6 asm voiaies.
je sais qu'elles seront biea ttevâes par toi, que leur éducBtkm sera
d'autant meilleure qu'elles auront sous les yeux la condsite de leur
mère.
Hanfcovrg, n rénfsr ISIl
Nous avons bien de la peine à nous entendre, mea amie. Je ne pré-
tends pas élever notre petit Leiûs dans une mauvaise idée des femmes :
à Dieu ne plaise I mais je ne négUgeraî rien pour qu'elles ne puissent
aiROir aiicune inflaence sur lui. Je ne crois pas être malhonuête eovers
ton sexe : tu as même fait la remarque que j'avais plus de procédés
vis^à*-vis de lui que la plupart des hommes; mais je me suis toujours
défendu de me laisser influencer par lui. Parcours notre histoire de
France, et j'aime à croire que tu partageras mon opinion. Certes les
femmes auraient bien de Teaprit, et un ton parfait, soQslarégence d'Anne
d'Autricbe; malheureusement elles n'avaient que trop d'esprit^ et, pour
des querelles de vanité, elles ont seufflé le feu de la discorde et été en
grande partie la cause des troubles du temps. On cite encone on des
l^rands seigneurs qui s'est jeté dans le parti contraire au roi pour les
beaux yeux d'une femme. Ayant perdu un œil à la bataille Saint-Antoine,
il se présenta le soir du combat chez elle, et pour la toucher, il lui dît
que pour Tamoar d'elle, en faisant la guerre au roi, il a perdu un œil,
mais que pour le même motif il l'eût faite aux dieux. Vois de nos joars
le sort des pays ou les Sommes ont une grande influence. La Prusse a
été perdue par elles, et deux fois l'Autriche, encore par les femmes, a
été poussée à la guerre. Tout cela n'est point écrit pour contrarier tes
idées, mais pour justifier les miennes. Si toutes te ressemblaient, toutes
seraient de bonnes mères de famiTIe, et cela vaut bien ces petites répa-
tations du moment acquises souvent aux dépens de ses devoirs.
Le stoïcisme, venons-nous de dire, faisait le fond de Tètre de
Davout. £n effet, on en remarque en lui les germes dès un âge si
tendre, qu'on est autorisé à avancer cette assertion ; il faut cepen-
dant s'entendre sur ce point. On aura certainement remarqué dans
les lettres qui précèdent que la fermeté des principes ne nuit en
rien à la tendresse des sentimens. Davout sait rester inflexible sur
e sujet le plus chatouilleux pour les ambitions innées du cœur
féminin, sans que cette inflexibilité affecte aucun caractère tran-
chant et puisse blesser celle dont il nie résolument les privilèges
traditionnels. Un tel art des ménagemens n*existe pas à ce d^ré
de délicatesse chez les stoïciens de nature, qui sont d'ordinaire
d'un dogmatisme plus absolu et se distinguent rarement d'ailleurs
par ces ardeurs amoureuses qui sont si puissantes chez Davout. H
faudrait donc en conclure que ce stoïcisme était plutôt acquis que
BB UJABCBâL OâTOIJT« 779
natimi, msis' acquis comment! Ge n'ëuit paa par expérienter le
stoldsiBe* foc est dû» à yc^qpérîcBQei naissant drocdinane d'une véac«-
tioDMdignievCOBtre'hi fosriaiieieuicooÉre les hornoon^ n'esben sdiiiim
qu'une ^nriétA de lat nssanArepiet et se iaisassabémant reconnaître
à ses attures: de violence, au tias clngnst.de son. humeun, à aaeonk-
plsôsonee: pouc h» pareles acerbes,, et tet n^eat. jamais le cas de
Itaveni^ Ptna nous éliLdiens nttcntivement son* oatadëce, et plue .noua
restais persuadés que soa steiainne smîtété crAi par la réflemonv
e'eat-à-<iireqiiifil s'était pfopeafe de besnejbeuxe un oevtaia modèle
morali eC qu:'^ s'était, appliqué ea teute diecmsùanee à le: réaliser
en hii^
Ce stoïcisaser liMit yolentaire: eniiè sur une narturerpaesiannée étaiiD
biei» &ît po«r frapper» %t il aembla en. effet aieit frappé plus d!mi
oomen^rain. Voki à . œ au jet une singuiantér qu'il serait témé^
raire: sans doute de donner cemme mki fait certain, maJa qui est
txop eerieuee pona n'^ètre; pa^^^ signalées Le elMivalier de Bouflenss
dont la. vie se prolongea jusqufen iSddi, se trouva sÂnsi^ quelque
appartsMoit aune génération biea antémeeffe,.le eofiitemporaini de
itaHrouteQ touirtempa, et.ii Kàvaitcmimuoertaîoement. Bavout^^en.
effet, était parent de la citi^e MV de Montesson, dout BoufOeta
fréquentaii te saion soua le eoMuIalr, et oh la raarécbale racAnUit
qn'dki l'avaiit sourent remunivé;. Benfiteist araiil été: miUtaiire dan^sa
jeunesse; en cette qualité» M dfefakâtre pltts.partÎGuUèrement}CUj?i£UK.
que les antres beaux esprits de! l'époque^ de con^^iarer la nouvelle
généntion de soldats tfû s'éle^'aît soua aea yeux dans dea ciscoA^
stancaBs si entraordinaireff svecceHn qu'il a/rait connue sena^Vanden.
régiase» et Forigroalîté d'an caoactère tét qne ceMi de lUveut ne
peQvaît Bsanqner de le* frapper;, Ge fut un talent fort, l^er sans
doute, mais qui eut senvent des éKflaaogeataQM d*étre sérieux; qe
jamaia ce prurit bûaive n'a éité aaesi' évident qner dans la^e cer**^
taîne om^e de ses dernièrea années, nn conte oriental oà) ce genre
cber depiiâs Iba Leiire» pêrsanetk tous lea- Kbertsnsi de laplame.
a sobî une transformation! qui n'est pas sans quelque. noUesae. L0
Dendchû, tel est le tiJLrede ce conte dmkl ladate est 1840, sia passe:
daname Inde de finttsisîe où l'onvcit cependant que l'anteuir a
profité des premièrea réftiationsi des orientatistea, et a pour berce»
principal un^ soldat de fortune du. nom de MffbHji quâ offre airee.
Davout des caractères de refflemhtonce £9rt étooita. llobély est. im^
Daveut peinùavee imperfection aans doute, surtout aoi» le rapport:
de la csnleur, qui est d'une sentimentalité fade,, mais aven une pc^-
ciaîon dbns le dessin des traita piôncipauK qui ftdt soupçonner' une;
întsnttOB de portrait* liême tacitumitâ noble, même sérieux d'&met
mâme! aensibilitâ contenue, mène dédainj des vains poepea ei des>
intrigues de casera», mèaaa mépris des làcbea et dea soldats de;
780 BEYBE DBS DEUX MONDES.
parade, même amour de la discipline, et, ce qui est plus extraordi-
naire, même manière d'entendre la guerre et de se renfermer arec
fermeté dans les lois strictes qu'elle impose sans les exagérer ni les
amoindrir. Voilà pour les traits de caractère ; quant au roman
même de Mohély, il n'est pas non plus sans offrir plus d'une ana-
logie avec l'histoire de Davout. Mohély est au service d'un conqué-
rant indien que Boufflers nomme le grand Acicbar et dans lequel il
n'est pas difficile de reconnaître Napoléon. Enfant, il avait été exac-
tement ce que fut Davout bambin au rapport de sa mère, c'est-i-
dire faisant grand tapage avec grand sang-froid, avec cela le fils
le plus respectueux et le plus soumis. Il est présenté comme le
fils d'un derviche qui l'avait maudit dans sa jeunesse pour son
trop d'ardeur à chasser, malgré sa défense, les bêtes féroces, et
s'était repenti plus tard de sa malédiction ; ici l'analogie cesse d'être
claire, mais si l'on ne perd pas de vue que ce conte est écrit en plein
empire par un ex-émigré d'opinions assez flottantes, il n'est pas
impossible que ce derviche ne soit là pour représenter l'andeone
société française à laquelle appartenait Davout par sa naissance et
dont il s'était si nettement séparé à l'époque de la révolution. Il est
évident qu'en écrivant ce conte Bouillers avait dans l'esprit un certain
type militaire qu'il a voulu présenter comme l'idéal du soldat, par
opposition au type bruyant et fanfaron quî était traditionnellement
plus en faveur. Est-ce Davout qui, sans le savoir, a posé pour cet idéal
du vieux Boufflers, ou cette rencontre est-elle fortuite ? Ce qui nous
persuade qu'elle ne l'est pas, c'est que, outre toutes les analogies
que nous avons signalées, on retrouve textuellement dans ce conte
quelques-unes des formules militaires les plus caractéristiques de
Davout et qu'il se plaît à répéter le plus fréquemment, celle-ci par
exemple : faire à l'ennemi tout le mal nécessaire, mais ne lui faire
que le mal nécessaire, et réprimer impitoyablement tout mal qui
n'aurait pas pour but unique le succès de la guerre. C'est cette
règle, toujours présente à l'esprit de Davout, qui a dirigé toute sa
carrière militaire, que nous le voyons appliquer dans ses goaver-
nemens de Pologne et de Hambourg avec une invariable fermeté, et
regretter de ne pas trouver suivie dans la campagne de Russie, où
elle aurait prévenu les désordres qui, dès les premiers mouvemens
de la grande armée, marquèrent cette colossale entreprise. Toid
enfin une dernière raison qui, venant après toutes les autres, parât*
tra peut-être décisive. Mohély, qui garde toujours son visage voilé
pour cacher une certaine blessure gagnée un jour qu'il a sauvé la
vie de son souverain et empêcher ainsi par modestie que l'auteor
de cet acte ne soit découvert, est représenté par Boufflers comme
un héros méconnu, victime de ses hautes qualités et que son
trop grand amour du silence laisse dans une sorte d'infériorité; c'est
LE MAIÉCHAI DAYOUT. 781
la situation même de Davout à la date de ce conte, et il faut
avouer que cette blessure voilée de Mohély représente assez bien
la souffrance discrète dont le vainqueur d'Auerstaedt souffrait depuis
cette journée.
IL
Après les affections de la famille, Tamitié est peut-être le senti-
ment que Davout a le plus fortement éprouvé, et il Ta connu d'autant
mieux que, ne disséminant pas les forces de son cœur, il pouvait les
porter tout entières sur ceux qu'il avait une fois choisis, et ceux-là
furent toujours en petit nombre. Son amitié était aussi durable que
forte, car, n'étant pas déterminée par les qualités brillantes, l'éclat
du rang ou les vulgaires entratnemens de la nature, mais par les
qualités solides à l'user, elle ne s'adressait qu'à cette race d'hommes
qui n'ont jamais besoin d'indulgence et se trouvait ainsi assurée
d'avance contre tout incident qui aurait pu la faire cesser ou l'amoin-
drir. La sévérité qu'il portait en toutes choses, le protégeant contre
les choix douteux ou les sympathies passagères, le servait en cela
merveilleusement. Quant à ce genre d'amitié que la vie des camps
engendre et favorise plus que tout autre, Davout ne lui sacrifia
jamais. On peut dire de lui en toute exactitude qu'il eut des intimes
et ne connut pas la camaraderie. En aucune occasion, nous ne sur-
prenons chez lui la tolérance, si souvent dangereuse, qu'entraîne
presque nécessairement cette forme un peu vulgaire de l'amitié. Dès
que l'intérêt de ses fonctions l'exigeait, il arrêtait net toute familia-
rité, même la plus naturelle et la plus légitime ; nous avons dit, dans
une précédente étude, comment il exigeait le respect des formes hié-
rarchiques, même au sein de sa famille. Nous ne croyons pas que
jamais personne ait mieux connu la portée du fameux adage : Fami-
liarité engendre mépris. C'est là un adage passé à l'état de lieu-
commun, dira-t-on peut-être. Sans doute, mais toute saine morale
n'est faite que de lieux-communs, et la vie n'a d'honnête direction
qu'à la condition de ne prendre conseil que des lieux-communs. Un
tel homme n'était guère capable de se laisser, par complaisance
amicale, induire en sottise.
Les présens Mémoires nous offrent, entre beaucoup d'autres, deux
exemples très remarquables de la résistance immédiate qu'il savait
opposer aux empiétemens téméraires ou irrespectueux de la camara-
derie. Il était lié avec Oudinot par la plus ancienne confraternité
d'armes, si bien que, lorsqu'ils s'écrivaient, même pour les nécessités
du service, ils employaient le tutoiement et se dispensaient des for-
mules officielles obligatoires. Il était à peine installé au ministère de
la guerre en 1815 qu'il apprit qu'Oudinot s'était reporté sur les place s
782 BfiTVB BU nUK IKMDMk
froodëîes;» et pnrlÎGalièrem^nliSur Hiti^^fu» menaçait VeoîBeBB aom
le owp dm colères Bvdewém par le raieiir de Ttludr^Blbe* Groywt,
ou peat-âtra fiognaait édcïoire cpe ceiUe déoumeteation pMrkiUqiKi
implique une adhésion au second gouvernement de NapoléoD, B«roat
écrit à Oudinot sur le ton de leur ancienne camaraderie pour le féli-
citer et l'engager à persévérer de la part de l'empereur, dont, lui
dit-il, il lui transmettra désormais les ordres. La réponse d'Oudinot,
écrite avec la fiièone temliaorilè, x» te lait pas attendre^ ikfflrflMtire
sur iepoini; delà dëfbnse patnKHJque eu tortiioiret eUe Tepousse iomte
adhésion wa gonrernemenA d» Naip(Moiif avec une frajK^hiee quelque
peu bribafâaate et u»e âigntlè mèkée A'un oortain tre^uble asm
naturd on tellft dneAnstance à un 4iic et maci^ckal 46 Vwipm,
ImmédEatenuant! toutiei fimiiliarité wm» du ei^té de Dovo«t» la tutoie
ment disparatt, et sans essayer é*w» grondene ou d'une suppK*»
catiLoa amicala où il aurait eomfnreistt son ctrMttère eft aw auto*
rite, il eKpédîe i. aaB vieux camarade l'ardre de se Fetineir dus ses
terres en LorndUe avec la plua> froide politesne admîaisteatîve*
Le second eiemple est phm aa^aaiAciitif epoere. Aayomt. avait 4té w
longues et bonnes redations arveo ftappt <fit'il «vaat œravect plosiencs
fois contre les boutadesi souvent brutales et ii^stes de NafMJéae
pendant que œ géeécal cfflumandait à D»Qtsig|. 6r» un jour de oetta
même année 184 b, dans une heure de aMunise huîneurt Baf^m
ayant enveyé ii Saivout une' réclamation à propos d'un eertaîii
ofiicier, 8*an attira cette répense, diotnt la iierdeuf ne basse rien à
désirer et qui mérite d^ètre eUée ooosme exemple delà ferflustiaveQ
laquelle Davout savait imposer le raspeet, même a«x honuMs lea
plus rapppoofaés de lui daa^ l'éthslls biérerebâpie.
Mon cher Rapp, Je me suis borné à vous envayer la eoiiimiMîo& de
l'officier Thabet, mais j[e vous déchre d^amitié que, si Je recevais uns
seconde lettre de ce style, je cesserais d^re mioîBtrs ée la guerre oa
vous cesseriez de commander un corps d'armée. Vous n'avez pas bh
dans cette circonstance preuve de sagacité. Vf»u9 deves me ooiimIm
assez pour savoir que de pareils moyens sont indignes de mee carac-
tère. Je ne connais cet officier ni d'Eve ni d*Adam; f^i signé sa oaifr-
mission, comme lant d^autres, de cosfianoe. Sil est Indigne de yemr
notre uniforme, aAressez-moi des pMntes, il en sera fait Joetice* 811
n^est pas en étal d^ere officier d'état*-major, ftrites-le Qoneadtsre, on le
changera. En attendant, en^hiyez-le où vous le }ug;ere8 à propos; malt
point de ce style ni de cette manière d'agir. Je vous le répète, ]6 se
le souffrirai pas.
Depuis ks jours 4e sa jeunease ei ii avait tu p^ir i de si eourts
intervalles tous ceux qu'il aimait le plus, Marceau, Desaix, son
baau<-frèFe Lecierc, Davout avait toujours été heureux du côté de
ses amitiés. La mort, qui faisait sur les champs de bataille tant et
de si rlcbes mdssoDs, n'avait tottcfaé à aucun de ses compagnons
d'armes préférés, mais enfin, tti 4912, la chance contraire l'em-
porte, et il n'y a plus une seule bataille, pas même un simple com-
bat qui ne loi enlève quelqu'un de ceux qu'il tient le plus en estime.
CTest Gndin qui ouwe la marche, Oudin qui avait presque toujours
servi sous ses ordres, celui de ses généraux qu'il affectionnait te
phis et ajuste titre, car il était pour ainsi dire un autre lui-même,
nn Davout au secontf plan, dont la videur réglée ^ selon l'expression
de Sëgur, tCaimait à affronter que les dangers utUeSy Gudin tombé
les deux jambes emportées par un boulet à la bataiHe de Valou-
tina. A partir de ce moment, la correspondance du maréchal est
un véritable nécrologe ; pas une lettre qui ne renferme quelque
annonce de mort. Aussitôt après Gudin meurt Montbron, qui avait
aussi servi sous ses ordres, et dont il avait dit un jour si plaisam-
ment, après une de ces équipées que sa sévérité tolérait peu et
dont le brillant officier était trop souvent coupable : a 9i j'avais
detix Hontbrun, fen ferais pendre un. » Presque en même temps
lui arrive de Paris la nouvelle de l'assassinat du général Hulin,
avec lequel il avait été en bons rapports depuis l'époque du consu-
lat, caractère rude et un peu brutal, s'il faut en croire les récentes
révélations de M*^ de Rémusat sur la mort du duc d'Enghien, mais
qu'A aimait pout Tamour que ce soldat portait à Napoléon. Puis
c'est le tour de Bessières, puis celui de Duroc, de toutes ces pertes
la plus sensible peut-être au cœur de Davout. D'autres moins illus-
tres et pouvant moins se promettre de laisser leurs noms à la pos-
térité, mais chers à Davout par l'estime qu'ils lui ont inspirée dans
leurs fonctiotis plus modestes ou plus obscures, disparaissent en
même temps. Te comte de Chaban, son utile et dévoué collabora-
teur dans l'administration de Hambourg, et un certain colonel
Grosse, un de ces vaillans dont les chefs seuls connaissent les émi-
nentes qualités et qui sont le sel des armées. La douleur qu'il res-
sent de ces pertes répétées s'ajoute à la somme déjà si grande de
ses souffrances et contribue à assombrir encore sa vie. Sans doute
tous ces morts ne sont pas également regrettés : il en est qui n'em-
portent qu'une patole d'Mtime, d'autres qu'un adieu attrisié, mais
trois an moJm«(mt plwiés avec de véritables larmee» Gudio, Duroc
et cet obscur coioiid Grosse. Arrétoas-^n^m ua instant devint ces
expresnons da viril* douleur qui noug dlrool tommem ce stcnqoe
savait aimer.
78A RBTUS DB8 DEUX HONDES.
A doaze lieaes de SmolensV, sur la roate de Moscoa, 20 tout 1811
J*ai à te donner, ma chère Aimée, une bien mauvaise commission,
celle de préparer M°^ la comtesse Gndin à apprendre le malheur qui
vient d'arriver à son bien estimable mari dans un combat où sa divi-
sion s'est couverte de gloire. Il a eu une cuisse emportée et le gras de
l'autre jambe fracassé par un obus qui a éclaté près de lui : il est peu
vraisemblable qu'il en revienne. Il a supporté l'amputation avec une
fermeté bien rare : je l'ai vu peu d'heures après son malheur, et c'était
lui qui cherchait à me consoler. On ne me remue pas facilement le
cœur, mais lorsque une fois on m'a inspiré de l'estime et de l'ainitié,
il est tout de feu. Je versais des larmes comme un enfant Gudio a
observé que je ne devais pas pleurer; il m'a parlé de sa femme et de
ses enfans, dit qu'il mourait tranquille sur leur sort, parce qu'il con-
naissait toute la bienveillance de l'empereur envers ses serviteurs, et
qu'il emportait avec lui la certitude que je ferais ce qui dépendrait de
moi pour sa famille. Tu peux assurer M"* Gudin, si elle a le malheur
de perdre son mari, que je justifierai dans toutes les occasions les sea-
timens et la confiance de son mari, le prendrai près de moi ses aides
de camp...
Ho8ooa, SO septembie.
... La lettre du duc de Frioul a préparé M"*' Gudin à son malheur.
Celles de moi, qu'elle a dû recevoir le lendemain ou le surlendemain,
lui en auront donné la triste confirmation. Assure-la que je serai fidèle
aux engagemens que j'ai contractés vis-à-vis du général à ses demien
momens, et que je porterai à ses enfans le même intérêt qu'aux nôtres.
J'ai rarement éprouvé dans ma vie des sentimens aussi pénibles que
ceux que m'a causés la mort de Gudin, dont je savais apprécier toutes
les belles qualités. Je serai fidèle à l'amitié et à l'estime que je lui por-
tais.
À la mort de Duroc, la douleur de Davout est (f une vivacité
exceptionnelle; il y revient jusqu'à trois fois.
Haarboorg, iO mai 1813.
Ma chère Aimée, en apprenant les résultats heureux et dédsifi de It
bataille de Bautzen, j'ai reçu la nouvelle la plus affligeante, celle de la
mort du duc de Frioul, qui a été tué par un boulet perdu, fai resseit
dans ma vie très fortement deux pertes : celles du général Desaix et de
ton frère; celle du duc de Frioul m'a autant frappé. C'est une perte
irréparable pour l'empereur. Je cherche à me faire illusion, j'ai la au
moins dix fois la lettre où le major-général m'annonce ce malheur.
LE MABÉGHÂL DAVOUT. 785
espérant toujours avoir mal lu. Je ne pourrais t'entretenir aujourd'hui
d'autre chose : je te quitte pour ce motif.
Hambourg, 5 juin 1813.
l'ai reçu, mon amie, ta lettre du 30 mai. Lorsque tu écriras à la
duchesse de Frîoul, parle-lui des vifs regrets que je partage avec tous
les fidèles serviteurs de l'empereur et les bons Français. Cette perte est
irréparable pour l'empereur. J'ai lu la relation de ses derniers momens;
ce récit a renouvelé ma douleur, il m'a fait verser des larmes comme
un enfant. Tu sais que ton Louis n'est pas prodigue de son estime, il
en portait une bien grande au grand maréchal, qui avait un beau carac-
tère, et c'est surtout sous ce rapport que cette perte est irréparable :
l'empereur pourra trouver quelqu'un d'aussi attentif, ce qui lui sera
encore difficile, mais il n'en trouvera pas d'aussi exempt que lui des
petites passions. *
Hamboorg, 6 Jain 1813.
J'ai encore lu ce matin le Moniteur qui rend compte des derniers mo-
mens du duc de Frioul. Quelle perte, mon amie, pour Tempereur, dont
il avait toute la confiance I II avait justifié cette confiance par sa con-
duite, depuis qu'il était près de la personne de l'empereur. Il avait
un tact, un aplomb, un sang froid extrêmes. Je le regrette vivement et
ne puis me faire à sa perte; c'est surtout mon dévouement pour l'em-
pereur qui m'occasionne ces regrets; cependant je dois avouer qu'il y
entre aussi quelque chose qui m'est personnel, car j'ai eu occasion
d'être convaincu que jamais le duc de Frioul n'a partagé, pour ce qui
me concerne, les petites passions de bien des gens; il a toujours appré-
cié mon dévouement, et, sous ce rapport, il m'a conservé dans toutes
les circonstances estime et amitié. Excuse-moi, mon amie, de ne t'en-
tretenir que de ce triste sujet, mais j'en suis rempli, et avec qui pour-
rais-je mieux m'épancher qu'avec mon excellente Aimée ?
L'oraison funèbre du colonel Grosse est singulièrement originale
dans sa brièveté. C'est tout à fait une oraison funèbre à la Davout,
m&le* laconique, militaire, où éclate brusquement son mépris de
la gloire jactancieuse et intrigante.
MasBOw, 22 août 1813.
Nous avons eu hier une rencontre avec l'ennemi qui, pour le bruit,
a été assez vive. Heureusement que notre perte est insignifiante pour
le nombre. J'en ai fait une qui m'est bien sensible, celle de Grosse. Il
a été tué d'une balle; j'ai peu connu d'hommes aussi intrépides, aussi
actifs : il avait une grande quarUité d actions éclatantes qu'il ne s^occupait
pas de faire valoir.
xom XLU. — 1880. 50
7M lETUE DES DBUX MMDES.
N*est-ce pas que cette dernière phrase formerait une épitaphe
d'une nouyeauté peu commune et bien faite pour trancher avec les
banalités élogieuses qui composent trop ordinairement ce genre de
littérature funèbre 7
Ceux qui aiment fortement font, dit-on, les meilleurs balssears.
En était-il ainsi pour Davout? Si l'énergie du caractère pnmre
quelque chose en telle matière, nous croyons bien que ses haines
devaient être d'une solidité à l'épreuve de la mort et du temps; ce
qui est tout à fait certain, c'est qu'elles étaient aussi peu nom-
breuses que ses amitiés. Ce n'était pas le premier offenseur venu
qu'il en honorait, et tout bien compté il n'y en a guère qae
trois qui aient été tout à fait sérieuses : Berthier, Hurat et Benia-
dotte ; quant aux autres ennemis qu 'on pourrait citer, il se con-
tentait de ne pas les aimer, et nous ne voyons pas qu'il ait jamais
dépassé à leur égard ce qu'on peut appeler la haine passive on
n^ative. Du reste, nous en sommes réduits aux conjectures sur
ce sujet, car les haines de Davou t sont parmi les moins loquaces
qu'il y ait eu jamais. Ce qu'étaient ces haines pour Berthier et
Murât, nous le savons par les scènes de Marieiâ)ourg, de Gom-
binnen et autres, mais c'est Ségur qui nous l'apprend, et Davout
n'ajoute rien à ce que nous a révélé l'historien de la grande armée.
Tous ceux qui ont lu l'admirable récit de la campagne de 1812 se
rappelleront certainement la dispute de Berthier et de Davout à
Marienbourg en présence de l'empereur. Yoici tout ce que nous
rencontrons sur ce grave incident dans la correspondance du maré-
chal : a Je n'ai pas eu une occasion pour te donner de mes nou-
velles depuis mon départ de Marienbourg, où j'ai eu le bonheur de
voir l'empereur ; j'éprouvais ce besoin ; quelques mots de lui me
donnent une nouvelle ardeur et me fortifient contre l'envie qui
vous poursuit lorsqu'on ne s'occupe que de ses devoirs et qu'on bit
tout pour les remplir. » Rien autre chose, on le voit, qu'une allu-
sion indirecte et lointame, si indirecte et si lointaine qu'il serût
impossible de la remarquer si la date ne vous avertissait que ces
discrètes paroles s'appliquent, non à quelqu'un de ces ennuis quo-
tidiens dont toute profession est fertile, mais à une querelle mé-
morable que Ségur nous dit avoir été de la plus extrême violence.
Pour Hurat, la discrétion est plus grande encore. Dans les lettres
écrites de Russie, nous ne surprenons pas la plus petite expnesàm
de colère, pas la plus petite trace de ressratiment qui puissent
faire soupçonner à la maréchale quels orages il a soulevés ou soUs,
et il ne tient qu'à elle de croire que, fatigues physiques et périls
misa part, la vie de son mari est la plus sereine du monde. Il aitand
pour décharger son cœur que la campagne soit finie, mais àThoro,
après le départ précipité de Murât, il éclate enfin et se soulifge de
LB MAlÉGHAi; DATOUT. 787
sa colère concentrée, à st façon laconique, par ces dmxi brosqaes
lignes vibrantes d'un sentimeaC facile à nommer : u Tu sauras sans
doute que le loi de Naples neas a quittés sans crier gare ; c'est
le vicenroi qui commande : les affaires de l'empereur ici Be pour-
ront qu'y gagnm:. o
Tout aoitre est le caractère de la baiae que lui inspire Bema-
dotle. Si invétérée* si profonde» si tenace est celle*là, qu'il en oablie
sa discrétion ordinaire et qu'il s'y livre avec le plus redoutable em-
portement. Que depuis la jou];née d'Auerstaedt Davout n'eût pour
Bemadotte aucun sentiment de reconnaissance ou d'estime, on
pouvait aisément le soupçonner ; mais quelle était l'étendue et la
force de ce ressentiment, voilà ce que les papiers qui nous sont
aujourd'hui livrés nous révèlent pour la première fois. Jusqu'à
l'accession de Bemadotte au trône de Suède, on ne voit pas
que cette rancune, assez légitime, ait jamais cherché occasion de
se faire jour. Les relations des deux maréchaux restèrent ce qu'elles
devaient être entre dignitaires de cet ordre, froides et réservées
du côté de Davout, polies avec une pointe aigre^douce du côté de
Bemadotte, ainsi qu'en témoigne certain billet, daté de 1808,
qui contraste singulièrement par le ton piqué avec les billets anté-
rieurs à l'aflaire d'Auerstaedt, billets fort bien tournés, d'une
courtoisie empressée et cù se lit le désir évident de plaire. Les
événemens de 1813 donnèrent enfm à cette animosité longtemps
refoulée le prétexte d'éclater. L'expression en fut terrible, et, bien
qu'elle soit restée enfermée dans une lettre intime destinée à
rester secrète, les oreilles durent singuliôremrat tinter à Bemadotte
un certain soir du mois de septembre 1813, s'il est vrai que toute
parole prononcée avec passion va sûrement atteindre celui qu'elle
concerne. Quelques troupes danoises et françaises relevant du com-
mandement de Davout ayant incendié un petit village du nom de
Schônberg, le général suédois Wegesach écrivit au général danois
commandant à Lubeck pour se plaindre de cet acte, qu'il se plai-
sait, disait-il, à attribuer à un officier ignorant les lois de la guerre
dans les états civilisés, et pour menacer, en cas de récidive, de
représailles du prince héréditaire de Suède. Ce ne fut pas le géné-
ral commandant à Lubeck qui répondit, ce fut Davout lui-môme,
et sa r^nse fut rédigée de telle sorte que, passant par-dessus la
tête du général suédois, elle put atteindre son ancien ennemi devenu
roi, et lui crier que sa conduite avait tenu tout ce que promettait
son inaction à la journée d'Auerstaedt. Mais cette réponse, il ne lui
suffit pas de l'avoir dictée et d'être sûr qu'elle arrivera à son
adresse; puisque cet acte de justice ne doit pas être rendu public,
il veut au moins qu'il ne reste pas ignoré de la personne dcmt
l'estime lui importe le plus, et| eontrairement à «es habitudes de
788 EETUE DES DEUX MONDES.
réserve, il envoie à la maréchale copie de la lettre du général sué-
dois et de sa propre réponse accompagnées de conmientaires sur le
caractère de Bernadotte, où la véhémence pathétique des malédic-
tions passionnées s'unit à la solennité religieuse de l'anathëme.
Par une coïncidence des plus singulières, le jour où il annonce cet
envoi à la maréchale est celui même où il apprend la mort de
Moreau, et il se plaît à associer dans un môme sentiment d'exécra-
tion ces deux illustres coupables envers la patrie. Nous donnerons
cette réponse au général suédois et la lettre d'envoi à la maréchale;
ce sont des pièces du plus grave intérêt et qui désormais appar-
tiennent à l'histoire.
Ratzbourg, 11 septembre 1813.
On assure que ce misérable Moreau a été tué dans les affaires de
Dresde: il ne méritait pas cette mort. La postérité en fera justice, ainsi
que de tous ces misérables ambitieux qui sacrifient à leur passion
patrie et religion. J'ai eu occasion d'exprimer hier ces sentimeos à uo
grand ennemi. Demain je t'enverrai sa lettre et copie de ma réponse.
Réponse à M. le général Wegetach.
Ratzboorg, 10 Mptembre 1813.
Monsieur le lieutenant-général, votre lettre de Wismar à Son Excel-
lence le général commandant les troupes danoises à Lubeck a été
envoyée à M. le maréchal prince d'Eckmûhl, commandant les troupes
françaises et alliées sur le bas Elbe.
Son Excellence a ordonné de faire prendre des informations sur le bit
qui fait Tobjet de votre lettre, c'est-à-dire Tincendie de quelques mai-
sons de Schôoberg, Son Excellence ne tolérant à la guerre que le mal
nécessaire.
Si ce fait n'est point le résultat de ces malheurs qui sont si fréquens
et qui ont toujours fait de la guerre un véritable fléau> il sera fait jus-
tice des coupables.
M. le maréchal, du reste, n'a pu voir qu'avec plaisir, mais sansétoo-
nement, combien les usages barbares dUncendier le pays révoltent un
général suédois, quoique ces maximes aient été tout récemment procla-
mées par des gouvememens avec qui l'empereur Napoléon est en guerre.
Son Excellence m'a ordonné aussi de vous faire observer, sur votre
exposé que la guerre ne se fait de la part des nations aUiées et européennes
contre Vempereur et roi notre souverain que pour la liberté et l'ifyUpen-
dance, que la postérité jugera 9i c'est là le véritable motif de cette
guerre ou si elle n'est point enfantée par l'esprit monopoleur des
LE MARECHAL DAYOCT. 789
Anglais et suscitée par quelques ambitieux qui sacrifient à leurs pas*
sions religion et patrie. J'ai Thonneur, etc.
Signé : César de la Ville.
Ratzbourgy 12 septâmbre 1813.
Je t*envoie, ainsi que je te Tai annoncé, la traduction de cette lettre
du général suédois et copie de la réponse que je lui ai fait faire, le tout
pour toi seule. Chaque jour de mon existence avec toi m*a donné la con-
viction de ta discrétion et du prix que tu attaches à ce que je t'appré-
cie sous ce rapport. Ne vois pas dans les derniers mots de la réponse
Texpression d'un sentiment ou d'une passion personnels. Je ne suis pas
plus exenapt de petites passions que les autres hommes; mais je les
combats avec bien du soin, et dans cette circonstance, si j'ai signalé ce
misérable Bernadette, c*est par la conviction où je suis qu'il est un des
artisans de la guerre actuelle. Je me rends la justice que je n'ai jamais
consulté mes affections particulières lorsqu'il a été question de mon
souverain. Je n'ai jamais eu contre cet homme le moindre fiel; je l'ai
méprisé, lorsque j'ai eu connaissance — et des preuves — de son exces-
sive vanité et qu'il n'avait que l'apparence des bonnes qualités. Tous
les coups de canon qu'il fait tirer contre l'empereur et les Français sont
autant de titres qu'il acquiert au mépris de la postérité. Cet homme
doit tout à l'empereur et au sang des Français; l'empereur a exercé
envers lui les plus grands actes de clémence ; — cela ajoute à l'infamie
de sa conduite; j'espère que la justice divine se montrera sévère à son
égard.
Une seule expression de cette terrible haine ne lui suffit pas; il y
revient à plusieurs reprises, et chaque fois pour l'accentuer davan-
tage. Sur la fin de ce même mois de septembre 1813, le bruit d'une
déroute du prince de Suède courut à Paris, sur quoi la maréchale
fait part & son mari de cette petite scène d'intérieur où se reflètent
d'une manière significative les passions du temps, a Léonie (la fille
cadette de Davout), entendant dire que le prince de Suède a été
battu complètement, a dit : « Il a trahi l'empereur, qui lui a fait tant
de bien : il faudrait le pendre ! — Hais pourquoi ne veux-tu pas
qu'il meure d'un boulet? — Parce qu'il y a trop de braves qui
meurent comme celai » A ce mot de sa fille, Davout répond par ce
commentaire fort bref, mais d'une inexorable précision : « Les
réflexions de Léonie m'ont fait plaisir. Elle a exprimé une idée
juste : un traître ne devrait finir, — quel que soit son rang, — que
par la main du bourreau et non de la mort des braves. »
ÉMItE MONTEGUT.
LE
SALON DE M"" NECKER
D'APRÈS DES DOGUMENS TIRÉS DES ARCHIVES DE COPPET.
vr.
LE CONTROLE OÉNÂRAL.
Peu d'hommes politiques ont connu au môme degré que M. Neckcr,
dans une carrière relativement courte, les alternatives de la
faveur publique et de Timpopularité, « M. Necker a éprouvé, dit
le baron de Gleichen dans ses Souvenirs^ ce qui est toujours irrivé
à ceux qui restaient modérés au milieu des enragés. » Au pre-
mier rang de ces enragés, et avant même les pamphlétaires de la
révolution, il faut compter tous ceux qui ont tenu de près à ce
qu'on appelait alors le parti de la cour. Aux yeux de Fersen, de
Weber, du marquis de Ferrîères, de l'auteur anonyme des Souvt-
nxrs £un officier des gardes françaises^ M. Necker est un traître
ou tout au moins un ambitieux qui a déchaîné sur la France les
maux de la révolution pour satisfaire son appétit du pouvoir. Ber-
trand-MollevlUe croit devoir se défendre du soupçon de partialité
avant d'écrire a qu'à M. Necker incontestablement doivent être
surtout attribués les malheurs de la révolution, mais que c'est sur
le compte de sa vanité et de son ineptie, et non sur celui de sa
méchanceté qu'on doit les mettre. » — Dans ce concours d'injures,
la palme appartient cependant à Sénac de Heflhan, cet ancien inten-
dant du Hainaut auquel on fait aujourd'hui une réputation de mé-
rite un peu tardive, mais qui de son vivant courut inutilement le
i (i) Voyex la A«hm des 1^ JanTier, !«' marfl, l*' avril, i*' Jain et l*' août.
LE SALON DE M""* NECKBR. 791
ministère et l'Académie. On en jugera par la façon dont il dépeint
la physionomie de M. Necker, cette physionomie si connue, un peu
lourde, à l'expression fine et hésitante. « Sa figure oflre, dit-il, à
l'œil observateur, de l'atrocité, du dédain, de l'égarement, de la
moquerie, de la profondeur et de l'insensibilité. » Dans un autre
fragment de ses ouvrages, il met en discussion entre trois émigrés
le supplice qu'il conviendrait de faire endurer à M. Necker. L'un
se prononce pour qu'il soit roué vif, l'autre pour qu'il soit écartelé,
le troisième pour qu'on lui coupe le poignet et qu'on verse sur la
blessure du plomb fondu.
Les études qui ont été entreprises depuis une trentaine d'années
sur l'état de notre ancienne société ont montré à quel état de
décomposition cette société, calomniée cependant sous certains
rapports, en était arrivée, et ne permettent plus d'accumuler sur
une seule tète un tel fardeau de responsabilités. Mais si le langage
des historiens qui appartiennent à ce qu'on pourrait appeler l'école
royaliste s'est adouci sur le compte de M. Necker, je ne voudrais
pas jurer que le fond des sentimens ait beaucoup changé. Naguère
un des écrivains les plus brillans et les plus spirituels de cette école,
M. le comte de Ludre, dans une ingénieuse étude sur les causes de
la révolution, parlait couramment des vices de M« Necker et de ses
dehors répulsifs, comme s'il se fût agi de Mirabeau ou de Danton.
D'un autre côté, ces modérés au parti desquels appartenait M. Nec-
ker, l'ont défendu comme en général les modérés se défendent
entre eux, c'est-à-dire en cherchant à rejeter sur lui la respon-
sabilité des fautes qu'on leur a reprochées. Aussi ne trouverait-on
nulle part l'apologie de M. Necker si H*"^ de StaeU dans ses Con-
sidérations sur la révolution française^ le baron Auguste de Staël,
dans la notice qu'il a mise en tète des œuvres de son grand-père,
ne s'étaient fait un devoir de l'entreprendre. Mais peut-être l'en-
thousiasme de la fille, le respect du petit-fils, enlèvent-ils quelque
autorité à leurs appréciations. Bien que les années écoulées me
laissent assurément plus de liberté d'esprit, je n'essaierai pas de
refaire cette apologie, car ce serait sortir tout à fait du cadre de
cette étude, où je ne me suis proposé de faire entrer que le tableau
d'un salon. Je me bornerai à montrer quelles furent, pendant la
durée des fonctions publiques qu'il exerça, les relations de M. Nec-
ker avec la société au sein de laquelle il vivait, et à choisir, parmi
d'innombrables documens, quelques échantillons qui peindront l'é-
tat d'esprit de cette société à la veille du grand désastre. Peut-être
la lecture de ces pages aura-t-elle cependant pour résultat d'inspirer
quelque intérêt pour un homme qui, à tout prendre, dans un temps
deibÛe compta parmi les plus sages, dans un temps de crimes parmi
les plus honnêtes, et qui fut surtout la victime d'un immense
792 REYCE DES DEUX MONDES.
malheur : celui de se trouver aux prises avec une tâche sous le
poids de laquelle aurait succombé peut-être le génie d'un Bona-
parte.
h
Le premier poste que M. Mecker ait occupé est celui de ministre
de la république de Genève à Paris. Cette désignation de ses conci-
citoyens, qui lui donnait accès à la cour, contribua plus qu'on
ne croit à son élévation politique. Si grand qu'eût été en eOet le
succès de son Éloge de Colbert^ qui fut couronné par l'Académie
française, et de son Essai sur le commerce des grains^ qui excit;*
tant (le colère chez les partisans de Turgot, le vieux Maurepas
n'aurait pas été chercher M. Necker dans ses bureaux de la rue de
Gléry, pour le proposer au choix de Louis XVI, s'il ne l'eût aupara-
vant rencontré à Versailles. Le représentant de la république de
Genève était en rapports assez fréquens avec les ministres du roi.
et ces fonctions furent pour M. Necker une occasion toute naturelle
de nouer connaissance avec des hommes qu'il devait retrouver
plus tard comme collègues, comme adversaires ou comme amis.
Je m'arrêterai donc un instant sur ces débuts peu connus de sa
carrière, qui nous initieront en même temps au secret diplomatique
d'une petite république au xvm** siècle.
La république de Genève avait toujours mené une existence assez
difficile, resserrée qu'elle était entre le territoire de son ambitieux
voisin, le duc de Savoie, et celui de son puissant voisin, le roi de
France. A ces difficultés extérieures qui dataient de tout temps
étaient venues s'ajouter celles causées par la vivacité des querelles
intérieures entre les bourgeois et les nalifSy entre les négatifs et
les représentons (1). Déjà ces querelles avaient ensanglanté les
rues, et il était à craindre que, sous couleur de maintenir l'ordre,
la France n'occupât militairement le territoire de Genève, qu'une
fois déjà elle avait fait bloquer par un cordon de troupes. On
savait le duc de Choiseul assez mal disposé pour la république, et
(t) On appelait, dans la langue poUtlque de Genà?e| dotirgeoû, ceux qui, en verto de
lenr naissance, étaient investis du droit exclusif de participer an gouTememeat de b
républiqae^ et natifs, ceux qui, nés sur le territoire de parens étrangers, étaient as
contraire exclus de ce droit et même de l'exerdce de certaines professions ; rcyréMa*
tant, ceux qui avaient adressé des représentaUons au Magnifique Petit Gonssil après
la condAmnation de VÈmiU; négatifs ceux qui contestaient la légalité de ces repré-
sentations. Le Magnifique Petit ConseU, émanation du conieil des deux cents, éliit
composé des syndics et d*un nombre variable de bourgeois. C'était un oorps à la fei>
poUtique, administratif et Judiciaire, qui exerçait presque tous les pouvoin dias la
répubUque.
LE SALON DE M"** NECKER. 793
la tentative passablement ridicule qu'il avait faite pour transfor-
mer en un port de commerce, le petit village de Yersoîx, situé sur
les bords da lac de Genève, dénotait de sa part des intentions
peu bienveillantes. Sur ces entrefaites, le représentant de la répu-
blique de Genève à la cour de France vint à mourir, et le Magni-
fique Petit Conseil ne crut, dans des circonstances aussi déli-
cates, pouvoir faire un choix plus habile que celui d'un homme
tenant à Paris, depuis plusieurs années déjà, un grand état de
maison et pouvant y représenter la république avec un certain éclat.
Aussi, après avoir fait pressentir les dispositions de M. Necker et
avoir reçu une réponse favorable, le Magnifique Petit Conseil s'em-
pressa de lui notifier sa nomination par une lettre dont la forme
pompeuse et toute monarchique était celle habituellement employée
dans les communications officielles de la république :
« Très cher et féal,
Le zèle que nous vous connoissons pour le service de la patrie nous
a fait espérer que vous accepteriés la place de notre ministre à la cour
de France, à laquelle nous vous avons appelle. Nous avons vu avec une
rare satisfaction, par votre lettre du 23 de ce mois, que vos sentimens
répondent parfaitement à l'opinion que nous avons de vous. Nous vous
donnons cette marque de confiance avec d'autant plus de plaisir que
votre capacité vous a déjà mérité des marques bien flatteuses de l'ap-
probation de Sa Majesté... Nous ne doutons point qu'à l'exemple des
généreux citoiens, qui ont servi si utilement la république dans la place
que vous allés occuper, vous ne négligerez rien pour nous conserver la
bienveillance du roi, qui nous a été si précieuse et si honorable que
c'est le but principal que nous poursuivons en ayant un ministre à sa
cour. Nous sommes persuadés que nous remettons les intérêts de la
patrie en de très bonnes mains.
Sur ce nous prions Dieu, très cher et féal, qu'il vous ait en sa sainte
garc^e.
Les sindics et conseil de Gêné ve,
LULUN.
31 aoust 1768.
A cette lettre M. Necker répondit en témoignant aux « Magni-
fiques et très honorés seigneurs, membres du Petit Conseil, sa sen-
sibilité pour l'honneur qui lui était fait » et en demandant l'indul-
gence « pour ses taléns. » Quelques jours après, il rendait compte
au conseil de sa présentation au roi et il faisait sa première appa-
rition à Versailles.
79k lEVUB DES DEUX MONDES.
»
M. Necker eut Toccasion de rendre à la petite république qu'il
représentait d'assez importans services, entre autres en obtenant
le rétablissement du libre commerce des grains entre le territoire
de Genève et celui de la France (ce qui n'était pas dans ces temps
de disette fréquente une affaire de mince intérêt) et aussi en
faisant parvenir de temps à autre aux Magnifiques et très hono-
rés seigneurs composant le Petit Conseil de sages représentations.
C'est ainsi qu'en les informant que deux mille natifs^ exaspé-
rés par la rigueur des bourgeois^ avaient demandé au duc de
Choiseul la permission de s'établir à Yersoix, il ajoutât : « 11
serait malheureux et peut-être un peu honteux pour nous que
des protestans préférassent la domination qu'ils semblent désirer i
celle d'une république. » Ses relations avec le duc de Choiseul
étaient fréquentes, et bientôt il acquit sur l'esprit de cet aimable
ministre un crédit dont les membres du Magnifique Petit Conseil
devaient bientôt, et un peu à leurs dépens, mesurer la solidité.
Sans cesse harcelés par eux pour qu'il entretint le duc de Choised
des moindres affaires de la république de Genève, et ne pouvant
leur faire entendre « qu'il était difficile que M. le duc de Choiseul
donnât beaucoup de temps à des affaires qui l'intéressaient peu, a
M. Necker finit par s'excuser d'une façon un peu vague « sur ses
grandes affaires et sur l'état de sa santé, qui ne lui permettait pas
de s'occuper, avec autant de zèle qu'il l'aurait désiré, des afiaices
de la république. » Le Magnifique Petit Conseil fut blessé de cette
défaite ; mais comme c'était un gros parti à prendre que de desti-
tuer un représentant aussi bien vu à Versailles , on s'arrêta à un
moyen terme, il faut en couvrir, assez singulièrement trouvé,
a Après la prière, disent les procès-verbaux du conseil, M. le premier
(le premier syndic qui présidait le Petit Conseil) a dit que la santé
du sieur Necker est dérangée de manière qu'il ne peut s'occuper
des affaires dont il est chargé autant qu'il serait à désirer. On
décida qu'on enverrait quelqu'un à Paris pour soulager le sieur
Necker avec des lettres de créance sans qualité, et que, vu la
nature de l'envoi, il n'était pas nécessaire de l'en prévenir, a Et,
dans une séance ultérieure, le conseil désigna, pour partir prochai-
nement, un de ses membres, noble (1) Philibert Cramer.
Celui qui acceptait la mission délicate d'aller ainsi, sans qualité
et à son insu, remplacer le ministre de Genève à Paris, était cepen-
(i) On doonait a Genève le titre de fio6l6 à ceu qni araîeut exercé d'i
foDctione pabliques toiles que celles de syndic ou de procureur général, ec moad par
courtoisie (comme en Angleterre le titre de lord) à leurs flls. Le. titre de spedahk était
réserré à ceux qui avaient embrassé certaines professions lil>érale8 telles que eèllee de
pasteur, d'avocat, dé médecin, et aussi celle dia pharmacien, honorée à Geaftfe #ue
conaidération parUculière.
LE SALON DB M"* NBGUl. 706
dant ua homme d'esprit. Philibert Cramer était le frère de ce
Gabriel Cramer, libraire de Yoltaire , que Yoltaire appelait tantdt
le beau Cramer et tantôt le marquisy tandis qu'il appelait Philibert
le prince. Notre Cramer était en effet fort élégant de sa perscHme,
quoique légèrement contrefait; il avait le goût des lettres, Tusage
du monde et, de plus, il connaissait déjà Paris. Ha» un peu d'am-
bition le tenant, il crut pouvoir accq)ter une mission irrégulière dont
il ne devait retirer, on va le voir, que des désagrémens. En effet,
bien que des peines assez sévères fussent portées contre les con*
seillers qui trahiraient le secret des délibérations du Magnifique
Petit Conseil, le départ d'un personnage aussi important que noble
Philibert Cramer ne pouvait être résolu et préparé sans que le bruit
en courût par la ville. Le résident de France, Hennin, eut vent de
ce départ, et il en informa le duc de Choiseul, qui en informa à
son tour M. Mecker par un billet ainsi conçu (1) :
Je vous envoie et vous confie une lettre que je viens de recevoir de
Geoève et que je n'entends pas. Mais je vous prie de mander à cette
ville que tout autre que vous seroit désagréable et que, par une consé-
quence naturelle, je ne le recevrols point. Vous connoissez mon amitié
pour vous. Ben voyez-moi la lettre de M. Hennin.
P. 5. — La Borde et La Balue sont enchantés de vous. Que de re-
mercie mens ne vous dois- je point I
La république de Genève prenait mal son temps, comme on le
voit, pour essayer de supplanter indirectement M. Necker. U venait
d'avancer 1,300,000 livres aux banquiers de la cour, et ce n'était
pas le premier service de ce genre qu'il rendait. Ainsi prévenu et
rassuré, M. Necker put attendre philosophiquement l'arrivée de ce
successeur inconnu. Débarqué à Paris, le nouvel envoyé se trouva
fort dans l'embarras pour s'ouvrir un accès auprès du duc de Ch(M-
seul, et ne sachant à quelle porte frapper, il prit le parti d'aller trou-
ver M. Necker. Celui-ci le reçut avec bonne grice, mais le plongea
dans un embarras plus grand encore en lui communiquant la lettœ
du duc de Choiseul. Laissons noble Philibert Cramer nous dépeindre
lui-même, dans une dépèche adressée au Magnifique Petit Conseil,
la gaucherie de sa situation :
Le conseil comprendra mon embarras à la lecture de ce billet. Obligé
cependant de me décider provisionnellement» j'ai cru qu'il seroit aussi
indélicat que dangereux d'exposer un membre du conseil à être mal
(1) Cette lettre et les Baivantes sont tirées des archives de Genève, qui m*ont été
très libéralement ou? ortes.
706 RBYDE DES DEUX MONDES.
reçu, et je voas assure qu'en cela je ne m'envisageois nullement. Aa
reste, M. Necker se porte à merveille ; il est gros, gras et gai, et si nous
avions eu son portrait au conseil, jamais je ne serois parti.
p. S, — Ce que je vois de plus intéressant dans tout ceci, c'est de
sauver le ridicule. Ce que je désire beaucoup aussi, c'est qu'on ne m'a-
dresse pas de Genève des lettres sous le titre de ministre de la répu-
blique. Dans la position où je suis, ce seroit un sobriquet.
Éviter le ridicule était en effet la chose difficile, et noble Philibert
Cramer ne devait pas y réussir complètement. Comme il ne savait
trop quel parti prendre, M. Necker vint à son aide et lui proposa,
avec une courtoisie un peu ironique, de le présenter lui-même au
duc de Cboiseul comme un membre du Magnifique Petit Conseil de
la république de Genève. « M. Necker m'a offert, écrivait Cramer,
de me présenter à M. de Cboiseul coomie un magistrat de Genë?e,
mais, vu ce qui s'est passé, je ne crois pas cela trop convenable, et
si je puis me faire présenter à lui d'une autre main» je crois cela
préférable. »
Faute sans doute d'avoir trouvé une autre main et plutôt que de
recourir à celle de M. Necker, Cramer se détermina à écrire directe-
ment au duc de Cboiseul pour solliciter une audience ; mais soit
qu'il l'eût fait en termes maladroits, soit que le duc de Choiseal fût
impatienté de cette insistance, le nouveau refus que le ministre op-
posa à cette demande d'audience fut tourné d'une façon assez déso-
bligeante pour que Cramer crût devoir s'en retourner à Genève, non
sans avoir protesté contre l'atteinte que cette lettre portait, suivant
lui, à sa dignité et à celle du Magnifique Petit Conseil lui-même. Il
fallut que M. Necker s'interposât encore pour empêcher l'affaire
de s'envenimer :
M. Cramer est parti lundy dernier, écrivit-il au conseil. 11 n'a pas
accepté que je le présentasse à M. de Cboiseul comme membre du
conseil. J'aurois insisté davantage là-dessus s'il n'avoit pas écrit nue
lettre qui ne rendoit plus cette démarche possible. Il ne recevra pas de
réponse de M. le duc à ce qu'il m'a dit hier. Je supprime quelques
observations qu'il m'a faites à cet égard comme inutiles à l'heure qu'il
est. Je lui ai demandé si, dans la lettre qu'il a écrite à M. Cramer, ii
avoit eu quelque dessein de mortifier le conseil ou la république, et
il m'a assuré que non. J'en étois persuadé et que l'on devoit tout attri-
buer au motif que je vous ai indiqué.
Il ne restait plus au Magnifique Petit Conseil qu'à couvrir de
son mieux la retraite de Cramer. C'est ce que le Conseil crut faire
en décidant « d'écrire à M. Necker pour lui accuser réception de
sa lettre, le féliciter du retour de sa santé, et lui exprimer les seo-
LB SALON DE M"' NECKER. 797
timens du Conseil, la satisfaction de ses services, et qu'il n'a point
eu d'autre motif de l'envoi de M. Cramer à Paris que ce qu'il a
marqué lui-môme de l'état de sa santé, a Ainsi, dans cet imbroglio
diplomatique d'où le pauvre Cramer (qui craignait tant les sobri-
quets) remporta celui de renvoyé de France^ M. Necker avait fait
preuve de plus d'adresse dans le maniement des hommes qu'il
n'en devait déployer dans d'autres circonstances. L'avantage était
resté tout entier de son côté, et il avouait, au bout de bien des
années, que de tous les souvenirs de sa carrière publique, celui de
cette première passe d'armes lui était le plus agréable.
Quelques années après, M. Necker vit le duc de Choiseul suc-
comber sous la cabale de H"* du Barry, et il put ainsi faire avec les
intrigues de cour une première connaissance que les événemens
devaient rendre plus ample. Sa situation diplomatique ne lui per-
mit pas d'être au nombre de ceux qui allèrent rendre visite au
ministre disgracié, dans son glorieux exil de Chanteloup, mais il
conserva longtemps avec le duc et la duchesse de Choiseul
d'affectueux rapports. J'anticiperai un peu sur l'ordre des temps,
en insérant ici deux lettres de l'aimable duchesse, que l'ima-
gination prend involontairement pour type des grâces aristo-
cratiques d'autrefois, en oubliant qu'elle était la fille d'un gros
financier. La première de ces lettres n'est qu'un simple billet, mais
agréablement tourné^ par lequel elle remercie M. Necker de l'en-
voi du Compte-rendu :
Ce Inndy.
Je l'ai lu, monsieur, ce Compte-rendu, et cô qu'il y a de plus extra-
ordinaire, c'est que je crois l'avoir entendu. Puisque je crois l'avoir
entendu, vous pensés qu'il m'a charmé, et vous ne devés pas douter
que je ne vous sois iofinlement obligée et du plaisir qu'il m'a fait et de
Tattention que vous avez eue de me l'envoyer.
A propos, vous ôtes un coquet dans tout le bien que vous dites de la
nation; je ne doute pas que cette coqueterie ne vous réussisse auprès
d'elle, car elle vous a très bien réussi auprès de moi. Je croirois aussi
qu'une de vos notes est une coqueterie pour M. de Choiseul.
Quelques mois après la publication du Compte-rendu^ H. Necker
tombait brusquement en disgrâce. Aussitôt que la nouvelle de sa
retraite arrivait à Chanteloup, la duchesse de Choiseul s'empres-
sait de témoigner à M. Necker la part qu'elle prenait à cet événe-
ment :
708 «vrra DBS deiol mmides..
A Chanteloupi ce 22 mtj 178t.
C'en est donc fait, monsieur, vous nous abbandoniies. Vous esufodia
votre gloire, vous nous laissez les regrets. Vous nous aviez fait beaacoop
de bien, vous nous en auriez fait encore davantage. Votre retraite oous
livre aux plus cruelles inquiétudes qui seront peut-être justifite par
les plus grands maux. Si cette retraite était précipitée, votre gloire im
consoUeroit-elle des maux où vous nous auriez exposés? Je ne puis le
croire, et je désire votre bonheur. Je suis profondément triste parce
que je deviens désintéressée. Gomment peurroit-on s'intéresser aa bieD
qui ne peut pas se faire ?
Vous m'aviez fait espérer» monsieur, avant mon départ, que si le
malheur que je craignois arrivoit, vous vienderiez m'en coosoller iq
par votre présence. Je vous avais priée d^engager M"** Necker a me faire
le même honneur. La discrétion qui me privoit alors de celui de faire
connoissance avec elle ne subsiste plus aujourd'hui, et vous avez besoio
Tun et l'autre de vous arracher dans ce moment-ci aux importaoités
auxquelles votre commune célébrité vous expose. Vous ne trouverez icy
que des amis et avec eux la paix« le repos et la liberté. Vous vous livre*
rez sans inquiétude au besoin de parler de ce que vous avez fait, vous
vous prêterez sans crainte au besoin qu'on aura de vous eotendre. Si
je ne suis pas assez heureuse pour que M"** Necker et vous ayez accepté
ma proposition avant le départ de M. de Ghoiseul, il ira vous &i pres-
ser l'un et l'autre. Je conserverai le plus que je pourrai Tespéreoce de
son succès et je méritte de l'obtenir par les sentimens avec lesquels j^ai
l'honneur d'être, monsieur, votre trés-humble et trés-obéissaote ser-
vante.
La duchesse de Ghoiseul.
Ge mot naïf et profond : n Je sais profondément triste, parce
que je deviens désintéressée, » exprime à merveille la nature toute
particulière des regrets que la disgrâce de M. Necker faisait éprou-
ver à la duchesse de Ghoiseul. Longtemps M. Necker avait passé à
la cour pour être de ce qu'on appelait le parti Ghoiseul, et peut-
être la duchesse espérait-elle qu'à la mort du vieux Maurepas, fl
contribuerait à rappeler son mari au pouvoir. G'était cette der-
nière espérance dont la duchesse pleurait la perte autant qu'elle
déplorait la chute de H. Necker. Necker et Ghoiseul I deux noms
que Thistoire n'a point associés et que l'imagination même a
quelque peiae à rapprocher. Qui sut cependant si la bonne grâce
et la dextérité de L'un venant en aide à. la science financière etih
capacité de Taulre, leurs efforts n'auraient pas réussi à éviter re-
cueil où la monarchie devait sombrer?
LB SALON M M"* NBCXEB. 709
On a VU en quels termes le duc de Choiseul remerciait H. Kec-
ker des seryices financiers rendus par lui à l'état. Ces services
étaient fréquens, et la correspondance de M. Necker avec les gardes
du trésor royal montre à quel désordre incroyable l'état des
finances publiques était arrivé à la fin du règne de Louis XV. Ces
gardes d'un trésor bien mal gardé supplient à chaque instant M. Nec-
ker de venir à leur secours. Toute leur espérance est en lui. Us font
appel à son amour pour la réputation du trésor, et c'est, à un mo*
ment donné, de cet amour que dépend le départ de la maison
du roi pour Fontainebleau. Il faut penser que ces supplications
s'adressent à un banquier protestant qui représentait auprès de la
cour de France un gouvernement étranger, pour mesurer l'urgance
d'une réforme à tout le moins dans le gouvernement des finaaces.
4)uels que fussent cependant les services rendus par M. Necker et la
réputation qui commençait à s'attacher à son nom, encore fallait-il
qu'une circonstance heureuse vint le tirer de la pénombre et le
mettre en pleine lumière. Comme son élévation politique est par elle-
même un fait assez étrange, ses adversaires n'ont pas manqué de l'ex-
pliquer par quelque intrigue à laquelle il serait descendu. Sénac de
Meilban a mis en circulation sur ce point une anecdote à laquelle M. DroK
a accordé les honneurs de la reproduction dans sa gravé Histoire de
Louis XVI et que MM. de Concourt ont recueillie dans un de ces
nombreux ouvrages où la saine critique est remplacée par l'esprit,
Tentrain et la recherche infatigable des documens. D'après Sénac
de Meilhan, le véritable auteur de la fortune de M. Necker serait
une sorte de chevalier d'aventure dont il est souvent question dans
les mémoires du temps, et qui, de son véritable nom Masson de
Pezai, se faisait appeler le marquis de Pezai. Ce prétendu marquis
de Pezai, homme à inventions creuses et en même temps faiseur
de vers assez médiocres (ce qui faisait dire de lui« dans un
quatrain, qu'en dépit de la nature il s'était fait poète et mar^
quis), avait su cependant se créer dans le monde une situa-
tion à laquelle les agrémens de sa personne n'avaient pas nui.
C'était à son propos que M. de Maurepas disait plaisamment :
« M. de Pezai gouverne la France, » et comme on lui demandait
pourquoi, il répondait : « M. de Pezai gouverne la princesse de Mont-
barrey dont il est l'amant; M*"* de Montbarrey gouverne ma femme,
ma femme me gouverne, et moi, est-ce que je ne gouverne pas la
France 7 » Ce serait, toujours d'après Sénac de Meilhan, ce person-
nage assez peu» recommandable qui aurait attiré sur le banquier
genevois l'attention du premier ministre de Louis X¥I, loi encore
qui aurait été chargé par M. Necker de remettre au roi, dont il
avait su capter la confiance, un mémoire sur l'état des finances, lui
enfin qui aurait par ses insistances triomphé des béâtalions du
800 REVUE DES DEUX MONDES.
roi et de celles de Maurepas lorsqu'il s'était agi de pounoir à la
vacance ouverte au contrôle - général par la mort de M. de
Glugny. a Plus d'une fois, dit Sénac de Meilhan, le superbe
Necker, enveloppé d'une redingote, est venu attendre chez H. de
Pezai, au fond de la remise d'un cabriolet, le moment où il devait
revenir de Versailles. » Le malheur, c'est qu'aucun document D'à
jamais été produit par Sénac de Meilhan à l'appui de son affirma-
tion malveillante et que ceux des archives de Goppet ne la confir-
ment pas. Ces archives contiennent en effet plusieurs lettres adres-
sées par Pezai (qui écrivait à tout le monde) à M. et à M"** Necker.
Aucune de ces lettres ne contient la moindre allusion à qaelqoe
service rendu par lui à M. Necker et celle même qu'il adresse
à M"*^ Necker pour la féliciter de l'élévation de son mari est aassi
insignifiante que les autres. Or Pezai n'était point homme à laisser
oublier un service rendu par lui, et si M. Necker lui avait eu tant
d'obligations, il n'aurait pas été en mesure de lui refuser, ainsi
qu'il fit plus tard, la succession de M. de Trudaine aux pools eî
chaussées.
Il faut donc en revenir, pour expliquer cette élévation, à la rai-
son toute naturelle, c'est-à-dh:e à la haute estime que M. Kecker
avait su inspirer de ses talens et aux relations familières qae ses
fonctions diplomatiques avaient créées entre lui et Maurepas. > Deux
conversations avec M. de Maurepas, dit M*"* de Staël dans sa
notice sur la vie privée de son père, avaient suffi pour le détermi-
ner à proposer M. Necker pour directeur du trésor royal. » Deux
conversations, ce n'est pas tout à fait assez dire. Il fallut encore
une longue lettre directement adressée par M. Necker à Haarepas
et dont l'original se trouve aux archives nationales. Dans cette
lettre, écrite au moment où le roi hésitait encore à consacrer le
choix de Maurepas, M. Necker s'ouvre à son protecteur avec une
habile franchise du désir qu'il éprouve d'entreprendre de coflunon
accord avec lui la tâche de rétablir Tordre dans les finances. Apès
avoir commencé par remercier Maurepas d'un billet affectueux,
qui, dit-il, a sera sur son cœur toute sa vie, » M. Necker continoe
en ces termes :
J'ai toujours eu pour amis ceux à qui j'ai pu me montrer à découverti
et la bienveillance que vous montrez, monsieur le comte, m'encoonge
encore à cet égard. Vous m'aimerez encore davantage quand je pourrai
dans une carrière commune vous rapporter tous mes sentimeos ei
toutes mes pensées. Ne craignez donc point de déployer toute votre
force; je vous doane ma parole d'honneur que vous n'y aurez point
de regret. Et, sans cette confiance, comment et dans quel but pour-
rois*je rechercher une place qui ne peut mUntéresser que par le senti-
LE SALON DE M""" NfiCKER. 801
meot de satisfaction que j'espère inspirer et que je suis sûr de mériter
par une conduite sur laquelle la plus rigoureuse critique ne trouvera
jamais à reprendre? Que puis-je craindre aussy moi môme avec ce
mobile? Si je puis bien faire, il faudra bien qu*on soit content, si je
ne le puis par des circonstances que j'ignore» je ne serai pas embar-
rassant, car je m'en irai bien vite.
II y avait cependant une difficulté qui tenait à la religion de
M. Necker. La place de contrôleur-général donnait droit d'entrée
et voix délibérative dans le conseil d'Ëtat; or, il n'y avait pas
plus de quatorze ans qu'un arrêt du parlement de Toulouse avait
condamné à mort un pasteur protestant, François Rochette, comme
c( atteint et convaincu d'avoir exercé les fonctions de son minis-
tère, » et il avait marché au supplice pieds nus, tète nue, la
bart au col, portant au cou un écriteau sur lequel était écrit :
« Ministre de la religion prétendue réformée. » Peu s'en était fallu
qu'en 1769 le maréchal de Beauvau, nommé gouverneur de Pro-
vence, ne fût tombé en disgrâce pour avoir rendu la liberté à quel-
ques fenunes protestantes encore détenues dans la vieille tour
d'Aiguës -Mortes. Les derniers protestans sortaient à peine du
hagne» et ceux qui étaient toujours demeurés libres n'avaient pas
le droit légal de se marier et de faire reconnaître leurs enfans. La
pensée de revêtir un protestant d'une importante fonction publique
montrait donc un grand progrès de la tolérance, et il faut faire
honneur au pieux et timoré Louis XVI d'avoir su vaincre ses scru-
pules dans l'intérêt public» Mais c'était trop lui demander que de
le faire entrer d'emblée au conseil. L'expédient imaginé fut de
partager les attributions du contrôle-général et, à côté d'un con-
trôleur général qui ne serait rien, de nommer un directeur du
trésor qui serait tout. II semble que la trace des hésitations par
lesquelles Louis XVI dut passer se retrouve dans le libellé du
brevet qui fut délivré à M. Necker. Les actes officiels ne revêtaient
point alors cette formule uniforme et invariable sous laquelle se
dissimule aujourd'hui la pensée qui les a dictés. La rédaction de
ces actes était pleine de nuances auxquelles il n'est pas indifférent
de s'attacher. C'est ainsi que les termes du brevet de M. Necker
semblent indiquer l'intention d'atténuer l'importance des fonctions
qui lui étaient conférées et d'expliquer en même temps une nomi-
nation qui pouvait surprendre.
Aujourd'hui, 22 octobre 1776, le roi. étant à Fontainebleau, ayant
jugé convenable au bien de son service, en nommant le sieur Tabou-
feau des Réaux, conseiller d'état» ancien intendant de Valenciennes,
802 UYUB DIS DEUX MONDES.
pour remplir la charge de contrôleur-géaéral des finances, vacante par
le décès du sieur de Clugny, de se réserver la direction du trésor royal,
Sa Majesté a cru en même temps ne pouvoir confier un détail aassi
important à personne qui en fût plus digne que le sieur Necker. Les
preuves multipliées qu'il a données de son zèle pour le service de Sa
Majesté et les connoissances profondes qu'il a acquises dans radminis-
tration des finances, lui per^adent qu'il répondra dignement à la
confiance dont Sa Majesté veut bien T honorer. A cet effet, Sa Majesté
Ta nommé et nomme, pour exercer sous ses ordres la direction de
son trésor royal, avec le titre de conseiller des finances et de directeur
général du trésor royal; et pour assurance de sa volonté, Sa Majesté a
signé de sa main le présent brevet et fait contresigner par moi, con-
seiller secrétaire d'état et de ses commandemens et finances. Signé:
Louis, et plus bas : Amelot.
Cette combinaison ne pouvait durer longtemps. L'officieuse M"*de
la Ferté-Imbault, qui connaissait le ménage Taboureau, avait bien
donné force conseils à M*"* Necker, en lui recommandant de ména-
ger la vanité de M""* Taboureau et de se montrer souvent en public
avec elle. Mais d'inévitables froissemens survinrent, et, après neuf
mois de collaboration, durant lesquels Taboureau s'occupa exclosi-
vement de rechercher les émolumens de sa place négligés par ses
prédécesseurs, il donna sa démission. Intervient alors un second
brevet qui détermine la nature des ionctians nouvellest créées pour
M. Necker :
Aujourd'hui, 29 juin 1777, le roi étant à Versailles, ne jugeant pas
convenable de nommera la place de contrôleur-général de ses finances,
vacante par la démission du sieur Taboureau des Réaux, conseiller d'é-
tat, croyant cependant nécessaire de réunir entre les mains d'une seule
personne les fonctions relatives à Tadministration des finances, et vou-
lant donner au sieur Necker une preuve de la satisfaction qu'il a de
ses services; à cet effet, Sa Majesté l'a nommé et nomme, pour exercer
immédiatement sous ses ordres la place de directeur-général de ses
finances.
« La missieD de H. Necker, écrivait au Magnifique Petit Cobi^
H. de Vergennes, ministre des affaires étrangères, ne pouvait
finir plus glorieusement qu'elle le &it, et la place de confiance
à laquelle il est appelé est une preuve éclatante de toute la conâ-
aération qu'il s'est acquise. » Aussi le Magnifique Petit Gooseilf
secrètement flatté de l'bonneur qui avait été conféré à son repré-
sentant, arrétait-il en ces termes la rédaction d'une iascriptioo
latine qui serait gravée sur une médaille décernée à VL Necker
us 8AI0N DB M"* MBCKU. MS
Jacoho fiecker^ Régie GMorum mrarii superadminisirataH ,
quod octo armos Ugatus apud Regem chrigttaniiiitnumy eximia
fide peritia defunctu» sit^ civi optimo^ d$ patria bene merito
Senatus. Gen. D. D. f716.
Cette inscription fut la première des quatre-vingt-deux qui
devaient être rédigées en l'honneur de H. Ned^er dorant les années
qui allaient suivre, en attendait rheure des libelles.
II.
En passant de Thôtd Leblanc à celui du Contrôle-général, qui
était situé rue Neuve-des-Petits-Champs, M. Necker échangeait la
situation d'un riche financier, mari d'une femme aimable, contre
celle d'un homme publie qui allait bientôt devenir le personnage
de France le plus en vue. Ses fonctions nouvelles allaient lui créer,
avec le roi et les membres de la famille royale, avec les hommes
de cour et les évèques, avec les hommes de lettres et les philo-
sophes, des relations dont je voudrais marquer la nature sans entre-
prendre de retracer l'histoire de son administration. Les adversaires
de M. Necker font asser volontiers le silence sur ces dnq années
d'une conduite si avisée, si prudente, durant lesquelles il réussit
souvent à faire triompher dans la direction des finances des prin-
cipes qui sont passés aujourd'hui à l'état d'axiome, mais qui alors
étaient à peine entrevus par les esprits les plus éclairés. Je dirai
seulement un mot du caractère de cette administration. L'in-
contestable supériorité de H. Necker sur les financiers du temps,
c'est d'avoir discerné avec sagacité les points où une réforme était
indispensable et d'avoir avec beaucoup de sûreté de coup d'oeil
porté la main sur des rouages vieillis dont quelques-uns furent
définitivement brisés par lui , dont les autres devaient l'être plus
tard par des mains plus brutales. Lorsqu'au prix de beaucoup de
colères et de ressentimens, il réduisait le nombre de ces intermé-
diaires, fermiers généraux, croupiers, régisseurs, receveurs-géné-
raux , entre les mains desquels restait une partie de l'argent pro-
duit par les impôts, lorsqu'il travaillait à ramener l'unité dans la
comptabilité générale en supprimant quelques-unes des caisses
publiqpies, et (tâche plus difficile encore) quelques-uns des tréso-
riers, lorsqu'il s'efforçait d'obtenir que chaque année, à une époque
fixe, il fût établi une sorte de tableau comparatif des recettes pro-
bables et des dépenses projetées qui permit de mettre en équilibre
les unes avec les autres, il ne faisait rien autre chose que mettre à
l'avance en pratique les principes d'après lesquels se gouvernent
aujourd'hui en matière de finances tous les pays civilisés.
Lorsque, dans un autre ordre d'idées*, il essayait d'organiser par
80A ftBTUE DES DBDX MORDES»
toute la France des assemblées provinciales qui seraient, entre
autres fonctions, chargées de la répartition de l'impôt, il jetait les
premiers fonde mens de la seule de nos institutions dont nos bou-
leversemens politiques n'aient fait qu'accroître la solidité : celle
des conseils-généraux. Détail assez curieux : c'est dans le projet
d'édit soumis au roi par M. Necker que se trouve, sous la désigna-
tion de bureau ou commission intermédiaire^ la première idée de
ce rouage d'une commission permanente que notre législation
récente a cru emprunter à la Belgique, commission qui fonctionne
aujourd'hui dans tous nos départemens et dont l'administration,
sans être irréprochable, vaut à tout prendre mieux pour eux que
celle des préfets d'aventure auxquels nous les voyons condamnés.
Enfin, lorsque peu de mois avant de quitter le pouvoir, M. Necker
jetait, par la publication du fameux Compte-rendu^ une lumière
inattendue sur la matière obscure des finances publiques, cette
innovation hardie lui était inspirée par une prévision dont l'expé-
rience a démontré la justesse. Son instinct financier devinait les
ressources inépuisables que, dans un pays fertile et laborieux, uo
gouvernement sage peut obtenir en faisant appel au crédit, mais
il sentait bien que par ce temps où l'opinion publique était deve-
nue une puissance, les opérations mystérieuses n'avaient plus leur
raison d'être et que la publicité était devenue la seule base du
crédit. Cette vérité, qui parait aujourd'hui si simple, était alors
une découverte à peine entrevue. La proclamer était une grande
hardiesse, et il n'est pas surprenant que M. Necker ait été accasé
par ses adversaires d'avoir trahi le secret de l'état. Mais ce qui
est plus étrange, c'est qu'il se trouve encore de nos jours des écri-
vains pour le lui reprocher.
Un autre caractère de l'administration de H. Necker, c'est une
préoccupation constante du sort des petits, des humbles, des
souffrans. On connaît sa réponse à une solliciteuse qui lui disait :
«Qu'est-ce que mille écus de pension pour le roi? — Mille écus!
mais c'est la taille d'un village I» Le souci de la condition faite à ces
classes silencieuses et souifrantes « dont la vou, disait-il dans un
de ses ouvrages, ne se fait jamais entendre à l'avance, et qui ne
sait longtemps que bénir ou pleurer, » lui inspire même parfois
quelques théories assez malsonnantes sur l'origine et les limites du
droit de propriété, théories qui lui ont valu de la part de mon
éminent collaborateur, M. Janet, le reproche de socialisme (1).
Pardonnons cependant à ces théories en faveur du sentiment qui
les lui dictait et qui lui faisait dure, dans son Traité sur radmi-
(1) Voyex dans la Rwue da 15 JaUlet, l'intéressante étude de M. Janet sur 1^ Oti-
gwei dujocialùmê contemporain.
LB SALON DE M"^* NEGKER. 805
nistraiion des finances^ après avoir établi le chiffre des sommes
mises par l'impôt à la disposition du roi : « Je voudrais que l'ad-
ministration ne vtt pas seulement dans un pareil tableau la puis-
sance politique du monarque, mais qu'elle y lût encore en lettres
de feu l'effrayante étendue des sacrifices qui sont exigés des peu-
ples. » Ce sentiment était assez nouveau chez un successeur des
Emery et des Terray pour qu'il soit équitable d'en faire honneur à
M. Necker et de revendiquer pour lui une part de l'éloge que
Louis XVI décernait à Turgot lorsqu'il disait : « Il n'y a que M. Tur-
got et moi qui aimions le peuple. »
Ces communes préoccupations de philanthropie n'étaient pas le
seul lien qui unit le monarque au ministre : il y avait entre eux plus
d'une ressemblance : même irréprochable honnêteté dans la vie
privée, même droiture dans les intentions politiques, et aussi même
indécision lorsque s'imposait la nécessité de prendre et de suivre
définitivement un parti énergique. Mais il y avait chez Louis XVI
plus de simplicité et de détachement de lui-même, chez M. Necker
plus d'esprit et de sagacité. Aussi les relations du roi et de son
ministre furent-elles un perpétuel malentendu. Louis XVI croyait
que les vertus privées dont il donnait l'exemple suffisaient pour
tirer la France des difficultés où les abus du pouvoir royal l'avaient
plongée et il rêvait pour son peuple un gouvernement paternel à
la Louis XII. M. Necker, mieux au fait du mouvement des esprits,
sentait qu'un changement dans la constitution du royaume était
devenu nécessaire, et il aurait désiré préparer graduellement ce
changement, tandis que Louis XVI était au contraire disposé à voir
dans toute tentative de cette nature un attentat à l'autorité royale.
Hais avec quelque sévérité que Louis XVI ait fini par juger la conduite
politique de M. Necker, il n'a jamais prêté l'oreille aux calomniateurs
qui s'efforçaient de lui dépeindre son ministre comme un conspira-
teur travaillant à la ruine de la monarchie. Et, de son côté, M. Necker,
deux fois abandonné par le roi dans des circonstances où cet
abandon lui fut assurément cruel, n'a cependant jamais perdu une
seule occasion de rendre hommage en termes émus au prince qui
avait mis en lui une confiance momentanée. H"" de Staël a eu
raison, pour l'honneur de son père, de publier les lignes suivantes,
qu'elle a retrouvées après sa mort et qui furent écrites par lui sous
le coup de l'émotion que lui causa l'exécution de Louis XVI :
0 Louis, excellent prince et le meilleur des hommes, qu'il n'y ait
jamais un écrit de moi où je n'atteste vos vertus comme un témoin
digne de foi, aucun où je n'appelle à votre défense le seul jugement
durable, le jugement de la postérité. Innocente victime, s'il en fut
S06 UTUE DES DKOX lf(XIDB8«
jamais I ionocenle yictime des pasBions hamaines I Quel gacrii» im-
pie I
Si Marie-Ântoinatte derait, «uz approches de la révolutiont entrer
avec violence dans les inimitiés que son entourage nourrissait contre
H. Necker, du moins, à l'époque qui nous occupe, eut-elle le bon
esprit de ne point prAter la main aux intrigues dont on aurait vouk
qu'elle devint l'instrument. Vertement tancée par sa mère pour la
part qu'elle avait prise à la disgrâce de Malesherbes et de Turgot,
elle avait adopté la résolution, qui ne coûtait guère à son insou-
ciance, de renoncer à toute intervention directe dans les affaires
publiques. Hais elle se prêta de bonne grâce aux sacrifices qui
étaient exigés d'elle, entre autres à la réforme de sa maison et de
celle du roi, qui faisait partie des plans de M. Necker. Elle ne crut
pas, ainsi qu'on s'efforça de le lui persuader, la dignité royale inté-
ressée à conserver dans sa cour une foule de places superflues i la
dénomination bizarre, sauf (tant était grand le désordre des sept ou
huit caisses chaiigées de payer les gages de cette nombreuse livrée)
à ce que ses laquais mendiassent, faute d'argent, dans les rues deYer-
sailles, comme le faisaient ceux de Louis XY. Elle ne lui sut pas
davantage mauvais gré de la résistance souvent maussade qu'il
opposa aux demandes de la coterie avide dont elle était malheureu-
sement environnée. C'est ainsi que, le duc de Guines ayant obtenu,
par l'intervention de la reine et en dépit de M. Necker, une dot de
cent mille écus pour sa fille et ayant jugé plaisant ou habile d'écrire
à M. Necker pour l'en remercier, il s'attira la réponse suivante :
Monsieur le duc.
Quoique j'attachasse beaucoup de prix à votre reoonnoissaiioe, je dois
à la vérité de ne point accepter ce qui ne m'appartient pas. Tontes ks
fois que la reine m*a fait l'honneur de me parler de votre affaire, fai
fait en loyal administrateur des finances toutes les observations conne
que j'ai cru pouvoir me permettre. Sa Majesté m'a ensuite parié de la
volonté du roi qui me seroit manifestée, et de ce moment je n'ai en
qu'à montrer mon respect et mon obéissance. Vous voyez donc, mon-
sieur le duc, que si le roi me donne des ordres, vous ne me devrez
rien. Après cet aveu, qui me fait perdre un titre à votre bienveillanoe,
je vous prie de croire au désir sincère que j*ai d'en acquérir, et je
chercherai avec empressement les occasions de vous en convaincre.
Le duc de Guines était des mieux placés auprès de Marie-Antoi-
nette, qui s'était déjà employée en sa faveur dans un procès impor-
tant. Néanmoins elle ne témoigna aucune mauvaise homenr de
LE SALDff DB U"« NBCIUBIU 807
cette rebuffade adressée à son faTori^ et lorsque M. Necker, quelque
temps après, donna sa démission. H'"* Nedier put écrire au curé
d'une des paroisses de Paris : a Une consolation pour nous dans le
monde, s'il en peut exister, c'est que la reine partage notre
patriotisme; elle a pleuré samedi toute la journée. »
Avec les autres membres de la famille royale, les relations de
H. Necker n'étaient point aussi faciles. Nous trouverons tout à
l'heure la main du comte d'Artois dans l'intrigue qui le renversa*
Quelques mois après son arrivée à la direction générale des finances,
il eut le périlleux honneur de se trouver en lutte directe avec Mon-
sieur. Celui qui devait plus tard, sous le nom de Louis XVIII, rendre
à la France un si insigne service et lui assurer dix de ses plus
belles années, était alors fort préoccupé de faire valoir et d'aug-
menter sa fortune personnelle. Il avait d'abord sollicité la faveur
d'être admis à constituer sur sa tête et sur celle de Madame un
capital de 2,500,000 livres dans un emprunt viager. M. Necker
ayant fait repousser cette demande, il introduisait alors une récla-
mation tendant au remboursement d'une créance de l,06i,l91 livres
18 sols 8 deniers (rien n'était oublié) qu'il prétendait lui rester
due sur la succession du dauphin et de la daupbine, ses père et
mère. Il chargeait son intendant, Gromot, d'exposer à M. Necker
cette réclamation tardive, et Gromot terminait sa lettre dans les
termes suivans :
En m'acquittant des ordres de Monsieur, je dois vous prévenir qu'il
lui est revenu que vous éiiés dans l'opinion que cette affaire avoit été
déjà traitée et même consommée avec vos prédécesseurs. Monsieur ne
peut se persuader que vous ayez abondé dans une idée qui lui seroit
aussi injurieuse, et si on avoit cherché à vous induire dans une sem-
blable erreur, vous en sortiriés facilement, en faisant vérifier les faits
dans vos propres bureaux. Je mettrai la réponse dont vous voudrés bien
m'bonorer sous les yeux de Monsieur qui l'attend avec impatience.
La demande était directe» la démarche pressante et la tentative
d'intimidation à peine déguisée. Un ministre moins pénétré de ses
4evoirs que M. Necker aurait pénètre plié. Mais il n'hésita pas, et
quelques jours après il répondait à Gromot une lettre habilement
rédigée qu'à son tour il terminait ainsi :
Il est vrai, monsieur, que j'ai fait quelques recherches pour exami-
ner si cette demande n'avoit pas déjà été formée. Les raisons qui pou-
voi ent me le faire croire étoient assez plausibles : connoissant votre
activité pour les intérêts de Monsieur et votre intelligence, il me parois-
808 BBYDE DES DEUX HOlfDES.
soit extraordinaire que depuis tant d'années où vous aviez eu le temps
de mettre en avant cette prétention, vous eussiez choisi le moment ou
les finances sont le plus accablées du poids d'une guerre infinimeat
dispendieuse. Je ne puis même vous dissimuler qu'après avoir fait pen-
dant quelque temps des recherches inutiles à cet égard, j'ai acquis
depuis peu de jours desrenseignemens d'où il résulte que cette demande
a été formée et rejetée sous le feu roi au rapport de M. Tabbè Terray,
et ces renseignemens sont tels que j'y aurois ajouté la plus enUère fui
si vous ne me disiez pas le contraire.
Je prendrai sur tout cela les ordres du roi, si Monsieur l'exige; mai<
j'ai cru avant tout devoir faire connoître ma façon de penser, aûa qui
Monsieur puisse choisir un autre intermédiaire s'il le juge à propos ou
suivre directement cette affaire. Et comme le roi ne trouve pas mauvais
que vous fassiez valoir les droits de Monsieur selon vos lumières, fes-
père que Son Altesse Royale ne désapprouvera pas que je discute les
intérêts de Sa Majesté suivant ma conscience.
Inutile de dire que la réclamation de Monsieur n'eut jamais
d'autres suites ; mais je doute que l'intendant auquel un démenii
était si poliment donné et le prince lui-même aient jamais par-
donné cette lettre à M. Necker.
Si M. Necker eut souvent à lutter contre des difGcultés de la
nature de celle que je viens d'indiquer, en revanche il dut se sen-
tir singulièrement encouragé par les témoignages de confiance
qu'il recueillait de tous côtés. Il n'y a rien peut-être qui ferait
mieux revivre l'esprit dont la France était animée sous le règne de
Louis XYI que la publication des milliers de lettres, discours, pièces
de vers, qui furent adressés à M. Necker durant les cinq années de
son premier ministère. Rien non plus qui ferait davantage regretter
que tant de mouvemens généreux, tant de bonnes volontés ardentes
n'aient pas réussi à éviter la catastrophe finale. Jamais, à la prendre
dans son ensemble, la France ne fut animée de sentimens meil-
leurs que durant ces quinze premières années du règne de Louis If !•
Jamais souverain n'obéit à des intentions plus pures ; jamais no-
blesse ne se montra plus disposée à se réformer elle-même ; janoais
nation n'eut l'oreille plus ouverte et le cœur plus accessible à toutes
les idées élevées. Quand on songe que, pour rechercher les causes
de ce tragique avortement, il faut remonter à plus d'un siècle de
politique fausse ou funeste, on est effrayé du poids dont la fatalité
pèse sur les affaires humaines lorsqu'elle n'est combattue par aucune
volonté ferme, et on se prend à creuser le sens profond du vers
antique :
Delieta majoram immeritus lues.
LE SALON DB M"** NEGKER. 809
Parmi ces nombreux témoignages de l'incroyable popularité dont
jouissait M. Necker je choisirai ceux où se peint le mieux l'esprit
qui animait alors les différentes classes de la société. Assurément il
n'y aurait eu rien d'étonnant à ce qu'un ministre étranger et bour-
geois trouvât liguée contre lui la. noblesse de cour et que la cabale
des courtisans s'acharnât tout entière contre lui. Il n'en fut rien. Si
M. Necker excita des rancunes implacables chez quelques-uns de
ceux dont il contribua à faire rejeter les demandes, et en particulier
dans les quatre familles qu'on appelait les quatre coins de la reine,
il trouva cependant dans les rangs des plus grands seigneurs des par-
tisans chaleureux. Ce sont, leurs lettres l'attestent, les Montmorency,
les La Rochefoucauld, les Noailles, les Mouchy, les Beauvau, les
Grillon, les Mailly, bien d'autres encore qui se prononcèrent avec le
plus de vivacité en faveur de H. Necker. Je choisirai, parmi ces
témoignages d'ardeur désintéressée, quelques billets dont le tour
me parait le plus propre à montrer quels sentimens animaient alors
une partie de ce monde de la cour de Louis XVI. Presque tous ces
billets ont été écrits, soit à Toccasion de la publication du Compte-
rendUf soit au moment de la retraite de M. Necker. Yeut-on savoir,
par exemple, quels sentimens la lecture du Compte-rendu avait
excités chez un maréchal de France qui devait un jour périr sur
Téchafaud, ainsi que sa femme et sa petite fille? qu'on lise cette lettre
du maréchal duc de Mouchy :
Versailles, ce 17 février 1781.
Je viens de lire avec enthousiasme, monsieur, l'admirable compte que
vous avez rendu au roy : rien de plus beau et de plus touchant pour
tout homme qui scait penser; rien de plus capable et de plus fait pour
enflamer tous les bons François d'amour pour leur maistre et de la
reconnoissance d'avoir choisi un ministre aussi éclairé et aussi actif et
qui a fait en quatre ans ce qui illustreroit une longue vie. J'en fais aussi
mon sincère compliment à la digne et respectable compagne de vos tra-
veaux dans un détail si intéressant et si pénible. Tous les bons patriotes
doivent faire des vœux pour que la France vous conserve un siècle pour
son bonheur. Je ne serai pas des derniers à le désirer très vivement.
J'ai l'honneur d'être, monsieur, avec un inviolable attachement, votre
très humble et très obéissant serviteur.
N. Maréchal duc de Mought.
J*ai une grande impatience que ce chef-d'œuvre gagne la province.
Est-on curieux du jugement que portaient sur les événemens
du nouveau règne et sur l'entreprise de M. Necker, les courtisans
810 SEYUB DES DEUX HOBIDES»
vieillis à la cour de Louis XV, dont la jeunesse avait ea des specta-
cles bien différens sous les yeux? voici une lettre écrite d'une
main affaiblie et tremblante par un homme doDt on n'est guère
accoutumé à associer le nom à tout ce mouvement d'idées des pre-
mières années du règne de Louis XVI, par ce comte de TressaD,qQe
Marie Leckzinska appelait le plus aimable des vauriens et aaqnel
elle imposait de faire des cantiques en vers comme pénitence :
A FranconfUla, ce maidy (1).
Monsieur,
J'ay été élevé sous les yeux du régent et à la cour du feu roy, par un
oncle qui m*avoit apris à bien voir; je suis bien vieux, mais ma vue
n'est point afTciblie, et je gémis sur tout ce que je vois, et prewù.
Votre belle ame, monsieur, et celle qui lui est égale et qui fait votre
bonheur sont les seules qui puissent estre fermes et tranquilles en œ
moment. J'ay été passer byer une heure avec M. de Buffou mao ami
depuis cinquante ans, j'ay baisé, les larmes aux yeux, une lettre faitte
pour instruire et pénétrer le cœur d'un vray sage. Permt'ttez-moy,
monsieur, de vous jurer de nouveau l'attachement, le dévouement que
vous m'avez inspiré. Je vous admîreray, vous respecteray, vous âmeray
jusqu'au dernier soupir; je vous suplie de me mettre aux pieds de
M"»« Necker, mon cœur fut déchiré en passant hyer devant Saiat-Oueû,
j'envie le bonheur du concierge de votre maison.
De grâce, ne me privez pas longtemps tous les deux de Ilionoear et
du bonheur de vous aller rendre un bien pur homage, et lorsque vous
voudrez bien voir vos serviteurs les plus ûdelles, je vous conjure d'a-
peller ce vieux Tressan qui dans ce moment ne conoit de gens edairés
qui sont heureux que M. et M*^ Necker.
Parfois, ces témoignages d'enthousiasme arrivaient à H. Necker
d'un camp bien voisin de celui où il comptait ses ennemis les plm
acharnés. C'est ainsi que le propre beau-père de l'amie de la reinei
le vicomte de PolignaCimécont6nt«il est vrai, d'un passe-droit qu'il
avait subi, exhalait, dans une lettre à M. Necker, son enthousiasDie
et ses griefs :
Je ne croyois pas, monsieur, pouvoir rien ajouter aux sentimeos de
haute estime et admiration que vous m'avez déjà inspiré, mais apris
ia lecture de votre ouvrage, je ne scay plus de quels termes me serfir
(1) Cette lettre, qoi ne porte point de date^ a dû ètn écrite au moment de U dligrifle
de H. Necker.
LE 8A10H DB M"^ NSCUOU 811
pour yons eiprimer toutes les impressions qu*il m'a fait 7 Tout boa
François doit verser des larmes en le lizant et tout bon patriote en doiX
verser de sang. — Souffrez que je vous rappelle qu'étant en Suisse,
j'eus l'honneur de vous envoyer quelques foibles idées de patriotisme,
une espèce de projet ou d'apperçu informe pour prouver que Tadmi-
nistration des finances demandoit une nouvelle forme. Je voyois comme
au travers d'une glace à facettes une quantité d'abus de mauvaises ges-
tions, de rapines, de foiblesses ... Rien n'est si rebutant pour un bon
sujet et bon patriote que de voir de pareilles menées. Aussy j'ay pris
mon parti ; j'ay dit pour toujours adieu à la cour; j'y serois fort inutile»
ma franchise et mon âge fort déplacés. Si j'étois assez connu de vous,
i monsieur, vous ne douteriez pas de la sincérité et franchise avec
laquelle je m'exprime. Elles partent d^un cœur vraiment touché et admi-
rant votre mérite peu commun.
On grand nombre de femmes de la cour ne se montraient pas
moins favorables à M. Necker.
Jamids smintendant ne troava de crnelles,
a dit Boileau; mais ce n'est point ainsi qu'il faut l'entendre de
M. Necker, et s'il eut les femmes pour lui (chose rare pour un mi-
nistre réformateur), il faut l'attribuer en partie à cette mode qui
les poussait à prendre vivement parti dans des questions peut-être
un peu au-dessus de leur portée, comme elles l'avaient fait dans la
question du commerce des grains, à la suite de l'abbé Galiani. Au
premier rang de ces tenantes de H. Necker étaient la maréchale de
Beauvau, qui^ discourant avec vivacité dans son salon sur l'égalité
des conditions, s'offusquait bien un peu de ce qu'un avocat pro-
fitât de sa distraction pour puiser sans façon dans sa tabatière,
mais qui, à travers Tépreuve des événemens, demeura fidèle à ses
amis comme à ses opinions; la duchesse de Lauzun, dont on n'a
pas oublié la lettre enjouée où elle confesse s'être prise de querelle
aux Tuileries avec un promeneur inconnu qui médisait de H. Nec-
ker; la princesse d'Henin, qui sera plus tard une des meilleures
amies de M""* de Staël ; la duchesse de Rohan , née d'Uzès, qui,
apprenant la retraite de M. Necker, lui écrivait « que c'était comme
citoyenne qu'elle s'affligeait; » la comtesse de la Marck, née
Noailles, une des correspondantes de Gustave III; la duchesse d'En-
ville, qui, depuis le temps où elle avait fait la connaissance de
M"« Necker sur les bords du lac de Genève, n'avait pas perdu le
goût des philosophes. J'en pourrais nonmier bien d'autres; mais
plutôt que de continuer cette nomenclature, j'aime mieux choisir,
parmi ces témoignages d'enthousiasme féminin, deux lettres qu'ofi
812 REVUE DES l»nX MONDES.
lira peut-être avec intérêt, car elles portent la signature de deux
femmes pour lesquelles notre temps s'est épris d'un goût assez vif.
L'une est de la célèbre M"** d'Épinay, qui devait sans doute à sa
belle-sœur, M"''' d'Houdetot, la connaissance des Necker, et qui
exprimait en ces termes à M. Necker le regret que lui causait sa
retraite :
Je sens, monsieur, qu'il est peut-être fort indiscret de vous parler de
la peine que je partage avec tout le public, et que j'ose prendre la
liberté de vous assurer que personne ne ressent aussi vivement que
moi. Tous nos amis communs m'ont interdit l'honneur de vous écrire,
mais mon sentiment me commande de vous réitérer l'hommage de ceui ^
que de tout temps je vous ai voué; j'y joignois celui de la reconnois-
sance pour tout le bien public que nous devons à votre ministère et
pour avoir bien voulu vous occuper de moi dans ces momens de crise.
Pardonnez mon indiscrétion, c'est une faute de mon cœur. La grâce et
la distinction, que j'ai Thonneur de vous demander, c'est de ne pas me
répondre; je ne vous ai été que trop un sujet d'importunité. Si je pais
espérer que dans quelques jours de loisir vous me fassiez l'honneur de
me venir voir, vous mettrez le comble à mes vœux. Recevez, avec votre
bonté ordinaire, l'assurance de rattachement le plus vrai et de tous les
sentimens que la vénération et la reconnoissance peuvent inspirer, avec
lesquels je suis monsieur, votre très humble et très obéissante ser-
vante.
D'ESCLAVELLES d'ÉpDIAY.
A Paris, ce 20 mai 1781.
L'autre est de la marquise de Gréquy, dont les pseudo-mémoires,
fabriqués par M. Decourcbant, avaient fait une personne médisante,
à la langue acérée et qui était en réalité une femme spirituelle,
sagace et bonne. Son enthousiasme pour M. Necker est d'autant
plus significatif qu'elle avait, comme on sait , pour meilleur «mi
Senac de Meilhan et que celui-ci avait dû tout faire pour l'en dégoû-
ter. « Retirez-vous, polisson]! M. Necker s'avance, » lui avait-elle
écrit un jour, et peut-être cette boutade explique-t-elle quelques-
uns des sentimens que Sénac de Meilhan portait à M. Necker. En
tout cas, il n'avait pas exercé beaucoup d'influence sur son amie,
car voici comme elle appréciait la retraite de M. Necker :
A Monflaoz, (Bas-Maine), co 18 aoast(l}.
Vous allés pâtir, madame, de ma solitude, car j'ay grande envie de
parler. Je suis partie de Paris il y a plus d'un mois, et après avdr été
(1) Si la démonstration n^avait été surabondamment faite, cette lettre achèterait
d'établir le caractère apocryphe des Mémoires où M"** de Créquy parle aa contraire
des Necker en termes presque iojorieax.
LE 8AX.0N DE M"' NECKEB. 813
longtemps inquiette de M. Necker, on m'a assuré que sa santé était
rétablie, mais je connois les effets de la sensibilité, et j'ay besoin
d'estre encore réassurée. J'ay la confiance , madame, que- vous ne desa-
prouverez pas la liberté que je prends; j'y suis autorisée par le cri de
la populace avec laquelle j'ay des communications, et quand il s'y
mesie un ordre plus élevé je trouve le môme sentiment, si ce n'est le
même langage. Chacun s'intéresse à Aristide, car je n'en sortirai pas,
c'est lui-même, et s'il y avoitune assemblée ou il fut question du juste,
chacun se tourneroit de son côté comme on fit à Athènes.
Je ne puis que sentir les malheurs de ma patrie, les miens ne peu-
vent être mis à côté, mais enfin nous voila à la veille d'une famine,
les bleds nous vont manquer, le fermier sera hors d'état de soulager
et pensera à tirer parti du peu qui lui viendra, et le propriétaire tou-
chant peu, donnera mal. En prevoiant ce très prochain avenir, je dis :
0 Aristide, comme vous m'auriez donné des secours I et puis je pleure
seule et sans témoins, car je me suis aperçue que l'avenir échappe à
ces gens-là, et c'est toujours autant de gagné.
Pline le jeune ayant perdu son ami craignoit de se relâcher dans la
vertu. Je vous assure, madame, que je crains de ne pas commencer à la
pratiquer depuis que je vois comme elle est traittée, et que, malgré les
motifs supérieurs il y a des instans ou je me sens foible, personnelle,
intéressée. Un grand modèle dans une place élevée elevoit les âmes ;
chaque action mettoit un degré d'émulation. Il est vrai que les âmes
viles ont pris de la jalousie, mais aucune n'a osé révoquer en doute les
vertus d'Aristide. On m'a écrit que le mémoire au roi paroissoit imprimé,
je l'aurai sûrement, j'y trouve un très grand déffaut, c'est qu'il n'y a
pas un mot qui ne soit vrai; cela ne se pardonne point.
Je compte m'en retourner le mois prochain ou les premiers d^octobre.
Me permettriez-vous, madame, d'aller une fois vous rendre les devoirs
qu'on doit à la vertu, me frotter à la manche d'Aristide, et vous assurer
tous deux des sentimens de vénération, et d'attachement avec lesquels
j'ay rhonneur d'estre, madame, votre très humble et très obéissante
servante.
La marquise douairière de Gaequy.
■■ •
Si M. Necker trouvait pareil accueil auprès d'un monde auquel
il était étranger par son origine, on peut penser avec quel enthou-
siasme son arrivée au pouvoir fut saluée par les hommes de lettres
qui composaieDt la petite cour de H"* Necker. Bien que, dans son
salon, M. Necker ne se familiarisât guère avec eux, peu s'en fallait
cependant qu'ils ne considérassent comme un des leurs l'auteur
d'un Éloge de Golbert qui avait été couronné par l'Académie fran-
çaise. Aussi les trouvons- nous tous groupés autour de lui, chacun
81& BETUB DBS DEDX HOHINBS.
dans Tattitude que nous lui connaissoDS déjà : MannoBtel obfié-
qoieux, Diderot déckmatenr, Grimm flatteur avec adicsse. Chez
MarmoDtel Teutbousiafiiie tient du délire :
Enfin nous y voilà, écrit-il à H"* Necker. Ge n'est plus fleolement
M. Necker qui se comble de gloire; c^est le roi. Geae sont plas les vues
confuses d'économie et les moyens éparpillés qu'on se proposoit avaot
ce ministère et qui se trouvèrent aussi impraticables qu'ils étoient
minutieux et vains. C'est un plan solide et vaste qui embrasse toat et
met tout au niveau. C'est une marcbe ferme et sûre qui va au but en
ligne droite. Cest un procédé géométrique appliqué à l'économie. Dans
ce nouvel ordre de choses, rien n*est timide et rien n'est bazardé. Ao
lieu de ces mots en usage : car tel est notre bon plaisir, le roi pourrait
écrire : car telle est la raison étemelle et la rlgle universelie des choses.
Ce ne sont pas seulement des cris d*admiration que lui amche
la lecture manuscrite du Compte-rendu : ce sont des larmes qui
coulent de ses yeux et qui baignent son visage. Il croit voir Her*
cule armé de sa massue pour écraser l'bydre de la calomnie, ou
plutôt (car cette image ne convient point à la modération et à la
modestie de M. Necker) le Saint Michel de Raphaël tenant sous
ses pieds le dragon. II donne ses avis sur tout, sur la régie des
domaines, sur la comptabilité de la marine. A force de parler
finances, la fièvre le gagne, et il envoie à H"* Necker tout un projet
de son cru avec le billet suivant :
GeTvndredi matin.
Je ne rêve plus que finances, madame, et M. Necker n'en est
pas plus occupé que moi. Ce n*est pas que je sois devenu meilleur
citoyen ; mais l'intérêt de l'amitié se joint à celui du patriotisme. Je
viens d'écrire à la hâte ma rêverie de ce matin. Ayez la bonté de la
lire, et si vous ne trouvez pas cela trop commun, ou trop peu pensé,
vous la jetterez à M. Necker, en lui disant : Tiens, voilà ce pauvre hmme
qui devient fou par amitié pour nous.
J'espère bien, madame, avoir Thonneur de diner avec vous; mais je
n'ai pas voulu tarder à vous prouver que ma première pensée, à mon
réveil, a été pour ce qui vous interesse le plus au monde, impatient d«
vous apprendre nonce que j'ai rêvé, mais à qui j'ai rêvé.
Diderot ne se prodigue pas autant, car il est Bioise de la miisoa.
Entre temps, il ne n^lige pas cependant d'assurer le sort de scn
gendre qu'il recommande pour un emploi à la bienveillanca de
M. Necker, et de solliciter renvoi de la petite brochure qù M**Neo-
LE SALON DE H"** NBCILBR. 815
ker avait exposé les résultats obtenus par elle dans la maison de
santé qui porte aujourd'hui son nom. Cette lettre, qui a été publiée
pour la première fois il y a peu de temps dans la nouvelle édition
de Diderot, donnera Tidée du diapason de son admiration :
Madame,
Je ne sais si c'est à vous ou à M. Thomas que je dois la nouvelle
édition de VHospice; mais pour ne manquer ni à l'un ni à l'autre, per-
mettez que je vous en remercie tous les deux. J*ai désiré ^Hospice afin
de le joindre au Compte-^endu et de renfermer dans un môme volume
les deux ouvrages les plus intéressans que j'aie jamais lus et que je
puisse jamais lire. Tai vu dans Tun la justice, la vérité, le courage, la
dignité, la raison, le génie, employer toutes leurs forces pour refréner
la tyrannie des hommes puissans; et dans l'autre la bienfaisance et la
pitié tendre leurs mains secourables à la partie de l'espèce humiiae
la plus à plaindre, les malades indigens. Le Compte-rendu, apprend aux
souverains à se préparer un règne glorieux, et à leurs ministres à jus-
tifier aux peuples leur gestion. L'Hospice enseigne leurs devoirs à tous
les fondateurs et directeurs d'hôpitaux; grandes leçons qui resteront
longtemps infructueuses; mais ceux qui les ont données marcherout
sur la terre au milieu de Tadmiration et des éloges de leurs contempo-
rains, et n'en mériteront pas moins, de leur vivant ou après leur mort,
un monument commun oh l'on nous montreroit, Tun instruisant les
maîtres du monde et Tautre relevant le pauvre abattu. Voilà, madame,
ce que je pense, avec tous les citoyens honnêtes, de ces deux produc-
tions. S'il arrivoit toutefois qu'on vous dît que je suis resté muet devant
quelques malheureux personnages, en qui le sentiment de l'honneur
fût étouffé ou ne peignît jamais et qui auroient eu Timprudence de les
attaquer, croyez-le. L'indignation elle mépris, lorsqu'ils sont profonds,
se manifestent, mais ils ne parlent pas; et je suis persuadé qu'il est
des circonstances où ce n'est pas honorer dignement la vertu que d'en
prendre la défense.
DmaaoT.
Grimm était encore en Russie lorsqu'il apprit Tarrivée de M. Nec-
ker aux affaires. Ge fut Timpératrice qui lui communiqua cette
nouvelle; aussi, tout en adressant ses félicitations à M""* Necker,
Grimm ne p^rd pas l'occasion d'étaler à ses yeux l'intimité si flat-
teuse où il vit avec la grande Catherine :
Llm^ratrice vient, madame, de m^apprendre le choix que le roi a
fait de M. Necker pour l'administration d'une des branches les pins
316 BETUB DES DEUX HOKDES.
importantes de ses finances. Gomme elle se môle un peu du métier et
qu'elle prétend avoir apprécié les talens de M. Necker depuis longtemps,
elle m'a fait à cette occasion l'éloge le plus touchant d'un jeune roi
qui sait faire de pareils choix. Ensuite est venu l'esprit de prophétie
qui possède toujours plus ou moins les gens du métier et qui m'a pré-
dit les suites naturelles de ce choix. Sur ce point, je me suis trouvé par-
aitement d'accord avec Sa Majesté. Ensuite elle m'a demandé ce que
vous diriez de cet événement. Je lui ai promis, madame, de vous le
demander et de lui lire votre réponse. Ensuite elle m'a appris que tout
le public de Paris avait infiniment applaudi le choix du roi, de sono
que le public, l'impératrice et moi nous sommes d'accord avec le roi
très chrétien. De tout cela est résultée une conversation où l'impe'ra-
trice m'a laissé entrevoir ses principes et ses procédés dans l'adminis-
tration des finances, et comme l'ordre qu'elle y a mis et les ressources
qu'elle a su y trouver, en soulageant d'année en année ses peuples, ne
sont pas ce qu'il y aura de moins mémorable dans son règne, je dois
en dernier ressort, au choix que le roi a fait de M. Necker, une séance
des plus intéressantes et une soirée des plus agréables. J'ai de ces
séances une ou deux par jour et je passe ma vie à entendre les prin-
cipes du grand art de gouverner. Si ma mémoire était assez fidèle et
que j'eusse assez de talent pour écrire ces conversations avec ceUe
variété de tons et de couleurs qui s'y fait sentir à chaque trait, j'aurois
fait un des livres les plus extraordinaires et les plus piquans de ce siècle.
Il n'y a qu'un seul grand inconvénient à ma manière de vivre actuelle,
c'est de voir l'impératrice trop souvent, car ordinairement, depuis midi
jusqu'à neuf ou dix heures du soir, il n'y a guère que deux heures on
elle ne me voit pas^ d'où il arrive que plus je la vois, plus je m'y
attache et qu'elle se lassera d'autant plus vite de moi qu'elle me Toit
trop souvent. Il lui restera le parti de me renvoyer quand la satiété
sera arrivée et à moi celui de me rappeler toute ma vie avec recon-
noissance mon bonheur et ses bontés.
La satiété sans doute étant venue, et Grimm de retour en France,
« le céleste baron, » comme l'appelait Catherine, continua ce bon
office de transmettre à M. et M"** Necker les complimens de Timpén-
trice et ceux des princes avec lesquels il était en correspondance
habituelle. Tout en trouvant que « les finances du roi très chré-
tien étaient une matière tout à fait dégoûtante, » Catherine suivait
avec intérêt les réformes de M. Necker et elle ne doutait nullement
(( que le ciel ne l'eût destiné à tirer les finances de la France de
l'état très embarrassé où il les avait trouvées. » — « Pauvres gensl
écrivait-elle à Grimm sur le bruit assez frivole que M. Necker avait
fait scandale par son apparition en bottes fortes dans les galeries
de Versailles, pauvres gensl des gens non bottés ne peuvent souf-
L£ SALON DE H""^ BTECKEB» 817
frir ceux qai sont trop fermes, trop constamment d'aplomb» trop
difficiles, trop conséquens, trop forts et trop pleins de raison. Tout
cela est incommode. » Et ces appréciations de Catherine étaient
fidèlement transmises à M. Neckerpar l'intermédiaire de sa femme.
Hais ce rôle d'entremetteur ne su&ait pas à Grimm, et il trou-
vait, pour exprimer l'admiration que lui causait le mémoire sur
les assemblées provinciales, des termes dont Diderot aurait été
jaloux :
Pai rhonneur, madame, de vous renvoyer le mémoire gae M. Meister
m'a confié ce matin de la part de M. Nedcer. De telles lectures récon-
dlieot avec l'existence et rendent de l'énergie à une âme flétrie par le
spectacle habituel des malheurs et des sottises. Moi dont le cœur dur
n'a pu être ému un instant par quarante Barmécides (1) massacrés dans
on mouvement de légèreté d'un prince d'ailleurs plein de bonté et de
générosité, j'ai pleuré aux sanglots en lisant rapidement ce mémoire
sublime. Il est fâcheux qu'un tel écrit ne puisse pas être livré à l'atten-
drissement et à la reconnoissance du public. C'est un chef-d'œuvre de
sagesse et de sensibilité, de cette sensibilité vraie et profonde dont on
entend parler sans cesse et qu'on ne rencontre nulle part. Lorsqu'on
voit un bon roi conseillé et inspiré de cette manière, l'on dort tran-
quille et Ton se dit que, malgré la légèreté et la témérité des jugemens
publics et l'impulsion qu'ils recevront souvent, sans s'en douter de Tiû-
trigue et de l'intérêt particulier, il est impossible que la nation ne
récompense pas enfin par des acclamations générales et un mouvement
vif de reconnoissance, les etTorts d'un ministre vertueux et éclairé diri-
gés avec une sagesse si rare vers le plus grand bonheur.
M"« d'Épinay partage ma reconnoissance. Cette lecture a fait une
distraction bien puissante à ses maux habituels, dont elle est plus acca-
blée qu^à l'ordinaire. J'espère, madame, vous présenter demain l'hom-
mage de mon respect.
Ce mémoire sur les assemblées provinciales, qui devait demeurer
inédit, fut livré par une indiscrétion à la publicité et devint une
des causes de la disgrâce de M. Necker. C'est un exposé bien fait
des inconvéniens d'une centralisation excessive et de l'administra-
tion des intendans. Mais, s'il ne fallait singulièrement rabattre
des expressions de cette sensibilité a dont on parle sans cesse,
mais qu'on ne rencontre nulle part, » on ne comprendrait pas
qu'une telle lecture ait pu provoquer cette chose rare entre toutes,
les larmes de Grimm.
(i) La Harpe venait de faire représenter au Théàtre-IVançais sa tragédie des Bar^
mécideSt qai avait été sifflée.
TOVB xLii. — 1S80. 52
818 WTUB DES DBOX MOIfDESp
Si l'on veut maintenant connaître le jugement porté sur H. Nec-
ker par quelqu'un qui n'était point un complaisant» il faut le deiiM*
der à BuObn, dont la nature orgueilleuse se pliait niai 4 reconnaître
le mérite d'autrui. Jamais, dans sa correspondance avec 11*°* Necfaer,
Bttffon n'appelle M« Necker aulr^ment que « notre grand homms. •
Parfois il juge cooiyenable de l'admettre en tiers dans cette rela-
tion dont on n'a pas oublié la nature passioomée. « Jamais, loi
écrit-ilt ma très respectable amie n'a manqué de vous mettre
de part et souvent de moitié dans les sentimens qu'elle a eu la
bonté de me témoigner. » Mais c'est surtout au moment de la
publication du Compte-rendu qu'éclate son admiration et que k
forme où elle s^exprime rappelle le Magna sonaturrmi que M*^ Nec-
ker proposait d'inscrire sur le socle de sa statue :
Jiisquid, ma nobte amie, écrit-il à M"* Necker, je n*av(ris vu ▼olre
très illtistre époux que comme Ton peint le génie, avec une auitMe de
gloire autour d'une tête du plus grand caractère, et dont en mtee
temps le corps, les bras, les mains, même les ailes et les organes agi»-
sans sont dans un nuage qui nous dérobe le reste de sa nature difise,
parce que les peintres ont craint qu'elle ne devint trop humaine; aojour-
d%ni par cet écrit en lettres d'or, par ce Compte-renda au roi, je yoîs
M. Nedcer, noa-^eulement comme un génie, mais comme un ^en tuté-
laire amant de rfaumanité, qui se faît adorer à mesure quil se déoou«-
vre. J'en dirois bien autant d'une autre moitié de hii-même, mus tous
me desavoueriez, mon adorable amie; votre modestie, plus grande
encore que vos hautes vertus, voudra toujours garder son yoile, ne
fAt-ce que pour tempérer leur éclat, et Je ne puis que vous en louer
encore. Oui, je vous aime, je vous admire et respecte tous deux du plus
profond de mon cœur; je vous le dis en vérité et dans renthousiasme
que je viens d'éprouver après la lecture de cet écrit sans exemple et à
jamais mémorable, qui fera plus de bien et d^honneur à notre siècle
que tous nos autres écrits mise nsemble.
Le témoignage d'un homme tel que BuiFon était de ceux qui pou-
vaient inspirer quelque orgueil à M. Necker. Souvent on lui a repth
ché son infatuation et la haute opinion qu'il avait de luinnéaie;
mais n'est-ce pas une excuse que cette opinion ait été partagée par
les plus distingués d'entre ses contemporains, et peut-on exiger
d'un homme qu'il ait la modestie de ne pas en croire sur son propre
compte des juges désintéressés?
Trouvant un pareil appui dans le monde des lettres et des phi-
losophes, M. Necker n'aurait guère eu le droit de se plaindre s'il
était venu se heurter à une hostilité systématique de la part dn
clergé catholique. Sa nomination n'avait pas été vue de bon oâ\
us MUaN 1» M*^ NICXBft. 8i9
par plusieurs membres de Tépiscopat, et Ton trouve écrit partout
<]ue l'opposition du clei^gé, comme celle du parlement, fut une
des difficultés avec lesquelles M. Necker eut à lutter. Due affir-
mation aussi générale n'est pas exacte. « Je vous l'abandonne, si
vous voulez vous charger de payer les dettes de la France, »
avait répondu M. de Maurepis à un évéque qui lui reprochait la
nomination d'un protestant à des fonctîona publiques aussi impor-
tantes. Mais le haut clergé ne présentait pas alors cette unité de
doctrines et de vues qu'offre aujourd'hui l'épiscepat français, et il se
divisait en plus d'un parti. Il y avait d'abord le parti qu'on appelait
le parti dévot, qui s'employait avec plus de fougue que d'adresse à
combattre les doctrines pldiosophiques ou jansénistes, et qui dé-
ployait un zèle égal contre les progrès de la tolérance et contre
<^eux de l'impiété. A la tête de ce parti était l'archevêque de Paris,
Christophe de Beaumont, dont le nom doit à certaine lettre de
Rousseau une célébrité f&cheuse. Tout à l'opposé se faisait remar-
quer le parti des prélats de cour, dont le cardinal de Rohan a été le
type le plus éclatant, beaucoup plus occupés de galanteries et
d'intrigues que de querelles tbéologiques, et dont on avait grand'-
peine à obtenir quelques mois de résidence dans leurs diocèses. Enfin
il y avait entre les deux un parti intermédiaire qu'on avait le tort
d'appeler parfois le parti philosophique, composé de prélats dont
l'orthodoxie était suffisante, les mcftiirs honnêtes, mais qui ne dédai-
gnaient ni le suffrage des beaux esprits ni le commerce du monde.
Parmi ces prélats on comptait l'archevêque de Bordeaux , Cham-
pion de Cicé, qui joua un rôle assez important à l'assemblée con-
stituante, l'archevêque d'Aix, Cucé de Boisgelin, qui fut à l'Académie
française le successeur de Yoisenon, l'archevêque de Bourges, Phe-
lipeaux, que M. Necker devait mettre à la tête de l'assemblée pro-
vinciale du Berry, l'archevêque de Narbonne, Dillon, les évêques
du Puy , de Mirepoii et d'autres encore. M. Necker, dont le système
politique était de ménager le clergé et de l'associer à ses plans de
réforme, rechercha l'appui de ces prélats. H n'eut pas de peine à
l'obtenir. D'assez nombreuses lettres échangées entre eux et M*^ Nee-
ker, qui était dans beaucoup de circonstances le secrétaire de son
mari, vont nous montrer que, si la tolérance n'étut pas encote
inscrite dans nos loi^, eHe était du moins (ce qui vaut antant)
entrée proftodément dans oos mœurs. On sera peut-être étonné de
TOlr que les membres les plus haut placés du clergé ne jugeaient
pas les actes de l'administration de M. Necker moins favorablement
que Grimm et Diderot. C'est ainsi que l'évêque de Mirepoix, Tristan
de Gambon, écrivait à M^ Necker au moiuent der la publication
du dmipte-rendu s
820 RETUÉ DES DEUX MONDES*
A Toaloase, ce 7 min.
Je devrois vous bouder, madame, il sort de chez vous un écrit admi-
rable et vous ne me l'envoyés pas. Quelques personnes en reçoivent
des exemplaires, et je suis obligé d'avoir recours à elles pour le lira,
nos libraires ne l'ayant pas encore reçu. 11 contient un détail clair et
simple de ce qui a été fait. L'emphase n'est emploiée que pour relever
les petites choses et jamais on n'en eut moins de besoin; aussi n^y en
a-t-il d'aucune espèce. M. Necker annonce de plus grandes choses
encore et qui exigent plus de combinaisons : la gabelle, les traités exté-
rieurs, etc. Tel est l'effet de la force de la vérité portée à l'évideoce
que je regarde M. Necker comme placé sur un rocher immense contre
lequel tous les flots de la mer viendront se briser. Je le souhaite et je
Tespère ainsi, bien plus comme citoyen que comme votre ami. Ce que
j'admire le plus n'est pas ce quMI a fait, mais, pour me servir d'une de
ses expressions, c'est la mesure qu'il y met. Je suis bien de son avis,
c'est une excellente réponse aux libelles. Je ne pourrois trop vous parler
de l'effet admirable que cet écrit a fait. M. l'archevêque de Toulouse
en a été attendri jusqu'aux larmes et cette impression s'est soutenue
après plus d'une lecture, faime bien le compte qu'il rend des hôpitau
et des prisons, etc. Je suis parfaitement de son avis sur tout œ qii'3
contient, Tout ceci va bien prêtera l'éloquence de M. Burkeetdoit
faciliter une paix brillante et solide.
J'ai l'honneur d'être avec respect, madame, votre très humble et
très obéissant serviteur.
f L'évêque de Mirepos.
De toutes ces lettres les plus agréables sont celles de l'arche-
vêque d'Aix, qui sentent l'académicien et l'homme da monde auttot
que le prélat, et c'est un trait de mœurs curieux que cette corres-
pondance fréquente entre un évêque de l'ancien régime et une pro-
testante. M. de Boisgelin venait volontiers à Paris, et durant ses
longs séjours un goût très vif l'attirait versM"»* Necker. Mais parfois,
comme s'il eût éprouvé la crainte que sa présence ne jetât qoelqae
gène dans un salon où la liberté des conversations était grande, il
se tenait sur la réserve et adressait en ces termes à M"* Necker
l'expression de ses regrets :
il y a bien longtems, madame, que je n'ay eu Tavantage de foos
faire ma cour. J*y ai mis, je le sens bien, une sorte de réserve et j'iy
ut 8ALQN D£ M">* NECSJSR. 821
peatrestre eu tort. J*ay cru dans ma dernière visite vous avoir causé
quelqu'importunitë. Mais il y a trop longtemps aussy que je suis privé
d*un plaisir dont vous scavez que je scais connoltre tout le prix. Il m'est
doux de retrouver dans vostre conversation les sentimens nobles et les
idées justes dont il faut avouer que l'entretien sera toujours le plue
aimable délassement de la solitude et du monde. J^en suis f&ché pour
vous, madame, mais au milieu de ce monde qui vous aime et que je ne
hais pas, vous avez le malheur de penser souvent comme moy, et je
vous parle avec confiance et liberté de ces mômes impressions et réflexions
que je crois partager avec vous. J'ay voulu plus d^une fois vous cher-
cher; délivrez-moi de cette crainte involontaire de venir dans des
momens où je vous causerois quelque gesne. J'ay passé chez M. Necker
ce matin à Paris ; on m'a dit qu'il y venoit de tems en tems. Je n'ay pas
été assez heureux pour le trouver. Agréez le sincère et respectueux
attachement avec lequel j*ay l'honneur d'estre, madame, votre très
humble et très obéissant serviteur.
f L'archevêque d'âix.
Nul doute que U™* Necker n'ait fait ce qui dépendait d'elle pour
délivrer l'archevêque d'Aix de cette gêne involontaire. Mais elle n'y
réussit qu'imparfaitement, car à une lettre de reproches qu'elle lui
adressait sur la rareté de ses visites, il répondait de nouveau : a Je
puis vous assurer et bien franchement que j'ay mis pendant quelque
temps de la discrétion à ne pas aller vous chercher, mais il est vrai
aussy qu'ensuite j'ay eu des remords. J'ay senty que ma discrétion
prolongée devenoit un tort pour moy, et vous deviez être bien sûre
que les remords deviendroient encore plus sensibles par les
regrets. »
Ces fréquens séjours de l'archevêque d'Aix à Paris avaient peut-
être encore une autre raison que le goût d'un monde qu'il avouait
ne pas hdlr. Par ses actes d'habile administration, il s'était déjà
créé dans son diocèse une juste popularité et il devait se sentir
aussi propre à la conduite des grandes affaires que plus d'un prélat
qui y avait été déjà appelé. Cette honorable anibition ne fut cepen«
dant pas satisfaite (1), et quelques années plus tard , définitive-
ment fixé dans son diocëse, il prenait M"** Necker pour confidente
de ses déceptions avec une mélancolie qui n'était pas exempte de
bonne gr&ce et de dignité :
Vous me parlez, madame, avec bonté d'une carrière brillante à
laquelle je ne me crois pas destiné. J'en ay vu les apparences s'évanouir
(i) H. de BolBcrelin fat cependant éla à l'assembléd constituante, où il se signala
par la modération de aea opinions; il rentra en France au moment da concordat et
fat nommé cardinal et archeréqne de Tours, où U mourut en 1804.
822 EBVUB DES DBOI MORDES»
dans des* mamens oà je peavois me laisser sedaire : je ne rouvririi
plus mon àme à la séduction. A qaoi* seiriroit rexpérienœ qui dément
si bien Les erreurs du passé, si elle laissait toutes ces vaines espérances
que j'appelle les erreurs de Pavenir? fay pris depuis dix ans un parti
dont je ne m'écart^ai pas« J'ay le bonheur de preodr» intérest à tout
ce que j'ay à. faire ; je suis sur de Temploy du présent; ma vie est daos
mes devoirs et dans mes gousts; je ne la laisseray pas s'échapper au-deia
d'elle-même. Il est permis à M. Necker de jouir d'une gloire acquise;
les souvenirs agréables* sont les trésors de tous les momens. Il possède
ce qu'il a fait; il voit une révolution entière éclorre du sein d'une opé-
ration qu'il avait commencée et sans doute il ne peut pas oublier une
existence que Topinion publique lui rend toujours présente. Mais cem
qui n'ont pas remply les grandes places doivent se contenter d*un sen-
timent honorable d'eux-mêmes et de quelques suffrages flâneurs qni
semblent suppléer un moment par une illusion assez naturelle aux occa-
sions qui leur ont manqué. Vous m'avez souvent jugé avec une indoi-
gence qui m'a fait plaisir, et je ne puis m'empescher de me livrer à
votre conCance, à votre jugement.
M"* Necker devait faire une conquête plus difficile que celle de
ce prélat aimable : c'était celle de l'archevêque de Paria, Càns-
tophe de Beaumont» celui qu'on appelait le chef du parti dévot.
Des relations fréquentes n'avaient pu manquer de s'établir entra le
chef du diocèse de Paris, et. la femme du directeur-général des
finances, lorsque celle-ci avait donné l'exemple assexr nouveau d'une
femme s'occupent avec ardeur de soulager la misère publûps, tout
en continuant d'être mêlée à la vie du> monde. Les ennemis de
M"^ Necker n'ont pas manqué de tourner ce zèle en rîdienle, et
Weber, le fr^re de lait.de Marie Antoinette, lui reproche dans ses
Mémoires l'ostentation avec laquelle elle pratiquait lacharilé. Pour
la^ défendre de oe reproche, je me bornerai à dire que de tons les
dosuers de lettres qui se trouvent dans les ut^veade Gi^pet, le
plus volumineux est peut-être celui de; sa oorrespondance vmc
W^ Reverdil^ mère du porécepteur de Christian Vil, qui était Vm-
termédiaire des secours discrets envoyéspar M*"* Necker à des aais
ou à des parais pauvres du pays de Yaud, Quant à conduira m
secret les trairaux. néoessaîres à l'érection de l'hdpital qui a reçu
depuis et qui porte encore le nom d'hôpital Necker, c'eût été pav
elle une tâche d'autant plus difficile qu'il s'agissait d'une entre-
prise publique dont le roi avait fourni les fonds sur sa cassette,
et dont elle n'avait que l'administration. Il s'agissait de démon-
trer par l'expérience la possibilité de réaliser, sans dépenses exa-
gérées , un progrès considérable pour l'époque : soigner chaîne
malade dans un lit séparéi et M°>* Necker se consacra à cette tâdie
LE 8ÂL0N DE M*« NECKER. 82S
avec l'ardeur qu'elle mettait à toute chose. A cette époque, hi'cha-
rite hîque, cette mode du jour, n'avait pas encore été inventée,
et le succès de l'œuvre dépendait du concours des autorités reli-
gieuses. H"^ Necker s'adressa aux filles de la Charité et conclut
avec la supérieure un traité qui affectait douze d'entre elles au ser-
vice de l'hôpital (t), sous hi surveiltance du curé de Sainl-Sulpice.
Pareils arrangemens ne poutaîent être pris sans l'intervention de
rarcfaevêque, et ce fougueux adversaire des philosophes et des jan-
sénistes ne tarda pas & nouer avec 11. et M°" Necker de cordiales
relations. 11 leur offirit môme, dans son palais épiscopal, un dîner
qui fit grand bruit et qui donna lieu à l'épigramme suivante :
Nous Tavons yu, scandale époayantable I
Neckdr assit avec Cfaristopba à table.
Et dix prélats saTouraat à TonTi
Et grande chère, et nectar délectable.
L'église en pleure et Satan est ra?!...
Mais eo ce Jour d'une indaigence telle
Quel serait donc le motif important?
C'est que Necker... le fait est très coMtsnl,
M'est Janséniste; il n'est que pniettant.
L'archevêque de Paris devait môme, quelque temps après, donner
une preuve de tolérance plus grande racore que celle d'offrir à
M. Necker « grande chère et nectar délectable » en compagnie de
dix prélats. La ville de Paris ayant été condamnée à lui payer, à
la suite d'un procès, une somme assez considérable, il crut, tant
était grande sa ^^onfiaince dans les intœtions charitables de iL Nec-
ker, ne pouvoir faire un meilleur usage de cette somme que de lui
en faire remise, « pour être, dit Facte de donation, les dits fonds
employés par mon dit sieur Necker, suivant ses vues à tel objet
d'utilité publique qu'il jugera convenable, voulant qu'il ne puisse
être tenu de rendre compte du dit employ qu'à Sa Majesté seule. »
h doute que de nos jours (et je le dis sans aucune pensée de
oritique) aucun préUt fût disposé à faire entre les mains d'un
homme étranger à sa foi l'abandon d'une somme aussi considé-
rable; mais notre ancien clergé a été si souvent accusé de fana-
tisme et d'intolérance qu'on me pardonnera de m' être attardé à
montrer sous un jour assez différent quelques-uns de ses membres
les iplus refi(|>eclables et les plus haut phcéa.
(i) Cest à M*« Nesker qu'est également due l'idée d'employer des Teligiensai à la
garde des prisonnières, idée qui a donné depuis de ai admirables sésuluts. Les pre-
miers efforts tentés en France pour ramélioration des prisons datent de l'administra-
lion de M Necker, et c'est à fif"* Necker que Villostre La?oisier faisait hommage au
nom de ses confrères du projet de réforme rédigé par VÀcadémU an tcUnen.
82i UTTE M8 DCCX
Aux tèmoigBages de confiance et de spnpathie qui venaient de
si baot témoigner à M. Necker les sentimens dont les classes pri-
Til^ées étaient alors animées, d'antres venaient s'ajouter plus
modestes et plus humbles , mais qoi , par cela même, étaient de
nature i flatter davantage un amour-propre délicat. C'étaient des
lettres que des bourgeois, des militaires, des prieurs et des supé-
rieures de communauté lui adressaient du fond de leurs pro-
vinces, de leurs garnisons et de leurs oouvens; des vers rédigés
par les ouvriers de l'imprimerie royale qui avaient imprime le
Compte^rendu; des acrostîcbes tournés par les dames de la halle,
tout un concert de louanges, dont les auteurs ne prétendaient ni i
la notoriété ni à la récompense. Toutefois il s'en trouvait parmi ces
enthousiastes quelques-uns dont les effusions n'étaient pas tont i
fait aussi désintéressées. Cest ainsi que, dans ce fatras de lettres,
j'en ai découvert une qui est ainsi conçue :
A HÂDAME NECKBR.
SoQs les mitB de Mentor Minerve rérérée.
Fit Jadis au Cretois admirer ses Tertos :
Le aage respecté, les préjugés vûncas.
Dressèrent à sa gloire nn immortel trophée.
Dans le char d'Apollon eondoite par les Ris,
Elle descend encore dn céleste hémisphère;
Mais pour rendre aux Français sa présence plas chèrSi
Elle a l'esprit de Neckre et les traits de Gypris.
Je ne vous fatiguerai pas davantage, madame, par des répétitions
rimées, de ce que le pablic ne cesse de dire en prose, ma voix est trop
faible pour la mêler au concert que les muses donnent tous les jours
à votre gloire, et je n'ai pas assez d'esprit pour attacher un fleoroo à
la couronne qu'elles vous préparent. Je n'ai point d'autre hommage à
vous présenter que l'occasion de faire un heureux. Votre seconde méta-
morphose a dû combler les vœux d'une nation dont les délices sont de
cultiver les sciences et qui se fait une gloire d'être soumise à Teppire
des grâces. Si d'un jeune homme honnête et qui n'est rien, vous vou-
liez faire quelque chose, cette dernière transformation ne serait point
aussi glorieuse pour vous, ni fort utile au genre humain, mais elleopë-
reroit le bonheur d'un individu, et Minerve, en dictant les loti qoi
dévoient rendre heureux les peuples de Crète, n'oublioit pas l'infor-
tuné qui gémissoit dans l'obscurité d'une retraite éloignée. Des mœurs,
point de talent, une mauvaise écriture, une bonne volonté et un grand
fond de reconnoissance, voilà tous mes titres; s'ils ne suffisent point
pour m'obtenir la grâce que je demande, peut-être la nécessité excQ-
sera-t-elle à vos yeux la liberté que je prends aujourd'hui, et je remer-
LE SALON DE M"'* NEQLEB. 826
cirai la fortune de ses rigueurs, si, en me servant de prétexte pour vous
offrir un hommage qui se seroit confondu avec celui du public dans des
jours plus sereins, elles ne me font point encourir votre disgrâce et si
j'apprends que vous n*avez pas dédaigné les assurances du respect avec
lequel je suis, madame,
Votre très humble et obéissant serviteur.
VERGNUm).
Paris, ce 12 décembre 1776 (hAtel de rAmériqae, me des Vieux-Âugastins).
Cette lettre date de l'époque incertaine de la jeunesse de Yer-
gniaud où, tout en étudiant la théologie à la Sorbonne, il sollicitait
l'honneur d'être présenté à Thomas et tournait des vers dans le
genre de ceux qu'on vient de lire* L'avoir écrite à vingt-trois ans
n'est pas bien criminel, mais montre que le futur chef de la
Gironde, « ce jeune homme honnête et qui n'était rien, » avait
grande envie de devenir quelque chose.
La popularité de M. Necker était donc à son apogée lorsqu'il
quitta le pouvoir assez brusquement par une démission moitié
volontaire et moitié forcée. On en sait assez les causes. M. Necker
était vilipendé chaque jour dans des pamphlets que son collègue
Haurepas, bien revenu de ses anciens sentimens de bienveillance,
encourageait secrètement. Le plus violent de ces pamphlets, qui
avait paru sans nom d'auteur, venait d'être saisi, lorsque le lieute-
nant de police reçut la visite d'un personnage assez obscur, nommé
Bourboulon, trésorier dans la maison du comte d'Artois, qui s'en
déclara hardiment l'auteur. L'acte était audacieux et le scanoale
fut grand, car Bourboulon, en revendiquant la responsabilité d'un
pamphlet qui pouvait le faire mettre à la Bastille, témoignait ouver-
tement qu'il se croyait assuré d'un puissant protecteur. Le comte
d'Artois lui-même fut effrayé de tant d'audace et après avoir mis
son trésorier en avant, il le fit désavouer par son chancelier M, de
Hontyon (1), qu'il chargea d'écrire à M. Necker la lettre suivante :
J'aû rendu compte à Monseigneur le comte d'Artois, disait M. de Mon-
tyon, du mémoire par lequel le sieur Bourboulon, son trésorier,
attaque la vérité de Tétat des finances du roy que vous avez rendu
public par ordre de Sa Majesté. L'étude que j'ay faite depuis longtemf^s
des objets discutés dans ce mémoire m'a convaincu que dans plu-
(1) n 8*agit ici da célèbre philanthrope que, dans une étade récente, M. Fernand
Labour noas a montré quelque peu &pre dans ses rapports a?ec ses tenancière et
assez Justement impopulaire dans son domaine patrimonial.
S20. AETUB DBS PEUX MONDES.
sieurs articles sar lesquels j'ay des notions certaines, il est tombé dans
des erreurs évidentes. Je l'ay fait connoitre à Monseigneur le comte
d'Artois,, qui m'a chargé de vous témoigner son estime et son affectioD
et de vous assurer qu'il apprenoit avec plaisir que le sieur BourtKmloo
étoit dans Terreur.
Cette réparation à Iruîs-clos ne parut pas, à juste titre, suflSsante
à M. Necker. Pour rétablir son crédit, que ces attaques tolérées et
encouragées par le principal ministre Maurepas risquaient singu-
lièrement d'ébranler, il crut devoir exiger une marque publique de
la faveur royale. Il sollicita donc son entrée avec voix délibéralife
au conseil d'état, dont il était demeuré exclu jusque-là, et il faut
avouer que c'était pour lui une situation singulière que d'être
chargé d'un département aussi important que celui des finances,
et de n'avoir pas accès au conseil, où ses projets pouvaient être
discutés et battus en brèche. A cette demande si juste M. de Maa-
repas répondit que, s'il voulait avoir entrée au conseil , il n'avait
qu'à changer de religion. C'était à la fois une fin de non-recevoir
et une insulte. ML. Necker le comprit ainsi, et il adressa sa démis-
sion au roi par une lettre dont l'original, retrouvé dans l'armoire
de fer, est aux archives nationales, et dont le texte a été pour la
première fois publié par Soulavîe :
La conversation que j'aî eue avec M. de Maurepas ne me permet plus
de différer de remettre entre les mains du roi ma démission. J'en ai
l'âme navrée, fose espérer que Votre Majesté daignera garder quelque
souvenir des années de travaux heureux, mais pénibles et surtout do
zèle sans bornes avec lequel je m'étais voué à la servir.
M. Necker n'essayait pas de dissimuler, dans cette lettre, la viva-
cité des regrets que lui causait là détermination à laquelle il avait
cru devoir s'arrêter. Plus tard, ces regrets devaient se transfor-
mer en remords. De tous les actes de sa vie publique, cette retraite
volontaire était le seul qull se reprochât. Il se demandait, après
avoir été témoin de tous les malheurs auxquels ses successeurs
devaient conduire la monarchie, s'il n'aurait pas été en son pouvoir
de prévenir ces malheurs, si le parti auquel il s'était arrêté s'imp(^
sait à lui, et si, avec plus de souplesse, de dextérité, de patience,
il n'aurait pas pu, comme la reine le lui demandait, attendre la
mort imminente de Maurepas, qui lui aurait laissé le champ libre.
Mais ces reproches, que M. Necker s'adressait plus tard à hii*
même» personne ne songeiut sur le moment à les diriger contre lai,
et c'était à la cour que l'on s'en prenait de sa chute. PI u& encore que
LB 6A10N DB V"** MBCKBR. 827
te renvoi de Turgot, dont queiqiiesNuiis des piaas étaient mal compris
et penpopulûres, la>disgriœ fiobtta'et hiespliquée de 'M. Necker 1^
ufie de ces fautes qui commeDoëient d'aUteer àLouis Xf 1 la ùmna
de J'^qpinMm publiqae* Les téoxrigBages de la isympsth» qui écbUtt
en faveur de H. Necker furent ai nombreux et si uoaniûies que
M"^ Necàer put, quelques >aBDéM ptas (tard, écrire sans 'aucune
exagération sur la volumineuse liasse oùaont rassemblés ces témoi*
gnages :
L'effet que produisit la vetraito de M. Necker ftit si extraordinaire
qu'il nous étonna nous-mêmes, malgré le sentiment que nous avions de
notre amour pour le bien public, de nos efforts et môme de nos succès.
Résignés à ringratitude des hommes et affectés de Tinjustice dont nous
étions la victime, nous négligeâmes d'abord de conserver les lettres que
nous receumea ; enfin nous £6mes frappas de lour multitude et nous
résolûmes de garder ce monomeilt d'estime, mais ce ne fuit qu'après
avoir brûlé une si grande quantité de ces lettres que ce qui nous eu
reste ne peut donner qu'une bien faible idée des marques d'afBection
que M. Necker a reçues.
Ce monument d'estime ne formerait pas en effet, si toutes les
lettres étaient publiées, moins d'im gros volume. Dans le nombre,
je n'en choisirai qu'une et ce qui me détermine dans ce choix, c'est
précisément l'obscurité même de celui qxd écrivait à M. Necker,
dans les termes qu'on va tire :
JUdU, ^ nua 1781.
Monsieur,
Me permettrez-vous de vous dire et de veos ténoigner la grande
douleur dont j'ai été pénétré lorsque j'ai appris <iue vaus n'occupiez
plus la place que vous avez si dignement remplie depuis quelque temps
pour le bonheur de la France? Non, il n'est pas ipossibto que je con-
tienne plus longtemps mon affliction ; il faut que men coeur s'épanche
et il ne seroit qu'imparfaitement soulagé s'il ne s'épanoboit dans votre
sein. Ayez pour agréables les larmes qui m'ont échappées lorsque,
pendant la nuit, le défaut de sommeil me permettant de donner on libre
essor à mes réflexions, j'ai mé Jité sur la perte que fait la France. Il n*y
a que la nouvelle de la mort d'un père âgé et respectable que j'aime
de tout mon cœur, qui puisse entrer en comparaison avec la sensation
que m'a fait celle de votre remerciement. Je sais que ce fut sans brigues
que vous obtîntes cette charge importante. Le seul mérite vous y plaça ;
828 BEYinB DBS DBUX MONDES.
VOUS y avez fait to ut le bien qu'il était possible de faire; vous vous pro-
posiez d'en faire beaucoup davantage dans la suite et lorsque nous vous
élevions déjà des autels dans nos cœurs, tout à coup vous remercia !
Quelle perte pour l'état I Quel sujet de chagrin pour tous les bons
citoyens I Encore une fois, monsieur, permettez-moi de vous dire que
cette nouvelle a été pour moi un coup accablant. Elle Ta été de même
pour tous ceuz qui désirent sincèrement le bien. Je ne suis que leur
écho.
Je suis avec un très profond respect, un respect que je ne puis assez
exprimer, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Jacob,
Chanoine régulier aca coUige de Saint-Louis.
Inutile dé transcrire ici les lamentations des Harmontel et
autres. Il était cependant parmi les amis de M. et de H"" Nec-
ker quelqu'un qui se refusait à plaindre h ministre disgracié :
c'était Gibbon. Mais la raison qu'il donnait ne pouvait blesser m
le mari ni la femme : « Le sort de votre mari, écrivait-il i IP' Meo
ker, est toujours digne d'envie; il se connolt, ses ennemis l'esti-
ment, l'Europe l'admire et vous l'aimez I »
Que serait-il advenu si H. Necker fût demeuré en possesôon de
la confiance de Louis XYI, et si le temps nécessaire lui eiit été
laissé pour mener à bien ses vastes projets de réforme politique et
financière? Il est toujours facile de refaire l'histoire après coup, et
de dire avec assurance ce qui se serait pa^é si tel ou tel événement
n'avait pas eu lieu. Les ennemis de H. Necker ont eu beau jeu
pour prétendre que ce sont ses concessions imprudentes qui ont
amené la révolution française. Il ne serait pas moins facile de sou-
tenir qu'il l'aurait prévenue s'il n'avait pas été sacrifié sans motife
à des rancunes mesquines. Mais ce qu'on peut dire avec certitude,
c'est que la situation de la monarchie eût été meilleure si le déficit
financier ne l'eût mise à la merci des états-généraux et que
M. Necker eût sauvé la monarchie du déficit. Malouet, dans ses
Mémoires, émet un jugement plus favorable encore & M. Necker, et
l'on nie permettra de rapporter ici sans la discuter l'opinion du
seul homme peut-être qui ait traversé cette époque redoutable
sans qu'on puisse lui reprocher ni une illusion ni une faiblesse :
(c Quoi qu'on en puisse dire, c'est de la retraite de M. Necker ai
1781 et de l'impéritie de ses successeurs que datent les désordres
qui nous ont conduits aux états-généraux. »
OTHfiNIN d'HaUSSONTIIXB.
LES
DÉFENSES MARITIMES
ET
LA FLOTTE MILITAIRE DE LITALIE
Depuis les événemens de 1870, les forces militaires des divers
états ont été déplacées. Les unes se sont développées; d'autres
ont surgi; d'autres ont diminué. C'est surtout en marine que les
changemens ont été remarquables. Des états comptaient à peine à
la mer quelques navires ; ils ont tout à coup montré des forces ma-
ritimes au moins respectables » si ce n'est prépondérantes. Tels ont
été la Prusse, la Russie particulièrement. On a vu des républiques
du sud d'Amérique entrer en lice avec des bâtimens devenus
presque célèbres même en Europe. Autrefois, deux ou trois puis-
sances étaient maltresses de la mer, et la rivalité ne pouvait exister
qu'entre elles. Aujourd'hui, elles rencontrent des émules. Les con-
séquences de ce changement peuvent être considérables et la poli-
tique générale peut en être affectée.
Or ritalie est un des pays qui ont pris à cœur de devenir puis-
sance maritime et de figurer parmi les plus importantes. Nous ne
rechercherons pas les conséquences possibles de cette ambition,
nous nous bornerons à notre sujet, qui est la description des tra-
vaux entrepris en Italie pour la construction d'une grande flotte,
la constitution d'une armée navale nombreuse, l'instruction d'un
corps considérable d'ofiBciers, et enfin la défense spéciale des côtes,
S30 EEYUB DES DEUX MONDES.
comme complément de Torganisation des^forces nationales sur mer
et sur terre. Ces travaux sont fort avancés, et il faut les connaître
pour bien savoir quel degré d'appui ou de concurrence la France
peut trouver chez ses plus proches voisins.
I.
Après la bataille de Lissa» las Italiens sentirent la nécassité éa
constituer une force navale sérieuse. Cette nécessité, retendue seule
de leurs rivages suffisait à la leur imposer. La Péninsule a plus
de 3,000 kilomètres de côtes. Les hommes d'état faisaient le raison-
nement suivant : « Supposons, disaient-ils, qu'un ennemi domine
la mer et qu'il en chasse notre pavillon, comme les pavillons prus-
siens et russes ont été un moment chassés de la Baltique et de U
Her-Noire : où s'abriteront nos vaisseaux 1 Laissons même hors de
question notre flotte, qui n'existe pas encore. Quel sort sera réservé
à nos villes maritimes? Seront-elles livrées sans défense aux bom-
bardemens, abandonnées à la discrétion de l'assaillant, soumises
aux rançons les plus dures? Si l'ennemi débarqué les occupe,
deviendront-elles une base d'opération, une porte ouverte à Vmté-
rieur, une tète de chemin pour l'approvisionnement d'une armée
en marche, comme Kamiesh et Balaclava pendant le siège de Sébas-
topol? »
Sous les gouvernemens précédent de la Péninsule, la défense
maritime était fort négligée en Itafie. De distance en distanœ, on
voyait surgir près du rivage une tour isolée et mélancolique, inu-
tile contre la contrebande et dérisoire contre une invasion. Ces édi-
fices étaient en général dépourvus de tout armement et hors d'état
d'en receveur aucim. Placées d'ailleurs à des intervalles asses éloi-
gnés les unes des autres , oes tours n'avaient entre elles aocune
corrélation et ne pouvaient se prêter aucun appui. La nullité de
ces ouvrages aurait pu se racheter s'ils avaient servi de statiolis à
quelque télégraphe électrique. Mais l'utilité de cette découverte
de la science contemporaine n'avait pas été jusqu'alora constatée en
temps de guerre. La Prusse, qui a montré à l'Europe, au bon noomeot
pour son ambition, tant d'institutions militaires d'un effet imprévu :
l'institution de la réserve, l'invention du fusil à aiguille, l'esiplDi
des chemins de fer pour la mobilisation des armées , les caaons
ILrupp, les fusillades de paysans coupables de déîfendre leurs
foyers, les indemnités de guerre imposées aux villes ouvertest et
tant d'autres progrès de la civilisation el de la crainte àa DieSt
n'avait pas encore indiqué l'usage en guerre de l'électridtét et
d'aiUeuTB les pouvoirs éphémères de l'Italie, divisée en petites prior
Là MABIHK iTAUBllllfB. 8g{
eipsotéat ne fiongeaient gaère à s'entendre dans un dessefai de
défense conumma.
L'attention publique fut d'abord éveillée sur les dangers d'un tel
délabrement par une publicaftion du général Brijjfftone. Il proposai!
à ses compatriotes tout un sysième de défense par terre et pvt
mer, et d'abord, faisant justice des postes de défense érigés le long
des QôteSt il demandait qpi'on les remit an domaine et qu'on pré-
parât une porotectmi plus aérieose da pays. Il fallait désormais
tenir compte de la portée des canons, du poids des prejeciiles?
il fallait prévoir leur puissance, faire entrer dans le plan géaé^
rai un élémeat nonveau , lee chemins de fer ^ principai instru-
ment de ce qu'on, appelle aujourd'hui la « défense moUle, ji et
qiù comprend le transport rapide vers les points menaeés des
ûxrces stationnées à l'intérieur* L'écrivam militaire était loin de
renoncer à « la défense permaneme, » c'est-à-dire aui fortifications^
Au contraire , il en voulait augmenter la force par la construction
de quelques citadelles très redoutables sur la oôtBy là où les
débarquemens seraient plus faciles et offriraient à l'ennemi une
bonne position stratégique : Génesv Livourae, Naples, Syracuse,
Palerme, la Spezzia, Tarente, Yeniee, Messine:, Boia, Civita-Veccbia,
Brindisiet autres lîraz* En tenu, vingt «t un ports ou villes près de
la mer.
Ge nombre était à peine auffisant, et pourtsAt enlratnait dos
dépenses considérable;. Le géaécal en é^uait la somme totale à
70 millions, calcul évidemment tvop modeste. Mène sans com^*
prendre la construction et la réputation farsenaux à k Spezzia» à
Venise, à Tarente, il aurait pu doubler le montant de cette apprécia-^
tion, tout en restant au-dessous de la vérité. C'est le sert des devis
d^ètve inexacts^ et l'on sait qu'ils seront toujours dépassés. Se lier
à ces estimalâons préalables, c'est se payer d'illosbn, c'est s'expo^
ser à des déceptions certaines et oompter, comme on dit, sadn
son hôte. On le sentait bien, et la perspective de dépenser les
millions par centaines était- de nature à faire véflédiir. On ne sumà
quel parti prendre.
A cette époque, l'Italie était fort gênée. A peine hoia da pagb,
eUe avait obéré ses finances parles frais de son établissement dans
le monde. Il faut bien « monter sa maison » quand on veut fairu
figure. Elle avait hâte de se montrer l'égale des vieilles nations
et ne voulait pas avoir la pbysioiromie *d'une parvenue. Elle ne
s'était donc: refusé aucune des dépenses dTutilité qu'il eût été peut*
ètret plus sage d'ajourner ou de. graduer en gagnant du temps.
Après son affranchissement, elle avait trouvé tome à faire. Les poil-
VQirs^àntérieiirs avaient pkitôt expfeité qu'enrichi le pays. Oaxt^
fiante dans l'aveoir et dans la pecapeelîve d'une* prospérit<fr&tuM«
à
832 HBTUE DBS DECT MONDES.
elle avait hâte de jouir et n'avait pas hésité à escompter sa
perspective de fortune : travaux publics et chemins de fer» instroc-
tion publique, édifices d'utilité générale, constitution d'une forte
armée, construction d'une marine, elle avait tout entrepris à la
fois, non par prodigalité, encore moins par dissipation de revenu,
mais par empressement de prendre rang dans le concert des
gouvernemens d'une richesse solide et d'une vieille importance.
Le même sentiment Tavait conduite antérieurement en Grimée, où
elle avait été iiëre de prendre place entre les armées de France et
d'Angleterre.
Elle eotendait affirmer du premier coup ses prétentions à une
grande situation dont elle ne voulait pas déchoir : ambition noble
et légitime à laquelle on ne pouvait faire qu'un reproche, c'était
de l'emporter au-delà des justes bornes, car, pour la maintenir,
elle avait dû contracter des dettes, et, avant tout, il fallait y faire
honneur. Son gouvernement devait donc reculer d'abord devant la
pensée d'engager des centaines de millions dans des travaux de
terrassemens et de maçonneries. Le plus pressé était d'équilibrer
le budget et de mettre les dépenses au niveau des revenus.
Et pourtant, il se trouvait placé dans une alternative embarras-
sante : s'exposer par économie à tenter un ennemi quelconque par
la .facilité des débarquemens, — extrémité impossible à subir
volontairement; — ou consacrer d^ sommes énormes à la création
de forteresses sur les côtes, la difficulté n'était pas moindre. La
dépense qu'exigeait la sécurité publique, les calculs financiers la
refusaient. C'était un cercle vicieux. On cherchait donc un biais
pour en sortir. Écartant l'idée des fortifications à terre, toujours
dispendieuses, on eut d'abord l'idée d'y substituer des fortifica-
tions flottantes d'un prix beaucoup moins élevé. Au demeurant, il
ne s'agissait, disait-on, que de défendre le littoral. Dans l'intérieur,
on avait des ouvrages imprenables ou à peu près, comme le fameux
quadrilatère, où les Autrichiens avaient épuisé toutes les res-
sources de l'art militaire. On proposa donc la combinaison suivante.
On construirait des batteries flottantes, espèces d'aflûts, où Ym
placerait des pièceijB de grosse artillerie. Ces lourdes machines,
remisées sur les côtes, ne sortiraient de leur mouillage qu'à la vue
de l'ennemi. Elles s'ébranleraient alors pour se porter à sa rencontre
et l'empêcher d'avancer. On chercherait à compléter ce genre de dé-
fense par la construction de barrages où Ton poserait des torpilles.
Sur les jetées des ports, il y aurait des batteries à découvert.
Ce projet, séduisant en apparence, ne tint pas devant l'examen.
Il n'eût rien empêché. Si économique qu'il se présentât, il eût
encore coûté trop cher puisqu'il eût été complètement inutile. La
piscussion publique en fit ressortir le caractère illusoire.
Ul MABINB ITALIBNirB. 8SS
Les batteries flottantes proposées ne pouvaient se porter au-
devant de Fennemi qu'en cessant d'être abritées par la côte où elles
eussent été tenues en temps ordinaire. Une fois en pleine mer,
pourraient-elles résister à la violence du vent? ne seraient-elles pas
eiqposées à sombrer sous le poids énorme des pièces d'artillerie
dont la marine fait usage aujourd'hui? Admettons l'hypothèse d'un
temps calme et d'une mer plate, la situation de ces machines
flottantes n'aurait pas été moins compromise par une raison con-
cluante. Pour agir utilement contre des bâtimens cuirassés, em-
bossés à distance de bombardement, on aurait dû les porter en
avant et les approcher à 2^000 mètres environ. Sitôt en vue,
elles eussent été poursuivies par les adversaires et bientôt atteintes
avant de parvenir à trouver un refuge sous les canons de la côte.
On leur supposait une marche de 10 nœuds. Les cuirassés ont
souvent une rapidité de plus de 15 nœuds. Devancer les batteries
dans leur retraite, les couler avant leur retour au port eût été,
disait-on, Taffaire de quelques minutes.
Quant aux torpilles et aux barrages dont on prévoyait l'emploi
pour fortifier l'entrée des ports et des fleuves, inutile d'en faire
ressortir l'insuffisance. L'explosion des torpilles peut causer des
avaries, même des catastrophes particulières, mais non détruire
une escadre. On peut, sinon s'en garantir, du moins en éviter sou-
vent le danger par des informations préalables, par des dragages
de nuit. La science qui crée ces armes redoutables indique
en même temps les précautions à prendre contre leur atteinte.
C'est le but de recherches et d'études constantes dans les rangs de
la marine. Si la solution du problème n'est pas encore trouvée, on
en approche du moins, et l'expérience, au besoin, suppléerait aux
formules scientifiques. On a l'exemple des torpilleurs russes et de
l'escadre ottomane dans la Mer-Noire; l'exemple des flottilles fédé-
rales et de leurs commandans Ferragut et Porter dans le Missis-
sipi; celui des Brésiliens au Paraguay. On a les essais et les
découvertes de chaque jour en Angleterre, en Allemagne, en Rus-
sie, aux États-Unis. Le moment viendra où la guerre des torpilleurs
n'aura plus de mystères et sera soumise, comme la guerre ordi-
naire, à des règles précises d'attaque et de défense que le hasard,
le bonheur et Thabileté perfectionneront, au moment du combat,
mais dont tous les officiers auront la clé. Les périls seront alors
diminués, et cette invention, d'abord réputée irrésistible, aura le
sort des choses dont l'imagination grossit l'importance et dont l'en-
goûment, comme tout autre genre d'enthousiasme, est éphémère.
Dans l'antiquité, au temps des galères carthaginoises, le Romain
Duilius imagina un grappin de fer : le fameux a corbeau » qui vain-
ion im. — isso» 53
^
S8& âETOB Dfi6 Dm M9NDBB.
quit sur les mers les enamiis de Rome. Qa'est deveiMn cet eogin
de guerre? Il a passé, comine emblème d'un eiseau de proie, su
les étendards d'Odin à l'époque des Garlovingiens, et ce symbole te
courage barbare a fait plus que les mécanismes les plus ingénieux
pour mener les bomaoïes du NcMrdàla conquête des territoires- et des
champs fertiles^ Au <nioTen'âgeJe feu grégeois fut. l'efltoi des mm-
rins, et le secret de ce feu, qui précéda la poudre à canon, fut
regardé' comme (c un secvei^ d'élal. » A bord des Taisseaui^i en l'a
promptement remplacé par l'artilierie^ et le feagr^eoisiy « quirépaa-
dlait la terreur, » n'est plus qu'une vietUerie sans intérêt. Sur terre,
de* nos jours, la carabine de prédsion et les canons rayés ont été
jugés d'abord irrésistibles* On a attribué à la carabine Hinîé la pose
de Rome et aux canons rayés la vioteipe de Solférino. Aujourd'hui
ces engins sont fort arriérés. La carabine ne compte plus. Le canon
rayé est distancé par une nouvelle artillerie. Puis nous ayons vu
surgir le fusil à aiguille, dont l'invention a été bientôt supplantée
par le chassepot, qui, après avoir « fait merveilles, » a été ren^placé
par ses dérivés. Uu clou chasse l'autre. Le moment viendra où de
nouveaux « perfectionnemens » ôteront aux torpilles l'intérêt de
l'inconnu. Déjà on les a tant de fim bravées, sans accident, qu'elles
commencent à inspirer moins d'eSroi« Par le fait, c'est une arme
très délicate. Elle échappe aux meilleures combimisons, et l'on
n'est pas parvenu à les faire éclater sûrement quand leur explosèon
serait utile.
Tout calculé, l'expédient des batteries flottante» fut écarté. On
avait reconnu la néoessité de les douer d'une vitesse au moins
égale à celle des vaisseaux; de les cuirasser, de les armer très
puissamment, de les mettre en état de tenir la mer par on groi
temps ; il faltait, en un mot, réunir en eux toutes les Cacultés de
bàtimens destinés à la grande navigation et) au. combat, Antaet
valait construire une ilotte« Les Italiens l'ont |ooni|unset ac^onl
résignés à en faire les frais.
Pour construire des vaisseaux, il f»it des ehaotiers, des atetieis,
des outils de toute aorte; pour les tenir à flot,, des darses>el des
bassins ; pour lesi aormer, tout un ensemble d^iastruœens : finripes,
grues, marteaux et le reste. Les navires achevés, il £sut les abrilBi,
lorsqu'ils sont désairmés, contre les attaques de la mer et les déso»-
dres de la tempête, il faut enfin leur assurer un refuge contra
un ennemi vimorieux et les placer, sous la protecttcm de ^^tfgnp^
sérieuses. Au momeot de oommencec une flotte,, la piemiéne cbsas
à faire était donc de créer des arsenaux»
Le choix des laealités< n'était pas 4outettX. La natune et latsadi*
tien les avaient indiquées^.
Gênes et Venise d'abord. Leur passé répondait de leur avenir.
U Màêmn ITAUINliB. BM^
Or U exiitQ non loin de Génaa» aux cmifiiui dd la Ligurie, à l'eiidroit
même où elle se rattache au littoral toscan, près de la rivière H»-
gra* un golfe qui semble disposé par la nature pour la réception
d'une flotte. Arest, les contows de ce vaste bassin suivent la cour^be
des Apennins^ dont les contre-fiorls s'avancent vers le rivage et
peuvent intercepter la route pour peu qu'on y place des batteries
et des forts. Au fond du golfe est une ville : la Spezua. H. de
Gavomr prit la résolution d'y fonder le principal arsenal de l'Italie.
Le golfe de la Spesaia, dont la superficie est de 9,000,000 de
mètres carréa, est assas profond pour recevoir les plus grands
navirea. U contient buit grandes baies dans le pourtour de ses
rivages^ Les unes sont fréquentées par la navigation marchande ; les
autres sont assez vastes pour les évolutions des bàtimens de guerre.
Çàet là des lies pointent à la surface, assea larges pour porter des
forts. La première idée de placer un arsenal à la Spezzia émane de
Napoléon r% qui voulait^ disait-il, y ouvrir le principal port de
son empire* A M. de Gavour est écbue l'exécution de ce projet.
Il en fit préparer les plans sous la mcmarchie sarde, tant il avait
la conviction préconçue de ses destinées prochaines. Dès 1801, le
roi Victor-Emmanuel put voir le tracé de ce port, trop vaste pour
un petit royaume» digne, par ses proportions, de Titalie unie. U
comprend une étendue de 1,200 mètres en longueur du bord de la
mer au sud au mur d'enceinte au nord, et de 700 mètres en lar-
geur de l'est i l'ouest. La nomenclature des ateliers, hangais,
dépôts de matériel, cales de construction, ne serait pas à sa place
dans cette étude, qui n'a ni la prétention ni le désir d'être tech-
nique. Us couvriront une superficie de 5,600 mètres. L'étendue des
cales de construction sera de li,e00 mètres. Il y aura dix bassins
creusés à 10 mètres de profondeur. Ces travaux sont en cours
d'exécution. Quand ils seront terminés, l'Italie possédera un arse-
nal égal aux plus beaux établissemens de ce genre, soit en Aile-
magncy soit en Russie, soit en France.
Mais ce ne sera pas assez d'avoir préparé pour les vaisseaux un
abri vaste et commode, d'y avoir réuni tous les moyens de construc-
tion et de réparation d'une flotte considérable, il faudra se tenir prêt
à défendre au besoin ce matériel. S'enfermer dans l'enceinte d'un
arsenal, y tenir fwme, repousser des assauts, ne suffirait pas. U
faut encore éloigner les chances d'un bombardement, et comman-
der un tel respect, que l'ennemi ne soit pas tenté d'attaquer de
vive force et reste hors de portée. On arsenal prend donc place
dans le plan général de défense d'un pays. On l'a fait remarquer
dana le parlement italien. H. Maldini, dans son rapport, disait à
ce sujet : « C'est par là que passe la route qui rejoint, par Gènes,
la frontière française. L'occupation de la Spezzia par l'ennemi,
8S6 BSfm MB DEUX II01IDB8.
ajoutaîM-il, lui donnerait une base solide d'opérations sur les der-
rières de Tannée qui manœuvrerait dans la vallée du Pô. Tûn-
queur sur le P6, l'ennemi ne pourrait laisser de côté une forteresse
si importante, qui serait une menace perpétuelle sur ses flancs. » On
s'est donc efforcé de rendre la Spezzia inattaquable par un ennemi
descendu des Alpes comme par une armée débarquée.
Parmi les îles du golfe on remarque, dès l'entrée, une assez
grande terre, c'est Palmaria, qui surgit près du rivage occideaial.
L'accès en est assez difficile, la position dominante; on l'a forti-
fiée. Mais aujourd'hui les vaisseaux passent devant un fort et
peuvent en recevoir la volée sans avarie irréparable. Ce n'est plus
comme au temps où leur marche dépendait du vent et de la mer.
Poussés par la vapeur, ils vont droit et rapidement à leur but, en
tout temps, de nuit comme de jour. Un vaisseau ne reste pas plus
de quelques minutes dans l'aire des canons. C'est à peine si les
artilleurs ont le temps de charger deux fois leurs pièces avant que
le bâtiment se trouve hors de portée. On compterait donc souvent
en vain sur des batteries croisant leurs feux pour arrêter l'essor
d'un vaisseau qui passe. Aussi ce genre de protection est-il main-
tenant considéré comme insuffisant si son action n'est pas secon-
dée par d'autres moyens défensifs. La navigation du golfe de la
Spezzia est entravée contre l'ennemi par une digue pleine, comme
à Cherbourg, et qui s'étend d'un rivage à l'autre. Abrité par ces
ouvrages, l'arsenal, au fond de la baie, est à peu près hors d'at-
teinte par mer. Comme protection contre des troupes débarquées
aux environs, il y a des forts et des canons qui battent la route le
long du rivage et surtout, du côté de l'intérieur, où, comme nous
l'avons dit, la chaîne des Apennins envoie des contre-forts.
Telle est la Spezzia ; une véritable forteresse propre à toutes fins,
également redoutable pour l'attaque et pour la défense. Cest le
plus considérable des ouvrages militaires que l'Italie ait entrepris,
depuis son affranchissement, pour protéger son indépendance et
préparer au besoin ses expéditions à l'étranger.
IL
L'Italie a d'autres ports de guerre : Naples et Venise.
L'arsenal de Naples est encore tel que les Bourbons l'ont laissé
avec son annexe de Castellamare. Il suffit jusqu'à présent à la
construction des plus grands bâtimens, et pourtant il est fort n^ligé.
Les approvisionnemens de matériaux, bois, fer et charbon, y sont
très peu considérables. Le charbon est emmagasiné dans des caves
qui s'étendent sous la ville. Des combustions spontanées y sont
à craindre. Un bombardement y pourrait produire les effets les
Là MARIRI ITAUSimE. 837
plus funestes. Le bois est conservé dans des fosses où l'on intro-
duit de l'eau minérale sulfureuse pour leur conservation. On ne
s'approvisionne qu'à mesure des besoins, car l'arsenal de Naples
est condamné à l'abandon. Tarente a été désignée pour le rempla-
cer. Des travaux y ont été commencés. La Spezzia étant au nord de
l'Italie, Tarente au sud, ces deux ports se compléteront l'un par
l'autre et la nature a tout fait pour y préparer la place d'un grand
arsenal. Tarente deviendra le centre d'un arrondissement maritime.
Mais cette œuvre sera fort coûteuse et par conséquent très longue.
En attendant, l'arsenal de Naples prolonge sa verte vieillesse et les
deux premiers vaisseaux de la nouvelle flotte, le Duilio et le Dan-
dolo, sont sortis de ses chantiers.
Le troisième port de construction de l'Italie est le port de Venise.
Au temps de sa grandeur, Yenise fut la reine de l'Adriatique.
Cette expression n'a rien d'exagéré. Elle y régnait en effet sans par-
tage. Les navires étrangers n'y pénétraient qu'avec son autorisation
et en payant un droit. Elle était fort déchue à l'époque de son
insurrection contre l'Autriche. Cet empire peu maritime n'avait
jamais cherché à rétablir la prépondérance de la marine vénitienne
lorsque les traités lui avaient livré la Yénétie. Un sentiment plus
juste de ses intérêts aurait rappelé au gouvernement de Vienne
qu'une province prospère augmente la force d*un empire, qui
s'affaiblit au contraire par la décadence d'un territoire annexé.
Mais la fatalité de ces annexions forcées est d'indisposer les
sujets contre leur nouveau maître et celui-ci contre ses nouveaux
sujets. Si les Vénitiens ne dissimulaient guère leur antipathie
contre l'Autriche, celle-ci en revanche ne leur montrait qu'une
indifférence, peu politique sans doute, mais assez naturelle et cer-
tainement très provoquée.
Aussi quand Venise s'insurgea, sa marine était très délaissée et
son arsenal fort négligé. Il tendait à devenir une sorte de musée
plein de modèles et de curiosités fort intéressans pour l'étude des
constructions navales au moyen âge. Mais on y bornait les travaux
à la construction d'embarcations pour les lagunes et tout au plus
y voyait-on sur chantiers par intervalles quelques corvettes et
autres navires de faible échantillon. Au jour de l'iosurrection, on n'y
trouva qu'une petite frégate, qui même ne fut jamais terminée. En
Autriche, il est vrai, l'on n'était pas beaucoup mieux pourvu. Aussi
les deux marines au moment des premières hostilités, donnèrent-elles
l'exemple, heureux pour la cause de l'humanité, d'adversaires qui
s'observent, mais ne s'attaquent pas.
Bientôt parut dans l'Adriatique une escadre piémontaise, com-
mandée par l'amiral Albini et recrutée à la hâte. Dans les eaux de
Venise se trouvaient déjà des bfttimens de guerre envoyés par le
8% REYOB I» ran JKINIIB8.
gouTernemeDl Bapolitiin, sous les ordres de l'amiral Goaa. Enfin
Venise put armer deux corvettes et un bnsk. Gelte réuaion de bâti*
mens comprenait quatre frégates, vne corvette et deux bricks du
Piémont; deux frégates et un i)rick de Niples; les deux corvettes
et le brick vénitiens : en tout uneiaoes double de ToBoadre autri-
chienne. Mais cell&*ci était d'aotaat asoias prèle à la bataille qu'elfe
comptait dans ses équipages ua oertaia nombre d'italiens peu dis-
posés à la lutte «entre leurs conqpairiotw.
Les alliés allèrent émic à sa rencontie. Elle était OMMiillée eativ
remboucfaure de la Piave et oeUe du laglinmento. Le ecmmandtat
de la flotte sarde avait ordre de l'attaquer partout où il la trou-
verait. Mais il hésita. Pourquoi ? il était, avec les b&timeoa amis,
de beaucoup le plus fort. De son côté, l'amiral napolitsia n'avait
pas une entière confiance dans les véritables intentions de son
souverain. On remit l'engagement au lend^nain. La nuit vint et
l'escadre autrichienne en profita pour se retirer. Le lendenuun, elle
était à Trieste et quand les navires italiens l'y trouvèrent, elle était
fortement retranchée sous la protection de batteries de terre
récemment élevées et qui eixssent rendu le combat plus incer-
tain. La marine italienne crut devoir rester sur la défensive. Elle
prit position devant l'ennemi, mais ne eàercha pas à le forcer
dans sa retraite. L'occasion perdue ne se représenta {dus, et à la
paix, les deux escadres rentrèrent chacune de son cèté, dans leurs
ports, sans s'être fait aucun mal : expédition pacififoe dont l'Au-
triche prit sa revandie i Lissa. La Prusse lui avait donné un coup
de main en faisant intervenir la confédération aUemande dans l'ia-
térèt de la navigation de ses nationaux. A cette époque, la balance
était indécise entre les deux partis et il n'était pas encore certMn
que les armes françaises la feraient pencher en faveur de l'Italie I
Autre temps I autre politique! Ce bon office rendu à l'Autriche con-
tribua sans doute à circonscrire au moins l'action de la marine ita-
lienne qui, à partir de ce moment surtout, ne fit plus qu'une croi-
sière inutile.
A la fin des hostilités entre la âardaigne et l'Autriche, Albini dut
abandonner Venise à son sort. 11 y avait déjà longtemps que l'ami-
ral Gosa avait quitté l'Adriatique. Dès lors Venise devait s'attendre
à un blocus. C'était le cas de profiler, pour s'approvisionner, de
quelques jours de répit Cette précaution fut négligée, et la ville,
assiégée par terre et par mer, se vit réduite à la £amine. Elle avait
entretenu à ce sujet des illusions malheureuses ; elle croyait qu'il
suffirait de quelques bâtimena l^ers, appelés trabaccaU^ qu'elle
avait armés, pour recueillir des vivres le long de la côte. Mais die
fut bientôt désabusée, 'et les trabaccoli ne purent être utilisés que
dans les lagunes, où ils concoururent à la défense des forts. Cette
LL MâBUSfi ITibiaBHJIK» SAO
destination, la seule qui convînt en temps de guerre, ne pouvait
guère prolonger la résistance. Elle dura, par le fait, tant que la
disette n'obligea pas la ville à capituler.
Ge fut une leçon qui profite aujourd'hui à l'Italie et à l'Aulncbe.
Toutes, deux se préparent pendant la paix à assurer, en tempe de
guerre, la liberté de la mer ou du moins leur liberté à la mer. llaiB
alors elles s'étaient uniquement préoœupéea des armées datenre
et elles n'avaient pas encore compris l'importance d'une mariae
militaire. Elles ont porté la peine, de lenr faiblesse maritime, Venise
par sa chute, l'Autriche par la résistance prolongée de cette ville.
Les occasions de se défendre et d^écarter l'ennemi par la présence
d'une flotte n'ont pas manqué depuis lora en Europe et ont com-
plété ia démonstration*. Les dépenses de la Prusse et de la Russie
pour armer la nation de ce précieux instrument de combat ea sont
la preuve. Quant i l'Italie, elle donne un témoignage fra{^ant de
sa conviction par les travaux très importaos qu'elle a ordonaés
pour l'agrandissement de l'arsenal vénitien et par les constructicNOS
successives de bâtimens militaires.
Cette confiance est d'autant mieux placée que l'arsenal est admi<-
rablement défendu, comme la ville même, par la nature, serait-il
marne réduit à ses seules forcée^ Les lagunes où il est. situé
s'étalent en marais et prennent Taspect d'un lac quand la mer y
monte*. Il est parsemé d'Iles* entre lesquelles circulent des canaux
enfilés par le canon. Les trois passes principales, — Malamocco, Lido
et Ghioggia, — communiquent avec la mer, mais ont k peine assez
de largeur et de profondeur pour admettre des bâtimens de tonnage
médiocre, il faut les creuser pour donner accès dans l'arseBsi aux
grands bâtimens. Malamocco doit donc être ap{M*ofondi à 9 mètres.
Le génie militaire a très biai utilisé les dispositions naturelles du
sol pour la fortification de Venise* De nombreuses batteries et des
ouvrages distribués sur les Ilots commandent les canaux, battent
leurs. jonctions et créent de redoutables embarras à. l' envahisseur.
La navigation des lagunes est encore entimvée par la difficulté
de se diriger dans les défilés iniques, par des balises qu'on peut
enlever au besoin* Enfin, du côté, de la. terre^ la^ grande digue qui
continue le chemin, de fer est. dominée; par des ouvrages fortifiés
que les Autrichiens^ en ISiQ^ nf out. pas occupés sans peine apiès
on siège prolongé. Dans ua syetème général de défense,. Venise
occupe un poiat stratégique de la plus haute importance» Fortifiée,
elle enfermera le paya tout entier dans ua triangle d'arseneuix ;. la
Spezzia au nord-ouest, Tarenteaumidi^ Venise au nord-est. L'Italie
n'épargne donc rien pour en rendre la position formidable et le
parlement. a voté dans cette iateAtioa 4m^ sommes» conakiécables.
S&O UTUB DES DB0X MONDES.
III.
Le roi Victor-Emmanuel, au début d'une session, disait derant
le parlement : a II est temps de s'occuper plus attentivement de Ii
marine, qui mérite, comme l'armée, rallection du pays et les soins
du parlement. » Le premier résultat de cette recommandation fat
la suppression de l'ancienne flotte. On décida la vente do mat&iel
arriéré, soit trente-deux bâtimens : sept .cuirassés dont deux fré-
gates, deux batteries flottantes, trois canonnières, treize bâtimens,
vaisseau et frégates de vieille flotte; le reste composé de navires
de flottille et autres à aubes ou à voiles. La valeur approximatif e
de l'ensemble avait été fixée à un certain nombre de millions. On
en tira quelques dizaines de mille francs. Ils n'étaient pas propres
à la navigation commerciale. Il eût été trop dispendieux de les
adapter aux besoins de l'industrie. Ils ne trouvèrent pas d'acqué-
reurs et il fallut les démolir. Une discussion assez chaude s'était
engagée sur l'emploi de l'argent. Il n'y eut pas d'argent et cela
mit toutes les opinions d'accord. N'importe I l'aliénation des bâti-
mens démodés était une grave détermination qui ne fat pas sans
courage. Au lieu d'une flotte médiocre, l'Italie n'avait plus de flotte.
C'était le cas de dire qu'elle avait a brûlé ses vaisseaux, o Hais elle
vit bientôt naître l'espoir d'une nouvelle marine. Elle rajeumssait
dans un bâtiment, le Dûilio, qui n'avait pas encore son pareil et
que le génie maritime italien voulait porter au plus haut d^ré de
force et de perfectionnement.
Le Duilio a été construit à Gastellamare. C'est un modèle nou-
veau. L'imitera*t-on dans les autres pays 7 La question est incer-
taine. En théorie, c'est la perfection de l'art. Les essais de ce bâti-
ment ne laissent pas beaucoup d'incertitude malgré les critiques.
En naltra-t-il dans la pratique? On ne sait jamais à quoi s'en tenir
sur une arme tant qu'elle n'a pas subi l'épreuve de la bataille. Ce
superbe vaisseau ne pourra être définitivement jugé que quand il
aura « vu le feu. » L'occasion d'en recevoir « le baptême » ne s'est
pas encore présentée heureusement depuis 1876, époque où il a
été lancé. C'est un navire cuirassé à tourelles, en fer et acier. L'acier
a été reconnu plus résistant que le fer et plus difficile à perforer.
L'examen des cibles employées pour l'essai des canons de 100 tonnes
en a démontré la supériorité. L'acier est donc mêlé au fer dans la
construction de la coque même et de la cuirasse. Cet appareil pro-
tecteur est d'une épaisseur qui n'avait jamais été obtenue sur aucun
navire ^t qui atteint O'^^bb. U résisterait aux canons ordinaires. Hais
on adonné à ceux du Duilio mù poids et une puissance encore incoo-
nuS| et les canons de 100 tonnes percent même une cuirasse de
LA MABINS ITALIENNE. 841
0°*,55. Le Duilio porte donc à la fois une ceinture de fer que les
projectiles en usage sur d'autres bâtimens ne peuvent briser et
une artillerie capable d'obtenir ce résultat extraordinaire au moyen
de projectiles qui ne pèsent pas moins de 1,000 kilogrammes.
Cette épaisseur de cuirasse a été d'ailleurs réservée aux parties les
plus exposées. On eût compromis la stabilité du bâtiment en lui
imposant une charge plus lourde. Donc les œuvres vives, — leméca*
nisme de propulsion, les poudres, le gouvernail, — sont défendus
par une épaisse enveloppe de fer et acier qui est placée transversa-
lement. Les organes essentiels se trouvent ainsi entourés par
des murailles métalliques* Une deuxième cuirasse formant retour
dans la largeur du navire sert de ceinture au mécanisme des tou-
relles et au moteur qui porte les pièces d'artillerie. Ces pièces
étant de 100 tonnes, il n'en existe d'aussi puissantes dans aucune
autre marine. Cette innovation appartient à l'Italie. Jusqu'alors on
avait considéré 80 tonnes comme un maximum au-delà duquel il
était dangereux de surcharger un navire. Mais l'artillerie géante
du bâtiment de guerre italien et de ses pareils a subi des essais
réitérés à la satisfaction des inventeurs et à l'honneur des usines
anglaises où elle a été fabriquée. Le Duilio enfin est un navire à
compartimens étanches. Ce système de construction consiste à divi-
ser la coque à l'intérieur en cellules pour isoler l'eau introduite
dans le bâtiment par un projectile, une torpille, la rencontre d'un
écueil ou toute autre cause de déchirure, et d'en borner l'exten-
sion à des compartimens clos où il soit facile de Vétancher. Cette
disposition a pour but de préserver un navire en danger de som-
brer après destruction partielle par l'artillerie ennemie, les mines
soufr-marines ou par un coup d'éperon.
Tel est le Duilio. Le navire-type a donc pour protection un blindage
de 0",55; pour l'attaque, quatre canons de 100 4onnes dans deux
tourelles cuirassées; pour ressource extrême, en cas d'avaries ma-
jeures, un système de compartimens divisés de manière à limiter
l'invasion de la mer parles ouvertures accidentelles de la coque. Les
précautions accumulées donnent au navire italien et à la flotte des
vaisseaux du même modèle une puissance formidable. On aurait
dû le nommer T Achille^ car on a tout fait pour le rendre à peu près
invulnérable. Ses moyens d'attaque sont complétés par un éperon.
11 est muni d'un appareil à lancer des torpilles. Enfin un bateau
très rapide, porteur d'un engin de cette espèce, est enfermé dans
un tunnel, ménagé à l'arrière du bâtiment et peut, dans un combat,
être dirigé contre l'ennemi. L'amiral Saint-Bon, ministre de la
marine, a présidé à la construction du Duilio. Dans une séance du
parlement, il a pu dire, non sans un orgueil légitime, quoiqu'un
peu prématuré : « C'est le navire le plus puissant qui existe. II
9à2 RBTBK VEB DBOX MONDES.
pourrait tenir tète à une esoidre. » Nous ajouterons : C'est pos-
sible, mais tout dépendra de la maoïière de s'en servir. Ce n'est
pas seulement le fer, c'est le cœur 'et la tête des marins qui font
la force et le succès d'un bàtîmeot dans les batâûlles navales. Le
Builio a coftté au mmns 1& mîUions. Trois autres vaiaseauK sont en
cours de construction ou 'd'armement : DandolOy Itaim^ Lepanto.
Nonobstant les promesses ou les espérances du .ministre, nos
voisins n'étaient pas encore complètement satisfaits des dimen-
sions et de la force du DuiUa^ il a 103 mètres <le longueur et 20
mètres à peu près de largeur. Vltalia a 122 mètres de long sar
28 noètres de large. Le Duilio a 10,600 tonnes de déplaMaent;
Yitalia en a i&,300. Le tirant d'eau mofen du Duilio est de
7«,90. Vltatia plongera sa carène en charge à 8">,50. Imagi-
nera-t-on pour l'armer des canons de plus de 100 tonnes, pour
le protéger des cuirasses d'une épaisseur plus forte que 0",5&7
Où se terminera cette course au clocher ou plutôt celte course à
la ruine? Beaucoup d'Italiens croient qu'il conviendrait de s'arrê-
ter, dès à présent, dans la construction des Duilio de l'avenir. Le
nombre des bâtimens de la flotte devait, dans l'origine, comprendre
aeize Taisseaax, dix frégates et corvettes, six avisos, cbf canon-
nières, vingt-quatre navires de flottille. Inutile d'en indiquer les
noms. Ce sont toujours les mêmes dans toutes les flottes. U semble
qu'on croie communiquer aux b&timens de mw, avec leurs noms,
les qualités que ces désignations comportent. C'est une puérilité
des puissances qui rappelle les enftinlîUages^e la vieiUe oivilisaÉion
danoise. Le terme des travaux de eonstructiioa est l'Année 1€8S,
peu après Tépoque où la Prusse achèvera ceux de sa flotte. RiouniBS,
les deux marines formeraient une armée très 'imposante, et (eapd[>le,
par le nombre et la force des «avires, t)e soutenir une lutte môme
avec l'Angleterre. Quelques lrà«tmea6 «d^un raoïg inférieur semMeot
réaliser certains perfeotioBnemeoB que le minière « présfBtds
comme de très grandes nouveMlôs. Tel est, par 'exemfAe, le
Pi€tro-Mica^ dent la chambre italienne tt entendu fetire devance
un éloge peut-être un peu emphatique et qu'il ne faut encme
accepter que sous bénéfice d'inventaire. On se serait efibreé de
donner à ce navire, construit à Venise, le double caractère d'an
navire ordinaire de combat et li'un torpilleur. D'autres bàtimeiis de
Blême modèle sont, dit-on, en chantier. Le matériel de la marine
étant ainsi terminé, il ne restera qu'à Tarmer en y embarqont
les équipages et les états-majors.
M. Depretis, ministre des finances, disait un jour, dans le par-
kment, en présentant le budget ; « Po«r oonstitu^ ^uBe bonne
marine militûre , deux choses sont nécessaires : des navires de
guerre bien construits, une bonne conduite de ces bâtimens et un
I^ IfABim IXALIBRICB* 8/^
bon usage des matériaux de gnerre ; d'où résulte la Bécessité d'ar
yoir deu2 ordres de personnes : des constructeurs habiles^ des con-
ducteurs intelligens et expérimentés. La première catégarie comr-
prend les ingénieurs maritimes; la seconde est composée du
personnel militaire. C'est d'ailleurs une fllusioa, ajoutait^^ de
croire que les études du personnel militaire puissent se faire dane
de courtes navigations, encore moins par des simulacres de manœu-
vres et d'opérations militaires faites avec des moyens qu'on n'em-
ploiera pas en réalité. II faut pour cette instruction de vrais arme-
mens maritimes, qui sont réclamés par d'autres considérations.
Telle est, par exemple, la nécessité d'avoir sous la main une force
navale toujours prête pour une éventualité politique et des bâtimens
qui courent des mers pour la protection des intérêts commerciaux. »
Or, pour avoir de Imhis officiers, il faut d'abord former de bons
élèves. Autrefois l'Italie avait deux écoles navales : l'école de la
marine napolitaine, au palais de la Consulte, à Naples; l'école de
la marine sarde, à Gènes. On les a remplacées par une académie
navale à Livoume. Cette institution est divisée en deux sections :
Tune consacrée aux études théoriques, l'autre plus spécialement
destinée à former au métier de la mer les futurs officiers. On sait
d'ailleurs que, dès l'année 1873, l'Italie faisait évoluer dans la Médi-
terranée une escadre permanente composée de b&timens cuirassés
et de quelques navires d'instruction. De plus, le gouvernement
envoie jusque dans les mers lointaines des stationnaires pour la
protection du commerce national.
La composition des équipages n'a pas été moins* bien préparée.
Le personnel militaire inférieur comprenait autrefois des ser-
vices accessoires qu'on> a supprimés. L'infanterie de marine
n'existe plus, l'Italie n'ayant pas de colonies. La police dans les
arsenaux est confiée aux équipages de ligne et aux gendarmes ou
carabiniers. Les bureaux, dans les arrondissemens maritimes,
étai^it occupés par des employés civils. On les a réformés, et
leur service a été réservé au commissariat. Il y avait à bord des
aumènieiB ; ils ont été supprimés. Le personnel maritime est
donc désormais exclusivement militaire. U comprend un anural,
des vice-amiraux, des contre-amiraux, ctes capiteioes de vaisseau,
des capitaines de frégate, des lieutenans et sous-lieutanans de vais-
seau. Quant au génie maritime, il comporte des officiers ingé-
nieurs et des officiers mécaniciena. L'ensemble des corps de la
mmne est complété par les officters de santé et ceux du commis-
sariat. Dégagée de tout parasite, la marine italienne est libre de ses
mowemens. Les levées en temps de guerre se feraient très prenp-
tement; les embarquemens seraient effisctués sans embarras, sans
conflit d'autorité, sans incertitude. Les cadres sont prêts; les chefs
Shh RBVUE DES DE13X MONDES.
connaissent l'étendue et la limite de leurs devoirs. Enfin Tltalie
peut disposer d'un très grand nombre de marins. A yingt ans, ils
sont déclarés propres au service et partagés en deux conting^as :
l'un qui sert pendant quatre ans et passe ensuite dans la résene
pendant huit années; l'autre qui est classé pendant dix ans dans la
réserve.
IV.
Quelle conclusion faut-il tirer de cette étude? C'est que l'Italie,
comme la Russie, comme l'Allemagne, a voulu sortir de son infério-
rité maritime. C'est une ambition naturelle, mais bien coûteuse. Si
c'est une affaire d'amour-propre, c'est un amour-propre qu'elle
paie bien cher : si c'est une prévision politique, quelle est-elle? Il
est toujours dangereux de jouer avec des armes. On est tout de
suite tenté d'en user même sans être assuré qu'on saura et qu'on
pourra s'en servir. Il n'appartient pas à tout le monde de jouer le
jeu des annexions et d'y gagner.
En attendant, le plus clair, c'est l'argent qu'on dépense avant
de savoir si le bénéfice compensera jamais les frais. Les flottes
d'aujourd'hui sont hors de prix, et le meilleur moyen de se rui-
ner, c'est d'en coustruire une. Nous avons vu qu'un vaisseau coûte
là millions I Heureuses les nations qui peuvent réunir seize bâtimens
de ce prix sans se gêner et sans détourner au profit d'armemens
stériles des sommes dont pourraient profiter le commerce et l'in-
dustrie nationales I
Ces constructions ruineuses ont souvent une influence morale très
regrettable sur l'esprit des plus braves commandans et peuvent
refroidir leur courage. Avoir la charge et la responsabilité d'un
navire de là millions, c'est une pensée qui rend très circons]>ect.
Il n'y a pas de Jean Bart dont la valeur bouillante ne reçoive
comme une douche d'eau froide à l'idée de perdre, par la moindre
aventure tant soit peu hasardée, un bâtiment qu'on met au moins deux
ans à construire et qui entraîne une si grosse dépense I Autrefois,
quelques mois pouvaient sufiire au remplacement d'un navire coulé.
Il y avait pour cela dans les arsenaux des approvisionnemeos de
toute sorte et dans les caisses de l'état quelques centaines de mille
francs qui sufiisaient. Aussi que de hardis combats I que d'actes de
folie héroïque I Aucune entreprise n'arrêtait les marins. Quelles belles
imprudences et parfois quels beaux succès I Mais aujourd'hui qu'a-
vons-nous vu? Ces marins d'un courage superbe dans les tranchées
de Sébastopol et sur les murs de Paris pendant le siège de 1870
n'ont-ils pas promené un armement splendide le long des c6tes
LA MAHINE ITAUBNNE* 8i5
prussiennes sans tenter d'y envoyer un seul boulet? Dieu sait
pourtant s'ils étaient impatiens d'agir I mais quoi 1 ils avaient sous
leurs pieds des millions qui flottaient I Prêts à risquer leur vie,
ils devaient hésiter à risquer leurs vaisseaux I
Matelots des équipages, officiers de l'état-major, nos marins, en
fait de courage et d'instruction, ne sont inférieurs à personne. Et
pourtant quelle différence d'entrain et de hardiesse a montrée pen-
dant la guerre de sécession, la marine des États-Unis, dont la flotte
à peine formée comptait plus de corvettes que de bàtimens cui-
rassés, plus de navires en bois de faible échantillon que de moni-
tors I Aussi les commandans passaient-ils cavalièrement par-dessus
toute considération pour la sécurité de ces bàtimens. Us les ris-
quaient de gaité de cœur et les conduisaient allègrement au-dessus
des torpilles, au-devant des embrasures de forteresses. Citons-en
quelques exemples.
En 18ô2, la marine fédérale faisait le blocus du Mississipi et
voulait forcer l'entrée et les passes de ce fleuve pour seconder les
opérations de l'armée de terre autour de la Nouvelle-Orléans. Les
confédérés, encore moins préparés que leurs adversaires, avaient
été surpris par la guerre sans flotte et presque sans bàtimens
de combat. Ils étaient hors d'état de se porter en mer au-
devant de l'ennemi et devaient se borner à défendre le fleuve.
Ils y avaient accumulé de grands moyens de résistance : forts
et batteries à terre, barrage dans le fleuve, torpilles et, en
arrière, des flottilles d'embarcations transformées en canonnières.
Une des passes du Mississipi était détendue, par deux forts en
face Tun de l'autre : le fort Jackson et le fort Saint-Philip, ouvrages
armés de quarante bouches à feu. Il fallait traverser cet obstacle.
Le Commodore Ferragut, durant une nuit obscure, envoya dans
le Mississipi deux canonnières avec ordre de reconnaître et d'ouvrir,
si faire se pouvait, un barrage entremêlé de torpilles qu'on savait
dressé entre les deux forts. Ce barrage, qui était formé de vieilles
coques de navires réunies par une chaîne, ne fut pas rompu. Le
lieutenant, de retour, avait réussi pourtant à dégager l'un des pon-
tons. En fait, le barrage était au moins ejitr'ouvert. On pouvait le
franchir. Ferragut n'hésita pas. Le 2A avril, à trois heures du matin,
il partit sur la corvette Hartford^ qui marchait en tète. Le passage
pratiqué dans l'estacade était très étroit. Il y échoua et resta exposé
aux volées des forts. Un autre navire, le Brooklyn^ eut le même sort.
Plusieurs canonnières s'échouèrent également. Ces incidens ne
purent déconcerter le hardi marin ; il se dégagea, rallia sa flottille,
à l'exception d'un seul navire, au-delà du barrage et livra combat
aux confédérés, qui l'attendaient derrière ce rempart. Un de ses
8A6 HBTUS fifBS MHZ MOHDES.
bfttimens fut coulé. N'importe, il passa, c'était l'essentiel. La perte
avait été de trente-sfac tués et deux oents blessés, perte anniaie
dans une entreprise en apparence désespérée. Ge début présmoàt
bien d'autres succès-
Sur la rive gauche, et plus haut, se trmrrait Ytcksburg^ prin-
cipale place d'armes des confédérés. Le long du fleuve, sur un
espace de 8 milles, étaient disposées dte batteries^ et il fallait
passer sous leur feu dans ce défilé. Le commandant de l'escadre
fédérale j entra, suivi de on2e navires, corvettes et canonnières.
En passant devant Vicksburg, il fut salué par les batteries et son
navire, le Hanfordy fut touché en plusieurs endroits; mais il ae
s'arrêta pas à réparer les avaries, il passa^ laissant quelques navires
en arrière. Trois renoncèrent à poursuivre leur route et firent re-
traite, les autres rejoignirent leur chef. Cette équipée coûta sept
tués et trente blessés, mais on avait passé, l'honneur était sauf et
l'on était plein de confiance.
De ces exemples, que nous pourrions aisément multiplier, il résulte
que les forts n'arrêtent pas un chef entreprenant devant ime passe
même bien défendue. Mais c'est à la oonditioni qu'il ait toute sa
liberté d'esprit. C'est chose très sérieuse de s'engager dans une en-
treprise où la vie des hommes, la sécurité de l'état et l'honneur du
pays sont intéressés. Quand on s'f dévoue, c'est le moins qu'on n'y
porte aucun autre souci que celui d'assurer le succès. Des précautions
à prendre, un intérêt matériel à sauvegarder, ne font que troubler
l'esprit, ôter au chef la lucidité et la résolution nécessaires. Il fl*]»-
portait guère sans doute au gouvernement fédéral qu'une canonnière,
une corvette ou tout autre bfttiment d'importance ordinaire fussent
coulés en mer ou dans un fleuve. On les eût remplacés facilement et
avec promptitude. Aussi l'ambrai donnait dans le danger tète baissée,
sans arrière-pensée, tout entier à la bataille et prêt, comme il le
disait, « à sauter vaillamment avec ses officiers. » Mais si le Bart-
fordy tant de fois sorti, c<Hnme par miracle, d'entreprises aussi
hasardeuses, avait représenté li millions. Il est permis de penser
que son chef ne l'eût pas exposé avec cette fière liberté d'allures,
cet entrain vainqueur et cette galté guerrière.
D'autre part, les vaisseaux peuvent-ils, en se plaçant devnl un
fort, échanger avec ces remparts de pierre une canonnade à outrance
sans encourir une perte certaine 7 Les Anglais, en 1855, sous tes
ordres de l'amiral Napier, et les Français de la flotte allfée« n'ont
pas cru possible de le tenter contre les Russes dans la Baltique. Is
n'étaient prêts à lutter que contre d'autres bfttimens sur leur dé-
ment. Ils sont donc rentrés dans tes pons nationaux sans œvf
férir. Plus tard sous les mAnes pavillom on a voulu nasenx fidre,et
LA MABOIB ITAUENUB. 8A7
Fou s'est engagé, mais sans saccès* contre les forteresses qw défen-
daient l'entrée de SébaaWfok. EaSei les cuàraasés «omt «Blrés en
scioer C'était devant Kinbwrn, à l'>einhauichuFe du fiug et du finie*
per. Les premières batteries £U>ttantes : la DévoêlatUm^ la Lme el
la TonnaMey sons les ordres supédeors de Tamiral Bniat, se sont
Racées résolument devant Kinlâurn» très bien servi par l'actittetriie
russe. Kinburn a répondu à leurs f^x« mais la forteresse a été
réduite en quelques heures. Même résultat plus tard en Amérique^
L'amiral Dahigreen, avec des navires du gouvememenl fedâral,
attaque et bombarde le fart gumter. 11. le ruine en très peu de temps.
On n'en voit pkis cpie des débris amModés» Dans la même giiecre,
près de Mobile, le fort Morgan rest inoendié et réduit à capitulaticm.
Le fort Jackson, le fort Pbilipt sur les bards du Misfiissipi* sont
boosbardés at démanlelés par l'anÂrBl Pbrter.
Quelles conséquences ticer de ces souvenirs contradictoiiiesil
C'est que» s'il suffit d'avoir un degré raisonnable de bardiease pour
br»ver le £sa de forteresses 4iuand il ne s'agit .que de passer devant
elles, il est au contraire très difficile et très scabreux de s'embos-
ser en face de leurs feux» d'y séjoiiriier le temps nécessaire pour
rraverser leurs batteries et démolir leurs murailles. Oseraît-on
le tenter avec des bàiioiens de \k mUlions? Des marins l'ont fait
récemment. Ils ont été hardis et heureux.! D'autres les imiteront,
et il ne sera pas toujours dit que de splendides armemens msritimes
auront été réduits pendant des saisons entières à se promener hors
de portée des fortifications d'un ennemi sans échanger avec cet
ennemi une seule bombe ou un seul boulet, ne serait-ce qu'à titre de
salut. On prévoit partout cela d'avance. Aussi augmente*t-on partout
les précautions. Ici l'on cuirasse jusqu'aux fortereasea. Les côtes
de la mer sont revêtues de fer» Là on dresse l'embûche de mines
sous-marines d'autant plus redoutables qu'on ne sait oiù les prendre
et qu'il suffit souvent d'une étincelle électrique fournie au moment
opportun par un homme placé à terre, pour déterminer une explo-
sion irrésistible.
Mais, coname noua l'avons dit, on a déjà, dans pkis ^'un livre,
tracé pour de telles situations des théories d'attaque et de défense.
Et d'aliK)rd on a préparé les moyens de faire la recherc^ des tor-
pilles sous l'eau et de déblayer les sabords 4es ouvrages fortifiés
qu'on se propose d'attaquer. Il existe, entre autres écrits, des études
spéciales, et, chaque jour, on en voit paraître de nouvelles.
Citons partieuIièreaDrat a Tremtise on Coast Defence par un çolo*
adi de l'armée américaine, et un travail très attachant d'ua lieu-^
tenant de vaisseau, publié sous le titre de Guerre maritime des
Étatê^Uniê par M. de la Chauvinière. Ces deux écrivons militaires
SAS RETUE 1>B6 DEUX K01VDES,
sont d'accord pour dire qu'aucune résistance à des attaques par
mer, qu'aucune défense des passages dans les baies et les rivières
ne peut avoir de chance de succès que si l'on y réunit, aux fortifi-
cations à terre, des barrages complétés par des rangées de tor-
pilles. Ils sont aussi d'avis qu'il est impossible d'attaquer ces bar-
ricades et ces mines souvent dissimulées sous la surface de l'ean
sans avoir pris d'avance des renseignemens sur leur gisement et
leur nature.
Les marines européennes ont maintenant, parmi les bfttimens de
flottille, des navires qui portent des torpilles, vont à la vapeur avec
une rapidité très grande et ne font aucun bruit dans leur marche.
Leurs machines sont silencieuses. Rien ne révèle leur approche.
Leur célérité va jusqu'à 18 et même 20 nœuds, alors que les vais-
seaux ne dépassent guère 15. Partout, pendant les nuits obscures,
ils peuvent se glisser sans éveiller l'attention. Ils peuvent se défiler
sous l'ombre des côtes élevées. On peut les conduire dans un port
de guerre, une fois le jour tombé, pour y faire la recherche des
torpilles placées soit au fond, soit entre deux eaux. Us peuvent
s'y livrer, à la faveur de l'obscurité, au dragage de ces redoutables
engins, en briser les amarres, couper ou écorcher les fils conduc-
teurs de l'électricité. On suppose l'entrée de nuit dans un port
ennemi de deux de ces navires associés ensemble pour draguer les
torpilles ; ils traîneraient à leur suite un filet ou des grappins, armés
d'arêtes tranchantes. Après avoir détruit ainsi ou relevé tout un bar-
rage de torpilles, ils pourraient, avec un peu de cette fortune qui
favorise l'audace, se retirer sans avoir été découverts, ou échappa
par leur petitesse môme aux projectiles qui, dans la nuit, sont
dirigés un peu au hasard.
Un succès si complet sera-t-il fréquemment obtenu? Il sera c^-
tainement rare. Mais c'est déjà beaucoup qu'il soit possible, et Ten-
treprise vaudrait sans doute, en temps de guerre, la peine d'être
tentée. Dans la marine, la considération du danger, comme l'histoire
nous l'apprend, n'a jamais arrêté les équipages bien conduits, et les
volontaires n'ont jamais fait défaut pour les expéditions hasardeuses*
Les navires à torpilles ne manqueront pas de gens dévoués pour les
diriger et les manœuvrer dans leur périlleuse aventure, et d'ailleurs
ce service que M. de Bismarck, en parlant de la marine prus-
sienne, proclamait devoir être aussi dangereux pour les défenseurs
que contre l'ennemi, n'est pas sans réserver de grandes chances
de salut aux marins qui s'y dévouent. Les canots torpilleurs sont
exposés aux effets de la lumière électrique, qui permet de diriger
contre eux des coups plus sûrs. Mais la rapidité de leurs évolutions
laisse au tir de l'artillerie pendant la nuit et dans le trouble d'une
LA MARINE ITALIENNE» 8A§
attaque subite de bien faibles chances. Gomme nous le disions, le
but est petit ; quand on croit l'atteindre et qu'on l'a yisé« il a déjà
disparu. L'adversaire le plus dangereux du canot-torpille sera le
canot-torpille. Chaque marine est aujourd'hui pourvue de cette
espèce de navire, et il faut s'attendre, dans les reconnaissances
nocturnes, à des combats entre bâtimens du même genre. Tels on
voit les mineurs devant une place assiégée se rencontrer sous terre
dans les galeries qu'ils creusent en sens contrdre et se livrer hors
de la vue des humains des combats acharnés où ceux qui tombent
trouvent une sépulture toute préparée de leurs propres mains ; tels
les navires torpilleurs se heurteront et se serviront les uns contre
les autres de leur arme meurtrière destinée à un ennemi diflérent.
C'est la fortune de la guerre. Les équipages ne la redouteront pas.
Quant aux bâtimens qui se tiendront devant les ports, ils
devront exercer une grande surveillance et faire un service très
fatigant. Le mieux, disent les gens de l'art, sera de rester la nuit
en mouvement sous vapeur. Parmi les commandans, les uns se
borneront à s'entourer de filets simples ou métalliques pour tenir
les canots torpilleurs à distance. Quelques précautions qu'on prenne,
il Y &ura toujours des surprises à craindre, de gros risques à cou-
rir. Les blocus ne seront plus comparables à ces opérations d'au-
trefois où l'on pouvait c dormir sur ses deux oreilles, » sans
autre inconvénient que de laisser passer quelque hardi clipper de
ceux qu'on appelait dans la guerre d'Amérique « forceurs de blo-
cus » et qui ont gagné de grosses fortunes à cette contrebande de
guerre. Maintenant il s'agira du salut des bâtimens et de la vie des
équipages. La guerre, dure épreuve, sera désormais plus pénible
encore. La vigilance continuelle donnera plus de peine que le com-
bat. Et les combats seront féconds en surprises nouvelles et en périls
inconnus. Ces surprises et ces dangers ont pu être bravés heureu-
sement en Amérique. Mais ils ont laissé encore des secrets mal
révélés, des mystères dont le voile est à peine soulevé. En attendant,
les flottes nouvelles sont préparées en vue de ces obscurités qu'il
faut percer à jour. Quant à l'Italie, elle est entrée l'une des dernières
dans la voie de construction des grandes flottes. Les vaisseaux
qu'elle a récemment mis à la mer sont des modèles après lesquels
il semble qu'il n'y ait plus de perfectionnemens à étudier. L'avenir
nous dira si, en efiet, les bâtimens tels que le Duilio donnent .
le dernier mot de l'art des constructions navales et terminent ^
enfin la lutte entre la cuirasse et le canon.
Paul Meebuau.
LES ANESTHÉSIQUES
L'ÉTHER, LE CHLOROFORME, LE PROTOXTDE D'AZOTE.
L LêfûM sur ks aneêthésiqws ei sur VasphyxU, par CL Bernard; PirU, 1875. —
n. De PEmphi de Véthir sulfurique et du chloroforme^ par E. Simonin; 1879. —
m. Traité d'anesthésw chirurgicale, par J.-B. tlottenatein; Paris, 1880. ~ IV. Des
CofUre-indUsatiom à VaneHhîiie chirurgicale^ par H. Dnret; i8M»
«
Le 27 octobre 1816, deux citoyens de Boston, Morton, dentiste,
et Jackson, professeur de chimie, prenaient un brevet d'mentioD
d'une espèce bien rare. Les deux associés entendaient se réserver
l'exploitation du léthéon^ sorte de composition qui rendait Tbomme
et les animaux à la fois insensibles à la douleur et inertes pendant les
opérations chirurgicales. L'anesthésie était découverte. La pratique
nouvelle ne resta pas entre les mains de ceux qui s'en attribuaient
le monopole ; elle se répandit très rapidement, et en moins de
deux années elle était devenue d'un usage commxm dans tous les
pays. Des malades avaient subi les plus graves mutihtions sans en
avoir conscience et sans en ccmserver le moindre souvenir ; des
clûrurgiens avaient pu procéder avec une extrême fadtité à des
opérations que ne troublaient plus les mouvemens du patient ou
ses cris de douleur. Il n'en fallait pas davantage ; et l'anesthésie,
tout empirique qu'elle fût encore, fut universellement adop^.
Dans les trente années qui se sont écoulées depuis ces débuts,
la science est venue compléter l'œuvre de l'empirisme. On a pu
mesurer les inconvémens et les dangers des premiers agens anes-
thésiques, l'éther et le chloroforme : on a précisé les circonstances
qui devaient s'opposer à leur emploi. Les physiologistes mt donné
LES ANESTH]68IQm»# 851
l'explication de l'action merveilleuse qui abolit la douleur sans
trouUer le jeu des fonctions vitales. On a proposé enfin d'autres
agens, le protoxyde d'azote, le bromure d'éthyle, qui auraient les
avantages de l'éther et du chloroforme, sans en présenter les ris-
ques. Tout cet ensemble de faits, de théories, d'inventions, mérite
d'être connu, en dehors du corps médical, de ceux qu'intéresse le
mouvement de la science ou le développement de ses applications.
•
I.
Rien ne parut, en son temps, plus nouveau, plus inattendu,
moins préparé que la découverte de l'anesthéste. Elle se produisait
en Amérique au moment même où le Traité classique de médecine
opératoire de Yelpeau, édité à New- York, répandait parmi les
médecins du pays la fameuse déclaration : « Éviter la douleur
dans les opérations est une chimère qu'il n'est pas permis de
poursuivre. » Le démenti était frappant. L'empirisme médical
triompha donc une fois de plus, pour une invention qui semblait
ne rien devoir à la science rationnelle, et il remercia le hasard qui
ajoutait l'éther et le chloroforme à la liste de ses anciennes et heu-
reuses trouvailles, le quinquina, l'antimoine et le mercure. — On
est revenu aujourd'hui à une appréciation plus exacte. Les chi-
mistes ont revendiqué une juste part de la découverte pour leur
science et pour l'un de ses représentans les plus considérables,
Humphry Davy ; d'un autre côté, des médecins érudits ont rattaché
l'invention moderne à une longue série de tentatives antérieures et
retrouvé les procédés d'insensibilisation en constant usage à toutes
les époques depuis la plus haute antiquité jusqu'à nos jours.
Voir dans les essais très imparfaits des anciens les débuts de
l'anesthésie actuelle, c'est aller un peu loin. Il ne convient d'acr-
corder ni trop de crédit à des récits fabuleux ni trop de prix à des
inventions incertaines. Toutes ces histoires nM& racontent moins
le réel succès que les vains efforts de ceux qui, dans tous les temps,
ont rêvé de soulager les soufirutces de l'humanité; — à moins
qu'elles ne nous disent les impostures des ambitieux qui, à l'aide
de prétendus miracles, ont essayé d'étonnei le populaire et de le
soumettre. Des faits de ce gemre sont relatés dans le Talmud et dans
les livres parsis, qui nous mcmtrent Zoroastre firappant» l'imagim^
tion des multitudes en promenant sur des charbons- ardens sas
mains insensibles. On a évoqué vai passé plus lointain encore ;
comme ce gentilhomme qui faisait remonter sa noblesse à Adam,
l'anesthésie aurait ses premiers titres daas^ le berceau même du
genre humain. Il y a qudques annéesi, le très grave et très habile
chiruiigien Simpson, pressé trfe^ vivement par qvelques tbéologieis
852 Um DE8 DEUX MONDES.
anglicans qui condamnaient ranesthésie] obstétricale au nom de la
Bible, trouva piquant de les battre sur leur propre terrain, et il lear
opposa le récit de la création de la femme d'après la Genèse :
« Immiiit ergo Daminus soporem in Adam : Le Seigneur endor-
mit Adam, et lorsqu'il fut endormi, il lui arracha une de ses
côtes. » Voltaire, qui s'étonnait qu'Adam n'eût rien senti, n'aonut
pas eu à redire à l'explication du docteur Simpson.
C'est assez faire, croyons-nous, de remonter jusqu'à l'antiquité
grecque. On a voulu voir une substance anesthésigue dans le
népenthës dont parle r Odyssée, la liqueur préparée par la belle
Hélène pour faire oublier toute douleur. Anesthésique aussi la
préparation avec laquelle Machaon, au dire de Pindare, endormait
les souffrances de Philoctète afin de panser sa plaie. Anesthésiqaes
encore les philtres et les breuvages par le moyen desquels les Juifs
éteignaient la sensibilité des condamnés qu'ils menaient au sup-
plice. La médecine ancienne est restée muette à l'endroit de ces
préparations merveilleuses et ne nous en a pas même transmis la
simple mention. On voit assez par ce silence qu'il s'agissait là de
procédés occultes et d'arcanes auxquels les hommes de l'art accor-
daient peu de foi. A la vérité, Hippocrate, le père de h médecine,
indiquait à ses disciples la sédation de la douleur comme l'un des
plus nobles objets de leurs préoccupations ; mais en même temps
il l'avait en quelque sorte soustrait à leurs efforts en en réservant
le privilège aux dieux : Divinum opus est sedare dolorem.
Il faut faire une distinction essentielle. Ce que les anciens et les
hommes du moyen âge ont peut-être conAu, tout au moins cher-
ché, ce sont des drogues narcotiques ou stupéfiantes. De là aux
anesthésiques véritables, il y a loin. Les substances narcotiques on
stupéfiantes plongent ceux qui en font usage dans un engourdisse-
ment léthargique plus profond que le sonuneil ordinaire. Mais bien
que cette obtusion des sens puisse faciliter la besogne du chiror-
gien, elle n'est jamais assez complète pour permettre les opéra-
tions graves. Sous le tranchant du couteau, le sentiment de la
douleur se réveille, des mouvemens éclatent avec un caractère
convulsif et désordonné. Les effets de cette ivresse narcotique se
dissipent lentement après avoir imprimé à l'organisme une modifi-
cation d'autant plus fâcheuse qu'elle est plus durable. Tout autre
est l'action de l'éther, du chloroforme et des véritables anesthé-
siques. C'est un sommeil profond, absolu, où aucune excitatioD
douloureuse ne peut faire brèche; les membres, parfait^neot
dociles, ne se révoltent sous aucune violence ; l'inertie, la résohi-
tion musculaire sont poussées au plus haut point. Et pourtant le
retour à l'état de veille se fait rapidement et, pour ainsi dire, d'an
seul coup, à la volonté de l'opérateur; la sensibilité reparaît avec
LES ANESTHÉSIQCES. 85S
toutes les autres fonctions de la santé, dans sa plénitude, dès que
Tadministration du toxique a été suspendue, et sans qu'il reste de
traces de lointaine répercussion, ou d'ébranlement permanent de
l'organisme. Le sergent de cavalerie que le chirurgien Hammond
vient d'amputer d'un bras remonte en selle et gagne le lazaret avec
autant d'assiette et à la même allure que dans une promenade»
L'étonnant gymnaste qui a tant occupé la curiosité publique il y a
quelques années, Blondin, se fait endormir pour une opération
.d'ailleurs très simple, et à peine éveillé, il peut avec la même
sûreté, la même précision de mouvemenjs, franchir sur la corde
tendue les abîmes du Niagara. '
Jusqu'à notre époque, l'on n'avait pas réussi à produire ce som-
meil anesthésique. si profond et à la fois si passager, on ne possédait
que des narcotiques. C'étaient le plus souvent des breuvages prépa-
rés avec le suc des pavots et qui devaient leur vertu calmante à
l'opium. Tel était ce fameux remède « de la colère et de la tris-
tesse » que savaient fabriquer les femmes de Thèbes, et qui est
resté dans la pharmacopée moderne sous le nom d'extrait thé-
baîque. On employait encore le lierre terrestre, le suc de la morelle,
la jusquiame, la ciguë, la mandragore, la laitue, toutes plantes
dont la vertu engourdissante et somnifère bien connue ne serait
que d'un maigre secours à la chirurgie. Ces substances convena-
blement mêlées ont formé les philtres assoupissans auxquels l'ima-
gination populaire a attribué un pouvoir léthargique bien exagéré.
Les écrivains n'avaient garde de négliger un élément si dramatique
et si précieux pour nouer, dénouer par d'émouvantes péripéties
leurs drames ou leurs contes merveilleux. Et par là ils contri-
buaient à consolider la superstition universelle. C'est seulement
dans l'imagination de Shakespeare qu'a existé ce breuvage que le
moine Lorenzo fait prendre à l'amante de Roméo et qui, durant
trois jours, la laisse plongée dans un sommeil impossible à distin-
guer de la mort.
Et cependant ces ressources d'une science occulte ne sauraient
être contestées d'une manière absolue. L'unanimité, la ténacité de
la croyance populaire témoignent en leur faveur, sans compter quel-
ques dépositions plus diiSciles à suspecter. Nous trouvons dans le
Voyage de Marco Polo l'indication très précise de l'usage que le
Vieux de la Montagne faisait de ces breuvages narcotiques pour
plonger ses victimes dans une léthargie prolongée. — Il est bien
difficile de ne pas croire qu'il y ait un fondement, si fragile qu'on
voudra, à cette histoire que nous conte Boccace, du pharmacien
Giampaolo Spinelli, possesseur, entre autres secrets, d'une drogue
dont il suflisait de respirer les vapeurs pour s'endormir paisible-
menU et aussi d'une liqueur qui pendant un jour et une nuit pro-
85& RETUB DES DECX MONDES.
curait un engourdissement pareil à la mort. Il faut bien que les
chirurgiens du temps eussent habituellement recours à la narcoti-
sation pour que le même Boccace pût rendre vraisemblable Tayen-
ture de cet amant qui tombe en léthargie chez sa maltresse, après
avoir bu, en place d'un rafraîchissement, le breuvage destiné par
le mari de la belle au malade qu'il devait opérer. D'ailleurs, pour
discrets qu'aient été les médecins, ils ne sont pas entièrement
muets sur ces pratiques. Dès le xiv' siècle, un chirurgien nommé
Théodoric employait une médication stupéfiante que lui av^t
enseignée son maître, Hugues de Lucques. Il imprégnait une
éponge du suc des plantes narcotiques que nous avons citées tout
à l'heure et la plaçait, au moment de l'opération, sous les narines
du patient. V aniidotarium de Nicolo, prévôt de l'école de Saleroe,
contient une recette du même genre. Et si l'on voulait remonter
plus haut encore, on trouverait qu'Albert le Grand, après Diosco-
ride et Pline, recommandait pour le môme usage le suc de la
mandragore, la belladone de notre flore moderne.
La possibilité de l'insensibilisation chirurgicale ne fut bien com-
prise que beaucoup plus tard : c'est au mi* siècle que le problème
est nettement posé pour la première fois. Si l'on en croit des docu-
cumens récemment mis au jour, Denis Papin, Tinventeur de la
force motrice vapeur, aurait eu l'initiative de la première recherche
sur l'anesthésie. On a retrouvé un manuscrit daté de 1681, alors
que Papin exerçait et professait la médecine à Marburg, petite ville
de la Hesse électorale. Ce document appartient aujourd'hui à la
bibliothèque du grand-duc de Hesse. Denis Papin y déclare qu'il y
a des moyens, connus ou à trouver, d'éteindre la sensibilité d»
malades et de leur épargner la douleur des opérations.
Cette vue de l'esprit devait rester longtemps sans réaUsation
effective. Il faut nous transporter tout d'un trait au commencement
de ce siècle pour trouver les vrais débuts de l'anesthésie telle qa'on
la pratique de nos jours. Nous sommes en 1799. Il y a près de
vingt ans qu'ont paru au jour les grandes découvertes sur lesquelles
s'est fondée la chimie moderne. Lavoisier, Priestley, Gavendisb,
ont fait connaître lea gas simples et quelques gaz composés. Les
médecins songent à utiliser ces agens nouveaux pour le traitement
des maladies, et l'un d'eux, Beddoes, crée dans ce dessein, à Ghfton,
près de Bristol, un Institut pneumatique. Il prend pour préparateur
un jeune homme de vingt ans, Humphry Davy, qui devait plus tant
se faire une grande place dans la science.
C'est là que Davy exécuta ses premières recherches sur le pn>-
toxyde d'azote. Ces expériences sont restées célèbres. Davy et les
personnes qui, à son exemple, respirèrent le protoxyde de nitro*
gène éprouvèrent des effets remarquables^ une sensation de bie&*
LES AHESTHÉSIQnES. 855
être extraordinaire et des impressions de gaité qui se traduisaient
souvent par un rire bruyant. De là le nom de gaz hilarant {lau*
ghing gas) qui est resté au protoxyde d'azote. On remarquera que^
dans ces premiers essais, Beddoes et Davy ne prétendaient pas
abolir la douleur. Il s'agissait pour eux de moins ou de plus que
cela. Ils crurent avoir bien mérité de l'humanité non pour avoir
diminué ses souffrances, mais pour lui avoir offert une nouvelle
forme du plaisir physique et intellectuel et avoir étendu la gamme
des sensations que l'homme peut éprouver.
L'enthousiasme avec lequel Davy dépeignait les effets extraor-
dinaires du protoxyde d'azote était bien fait pour impressionner
le monde savant. Au bout de trois inspirations, il éprouve un
extrême bien-être. Sa poitrine se dilate, et il éclate en accès d'un
rire si vif et si franc que l'hilarité se communique aux témoins de la
scène. Davy ressent dans tout le corps, surtout à la poitrine et aux
extrémités, une sorte de chatouillement agréable qui va s'exaltant
en même temps que le sens du tact devient plus exquis. La vue
lui fournit des impressions plus vives, son oreille perçoit des bruits
plus légers qu'à l'habitude. Dans son esprit se succèdent des images
fraîches et riantes éveillant des perceptions d'une nature nou-
velle et qui ne sont nommées dans aucune langue. Son intelligence
est envahie par une extase délirante, les idées y éclatent avec une
clarté et une vivacité extraordinaires ; le sentiment de la person-
nalité s'exalte en lui, et il est pris d'un immense orgueil en se sen-
tant transporté dans un monde où chacun des mouvemens de son
esprit crée une théorie ou une découverte. 11 éprouve des impres-
sions de plaisir vraiment sublimes, atteignant bientôt un tel degré
qu'elles absorbent entièrement sa conscience et lui font perdre
tout sentiment de lui-même et du monde qui l'entoure.
(( Dans la nuit du 5 mai, dit-il. je m'étais promené pendant une
heure dans les prairies de l'Âvon; un brillant clair de lune rendait
ce moment délicieux, et mon esprit était livré aux émotions les plus
douces... C'est alors que je respirai le gaz... J'éprouvai alors une
sensation de plaisir physique, toute locale, limitée aux lèvres et
aux parties voisines. Successivement elle se répandit dans tout le
corps et elle atteignit bientôt un tel degré d'intensité qu'elle absorba
mon existence. Je perdis tout sentiments. . Toute la nuit qui suivit,
j'eus des rêves pleins de. vivacité et de charme, et je m'éveillai, le
matin, en proie à une énergie inquiète, à un irrésistible besoin
d'agir que j'ai fréquemment éprouvé dans le cours de semblables
expériences. »
Le retentissement de ces faits fut considérable, et les chimistes
de tous les pays s'empressèrent de répéter les expérienoes de Dafvy.
Berzélius en Suède, Pfaff et Wurzer en Allemagne, dbtflirent des
856 BETTE DES DEUX MONDES.
résultats analogues. En Angleterre, les inhalations du gaz hilarant
avaient une véritable vogue : les savans étrangers qui visitaient le
pays étaient conviés à assister à des expérienœs de ce genre et à
s*y soumettre eux-mêmes. C'est ainsi que Pictet (de Genève) eut
l'occasion d'en voir le résultat sur H. Davy. « M. Davy se soumit le
premier à l'essai, qui lui est très familier... Après un moment d'ex-
tase, il se leva de sa chaise et se mit à arpenter la chambre en
riant de si bon cœur que le rire devint génértd; il frappait du pied,
remuait les bras et paraissait avoir besoin d'exercer ses mm>cles...
11 nous décrivit comme très agréable toute la suite des sensations
qu'il avait éprouvées. » Pictet lui-même respira à son tour le gaz
hilarant en présence du comte de Rumford et d'un petit cerde d'a-
mis. c( J'entrai bientôt, écrit-il, dans une série rapide de sensa-
tions, nouvelles pour moi et difficiles à décrire. J'entendais un bour-
donnement; les objets s'agrandissaient autour de moi. Je croyais
quitter ce monde et m'élever dans l'empyrée. Je tombai ensuite
dans un état de calme approchant de la langueur, mais extrême-
ment agréable ; j'éprouvais d'une manière exaltée le simple senti-
ment de l'existence et ne voulais rien de plus. En peu de minutes,
je revins à l'état tout à fait naturel. »
Chose remarquable I les expériences qui réussissaient si con -
stamment partout ailleurs échouèrent en France et y furent sévè-
rement condamnées. Les chimistes français Proust, Yauquelin et,
bientôt après, Thénard et Oriila, dressèrent contre le gaz hilarant
un acte d'accusation en règle. Us ne lui devaient que des sensa-
tions pénibles, une constriction douloureuse des tempes, les
angoisses de la suffocation, un malaise prolongé : ils déclaraient
avoir couru de graves dangers. « J'ai éprouvé, dit Oriila, de si
vives douleurs dans la poitrine et une telle suffocation que je sois
resté convaincu que, si j'eusse continué l'expérience, je n'en serais
pas revenu. »
Pourquoi ces résultats si différens? Les observations de Berzé-
lius et, plus récemment, les recherches de M. Paul Bert, nous per-
mettent de le comprendre. Mais, à cette époque, on ne le comprit
point. On vit seulement que l'inhalation du protoxyde d'azote pro-
duisait des effets inconstans, quelquefois périlleux, et qu'il fiJlait
acheter un plaisir passager au prix d'un danger redoutable. La pru-
dence l'emporta ; les expériences cessèrent, et l'oubli se fit peu k
peu. On avait cependant approché de bien près le but utùe, la
connaissance de l'anesthésie. H. Davy l'avait nettement aperça :
« Le protoxyde d'azote, avait-il dit, parait jouir, entre autres pro-
priétés, de celle d'abolir la douleur. On pourrait l'employer avec
avantage dans les opérations de chirurgie qui ne s'accompagnent
pas d'une grande effusion de sang. » La déclaration est préctoe et
LES AI4ESTHE8IQUES. J$57
catégorique. Elle passa inaperçae, et l'on renonça, malgré tant de
promesses qu'elles contenaient, à ces curieuses épreuves que Davv
avait mises à la mode. Et pourtant le fruit n'en fut pas entière-
ment perdu. De temps à autre, quelques chimistes renouvelaient
avec d'infinies précautions les inhalations de gaz hilarant pour le
simple profit que l'on trouve en science à répéter soi-même une
expérience connue. D'autre part, le genre d'essais inauguré par
Beddoes avec les « airs artificiels n se perpétua avec les vapeurs et
les gaz déjà connus ou chaque jour découverts. L'habitude d'en
éprouver l'action sur l'homme en les respirant ou les faisant res-
pirer, resta en honneur, dans les laboratoires, auprès de quelques
médecins et dans de petits cercles d'étudians.
C'est précisément à ce dernier reste d'un genre d'expérimen-
tation condamné que nous devons la découverte de l'anesthésie.
C'est une répétition de l'expérience de Davy qui inspira à Horace
Wells l'idée de l'insensibilisation chirurgicale, et c'est une épreuve
de respiration des vapeurs d'éther, répétée bien des fois aupara-
vant, qui révéla à Morton la vertu anesthésique de cette substance.
Voilà les vraies origines de la découverte qui surprit si inopinément
le monde médical en 18i6. C'était vraiment une invention euro-
péenne qui nous revenait d'Amérique. L'idée, le fait, la première
application, tout cela s'était produit au milieu de nous sans éveiller
l'attention d'esprits blasés par l'excès même de nos richesses. Et
pour que l'humanité tirât un profit clair et certain de ces acquisi-
tions de la science pure, il avait fallu qu'Horace Wells redécouvrit
les propriétés du protoxyde d'azote, et Morton celles de la vapeur
d'éther.
Transportons-nous donc par la pensée dans la petite ville de
Hartford, de l'état de Yermont, le 10 décembre 18ii. On a annoncé
pour le soir de ce jour une séance de chimie à la fois instructive et
amusante, ce que nous appellerions aujourd'hui une conférence.
Un dentiste de la ville, H. Wells, y assiste avec sa femme, et il
prend un vif intérêt aux expériences que le conférencier Col ton
reproduit devant le public à la fin de la leçon. Parmi ces expé-
riences se trouvait celle de l'inhalation du protoxyde d'azote.
Horace Wells, que les récits nous dépeignent d'ailleurs comme un
homme vif, intelligent, enthousiaste, n'avait, à cet égard, le cer-
veau embarrassé d'aucun préjugé. C'était vraisemblablement la
première fois qu'il entendait prononcer le nom du gaz hilarant.
Mais son esprit ouvert et attentif à la nouveauté fut frappé d'un
détail caractéristique. Parmi les assistans qui s'étaient soumis
à l'inhalation, il y en eut un qui fut extraordinairement agité,
et qui, dans les mouvemens désordonnés auxquels il se livra,
venant à heurter les bancs et les sièges, s'y meurtrit assez rude-
858. RETD£ DES DEUX MONDES.
ment pour que le sang coulât de ses blessures. — Il ne manifesta
pourtant aucun signe de douleur. Ce fait frappa H. Wells comme on
trait de lumière. Rapprochant le spectacle de cette insensibilité de
celui tout contndre que lui donnaient ses opérations quotidiennes,
il conçut la possibilité de supprimer à Tayenir la douleur du
domaine de la chiruiigie dentaire. Dès le lendemaint il entrait en
action, et en présence de plusieurs témoins il se faisait extraire
une dent après avoir respiré le gas insensibilisateur ; il n'en éprouya
pas plus de mal que d'une piqûre d'épingle. La démonstration était
faite. A partir de ce moment, Wells ne vécut plus que pour publier
sa découverte et propager sa méthode. Il l'annonce avec enthou-
siasme et rapplique sur un plus grand théâtre, à Boston, devant
les membres du collège des médecins et devant son élève, son
confrère et son ami, Morton. Il essaie d'obtenir une insensibilisation
plus constante et plus soutenue, afin de rendre possibles les opéra-
tions de longue durée, les amputations et les ablations de tumeurs.
Mais il n'obtient plus que des résultats incertains. Le protoxyde
d'azote ne se prétait pas à ce perfectionnement : le jour n'était pas
venu où il pourrait s'introduire avec profit dans la grande cbirui^e*
Pendaat que H. Wells usait son énergie dans cette vaine recherche
dont le succès était réservé à notre temps, il se voyait ravir le fruit
de son initiative et de ses efforts par son ancien ami Morton, associé
au chimiste Jackson, lesquels, mieux inspirés que lui, avaient eu re-
cours aux vapeurs d'éther. H. Wells en éprouva un chagrin profond
qui empoisonna sa vie et finit par déranger son esprit. Lassé par
les luttes qu'il soutenait, abreuvé de dégoûts, il s'ouvrit les veines
dans un bain, le li janvier 18A8, tandis qu'il respirait des vapeurs
d'éther pour se procurer une mort plus douce, seul bénéfice qo'il
dût retirer de sa découverte. L'un de ses antagonistes, Jackson,
n'a pas été plus heureux. Atteint d'une forme grave d'aliénation
mentale, il traîne dans une maison de santé les derniers jours d'une
existence turbulente et toujours agitée.
Tandis en effet que Wells retrouvait la propriété anesthésique da
protoxyde d'azote, signalée quarante ans auparavant par H. Davy,
et qu'il en tirait le procédé d'insensibilisation dont font usage les
dentistes du monde entier, Morton et Jackson, mis en éveil, retrou-
vaient de leur côté la propriété anesthésique de l'éther, connue
depuis longtemps et essayée souvent, à titre curieux, dans les
laboratoires de pharmacie ou dans ces réunions d'étudians et de
médecins dont nous parlions tout à l'heure* Il parait même cokh
«tant que quelques praticiens l'avaient utilisée dans les opérations
chirurgicales et parmi eux, un médecin de Jefferson (Géorgie)
nommé Crawford Long, qui y recourait dès l'année 18A2. Mais per-
sonne n'avait encore employé l'éther aussi hardiment et dans une
LES ANSSXHSSIQUBS. 850
vue aussi nettement spécifiée que le firent Horton et Jackson. Gr&ce
à Wells, lis savaient que rinsensibilisation absolue n'était pas une
chimère, qu'il fallait seulement trouver un moyen de la faire durer,
et ils y réussirent. Bien que le service qu'ils ont rendu aux chirur-
giens et à l'humanité tout entière ^oit incomparablement supérieur
à l'œuvre du premier inventeur, leur mérite s'efiace devant celui de
H. Wells aux yeux du juge impartial, qui met en balance l'initia-
tive de la découverte avec l'ingéniositë du perfectionnement. Le
perfectionnement apporté par Morton et Jackson était on ne peut
plus heureux : le procédé d'insensibilisation par l'éther permettait,
sans douleur pour le patient et sans gène pour l'opérateur, les
manœuvres les plus longues et les plus redoutées de la grande
chirurgie. Fidèles aux habitudes mercantiles de leur nation, les
deux auteurs de l'invention prenaient, le 27 octobre 18A6, un brevet
qui devait leur en assurer l'exploitation et les profits, et ils dissi-
mulaient sous le nom emprunté de léthion la véritable nature de
l'agent anesthésique, de l'éther.
On sait le reste. La nouvelle de l'heureuse invention américaine
s erépandit rapidement en Europe. Yelpeau l'annonçait à l'Institut,
le 1*' février 18&7, comme un fait de nature a à impressionner pro-
fondément, non-seulement la chirurgie, mais encore la physiologie,
voire même la psychologie. » Malgaigne fit aussitôt l'essai de l'éther
à l'hôpital Saint-Antoine; J. Cloquet, Roux, Jobert de Lamballe,
l'adoptèrent sans retard dans leurs services hospitaliers. Il ne
devait plus sortir de la pratique chirurgicale. Encore aujourd'hui,
un grand nombre de chirurgiens américains, particulièrement à
Boston, n'emploient pas d'autre agent pour insensibiliser les malades;
la plupart des chirurgiens anglais, ceux de Naples en Italie, ceux
de Lyon en France, et quelques-uns môme à Paris lui sont restés
fidèles.
Cependant un nouvel agent venait bientôt disputer la place à
l'éther. Le 8 mars 18&7, Fiourens annonçait à l'Académie des
sciences que le chloroforme exerçait une action analogue à celle
de Téther, mais bien plus énergique et plus rapide. Et bientôt
après les essais qu'un médecin anglais, Furnell, en fit sur lui-même,
le chirurgien Simpson le faisait pénétrer définitivement dans la
pratique. Le chloroforme détrôna l'éther et conquit la faveur uni-
verselle : il la méritait indubitablement, bien qu'un grand nombre
de praticiens lui contestent encore le droit à la prééminence.
L'éther et le chloroforme avaient cause gagnée, presque sans
procès. Il avaient mis en défaut la circonspection ordinaire et l'es-
prit de résistance traditionnels en médecine. Mais après le triomphe
s'ouvrit l'ère des diflicultés. On commença à signaler quelques
accidens inquiétans. L'Académie de médecine fut consultée par Tau-
860 RETUE DES DEUX MONDES.
torité. Le monde médical se divisa en deux camps : d'un côté, les
partisans de la méthode rtmar^e^ qui consistait à restreindre remploi
des anesthésiques jusqu'à obtenir seulement une demi-insensibilité,
et les partisans de la méthode hardie^ qui continuaient à pousser
Tanesthésie à fond. D'année en année, les journaux ajoutaient qud-
ques victimes au nécrologe de Fanesthésie : c'était le prix dont il
fallait payer d'inestimables bienfûts.
On recommença donc à chercher et l'on essaya une quantité
innombrable de substances, poursuivant sans cesse l'anesthésique
idéal qui supprimerait la sensibilité sans menacer la vie. Les plas
heureux d'entre ces essais sont ceux que Ton a faits avec le bromure
d'éthyle, avec les méthodes combinées, et surtout, le plus récent
et le plus parfait, avec le protoxyde d'azote sous pression, imaginé
par H. Paul Bert.
IL
En perdant, sous l'influence du chloroforme ou de l'étber, la
faculté de sentir et celle de se mouvoir, l'être animé a perdu ses
attributs caractéristiques. C'est un animal déchu ; ce n'est plus
même un animal, c'est un être végétatif réduit à l'obscure vitalité
de la plante. On aurait vu là, au temps de Bicbat, la confirmation
des idées régnantes, et l'on aurait conclu que l'action de l'anesthé-
sique séparait l'une de l'autre les deux vies que l'on accordait aux
animaux : la vie de relation qui disparait, et la vie végétative qui
subsiste dans son isolement. Une telle interprétation aurait été
inexacte ; et d'ailleurs la physiologie moderne ne saurait se saUs-
faire à si bon marché. Il faut donc analyser plus profondément le
phénomène de l'anesthésie. Le prendre à ses débuts, le suivre pas
à pas dans son développement, est le seul moyen de l'expliquer,
c'est-à-dire d'en pénétrer le mécanisme.
Une première étape conduit le chloroforme de l'extérieur dans le
sang. La pénétration de la substance dans le milieu sanguin est,
ici comme toujours, la condition indispensable de toute action ulté-
rieure. La i^orte d'entrée est dans le poumon. Tous les anesthé-
siques, en effet, sont volatils ou gazeux ; le gaz ou les vapeurs mêlées
à l'air de la respiration pénètrent avec lui dans le sang qui traverse
le poumon et sont entraînés dans le torrent circulatoire. Les pro-
cédés chimiques permettent à chaque insunt de les déceler en
nature. Le sang, pourvoyeur universel, va donc puiser la substance
anesthésiqae dans le poumon, véritable comptoir des échanges
gazeux, et la convoie telle qu'il l'a reçue jusqu'aux éléaieus et
aux tissus de l'économie. Il n'est aucun de ces élémens organiques
qui ne soit, pour ainsi dire, en bordure de quelque canal sanguin,
LES ANBSTHBSIQOES. 861
et qui ne se trouve mis en présenœdu poison. Nous devons ajouter
qu'aucun n'est indifférent à cette rencontre.
C'est, en effet, une vérité de doctrine extrêmement importante,
établie par CI. Bernard, que la substance anesthésique est capable
d'agir sur tous les élémens organiques sans exception. Les preuves
expérimentales abondent. Le cœur détaché du corps de la grenouille
et de la tortue peut continuer de battre pendant deux jours et plus
avec le même rythme régulier ; mais si des vapeurs d'éther sont
répandues dans l'enceinte où on le conserve, il cesse ses batte-
mens et s'endort pour les reprendre dès que l'éther sera écarté. On
sait encore qu'à la surface de certaines membranes sont implantés
des poils infiniment grêles et perpétuellement mobiles, que l'on
nomme des cils vibratiles. On peut détacher du corps de l'animal un
fragment de membrane de ce genre, par exemple de l'œsophage de
la grenouille, et s'assurer par divers artifices que l'actif mouvement
dés cils persiste. Par leurs efforts combinés, des corps assez lourds,
des grains de plomb déposés sur le fragment posé à plat sont
charriés d'un bord à l'autre. Le contact des vapeurs anesthésiantes
arrête cette agitation et en fait tomber les mstrumens dans un repos
passager. L'éther agit sur les animalcules réviviscens comme la
dessiccation même. On «ait que, si l'on considère, par exemple, les
anguillules qui produisent la nielle du blé, on peut en les desséchant
les conserver pendant des années, inertes, sortes de momies
vivantes qu'une goutte d*eau ressuscitera à la volonté du natura-
liste; mais si on les humecte avec de l'eau éthérisée, la revivis-
cence n'aura point lieu : elle tardera jusqu'au moment où cette
eau engourdissante sera remplacée par de l'eau ordinaire. Les
plantes elle-mêmes subissent l'action des anesthésiques. On connaît
les curieux mouvemens de la sensitive, ce végétol hystérique qui
se pâme au moindre attouchement, repliant ses folioles les unes
contre les autres, comme un livre que l'on fermerait, et abaissant
le pétiole commun qui les supporte. Qu'on la place sous une cloche
avec une éponge imbibée d'éther, et bientôt elle aura perdu toute
sensibilité : on pourra impunément toucher, froisser, déchirer ses
feuilles, les brûler même, la sensitive endormie ne réagira plus,
jusqu'au moment où l'on aura éloigné la vapeur engourdissante.
La sensibilité et la motilité ne sont pas les seules fonctions abo-
lies par l'éther dans les animaux et dans les plantes ; la vie végé-
tative n'est pas mieux épargnée. Que Ton prenne des graines
d'orge, de cresson en pleine germination et qu'on les expose aux
émanations de l'éther ou du chloroforme, le travail du développe-
ment s'arrête, l'activité cesse, et la graine tombe au repos pour
aussi longtemps que l'on voudra maintenir le contact du poison : la
marche reprend et la vie renaît dès que l'agent anesthésique est
862 UTUS 5B8 DEUX MONDES.
écarté. Exposez à Taction des liquides snesthésiqaes les plantes
immergées, les conferyes, les spirogyres, qui, au soleil, absorbent
Tacide carbonique et rejettent comme un excrément gazeux de fines
bulles d'oxygène qui viennent crever à la surface de Peau, ce déga-
gement s'arrêtera : cette fonction vitale, attribut de la matiëre verte
des plantes, sera suspendue pendant tout le temps que durera l'é-
preuve. Il est inutile de multiplier davantage les exemples. Ceax
qui précèdent suffisent à montrer combien nombreuses sont les
formes de l'activité vitale dont les anesthésiques entraînent la
suppression passagère.
Les êtres vivans, animaux et plantes, en ^agmens ou en tota-
lité, présentent cependant d'autres phénomènes habituels qd
échappent à l'action de ces poisons léthargiques et qui suivent
leur cours régulier sans en être affectés. Tandis, en effet, que la
germination est arrêtée dans son développement, la graine continue
de respirer, c'est-àrdire d'absorber de l'oxygène et de rejeter de
l'acide carbonique; elle continue de digérer l'amidon et le sucre
qui sont mis en réserve dans ses cotylédons. En présence de Véûï&
ou du chloroforme, la levure cesse de faire fermenter le jas sucré :
la fermentation alcoolique, phénomène intimement lié, comme Vod
sait, à l'activité vitale des cellules de levure, est* suspendue, mais
il n'y a4>as d'entrave pour le phénomène de digestion par lequel
le sucre du jus est transformé en glycose fermentescible.
Pourquoi cette inégalité entre les fonctions de l'être vivant?
Cl. Bernard avait soupçonné qu'elle avait des causes profondes, et
il était arrivé, peu de temps avant sa mort, à les pénétrer. Les phé-
nomènes que l'éther abolit, la sensibilité, le mouvement, les sécré-
tions, l'assimilation, sont les phénomènes véritablement caractéris-
tiques de la vitalité ; il respecte ceux qui , bien que nécessaires à
l'entretien de l'existence, tels que la digestion et la respiration, sont
d'ordre physique ou chimique. On voit ainsi l'anestbésique fir^per
partout et toujours la matière vivante, sous quelque variété de
formes qu*elle se dissimule, à quelque règne qu'elle appartienne et
la frapper dans ce qu'elle a d'essentiellement propre. L'aaesthé-
sique est donc le réactif de la vie, non le réactif seulement de la
sensibilité ou de telle autre fonction. Dans cette confusion de i^é-
nomènes, les uns dus à la force vitale héréditaire, les autres dus
au jeu des forces naturelles physico-chimiques, dont l'organisme ett
le tiié&tre sans cesse agité, l'action de Tanesthésique va établir un
classement régulier : tout ce qui lui résiste sera pour Gl. Bernard
du domaine des forces mécaniques, tout ce qui lui cède sera d'ordre
vital. Il n'est pas besoin d'insister sur la valeur philosophiqqe d'an
tel critérium, qui permet de séparer oe que la nature viyi'te *
U» ANSSTHiSIQUBS. SOS
d'immanent et d'essentiel d'avec ce qu'elle emprunte à la nature
physique.
Mais ce profond esprit n'a pas arrêté là encore son analyse expé-
rimentale. II ne lui suffit pas d'avoir mis en présence la substance
vivante partout identique et l'anesthésique toujours agressif vis-à-
vis d'elle, il veut encore savoir de quelle nature est le conflit. La
matière première de tous les élémens de l'organisme, le proto-
plasme, est semi-fluide : l'expérience apprend que l'éther et le
chlcHToforme le coagulent, et cette altération moléculaire devient
la raison sufiisante de son inactivité passagère. Ajoutons que les
graisses phospborées que contient toujours le protoplasme sont solu-
Êles dans les liquides anestbésians. Et maintenant, arrêtons-nous.
Il n'y a plus d'explication au-delà. Nous savons que l'anesthésique
agit sur la matière première, dans laquelle sont taillées, sous des
figures difiérëntes, toutes les parties organiques; par là nous com-
prenons l'universalité d'une action qui ne s'arrête pas à la limite
des règnes et qui ne respecte pas les barrières fragiles que nos
prédécesseurs avaient dressées entre la vie animale et la vie végé-
tative. L'anesthésique agit sur cette substance commune en la désor-
ganisant mécaniquement, et par là se trouvent interrompus tous
les modes d'activité qu'elle est capable de manifester. C'est ailaire
à la physiologie de nous apprendre quels sont ces modes d'activité
véritablement caractéristiques de la vie. Ce n'est pas le lieu de rap-
peler ces notions de la biologie générale, bien qu'elles se rattachent
intimement à la théorie des anestbésiques. Qu'il suffise de savoir
que toutes les fonctions d'ordre vital sont tributaires du chloro-
forme et de l'éther, que toutes peuvent s'endormir sous leur
influence.
Ge principe contient l'explication de l'anesthésie appliquée à
l'homme. L'action chirurgicale des anestbésiques n'est qu'un cas
particulier de cette action générale sur le protoplasme vivant : elle
en est le premier degré. Ge que nous venons de dire permet déjà
de comprendre combien étaient étroites et superficielles les vues de
Flourens et de Longet, lorsqu'ils déclaraient, en 18&7, que l'éther
et le chloroforme exercent une action élective sur le système nerveux
central. L'action des anestbésiques est universelle ; elle s'exerce sur
toutes les parcelles de l'organisme et non pas sur telle ou telle à
l'exclusion des /autres. Mais cette action universelle est successive :
elle est classée^ iue dans une même enceinte l'on expose aux vapeurs
d'éther des et; jjs placés à différons échelons de la hiérarchie natu-
relle, un oisf au, une souris, une grenouille et une sensitiye : au
bout de quatre minutes, l'oiseau, dont l'organisation est plus
délicate et la vitalité plus grande, chancelle et tombe insensible.
G'est ensuite le tour de la souris : après dix minutes, elle ne denne
86A BBTUB DK8 DEUX MÙSDBB.
plus signe de sensibilité. La grenouille est paralysée plus tari
Enfin la sensitive est atteinte en dernier lieu : c'est après yingt-
cinq minutes que, dans cette épreuve, elle devient indifférente aox
excitations extérieures et s'endort à son tour.
C'est là l'image de ce qui se passe dans le corps humain, assem-
blage d'élémens parcellaires de dignité différente, où la par&ite
harmonie résulte de l'inégalité des conditions. Chacun est frappé
à son tour, à son rang hiérarchique : et le plus longtemps réâstant
est celui dont la fonction est la moins élevée dans l'économie. Au
sommet de cette hiérarchie se trouvent placés les élémens nenreox:
aussi sont-ils altérés par les anesthésiques avant tous les autres.
Parmi les élémens nerveux, le plus délicat et le plus noble, l'élément
des hémisphères cérébraux, est celui qui ouvre la scène. Les phé-
nomènes dont il est l'instrument, les actes de perception sensorielle
et de conscience sont abolis, alors que le fonctionnement des autres
élémens du système nerveux et, à plus forte raison, des autres sys-
tèmes, n'a pas encore subi d'atteinte. C'est à cette drconstance
d'une action progressive débutant par les tissus nerveox d'ordre
élevé que le chloroforme et l'éther, véritables poisons, doivent la
vertu qui les fait rechercher. L'anesthésie chirurgicale n'est autre
chose qu'un empoisonnement limité, le premier stade de l'em-
poisonnement général. — Il y a une dose de l'anesthésique par
laquelle la conscience et la sensibilité seront éteintes , tandis que
les autres fonctions seront épargnées : c'est l'état que le chi-
rurgien cherche à obtenir. Mais, un peu plus tard, l'activité des
autres organes sera altérée à son tour et la vie sera en péril. La dose
mortelle peut être éloignée de la dose utile, elle en peut être
proche : cela dépend de la nature de l'anesthésique. Quelquefois
le précipice côtoie le chemin, c'est le cas du bromure d'éthyle et du
chloroforme; quelquefois il y a au contraire une mai^e étendue
entre eux, une zone maniable considérable qui permet au chimr-
gien de se mouvoir avec liberté et d'atteindre le but utile sans
redouter d'accident : c'est le cas du protoxyde d'azote.
Mais il n'est pas nécessaire que tous les élémens soient nommé-
ment anéantis pour que la vie soit compromise : il suffit que l'un de
ses mécanismes essentiels soit ruiné pour que> de ressaut en ressaat,
tous les autres le soient également, et à leur suite tous les organes,
tous les tissus. Si le rouage nerveux qui règle les battemens du asor
ou celui qui préside aux mouvemens du poumon cesse de fonction-
ner, la mort survient à brève échéance. Il ne suffit donc pas que
l'action de^ l'anesthésique ne dépasse pas le système nerveux, il
faut qu'elle ne l'atteigne pas tout entier, qu'elle en respecte les
parties qui gouvernent la respiration et la circulation.
Or il arrive que ces parties, dont le désastre serait irréparable.
LES ANBSTHÉSIQUES, 865
sont, par une heureuse condition, précisément celles qui résistent
le plus longtemps; c'est le bulbe rachidien qui préside à la respira-
tion, et le bulbe est Vultimum morien$. On pourrait donc établir
un classement des organes nerveux par ordre de susceptibilité à
l'action anesthésique, qui serait Tordre même de leur dignité phy-
siologique, dans lequel le premier rang serait dévolu aux hémi-
sphères cérébraux et où le dernier appartiendrait au bulbe rachi-
dien« Entre ces termes extrêmes prendrait place la moelle épinière,
conducteur des impressions sensitives et point de passage des
impulsions motrices. Il ne s'agit pas ici de considérations théo-
riques qui n'intéresseraient que la physiologie. Les chirurgiens
eux-mêmes, placés au point de vue tout pratique de l'observa-
tion des symptômes chez les opérés, sont obligés de reconnaître la
hiérarchie que nous venons d'indiquer. Ils distinguent dans la-marche
commune de l'anesthésie quatre périodes : la première est marquée
par la suspension des fonctions du cerveau, d'où résulte le som-
meil; la seconde est marquée par l'abolition des fonctions de la
moelle considérée comme organe conducteur de la sensibilité, d'où
la complète anesthésie; la troisième débute avec l'abolition des
fonctions des départemens de la moelle qui président aux réactions
musculaires, d'où l'inertie et la résolution des muscles; enfin, en
tout dernier lieu, le bulbe est atteint, d'où la cessation de la res-
piration et l'arrêt du cœur, la mort, conséquence fatale de l'anes-
thésie poussée à son terme extrême.
Il n'y a plos qu'un point à connaître pour avoir la clé de tous les
phénomènes anesthésiques et l'explication de leurs accidens. II
faut avoir présente à l'esprit cette loi générale que le poison qui
abolit les propriétés d'un organe nerveux commence par les exal-
ter. La paralysie est toujours précédée d'une période d'excitation.
Il en est des nerfs conmie de ces brasiers de houille dont la flamme
est attisée par les premières gouttes de l'eau qui finira par les
éteindre. Suivant qu'il s'agit de tel ou tel anesthésique, la phase
d'excitation qui précède chacune des périodes précédemment indi-
quées est plus ou moins longue. Avec les anesthésiques foudroyans
comme le protoxyde d'azote, la phase d'excitation cérébrale, médul-
laire ou bulbaire, est franchie d'un saut : la paralysie semble sur-
venir d'emblée. Le chloroforme arrive en seconde ligne avec une
action moins rapide et des phénomènes d'excitation déjà très évi-
dens : Téther ferme la marche; la lenteur de son action permet le
développement prolongé des phénomènes d'excitation qui sont l'un
de ses sérieux inconvéniens.
L'éther ou le chloroforme que le sang a conduits jusqu'aux hémi-
sphères cérébraux^conmiencent donc par les surexciter avant d'abo-
fon xui. — 18S0. 55
866 BBTU£ DB8 BBOX MOSDBS.
lir^leurs^f onctions. De là le délire,, les rêves, les haUucûiAtions soi-
scHrielles,. les idées désordonnées et toute cette actUrité déréglée da
cerveau qui se traduit au dehors pai: les expressions, passionnelies
de la physionomioi par l'excessive volubilité et quelgoeloîs par les
indiscrétions du langage» Ou a approché des narines du sujet la
compresse iipbibée de chloroforoie. 11 a fiait cinq ou six inspira-
tions : il n'est pas encore endormi. Les oreilles lui tintent : il entend
le bruit d'une cloche, le siiDement du chemin de fer... U se met à
divaguer, répète une des dernières phrases qu'il a entendues. Il
exprime des craintes relatives à l'opération ; il fait aux témoins de
la scène des confidences inattendues, il prononce un nom, mais les
idées se perdent bien vite dans un verbiage sans suite et dans un
flot de paroles mal articulées. Cette ivresse, de courte durée dus
le cas du chloroforme , plus longue avec l'éther, fait bientôt place
à l'abolition des fonctions cérébrales^ à un sontmieil plus profond
que le sommeil naturel, sommeil sans perception, sans conscience
et sans rêves, dont le réveil sera sans souvenirs.
Après les hémisphères cérébraux, la moelle épinière, impré-
gnée par l'agent anesthésique, se prend à son tour. Les territoires
de la moelle où aboutissent les nerfs sensitifs perdent leurs fonc-
tions. Ils cessent de diriger vers le cerveau des impressions que
celui-ci d'ailleurs ne serait pas en état de percevoir. L'investisse-
ment "des centres encéphaliques est alors complet. Déjà plongés
dans le sommeil et isolés par là même du monde extérieur, ils
sont à ce' moment coupés de leurs communications avec lui. Les
agitations du dehors viennent expirer sur cette écorce insensiUe qui
sépare les centres nerveux de la surface du corps. La disparition
des. diverses formes de la sensibilité a lieu successivement. Cest
la sensibilité à la douleur qui disparaît d'abord, en sorte que l'op^
peut encore sentir confusément l'incision sans en souffrir. Puis la
sensibilité tactile s'éteint à son tour : la peau des membres et du
tronc n'est plus impressionnée par le contaa des corps étrangers;
le tiraillement, le pincem^it sont sans effets; la peau du visage
devient insensible un moment après et, en dernier lieu, les tégô-
mens de Tceil. De là autant de moyens pour le chirurgien d'a|q>ré-
cier la marche de l'anesthésie; en explorant les membres, le tmc
et successivement le pourtour des narines>la commissure des lèvres,
les tempes et , enfin , la conjcmctive oculaire , il suit les progrès
croissans de Tinsensibilisation.
Tandis que l'empoisonnement ftît taire les instrumens de la
sensibilité, il atteint déjà les instrumens de la motilité; les teiri*
toires^ de la moelle, d'où émanent les nerfs moteurs, sont altérés
à leur tour. La troisième période de L'aaestiiésie s'ouvre alors. La
LBS AHB8THÉ8IQ0B8. 867
loi physiolo^qae reut qu'avant d'être paralysée, ces centres mo-
teurs soient surexcités. L'éther surtout occasionne une eicitation
extrême. Une agitation conTulsive s'empare de tous les muscles, et
cette émeute musculaire est particulièrement violente dans les mus^
clés de la respiration. Les gMi^s oculaires sont les premiers à se
dérégler : leurs mouvemens, jusqu'alors associés, deviennent indé-
pendans; ils se meuvent en sens différons jusqu'à ce que, convulsés,
ils se renversent derrière la paupière supérieure. Les dents s<Hit
serrées fortement, et il faut au chirurgien de vigoureux efforts
pour écarter les deux mâciioires, pressées l'une contre l'autre. Le
patient se débat, s'agite, se livre à des mouvemens désordonnés que
le secours des aides a toutes les peines du monde à contenir. A cette
scène bruyante succèdent bientôt le calme et 1% détente* Les parties
nerveuses, tout à l'heure surexcitées, sont frappées de paralysie.
Les mouvemens cessent, aussi bien les mouvemens volontaires que
les mouvemens provoqués ou réflexes. Les membres flasques et
inertes retombent lourdement lorsqu'on les soulève. L'imprégnation
profonde de la moelle a éteint les fonctions du mouvement comme
il avait supprimé tout à l'heure celles de la sensibilité. C'est le temps
de la résolution musculaire. Alors se trouve réalisé le summum de
l'effet utile des anesthésiques ; la vie de relation est éteinte ; la vie
végétative sui)siste seule, surveillée par le bulbe encore actif et le
système sympathique encore intact. L'opérateur a devant lui un
corps inerte qui n'est plus capable de sentir ni de se mouvoir :
c'est le moment marqué pour son intervention.
Pendant que les aides essaient d'entretenir cet état propice, le
chirurgien opère. Les soucis de l'opération ne le dispensent point
d'une surveillance attentive* Le sujet est au point culminant : qu'un
pas de plus soit fait dans la voie de l'empoisonnement, qu'une inspi-
ration plus ample fasse pénétrer dans le sang un flot plus abondant
de vapeur anesthésique, et le malade est en péril. L'ère des dan-
gers est ouverte. Le dernier point du territoire nerveux qui résiste
encore à l'envahissement, le bulbe, peut être pris à son tour. La pre-
mière atteinte, ici comme toujours, se traduit par la surexcitation,
et cette activité exagérée crée un premier péril. C'est du bulbe, en
effet, que partent à la fois les impulsions nerveuses qui modèrent
le cœur et le refrènent et celles qui activent la respiration. Les
freins du cœur, renforcés par l'excitation du bulbe, vont triompher
des forces qui le sollicitent au mouvement, et le moteur du sang
s'arrêtera pendant que la respiration sera vainement accélérée. La
syncope, c'est-à-dire l'arrêt du cœur avec persistance passagère
de la respiration, voilà le premier péril de l'anesthésie auquel ont
succombé bien des patiens.
868 REVUE DES DEUX MONDES.
A l'excitation du bulbe succède sa paralysie. C'est alors la respi-
ration qui est menacée. Le bulbe engourdi cesse de brider l'énergie
du cœur, qui, livré à lui-même, se met à battre avec une vitesse
désordonnée ; mais, dans le même temps et par la même raison, il
cesse son oiOSce respiratoire, il ne sollicite plus à l'action les puis-
sances respiratoires, la poitrine reste immobile, l'air ne s'y renou-
velle plus. C'est en vain que le cœur lance dans les vaisseaux, i
flots précipités, un sang qui, n'étant plus revivifié, n'a plus de
vertu nourricière : le patient succombera à l'asphyxie.
Voilà les deux écueils principaux de l'anesthésie chirurgicale. Ils
ne sont pas les seuls, mais ils sont de beaucoup les plus habituels
et les plus inquiétans. C'est à eux que l'on doit attribuer le plus
grand nombre des jiccidens qui ont refroidi l'enthousiasme excité
par la découverte de l'anesthésie.
On n'était pas encore loin des débuts lorsque fut poussé le
premier cri d'alarme. M. Sédillot, dès le 25 janvier 18A8, signalait
quatre cas de mort dans lesquels on pouvait incriminer l'agent
anesthésique. D'année en année, la liste funèbre s'est accrue. 11 ne
faudrait pas imaginer cependant que ces cas mortels, qui peuvent
rendre le chirurgien circonspect et l'opéré hésitant, soient très fré-
quens. Il n'en faut pas exagérer le nombre. Pendant la campagne
de Crimée, sur vingt mille opérations, le chirurgien en chef, Bau-
dens, ne signale que deux cas de mort. Pour la guerre du Dane-
mark, en 186A, M. Oschwadt n'a pas constaté un seul accident. Il
y a tel chirurgien, comme Nussbaum, de Munich, qui a pratiqué ou
vu pratiquer quinze mille chloroformisations sans aucun accident
mortel. La statistique la plus complète, celle de H. Duret, ne fait
connaître depuis 18&7 jusqu'à 1880 que 2&1 cas de mort pendant
l'anesthésie chloroformique. Ce nombre est déjà regrettable. Mais
si l'on réfléchit au chiffre énorme des chloroformisations exécutées
en tous pays dans cettepériode de près de trente années, (m appré-
ciera à leur juste valeur les risques de la méthode anesthésique.
On peut estimer que le nombre des cas mortels est moindre que la
proportion de 1 à 6,000, en comptant sur la totalité, c'est-à-dire
en faisant entrer dans la statistique et mettant à la charge de Tageoi
anesthésique tous les accidens qui reviennent légitimement à l'état
du sujet et à la nature de l'opération.
Les ressources dont le chirurgien dispose contre les périls da
chloroforme sont, il faut bien le reconnaître, tout à fait insuffi*
santés. Nélaton a proposé autrefois un procédé qui consistait i
renverser le sujet, tête en bas, dès que l'on s'apercevait de l'im-
minence des accidens. Et, de fait, l'inversion totale lui permit dans
quelques circonstances de sauver des malades dont la vie était très
LES ANESTHÉftIQUES. 809
menacée. Dne lettre de Marion Sims à M. Rottenstein relate un de
ces heureux succès du célèbre chirurgien. L'opération avait duré
quarante minutes; elle était terminée et déjà Ton appliquait les
dernières sutures, lorsque l'on s'aperçut que le pouls faiblissait et
que la respiration s'arrêtait ; presque aussitôt on cessa de les per-
cevoir. Nélaton donna l'ordre de renverser la malade, sans préju*
dice des autres moyens. Ce fut seulement au bout d'un quart
d'heure que la respiration reparut et que le pouls se releva sous le
doigt qui l'observait. Lorsque le danger sembla écarté et l'état
normal rétabli, on replaça la malade sur le lit; mais tout aussitôt
le pouls et la respiration cessèrent. Il fallut de nouveau pratiquer
l'inversion; elle eut le même succès passager qu'elle avait eu
d*abord. On fut obligé de recommencer une troisième fois la même
manœuvre et de maintenir la position verticale jusqu'à ce que la
malade eût complètement repris connaissance. Un chirurgien russe,
H. Sporer, au moment où il extirpe un polype du conduit auditif
chez un enfant de six ans, voit s'arrêter subitement la respiration
et le pouls. « Il saisit l'enfant par les pieds, le porte à la fenêtre
et le tient ainsi suspendu, la tête en bas, en le balançant dans
Tair. » Au bout de cinq [minutes, le visage se colore, la respiration
renaît, et l'enfant est sauvé.
L'expédient de l'inversion a rencontré quelques succès de ce
genre qui ne prouvent rien en sa faveur, car les accidens auxquels
il porte remède ne sont point propres à l'anesthésie. En abaissant
la tête, on appelle le sang dans les parties déclives, on le fait affluer
au cerveau et dans les diiférens départemens de l'encéphale, y com-
pris le bulbe rachidien. On corrige ainsi l'anémie des centres ner-
veux produite par le chloroforme. L'observation et l'expérience ont
appris que l'un des effets du chloroforme est de resserrer les petits
vaisseaux et de réduire ainsi la quantité de sang qui traverse la
peau, le poumon et l'encéphale. Il suffit de regarder le sujet sou-
mis à Faction du chloroforme pour apercevoir les signes manifestes
de cette pénurie sanguine. Un dicton médical enseigne que la face
est le miroir du cerveau. Or, chez le malade chloroformé, le visage
est pâle; lorsque l'anesthésie est profonde, il devient blême et
froid : une pâleur marmoréenne s'étend sur les pommettes, tan-
dis que l'immobilité des traits, la teinte plombée des narines et des
paupières achèvent de donner au patient l'aspect d'un cadavre.
Cette action particulière du chloroforme sur les vaisseaux san-
guins constitue, à la condition de n'être pas exagérée, l'un de ses
grands avantages. Elle permet, suivant Texpression des chirurgiens,
V économie du sang. Dans ces tissus presque taris, l'incision du bis-
touri ne provoque plus de Cts hémorragies rebelles qui troublent
le chirurgien et épuisent le malade.
870 BEYDE DES DEUX MOKDESt
La propriété anesthésiqae da chloroforme n'est aucunement liée
à ce genre d'influence qu' il exerce sur le réseau yasculaire. D'aatres
substances, le bromure d'étbyle, le chloral et Téther, qui ont les
mêmes vertus msensibilisatrices, exercent une influence toute con-
traire sur l'appareil circulatoire. En ce qui concerne l'éth^,
M. Arloing a démontré récemment par preuve péremptoîre qu'il
dilatait les vaisseaux du cerveau et qu'il augmentait ainsi l'irriga-
tion de ses difiérens territoires. Il suflit encore d'observer U rou-
geur des pommettes et du lobule de l'oreille, l'injection de l'oeil
chez le sujet éthérisé, pour préjuger de l'abondance de la drcola-
tion cérébrale. Aussi l'éther^ inférieur en cela au chloroforme, pré-
dispose-t-il aux hémorragies en nappe, redoutées surtout dans les
opérations sur la face. Dans le cas d'accidens au cours de l'éthé-
risation, quelle ressource pourrait offrir l'inversion préconisée par
Nélaton ? On comprend bien que l'encéphale, déjà gorgé d'un saag
empoisonné, ne rédame pas un surcroît nouveau. La méthode
non-seulement n'est d'aucun secours, mais son seul effet serait d'ag-
graver une situation déjà périlleuse.
Les chirurgiens ont donc renoncé, sauf des indications tout à fait
formelles, à cet expédient empirique. Pour combattre les périls de
l'anesthésie profonde , ils ont recours à l'électrisation et à la res-
piration artificielle. On traite le sujet endormi comme un noyé; on
pratique l'insufflation bouche à bouche, on exerce des pressions
alternatives sur la poitrine et sur l'abdomen; on imprime au
moignon de l'épaule des mouvemens rythmiques capables de dilater
le thorax, on excite par l'électricité les nerfs qui président aux
mouvemens du diaphragme. Tous ces divers moyens de faire péné-
trer l'air dans la poitrine et d'entretenir la respiration sont très
rationnels pour les cas où la fonction respiratoire est en effet me-
nacée.
Mais autant ils sont rationnels et efficaces dans cette circonstance,
autant ils sont irréfléchis et impuissans dans les cas où le dangv
vient du côté du cœur. Lorsqu'une irruption trop abondante de
vapeur chloroformique, venant surexciter le bulbe rachidien, c'est-
à-dire le rouage stimulateur de la respiration et modérateur da
cœur, arrête les pulsations de ce dernier et accélère les mouvemens
de la poitrine, il n'y a aucune nécessité de porter secours à la res[Â-
ration, qui n'est pas en péril. Les chirurgiens qui, par une impolsioa
irréfléchie et toute d'hiJDitude, perdent des instans précieux à fla-
geller le malade et à le faire respirer de force, seraient beaaooup
mieux inspirés en cherchant à ranimer le cœur immobile. Le seul
moyen suggéré par la physiologie consiste à électriser énergique-
ment la colonne vertébrale à la limite de séparation du dos et du
LES ▲NESTHÉSIQUES. 87i
COU en prenant les précantions qui empêcheront le courant de
dériver vers les régions supérieures.
Ces accidens que les chirurgiens doivent toujours redouter pour
leurs malades, les physiologistes les rencontrent dans keurs
opérations sur les animaux , et ils font tous leurs eiForts pour
les écarter, bien que leur sentiment d'humanité et leur respon-
sabilité morale soient beaucoup moins engagés. Les moyens qu'ils
emploient pour en écarter Timminence sont susceptibles de fournir
d'utiles indications à la chirurgie. Un procédé qui nous a réussi à
nous-méme consiste à injecter à l'animal une dose modérée d'atro-
pine. A partir de ce moment, l'on n'a, pour ainsi dire, plus besoin
de surveiller le cœur : le péril de la syncope est prévenu. La théo-
rie donne l'explication satisfaisante de l'immunité acquise par ce
moyen. On sait en effet depuis longtemps que l'atropine agit
sur l'appareil modérateur du cœur et le paralyse; l'excitation
chloroformique ne peut plus rien sur ce rouage inerte; elle ne
risque plus d'en exagérer l'action. C'est par quelque cause de ce
genre que l'on pourra expliquer l'innocuité relative du chloro-
forme dans les opérations pratiquées par les oculistes sur des
malades déjà soumis à la médication atropique.
Dans l'impuissance où l'on est le plus souvent de réparer le mal,
il a fallu songer à l'éviter. On a rassemblé les documens relatifs à
chaque accident particulier, et l'on a cherché à déduire de l'analyse
des circonstances les contre-indications de l'anesthésie.
Les progrès de la chirurgie multiplient chaque jour la précision
de ces informations et fournissent à l'homme de l'art les moyens
d'asseoir un jugement plus sûr. Il établit, suivant l'heureuse expres-
sion des Anglais, la balance des risques et des avantages, et il se
décide en connaissance de cause. Les motifs qui militent pour
l'anesthésie prévalent habituellement, et, en fait, il se pratique
un très petit nombre d'opérations douloureuses sans éther et sans
chloroforme. Parmi celles qui s'aident du secours de ces agens,
bien peu ont une issue funeste. C'est trop encore ; aussi les chirur-
giens contemporains ont-ils suivi avec une extrême attention les
tentatives qui ont été faites récenmient pour perfectionner la mé-
thode anesthésique.
II I.
Le nombre des substances capables de produire l'anesthésie est
pour ainsi dire illimité. L'éther et le chloroforme ne possèdent pas,
à cet égard, un privilège unique^ isolé, et pour ainsi dire spéci-
872 EBTUE DES DEUX MONDES.
fique. L'avantage qu'ils présentent sur les composés chimiquement
analogues est purement relatif : il tient à des conditions de détail,
à une stabilité plus grande, à une conservation plus facile, à une
action plus régulière sur l'organisme, à une innocuité plus com-
plète. Tous les corps capables d'agir sur le protoplasme, c'est-
à-dire sur la matière première des élémens et des tissus, sur la
maUère vivante, sont, en principe, des anesthésiques. Le premier
effort de leur action universelle porte, en e£fet, sur les parties les
plus délicates, c'est-à-dire sur les tissus nerveux, et parmi ces tissas
sur ceux dont la fonction est la plus élevée, sur le cerveau et sur
la moelle, instrumens des actes psychiques de la sensibilité et du
mouvement. Si l'agression peut être arrêtée à ce moment, ils
joueront le rôle d' anesthésiques véritables, et la chirurgie pouna
les utiliser pour abolir le sentiment de la douleur et les réactions
de la motilité dans les opérations. Mais si, après ce premier eSint,
l'attaque trop impétueuse se précipite sans temps d'arrêt ni trêve,
de manière à anéantir les autres fonctions nerveuses, alors ce ne
sera plus qu'un poison redoutable. D'autre part, si l'action est trop
lente, l'inconvénient, pour être d'une nature opposée, n'en sera pas
moins rédhibitoire : la substance excitera les centres neneux s^ns
les anéantir, et l'eflet en sera directement contraire à celui que
recherche le chirurgien. Entre ces extrêmes, entre ces agens, ou
trop ou pas assez mesurés, se classent dès à présent l'éther et le
chloroforme, et bientôt peut-être en connattra-tron d'autres encore.
Plus ou moins loin d'eux il faut ranger la plupart des éthers, —
chlorhydrique, azotique, acétique, chlorique, — tous les hydrocar-
bures et leurs dérivés éthyliques et méthy liques, le sesquichlorure de
carbone, le tétrachlorure de carbone, la benzine, l'amylëne. L'éno-
mération n'est pas encore complète ; tous les composés du carbone,
volatils ou gazeux, sont anesthésiques à la condition d'être inso-
lubles dans l'eau. Le docteur Ozanam, en 1859, a posé une règle qui
permet de préjuger l'énergie physiologique de l'agent d'après sa
constitution chimique : le pouvoir anesthésique est proportionnel à
la quantité de carbone. Nous devrions mentionner le chloral, essayé
avec succès par le docteur Oré. Mais, très utile dans la pratique
physiologique, le chloral, qu'il faut administrer par introducticm
dans les veines, présente de sérieux inconvéniens dans la pratique
chirurgicale. Enfin, dans un groupe tout à fait à part, vient le
protoxyde d'azote. Il suffira d'examiner ici cette application toute
nouvelle, celle du bromure d'éthyle et celle de la méthode com-
binée, ou anesthésie mixte.
L'idée d'associer les anesthésiques entre eux, afin d'augmenter
l'énergie de l'action ou d'en corriger les inconvéniens, a donné
LES ANESTHIÈSIQUES. 87S
naissance à la méthode des anestbésies mixtes. CI. Bernard, à Paris,
etM.Nussbaum, à Munich, avaient réalisé, dès l'année 1863, Tasso-
ciation du chloroforme et de la morphine ; mais le procédé ne s'est
vulgarisé que beaucoup plus tard. Un médecin de la marine, le doc-
teur Fomé, a combiné le chloral et le chloroforme; le docteur Trélat
et le docteur Perrier, en 1879, ont associé le chloral à la morphine et
leur mélange au chloroforme. M. Glover, depuis 1868, combine l'ac-
tion de l'éther et duprotoxyde d'azote. Malgré l'intérêt particulier
de ces tentatives, nous ne pouvons qu'en signaler l'existence en
passant, et nous nous arrêterons à celle qui ofire un intérêt général
à la fois pour la médecine, la physiologie et peut-être même la
psychologie.
Il s'agit du procédé de Cl. Bernard et Nussbaum, de l'associa-
tion de la morphine et du chloroforme.
La théorie permettait de prévoir quelques-uns des avantages qui
devaient résulter de cette combinaison. L'opium engourdit de
prime abord le cerveau et un peu plus tardivement la moelle épi-
nière. Le sujet à qui l'on a injecté 15 à 20 milligrammes de morphine
sous la peau tombe, au bout d'un quart d'heure, dans un état
d'obtusion sensorielle et de somnolence qui le prépare à subir plus
facilement les effets du chloroforme. Les premiers flots anesthé-
siques amenés par l'ondée sanguine dans les centres nerveux les
trouvent déjà engourdis, déprimés, hors d'état de réagir à l'agres-
sion. Par là sont évités ces phénomènes d'excitation dont la violence
est redoutable chez les femmes, chez les enfans et chez les sujets
alcooliques soumis à l'anesthésie. L'énergie de telles réactions est,
en effet, bien capable de troubler la sérénité du chirui^ien le plus
calme; M. Richet, à l'hôpital Saint- Antoine, a vu l'un de ses opé-
rés s'échapper furieux des mains de ses aides, au moment même où
il achevait l'amputation de l'avant-bras. Une autre fois, chez un
dentiste, un sujet à demi anesthésié s'élance hors du cabinet d'opé-
rations et descend l'escalier à cheval sur la rampe. En fait, l'un des
grands avantages de la méthode mixte consiste précisément dans la
suppression de la période d'excitation qui précède toujours l'anéan-
tissement fonctionnel. Mais cet anéantissement lui-même, déjà pré-
paré par le narcotique, n'exige plus une quantité aussi forte de chloro-
forme : il peut arriver par progrès lents et successifs. Nous avons dit
les difficultés qu'il y avait ordinairement à s'arrêter à la dose conve-
nable et à faire pénétrer la quantité qui suffit à paralyser les centres
cérébraux et médullaires. Or, si l'on dépasse la dose, l'on risque
d'atteindre la zone interdite, le bulbe ; si Ton reste en deçà, on
risque de provoquer l'excitation des centres nerveux, que l'on veut
au contraire paralyser. Le procédé d'administration par inhalation
87A unn dis deux JioiiDBSt
est trop grossier pour que Ton puisse se diriger avec sûreté entre
ces deux écueils. On donne trop de chloroforme pour éviter d'en
donner trop peu et l'on abolit d'un seul coup et en masse les phé-
nomènes de l'intelligence, de la p^ception, de la sensibilité, cju'une
action mieux graduée pourrait certainement dissocier.
Ce n'est point là une simple hypothèse : cette dissociation est
en effet possible, grâce à la méthode combinée, et si le chiruigien
n'a pas un grand avantage à la produire, le psychologue a, au
contraire, un intérêt sérieux à l'observer. L'anesth^ique opère sous
ses yeux une analyse des fonctions nerveuses éminemment instruc-
tive. On voit persister la conscience, tandis que la perception a dis-
paru. Le sujet a conservé le sentiment de lui-même et du monde
extérieur; il voit, il entend, il juge; il répond avec convenance
aux questions qu'on lui pose ; il obéit avec docilité aux ordres qa'on
lui donne; il sent le contact de l'instrument qui le mutile, mais il
ne sent point la douleur. Il assiste comme un témoin indifférent i
l'opération qu'il subit, n'éprouvant qu'un léger grattement en place
des tortures intolérables qu'il souffrirait en d'autres temps. M. Nuss-
baum, dans une opération sur la face, disait au patient ; « Ouvrex
la bouche plus largement — et maintenant rejetez le sang, o et le
malade ouvrait la bouche et rejetait le sang dont elle était remplie.
Cette condition particulière, dans laquelle l'homme n'a perdu pour
ainsi dire que la faculté de souilrîr, c'est l'analgésie.
Cet état n'est pas spécial à la méthode combinée. On a pu Tob-
tenir dans d'autres conditions, soit avec la morphine isolée, soit
avec le chloroforme, soit avec le chlcHral, soit en recourant à l'hyp-
notisme. Cn médecin militaire, le docteur Taule, a vu un jeune
Arabe subir une opération très douloureuse sans donner le moindre
signe de douleur. 11 avait demandé à être endormi par le hachich;
tout en paraissant satisfaire à sa demande, on lui avait en réalité
administré simplement de l'opium. Pendant que le chirurgien opé-
rait, l'Arabe fumait tranquillement et déclarait ne pas senUr autre
chose que le grattement d'un couteau de bois. Un autre opéré, à
qui Ton saisissait la langue avec une pince, s'écriait : « Otei-moi
donc c^te cigarette de la bouche. » Un maçon, regardant le chi-
rurgien pendant qu'on lui sciait l'os de la jambe, lui disait : « Mab
vous faites comme les tailleurs de pierre I »
Tandis que ce phénomène singulier de dissociation psychique
est rare ou exceptionnel lorsqu'on emploie les procédés habituels
de la narcotisation ou de l'anesthéaie, 11 est habituel lorsque Ton
Twxmrt à la mééhode combinée.
I« fait de l'analgésie a inspiré une application nouvelle. II ne
s'agit plus cette fois d'une opémtion chirurgicale ; c'est un acte
LES ANBSTHéSIQCES. 875
naturel, !& seule d'entre les fonctions normales qui s'accomplisse aa
milieu des douleurs, l'accouchement, dont il faut amortir les souf^
frances. Ce cri de détresse de la partariente arrivée au summum
de l'agonie du travail, tandis qu'elle est clouée sur sa couche, inon-
dée de sueurs et de larmes, cet appel au secours qu'elle redit cent
fois avec une énergie poignante : « Soulagez-moi t » les médecins
l'ont entendu. Dès le moment où l'anesthésie fut découverte, ils
songèrent à en tirer parti pour alléger les douleurs de l'enfante-
ment. Le 19 janvier 18A7, James Simpson employait pour la pre-
mière fois l'éther chez une femme en travail; deux ans plus tard
il annonçait quinze cent dix-neuf succès sur quinze cent dix-neuf
accouchemens. Son exemple fut bientôt suivi en Ecosse, en Angle-
terre, en Allemagne et puis en France. Le 7 avril 1853, James
Clark, médecin de la famille royale d'Angleterre, faisait adminis-
trer le chloroforme à la reine, qui accouchait de son huitième enfant:
beaucoup de femmes anglaises imitèrent l'exemple que leur don-
nait « la première dame du pays. » Mais quelques personnes, em-
portées par un zèle mal raisonné, blâmèrent cette conduite au nom
des scrupules religieux. Elles y voyaient une dérogation à la sentence
de l'Écriture : Paries in dolore : Tu enfanteras dans la douleur.
Des écrivains qui n'accouchent pas raj^elèrent avec complaisance
combien vaillamment la mère supporte ces souffrances et comme
elle les oublie vite en pressant sur son sein l'enfant qu'elle vient
de mettre au monde. « Il serait contraire au vœu de la nature,
disaient-ils, d'arracher la mère au sentiment d'elle-même, de la
priver d'entendre les premiers cris du nouveau-né et d'être le pre-
mier témoin de son entrée dans la vie* » Ces considérations ne ren-
contreraient pas grande faveur auprès de la principale intéressée ;
au milieu de ses tortures, elle s'élèverait difficilement à la noti<Hi
par trop virile, en l'espèce, de l'utilité de la douleur. — En tout
cas, il y a contre l'anesthésie complète de la femme en travail, une
objection physiologique plus grave : en annihilant la conscience et
la volonté, elle entraverait le jeu naturel de la fonction. L'en-
fan ement exige la participation active de la femme : ses efforts
volontahres sont nécessaires pour la terminaison du travail. C'est là
ce qu'entendaient les Romains, lorsqu'ils imaginaient que des
divinités mâles, les Efforts^ Di Nixi^ prêtaient leur active assis-
tance à l'enfantement, soos la surveillance de Lucine et des
femmes, seules admises à cette mystérieuse opération. Nous ne
voulons point donner les Rmains conmie alliés aux adversaires de
l'anesthésie obstétricale ; nous voulons faire comprendre seulement
qu'aucun homme de l'art n'a pu avoir l'idée d'insensibiliser les
femmes en couches au même degré que le malade qui va subir
876 RETUE DES DBDX MONDES.
une opération chirurgicale. Ce qui conviendrait, dans la conjonc-
ture présente, ce serait ï analgésie '^ la femme conserverait ainsi
l'exercice de sa volonté et de ses mouvemens ; elle pourrait a voir,
entendre, parler, avoir conscience de ce qui se passe en elle et
seconder librement par ses efforts, et sans crainte de souffrir l'œuvre
de la parturition. 0 On devait prévoir que la méthode mixte, l'as-
sociation de la morphine et du chloroforme, est, entre tous les
moyens, le plus propre à amener le résultat désiré, l'indolorâté
complète avec conservation des fonctions cérébrales. Un praticieD
distingué, le D' Guibert, de Saint-Brieuc, l'a appliqué, dès l'année
1872 avec le plus heureux succès, dans les accouchemens laborieax.
On n'avait pas attendu de connaître la méthode mixte pour sou-
lager les douleurs de l'enfantement. Les services que Ton demande
maintenant au chloroforme associé avec la morphine, on les aysit
demandés jusqu'ici à l'un ou l'autre de ces agens employé isolé-
ment. Quelques médecins pensèrent avoir atteint le but et adop-
tèrent la chloroformisation dans leur pratique journalière ; d'autres
en contestèrent les succès et les contesteront jusqu'à leur dernier
souffle. L'école fut divisée : elle l'est encore. Les discussions iDé<U-
cales ne finissant généralement que par la mort des champions, on
continuera à discuter ; mais dès à présent, en dehors des théories,
germes d'éternelles discordes, il y a des faits positifs qui ne seront
plus ébranlés.
C'est, en effet, la théorie de l'anesthésie obstétricale qui a nui à U
pratique. Les accoucheurs ont imaginé que l'anesth^e ordinaire
avait des degrés successifs : un premier degré qui produit un sou-
lagement général ; un second degré, Vindoloréité, dans lequel U
souffrance parait comme voilée, dolor vélo obductus ; un troisième
degré, qui est l'analgésie parfaite, la perte totale, mais isolée, de
la sensibilité à la douleur. Au-delà se trouve placée la véritable
anesthésie chirurgicale, l'abolition du sens du tact, l'anéantisse-
ment de la motilité. Cette loi de succession est peut-être réelle;
mais il est non moins réel qu'elle rencontre plus d'exceptions
que d'applications, sans qu'on sache expliquer les écarts. A isâ
vaut-il mieux se contenter de dire que l'on a fait avec succès des
milliers d'accouchemens avec le chloroforme. J. Campbell déclarait,
en 1877, avoir chloroformé mille cinquante-deux femmes sur seiie
cent cinquante-sept accouchemens, avec l'avantage d'un soulage-
ment très appréciable dans la plupart des cas. Le succès paraît
dépendre surtout du mode d'administration. Il faut se maintaûr
à un point si précis, que le moindre écart dû à la tactique d'inhala-
tion ou aux prédispositions du sujet le rejette en-deçà ou au-delà,
dans l'agitation ou dans l'inertie complète. Les accoucheurs anglais
LES ANESTHisIQCES. ^77
font inhaler le chlorofonne à petites doses au moment du retour de
chaque effort ; on appelle cela le procédé de Snow, ou encore « le pro-
cédé à la reine. » On a trop affecté en France de ridiculiser ce moyen.
On nous a représenté la femme elle-même tenant à la main le mou-
choir sur lequel le médecin jette quelques gouttes de chloroforme à
l'approche d'une contraction nouvelle, et le portant yivement à son
nez comme si elle respirait de l'eau de Cologne ou des sels anglais.
Il est certain que, dans la grande chirurgie, ce procédé n'aurait
pas beaucoup de chances de succès. Il a été essayé il y a quelque
vingt ans, lorsque les premiers accidens mortels vinrent paralyser
la hardiesse des chirurgiens. Les partisans de la méthode timorée,
Gerdy, Blandin, Baudens, ne voulaient plus d'une anesthésie pous-
sée à . fond, et ils prétendaient se contenter d'une demi-anesthésie
qui allégerait la souffrance et obscurcirait l'effet de la douleur.
Pour cela, au lieu de donner des doses massives, foudroyantes
de chloroforme, il fallait procéder à petits coups, entrecouper les
inhalations, les interrompre en donnant accès à l'air ordinaire. Mais
en procédant ainsi, l'événement a prouvé que le chirurgien allait
le plus souvent contre le but qu'il poursuit. Pour un cas d'indo-
loréité ou d'analgésie accidentellement obtenu, il y a cent cas de
surexcitation violente, dans lesquels le malade épuise ses forces et
celles des opérateurs qui le maintiennent.
Dans la pratique des accouchemens, le succès est beaucoup plus
fréquent. Il semble qu'il y ait une grâce d'état pour la femme
en travail. Les inhalations de chloroforme l'exdtent rarement;
d'ordinaire, elles la calment et quelquefois l'insensibilisent sans
lui faire perdre connaissance : dims tous les cas, elles sont sans
danger.
Les usages de la méthode combinée ne sont pas exclusivement
limités à la pratique des accouchemens. Elle a été employée avec pro-
fit dans la grande chirurgie, par MM. Rigaud et Sarrazin, à Stras-
bourg, par M. Guibert, par MM. Labbé et Goujon, à Paris, par
M. Molow, à Moscou. Elle n'a pas dit son dernier mot. Lorsqu'on
l'aura complétée, comme nous l'avons proposé, par l'addition de
l'atropine, qui corrigera en partie l'action nauséeuse de la mor-
phine et diminuera les dangers de syncope, elle pourra devenir
un des agons les plus précieux de la chirurgie contemporaine.
lY.
L'histoire des anesthésiques nous offre une série continuelle
de réinventions. Tous les anesthésiques ont été découverts deux
fois, souvent davantage. C'est le cas du bromure dCithyle. Cette
878 RBYUB DB» nBDX 1I0HDE8.
année même, il a fait en France, dans le public médical, une
aj^aritian qui n'a pas été sans éclat. Or, il y a bien prte de qoa*
rante ans qu'il avait été essayé comme anesthésique, trouvé bon,
prôné en conséquence et appliqué sans intarruptioa. En 1849, ua
chirurgien de Leeds, en Angleterre, M. Nonnely, Tayait essayé d'a«
bcnrd sur les animaux ; il put en constater la puissance anesttiésiante
et il prit soin de la publier; puis il adopta le nouvel éther dans sa
pratique particulière pour les opérations sur les yeux et les
oreilles. Il y a environ trois ans, deux chirurgiens de Pbiladdphie,
MM. TumbuU et Lewis, l'introduisirent dans l'usage des hôpitaoi;
depuis quelques mois, les chirurgiens de Paris en font l'essai.
Le bromure d'éthyle offre tous les caractères des éthers anesthé-
siques; il est extrêmement volatil. Il parait agir comme un insensibi-
lisateur très puissant, caractérisé par la soudaineté de ses effets
et l'instantanéité de leur disparition. La théorie p^mettait doDC
de prévoir que son action énergique et brusque paralysera d'em-
blée les centres nerveux, sans s'attarder à les exciter au préalable.
Aussi, avec le bromure d'éthyle, le chirurgien n'aura pas à redou-
ter la période d'excitation réactionnelle dont l'éther donne im
tableau si fâcheux ; d'autre part, le malade ne sera pas autant
exposé à la syncope mortelle par excitation du bulbe. En revancbe,
Taccident ultime qui clôt la scène dans les cas d'aoesthésie pro-
longée, l'arrêt de la respiration par paralysie du bulbe, sera plus
imminent : dans les opératicms de longue dmrée» le bromure
d'éthyle présentera des dangers supérieurs h ceux de l'éther et da
chloroforme.
La réelle supériorité du bromure d'éthyle est dans son appU*
cation à Vanesthésie locale.
Les procédés d'anesthésie locale consistent à rendre insensible
la seule partie sur laquelle doit porter l'opération. Si l'on pouvait
trouver un agent qui remplit complètement les conditions de la
définition, l'on n'aurait plus besoin de recourir à l'anesthésie géné-
ralisée. Il serait infiniment plus avantageux de laisser au patient
le mouvement, la sensibilité, l'intelligence» les conditions hal»-
tuelles de la santé et de ne rendre insensible que la r^on qui doit
être mutilée. Mais la physiologie laisse bien peu d'espoir qu'on tel
procédé puisse exister et qu'une substance quelconque soit capable
d'agir, à distance, sur les élémens des tissus, sans être introduite
dans le sang. Quoi qu'il en soit, dans l'état actuel des choses, le
procédé n'est applicable qu'aux petites opérations superfidelles,
incision d'abcès, d'anthrax, de panaris, pratiquées dans la petite
chirurgie, car l'insensibilisation ne s'étend point profondàonakt an-
dessous de la peau*
LiB ARBsminQin». 879
Les anciens ont connu queicjueB moyens d'anesthésîe locale. 'Pline
et Dioscoride parlent d*une certaine pi«rre de Memphis qui s'ap-
pliquait sur les parties que Ton voulait rendre insensibles. On la
broyait et on la délayait dans du vinaigre. M. Littré croit que la
pierre était quelque carbonate de chaux dont le vinaigre dégageait
l'acide carbonique. Ce gaz, mis en rapport avec la peau, produit,
en effet, un état d'insensibilité très appréciable et que les anciens
avaient pu remarquer. D'ailleurs, cette propriété a été appliquée en
des temps plus voisins. £n 1771, Perdval employait, pour insensibi-
liser les sujets, des bains d'acide carbonique. Malgré les efforts de
quelques médecins, Simpaon, Scanzoni, FoUin, Monod, Demarquay
et Broca, l'anestbésie carbonique est restée sans application usuelle
et n'a gardé qu'un intérêt de curiosité scientifique.
Aussi bien Ton possédait déjà des moyens beaucoup plus sûrs.
Une observation commune avait conduit à utiliser la réfrigération
pour rendre insensibles les parties à opérer. Tout le monde sait
que le froid très vif engourdit les membres et les rend incapables
de recueillir les impressions du tact et de la douleur. Les chirur-
giens avaient profité de cet engourdissement. A la bataille d*Ey-
lau, par un froid de 10 degrés, les opérations ne provoquaient
presque pas de douleur ; pendant la campagne de Russie, Larrey
amputa la cuisse à un jeune soldat adossé à un pan de mur, et qui
soutenait lui-môme le membre mutilé, pendant que quelques cama-
rades maintenaient un manteau au-dessus de sa tôte, pour le pré-
server de la neige. — De là est née l'idée d'employer la réfrigération
artificielle pour pratiquer quelques opérations très simples. On
appliquait de la glace ou un mélange réfrigérant sur la partie
dolente et l'incision était faite sans autre souffrance que celle même
que le froid est capable de produire. — Il y a des moyens plus
commodes d'arriver au même résultat. L'évaporation des liquides
volatils, lorsqu'elle est rapide, produit un abaissement de tempéra-
ture qui peut être considérable. On versait donc de l'éther sur
la région à opérer jusqu'au moment où la douleur n* était plus
sentie. L'insensibilité était d'autant plus complète que l'évaporation
était plus active. Pour l'accélérer, M. Richet, en 18ôi, employait un
soufflet dont on dirigeait le courant d'air sur les points de la peau
où l'éther tombait goutte à goutte. Les appareils pulvérisateurs
inventés par Richardson ne sont qu'un perfectionnement de cet
outillage un peu primitif, liais les pulvérisations d'éther, si conve-
nables d'ailleurs à ]^oduire Tanesthésie locale, offirent un inconvé*
nieat. Les vupeura soirt inflammables ; mélangées à l'air, elles sont
explosrres. On ne peut donc opérer dans une chambre où il y
aurait de la lumière ou du feu; on s'interdit l'emploi du fer rouge
880 KETUE DBS DEUX HONBES.
et du tbermo-cautëre, deux instrumens prédeux de Tarsenal du
chirui^eD. Pour avoir passé outre à ces défenses , quelques opé-
rateurs ont provoqué des àccidens déplorables.
Le bromure d'éthyle n*a pas ces inconvéniens. Sa volatilité est
comparable à celle de Téther et il produit une réfrigération aussi
grande en s' évaporant à la surface de la peau ; mais ses vapeurs oe
risquent pas de s'embraser à la flamme du foyer ou de la bougie,
ou au contact du couteau rougi. Si, comme Ta fait M. TerriUon, on
le substitue à l'étber dans l'appareil à pulvérisation, on détermine
en deux ou trois minutes sur les points de la peau touchés par le
jet une plaque blanche et chagrinée qui peut être incisée sans dou-
leur. Les vapeurs qui se répandent dans l'appartement sont sans
danger pour le malade et pour les opérateurs, car, à l'inverse de
Téther, elles n'exercent aucune espèce d'irritation sur les bronches
et sur la peau.
Y.
L'histoire des anesthésiques commence et finit au protoxyde
d'azote; l'emploi de ce gaz a marqué les premiers débuts de
la méthode et il caractérise aujourd'hui ses derniers perfec-
tionnemens. Sa propriété d'éteindre la sensibilité à la douleur,
aperçue par Humphry Davy au commencement du siècle, retrou-
vée en iShk par H. Wells, a été utilisée depuis lors pour les opé-
rations de la chirurgie dentaire en Amérique, sur le continent
et, on peut le dire, dans le monde entier. Un détail pourra donner
l'idée de l'extrême popularité de cet agent. Dans un seul établisse-
ment de New- York, celui de Golton, on a insensibUisé par le pro-
toxyde d'azote un peu plus de quatre-vingt-dix-sept mille personnes
dans une période de treize ans, du mois de février 186i au mois de
mai 1877. — Aucun accident grave n'a été signalé. Les chiruigiens
cependant ne tiraient aucun service d'un procédé qui ne produisait
l'insensibilisation que pour quelques secondes. Le protoxyde d'a-
zote, exclu de la grande chirurgie, restait donc confiné dans la pra-
tique des dentistes et paraissait n'en devoir jamais sortir, lorsque
M. P. Bert fit connaître en 1878 une méthode nouvelle qui en
accroissait singulièrement la puissance et en étendait indéfiniment
les applications.
11 faut observer que, dans la pratique des inhalations anesthé-
siques, c'est toujours un mélange respirable qui pénètre dans les
poumons, -^ mélange d'air atmosphérique avec la vapeur de l'éther
ou du chloroforme, — permettant àX^nction respiratoire de s'exer-
cer librement, hors de tout risque d'asphyxie. La première qaes-
LBS ANESTHÉSIQUES. 881
tion que les physiologistes durent se poser à propos du protozyde
d'azote était de savoir si ce gaz pur était respirable et pouvait être
offert impunément aux poumons. L'expérimentation pouvait seule
renseigner à cet égard, car la théorie permet l'alternative* L»
protoxyde d'azote contient en effet de l'oxygène comme l'air atmo-
sphérique; il en contient môme davantage, — le tiers de son
poids, tandis que l'atmosphère n'en contient que le cinquième; —
mieux que celui-ci, il entretient les combustions. On était en droit
de se demander si cette combinaison pouvait être utilisée par l'or-
ganisme comme Test le mélange atmosphérique; et dans le cas où
le sang n'en pourrait extraire l'oxygène, si les tissus eux-mêmes
sauraient tirer parti de cet oxygène engagé avec l'azote, comme ils
font de l'oxygène ei^agé avec les globules que le sang leur pré-
sente à chaque moment.
L'expérience a répondu négativement. Le protoxyde d* azote est
sans usage pour les tissus animaux ou végétaux. Quoi qu'en aient
dit des chirurgiens comme Demarquay et des physiologistes comme
Longet, le sang ne l'utilise pas mieux que les tissus eux-mêmes. Les
globules du sang, convoyeurs habituels des gaz, ne s'en chargent
point : ils le laissent dans le liquide des canaux sanguins, où ils
baignent eux-mêmes. Dans ce liquide, plasma sanguin, le protoxyde
d'azote peut se dissoudre, comme l'air se dissout dans l'eau, en
suivant les lois physiques de Dalton.
Le protoxyde est donc irrespirable, et les inhalations du gaz pur
doivent entraîner l'asphyxie comme il arrive avec les autres gaz
indifférons. Et, en effet, les animaux sont tués rapidement en pré-
sentant les convulsions habituelles de la mort par privation d'air;
de même est-il mortel à l'homme, et c'est « commettre un crime
contre la vie des personnes que de l'administrer à l'état de pureté. »
Il est dangereux au même titre que tout autre gaz impropre à la
respiration; il l'est même davantage, car l'homme qui est plongé
dans une atmosphère inerte est averti du péril qu'il court par l'op-
pression et les affres de l'asphyxie, tandis que l'ivresse du pro-
toxyde lui dissimule la mort qui le menace et éteint le sentiment
de conservation qui le pousserait à rechercher l'air respirable.
Gomment donc s'expliquer l'innocuité des célèbres épreuves que
Davy et tant de ses compatriotes ont faites au commencement du
siècle? C'est qu'ils ne faisaient pas usage de gaz pur, ils respiraient
un mélange de protoxyde et d'air. Les ballonnets de soie gommée
dans lesquels le gaz était conservé laissaient pénétrer de l'oxygène
à travers leurs pirois perméables.
Eq même temps que le protoxyde d'azote anesthésie l'homme ou
ranimai qui le respire, il l'asphyxie. Les deux phénomènes se pro-
TOMi iuu ^ flSSO. $6
882 wKvm DES mci mondes.
dtiisant sfanuhanément, ob était tomibé damr l'erreor 4e caralre qu'ils
avaient entre eut une relation d<e cave k effet et que* rtepbysie
étttit la raison de IlnsensibiUsattoir. 'C'était prosarire )e pnitoiyd^
d'azote, car il n'aurait yu supprimer fat sensiMlité qif en oppri-
mant la vie même. Les expériences «de H. Paul Rsrtoiit ppouvé, an
contraire, qne la coïncidence des cteiit phénomènes' n'arrait Tîea de
nécessaire et que la propriété anesrthésiqus éa gaz éitait^lislhcte et
indépendante dfa son effet aspfryxiqae. Le protoxyde d'azote ennoe
en Idéalité sur tes centres nerveux un<e action propre >fm« v^eiaot
se superpeser à l'^spbyxiéi lui impiime une allure particulière.
Pour que 'Cette action paralysante puisse se produire, ii fauttque
la liqueur du sang coatîeiBie une i(u«ntilé lOdnsidéraUe de pro*
toxyde : il faut qu'elle soit saturée< Si Ton mâange le gaz à l'air et
qu'on le présente ainsi dilué au sang qui travenrse les poumons, celui-
ci n'en prend plus une dose suffisante peur paralyser les centres
nerveux : il n*y a pl«s d'uiestbésîe. On ymi par là. l'inanité des
efforts que E. Wells avait tentés. L'expéricooe établissaît que le
protoxyde ne devait être respiré m par ni mélangé ; ni pur, pane
qn'en supprimant la sensibilité, il produit en mène temps J'aspire,
ni mélangé, paire qir'il cesse d'agir. L'asphyxieidevant too jours ooo-
trarier Tanesthésie, l'usage dupnMxyde se trouvait restreint àtses
opérations de 1res -courte durée, pendant lesquelles la respiration peut
être suspendue sans danger réel. Lorsque les dentistes adBÛaialrent
du protoxyde pur, l'anesdiésie apparaît trente ou quarante secondes
après le début des inhaliEiftîons. Chez les enfans^ elle semontro défi
après une ou deux respirations. Le temps très court pendant lefoe^
elle se soutient suffit à e^cécuter l'opération dans un éti^ d'aoes-
tbésie complète et d'aspbyxie commençante. — Dès les premières
respirations, le paitient est précipité dais u«8 sorte d'ivresse ; le sol
paraît se dérober sous ses pieds ; il perd tout point d'appui et se
ami enlevé et transporté repidement oomme s'il s'élevait en kal-
lon. Pendant ce temps, le ponte a des baitemens petits et accé-
lérés; le visage se boursoufle et devient livide, les lèvres sont
envahies par la coloration violette caractéristique de l'asphyxie.
Tout ce tableau produit une impression pénible sur les assistans,
et ils ont peine à se défendre d'me appréhension fui n'est nuDe-
ment légitime, car la situation n'offire aucun caractère inquiétant
Pour qu'il y eut vraiment danger d'asphyxie, il fauduEÛt prolonger
pendant deux ou trois minutes encore l'action du prcttozyde. Pré-
venu par des signes évidens que le point favorable a été aCteinI,
l'opérateur n'a garde de le dépasser. Plutét que de soutenir on état
de choses qui deviendrait vite menaçant, il préfère répéter l'^ireave
et faire son œuvre à deux reprises. Le retour à la coodKtioa nor-
male est si complet et si rapide, qu'une seconde ou une troisième
LES ANBSTHÉaiQUESi 88fS
tentalife trome le sujei diaas ^ mette état où il était av^Aoït la
premîàre, el ne présente aacun iooo&vénieat nouveau* G'^st par
ce pénible artifice de lanépétitioades aiiesihésies avec intermit-
tence que las chh'urgieQa amériGaûifi, et peut*ètre H. Wialts lui'*-
môme, ont pu faire servir lepootoxyde d'ftzota à des opératlone de
longue haleîner Les diffienltéa d'un tel précédé» son eavactère
hasardeux, en Umiuieiit tout naitiureilemratirapplkation ; et après,
comme aivant oestentatives, il restait exact de djre que le protcô^de
était impropre aux grandes opératioBS,
Une analyse physiologique trës> pénétrante a. permis à IkL P» Bert
de saisir les caaaaes de la. difficulfiâ et d'en trouver le semède.
Si le gaz dilné est sans effet, c'est que lesafig qui traverse le pouh
mon ne prend plus dans cette atmosphère diluée qu'une qnatntilë
de pretoxyde trop faible pour paralyser les centres nerreux qu'il
vu. ensuite arroser» Or, comme la quantité de gaz qui pénètre dépend
uniquement de sa pression, c'eslh&<-dîre de la force avec laquelle tl
pèse sur le liquide saogjuin à la. surCace du poumon, on conçoit, en
comprimant le gaz dilué» qu'on arrive à en faire pénétrer autant
qu'en l'offrant pur soua la pression ordinaire. La compresaion
compensant ainsi la ^utîon, l'efSat anesthésique se produira
de h, laéme manière el avec la même intensité. Cet artifice ne
cbangeru àanc pas hi situatioD en ce qui concerne l'inâenaibiiisation
à obtenir, mais il la modifkva en ce^qui ooneerae l'asphyxie à évir
ter, car le gaz mélangé au protoxyde et qui sert à te dUner peut
être l'oxygène, le gaz vital, le gax respirable. Pour permettre l'ame»-
tbésie tout en prévenant l'aspbyxie, il suffira de présenter à
la surface du poumon un mélange eomprimé où la pression par-
tielle du pro^syde soit égale à la pression barométrique et où la
pression pu'tieUe de l'oxygène soit la môme que dans l'air» c'es^
à-dira égale à un cinquiteue de la pression barométrique. Cumulant
alora les avantages des deux gaz, le sujet respirera coaune dans
l'air pur et s'aoesthésiera comme dans lie protoxyde pur. La con-
dition précédente revient, ainsi que lemonCve uoi calcul très simple,
à mettre en rapport avec le poumon de l'animal un mélangede cinq
volume3 de protoxyde d'azote et de un volume d'oxygène amuené
à une pression supérieure de un cluquième à la preseion atmosphé-
rique. Toutes ces inductiousthéeriquesy cesraisonnexaensiagiinieux,
l'expérience les a vérifiés pleinement. Après lane uu deux minutes
de contact avec le mélange, lediien^qui servait à l'épreuve devenait
complètement insensible, la pupille était dilatée, on pouvait tou-
cher l'œil sans faire cligner la paupière, pincer un nerC sensible,
sans provoquer de réaction : la résolution musculaire éia&ft sdDSolttek
Cet état a pu se soutenir une demi^lieure ou une heure sans chaii>*
gement. Et, tandis que les fonctions supérieures de ranlmalité
SS\ BEVUE DE8 DEUX MONDES,
étaient anéanties, les fonctions végétatives persistaient dans leur
intégrité ; la respiration restait régulière, le cœur conservait son
rythme, le sang ^a couleur, la chdeur animale son d^ré. Dès que
les inhalations furent interrompues, le retour à l'état normal se fit
avec une extrême rapidité. Après trois ou quatre respirations à
Tair libre, c'est-à-dire au bout d'une vingtaine de secondes, l'ani-
mal , entièrement réveillé, reprenait sa gatté et sa vivacité ordi-
naires ; il se mettait à courir librement et à caresser les assistans.
L'expérience que nous venons de rappeler présentait une impor-
tance considérable pour la pratique chirurgicale. Il ne restait plus,
en effet, qu'à appliquer la méthode de M. P. Bert aux opérations sur
l'homme. Dès le commencement de l'année 1879, deux chirurgiens
des hôpitaux, MM. Labbé et Péan, en firent l'épreuve avec un plein
succès; d'autres, MM. Perrier et Ledentu, à Paris, M. Derouhaix,
à Bruxelles, répétèrent ces essais. Aujourd'hui le nombre des opé-
rations faites avec le protoxyde d'azote sous pression dépasse cent
cinquante. L'excellence du procédé n'est plus discutée. Le malade
a tout profit à être endormi par ce procédé plutôt que par toot
autre.' Les autres anesthésiques altèrent assez profondément les
tissus en coagulant et dissolvant leur substance ; de là des malaises
qui survivent quelques heures à l'opération, et dont la gravité a
permis de dire que le malheureux opéré reste quelquefois « plus
malade de son chloroforme que de son opération. » Le protoxyde
d'azote, ne formant pas de combinaison chimique stable avec les
tissus, n'exerçant qu'une action superficielle et temporaire sur les
élémens organiques, déprime moins fortement le système nerveux
et permet le retour presque instantané de la sensibilité, de la
volonté et de l'intelligence. Il offre un autre avantage : la période
d'excitation préalable qui est l'écueil de l'anesthésie par l'éther et
qui est à craindre même avec le chloroforme, subit avec le pro-
toxyde d'azote une atténuation qui pratiquement équivaut à sa sup-
pression. Enfin et surtout, il est absolument inofiensif, et ne lusse
plus au chirurgien le plus circonspect aucun prétexte pour refuser
à ses malades le bénéfice de l'insensibilisation.
L'application exige une installation particulière. Le sujet doit
respirer un mélange de 1 5 parties d'oxygène et de 85 parties
de protoxyde d'azote à la surpression d'environ 1/3 d'atmosphère.
Un masque exactement appliqué sur la bouche et le nez amène
sans perte dans les voies respiratoires le gaz accumulé dans un
réservoir à parois flexibles, de manière à pouvoir être comprimé
par l'extérieur. D'autre part, pour que la pression exercée à la
surface interne du poumon soit sans danger, il faut qu'elle s'exerce
également à la surface du corps ; — en un mot, le sujet doit être
dans la même condition où il est normalement lorsqu'une égale
LES ANESTHÉSIQUES. 885
pression, celle de ratmosphëre, agit intus et extra. De là Tobli-
gatioD de placer l'opéré dans une chambre métallique, ou cloche
hermétiquement fermée, et pouvant supporter la surpression de
1/3 d'atmosphère. C'est la chambre d'opération. Là se trouvent,
avec les aides, le chirurgien et le malade. Seulement, tandis que le
chirurgien et les assistans respirent simplement l'air comprimé de
la cloche, le patient respire le mélange anesthésique. Le séjour des
opérateurs dans l'air comprimé n'a point d'inconvénient : tout au
plus sont-ils quelquefois gênés par une impression désagréable de
tension de la membrane du tympan. Les avantages habituels de la
médication par l'air comprimé rachètent cette incommodité, et l'on
risque de voir un chirurgien guéri de quelque légère affection des
bronches par des opérations instituées à l'intentionde ses malades.
Sans doute, l'installation de ces grands appareils, — la chambre
d'opérations en tôle étanche, la pompe à compression, — entraîne
quelques dépenses. Elle existe pourtant toute prête dans les éta-
blissemens d* aérothérapie qui se sont fondés dans les grandes villes
d'Europe : elle a été réalisée récemment dans un des hôpitaux de
Paris et pourrait l'être dans les autres. Enfin, pour les opérations
de ville on a construit des cloches mobiles montées sur camion et
facilement transportables. D'ailleurs si ces appareils « d'une chi-
rurgie à vapeur » sont plus compliqués que la serviette ou le sim-
ple mouchoir qui sert à l'administration du chloroforme, ils sont
aussi d'une précision et d'une délicatesse incomparablement supé-
rieures. Us permettent de régulariser l'administration del'anesthé-
sique. Il suffit d'augmenter ou de diminuer la pression dans la cloche
pour augmenter ou diminuer la quantité de protoxyde qui pénètre
dans le sang. On peut ainsi régler exactement, avec le mano-
mètre, la dose qui convient, maintenir ou prolonger l'état qui parait
favorable, ce qui n'a lieu ni avec l'éther, ni avec le chloroforme. Ce
n'est pas seulement pour la médecine qu'une telle facilité sera pré-
cieuse : la physiologie psychologique a quelques profits à en
attendre. En ralentissant, pour ainsi dire à volonté, la marche de
Tanesthésie, on pourra l'analyser, en séparer les périodes, en dis-
tinguer toutes les phases. Si la doctrine est vraie qui place l'abo-
lition de la douleur avant celle de l'intelligence et si les diverses
facultés cérébrales sont dissociables par l'anesthésie, cette méthode
fournira le meilleur moyen de l'éprouver expérimentalement. Enfin,
on pourra peut-être reproduire à coup sûr les phénomènes^ qui
avaient tant passionné les esprits au temps de H. Davy, et con-
naître les conditions de cette ivresse extraordinaire qui avait valu
au gaz hilarant le nom fabuleux de « gaz du paradis. »
A. Dastrb.
UN
ROMAN POLITIQUE
Endymifm^ psr lord BettconsfloW, 3 TOl. fai-9*; LowireB, Longmaia et O.
I.
n faut se défier de Tappirenie inactioit des gm actifs : Hs ne
sauraient accepter un sepos qui leur serait morieL S'ik panJseau
s'effacer, soyez sûrs ou qa'nn nouveau champ s'est owect à Icv
activité, ou qu'ils se préparent à rentrer en scène. Lorsqu*en pé-
sence' d'une députation d'ouvriers M.. Gladstone abid;taît un des
arbres de so>q parc d'Hawarden et faisait Toler autour de loi des
éclats de bois qiui étaient pieusement lecueilHs, ces vigouren coops
de cognée, dans la pensée du irieil athlète paorkmentaire, s'aàrâ-
saient au ministère dont fl méditait déjà le renversement; tpnn^
son fils,, avec l'imprudente ardeur de îa jemiesse, denaandak au
visiteurs ébahis : « He. trouvez-YOUS pas qi^il a encore la force di
conduire le parlement? n M. filadstooe ne fermait pas cette bonek
indiscrète. Les facultés ne sont pas moms fortes et le besom 4*«6-
tivité n'est pas moins grand diez Ibrâ fieaconsfield que chez wm
illustre rival. La défaite électorale des conservateurSt si complète
qu'elle parût, ne pouvât avoir jeté dans le déoouragemeat ce vail-
lant lutteur, doué d'une indomptable ténacité. Lord Bcaconsfield ne
s'est-il pas ccMnparé luinnême à ce grand général qtà disait av«r
appris à vaincre à force de perdre des batailles ? A l'ouverture de
la session, il a réuni ses amis politiques pour les exhorter à Tunion
iSnt BOICAJI PQfilTKira» B87
et 1 la persévérance, ks assurant qae leir priodpes gif iler repré-
seateBt sont trop kidispensables à 1& stabilité des ifistitaimos
aoglaiaes pour que la bon aesa uatorel de Ja nation ne ramène pas
la feveur pnUicpe au parti qni les débnd. En même temps, il avait
rocMunandé à ses» andens lieutenans de laisser le ehamp libfre aux
nouveaux ministres afin de ae point «rèOer le développement des
gennes de dûvision qu'il apeiroeqrait an sein de leur majorité; hri-
mÊme a pris peu de part aux débats de ia demière session. Après
la séparation du parlement, la goutle, ce mal i^édal des hommes
d'état et des diptcMsaies, qui'OSt aussi «fselquefois un prétexte com-
aode pour arrMer les curiosités îndisorèleB, a paru confinier lord
Beaconsfield à Hagbenden Manor. Si filte le reteBait dans son cabi-
net, elle n'enchakuiît pas sa main, toujours alerte, oar un nouveau
roman, Endymwn^ est veivusoudiûnement noetttre en émoi le monde
de la littérature et 4e ht poétique. Ainsi Lotkair avait paru ino-
pinénkent en 1870, api^ès le renversement du cabinet de lord Bea-
consfield et lorsque l'on croyait le ckef des conservateurs livré au
décounagemeirt.
Ce n'est pas seulemeoft par son apparition inopinée q^i'Endy-
mùm a été une surprise pour le public angiais. Ge livre ne res-
semible point aux ouvrages que lord BeaooniBÛdd a publiés depuis
son entrée dam la carrière publique. Sous la forme de romans et
dans le cadre de fictions à peine â)audiées, ces ouvrages, si avi-
dement lus, ont toujours eu pour objet réel l'exposition et la
défense des opiinons de fauiteur. C'étaient des «euvres de propa-
gande et comme des appds des jugaoïeDS dm parlement à la masse
de la nation. Or cm ne trouve 4m8 EndymUm m un ensemble de
théories politiques comme dans Coningsby ou SybHy vi des thèses
de .métaphysique religieuse et de théologie comme dans Tancrède
ou Lolhair. C^est en vain qa'on y cherchierait la moindre aflusion
aux questions du jour, à la situation de l'Irlande, au prochain
abaissement du cens électoral dans les comtés ou aux affaires
d'Orient. Ce n'était pas là le seul désappointement réservé à la
curiosité des lecteurs. Endymion n^est pas, comme <iuelques-uns
de ses devanciers, une galerie de portraits politiques. Depuis
QffUngsby, on s'était habitué à croire que lord Beaconsfield ne
pouvait écrire un roman sans y meCtre en scène, sous des noms
supposés, bon nombre de ses contemporaôns. C'était à qui signa-
lerait, à la cour ou dans le parlenest, parmi les amis ou parmi les
adTersaires de l'auteur, les originaux de tous ses personnages.
Quelle épigrarame plus cruelle pouvait-on lancer contre un ennemi
isthne que d'affecter de le reconnaître dans un portrait satirique,
et de le plaindre d'avoir été peint sous de si méchantes couleurs?
Cette fois, lord Beaconsfield s'est mis en garde contre les faiseuns
888 BBTUB DBS DEUX HOllDESt
de clés. Il semble même qu'il ait pris un malin plaisir à leur
tendre des pièges, à les lancer sur de fausses pistes, et à les dëroo-
ter complètement. L'action à*Endymion embrasse la période com-
prise entre la mort de Ganning et la mort de lord Palmerston; elle
se passe uniquement dans les régions ministérielles et parlemen-
taires; tous les personnages appartiennent au monde poIiUque.
Comment ne pas céder à la tentation de faire des portraits, surtout
lorsqu'on y excelle, qu'on n'a qu'à interroger une mémoire ineio-
rablement fidèle, qu'à lâcher la bride à un esprit aiguisé et natu-
rellement tourné à l'épigramme? Lord Beaconsfield s'est surveillé
lui-même. Il a dû emprunter aux gens qu'il a connus et pratiqués
bien des traits de caractère : la plupart des incidens du roman doi-
vent avoir pour origine des anecdotes demeurées dans la mémoire
de l'auteur, mais celui-ci mêle les couleurs et les époques de façon
à rendre toute application directe impossible. Quelques traits de
ressemblance vous frappent; vous êtes tenté de mettre un nom
de personnage ; mais ni les dates ni les faits ne concordent. L'ori-
ginal que vous croyez reconnaître n'était pas encore entré sur
la scène politique ou il en avait disparu au moment où l'au-
teur lui fait jouer un rôle actif; ou il n'appartenait pas au parti
dont il est représenté comme^^l'homme le plus important, ou il
était un parvenu, et l'auteur en a fait^un grand seigneur. Quand
vous voyez entrer en scène deux frères, tous deux disciples de
Bentham, dont l'un se destine à la carrière parlementaire et l'autre
à la diplomatie, M. Bertie Tremeine et M. Tremeine Bertie, on ne
peut se déiendre de songer aux deux frères Bulwer Lytton et Lyt-
ton Bulwer ; mais aucun des incidens où figurent ces deux per-
sonnages épisodiques ne peut se concilier avec l'histoire des deoi
hommes distingués qui ont été les amis de lord Beaconsfield, et
celui-ci s'est évidemment joué de ses lecteurs. Quand l'auteur
met dans la bouche d'un diplomate, homme d'état éminent, cette
réflexion, « qu'un gouvernement qui périt par les finances est
un gouvernement imbécile, » et cette déclaration, que « nSurope
ne sera refaite que par le fer et le sang , » on s'écrie tout ans*
sitôt que le comte de FerroU ne peut être que M. de Bismarck;
mais la carrière politique du célèbre chancelier avait à pein:
commencé au moment où se termine l'action d'Endymion. Quand
ce même comte de Ferroll parle de sa patrie opprimée, lorsqu'il
compte sur Napoléon III pour délivrer ses compatriotes du joug
étranger, n'est-il pas M. de Gavour tout autant que M. de Bîsr
marck?
Qui reconnattrons-nous dans Nigel Penruddock, le brillant lauréat
de l'université d'Oxford, le puséyste ardent et convaincu, dont la
parole de flamme ravit toutes les grandes dames et remue profon-
UN ROMAN POLinQDB. 689
dément l'église anglicane, qai se convertit au catholicisme en entraî-
nant après loi une partie de son troupeau, qui devient archevêque
de Westminster et cardinal de Téglise romaine 7 Nigel réunit la
science et la puissance oratoire de Newman, l'onction persuasive
d'Oakeley,le ferme vouloir et l'esprit de gouvernement de Manning.
Lequel de ces trois noms substituer au sien? Nigel n'est-il pas sim-
plement ce qu'on pourrait appeler un personnage représentatif,
c'est-à-dire la personniûcation dans un seul homme de ce grand
mouvement religieux qui a déchiré l'église anglicane et conduit
tant d'hommes éminens à sacrifier des positions élevées pour cher-
cher dans le catholicisme le terme de leurs doutes et le repos de
leur conscience?
Ne devrons -nous pas en dire autant du romancier-journaliste
Sainte-Barbe 7 La malignité littéraire, — il n'y a que les gens de
lettres pour avoir de ces cruautés, — veut absolument retrouver
dans ce romancier, toujours mécontent de son sort et toujours
envieux des succès d'autrui, l'auteur de Vanity Fair et de Pen-
denniê^ à qui lord Beaconsfield ferait expier, au bout de trente-six
ans, le tort d'avoir publié dans le Punch une parodie de Coningsby.
Ne croyons point à des rancunes couvées aussi longtemps. Lord
Beaconsfield est plus prompt à la riposte : il l'a prouvé depuis
longtemps à des adversaires plus redoutables que le pauvre Thacke-
ray. Il ne peut déplaire à un auteur avisé d'être parodié; la
parodie est la consécration du succès. Toute l'Angleterre a lu
Coningsby : combien est-il de gens qui se doutent de l'existence de
Codlingsby ou qui éprouveraient la curiosité d'en lire six lignes?
Nous demanderions volontiers à ces critiques charitables de nous
indiquer dans Endymion un trait, un seul, qui s'applique incon-
testablement et nécessairement à Thackeray et permette de l'iden-
tifier avec Sainte-Barbe : laissons reposer en paix le malheureux
écrivain, qui a suffisamment racheté par des années d'exil et de
misère les désordres et les faiblesses de son existence, et ne voyons
dans Sainte-Barbe que la personnification de la mobilité d'humeur,
de l'amour-propre excessif, de l'esprit de jalousie et des mille
défauts qu'on reproche avec plus ou moins de justice à la gent
lettrée. Quand Sainte-Barbe, faisant un grief au ministère d'avoir
dissous le parlement, parce que les préoccupations d'une élection
font baisser la vente de son livre, se tourne contre le gouverne-
ment qu'il a servi, est-ce là une épigramme rétrospective? N'est-ce
pas plutôt un trait de comédie, et ne pourrait-on citer des écri-
vains dont les cbangemens d'opinion n'ont pas eu des causes plus
sérieuses ? Disons-le tout de suite, lord Beaconsfield n'est pas indul-
gent pour les hommes de lettres. Non-seulement il crible d'épi-
grammes « nos correspondans, » toujours au courant de tous les
890 BBTOB DBS BSra WWBBB.
secret» ^des. cabinets» et plus enoore les reporien qui pénètnBt
malgré vobb dftii9iiietDe nmîna eC esBegistrciU les^ plats ^om sert
sur votre table ; mab îi ne berne pomt li ses ligoeors. Ém*
Takia «t jonnialiBÉes,, praoeoB une' leçon d'honililé en lisant ce
qu'écrit de nous le loeafirisre éanoenit que k pelilique nofOB a en»
leré:
Eu géaécal, les 4laecs d'bcnmesi ne sont ipas -laanaaas. QMDd les
convives, covu»e cela est ordinaire» ent en coaumm des iiies très
arrôtf^esi sur la.polHîqiMi» le spast, la littènturer Fmaèe -ovle monde, il
en résulte une grande menetoaiîe dans les pensées et ks afipréciatioiis,
et dans les sujets que l'on traite. Dans un dîner d'hommes politiqics,
la oonveffSBiion ne tarde pas à. rouler sur ce qu'eau peut appela les
affaires de la boutiqae : anecdotes sur les «denaieis scratîos, criti-
ques deâ discours .prononcés, conjectures sur les nomÎBaaifms aunb-
térielies ou les élections à \%tùt^ et surtout sur cette odisase et îbIk
rissable questioa de la rèùsioa des Ustes Rectorales.. Cependans, de
temps à -autre, un éclair passager donne à penser que les oonvifcsoiB
une autre existence que celle qai s'écoule entre Jes anm des dess
cbambrea. GeUe circonstance atténuantena s'applique psiol Mtz dtaers
des gens du f port On coounence par les paris et les handicaps, oa
fiait par les jparis et les bandicaps; et Ton a dfoit do douter qafilantoe
dans la tête des convives qu'il puisse eidster uao oembinaison quel-
conque d'atomes en dehors des bandicaps et des paris» Avec un dloer
de gens de lettrcsi» la salle à manger devieoat le vrai palais du silence.
La haine et J'envie que tous les écriNains xessenteai les uns pour les
autres, par^uliècement lerfiqu'its échangent daos des dédîcaooales
effusions d'une mutuelle affection, ne manquent jamais d'assucer daas
ces réunions l'agréable impressien d'un senlinkent géoésal de pénible
contraijQCe. Si un bon mot arrive sur les lèvres dTun oottvive, il aora
soin de le retenir do peur queson voisin^ qui est en train de pubHsr un
roman dans une rôvue« n'en iasse son profiit dans le .numéro suant,
et que lui-même^ qui est attelé à une besogne sau^lable^ n'en perde le
bénéfice.
Est- ce à dire que, dans k longoe série des^peraonnages qm dev-
ient dans les pages ûtEndymionj il n'y ^^^ F^int d^fignoea réelieset
reconnaissatdes? Ilentefit'troâs quei'aateur n*a déguisées gnedsos
la nteaure dont les iconvmtfices lui en faisaient 'un devoir, et aor
lesquelks on peut illettré unBomàtCou{> sûr.ToutesilesftiMB appsr*
tiennent au passé« La neiae Agfippine, ^ont la peînâure a imir
talisé le gcaciem: ivisage, encadré id'abondaotee JKiiides Mondas,
la souveraine dâtrtaén dont /le talent nansical tes! ma d«n do la
nature et qui demande^iw arts de la consolar de sa
ON BOHAV POUTIQinS. 891
perAue, la mère tendre et dévouée qui ne «fit que pQfur «on fUsi^ A
qui rien n'a toute pour le sauver de la aMnrt et de ia cvfrtivhé, est
assurément la reine^ Bertenva. Dana le prfawe TloiestaK cpiiv apvès
deux tentatives malheureuses, réussît àsfempemrdn titane' aaqoel
il se croit appelé par sa naissâBee et devient^ Taltié du peuple
anglais, il est impossible 4b ne pas reconnaître IVapoléom IH^ dont
le caractère est pris sur le vif et dont lee: habitudes' d'esprit et la
manière d'être sont analyBéas et jetraoées^ avec autant de finesse
que «d'exafctitude. Bnfin, bien que lord' Pabnerstra n'ait pas fait un
mariage d'amour dons le& dernières asmées^ de sa vie, qu'il ne se
soit jamais laissé élever à la pairie, et qu'il n^ait'pas été frappé de
congestion cérébrale en rédigeant une dépêche, c'est lui qui, sous
le nom de lord Reehampton, tient !a^ plus^ grsnde place dane le
roman. On ne saurait accuser lord' BeaNSonsfldd de malveillance et
malignité à Téganxl d*ufï ancien adversaire : il n'acrrait pu mieux
traiter son ami le plus cher. C'est sous les couleurs les plus favo-
rables qu'il représente Tbomme d^ëlftt éminent qu'il a si< souvent
combattu, et on ne peut dire qu'il mette aucune ombre au por-
trait qu'il en trace. U s'y reprend à plueieuns reprises, avec com-
plaisance et presque avec aflection. Il est visible que le temps a fait
ici son œuvre habituelle d'apaisement, les ardeurs et les aroimoeités
d'autrefois s'éteignent en face d'une tombe, et la sérénîté du juge-
ment revient, ramenant avec elle la justice. Si lord Beaconsfield
s'est interdit de mettre en scène, dans son nouveau lifre; aucun
homme politique vivant, il sTest cru plus libre vis-à-vis de ceux
qui appartiennent déjà à Fhistoire; mais il n'a peint des morts
illustres que pour leur adresser des éloges délioats, dignes d'eux
et dignes d'un esprit Xd que le sien.
II.
•
Il ne faut chercher dana Bneh/mion m une théorie politique, ni
une thèse philosophique ^u reKgieme. L'Initeur n'a rien voulu dé-
mentir ; il ne s'est proposé de convaincre personne ; il ne prépare «t
ne suggère aucune conclusion. Ne vous attendes! pas non plus à une
oefvvre de pure imagination, à un reman d'aventures: (^auteur kiiese à
W* Braddon les accumulalsons d'événemens, les péripéties soudai-
nes, les coups de théâtre qui eoutiennent nu réveillent l'attention.
Yous n'y rencontrerez pas davantage la peinture d'une passion, ou,
comme chez miss Bronte eu Geoiige Eliot, de fines analyse» du
cœur humain avec un déneùment ddsoulant du jeu naturel des
caractères. Que trouverez^vous donc dans ce livre que toute l'An-
892 USTCnS DES DBCX MONDES.
gleterre a entre les mains, qui a déjà traversé l'Atlantique et qu'on
traduit dans toutes les langues? Vous y trouverez une page d'his-
toire sous la forme d'une fiction et dans le cadre d'une biographie
rapidement esquissée ; vous y trouverez la peinture d'une époque
et d'un monde déjà disparus, le tableau animé, fidèle, complaisam-
ment retracé, de la vie politique en Angleterre pendant les trente
années comprises entre la mort de Canning, en 1825, et la chute
du premier cabinet de lord Derby. Par discrétion ou par prudence,
l'auteur arrête son livre et ses récits précisément à l'époque à
laquelle il a coomiencé à jouer lui-même un rôle important. Noos
assistons à la dernière période du régime parlementaire, de cette
forme particulière et unique de gouvernement dont les autres
nations n'ont connu que la contrefaçon, où le parlement était la force
motrice, où il donnait l'impulsion au lieu de la recevoir et de la
répercuter, où une classe dirigeante conduisait réellement les
affaires publiques avec cette ténacité, cette unité de direction et
cet esprit de suite qui n'appartiennent qu'au despotisme ou à une
aristocratie héréditaire. Nous apprenons, presque sans nous en
apercevoir, quelles transformations se sont graduellement opérées
dans les idées de cette classe dirigeante, quelles forces nouvelles
sont nées et se sont développées au sein de la nation anglaise ;
quelle place elles ont conquise dans la politique et comment elles
ont préparé la substitution d'un gouvernement démocratique au
gouvernement parlementaire.
Qu'était-ce que ce gouvernement parlementaire et comment
fonctionnait-il 7 Écoutons la duchesse Zénobie, dont le mari occupe
une des plus grandes charges de la maison royale, dont le salon
est le quartier-général du parti tory et le rendez-vous quotidien
de tous les hommes politiques et de tous les diplomates : « Que me
parlez-vous, dit cette grande dame, de l'opinion publique en dehors
du souverain et des deux chambres du parlement? » La nation est
donc mineure : le pouvoir appartient tout entier à deux forces : la
cour et le parlement ; mais de ces deux forces, la première est pure-
ment nominale : la royauté conserve encore son prestige à cause
de l'éclat et du luxe qui l'entourent et des faveurs dont elle est
réputée la dispensatrice; mais la rude main de sir Robert Peel, qui
s'intitule lui-même le chef des gentlemen d'Angleterre, ne va pas
tarder à dissiper cette illusion en enlevant à la souveraine jusqu'au
choix de ses femmes de chambre. Le parlement est donc tout, et
l'entiée au parlement est le privilège presque exclusif d'une seule
classe : les propriétaires du sol. En dehors de la possession de la
terre, point de considération véritable, d'influence sérieuse, de rôle
politique durable. Les magnats de la grande propriété composent
m BOMAM POLITIQUE. 89S
la chambre des lords, .mais ils ont tous à leur discrétion un cer-
tain nombre de sièges parlementaires. Ils usent de ce crédit pour
ouvrir la chambre des communes à leurs fils, qui y font l'appren-
tissage de la vie publique, aux favoris qu'ils protègent, et aussi
ans jeunes gens de talent parmi lesquels le parti a besoin de recru-
ter des sous-secrétaires d'état, des orateurs et des légistes. Les
propriétaires non titrés se disputent, au prix de sacrifices souvent
extravagans, les sièges dont les grands seigneurs ne disposent pas,
Personne ne peut forcer les rangs de cette aristocratie exclusive,
excepté les privilégiés du talent et quelques banquiers assez riches
pour acquérir eux-mêmes quelque manoir ou pour donner à leurs
filles des dots qui réparent les brèches de quelque fortune seigneu-
riale.
Cette classe dirigeante, active, intelligente, éclairée, qui se croit
libérale parce qu'elle défend résolument sa propre puissance contre
la royauté, mais qui compte pour rien le reste de la nation, se
divise en tories et whigs parce qu'il faut deux partners pour l'éter-
nelle partie d'échecs qu'elle joue au sein du parlement, en pré-
sence de la royauté qui juge des coups. Divisée sur la conduite des
aifaires extérieures et sur les questions de la politique courante^
elle ne l'est pas sur les points essentiels : elle a le sentiment
de la solidarité qui doit unir tous ses membres quand il s'agit de
défendre l'influence et les prérogatives de leur classe. « Au fond,
dit un lord libéral, le comte de Montfort, à un lord tory, le comte
de Beaumaris, nous avons tous les mêmes intérêts. » Aussi, à moins
que les passions politiques ne soient fort échauffées, on ne se fait
pas une guerre à outrance : on a recours à des transactions, à des
arrangemens pour n'avoir point à jeter des sommes folles dans des
luttes électorales : une famille prend le comté et l'autre le bourg,
et l'on se reconnaît réciproquement le droit de désigner alternati-
vement le titulaire du siège que l'on se dispute.
Toutes ces familles se connaissent de longue date, et, malgré la
différence des opinions, elles sont rattachées les unes aux autres
par des unions matrimoniales, par des liens de parenté, tout au
moins par des relations de société. Les chefs de l'opposition ne
dînent pas chez les ministres, mais, hormis en temps de crise, ils
se rencontrent avec eux à la table d'amis communs, ils accompa-
gnent leurs femmes aux réceptions des femmes des ministres, et
ces visites leur sont ponctuellement rendues. Les salons sont un
des grands ressorts de la politique. Une grande dame intelligente,
spirituelle, affable, dont la maison est sur un pied splendide, dont
le cuisinier est renommé, dont les réceptions sont courues, dont
les invitations sont avidement recherchées, est s&re d'être instruite
S&h K£y€£ DBS BEDX MON0BS.
de tout ce qni se trftioe dftm leB deux oamps , eUe peuft, par »
mot aimable, prévenir une défëeUton» décider uo in'ésola, dâu-
di6r ^es rangs ennemi» un débutant inexpérimenté. La peintare
de oes salons politiques et reaqoisse de leur rôhe sont «n des cMb
amusans du livre de lord Beaooasfleld. Bn Itce du «don de la
duchesse Zénobie, toute dévouée à la défense è» dnnta de Pégliae
et> de la couronne, nous avens le salon libéral de la tmMeaie^le
Mbntfort. Lady Roebampton et lady Bearumaris élèvent satel oontie
autel -et se ^fi^utent les aspirais à la vie politique, sans cettor de
se voir Ttine Tautre et de s'aimer. C'est dans ces salone qne ae
préparent les campagnes parlementaires, que se recrutent les vmx,
,que se distribuent fes partefeuilles «t que se partagent les sièges
électoraux.
Ces relations de tous les jours entre gens du même monde,
presrfuetous possesseurs d'une grande fortune ot par suite presque
indifl^rens aux avantages pécuniaires des situations officielles,
expliquent pourquoi les rapports réoiproques des chefs de parti
étaient empreints d'une loyauté constante et même A'une cordia-
lité qui surprend quelquefois. Gomment n'étne poîot mesuré dans
son langage, comment manquer de courtoisie vis-à-vJs^d'an adver-
saire , lorsqu'après chaque passe d'annes on peut se rencontrer
dans le même salon, autour de la même table à thé? Ces traditions
courtoises subsistant encore dans le monde politique chez nos
voisins; elles s'y perpétueront tant -que l'aristocratie y conservera
une influence considérable €t continuera de transformer et d^absor-
ber les hommes que le mérite élève aux positions officielles ; néan-
moins il -est impossible de ne pas voir déjà qu'elles vont 6*affaîblis-
sant, que les dissidences sont plus-gravee et'plus profondes, «t que
les rapports se refroidissent & mesure que le eerole des idées com-
munes se rétrécit.
Cette transformation lente, mais incontestable, du monde poé-
tique singlais a pour point de di^art le bill de réforme de 16S2.
L'auteur d'^ndymton nous fait' mesurer la brèdbe*que cettn mesure
a faite dans le monopole de raristdcratie terrionne. CTost par cette
brèche que tes premiers représentans des classes moyennes pénè-
trent dans le parlement et arrivent à jouer nn rôle. Nous voyoas
entrer à là chambre des communes un sîmploéls'de fermier, devenu
manufacturier, Job Tboraberry, qui est élu par nne grande ville,
et qui vient professer ouvertement de» opinions radicales; non*
seulement Thomberry est élu député, mais comme il est plein de
savoir et qu'il esrt éloquent, fl acquiert sur les autres dépuMo des
classes moyennes une influence qui obUge à compter avec lui;
un ministère libéral lui fait une place dans ses r«igs, et le manu-
UN B03UN POUTIQUB. ^ 886
facturier radical, deveoM le trte honorable Jgib Thocnberry, eat adoûs
à baker la main de JBa sMiyeraine ea recewnt un portefeuille^ Piw
la fiènre des obeniBS de &r ea faisaDt, conune uoe baguette de
fée, Boriir de terre des forlunes caloaaaîea, crée toute une nouvelle
daflBe d'aspurans à la vie politique at aw houneujra. Voici que las
portes de b diauibie s'ouvrent pour un ancien tailleur, devenu. le
roi des che«ÙBS de fer, pour U. Yigo, gui sera bientôt «sir Peter
Vigo, et qui, plus beureux que son prototype, ie célèbre Budson,
saora ^avréter à tempe et conserver ees nombreux millions. Après
les adatinîstratettns de cbemins de fer, o'est, avec M. .Rodney, le
taur dee simples spéculateura et desigiens de tSnance.
C'est ainsi que le développenenik continu de Ta^tivité nationale
et les progrès de la richesse créent chaque jour, au sein, du .peuple
anglais, des forces nouvelles qui k leur tour amènent à la vie
publique et font pénétrer dans le parlement des élémens nouveaux.
On aurait mauvaise grâce à qualifier d'invasion des barbares cette
arrivée d'élémens nouveaux, car le parlement regagne, au point
de vue de l'étendue et de la variété des connaissances, ce qu'il a
pu perdre au point de vue de l'instruction littéraire, des bonnes
manières et de la distinction eociale; mais ce n'est pas seulement
la eomposilÀon du paolement qui est profondément altérée, son
r61e fcat fiensibleraient modifié. U a conservé la puissance, mais à
bewcotup d'égaods il a perdu Tiaitiative» Il est aoumia à des
influences extérieures; ce n'eal^plus lui qui forme et qui conduit
l'opiiBion.; il est obligé de prêter l'oreille à ces mille voix qui se
font entendre sur loua les pointa du territoire et dont la presse lui
apporte les. échos^ et il se Itaisse guider par elles- Si lord Beacons-
field donne um suite à Evdymhny il aura à nous retracer une
secouée évolution du monde paidementaire dont il .porte la re»-
poosahUité, il devra mettre sous ftos yeux les conséquences poli-
tiques et sodales de celte rapide étape vers la démoeraJâe qu'il aiait
franchir à son paya par l'ét^iUasement 4u suffrage quasi^aniversel.
Déjà 7 i la dernière page da roman , il noua jnontre le siège du
radical Jeb Thomberry aériauseaient mcmaeé par la candidature
da coolare^maiire EaockGraggs» qui reproche à san^pattron le manu-
facturier de ne a'occiqwr que des iotésétsdu capital, et qui |u:étend
à représenter a les droits du travail. »
Geltç histoire de la vie politique ea Angleterae, que nous
ve&ons de lîéaumer péniblemeat en quelques pi^esi, nous est pré»-
seoMe dans une sucoeesion de tableaux vifa et rapides, sans couf
sidératioQs généialea, sans dieserlatiuas* .Dae causerie de aalon^
un échange d'épigrammes entre deux adversaires politiques^ quel-
quea mots de conversation entre un>honuae du monde ot un ouvrier.
S96 RETVE DES OELT
raflSsent à Tautear poar marquer d'un seul trait, net et préds,
la nuance qu'il veut faire saisir. Les nombreux personnages du
roman vont et viennent et parfois semblent mis en oubli : il n'en est
pas un seul qui ne reparaisse, au moment nécessaire, pour donner
la note juste. La plume de lord Beaconsfield court alerte, railleuse
et en belle humeur, elle semble voltiger d'un sujet à l'autre, et
pourtant elle ne s'écarte jamais du but , il est impossible de mettre
plus heureusement en pratique le précepte si méconnu de notre
génération d'écrivassiers : Glissez, n'appuyez pas. Ce côté d'£ii-
dytnion est évidemment le moins intéressant pour le lecteur anglais,
qui connaît ou croit connaître la peinture que l'auteur met sous
nos yeux; mais l'étranger à qui les livres n'ont montré des choses
anglaises que la surface et!]qui désirera savoir par le menu ce qu'a
été le gouvernement parlementaire chez nos voisins, sera édifié eo
même temps que diverti.
III.
Qu'on ne s'étonne point si nous n'avons pas encore parlé du héros,
d'Endymion lui-même. A dire vrai, il tient peu de place dans le roman,
et son rôle est tout à fait secondaire. Oo sait que lord Beaconsfield
aime à prendre ses héros au berceau, à faire suivre au lecteur la
formation de leur caractère, à montrer en action toutes les influences
matérielles ou morales qui peuvent présider au développement de
leurs sentimens et de leurs facultés. Non-seulement il n'a point
dérogé à cette habitude, mais cette fois il a remonté jusqu'au
grand-père de son héros. Essayons de résumer brièvement cette
histoire de trois générations. Un simple employé de ministère, par
son assiduité, son application, les aptitudes dont il fait preuve, attire
l'attention de Pitt. Le grand ministre le prend en affection et lui fait
faire un chemin rapide. On lui procure un siège dans la chambre
des communes : le voilà enrôlé dans le parti tory. Son instruction,
ses talens, les services qu'il rend à son parti, lui valent d'être appelé
à un poste dans le gouvernement , à la direction de quelque ser-
vice public qui ne donne point entrée au cabinet. Il se retire avec
une pension, une honorable aisance et le titre de conseiller privé.
Son (ils, William Ferrars, doit à la position officielle de son père de
jouir des avantages qu'une fortune patrimoniale assure aux reje-
toUjS des grandes familles : il est élevé à Eton ; il prend ses dc^irés
à Oxford, où il se signale par ses succès littéraires. La protectioD
d'un grand seigneur tory le fait entrer à la chambre des communes
dès qu'il a atteint Tftge r^lementaire. Éloquent, instruit, laborieux,
m BOMAN POLITIQUE. S97
il fait, mais beaucoup plus rapidement, le même chemiD que son
père. Il arrive, très jeune encore, à être membre du gouvernement
et conseiller privé : on s'accorde à croire qu'il sera membre du
cabinet dès qu'il aura quelques années de plus ; on reconnaît même
chez lui l'étofle d'un premierj^ministre. 11 a épousé une femme
ravissante, mais éprise de luxe, plus éprise encore des grandeurs.
L'élévation de son mari est sa principale et plus constante préoc-
cupation ; pour y concourir, elle veut faire de sa maison le rendez-
vous de tout ce qui compte à Londres par le rang, la richesse et
l'influence. Nulle grande dame ne donnera des diners plus exquis
ou des soirées plus brillantes, nulle n'aura des équipages mieux
tenus, nulle n'étalera des toilettes plus somptueuses et de meilleur
goût. Elle devient la reine du parti tory, l'arbitre suprême de la
mode, le modèle et le désespoir de toutes les jolies femmes; mais
la fortune et le traitement de son mari, la dot qu'elle-même a
apportée et jusqu'aux économies et à l'héritage du vieux Ferrars,
tout est dévoré à soutenir ce luxe qui épuiserait les plus grandes
fortunes. Qu'importe si l'on atteint le but? quelques années de puis-
sance sufliront à tout réparer ; mais, au lieu de la fortune qu'on
attend et qu'on espère, c'est l'adversité qui vient frapper à la porte.
Ferrars est demeuré un tory de la vieille roche ; il est l'adver*^
saîre déterminé de la réforme parlementaire, mais ni son éloquence,
ni les efforts de la duchesse Zénobie, ni l'influence de lord Wel-
lington, ni la résistance de la cour, ne peuvent prévenir une défaite
devenue inévitable. La réforme triomphe, et les whigs arrivent au
pouvoir. Adieu le portefeuille de Ferrars, adieu la résidence offi-
cielle et les larges émolumens du pouvoir, adieu le siège parle-
mentaire et la vie politique, car le bourg-pourri que l'ex-ministre
représentait est au nombre de ceux que l'on supprime. Comme le
dit un des personnages, William Ferrars o n'a point de racines dans
le soU » il n'a pas de possession territoriale qui lui donne de l'in-
fluence dans un comté; il ne peut songer davantage à un bourg,
parce qu'il est hors d'état de faire face aux énormes dépenses qu'en-
traîne toute lutte électorale. Tout manque donc à la fois à cet
homme qui semblait appelé à une destinée si brillante ; il lui faut
faire connaître Taffreuse réalité à sa femme, à qui sa faiblesse
avait caché l'étendue du gouffre qui s'ouvrait sous leurs pieds. Il
faut dire adieu au monde, il faut quitter Londres; on vend les dia-
mans, les é{ui pages, les chevaux, tous les accessoires d'un luxe
désormais interdit ; on loue en province, dans un coin du Berkshire,
un vieux manoir où l'on pourra vivre avec économie , où l'on se
consacrera à l'éducation des enfans, deux jumeaux, un fils et une
fille, Endymion et Myra. Ferrars emploie à écrire en faveur de ses
808 B&YI» DES DBDX IftONSiS.
opîDîoiis les loisirs qae lui laissait les leçons qu'il demie à. ses
eiifaiis ; il deident le oottabcnteur «ssido de la grande remie tM^
n compose des h-ochures poUtiques qiû le présenrent d'ôtre eubUft.
il prendrait son. parti de cetteffldsteneeoailaie et eienpte^ sQMcis;
mais le regret de la grandeur pecdme, la neatalgie de eeJMmde o(^eBe
brillai^ eiaisttmesit Mf« Feinirs. Bien4*t)dettta'f (feuler le flanerds
d'afoir Cuit refuser à soa mad, pendaait un ooart isetour dsa tories
au pouvoir^ 'Hit igonvetumeot colanial qn^eUe «estisM infénenr à
oe que ses services et son pesaè lui donnaient droit d'attendre, et
lorsqu'il lui ftrat se séparer de eon fils qui va eoeupear à Londi» un
petit emploi dans une adaainistratiou publif ua^ elle Jie résiste pM
àce dernier cotqp. Férrars, à son touc, ne se console point delà
perle de ceUe quieupartagé ses peines- et^ea-doialettns; son humeur
s'assombrit, et sudgré ia société «de sa fille, malgré le devoir de
veiller sur deux êtres qull chérit, il se laisse gagner par le déses-
poir et met fin à ses jours.
Voilà l'histeire de WilKam Ferrera; elle est tragîqiie, elle est
racontée avec im art extrême, et eUe est beaucoup plus intéres-
sante que celle de ses enfiuia* 'C'est en vain que Tamteur essaie de
nous apitoyer eur ceux^ii II est existe de se trouver^ à «dix-œuf
ans, orphelin et sans fortune ; mats n'est-ce men que d'avoir la
jeunesse, la beauté, TinleUigeBce, rinstmction, «n ferme cevmge
etdes amis? Quels si grands malheurs^vaient^ils éfnreuvés jusque-lU
Ils avaient été effiroyabl ement gâtés et habitués à toutes les splen-^
deurs du luxe; mais ib ont à peine onse ans quand le aialteur
frappe -leurs pareis* Des enfims de cet âge sont-ik en état d'appré-
cier et de prendre fort à csDar des revers de fertnne? cl le crois
bien, dit Vtyrsi k son frère» que nous n'aurons plus de poneysipev
monter à cheval ensembUe. » iEndymion ne retourne .peint à Stoe*
où la pension est txop coûteuse; il eendt le premier 'éeÉUcr qni
regrettât te collège, et Tanteur /ne M pnète point un sentiaKOt
aussi invraisemblable. Ils grandissent l'an à côté àt l'autre, ses
les yeux de leurs ^parons, ^danaun vieuXiChàteau entouré d^un grand
parc, au milieu d'tun pays «pittoresque, h e6té d'aimaUesjet baas
voisins qui les recherohentet leur font fiMa« A seiae ans, JBndfonoo
vient occuper idans les>bureaux de Somerset-'House un teDaploi de
commis qu'il doit: à l'amitié recoDpaissante d'un aBcim collègue ds
son père; ^ainsi avait oommeneé son grand-fière, que ce dékut
modeste n'avaii point empoché de /aire son cbeeuD. Est^l
donnera lui*^méme dans l'immense capitale anglaise? Non, Vi
secrétaire de son père, Bedney, a épousé la fille de latcontarière en
renom à qui la protection de M*^* iPerrars avait valu la clîeutèie du
grand monde ; ils ont meublé, dans un bon quartier^ orne grande
UN ROMTâN P0IifTIQDE. 909
maison où ils hiueiit des appsrtemeiis^ gamis; DDdymkfi'ne;
lofger ailteurs que chez eux ; -on te imie en «ofant gftié, lon ïest-
toure des soins les plus aNemifs el les plus délioats, ob lai procure
toutes les distractions, tous les plaièârs ^u^ii peut souhaiter à Jon
ige* U semble d'ailleurs qae cette maîson^seit ensercelée : tm n'y
peut loger sans que la fortune ou la gmndeur tous y tiaOBBot
chercher, et Ead^nnon ne fera poîiit moeption i Ib ràgle,
n semble, d^abord, tpe sa sœur Mjnra doive ètt\e plus à ptetiadre:
elle ne veut pas ailler le retrotver à Londres de peur de fati étiie à
charge. La duchesse ZéaodDie a fait parvenir, «vec ses condolôances,
les oITres de seiwiee tes plus aimables, elte a OQvertw maison à la
fille de son ancienne amie; mais- Myrn ^ut se snflto k elle--
même. Il se ûpovre, à ce moment, que la fille unique du plus riche
banquier de la cité, Adtîenne Neuchatel, est- atteinte d!hf|>ocoB-
drie« Le père, ioqutet, met sur te' compte de la solitude b mélan-
colie noire, l'abattement et la langueur «que rien ne pont dissiper
chez sa fiHe ; il est convrinoa >que la société d*une compagne de
son âge est te seul remède qui puisse être eOicaceJ il dierche par-
tout, même par lavoie^s annonces, une jeune personne de bonne
famÂle, instruite, bien élevée, qui puisse devenir pour Axfarienne
moins une corapegne qu'une aimie. Myra se. présente : elle est
^éée d'embléCé II ta .sans dire qu'elle conquterl du premier coup
la confiance et Tamitié d'Adrienne^ 'HeunsuK de Toôr sa fille secouer
le marasme qui la consumait, le banquier ne sait oommemt témoi-
gner sa reconnaissance : il combte la sœur de présens, il accsbte
le frère d'amitiés; il l'invite, te recommande et te produit dans le
monde. Ce n'est pas tout : le plus influent et le plus populaire des
ministres du jour, lovd* Roebampten, qui n'est pas seulement un
homme du monde aecompU et un' oanseur séduisant, qui a le carac-
tère le plus nobte^el leoœur le plus tendre^ vient passer quelquies
jours dans là magmiique babitalion'OÙ les Neuchatel s^lablîaaent
pendant Tété. U s'éprend de Myna' et l'éponse. Voilà; Myra ^ande
dame, riche, aduléis, loutc-puissante ; voiUi ansai* BndySmisn de-
yenui à vingt ans, te beau-Arère dYua> miaistret On se doute que
son avancement est rapide : il devient le secrétaire particnlter d'un
autre membre du cabhiet^, il- est accueilli «el choyé< dans les sailoos
du parti whig. Sa fortune ne s'arrête pas : moins de* deux ans
après, on trouve moyen de le faire entrer dons )a chambre des
conamunes : avant d*8Voir trente ms, il sera membre du gouver-
nement et, quelques années plus taardi il- sera premierministre.
Au milieu de celte succession ininterrompue d^Ôvénemens heureux,
et comblés ainsi tous les deux des (hvenrs de H fortune, te frère et
la sœur ont maruvaise grâce à se pladmU^ des^ rigueurs du sort ; et
900 REVUS DES DEC! MONDES.
lorsque Fauteur met dans leur bouche des plaintes sur les épreuves
qu'ils ont eu à surmonter, il n'est aucun lecteur qui ne se diise
intérieurement : « J'en connais de plus misérables. »
Le héros de lord Beaconsfield n'a pas seulement contre lui Tin-
stinctive jalousie que ne peut manquer d'exciter un bonheur aussi
constant : il a encore un défaut plus grave que d'être heureux.
Endymion et Myra sont jumeaux, et leur extrême ressemblance
frappe tous les yeux ; mais l'auteur s'est complu à donner à la sœur
toutes les qualités viriles, la force de caractère, l'énergie, la déd-
sion, l'esprit de suite, le ferme vouloh: et l'ambition de parvenir;
le frère est doux, patient, modeste, prudent jusqu'à la timidité.
Ce renversement des rôles naturels ne met Hyra en relief qu'au
détriment d'Endymion, dont la personnalité s'efface devant celle
de sa sœur au point de disparaître presque complètement. Indiffé-
rente pour son père, plus que froide pour sa mère, Myra n'a qu'une
affection au monde, son frère jumeau : c'est pour lui qu'elle veut
vivre, elle veut qu'il relève la fortune de la famille, qu'il devienne
riche et puissant, c'est là sa préoccupation de tous les instans; c'est
Tunique but de son existence. Elle lance son frère dans le monde,
le guide, le stimule, elle lui cherche partout des protecteurs et des
appuis I Endymion se laisse faire : c'est une cire molle que tout
le monde pétrit. Outre cette sœur dévouée, qui est, à elle seule,
une puissance, trois femmes charmantes sont sans cesse occupées
de lui et ne songent qu'à lui aplanir les voies : c'est Adrienne Neu-
chatel, la fille du banquier; c'est la comtesse de Montfort, dont le
salon est le centre d'action du parti whig, le rendez-vous des mi-
nistres et des diplomates; c'est enfin lady Beaumaris, la jeune belle-
sœur de Rodney, l'ancienne commensale d'Endymion, dont un
caprice de grand seigneur a fait une comtesse, dont une vive intel-
ligence et d'heureux dons naturels ont fait l'Égérie du parti tory.
Lorsqu'il s'agit de faire entrer Endymion au parlement, lady Beau-
maris, dont le mari dispose d'un collège, sacrifie à l'ami de son
enfance les prétentions de son propre père et les intérêts de son
parti. C'est ainsi que tout réussit à Endymion, merveilleuse fortune
dont je puis savoir gré à l'énergie et à l'activité de Myra, mais dans
laquelle l'action personnelle du frère a vraiment troppeu de part. Où
est l'initiative digne d'éloge? où est l'effort méritoire? Quel intérêt
voulez-vous que je prenne à ce bellâtre qui n'a qu'à se laisser adorer,
qui n'a qu'à former un vœu pour le voir accomplir, et dont les désirs
sont souvent devancés, c Parlez-moi des femmes, dit Sainte-Barbe,
pour faire leur chemin dans le monde. Le hasard amène un imbé-
cile à côté d'une jolie femme; elle lui persuade qu'elle le trouve
charmant : Timbécile l'épouse, et la voilà comtesse. » Personne ne
UN BOHAN POUTIQCE. 001
trouve rien à redire à ces fortunes faciles, à ces victoires de la
beauté; elles sont un encouragement pour les femmes, elles sont,
pour les hommes, un sujet d'amusement. Il en est autrement pour
notre sexe, qui a reçu dans son lot le travail et la lutte. Ni la consi-
dération ni la sympathie ne s'attachent aux fortunes rapides que
n'expliquent ni le mérite ni le labeur personnel. Au lieu de nous
parler, çà et là, du savoir et des talens d'Eudymion, l'auteur aurait
mieux fait de nous le montrer à l'œuvre. Que nous présente-t-il au
contraire? Un jeune secrétaire qu'un ministre bienveillant initie à la
vie politique et à tous les secrets des coulisses parlementaires, un
candidat dont une grande dame règle le langage et dirige les démar-
cheSy un député dont le chef de Topposition rédige les motions et
prépare les discours. Que me parlez- vous donc d'un homme 7 je
n'aperçois qu'un pantin.
Nous avons une autre critique à adresser à ce favori des dames
et de la fortune. Au jour décisif de son existence, quand il s'agit
de se présenter pour la chambre des communes, Endymion fait son
calcul : il vient de perdre les 300 livres sterling qu'il recevait
comme secrétaire particulier de Sydney Wilton ; il lui reste
300 livres sterling conune chef de bureau; s'il sacrifie sa place pour
entrer au parlement, avec quoi vivra- 1- il 7 II a donc résolu de
demeurer chef de bureau et de renoncer à la députation, et il
annonce sa détermination. En entrant chez lui, il trouve un pli
*T:acheté à son adresse : c'est un titre nominatif constatant l'emploi
en fonds consolidés d'un capital de 20,000 livres sterling. Ce cadeau
anonyme le met à la tête de 15 à 20,000 francs de rentes. Endy-
mion attribue cet envoi à la comtesse de Montfort, chez laquelle
il court, pour la supplier de reprendre ce titre de rentes. La com-
tesse le détrompe ; elle n'est pour rien dans cet envoi dont elle
s'applaudit; c'est l'existence assurée, c'est l'indépendance, c'est la
liberté de se présenter aux électeurs ; il ne faut plus s'occuper que
du succès de sa candidature. Endymion se laisse aisément con-
vaincre; il devient candidat, il est élu député; il prend un joli
appartement, il a un valet de chambre, un brougbam et un excel-
lent trotteur; et il ne s'inquiète pas plus des 500,000 francs que
s'il lies avait trouvés dans l'héritage paternel. Ah! jeune homme,
que vos scrupules ont été aisément levés, et votre perspicacité
facile à mettre en défaut I Pourquoi avez- vous songé à lady Montfort
et à elle seule, comme s'il était vraisemblable qu'une femme mariée,
si large que son mari fût vis-à-vis d'elle, pût disposer d'un capital
aussi considérable 7 Pourquoi n'avez- vous pas consulté votre excel-
lent ami, le banquier Neuchatel, nécessairement expert en emploi
de capitaux et en acquisition de rentes? Non, votre fierté s'est
soumise à accepter le cadeau d'une fortune ; votre cœur s'est rési-
902 B£VUX DBS Afin liONdfiB.
gué il ignorer la main bian&teaotavà ^ûLtoub en âiez nede?afaie ;
Yousaraz jaar paisiblement et aUégvéniBni de cette fertnne CÊmmià
si elle était votre héritage oa le fmtt de votre» tramilt Hua tard,
devenu riche et puiasant, ie faaaard d'une iodisarétian voua fait
déODHTrir la femme généreuse qui a piis via-Ar*¥i6 de tous le râle
de la ProTÎdenœ ; et tous crofea vous: acquitiier en dépos»! dans
la o(Nrbeille d'Àdiienne Neucfaâtel un diadèase en brillans. ¥(ms
rondes l'argent, jeune bamme, mais: tous l'aidez gardé bien long-
temps !
Abordons une (question plasgéoérole^ Quel est le bat fu ces
deua jeunes gens assignent à leur existence? Pourquoi tant de tn-
Tail et tant d'efforts? Myra est comtesse, elle est la femme d'm
ministre ; son frëi» a la camèro politique toute grande ouverte
devant lui ; les préoccupations ne diminuent point, les déôrs res-
tent aussi intenses et lesdémarcàes aussi actives : que yeuteal-ils
dose?
Bndymion, dit Myra, vous ne devez pas hésiter. Noos as devons jamû s
perdre da vue le grand objet de notre existence, Tobiet pour ieqneit
sans doute, nous^sommes nés jumeaux : relever notre Duiseo, ia tirer
de la pauvreté et de PabaissemdQt, de la miaire et de l'abandon
sordide pour la replacer au rang et daaa la situation que n(m> rereodi-
quons et qoe nous croyons mériter* Ai*-je hésité^ moi, quand une pro-
position de mariage m^a été Caite, et la plus ioattendae qui se pAl pné ?
semer 7 l'ai épousé, il est vrjâ, le metilfiur et le plus gmnà des honinss;
mais que connaissais*je de ses qualités quand j'ai accepté sa mainT Je
l'ai épousé dans votre intérêt, je fai épousé dans mon intérêt, dans
rintérèt de la maison de Ftrrars que je voulais relever et retirer da
goulTne au fend duquel elle était descendue, ia Tai épousé pour noas
assurer à tous les deux, œtte occasion de dépioyar nosqaaliiés qai naos
manquait et qu'il suffisait de nous rendre pour nous faire remoater à
la puissance et à la grandeof ;
Parvenir, être riches et puissans, voilb donc le but mrique qee
le frère et la sœur assignent à leur CTistence t Us* ne voient, ils œ
souhaitent rien au delà, et^peur atteindre cet unique objet de leurs
pensées, la sœar n'a pas hésité à risquer son-bonheur domestigee.
et elle presse son frère de se jeter* dans une aventure. Qoe la
richesse et t'influence séduisent et' satisfassent les esprits vulgaires,
cela ne saurait se contester; nrais ceux qui leur dressent des autels
dans leur cœur ne prétendent point aux éloges et à radoiiratioD
de- leurs oontemporaine. Le pouvoir est-fl par lui-même, dans
cette vie, un but assez noble et assez élevé pour que la poursuite
en soit digne d'approbalioii et de sympathie? Pour une âme haute
m aoMAN TOimQVE. OOS
et fière. le pouvoir peut-il être im butmif&SBnt, peiït-i!l être antre
chose cpfun moyen, qniQ TinstraHieiM de qnelqfue grande et méii^
toire e>treprise7 L'ambition' eut légitime, elte est digne d'estime &1a
condition ifétre désintéressée de tout mcfl^ volgaire et d*dtre jus^
tifiée par 1- oeuvre à \B€Com[^, Quand RicfaeKeu se saisît du pou-
Toir pour délivrer la FraBoe des^étrenites de la maison 'd'Airtriche,
quand I4tt mse aa vie à défendis le -commerce et la prépottd&mnce
maritime de l'Angleterre, quand Casimir Perier devient urinisiré
pourprésenrer^on pays de ^asarcbie, on 'ne peut se défendre d'ad«
mirer œs grands amUtieux.; et c^est -avec justice qu'Us vmM dans
la m&nolFe des boismes, lorsque tant de premiers ministres «ont
d^à QuUiés. Et vous, divons-mrae à lord Beaeensfield, pourquoi
donc :aivez"<vous déserté la scarrière dee lettres lorsqu'elle ^ous avait
déj4 donné la oélébrité, Targent, rinfluence, la grande et yéntable
influence, ceUe qu'on exerce sur Peeprh 'et les idées de ses een-
temporains? Si vons voos êtes jeté (hms la politique active peur
cett3 pairie que tous aves commencé par refuser, pour ce cordon
de la Jarretière que tnusn'avez accepta qu'après l'avoir &ic donner
à tant d'antres, tous a?Bz été bien coupable et lien mitl&visé.
Mais nen; ik>us vous éiiess proposé une œuvre de préservation
sociale ; vous vouliez améliorer le sort ^des déshérités delà fortune,
vous vouliez faire leur part d'inDuenee et de pouvoir à tous eeux
qui s^élëvent par le travail, et en désarmant ûnsi des haines, en
faisant tember d'injustes préventions, vous aviez rêvé de consoli-
der les institutions de votre pays *: ice sera l'honneur de votre mé-
moire d'avoir tenté cette entreprise, même sans y réussir. Pour-
quoi donc, n'ayant à vous inspirer que de vous-même, n'avoir
point donné à votre héros quelque noble pensée, quelque ardeur
désintéressée? Votre Ferrars n'est pas un ambitieux, c'est un vul-
gaire coureur de plaoes ; il pourra être premier ministre, il ne
sera point un homme d'état. L'instoire n'enregistrera point son
nom:; il tombera dans ^robscuritë où sont ensevdSs tant dThommes
qoi ont occupé, snm les remplir, les pteces les plus élevées. II sera
un de oes v«rs luisans qui,iin instant, attirent les yeux et que, l'in-
stant après, on cherche vainement dans llierbe assombrie.
La sœur mérite-^Velle mieux la place qui lui est faite dans t^
livre? Par quoi jufiMiiîe4^elle l'amitié, les éloges, l'admiration que
lui prodiguent à l'envi tous les personnages(7 Une occasion s^oIFratt
de lui conquérir les sympatlnes du ledteur : elle n'a piofiift été sai-
sie. Renronté sur le irAne de 'son père. Te prince 'Florestan mrt sa
couronne aux pieds «de Myra. Il fellait faire refuser cette couronne,
dont^ roflre eeule esft déj& une si monstrueuse invraiseml)lance.
Myra devrait se dire que la nation anglaise n^accepterait jamais
90& BBVOB DES DBUX IIONDBS*
d'avoir pour premier ministre le beau-frère d'un souverain étran-
ger; que sa propre élévation serait un obâtacle invincible k la
carrière brillante qu'elle rêve pour son frère ; alors, prenant con-
seil de ce dévoûment absolu dont elle fait si souvent parade, elle
se serait sacrifiée à la fortune politique d'Endymion. On lui aurait
enfin découvert une autre pensée que des rêves égoïstes ; cet acte
de désintéressement, ce généreux sacrifice, eût sufii à ennoblir son
caractère.
Cest là le côté faible du livre. Ni Endymion ni sa sœur n'éveillent
la sympathie, et l'intérêt ne sait où se prendre. Les autres person-
nages sont purement épisodiques; quelques-uns, particulièrement
Waldersbare et lady Beaumaris, sont peints sous des couleurs aima-
bles, mais ils ne font que traverser l'action sans qu'on ait le temps
de-s'attacher à eux. L'esprit seul trouvera donc satisfaction dans la
lecture d* Endymion y mais aussi que de pages charmantes, que
d'observations fines, que de traits amusansi On a pu reprocher
parfois au style de lord Beaconsfield une certaine surcharge (Tor-
nemens, un peu de pompe et quelque affectation. Ces petits défauts
semblent avoir complètement disparu; jamais la phrase n'a été
plus nette, plus vive en son allure, plus dépouillée de toat tdU^e
et plus aiguisée. Le vieux manoir d'Huxley, le donjon de Montfort,
le célèbre tournoi donné par lord Eglinton, ont fourni matière au
talent descriptif que l'on reconnaît à l'auteur; mais ces descriptions
elles-mêmes sont plus sobres, plus contenues, elles sont ramenées
aux traits essentiels, et leur brièveté relative en fait mieux ressortir
la vivacité et l'éclat.
IV.
Il était impossible que le moraliste ne rouvât pas son compte
chez un auteur qui est au nombre des observateurs les plus fins et
les plus pénétrans de la nature humaine. On rencontre dans Endy-
mion une série de personnages qu'on pourrait appeler les victimes
de la richesse. C'est d'abord M*^' Neuchatel,la femme du riche ban-
quier, pour laquelle la colossale fortune de son mari est un sujet
continuel de préoccupations et presque de regrets. Est-il juste, se
demande-t-elle constamment qu'il y ait des gens aussi riches, lors-
qu'il y a tant de pauvreté et tant de souffrances en ce monde fiVj
a-t-il pas dans la possession d'une aussi grande fortune un danger
moral, une responsabilité accablante? Gela n'appelle-t-il point
quelque compensation terrible? Chaque entreprise qui réussit à son
mari, chaque faveur qui le vient trouver ajoute aux terreurs de
l'excellente femme qui cherche à conjurer, à force d'aumônes et de
UN ROMAN POUTIQUB. 905
bonnes œavres, les menaces d'une si effrayante prospérité. Elle se
console par l'étude et le culte des arts, et pour elle la solitude est
un soulagement,
M" Neuchàtel n'avait pas accompagné son mari et sa fille au tournoi
de Hootfort. M. Neucbatel avait besoin d'un long repos, et après le tour-
noi, il devait emmener Àdrienne en Ecosse. M" Neucbatel s*enferma
dans sa propriété du Hainault, et il lui sembla qu'elle n'en avait jamais
joui auparavant. Elle pouvait à peine croire que ce fût la même villa,
maintenant qu'elle n'avait plus à redouter une invasion quotidienne
de députés ou de gens de bourse. Elle n'avait jamais vécu aussi long-
temps sans voir un ambassadeur ou un membre du gouvernement, et
c'était pour elle un véritable soulagement. Elle se promenait à l'aven-
ture dans les jardins ou conduisait sa petite voiture dans les allées
ombreuses. Adrienne lui faisait grandement faute, et pendant quelques
jours elle s'attendait, chaque fois que la porte s'ouvrait, à voir entrer
sa fille ; elle poussait alors un soupir, puis courait à son bureau ou s^en-
fonçait dans quelque sonate de son maître favori, Beethoven. Alors venait
la grande afi'airede la journée, la lettre, l'indispensable lettre à Adrienne.
Si l'on considère qu'elle vivait seule, que Tbabitation était depuis long-
temps connue de toutes les deux, c'était merveille que la mère trouv&t
tous les jours moyen de remplir tant de pages de ses observations et de ses
tendresses. M" Neucbatel était parvenue à se débarrasser de son cuisinier
en renvoyant visiter Paris, en sorte qu'elle pouvait, sans qu'on y trou-
vât à redire, dîner dans son boudoir d'une côtelette et d'un verre d'eau
de Seitz. Quelquefois, non point uniquement pour se distraire, mais
plutôt par le sentiment du devoir, elle donnait de petites fêtes aux
enfans des écoles; quelquefois aussi, après avoir mené pendant des
semaines cette existence de princesse prisonnière, elle sollicitait la visite
de quelque grand géologue et de sa femme, ou de quelque professeur
qui, sans posséder lui-même un shilling, avait en poche un plan nou-
veau pour une plus équitable répartition de la richesse,
A côté de M'* Neucbatel et non moins misérable est sa fille
Adrienne. Jeune, aimable et belle, douée d'un cœur sensible, que
lui manque-t-il pour être heureuse? Quel est le ver rongeur dont
la morsure dessèche et flétrit son existence? Hélas! elle est trop
riche. Elle ne goûtera jamais le bonheur d'être aimée, de se savoir
aimée d'un amour loyal et sincère. Cet accueil empressé qui l'at-
tend partout, ces marques d'amitié qu'on lui prodigue, les demandes
si flatteuses dont elle est l'objet ne sont que des comédies jouées
par des cœurs mercenaires. Elle ne se mariera pas, elle ne peut
pas se marier, parce qu'elle ne voudrait donner son cœur qu'en
906 lŒYUI OSS DEinL MONDES.
cetour d'^a autre oœur, et les iàammngw dani elle est eatonrée
ft^Adresaeot non à eUe^ mais h la dot cotossale qu'elle dût avor et
aux millions de son père. Si elle continuait à refuaen jasipi'axiboiii
tous les prétendans qui se présentent, son véritable nom sertit
sur toutes les lèvres; ma» le toa de l'auteur Oi^ pu arrèieD à temps
une ressembUnce. trop fidèle; k la decnière page da ronan^
ÂdrÂexuie Neucbatel cojiaent à éponseo an galant honame, trop
écervelé pour n'être pas.déainiôresBé; elle cesse d'être un portiait :
elle demeure un type.
rfest-^ce pas encore une: viotinae de la ricbesse que- lard Maatfort,
ce grand seigneur blasét, béiritàer d'imoneiiaes domaines et d'an
revenu princier qui a'a jamais eu un désir sans le satisfiure, qui
ne s'est jamais oennu un devoir k remplir? Il a parooura tas mcmde
au gré de sa fantaisie, promeianit partout la satiété de teules les
jouissances et pounsuivî par l'ineKorabla «imiL Bevemi en Aigle-
tenre^ ii& épousé» ^ur se distraire, une jeune fille dont les •channes
et TesprÂt L'ont séduit; an bout de nx mess, il s'en eot lasaé et
depuis loors il ia. tient éloignée de lui ; il lui laisse à Londres un
grand état de nuison, il l'oblige: à recevoir la cour et la vitte, avec
ordre.de lui lécrire tous les jours, parce qu'elle a ia phune ÙLcUe et
que; ses lettres l'amusen^t» 11 veut être îniecmé de tout, et pourtant
il ne retourne pas & Pacis, de peur d'être iovûté k l'ambassade
d'Angleterre^ et il a horreur de Londres ,. parce qu'il j aetast «iposé
à dîner avec les mioistnes. Il ne connaît d'autre règle que son
caprice, d'autre k>i«que sa volonliév H lonsqu'à so& lit de moit on
lui annonce l'arrivée de sar femme •qu'il avait défendu de prévenir,
il dit au médecin : u Je vois bien que je vais mourir, puisqu'on
me désobéit. » Pourtont,. k cette .femme qu^il a cessé d'aimer et à
]ai|uelle il ne veut pas dire un- dernier adieu^il laisse tous les bisus
dont il peut disposer, parce qtt>*il déteste plus encore te* parent dont
la loi ùdi l'héritier de son tiire et: de ses domcdnes.
Quelle humiliaale eit lourde obalae ne traine^t-eUe pas, sois les
lambris dorés de son hôtel, cette jeune et brillante lady Montrort,
qui a cru faire uii. mariage d'iocUnatioa «t dent les illwiona ont si
peu duré ! Elle s'ingénie à chercher des distractions pour son sei-
gneur et maître;. eUe &' évertue à. découvrir des .savais, éim wya-
geurs, des écriveinsi des ingénieurs, des hommes k prajeta, dont
la conversation puisse intéresser ou divertir cet iaamusaMe macL
Elle vit dans la perpétuelle appi^éhensiou d'une ru()ture ou de
quelque éclat qui ruinerait &a consid&'atioA dans le mondoL.
Mylord, diX-eJIe à un. ami,;m'écrit qu'il est indisposé et qa'M v^
rester à Priocedown ; mais loin de m'autoriser à Ty aller rejoiodre, il me
UN ROMAN POLITIQUl. 607
conseille d'aller faire une visite à ma famille, dans le nord. Je devine
bien sa pensée; il veut que le monde croie que nous sommes séparés. Il
ne peut me répudier; il est trop gentilhomme pour commettre une
injustice monstrueuse; mais il pense, avec du tact et par des moyens
indirects, arriver à une séparation de fait. Il a cette pensée depuis des
années, peut-être même depuis notre mariage ; mais jusqu'ici j'ai décon-
certé ses projets. Je devrais être auprès de lui : je le crois réellement
indisposé; mais, si je persistais à aller à Princedown, je serais sûre de
l'en faire partir. Il s'en irait le soir même sans laisser d'adresse, à sup-
poser qu'il ne fU pas quelque chose de terrible ou d'absurde. Je vais
écrire à mylord que, puosquil ne vaut pas que faille à Princedown, )e
me propose d'aller à Montfort. Une fois le drapeau arboré au haut du
vieux donjon, je pourrai faire une courte visite à ma famille qui, peut-
être, me la rendra. £n tout cas, on ne pourra pas dire que mylord et
moi sommes séparés. Il n'est pas nécessaire que nous soyons dans la
même demeure, mais tant que je serai sous son toit, le monde nous
considérera comme toujours unis. Cest une pitié, c'est une honte d'a-
voir à recourir à de telles combinaisons, surtout quand nous pourrions
être si heureux ensemble. Âhl mon existence n'est pas digne d'envie :
elle serait plus pénible encore sans votre amitié et sans le courage qui
me fait supporter tant et de si pénibles mortifications.
Job Thoraberry porte alWgrement ïaprospéritë, en attendant qu'il
soit évincé de la députaltion par son propre contre-mattre ; macis
quel excellent personmige de comédie que cet avdefnt démocrate,
si redouté de la coor et des grand», et si faible dans son ménage*!
C'est pour avoir tonné contre les* abus de l'aristocratie et de l'é-
glise, contre les privilèges de la propriété foncière, contre les lois
sur la chasse, qu'il est entré à la cfaamfbre des communes, et qu'on
lui a fait une place dans le ministère. Cependant, pour complaire
à sa femme, voici qu'il se transforme en seigneur terrien, qu^il se
rend acquéreur du manoir d'Huxley, qu'il en fait rouvrir et répa-
rer la cbapeHe : surim mot ât son fils John'Hampden Tbornberry,
enfant capricieux et indigne de porter le nom iTm grand patriote,
il enrOle des garde-cbasse et il 'fera poursuivre les braconniers.
Ab ! radicaux et démagogues, sectaires de toute école, révolution-
naires de tous pays, c^est en vain que vous passionner la foule et
que vous enivrez de vos sopbismes âignorantes multitudes. Vous
pouvez renverser les trônes, incendier les cités, boufeverser le mondb :
il est deux despotismes étemels que vous n'ébranlerez jamais : celui
de la femme qu'on aime, et celui de Tenfant dont on a guetté le
premier sourire et le premier baiser.
Cucheval-Clarigny.
LE
DUEL DU COMMANDANT
L*an dernier, je me rendis à Besançon pour le mariage d'un de
mes amis. II épousait une jeune fille appartenant à une fkmille très
aimée, presque populaire. La cérémonie fut très brillante. Le soir,
comme il est de coutume en pays bisontin, un grand repas réunis-
sait les invités. Je cherchais ma place à table, quand une main
s'appuya sur mon épaule; je me retournai. J'avais en face de moi
un capitaine de dragons d'une trentaine d'années, à la tête fine et
blonde.
— Tu ne me reconnais pas? me dit-il.
— Je l'avoue.
— Je suis Gustave Hammer, ton ancien copain de Sainte-Barbe.
Je jouais à la bloquette dans le jardin de Fontenay-aux-Roses
lorsque tu arrivas pour la première fois. Je te vois encore, tout pâle
avec tes cheveux rouges taillés en brosse; tes yeux brillans pro-
duisaient un drôle d'effet au milieu de ta figure blanche. Tu t'ap-
prochas de moi et tu me dis : « Donne-moi des billes. » Je te don-
nai des billes, et nous étions amis. Ça a duré trois ans.
On ne retrouve jamais sans émotion un camarade de collège qu'on
a aimé; c'est une si atroce prison que l'internat I Lorsqu'on ren-
contre un compagnon ancien, c'est comme si on revoyait un cama-
rade de geôle. Gustave Hammer s'assit à côté de moi. Nous dînâmes
LE DDEh DU COMMANDANT. 909
de bon appétit, échangeant nos peines et nos joies. U avait presque
la certitude de passer chef d'escadron ayant un an. À son âge,
c'est rare. Le soir, à minuit, il me conduisit à la gare, à pied, et me
promit de me rendre visite quand il viendrait à Paris. Nous nous
embrassâmes en nous séparant. Ce brave Gustave Hammer! lime
rajeunissait de vingt ans.
De longs mois s'écoulèrent, et je n'entendis plus parler de lui.
Je me trompe : au mois de mai, je lus dans le Journal officiel que
mon ami, selon son attente, était nommé chef d'escadron de chas-
seurs. On l'envoyait dans une assez bonne garnison, à Maubeuge,
sur la frontière belge.
Vers la fin d'août, je me promenais un soir aux Champs-Elysées.
Il était neuf heures et demie environ. Autour de moi, l'animation
d'une nuit d'été. Beaucoup de passans ; des gens qui causaient sur
les chaises de fer au bord de la chaussée ; à droite, un café-con-
cert avec ces guirlandes de lampions qui donnent aux arbres exilés
une apparence de fer-blanc. Pauvres arbres! qu'ont-ils donc fait
au bon Dieu pour qu'il les condamne à végéter là I Je voyais leurs
branches maigres s'incliner tristement pendant que le refrain d'une
chanson traversait l'air. Devant moi, l'avenue des Champs-Elysées
montait avec ses centaines de réverbères trouant la nuit comme
des vers luisans. Tout à coup, dans un jet de lumière, j'aperçus
Gustave Hammer. J'allai vers lui et lui tendis la main.
— Bonsoir, mon commandant, lui dis-je. Parbleu I la bonne ren-
contre I
— Ah ! c'est toi, répliqua-t-il d'une voix triste. Je suis bien heu-
reux de te voir.
Ce ton me frappa. Je le regardai. Il avait beaucoup vieilli depuis
un an. Son visage était pâle, ses traits tirés. Ses cheveux commen-
çaient à grisonner aux tempes. Je glissai doucement mon bras
sous le sien.
— Veux- tu faire un tour de promenade?
— Volontiers.
Au bout de quelques pas, je renonçai à la conversation. 11 lais-
sait tomber la causerie à peine entamée pour s'enfoncer à nou-
veau dans je ne sais quelles songeries cruelles.
— Tu as un chagrin, n'est-ce pas? lui dis-je tout à coup.
Il tressaillit, et après un silence :
— Oui.
— Un chagrin... d'amour?
Il hésitait. Je n'insistai pas sachant, que certaines souffrances
ont leur pudeur, quand, brusquement :
— Écoute, reprit- il, je vais te raconter ça. Après tout, je suis
910 RBTCE DES IXEJJi. liONDES»
absurde de ronger moa frein comme je le fais. Ta me doimens
peut-ôtre un bon eonseiL Di^puis que je ne t'ai vu, j'ai eu un
drame dans ma ine» Ohl itu n'en as pas entendu parlet; grâce aa
mînistee de la guerre,, Jes jouisiaux ont gardé la silence. Ne crauis
rien ^ va : ce ne sera pas. loog 4 entendra. Et puis, c!est sur un sujet
qui t'intéresse particulièrement. Encore un enfant victime des
fautes que les sie*s ont coaunises.
Il seoma la cendre de srat cigare^ et, lentement, comme ui
bomme qui Ut dans se» coeur :
a — Voici .En juin dernier, \e&vingi*huii Jours arrivèrem à Maa-
beuge pour faire leur temps. J'étais commandant au &6* cbasseurs
depuis un nM>îs. Un matin, je partais pour Lille avec un autre
officier supérieur du régiment. U fut décidé que nous boiiîcns oa
bouillon et que nous nàangeriooa une< c6telette au buflet de Maa-
beuge. Une énoome piëce^ ce buiTet, avec des tables de marbre
autour des murs. À i'estrémité, près de notne table à nous» la
buvette, où voQt les petites bourses. On y voyait des ouvriers et
des soklats. lion collègue me dit .r
« — BsCrce que vous avez «le &\a de quelque célébrité dans vos
vinfft'huii /êun ?
tt — OuL J'ai le fils de Myrian-, lOi peintre qui vient d'entier à
l'Institut. Et vous 7
« — Moi aussi. Mais te fils d'une célébrité d'un aulve genre :
George de Férisset.
a — Le fils de la belle M"* de Férisset ?
« — Lui-même.
« Je me mis à rire, en disant : — Gomment ! elle a déjà un
grand garçon dans la réserve? J'ai été bien amoureux de cette
femme-*là, duds le temps. Malheureusement elle était alors la mal-
tresse d'un de mes amis.
« — Moi aussi j'ai été amoureux d'elle, répliqua mon camarade.
Je n'avais pas la même raison que vous; je ne sais plus quoi m'a
empêché de me déclarer.
« — Vous avez eu tort, repris^je. Elle vaut bien un caprice, mon
cher, un caprice de huit jours. Et puis un man si commode ! Elle
a eu vingt amans : M. de Férisset ne s'en est jamais douté.
J'achevais à peine ma phrase quand j^ via un petit chasseur
s'encadrer dans la porte de la buvette. U était blanc comme on
linge. U fit un geste d'indécision et vint à mof, chancelant, trébu-
chant, avec son grand sabre qui lui battait les mollets» Arriié i ma
table, il me regarda une minute avec des yeux fous, et leiu U
main sur moi. Je compris qu'il allait me donner Un soul&et« D;
eut un grand tumulte. « Empoignea-moi cet bonune-lit » Deux cm
Lfi DUU DU GOMHANDâNT* 911
ttoiB soldais s'âincèreni». Le pelit chasseur sestoit immobik^ me
regardant toujviffS. D^une yoix <arwse il dsl. :
Il .^ C'est ma mère 1
«Ja sentis tout d'uu coup rindignitfi de mes.paroles. « — Lâdliea*
lel D m'écriairje*
« Qu'avais-je donc ce matin-là , et depuis quand un galanit
homme se peranet-2i de mid padtf d'une. îtroaml Jb: me levai,
je retirai mon képi et» saluant le jeune homme :
a «^ Je suis à'vos. ordres».
« Dn ooup de. sifflet, reteotit. Le train, pour Lille allait paptir« Je
ma précipitai sw le quai et de là dans un vagon. Une demi-heure
après, je courais obee ie général icmmnandaiit le corps diarmée
eX lui racontais toul« Gomme tu penses bien,, il m» tança d'impor*
tame. Estnce qif un dief d'escadron devait jaser «n public aTOc la
légèreté d'im Ûano-^bec de Saint-Cyr? C'était la faute du ministre,
qui choisissaU des oflficiiejis supérieurs trop îeunea. Jie pensais tout
bas que te malheur fût arrivé également si j'eusse été capitaine.
Mais, je méritais trop Jbien les paioles. aéyèms du génécal pour
oser Dépendre un mot»
a.*^ fit que GdmpCei-^yous fnre, maintenant? me deaaanda~t-U.
a — Mais il me semble, mon général, que je n'ai pas le choix.
J'ai insdté gnavemeut ce jeune Jmmme. Je me: suie mis i ses
ordnss. Je me battrai anec lui.
(c — Vous êtes fou I Un. oommandant ne s'aligne pas ayec un
simple seMat»
« — Je me permettrai de vous faire observer, mon général,, qu'il
n'f a pas de règlement militaire en présence de certaines offenses.
Accordezr-moi l'autorisatieiL.
« — Mais je nfea ai pas le* droit.
(c — Ayec la bonté de télégraphier au mjiiiatre.
« — Le ministre refisera.
n — Alors je pnèviendnai M^fieoqge de Férisset. La frontière est
à deux pa8% Le dud auca lieu en Belgkpae..
« — » G'estrà-dire que vous désertereEl
(( — Soit, mon général,, je déserterai. On meipuniia ensuite. Mais
j'ai manqué une première fois à l'honneur en insultant publique-
ment une femme, je n'y manquerai pas une seconde fois en refu-
sant réparation au fils de cette femme.
« Le général eut d'abord un geste de colère. Mais il se calma
vite; il fit quelques pas à travers son cabinet. Ensuite venant à
moi, il me dit, très douceinent :
a — Faites ce qiie voas voudrez. Vota ne m'avez rien dit; je ne
sais rien. Mais n'oubliez pus que le conseil de guerre est au bout
de tout ça.
912 BEYTJE DES DEUX MONDES.
a Les témoins de H. George de Férisset arrivèrent le soir : lui et
moi avions pris quatre civils. L'arme choisie fut Tépée; le rendei-
vous était pour le lendemain matin, neuf heures, à F.., village
belge de la frontière. Je ne dormis pas de la nuit, et je mis mes
aQaires en ordre. J'étais décidé à me laisser toucher par ce pauvre
garçon.
« Le lendemain, à l'heure dite, nous arrivions à F... Une
matinée sale, grise, glaciale. Il pleuvait. Nous marchions avec de
la boue jusqu'à la cheville. Devant nous, H. George de Férisset et
ses témoins. L'un de mes amis fit observer au jeune honune qu'il
aurait dû porter desvètemens civils. M. George de Férisset répondit
simplement qu'ayant été insulté sous l'uniforme^ on lui devait
réparation à la fois comme homme et comme soldat. Je fis un signe.
Mon témoin n'insista pas. Enfin nous arrivâmes dans un pré dé-
trempé par la pluie, où l'on serait évidemment très mal. Mais ooos
n'avions pas l'embarras du choix, et d'ailleurs, le temps pressait.
a C'était un spectacle bien curieux, mon cher, que les apprêts
de ce duel. D'un côté, un officier supérieur en petite tenue; de
l'autre un simple chasseur. Enfin on nous plaça l'un en face de
l'autre. Tout à coup, M. de Férisset me fit le salut militaire, et
d'une voie émue :
c — Mon commandant, j'ai voulu vous souffleter. Nous étions en
uniforme tous les deux. J'ai donc manqué gravement à la discipline.
Et il en faut de la discipline. Il en faut aujourd'hui plus que jamais...
Le soldat vous fait ses excuses. Maintenant, en garde, mon corn*
mandant 1
tt On croisa les fers ; un de mes témoins dit : — Ailes, mes-
sieurs I Je ne bougeais pas. Je regardais mon adversaire. Je vis
dans ses yeux le même éclair que la veille, suivi de la même
indécision. Tout à coup, il rompit de deux pas. Il s'arréu: il
souriait d'un sourire navré. Je vivrais cent ans que je n'oublie-
rais pas ce sourire-là ! Soudain, prenant un élan furieux, il se jeta sur
mon épée et s'enferra. Il poussa un cri et tomba à la renverse. Une
mousse rouge salit le coin des lèvres. Il eut un dernier frisson, un
dernier ràle, puis plus rien. Il était mort. »
J'avais écouté, le cœur serré. Quand Gustave Hammer eut fini,
il prit haleine, et sourdement :
— Je sais bien que je voulais me laisser toucher, je sais bien
qu'il s'est tué lui-même, je sais bien que ma carrière est brisée,
puisque j'ai dû quitter l'armée. N'importe, mon cher, f ai des
remords de meurtrier. Il me semble que j'ai commis un criiae.
Pense donc à ce garçon loyal tué en pleine jeunesse! Pense dooc
LB DUEL DU COMMANDANT. 913
à cette mère qui doit se désespérer en pleurant ce fils dont elle est
le premier assassin I
L'heure avait passé, les cafés-concerts se vidaient. Les prome-
neurs se faisaient plus nombreux ; quelques-uns fredonnaient le
refrain d'une chanson. Étrange contraste I les paroles d'une
romance en vogue alternant avec le récit d'un drame sombre!
Gustave Hammer courbait de nouveau la tète, écrasé par son
souvenir. Les Champs-Elysées se peuplaient. Partout, la vie in-
tense d'une soirée d'été, dans ce Paris plein de joies et de galtés.
Sur l'avenue, d'innombrables voitures qui montaient vers le bois
ou redescendaient de l'Arc-de-Triomphe. A côté de nous, sur les
chaises de fer, beaucoup de gens assis. Gomme je les regardais,
j'aperçus une femme de quarante-trois ou quarante-quatre ans, fort
belle encore, au milieu d'un cercle brillant, fille portait une toilette
noire, très élégante. Toute souriante, elle respirait le parfum d'un
énorme bouquet de violettes, en écoutant un jeune homme qui lui
parlait à voix basse.
— Ohl ladrôlessel m'écriai-je.
— Qu'as-tu donc?
J'étendis la main, et je dis, lui montrant cette femme :
— La mère I
Et comme il faisait un geste d'horreur, j'ajoutai en hochant la
tète :
— Ne fais pas attention. Vois- tu ça? eh bien! c'est la vie.
Albbbt Dbipit.
«MB un. — *
REVUE MUSICALE
C'était pourtant quelqu'un que Tauteur du roman de Marie et da
poème des Bretons, ce Brizeux, dont le nom semble aujourd'hui m com-
plètement oublié ; ses volumes se vendaient assez ; quand il disait des
vers, môme après Musset, après Vigny, on l'écoutait. Sainte-Beuve, le
fameux dispensateur des grades et récompenses, ne Tavait-il pas de
son autorité privée nommé fifre dans cette légion sacrée où Victor Hugo
servait en qualité d'officier supérieur et que Lamartine commandait en
chef? Neiges d'antan» qu*ôtes-vous devenues 7
QaVi fait te Vttat du nord des cendres de CéssrT
Le temps a de ces variations, de ces caprices et de ces ingratitudes
auxquelles nos mauvais instincts aident bien un peu. Tel gracieux
talent qui naguère jouissait discrètement de sa part de notoriété,
voilà que tout à coup l'ombre se fait autour de lui et qu'on n'en
parle plus. C'est presque à se demander s'il n'y aurait pas dans cette
éclipse soudaine de certaines étoiles de moyenne grandeur quelque
chose de tacitement concerté chez la génération de l'âge suivant. Parmi
les innombrables lucioles en train de tournoyer pour le moment, ;eoiD-
bien ont emprunté leur brin de phosphore à la lanterne de Brizeux et
ne se soucient pas qu'on le sache 1 Tuer ceux dont on hérite est en lit-
térature un axiome de droit commun. Pour ce qui regarde les forts, ils
se défendent; on ne supprime pas si aisément un Victor Hugo, on
Lamartine ; restent les moindres, et c'est généralement sur eux qu*oa
RETUfi MCSICALB. 9U
se rattrape. Rien de dangeretx, lien de mortel camme de se trouver
dans le chemin de tout le monde; voqs pouvez compter qu'à un
moment donné, tout le monde ^^ntendra pour vous évincer; si TArmo-
ricain Brizeux eût écrit ses poèmes en langue celtique, il eût fait œuvre
retentissante et consentie de lous, vous pouvez m'en croire ; le diable
veut qull les ait rimes en irers français charmans, souvent exquiSi
mais tels au demeurant qu'ils ne sauraient décourager ni les préten»
tiens ni Penvie des bons confrères. Écrire en patois, quelle force I être
un féiibre provençal, un troubadour, s'appeler Mistral, Jasmin ou Rou-
manille, quel brevet de longue vie ! Vous ne portez ombrage à per*
sonne, nul ne vous craint, et cfest à qui se servira de votre gloire pour
étouffer l'incommode renom du voisin. Le chantre de /ace/yn, qui reniail
Musset et n'avait peut-être jamais lu MireiUe, arrachait toutes les palmes
de son jardin pour les jeter sous les pieds de Mistral, qu'il proclamait
les yeux fermés et de gaîté de coetir l'Homère des temps modernes :
rien de plus humain, de plus « nature! a
Type de Breton capricant et sauvage, mais d'une sauvagerie inter-
mittente, Brizeux savait aussi se pUer aux hçons du monde et même
par instans à l'élégance; ce n'est pas lui qui jamais se fût inféodé ai
clan des Lycanthropes; les gilets à la Robespierre et les cheveux incultes
loi faisaient horreur. Il se rattachait à ce qu^on appelait, au dernier
siècle, le parti des honnêtes gens, et tandis que la jeune France de
Théophile Gantier et de Petrus Borel menait sa farandole an bruit du
tambourin dont le grand Victor battait la drisse, il se groupait avec
Barbier, Berlioz et Gustave Planche autour d'Alfred de Vigny. L'auteur
des lambesj que je viens de nommer, vécut à cette époque fort avant
dans son intimité, on peut presque dire qu'ils ne se quittaient pas,
l'un et l'autre épris de Dante, de Shakspeare, de Virgile et trouvant
chez le barde d*Èloa une communauté de vues, des facultés d'émotion
et d'admiration que ne leur offrait pas le poète d^Hemani et des OrieiV'
taks, déjà trop absorbé dans sa propre gloire pour admettre les diver-
sions. Artiste délicat et fréàeoMf — ses vers le prouvent, — il mettait à
polir un tercet le soin jaloux d'u Cellmi dselaait vm joyau de reine.
On le voyait en ces occasions errer par les boulevards et les musées,
pareil à ce rimeur de Mathurin Bègoler qui s'en va cherchant son vers
«à la pipée, » et s'il vous rencontrait alars» c'étaient des entretiens et des
écoles buissonnières à n'eo plot finir; nm eeul sujet te possédait, le
passionnait : son art; ajoutons fue œ mot» i cette époque, compre-
nait tout ; qui disait poésie, dSsait musique, architecture, statuaire et
peinture. La vocation littéraire, nous ne connaissions rien au-delà.
Chose inouïe, on s'aimait entre rivaux, ou pilutAt les rivalités n'existaient
pas, il n'y avait que des forces généreuses déchaînées, s*évertuant et
<»mbattant pour un but commun. 'Èïi beaux vers qui venaient de naflre
910 BETUE DE8 DEUX MONDES.
étaient à Tinstant même colportés aux quatre coins de la grande ville,
et qu'on y songe bien, si les talons du second ordre de ce temps-li
sont et demeurent supérieurs aux talens du môme ordre du temps pré-
sent, c'est à cette unanimité d'impulsion qu'ils le doivent, a Aussi,
sachons-le tous, grands et petits, tant que nous sommes, il ne s'écrit
pas actuellement une page de prose, il ne se fait pas un vers qui ne
doive tribut à ces braves, à ces conquérons. » Ainsi s'exprime, et non
sans raison, un excellent juge du camp, le doux et balsamique Asseli-
neau, dans une étude bibliographique où sont catalogués, étiquetés,
annotés selon leurs mérites une foule de noms bien autrement oubliés
que le nom de Brizeux» et parmi lesquels il s'en rencontre encore aa
moins deux qui vaudraient la peine d'être comptés : celui d'Arvers pour
un sonnet, et celui de Napoléon Peyrat pour une ode intitulée : Roland
et digne d'être assortie aux plus flamboyans fleurons des OrientaUs,
En 1831, Brizeux et Barbier firent ensemble le voyage d'Italie, et
de cette excursion plus esthétique encore que pittoresque au pays de
Raphaël, de Michel-Ange et de TAlighieri, Barbier nous rapporta \ePianio.
et Brizeux les Ternaires. Ce volume, d'un titre assez bizarre, trahit chez
le poète une préoccupation désormais exclusive de la forme ; vous n'y
respirez plus la fraîcheur idyllique du gentil roman de Marie; le vers
est laborieux, le sentiment morose et saccadé, le mal du pays, qui de
jour en jour envahit davantage cette àme de Breton, déjà vieillissant,
fournit ici la note dominante. Un pauvre diable de petit Italien passe
en ]Ouant de la cornemuse, et voilà que la Bretagne se montre à loi
avec son océan, ses genêts et ses légendes :
O landes, 6 forais, pierres sombres et hantes,
Bols qui eonyres nos champs, mers qni battes nos e6tes,
VUlagês où les morts errent avec les vents,
Bretagne, d*où te vient Parnoor de tes enCans?
Des Tilles dltalie où j*osai, Jeune et svelte,
Panni ces hommes brans montrer l'œil bien d'nn Gelte^
J*arrlTai, plein du fen de lear Tolcan sacré,
Mûri par leur soleil, de leurs arts enivré ;
liais dès que Je sentis, ô ma terre natale,
Uodeor qui des genêts et des Undes s'exhale,
Lorsque Je vis le flux et reflux de la mer
Et les tristes sapins se balancer dans l'air $
Adieu les orangers, les marbres de Gamre I
Mon instinct l'emporta, Je redevins barbare.
Et J'ottbUai les noms des antiques héros
Pour chanter les combats des loups et des taureaux.
Célébrer son coin de terre, revenir à sa bucolique, à ses tableaux de
genre, sera maintenant la t&che unique de ce maître chanteur plein de
savantes mélodies et qu'on eut tort jadis de prendre pour un naïf.
BEVUE MUSICALE. ^l7
Lorsque le temps est calme et la lune sereine.
Quelle est, gens du pays, cette blanche sirène,
Qui peigne ses cheveux, debout sar ce rocher?
Oht c*est là, Toyageur, une touchante histoire.
Mon père me l'a dite, et tous pouYOS y croire...
• •••«•••••••• ••••
O merveilleux conteur, merci pour ton histoire,
Elle est triste, mais douce, et mon eœor y veut croire.
Sans remonter jusqu'à Chateaubriand, trop haut placé, et pour m'en
tenir au coteau modéré, ils sont deux : Brlzeux et Souvestre, à qui les
amateurs de traditions celtiques peuvent s'adresser; Emile Souvestre
donnera le motif et Brizeux se chargera du pittoresque et du décor.
« Tous les peuples d'Europe ont admis deux races de nains, l'une
malveillante et impie, l'autre amie des hommes. La première est repré-
sentée en Bretagne par les Korigans, la Seconde par les Teux. Le Teu
n'est autre chose que le lutin d'Ecosse et d'Irlande qui aide les labou-
reurs dans leurs travaux et que le Bergmannlein qui se met au service
des bergers de l'Oberland. Anciennement, disait un de ces derniers &
Grimm, les hommes habitaient dans les vallées, et tout autour de leurs
habitations se tenait dans les cavités des rochers le petit peuple nain...
Ces gnomes, comme ceux du Harz, pouvaient se rendre invisibles au
moyen d'un capuchon. Mais ils commettaient souvent des vols de pain
et de petits pois; les propriétaires dépouillés n'avaient alors d'autre
ressource que de battre Tair avec des verges, et, s'ils réussissaient à faire
tomber un des capuchons, le nain qui le portait devenait visible, et on le
forçait à payer une indemnité (1). » Je m'étonne que M. Coppée n'ait pas
utiUsé cette idée, il y aurait eu là matière à figurations épisodiques. Ou
se représente une troupe de jeunes gars et de belles filles cinglant de
leurs baguettes le vide ambiant où fourmillent, inaperçus, mille dia-
blotins dont une musique pittoresque vous dénonce la présence. Un
capuchon tombe sur la scène, puis deux, puis trois, et korrigans de se
montrer en rechignant. Il en arrive de tous les coins, la mine renfro-
gnée, perclus, moulus de la volée de bois vert, puis, se remettant
bientôt, on les voit prendre leur revanche, rosser à leur tour les
garçons et lutiner les filles qu'ils emmènent. Et pendant que nous
sommes en train de varier le thème, rien ne nous empoche d'entr^ouvrir
une autre perspective. De fait, la légende ignore les korriganes, elle ne
connaît que des korrigans, lesquels ne procréent qu'en s'unissant avec
des filles de la terre détournées par eux. Vous rendez-vous compte de
ce que serait comme personnage de ballet une créature issue de ce
commerce fantastique 7 On la suivrait dans sa double origine, tantôt
(1) Emile Souvestre, le Foyer breUm^ 1. 1, p. 200.
918 REYUB DBS DEUX KOliDBS.
femme dans son foyer, tantôt démon dans la lande, et l'action toat
entière pivoterait, pirouetterait sur une donnée originale et chorégra-
phique, car il faut bien se le dire, le monde où le ballet recrute ses
héroïnes est un monde à part qui ne relève guère que de la fantaisie.
Ce fut le tort de Scribe de n'avoir rien su comprendre à cette poé-
tique. Lui, si habile à multiplier les inventions, n^a jamais réussi à
faire un ballet. La Somnambule et Marco Spada sont des vaudevilles et
des opéras comiques travestis, des comédies mimées avec orchestre. Ce
ne sont point des ballets, il y manque le pittoresque; ce vaporeux, cet
ondoyant et cet idéal qui finalement constitue le genre et que Scribe
n'avait pas ; on peut danser sur un volcan, on ne danse point sor une
vieille pièce du Gymnase ramenée à Tétat de scénario sans dialogue.
Causons à présent de la musique et de la part de collaboration qui lui
échoit. Son rôle s'est depuis vingt ans radicalement transformé, ^il fui
jadis une période où le compositeur abordait sans gêne un tel travail,
cet âge d'or a disparu. Au temps bienheureux d^Astolphe et Joconde et
de la Belle au bois dormant, du Diable boiteux et de Giselle, écrire un
ballet passait pour une simple distraction, un badinage ; cela s'impro-
visait et se débitait haut la main, à grand renfort de réminiscences et
de motifs qu'on empruntait un peu partout, aux sonates et aux sym-
phonies de Haydn, de Mozart et de Beethoven, aux opéras un répenoire
courant, aux romances à la mode, et qui du moins avaient cet avantage
de souligner une situation et de vous expliquer les jeux de la scène.
Pastiche, pot-pourri, j'y consens; il n'en est pas moins vrai que cette
besogne, traitée au vol de la plume par des musiciens comme Uerold,
Auber, Halévy et même Adolphe Adam, offrait aussi quelque agrément;
c'était clair, limpide et transparent à l'égal de l'eau de roche ; au tra-
vers de la mélodie les moindres intentions du Ubretto se laissaient
Ere ; quand une phrase de connaissance apparaissait, ingénieusement
amenée, transcrite à nouveaux frais, vous lui souhaitiez la bienvenue
sans quitter des yeux la danseuse. Avez-vous jamais feuilleté le Traité
d^instrumentatUm de Berlioz, ou l'excellent ouvrage de M. Mathis Lussy
sur Taccentuation musicale? Là sont rassemblés des exemples de toute
sorte : voua apprenez comment Weber et Meyerbeer font leur palette
et comment ce qui fut chez eux trait de génie peut devenir une recette,
un procédé et, qu*on me passe le mot, un simple truc. Voulez-votQ du
fantastique démoniaque? Ces quatre lignes extraites daFreischûis vont
vous sortir d'affaire ; préférez-vous, pour la drconstance, le fantastique
aérien? voici de VOberon, marchez I et s^il vous faut du pathétique,
BelHni vous en fournira tant et plus; veillez seulement à ce que IV-
cent soit mis à sa place et ne vous trompez pas en copiant.
Les musiciens du passé, lorsqu'ils composaient un ballet, suivaient
cette méthode ; ils prodiguaient les citations; sitôt que Tatmosph^^ se
REVUE MUSICALE. 919
brouillait anpeu» l'orage du Barbier entrait en scène, et j'entends encore
dans la Somnambule d'Uerold le cor prendre la parole au moment où
la jeune fille se couche et bercer doucement son sonuneil sur Tair d^une
chansonnette alors en vogue d'Amédée de Beauplan : « Dormez, mes
chères amours. » Aujourd'hui nous avons changé tout cela : est-ce un
bien? est-ce un mal? Les écrivains d'antrefois avaient surtout en vue
le public de la danse, qui ne demande qu'à être amusé et veut dans
un ballet des airs faciles pendant lesquels on puisse causer tout à son
aise ; le musicien d'aujourd'hui n*a en vue. que sa propre fortune^ il
spécule sur le poème d'opéra que cette chorégraphie va lui rapporter»
Aussi, de quels soins il entoure sa partition» comme il s'y applique et
s'y consacre I affairé, sérieux, âpre à saisir une occasion de s'affirmer
coûte que coûte et de faire oeuvre de science où peut-être il eût été
mieux de faire simplement œuvre de grâce I Remarquez que j'entends
ici ne rien critiquer; je constate l'état des choses, le siècle est aux
extrêmes : ou l'opérette ou la symphonie ; entre les deux il n'y a plus
à choisir; ainsi le veut l'esprit du temps qui, après nous avoir, aux
beaux jours de la Muette, de la Tentation, du Dieu et la Bayadère et du
Lac des fies, donné jadis l'opéra-ballet, nous donne aujourd'hui le bal-
let-symphonie, où s'est distingué l'auteur de Coppelia^ où l'auteur de la
Korrigane vient de se révéler.
Ce n'est point que M. Widor soit ce qu'on appelle un nouveau ; mais
jusqu'à présent le monde des artistes était seul à l'apprécier, et nous
connaissions de lui toute une série d'œuvres, tant instrumentales que
vocales, — concertos pour piano, recueils de mélodies, chœurs,
psaumes, fragmens symphoniques et dramatiques, — qui, pour porter
leur résultat, semblaient attendre que le jeune muHcien fût mis par le
théâtre en communication avec le grand public. En fait d'écoles,
M. Widor les a parcourues toutes; son champ d'activité s'étend de
Bach à Richard Wagner: érudit comme Gevaert, pianiste comme Saint-
Saêns, il a Vintensitivité curieuse et patiente de l'artiste contempo-
rain, résolu à ne rien laisser en dehors de son exploration. Montez à la
tribune de l'orgue, un dimanche, à Saint-Sulpice^ pendant la grand'-
messe, et regardez l'exécutant ; sous ses doigts les préludes fugues se
déroulent; Bach et Gouperin sont là qui dictent, et l'improvisateur
attentif obéit à leur souille ; vous diriez le maître Wolfram de l'es-
tampe de Lémud ; mais n'ayez crainte, les extases du sanctuaire feront
place bientôt à d'autres élanoemens^ à d'autres flammes; le diable
n^y perdra rien, et quand il s'agira de s'émouvoir pour ou contre
les tendances et les hommes, vous trouverez à qui parler. Ce que
j'aime chez M. Widor, c*est le rayonnement de son esprit et cette large
faculté qu'il a d'admirer» Un jour, comme je m'étonnais de le voir louer
Aida : « J'en conviens, me dit-il, c'est contre tous mes principes;
020 EEVDB DES DEUX MONDES.
mais que voulez-vous? j'ai dû me rendre. » Bizet, lui aussi, avait eu
au sujet de Verdi de ces scrupules, déjà bien surmontés d'ailleurs lors-
que je le connus. 11 y a des voix intérieures contre lesquelles les pré-
jugés d'école ne sauraient prévaloir, et Ton ne se figure pas Thomme
qui a écrit Carmen reniant Fauteur de Rigoletto.
Inutile d'ajouter que la Korrigane est jusqu'ici l'œuvre la plus impor-
tante de M. Widor. Nous tenons cette fois une vraie partition, et l'on
peut se demander ce que penseraient d'un tel ballet les inusiciens dont
nous parlions tout à l'heure : tant de science, de complication en un
aajet si mince I Que de bruit pour une omelette au lardl disait Sainte-
Foy, narguant la foudre et le vendredi saint. Quel luxe d'harmonie et
quel déploiement d'instrumentation pour une petite servante d*aubergel
dirait peut-être Adolphe Adam; cet effort de travail, cette dépense de
talent pour de jolis petits pieds qui se trémoussent, à quoi bon? Eh
bieni je le déclare, qui s'exprimerait de la sorte aurait tort; d'abord
parce qu'il faut toujours parler la langue de son temps et que le style
d'aujourd'hui n'admet, même en pareil cas, ni les négligences ni les
défaillances; ensuite, parce qu'un artiste, quelque chose qu'il essaie,
ne gagne rien à ne point aller jusqu'au bout de son génie : musiciens,
peintres ou poètes, tâchez de savoir votre métier, autrement vous êtes
morts.
Nul n*eit Jage des arta que l'artiste lai-mdme (1),
Ce n'est plus le public qui vous juge, ce sont vos pairs et vos rivaux,
et leur sentence demeure sans appel; vous pourrez, malgré cela,
réussir près d'un certain monde qui ne s'y connaît point, faire votre
fortune ; vous écrirez des vaudevilles et des drames qui se jouent, des
opéras qui se laissent chanter; vous ne serez jamais un musicien, un
(1) Je rencontre ce vers au coorant d'une lecture du nouTean livre de M. Caro, et
Je m'en empare, d'abord à cause de Tinoonteatable TÔrité qu'il proclame et ansti pour
attirer l'attention de la critique sur les yers qui suivent et parmi lesquels j'en sou-
ligne un qui nécessairement doit être apocryphe :
Dt quel droit pensex-Toot, oroyes-Toas qvelqoa chose t
la iourd va-4'il à NapUp aux ehanii de Cimarote
Marquer d'un doigt lavant la mesure et le tou ?
Je n'en Jurerais pas, mais J'en sois sûr. Je saisis là comme Tempreinte d'une ds eei
mains étrangères, si diverses, qui se sont fidt un devoir d'éplucher ce texte, la giilé
4*nn Henri ie Latouche quelconque* Ce nom de Gimarosa, francisé et mis à la ziae,
trahit à mes yeux une curiosité, un dilettantisme qui pourraient être d'un Briseox o«
d'un ÀDtony Deschamps, mais qui ne s'expliqueraient point chex André Ghénier, caU
devance son époque d'au moins vingt ans, et vous serieiltenté de vous écrier,
ce Charles K de l'opérette en voyant entrer Molière : « Quoi 1 déjà? ■
RBYUE MU8IGALB. 021
peintre Di un poète; vous serez de T Académie, vous ne serez jamais
de la paroisse. Ce suffrage des artistes, M. Widor Pavait dès longtemps
conquis, et son succès d'hier confirme toutes les espérances, le dirai-je?
il va môme au-delà. Quant à moi, tout en présumant bien et plus que
bien du jeune écrivain, je ne m'attendais pas à cette fleur d'originalité;
aussi ce me fut une vraie fête lorsqu'un soir du mois passé M. Widor
vint me jouer sa partition. Pour du talent, nous savions d'avance qu'il
n'en manquait pas, mais quelle intelligence du théâtre I quel vif
instinct de la mise en scène! Comme toutes ces jolies marionnettes
d'ombres chinoises nous sont présentées, les situations indiquées, racon-
tées dans leur sentiment et leur pittoresque; ces allées et venues d'Y-
vonette et du petit mendiant autour du puits, la déclaration grotesque
du bossu; le duo d'amour entre la jeune fille et le beau cornemuseuz,
tout cela d'une grâce musicale exquise, finement touché et nuancé avec
des oppositions frappées à la manière de Schumann dans les Kinder-
stucke, et les danses d'un relief si charmant ; la Sabotière, le Pas des
bâtons, des tutti, des soli enlevés du plus bel entrain et des motifs
comme s'il en pleuvait I Ce premier acte est un bijou; le second me
plaît moins; j'y trouve le revers de la médaille, et puisqu'il est reconnu
qu'on a toujours les défauts de ses qualités, le talent de M. Widor,
ayant pour qualité la délicatesse, aura pour défaut la minutie; à cer-
tains momens, il fera petit. Citons l'entrée en matière de ce deuxième
acte. Le rideau se lève sur un paysage d'aspect sinistre : « Une lande
déserte au clair de lune; un dolmen et un menAir dressent leurs masses
imposantes; à droite un chemin fuyant sous les chênes; au fond, un
marais et, sur la rive lointaine, la silhouette d'un village avec son clo-
cher, — bruyères et genêts. » Ainsi prononce le livret, dont un décor
remarquable rend fidèlement l'intention ; à ce tableau plein de gran-
deur et d'horreur sauvage, qui remue en vous le pressentiment du sur-
naturel, la musique ne répo;id pas. C'est du fantastique si l'on veut,
mais un fantastique tout aérien et vaporeux : des voix lointaines, des
effets combinés de biniou et d'harmonica, rien qui vous entretienne de
cette épouvante locale du sujet. Involontairement vous songez alors à
l'entr^acte de V Africaine^ et dans un ordre moins relevé sans doute, mais
encore bien intéressant — à Fintermède symphonique placé dans Manon
Lescaut avant la scène da désert. Ces réserves faites, je n'ai qu'à louer
la contexture technique, mélodie, harmonie, coloration instrumentale,
même en admettant que c'est parfois écrit trop fin, môme en repro-
chant à l'auteur ses pattes de mouche ; il n'en faut pas moins déclarer
que c'est de la calligraphie sur vélin avec des majuscules de sinople et
d'or plantées ici et là comme points de repère : les divers morceaux du
premier acte que j'ai cités et, dans le deuxième, un certain scherzo tout
pétillant d'esprit, la danse des phalène^ avec son solo de violon et ia
922 BETBB DE9 Km KOIIDES.
valse lente. N'insistons pas davantage sur la manière dont ie style
instrumental est traité, cette intelligence de Porchestre n'ayant rtan
qui doive tant nous surprendre chez an musicien doaé,oomme M. Widor,
d'une perception nerveuse des plus subtiles et vivant en puissance de
l'orgue, llnstrument polyphonique par excellence ; Torganiste moderne,
tel qu'on se le figure après toutes les découvertes de la science, «près
Weber, Meyerbeer, Berlioz, Richard Wagner, — dès qu'il s'assied ison
clavier, entre en rapport magnétique avec les Ames des grands maîtres
sonoristes, il entend des voix, et quand il a, comme Tauteur de la Kor-
rîgane, la personnalité et la main-d'œuvre, il les transcrit à son profit
M. Widor emploie volontiers les iustrumens à vent, trop volontiers
peut-être, car il néglige à cause d'eux les instrumens à cordes, ce qui
nuit par momens à l'ampleur de son orchestre. C'est là une simple
question de quatuor, mais dont il va falloir se préoccuper en écrivant
des opéras, vu que ce qui peut être un avantage dans un ballet, dans
une symphonie, où la coloration tient une si large place, serait moins
de saison dans une œuvre dramatique composée à la fois pour les toîx
et pour l'orchestre. Il y a là une difficulté, un confiit d'où Beriîoz loi*
même, avec tout son génie, ne ^est jamais tiré. Quelle chose admi-
rable serait sa Damnation de Faust si le drame chanté et ie drame
symphonique y brillaient d'une égale splendeur 1 Malheureusement, dès
que Berlioz écrit pour les voix, sa musique se convulsionne : voos diriez
un poisson dans du sable. Autant il réussit aisément à soulever les
masses de l'orchestre, autant il lui en coûte d'efforts pour dernier aux
moindres paroles une expression mélodique, et si des trois figures qu'il
met en scène, celle de Méphisto est la mieux venue, c'est que nnstm-
mentation lui en fournit complaisamment la caractéristiqae. Embsn-
chez la trompette et le basson, au-dessus du tissu chromatique failes
grincer, siffler la petite flûte, à Pinstant vous éwqoez 1q diable d'enfitr
avec ses cornes; tenez-vous à voir Oberon et Titania vous appantlre?
pincez les harpes et demandez à l'bannonica ses vibrations. L'instnamt
auqnel, dans la Korrigane , obéissent les écrits de Tatr, s'appelle le
typophone-Mustel, un singulier nom, moins poétique assQTémentqQe
l'harmonica d'où il dérive, car les noms oot beau changer, la réso-
nance ne varie pas ou varie peu, et c'est toujours le môme instranent
dont, au dernier siècle, on attribua l'invention à Franklin, qoî, dès
17{i6, s'appelait à Lradres tniuvca^ gloMes^X^ sous les doigts de Gloct,
s'épandait en ondes sonores. On ne simagine pas la vogue de l'haraio-
nica vers cette époque; deux proches parentes de Benjamin Fjraiiklin«
Marianne et Cecilia Davies, l'avaient mis à ia mode en Fraace et en
Italie ; quant à l'Allemagne, il va sans dire que le wertfaérisBie tram
sa note spéciale dans cette musique sentimentale et portant sur tener^
Une virtuose florissait alors à Vienne dont le jeu produisait nn lel
MDSICAUl. 923
enthousiasme que Mozart écrivit k sou iutemiou ua quiatette (adagio
et rondo) pour haroMMûca, flûte, hautbois^ violon et violoncelle. La diva
se nommait MariaMtt Kirchgeaaoer ^ elle était aveugle, ce qui ne la
rendait que plus intéressante. Les beUee danses de la cour de Marie-
Thérèse raccablaient d'hoimmageB épistolaires rédigés dans le pathos
da temps, par exemple le billet qu'on va lire et qui accompagoait un
service en vermeil peur le chocolat : « Voire &ma, pure et auave comme
rinstrument céleste dont votre main touche si divinement, — votre &ine
ineffable a captivé la mienne, et croyez que chaque fois que vous dai-
gnerez approcher vos lèvres de l'une de ces tasses, je me soutirai ravir
d^aise. » Les plus fameux romans de cette période : Hesperus^ Titan,
Qumtus Fixlein, sont pleins des nostalgiques vibrations de l'harmonica
que Jean-Paul définit t le zéphir du monde de la résonance, » et quand
la Marianna Kirchgeasoer mourut, en 1808^ ua compositeur de renom,
W.-J. Tomascbek, de Prague, se conformant au deuil universel, tradui-
sit son émotion par une cantate pour T harmonica, déposée sur le mait'
soUe de Marianna Kirehgessner. Quelles modifications a dû subir depuis
ee temps linstrument de Franklin et comment les clochettes de cristal
ont fini par devenir des touches métalliques, il faudrait tout un gros
livre pour le dire et tout wi dictionnaire pourenregisurer tous les noms
attribués à ces multiples dérivés du premier type : harmonicorde-
MûUer, harmonicon-Busehmann, panmHodicon-LBppiçh et, finalement,
typophone-Mustel. J'allais oublier la boite à musique Mâlzel, très recher-
chée à Vienne en 1790, mécanique à spectacle exécutant des airs variés
de Haydn et de Wenzel-MûUer, pendant qu'au dehors, sur une peau de
tambour à grelots, évoluait, valsait, frétillait et tourbillonnait tout un
monde de marionnettes ; déesses et nymphes en vertugadin, Tircis en
taffetas vert pomme, pastoureaux et pastourelles, sylphides et kobolds,
qui sait? la Korrigane en miniature.
Le ballet, du reste, bat son plein en ce moment. Le bruit courait
hier d'une prochaine reprise de Giselle. Reprendre Giselle, soit, mais
avec qui 7 Pas avec la Rosita Mauri, ]fi suppose. Talent nerveux, sémil-
lant, chatoyant, talent-diamant, tout phosphore et tout diable au corps,
la charmante Espagnole ne se doute pas de ce que c^est que la panto-
mime; sa figuration de FenelU dans la Muette nous Ta trop démontré,
et c'est un ballet de style que GiseUe^ où les souvenirs et lies traditions
de Carlotta Grisi vivent encore. Laissons monter la folle mousse, mais
le quart d'heure d'engoûment passé, il faudra pourtant qu'on songe à
pourvoir au nécessaire. Les jouruaux ne nousentretiennent que des exa-
mens de la danse, tous brillans, tous éblouissans, à ce qu'ils racontent ;
mais les résultats, au bout du compte, quels sont-ils ? Où voyons-nous
des sujets pour remplir les grands emplois du répertoire, pour mimer
et danser le pas de l'abbesse au troisième acte de Boberi le Diable?
02i UTUB DES DEUX MONDES.
Laure Fonta, dit-on, prend sa retraite ; elle partie, faudra-t-il renoncer
à voir convenablement interpréter cet admirable épisode, un chef-
d^œuvre, sinon le chef-d'œuvro de Tart chorégraphique et de Tart musi-
cal associés et combinés ensemble?
Ce n'est point quitter l'Opéra que de dire un mot du récent triomphe
de M. Halanzier, appelé par le suffrage des artistes dramatiques à suc*
céder au baron Taylor dans la présidence de leur société. Tandis que
d'autres briguent les honneurs municipaux, et lorsque le suffrage uni-
versel leur tient rigueur, se font gloire d'endosser, faute de mieux,
l'habit à palmes vertes d'académicien in partibus^ l'ancien directeur de
l'Académie nationale, plus sérieux, vient de recevoir, sans l'avoir
recherchée, la vraiment digne récompense d'une vie toute de travail et
d'honorabilité. Les compétitions rivales pourtant ne manquaient pas; il
y eut môme certains petits froissemens d'amour-propre ; mais tout cela
s'est effacé devant les mérites et l'autorité d'un candidat que la voix
publique avait d'avance désigné, et les récalcitrans n'ont pas tardé i
reconnaître que, dans ce poste consacré par d'illustres précédons, il fal-
lait un administrateur éprouvé, un homme libre de sa fortune et de son
temps; bref, un calculateur plutôt qu'un danseur, ce qui, pour une
fois du moins, fera mentir le proverbe de Beaumarchais.
Nous voudrions aussi pouvoir parler de M. Reber, qui vient de mou-
rir. Domi mansit^ lanam fecit. En d'autres termes, il cacha son existence
et composa de la musique. Écrire sagement et correctement des sym-
phonies bien pondérées que le Conservatoire joue une fois en quarante
ans, et que Pasdeloup délaisse pour courir après les comètes écheve-
lées, la belle avance! C'était un maître pourtant, mais attardé, dépaysé;
les dieux qu'il servait exclusivement n'étaient plus les seuls que nous
adorions aujourd'hui ; le siècle va s'élargissant et veut des Panthéons,
il n'avait, lui, qu'une chapelle et ne s'y trouvait jamais assez à l'é-
troit. Haydn, Mozart I en dehors de ce doux et silencieux commerce,
il ne demandait rien. Ingres, son vieil ami, si absorbé qu'il fût dans
Raphaël, admettait encore Beethoven et s'arrangeait de mani^ à le
glisser parmi les héros de son apothéose, mais pour ce puriste et oe
puritain, pour cet invétéré quaker de la musique, c'eût été là tout sim-
plement du luxe. Cousin se vantait un jour devant nous de n'avoir
jamais écrit une ligne « que cette grande langue du xvn* siède n'eût
pu reconnaître pour sienne; » ce qui, déclarons-le, chez un prosa-
teur du xa* siècle nous paraissait un surprenant aveu d'impuissance.
M. Reber avait cette superstition à l'égard de Haydn, auquel, à cer-
taines heures de grand concert, il adjoignait l'auteur des Deux Jour-
nées; volontiers alors se fût-il écrié, en empruntant aux Rohan leur
devise : « Cherubini ne puis, Clapisson ne daigne, Reber suis. » £C
certainement que, parlant de la sorte, il aurait eu raison. Ses sympho-
RETUB MUSICALE. Q2S
nies, ses trios, ses pièces pour piano et violoa, peuvent appartenir au
passé ; les difficiles leur reprocheront de n'avoir que des qualités néga*
tives, les vrais amateurs se laisseront charmer et goûteront cette mu-
sique, aisément conçue, clairement rendue, comme de fins lettrés goû-
tent une page d'excellent style. Ses Mélodies sont, à mon sens, les
moins inspirées de ses œuvres, y compris la célèbre Berceuse, trop
variée et colportée, et qui dut le meilleur de son succès au violoncelle
de Jacquart. En revanche, ses opéras-comiques ont de la valeur, et sur
les quatre il s'en rencontre un, le Pire Gaillard, qui n'aurait pas dû quit-
ter le répertoire. Cela ne ressemble ni à du Boleldieu ni à de THerold,
vous n'y trouverez ni rinsolation rossinienne, ni la coloration de
Weber. (Test de la musique française, bien française, du bon vieux vin
de notre cru, quelque chose de sentimental et de grivois, de narquois
et d'austère, Téclat de rire de Méhul dans 17ra/o.
Attristé, dégoûté par l'insuccès de ses derniers ouvrages, M. Reber
s'était, vers la fin, tout à fait retiré du mouvement, où d'ailleurs il ne
se mêla jamais beaucoup. « Ne pèse pas sur elle, 6 terre, elle a si
peu pesé sur toi. » Cette épigramme d'un ancien nous hante l'esprit à
son sujet : n'était-il pas lui-même un ancien? Il ne lisait plus rien, il
relisait; à peine fréquentait-il quelques rares amis : l'intime Sauzet,
toujours en verve, Saint-Saêns, le disciple préféré qui va le remplacer
à l'Institut, et, tant qu'elle vécut, cette noble Louise Bertin, — ftme de
musicienne et de poète, — à laquelle il dédia la meilleure de ses sym-
phonies.
La saison est favorable aux jeunes; tandis que Tun triomphe à
l'Opéra, l'autre conduit le bal au Chàtelet. M. Alphonse Duvemoy, un
jour qu'il s'ennuyait de n'être qu'un brillant pianiste, imagine de con-
courir pour le prix de la ville de Paris, et du premier coup il décroche
la timbale : Recta omnium brevissima. Cest la devise de M. Guizot mise
en musique. Il y a six mois, l'auteur de la Tempite n'eût même pas
obtenu la promesse d'un libretto pour la Renaissance ; aujourd'hui, le voilà
plus avancé qu'un prix de Rome et marchant l'égal de M. Léo Delibes.
Je renvoie à l'éloquence officielle de M. Perrin ceux qui désireraient
se renseigner à fond sur l'historique de ces concours dus à l'initiative
de M, Herold, préfet de la Seine, et me contente en passant de procla-
mer bien haut le mérite d'une institution qui en deux ans nous aura
valu deux partitions du meilleur aloi : le Tasse de M. Benjamin Godard
et la Tempête de M. Alphonse Duvernoy, On qualifie ces choses-là de
poèmes symphoniques; ne vous y fiez point, ce sont bel et bien des
opéras en trois parties qui deviendraient trois actes dès demain s^il
exisuit un théâtre lyrique. Dire de M. Alphonse Duvemoy qu'il est un
tempérament d'artiste serait répéter un lieu-commun. Nourri dans le
920 BETUB nu Wm MONDES.
Ck>nservatoim, il en connaît tous les détours^ il sait écrire et déclameri
s'entend à manier les rythmes, àgpuvenier un grand ensemble, et les
dessins chromatiques ne lui coûtent aucun effort. Reste à se demander
ce qui sortira de cette masse d'acquisitions, à faire des vœux pour que
rindividualité se dégage. Il y a de tout et de tous dans cette œuvre cos-
mopolite» vivantû* remuante et inquiétante d'un Pic de la Mirandole
, musical, où le talent de reproduire les divers styles est poussé jusqu'à
la prestidigitation, où cependant prédomine ritafianisme, car ce nor-
malien wagnérisant écrit pour les voix comme un Rossini, et c'est encore
la langue mélodique du beau pays où résonne le si qui semble lui être
la plus naturelle : exemple, — vers le milieu de la deuxième partie,
-^ ce bel ensemble dramatiquement mené, poussé à grandes guides et
que termine une maltresse phrase dite par Prospero.M. Alphonse Duver-
noy possède en outre le sens du théâtre. Laissons Shakspeare et ses
personnages en dehors de la question s ne voyons ici que ce qui! a
plu au jeune compositeur d*y voir : une féerie à traduire en musique.
Il est incontestable que la pièce est réussie, nous avons devaut les yeux
un spectacle qui se tient, et si vous en demandiez davantage, Tauteur
serait en droit de vous répondre : Adressez-vous à M. Renan. Shakspeare
possède en effet ce caractère admirable de pouvoir se prêter à tout. On
le secoue, on le bouscule» et sa bonne humeur ne varie pas; souple et
docile aux mains innocentes qui le caressent ou qui le fouaillent, le
vieux lion rugissant se redresse à l'appel du maître. Nous savons que
Shakspeare n'inventait pas ses sujets de drame et de comédie. H se
contentait de prendre les divers thèmes épiques historiques ou roma-
nesques qui lui tombaient sous la main et de se les approprier en les
transformant. Je doute qu'on rencontre dans son théâtre un seul ou-
vrage d(mt la fable lui appartienne en propre, comme l'idée du Misan-
thrope et de Tartuffe appartient à Molière, comme les canevas d*uni
Chaîne et d'Hemani appartiennent à Scribe et à Victor Hugo. Forcé de
ravitailler toujours son répertoire, de maintenir en haleine l'ardeur
de ses comédiens et la curiosité de son public, il s'emparait naïvement
de tout ce qui lui semblait intéressant et partait de là pour créer :
materiam superabat opus; jamais on ne fit mieux reluire au soIeQ cette
vérité. Qu'est-ce, comme donnée^ que la Tempête? Un conte de noar-
rice. Qu'est-ce comme drame 7 Tout un monde d'inépuisable fécondité
ouvert incessamment aux spéculations de l'artiste et du philosophe.
Privilège enchanteur de ces œuvres destinées comme la nature à tou-
jours renaître I tandis que le musicien en extrait des trésors dliarmo-
nie, le penseur les étudie à nouveau, les commente, multipliant les
déductions, semant les allusions, expliquant tous les symbolismes enfer-
més dans le précieux coffret dont Shakspeare-Prospero a jeté aux vents
la clé d'or, que M. Renan a ramassée : « Prospère la raison suprême, Ariel
RBTnV HOBIC&LE* VU
ridéal et la poésie qu'il s*agit d'attacher à la vie de telle façon qu'il ne soit
plus tenté pour des motifs futiles de mourir à tout propos. » Impossible
de caractériser d'un trait plus fin l'essence du personnage impondérable
créé par Shakspeare. Prospère mort, comment Ariel subsistera-t^il, lui
si incapable de lutter contre les nécessités de la vie? Ce souci tour-
mente le vieux magicien, qui» se sentant finir, se retourne vers Cali-
ban, devenu chef de Fétat, et lui demande pour Ariel une sinécure,
n la garde du château de Sermione, ^i a'a aucune iaiportance pour la
république de Milan et qui suffira ti^ amplement à ses beBoins. n Quoi
de plus délicat, de mieux observé que ce mouvement où se trahit chez
M. Renan une infinie charité pour les poètes ses semblables I N'était-il
pas écrit : Aimez-vous les uns les autres? Et dire que cette musique,
c ette philosophie, cette politique, tout cela était dans la Tempête de
Shakspeare, sans compter bien d*autre belles choses que les artistes et
les penseurs de l'avenir y découvriront encore l
F. DE LàGBRSVAlS.
LES
LIVRES D'ART
I. L'OEuvre d» Rembrandt décrit et commenté, par Charles Blanc, 3 toL m4% dont
deux volâmes de planches; Â. Qaantin. — II. La Vie et VOBuvre de J.-P, MiHet^
par Alfired Sensier, 1 yoI. in-4% arec de nombreuses figures ; A. Quantin. —
m. Eugène Fromentin, sa vie et son cBUvrSf par Lonis Gonse, 1 vol. ia-4*, avec
figures sur acier et sur bois; A. Quantin. — IV. La Bible de RubenSf i voL in-f^ de
40 planches; Bruxelles, Muquardt. — Y. Les Maîtres ornemanistes, par D. Guil-
mard, avec introduction par le baron Davillier, gr. in-8% 120 planches tirées à paît;
Eug. Pion. ^YL Dessins de décoraUon des principaux maîtres, par Bd. Gnichard.
Introduction et notices par Ernest Ghesneau, 1 vol. in-f** 40 planches; A. Qoaatln.
VOEuf}re de Rembrandt continue la belle collection des maîtres de
l'art, que nous avons déjà saluée dans son double caractère de
bibliothèque sérieuse et de magnifique musée. Après VHolbein, le Am*
cher, après le Boucher, le Rembrandt. Le Rembrandt, plus considérable
pourtant que VHolbein et le Boucher^ puisqull compte trois volumes,
est à la fois moins complet et plus complet. Le livre de M. Charles
Blanc est moins complet en ce qu'il n'y est point parlé de Tœuvre
peint du maître. Même des plus célèbres tableaux de Rembrandt, la
Leçon d'anatomie, la Ronde de nuit, les Syndics, même de ses admirables
portraits du Louvre et du National GaUery , il n'est pas donné la moindre
gravure. Rembrandt est jugé là presque exclusivement comme aqua-for-
tiste. D'autre part, ce livre est plus complet parce que l'œuvre entier
du graveur, — c'est-à-dire 353 planches, — y est décrit par une plume
savante et reproduit par les procédés fidèles de l'héliogravure, sans
une omission, sans une lacune. Pour quelques centaines de francs, on
possède cet œuvre complet de Rembrandt, que les collectionneiirs,
même entre les plus riches, ont renoncé à réunir en originaux. Sa
valeur marchande serait de plus d'un million. Mais le million n^est
LB8 IITU8 d'art. 029
rien dans l'affaire : il y a des pièces uniques, et ces pièces uniques
appartiennent aux bibliothèques nationales d'Amsterdam, de Londres,
de Paris, de Vienne.
Ce livre n'est donc ni une biographie de Rembrandt, ni une étude des
œuvres de Rembrandt. Ce n'est rien autre chose et ce n'est rien moins
que le catalogue raisonné et étendu de toutes les eaux-fortes du maître.
Gersaint, Adam Bartsch, Wilson, avaient déjà tenté une telle œuvre.
Mais par la critique, la science, les développemens esthétiques et histori-
ques, l'abondance des détails de toute sorte, le scrupule et la sûreté de la
méthode, l'exactitude des documens, le livre de M. Charles Blanc laisse
bien en arrière ceux de ses devanciers. A la sèche nomenclature il
substitue la description qui fait voir et l'analyse qui fait comprendre; au
signalement glacé, rédigé en style d'expert, l'étude intime et profonde
d'un critique érudit et d'un habile écrivain. 11 y a telle page de ce mo-
numental catalogue, qui est un véritable article, caractérisant d'une
façon définitive tout un côté du génie de Rembrandt. A lire à la suite
un certain nombre de ces notices, on s'étoone des ressources infinies de
l'art de l'écrivain et de l'art du critique. Parler vingt fois du môme
objet, presque de la même estampe, — car Rembrandt a souvent gravé
les mêmes sujets et s'est souvent reproduit, sauf quelques variantes, —
et vingt fois employer de nouvelles façons de dire, trouver d'autres
idées, faire des rapprochemens imprévus, varier les procédés de des-
cription, et les formules louangeuses ; un tel travail équivaut, en littéra-
ture, à ce qu'est dans les exercices gymniques le plus difficile des tours
de force. Malaisée était la tâche; pour plus d'un môme elle n'eût pas
toujours été agréable. Vivre au milieu des eaux-fortes de Rembrandt,
ce n'est pas précisément vivre dans le beau. Si nous admirons autant
que quiconque les puissans et magiques tableaux de Rembrandt, ses
merveilleux portraits, ses grandes eaux-fortes, comme la Résurrection
de Lazare, le Christ présenté au peuple, VEcce homo, le Crucifiement, la
Descente de croix, ces pages si lumineuses et si pathétiques, nous
avouons ne pas partager l'admiration des amateurs fanatisés pour
une foule de petites estampes que l'on couvre d'or, au sens littéral du
mot. Au risque d'être accusé d'avoir des yeux pour mal voir, nous
dirons sans détour aucun que VÈve est moins une femme qu'une gue-
noD« que le combat de Goliath et de David est une caricature sans
esprit, que le Grand arbre à côté de la maison n'a ni lumière, ni air«
ni perspective, et qu'il faut la foi du charbonnier pour distinguer quel-
que chose dans rÉtoUe des rois. Si, après cette audacieuse confession,
on nous déclare indigne de jamais regarder une eau-forte de Rem-
brandt, nous ne nous en étonnerons point. Les grands hommes ont leur
culte et leurs adorateurs. Ces adorateurs poussent aux dernières limites
ridol&trie et l'intolérance. Discuter le bon Dieu, cela est d'un libre
finii JMÀL -« IMO. S3
9t0 BETUB ras DBra H01R>K8«
esprit; mais discater Rembrandt, même dans ses griffimnemem, ceU
est d'un 4ne I y^ ^ït^'-
On trouve dans YŒuvre de Rembrandt deux documens prédemc, sept
lettres du maître et Tinventaire de son mobilier, vendu en 1657. Qui
ne sait que Rembrandt, perdu de dettes à la fin de sa vie, fut exproprié
par antoritë de justice? Rien de plus curieux que cet inventaire q«i
vous fait pénétrer dans la demeure de Rembrandt. H semble qu'on va
le voir lui-même à son chevalet, occupé à se peindre en poarpoint et
en toque de velours noir, ou à sa table de graveur, faisant mordre one
eau-forte. Cette petite maison de la Breestraût, « près de Péciose Saint-
Antoine, i> qu'on peut voir encore aujourd'hui h Amsterdam, était un
vrai nid de peintre et d'antiquaire. Le mobilier proprement dit parait
un peu sommaire. Une dizaine de chaises espagnoles, recouvertes de
cuir de Russie ou de coussins de velours, quelques tables de noyer et
de chêne, deux glaces à cadre d'ébëne, une presse en bois des ties, on
vase de marbre à rafraîchir, une armoire à linge, un lit avec deux
oreillers, un vieux bahut, un gardè^manger, un pot à eau en étain,
neuf assiettes blanches et deux plats de terre, c'est bien le strict néces*
saire. Mais quels trésors, quelles richesses, quel pittoresque bricJi-tM^
anx murailles, dans les cartons, dans les casiers ! Plus de cent tableaux,
des Brouwer, des Garrache, un Raphaël, un Hab, un Bassano, nn
Lncas de Leyde, et des Rembrandt, — bien authentiques, ceux-là, —
de quoi remplir tout le salon carré du Louvre; des montagnes d'es-
tampes les plus rares de Mantegna, d'Albert Durer, de Tempesta, de
Lucas Cranach, de Goltzius, de Hofbein; pois des moulages sur nature,
des statuettes, des bustes, des armes anciennes, des étoffes brillanles,
des costumes, des instmmens de musique, des porcelaines, des chi-
noiseries ; enfin des choses étranges, des calebasses, une pièce d'artQ-*
lerie, le masque en pl&tre du prince Maurice moulé après sa mort, des
bois de cerf, d es oiseaux empaillés, des coquillages, « un nègre moalé
sur nature, n un hamac, des plantes marines. Balzac n'a pas imaginé
mieux dans sa fantastique description de ta Peau de diagrin.
Nous avons dit que M. Chartes Blanc ne parle pas de l'œuvre peiot
de Rembrandt. T^ous ne voudrions pas qu'on prit nos paroles tout à fait
au pied de la lettre. Dans une excellente introduction qui ne pèdie que
par des transitions mal ménagées, -— Fauteur, voulant tout dire en quel-
ques pages, 7 passe brusquement d'une idée à une autre, —M. Charies
Blanc esquisse à grands traits le génie de Rembrandt. H a très Mes
caractérisé ce maître de la lumière et de Texpression, qui fut le ma-
gicien du claîr-obscur et qui porta si loin la puissance du modelé el
l'apparence du relief que ses têtes semblent sculptées dans la pâte.
La Vie et V Œuvre de J.-F. Millet, mannscrit posthume d'Alfred Sen-
sier, publié par M. Paul Mantz, est un des livres tes plus curieux et les
plus atlÉchans qui aient paru depuis longtemps. Grtoe aux nombraiix
UA UTBB6 B'aRT« OSA.
papiers intimes, lettres et fragmens de mémoires qu^AIfred Sensier,
ami dévoué et conGdentde Millet, a donnés dans son impcnrtanteétudat
ce livre est moins une biographie qu'une autobiographie, [ûeui pages
sur cinq, c'est Millet lui-mAmé qui parle, contani les souvenirs de son
enfance, ses premières impressions devant la nature, son arrivée à
Paris* les misères et les angcttsaea de s<m existence, précisant so& idéal
dans Fart, analysant et défendant ses tableaux, expliquant et raison*
nant ses préférences et ses aotipathies en peinture comme en littéra-
ture. Le mot document humain est à la mode aujourd'hui. Voilà de
vrais documens humains dont Tintérét n'est pas discutable.. Que nous
importe le document infiniment petit des romanciers sur un person-
nage fictif, en général plaâement vulgaire et bassement vicieux? S'il
s'agit au contraire d*un homme comme Millet, qui fut un grand talent,
un esprit supérieur et une nature admirable, il n'estpoint de détail qui
ne nous instruise, pas de menu fait qui ne nous touche. Millet est né
& Gruchy, près du cap de la Hague, d'une famille de laboureurs qui de
père en fils cultivaient lenir bien. Il vécut jusqu'à dix-huit ans» employant
le temps que n'occupait pas le travail de la terre à lire, à dessiner
d'instinct et à regarder la mer et les beaux horizons des campagnes.
Ce fut la plus heureuse période de sa vie. Dès que, délaissant la charrue
pour le pinceau, il vint à Paris, la misère, qui ne devait le quitter sans
retour qu'après vingt longues années, fut sa compagne de chaque jour.
Millet a connu toutes ses douleurs, subi toutes ses meurtrissures. Ne
parlons pas des débuts du peintre, qui furent rudes comme ceux de
beaucoup d'artistes. Mais, môme après k Vanneur y Millet et sa femme
restèrent deux jours sansmanger, partageant entre leurs enfans les der-
niers morceaux de pain; même après la Tondeuse de moutons et le Paysan
greffant un arbre, en 1856, un boulanger de Borbison auquel Millet
devait une petite note lui refusa du pain. Privations, maladies, critiques
injustes. Millet supporta tout, non en philosophe, mais en sloi^ue.
L'heure de la fortune et de la renommée sonna enfin pour lui, mais il
ne put en jouir longtemps. Si robuste que fût sa nature, il était épuisé
par la hitte. Il mourut au mois de janvier 1875, comme il venait de
recevoir la commande d'une des grandes décorations da Panthéon.
L'état avait enfin pensé qu'il y avait un peintre qui s'appelait Millet..
On s'est souvent représenté Millet comme un rustique, une sorte
d*homme des bois ou de paysan du Danube. C'était au contraire un
esprit charmant et très cultivé. Il écrivait bien, se plaisait à lire les
poètes, et connaissait le latin. Il avaU un culte pour Virgile, dont il
savait par cœur les plus beaux passages* Ce goiit éclairé, ce sentiment
des choses de l'antiquité, ne doivent pas surprendre chez le peiutre
dti Semeur et de PAngdus. Millet, qui d'ailleurs avait commencé par des
sujets mythologiques, F Offrande au dieu Pan et l'Œdipe, a peint des
932 BETUB DES DEUX M0HDE8*
paysans, mais il leur a donné une grandeur antique. Ses tableaux son
les Gèorgiques d'un nouvel âge de fer.
Le livre de M. Louis Gonse sur Eugène Fromentin est moins intéres-
sant que le livre d'Alfred Sensier sur Millet. Est-ce la faute de l'écrivain?
est-ce la faute du peintre? Il est équitable de s'en prendre à tous les deax.
Bien qu'adoptée le plus souvent, dans les biographies d'artistes, la méthode
qu'a suivie M. Gonse n'est pas, à notre avis, la meilleure. Raconter d'a-
bord la vie d'un peintre, puis décrire son œuvre, enfin étudier sa ma-
nière et caractériser son talent, cela parait logique et bien ordonné. Mais
par cette division rigoureuse, la première partie du livre est toute bio-
graphique et anecdotique, la seconde purement descriptive et technique,
la troisième exclusivement esthétique. Il en résulte une certaine mo-
notonie dans chacune de ces parties, et un manque d*unité dans le livre.
En place d*un livre, on a trois études différentes qui se complètent Paoe
par l'autre. La méthode qui consiste à faire la biographie du peintre et
à étudier ses tableaux au fur et & mesure qu'il les a peints, à expliquer
l'œuvre par la vie et à commenter la vie par l'œuvre, anime le livre. H
est plus vivant et plus profondément intime. Il semble qu'on voie le
peintre lui-même au lieu de voir son eflSgie» qu'on vive avec lui au iiea
d'écouter son biographe. Ces réserves faites, il faut louer M. Goose
pour ce travail, remarquable à plus d'un titre et abondant en docnmens
nouveaux. Pourquoi maintenant la vie de Fromentin devait-elle fatale-
ment être moins intéressante àcoiHer que celle de Millet? Parce que ce
qu'on a dit des peuples heureux s'applique également bien aux indivi-
dus. Les hommes heureux n^ont point d'histoire, et Eugène Fromentin
fut un homme heureux. Remarqué dès ses premiers envois au Salon,
il fut bien vite acclamé et reconnu pour un maître. Écrivain, c'est
Sainte-Beuve , c'est Théophile Gautier, c'est George Sand qui, à son
début, le sacrent comme un égal ; c'est le public attiré tout entier qui Ut
et qui admire ses livres. On se dispute ses tableaux; médailles, cnnx,
distinctions ne lui font pas défaut; enfin l'Académie française lui d(Mme
Ik voix au premier tour de scrutin. Dans toute cette vie, pas un moment
de combat; au milieu de tous ces éloges, jamais une critique. Prisons
aux luttes incessantes de Delacroix, de Rousseau, de Millet, aux pre-
mières années d'Ingres, si pénibles et si décourageantes» aux iojostiees
subies par Géricault et par tant d'autres, et nous reconnaîtrons que
Fromentin n'a pas d'histoire. S'il ne fut pas peut-être aussi heareox
qu'il le parut, il ne put accuser ni les événemens ni ses contemporains.
Ses inquiétudes, ses souffrances, ses heures de découragement, lui vin-
rent de lui-même, de sa nature nerveuse et délicate, impressionnable
et irritable à l'excès. Eugène Fromentin fut un délicat, non un robiiste«
et cette délicatesse est le caractère même de son talent de peintre et de
son talent d'écrivain.
LES LITBE8 D'ABT. 933
Les bibliophiles possèdent la Bible de Holbein, la Bible du Petit-Ber-
nard, la Bible de Virgile Solis, la Passion d'Albert DQrer, la Bible de
Jost Amma, la Bible attribuée à Jean Cousin, la Bible de Romeyn de
Hooghe, la Bible de Hariilier, la Bible de Gustave Doré et quelques fas-
cicules de la Bible de Bida. Deux éditeurs belges, MM. Merzbacb et Falk,
ont eu la bonne idée d'ajouter à toutes ces bibles la Bible de Rubens.
Cest la réunion de quarante estampes gravées par les procédés hélio-
typiques d'après les plus beaux tableaux de Rubens ayant trait à l'An-
cien et au Nouveau-Testament. Le livre s'ouvre avec la Chuu des Anges
rebelles et se ferme au Jugement dernier. L'histoire sacrée est complète.
Des livres d'un intérêt plus spécial, mais non moins sérieux, sont les
MaUres ornemanistes de M. D. Guilmard, avec introduction du baron
Davillier, et les Dessins de dicoratUm des principaux maîtres^ repro-
duits sous la direction de M. Ed. Guichard, avec une notice et une
étude sur l'art décoratif par M. Ernest Chesneau. De ces deux ouvrages
presque analogues, le premier est plus historique, le second plus tech-
nique. L'un comble une lacune de l'histoire de l'art, l'autre est
comme la grammaire illustrée de la décoration intérieure. M. le baron
Davillier a écrit l'histoire sommaire de Tornementation, depuis le lotus
des Égyptiens et l'acanthe des Grecs jusqu'à la chicorée des gothiques,
aux entrelacs des Arabes et aux rinceaux du xvni* siècle ; M. Ernest
Chesneau a posé les principales règles esthétiques de l'art décoratif.
Chacun de ces deux livres est attrayant à feuilleter et utile à consulter.
Le texte commente les gravures, les gravures éclairent le texte. Voulez-
vous des idées et des modèles? Voici des panneaux de Bérain, de Ch. de
Lafosse, de Prieur, des surtouts de Feuchère, des cartouches de Lebrun,
uo mascaron d'Eugène Delacroix, des tables et des commodes de
Boule, des bahuts de Du Cerceau, une poignée d'épée de Woeriot, des
trumeaux de Meissonnier, des vases de Fontanieu, des grilles de Fon-
drio, des cheminées d'Abraham Bosse, des torchères de Marot, des gué-
ridons et des consoles de Lepautre et de Lalonde. Avec de pareils
guides, on s'étonnerait que l'art décoratif contemporain n'évit&t pas les
fautes de goût, les anachronismes et les barbarismes qu'il commet trop
souvent. Les arts industriels, d'ailleurs, se sont bien relevés depuis
quinze ans. S'ils n'ont pas créé de formes nouvelles, ils ont imité avec
intelligence les œuvres des admirables ouvriers qui, du xiv* siècle à la
fin du règne de Louis XVI, se sont succédé sans interruption. Puisque
Tart décoratif semble irrémissiblement condamné à ne rien inventer,
au moins qu'il atteigne au dernier degré de la perfection dans la copie
des modèles du passé.
Henry Houssàte.
LES
LIVRES D'ÉTRENNES
Si Ton voulait passer en revue tous les livres que ramène réguliè-
rement la Qn de décembre, la place et le temps manqueraient, car ils
forment régulièrement, depuis quelques années, une vraie bibliothèque.
Il y en a quelques-uns dans le nombre qui disparaîtront avec les cir-
constances, n'étant vraiment lisibles, et tout au plus, que du 15 décembre
au 1*' Janvier. Il y en a quelques autres qui demeurent et qui sont
dignes de demeurer. C'est de ceux-là seulement que nous voudrions
dire quelques mots.
Prmmtr ^kii des Temps mérovingims, par Angutin Thieny, Avec rii deoUin éè
M. J.-P. Laorens. 1 vol. gr. in f^i Hachette.
Tirons d*abord de pair l'un des chefs-d'œuvre assurément de la litté-
rature historique de notre temps, le premier de ces Récits des Tem^
mérovingiens, où pour la première fois les mœurs de nos farouches
ancêtres, jusqu'alors déguisées sous la prose élégante et polie des écri-
vains du xvnp siècle, reparurent enfin dans toute la splendear de leur
barbarie. Les travaux ont pu s'accumuler depuis lors sur cette période
obscure,, embrouillée, mal connue de notre histoire. Mais si Ton a rec-
tifié quelques dates, quelques faits, et peut-être l'orthographe de quel-
ques noms propres, les récits d'Augustin Thierry n'en demeurent pis
moins, par la solidité des dessous, par la justesse en même temps que
par la sobriété de la couleur, par l'amour enfin avec lequel on sent que
le grand historien a traité son sujet, Tœuvre la plus propre à donner
de ces temps lointains Tidée la plus conforme et la sensation la plus
us UmS DETRBNNB8. 935
vraie, car, en histoire, ce n'est pas tout d'être savant, et même il se
pourrait que ce fût peu de chose : il faut encore ôtre artiste.
Il n'était pas facile d'illustrer un récit déjà si parlant et si vivant
lui-même. Le dessinateur provoquait une comparaison redoutable. Il
y a des conteurs qui défient la transposition d'art. Peut-on dire que
M. J.-P. Laurensait toujours égalé la tâche qu'il s'était imposée? Nous
craignons qu'il ne soit possible de critiquer plus d'un détail dans les
compositions que nous avons sous les yeux. C'est que les procédés
modernes favorisent ici, comme un peu partout, une liberté qui va
souvent jusqu'à l'incorrection. Cependant, malgré cet\e réserve, qu'il
fallait faire, les six compositions de M. J.-P. Laurens ne laissent pas
d'avoir beaucoup de caractère et de donner aux yeux une vive idée de
la barbarie des temps mérovingiens. Nous signalerons entre autres le
convoi funéraire de Chlother. M. Laurens ici s'est retrouvé tout à fait
sur son terrain. Peu d'artistes, en effet, dans le temps où nous sommes,
<mt su traduire comme lui l'image de la mort, avec plus de vigueur
tragique et de lugubre émotion.
Nous n'av<nis pas besoin d'ajouter que l'impression typographique,
«8t, comme aussi bien dans toutes ces publications de grand luxe, digne
de la maison Hachette.
V
MémoireB de Philippe de Commynes, publiés d'tpfte un mannscrlt in^it ayant
appartenu à Diane de Poitien et à la famffle de MontmoreDcy-Lniemboar^, par
M. B. Ghanteiauie, 1 vol. gr. 5ii-8*, illoatré de 4 chromoJiUiographie» et d*QB grand
nombre de graforei sur bois ; Firmin-Didot.
Parmi les livres d'histoire nous trouvoos au premier rang la nouvelle
et luxueuse édition des Mimoires de Philippe de Commynes, donnée par
lïL Ghantelauze, d'après un manuscrit que M. Chantelauze, grand cher-
ebeur de documens, comme on sait, et chercheur souvent heureux, a.
Binon découvert, tout as moins oomme retrouvé sur les indications do
M. Léopold Detisle. Ce n'est pas on manuscrit autographe, c'est au
moins une excellente copie, dont on peut croire que la combinaison
avec les autres nous fait approcher de bien près le texte authentique
de Commynes. Aussi la valeur de cette publication ne sera-t-elle pai
moins grande aax yeux même des éradits, qiii lisent pour chicaner la
position des viiigules et des points sur les i, qu'aux yeux du public
lettré, qui lit., pour lire et qui sait d'aiUeura que Commynes est parmi
nos dassiques l'un des premiers en date. Je veux dire par là qu'il a
su l'un des premiers, dans sa prose, traduire les idées générales ; par
conséquent, l'un des premiers parler, comme nous en parlons, des
cboees de la politique, de. l'histoire et de la morale; par conséquent
encore, l'un des premiers, nous donner des modèles d'on style vrai*
ment firançais, et non plus seulement, comme ses prédécesseurs^'
ose ftETUB DES DEUX MONDES.
d'un s^yle mi-partie gaulois, mi-partie germanique. Les Mémoires sont
suivis d'une esquisse de la grammaire de Commynes et d'ua vocabo-
laire qui font honneur à Térudition de M. Chantelauze.
Lei Chroniqu9S d$ Froissart^ édition abrégée, avec texte rapprocha da
moderne, par M"'* do Witt, née Gaisot, 1 vol. gr. in-8», contenant 11 planches en
chromolithographie, 2 cartes, etc. ; Hachette. — Nouvelle Galerie de$ ÂcriwMS
français, par C.-A. Sainte-Beuve, orné de nombreux portraits gravés sor acier,
1 vol. gr. in-8<^; Gamier frères.
Ce que nous disons de Commynes (l&^T-lSOd) n'est pas pour médire
de Froissart (1337-UlO), le chroniqueur des chroniqueurs, comme on
devrait l'appeler et dont M»« de Witt vient de nous donner une belle
édition, considérablement réduite, attendu qu'on ne contient pas l'a-
gréable prolixité du plus curieux des chanoines en un seul, ni même
en deux, ni même peut-être en trois in-octavo. Froissart, on Tac-
corde, n'égale Commynes ni pour la force de la réflexion ni poor la
dignité de la pensée, mais comme conteur, ou, mieux encore, conmie
coloriste plutôt que comme écrivain, il lui est incomparablement sapé-
rieur. — J'espère qu'on ne trouvera pas le rapprochement trop artificiel
si, faute d'en pouvoir dire plus long et nous référant au jugement d'un
mattre, nous saisissons l'occasion de rappeler une belle étude que Sainte-
Beuve a consacrée jadis à Froissart, et que l'on vient de réimprimer pré-
cisément en tête d'une ^ouvelle Galerie des Écrivains français, ornée de
beaux portraits, et disposée de manière à donner, en courant de som-
mets en sommets, une idée générale de la littérature française. — On
retrouvera, dans le volume de M"» de Witt, les plus célèbres endroits
des Chroniques. Nous ne saurions trop louer, pour nos vieux écrivains,
ce genre de publication par fragmens, par morceaux choisis, par épisodes
qu'il faut connaître. C'est le vrai moyen de les mettre à la portée de toat
le monde. Ajoutez que M"^ de Witt ne s'est pas contentée de revoir le
texte de Froissart, elle a pris la peine de le traduire ou tout au moins
de rapprocher son français de celui que nous parlons. Je ne garantirais
pas que Froissart n'y perdit un peu de ses grâces et de son charme;
mais d'autre part il serait difficile, sans cette précaution, de persuader
au public de le lire. C'est dommage, mais il faut bien s'accommoder aa
temps. Tout cela, d'ailleurs, a été fait avec beaucoup de discrétiOD,
beaucoup de goût, et le plus scrupuleux respect de tout ce que l'on pou-
vait conserver de l'original sans risquer d'arrêter le lecteur moderne.
De très belles illustrations, d'après les manuscrits, toutes authentiques,
par conséquent, et quelques-unes d'une délicatesse d'exécution tout i
fait rare en chromolithographie, de nombreuses gravures dans le texte,
choisies dans le même esprit de représentation fidèle des hommes et
LES UVRES d'ÉTRENIIES. 037
des choses du temps aDiment cet intéressant volume, et parmi les
livres d'étrennes en font Tun des plus instructifs et des plus beaux
pour 1881.
Bisknre dês Romains, par M. Victor Daruy, membre de rinstitui, tome ui, 1 toI.
gr* iii-8^ contenant (H)2 gravares, 8 cartes et plans, et 6 chromolithographies.
Hachette.
Ce même procédé d'illustration, pour ainsi dire chronologique, est
fort en faveur depuis quelque temps et Ton doit se féliciter que le
goût public Tencourage. II est bon que l'histoire parle ainsi quel-
quefois aux yeux, et Ton évite le danger que le lecteur courait jadis
en feuilletant l'histoire des anciens illustrée par la fantaisie person-
nelle et souvent capricieuse d'un artiste trop moderne. Une médaille,
une pierre gravée, la reproduction fidèle d'une fresque de Pompéi, voire
de simples détails d'architecture, et pourquoi pas quelques ustensiles
de Tusage familier, la marmite d'Euclion ou le hoyau de Ménédème?
en disent plus qu'une longue dissertation parfois. Ces illustrations sont
certainement le moindre mérite, mais pour beaucoup de lecteurs sans
doute, elles ne seront pas le moindre attrait de cette grande Histoire des
Romains, de M. Victor Duruy, dont nous n'avons nous pas voulu cette
année, non plus que les précédentes faillir à signaler un nouveau
volume.
Les Fétês chré^ennes, par M. Tabbé Drionx, ouvrage lUnatrè de quatre chromoUtho-
graphies, trente et une gravnrea sor acier et qnaimnte eompoaiUons sor bois, 1 vol.
gr. in-8<>; Fume et Jouvet. — Histoire de la mode en France. La Toilette des
Femmes depuis Vépoque galUhromaine jusqu'à nos jours, rar M. Angustin Chal-
lamel, orné de 31 planches gravées sur acier, 1 vol. gr. In-S*; Hennuyer.
Nous louerons beaucoup plus modérément deux autres volumes, qui
ne relèvent, à la vérité, que de l'histoire anecdotique. Ils seront peut-
être fort étonnés d'être ainsi rapprochés Tun de l'autre.
Le premier, c'est les Fêtes chrétiennes, par M. l'abbé Drioux, et l'autre
f Histoire de la mode en France, par M. Augustin Challamel, avec ce
sous-titre : la Toilette des femmes depuis Vépoque gallo-romaine jusqu'à nos
jours. Ils pèchent tous deux d'abord un peu par la qualité de l'illustra-
tioD. Le texte de M. l'abbé Drioux, quoique d'ailleurs intéressant, et nul-
lement désagréable à lire, ne donne peut-être pas ce que le titre pro-
mettait. Et cependant il y aurait sans aucun doute un beau volume, —
je dis un beau* volume d'étrennes, — à faire sous ce titre. Mais il fau-
drait plus de choses dans le texte, dans l'illustration plus de choix, dans
rezëcution plus de soin. Il y a là quatre chromolithographies qui sont
bien mauvaises et d'assez nombreuses gravures sur bois, qui sont assez
médiocres. Seules, quelques gravures sur acier, tirées en bistre, méri-
tent d'être exceptées de la critique, ou même louées. Le texte de M. Chai-
938 KTUB DES BEinL lfONI»8.
lamel est de beaucoup plus intéressant. LMllustration en est un peu,
pour ainsi parler, gravures de mode : cependant les types sont assez
généralement bien choisis. La lecture en est curieuse. M. Ghallamel sait
beaucoup de choses et les dit avec bonhomie, sans autrement affecter
Térudition, dans un sujet qui, malgré son apparente et proverbiale fri-
volité, n'en est pas moins Tun des plus difficiles à traiter qu'il se
puisse. Par exemple, il faut bien le dire, M. Ghallamel est moins heu-
reux à parler des modes contemporaines que du costume au temps de
Cbartemagne ou de Chilpénc.
L'ÉffVPt^^ deviièUB partie. Du Caire à PAita, par Bf* Qtug» Eben^ tradacdon de
M. G. Mmpem, orné éê 333 gmviucft sur boit «t d'une euta de la Haata-ÉgyplB,
1 vol. petit in•^; Finnin-BidQt.
Passons de rhistoire à la géographie. Void justement un ouvrage oà
l'histoire, la géographie» beaucoup d'autres choses encore, s'en tremtieot
et cependant ne s'embrouillent ni ne se nuisent. C'est tÈgypU de
M. George Ebers, Fauteur de plusieurs romans, pharaonesqaes ou naba-
cfaodonosoriens, qui ne valent pas le Boman de la momie de Tliéophile
Gautier. 11 nous étonnerait que nous fussions les seuls i préférer en
M. George Ebers l'égyptologue au romancier. Aucun ouvrage n'est mieux
fait que celui-^^i pour mettre le lecteur au courant des choses d'Egypte, et
quand on parcourt tel ou tel chapitre de ce second volume, — la Réno-
vation de Pantique Egypte, par exemple, ou encore, Thébes et VÈpoque bril-
lante de VÈgyvte, — on admire ce que M. George Ebers a pu faire tenir
en si peu de pages de renseignemens essentiels. Ce second volume vient
s'ajouter à celui que nous annoncions l'année dernière à pareille époque,
et complète l'ouvrage. Il est donc inutile de répéter l'éloge que nous
en avons fait. Rappelons seulement que la traduction est de M. Mas-
pero, rhomme ds France assurément le plus capable, non-seulement
de traduire un tel livre, mais encore de le corriger, de le rectifier et
de le remettre, en raison du temps écoulé depuis sa première appari-
tion, au niveau de la science égyptologique. On doit lui savoir le plus
grand gré d^avoir pris la peine de traduire l'intéressant ouvrage de
M. George Ebers.
De Parii d SmnarcamL Le Ferganak^ le KouUja et ta Sibérie oocidbifeic, pv
M*"' de DJIilvj-BoardaDf oaTngacoateaaBt 273 gvtfforei anr hoia et 5 carm, Ifvt
petU in-T} Hachette.
C'est dans nne autre région que nous transporte le livre de M"* de
Ujfalvy-Beurdon : de Paris à Samarcand. Lnpremons de voyage if ufie
Parisienne. Comme le titre l'indique, c'est un vrai voyage d'exploratioa,
etr à certains égards, de découverte. M. de Ujfalvy avait été chargé, par
le ministère de Tinstniction pablique, en 1876, d'une mission en Russie
et dans l'Asie centrale. M»* de Ujfalvy n'hésita pas à le suivre, et c'est
la partie pittoresque, anecdotique du voyage que ce gros volume, large-
ment illustré, nous raomte.
Les traits de mœurs et les Usloriettes abeodent. Nous en citerons
une qui nous a paru d'un goftt tout à feit russe : a Un l)ean îour d^été,
le général Kauffmann, gouverneur-général du Turkestan, recevait h
dtner un grand nombre d'officiers de retour d'une expédition dans TAlaî,
aux environs du Pamir. On avait eu soin de donner à la montagne la
plus élevée de la contrée nouvellement explorée le nom de Pic Kauff"
mann. On dînait en plein air, et les convives pouvaient rester couverts.
Au potage, le général s'adressant à un jeune colonel du génie, lui dit :
« Aver-vous rencontré des montagnes bien hautes dans TAlaï? —Oui,
Votre Haute Excellence. — Quelle est la montagne la plus élevée?
demanda le général. — Le pic de Votre Haute Excellence, » réplique
Pofflcier, debout, la main droite à son képi, la main gauche sur la cou-
ture de son pantalon. Au relevé du potage, le général s'adresse de nou-
veau au colonel : « Ces montagnes sont-elles en réalité si hautes ? — Oui,
Votre Haute Excellence. — Où sont celles qui sont le mieux situées?
— Autour du pic de Votre Haute Excellence, » répondit l'officier en se
levant et saluant de nouveau. Au r6ti, le général lui demanda pour la
troisième fois : « Avez-vous vu beaucoup de neige dans la vallée de
l'AIal? — Oui, Votre Haute Excellence. — Où avez-vous vu le plus de
neige? — Sur le pic de Votre Hante Excellence, » répondit l'officier ton-*
jours en se levant et dans l'attitude militaire. » Beaucoup de lecteurs
trouveront peut-être que l'anecdote n'est pas si russe; en effet, à
mesure que bous la transcrivons, il nous semble qu'elle pourrait bien
être un peu de tous les temps et de tous les pays.
Il serait superflu d'insister longuement sur l'intérêt du voyage en
lui-même. Le bruit qui se fait depuis déjà quelques années autour des
contrées de l'Asie centrale, du Turkestan, du Ferganah^ du Kouldja
suffirait à donner le désir de lire ce livre, agréablement écrit d'ailleurs
et vivement mené. Donnera-t-il à beaucoup de Français, selon le vœu
de l'auteur, le désir aussi « de visiter TAsie centrale? » Je les avertis au
moins qu^ls trouveront à Tachkend un restaurant français, tenu par un
Français qui maintient là-bas la réputation culinaire de la France à
l'étranger.
Ln HïAland» à wl foiieau, eamc-fertes et Ait afais, p«r V. Iteime Laltiifie, 1 toI.
lB*lf; DecMix et Qoâtttiiu
Revenons en Europe avec le livre de M. Henry Havard, la Hollande à
vol cCoiseau; il nous suffit d'avoir nommé Fauteur pour avoir dès lors
9A0 BBTUB DBS DEUX M0NDB8.
recommandé le livre. Depuis quelques années en effet, M. Hayard s'est
fait des choses de Hollande une spécialité. Le pays, les mœurs, This-
toire, l'histoire de l'art surtout, et jusqu'à l'histoire des faïences, lui sont
également familiers. Comme le titre de l'ouvrage l'indique, c'est une
description rapide et courante, une vraie description à vol d'oiseau de l'on
des pays les plus curieux qu'il y ait au monde, — j'entends où la civilisa-
tion la plus raffinée n'a pourtant pas encore détruit les anciens usages ni
passé sur les mœurs d'autrefois l'insupportable niveau de son uniformité.
Mais le principal intérêt du récit de M. Havard, c'est qu'il est avec cela
le récit d'un voyage fait à petites journées, à la manière hollandaise,
dirons-nous, et posément quoique rapidement. Les chemins de fer assa-
rément sont une belle invention, mais ils invitent à brûler le pays : on
va courant de grande ville en grande ville, et Ton ne séjourne qu'aox
lieux où les guides adressent leur clientèle de voyageurs pressés. Le
lecteur qui voudra bien se coufier à M. Havard apprendra que la Hol-
lande est riche de beaucoup de choses que la précipitation des touristes
laisse maladroitement échapper. Le livre est illustré de croquis dans le
texte, d'eaux-fortes et de fusains de M. Maxime Lalanne, reproduits par
l'héliogravure. Les croquis sont agiles : il nous a seulement paru que
le procédé ne convenait guère aux fusains et qu'il les brouillait parfois
étrangement.
Tous ces livres sont des livres, non pas graves sans doute, mais livres
de bibliothèque, et qui ne paraissent en ce temps plutôt qu'en un autre
que parce qu'ils sont illustrés. Ils peuvent convenir aux lecteurs les
plus difficiles. Il y en a d'autres qui sont plus spécialement livres d'é-
trennes en ce sens qu'il sont plus particulièrement à l'usage des jeunes
lecteurs.
Les Souliers rougei^ noaveaax contes, traduits par MM. E. Grégoire et Louis Moland,
i Tol. in-S*; Gamier frères. — Pendragon, par M. Alfred Assollant, I vol. in-S*;
Hachette. — Le Pays du soleil, par MM. Charles Deslys et Richard Cortambart,
1 yol. i]i-8*i Hachette. >— Prisonniers dans les glaces^ par M. George Falh, i fri.
in-8<>; Pion.— Feu de paille, par M"** E. Colomb., i Tol. iQ*8*t Hachette. — Gmi-
Père^ par M. J. Girardin, i yol. iii-8®; Hachette. -^ Contes de Saint'SsMtm^ pst
M. de Chenneyières, 1 toI. iii-8<* ; Pion.
Il n'y a pas encore longues années, la littérature enfantine se rédui-
sait à quelques contes plus ou moins heureusement imités des Contei
de Perrault ou des Contes du chanoine Schmid, voire des Mille et une
Nuits. C'est à ce genre qu'appartiennent encore les récits du célèbre
conteur danois Andersen, dont MM. Ernest Grégoire et Louis Holand
nous offrent une nouvelle série cette année. Seulement le genre est
£E8 UVBES D'ÉTRBNBnS. 9&1
ici, comme on sait, singulièrement relevé par la richesse d'imagina-
tion et le rare talent de récrivain. Je ne sais, en vérité, pourquoi
Ton a faif d'une manière générale, à tous ces récits de pure imagi-
nation, poussés parfois jusqu'au fantastique, le reproche de fausser
les jeunes intelligences et de peupler les jeunes cervelles de super-
stitions dangereuses. Quoi qu'il en soit, dans les récits qu'on écrit
aujourd'hui pour les enfans, on se fait presque un devoir d'éliminer
l'élément du merveilleux et de le remplacer par tout ce qu'on y peut
mêler de connaissances certaines, voire de notions scientifiques. Tan-
tôt c'est de l'histoire qu'on y fait entrer par bribes, comme dans
le Pendragon de M. Alfred Assollant, où l'on voit passer Alexandre,
Perdiccas, Lysimaque, Séleucus ; tantôt c'est de la géographie, comme
dans le Pays du soleil^ où M. Richard Cortambert met en œuvre les
derniers renseignemens que nous devions aux explorateurs de l'Afrique
centrale, et comme dans Prisonniers dans les glaces, où M. George
Fath, lui-môme illustrateur de son propre texte, nous emmène aux con-
trées du pôle, et, perdus parmi cette foule, c'est à peine si nous pou-
vons indiquer quelques livres où les auteurs ne se soient proposé rien
de plus que d'amuser leurs jeunes lecteurs sans leur donner d'autres
leçons que de bonne conduite. Voici les volumes de M*"* Colomb, de
M. J. Girardin, de M. de Ghennevières. Ce dernier est illustré de cro-
quis assez amusans.
Histoire d'une montagne, par M. ÉUsée Reclnt, 1 yol. in-S». — * Les Quatre FiUes du
docteur Marsch, par M. P.-J. Stahl, 1 voL in•8^ — La Frontière indienne, par
M. Lucien Biart, 1 toI. iii-8^ — La Maison à vapeur, par M. Jales Verne. — ffts-
toire générale des grands voyages, par M. Jalea Verne, 1 yol. in-8^. Hetsel.
Nous mettrons à part les vingt-trois volumes nouveaux dont s'est
enrichie cette année la collection Hetzel. C'est qu'on n'a peut-être
dépensé nulle part ni plus d'efforts ni plus de persévérance pour con-
stituer cette littérature nouvelle à l'usage de la jeunesse ou |de la pre-
mière enfance. Tous les genres ici sont représentés, depuis le simple
album, le Premier Chien et te Premier Pantalon, et depuis le conte d'en-
faos, tels que le Prince (Mnevis de Léon Gozlan, ou tels encore que la
Véritable Histoire de Gribouille, sous la signature de George Sand, jus-
qu'au roman scientifique,dont M. Jules Verne reste toujours le maître,
et jusqu'au livre, on serait tenté de dire* de science pure, tel que VHiS"
toire dune montagne de M. Elisée Reclus, si l'on ne se souvenait à temps
de quel charme de style M. Elisée Reclus sait envelopper ce qui nous
semblait au collège si parfaitement ingrat, le détail de la géographie
physique. Parmi tous les récits maintenant qui trouvent leur place
entre ces deux extrémités» nous ferons une mention toute spéciale des
9i2 . IBTUB DES l>m MONDES.
Quatre PiOes du doôteur Marsch, arrangé par M. P.-J. Stebl, d'aptes un
roman américain et de la Prontièire inâkme^ de M. Laciei Biart.
Le premier de ces deux volumes est un intéressant récit, peut-êM
encore un peu long, — mais il 7 a vraisemblablement iince lecteon
qui ne s'en plaindront pas, — où Thistoire (f une mèiae famille est
racontée avec cet art particulier qtf ont les romanciers anglais on amé-
ricains de mettre en couvre des sentimens très simples, très honnêtes,
si naturels qu'en France on les trouve un peu bouiigeois et quMIs ?
semblent médiocrement s'accommoder à ee que nous demandons dans
le roman de drame et de passion. Le traducteur, ou plutôt le collabo-
rateur, a élagué de l'original américain toutes les prédications hoD-
nètes, mais profondément ennuyeuses, qui Tencombraient. En Amé-
rique, le roman, trop souvent, n'est qu'une forme du tract. On ne récrit
pas pour amuser les autres ni pour s'amuser soi-même, on récrit pour
faire pénitence et pour convertir les infidèks. Cela n'empêche pas que
le talent et, par conséquent, l'intérêt s'y rencontrent. Il faut senlement
qu'une main habile s'emploie à les faire valoir et qu'un excdlent arran-
geor se dévoue. Ils sont déjà nombreux ceux à qui M. P.-J. Stabl a
rendu ce service.
Pour le volume de M. Lucien Biart, c'est un agréable récit de mœuTS
d'outre-mer, vivement conté, relevé de cette pointe d'originalité très
personnelle que M. Lucien Biart sait mêler à tout ce qu'il conte.
Ajoutez qu'il ne ressemble pas à tant d'auteurs de récits de voyages,
et qu'ayant sur la plupart d'entre eux cette grande supériorité d^avoir
voyagé, le lecteur s'aperçoit aisément qu'on ne lui décrit pas ici des
mœurs de convention dans des cadres de fantaisie* Gontentons-noos de
mentionner en finissant les deux volumes de M. Jules Verne, te Mai-
son à vapeur^ et un nouveau volume de l'histoire générale des voyages.
Celui-ci, consacré tout entier aux voyageurs du xn* siècle, contient en
trois parties le résumé de l'histoire de la colonisation et de l'explora-
tion de TAfrique, le résumé des grandes expéditions polaires, eÔÈn le
journal des principaux voyages de cicumnavîgation accomplis de notre
temps.
Souvenirs de la NouveUe-CaUdonie. — Vlnsurrectum eanav^ par ML Hoaxi fiirièf^
1 yol. in-S<>, orné de 45 vignettes. r^imAnn x^^y.
Dans quelle c atégorie placerons-nous bien les Souvenirs de la Sc^
velît-Calédonie de M. Henri Rivière? Il me semble qu'As tiendront assex
bien leur rang dans les annales de l'histoire de notre marine. Eu effet
c'est id phis qu'un récit de voyage, plus qu'une vive description d'un
pays lointain par un écrivain dont les lecteurs de la Revue connaissent
depuis longtemps les œuvres si originales : c^e^ un récit d'histoire. Si
U» UYÏÏBA ]>'£XB£MM£8. OftS
c'était ici le lieu d'eafler la voix, qûus oserioas dire que l'opiaioa»
mal éclairée, ne rend peutr^tra pas toujours, à oeux de nos com-
patriotes qui se font une carrière de risquer régulièrement leur vie dans
un dur métier pour la gloire du nom français, toute la justice qu'ils
mériteraient ; malheureusement ce n'en est ni le lieu ni le temps, et
nous avons déjà peut-être en deux lignes abusé de l'occasion. Gooten-
tons-nous de dire qu'il est impossible de raconter d'une manière plus
modeste que ne le fait M. Rivière des événemens graves auxquels on
a pris part, dont on a soi-même été presque la plus grande part, en
même temps que d'une manière plus sobre et moins prodigue dVne-
mens inutiles.
Géographie universelle, par M. Elisée Reclus, t. ti. — L'Asie rucM, 1 toI. Iii-S*, conta*
nant 8 cartes en couleurs, ISS cartes dans le texte et 89 g^f ores sur bois.
Nous arrivons aux livres presqueexclusivementscientiiiques^ qui d'ail-
leurs nous semblent être moins nombreux cette année que les précé-
dentes. Nous retrouvons encore ici M. Elisée Reclus, avec le yf volume de
cette grande Géographie universelle dont l'éloge n'est plus à faire. Ce vo-
lume, qui renferme la description de l'Asie russe, est comme la carte géné-
rale du pays dont l'auteur de Paris àSamarcandà plus particulièrement
exploré une ou deux provinces. Il présentera le même genre d'intérêt
général et actuel. Nous signalerons particulièrement quelques-unes
de ces pages où M. Reclus, généralisant pour ainsi dire la géographie,
fait ressortir, dès qu'on la prend de haut, le caractère philosophique
des inductions qu'on en tire. Voilà bien des siècles que le conflit de
l'Europe et de l'Asie résume l'histoire même du monde. Marathon,
Actium, Poitiers, les croisades, la découverte du passage des Indes, Tou-
verture de la Chine aux Européens, autant d'étapes d'un même drame
qui semble aujourd'hui dénoué par la yictoire définitive de l'Europe.
« Quoique les apports de la civilisation occidentale soient mélangés de
beaucoup de mal, cependant on peut dire que le continent spéciale-
ment aryen de l'ouest est le foyer d'éducation pour les peuples d'Asie. »
Ainsi s^exprime M. Reclus. Les rôles sont renversés, puisque ce même
continent asiatique fut jadis le berceau de toutes les races, de toutes
les religions, ]de tous les arts et de tontes les sciences.
Les Grands Froids, par M. Emile Bouant, 1 toI. in-18 ; Hichette. — Les Télégraphes^
par M. Temajit, 1 vol. in-18; Hachette. — Les Poissons d*eau dows et la Piscicti/-
ture, par M. P. Gaackler, 1 toI. ia-8'>; Germer-Bailliôre.
Deux ouvrages, moins importans, viennent s'ajouter à la Bibliothèque
des Merveilles. C'est vraisemblablement le rude hiver de 1879-1880 à
9hà RBTUB DES DBtZ MONDES.
qui nous devons le livre de M. Bouant sur les Grands Froids. Gomme
le froid et le chaud, de temps immémorial, sont sujets en possession
d'intéresser, tout le monde voudra lire ce petit livre. Les amatears de
statistique y trouveront de nombreux renseignemens. L'autre ouvrage
traite des Télégraphes. Il a pour auteur M. Ternant. On y trouvera
l'histoire de la découverte et des premiers essais du télégraphe élec-
trique, ainsi que la description des principaux procédés en usage.
Est-ce bien un livre d'étrennes que le livre de M. Ph. Gauckler, ingé-
nieur en chef des ponts et chaussées, sur les Poissons d^eau dow» et la
Pisciculture? Je n'en répondrais pas. Signalons-le tout au moins comme
un ouvrage d'une valeur scientifique et surtout d'un intérêt pratique
incontestables. Il ne s'agit en effet de rien moins que des moyens d'ar-
rêter le dépeuplement des cours d'eaux. Dépeuplement des cours d'eaox,
déboisement des montagnes, épuisement des mines de hooille, il semble,
pour le dire en passant, qu'il y ait dans ce sens, depuis quelques années
tout un ordre d'inquiétudes nouvelles, comme si l'on prévoyait le
moment où les richesses de la nature et du sol viendront à faire défaut
aux besoins de l'homme.
L$s Oissaux dam la nature, texte de M. Eugène Rambert, iUastnUloiii de
M. Paul Robert, 2 toI. in-t» ; Paris, Lebet.
Parmi ces publications, il n'en reste donc vraiment qu'une qui soit
véritablement publication de luxe, aussi bien par les soins donnés à
l'impression que par le caract^e de l'illustration. Ce sont deux beaux
volumes, intitulés les Oiseauao dans la nature^ dont le texte est de
M. Eugène Rambert et l'illustration de M. Paul Robert. Le texte et
Pillustration assurément sont de deux amis des oiseaux et de la nature.
M. Rambert est lyrique, presque poète, à parler, en quelques lignes, de
la mésange et du chardonneret, mais lyrique sans trop d'affectation et
poète sans trop d'exagération. Quant aux planches de M. Robert, les
planches tirées en chromolithographie surtout, remarquablement venues,
elles traduisent les allures et les mœurs des petits êtres qu'elles repré-
sentent avec une vérité, une vivacité surprenantes. On sait qu'il ne
faut pas toujours aveuglément se fier aux éloges que les éditeurs eux-
mêmes décernent à leurs publications. Nous conviendrons cependant
volontiers pour cette fois que la préface de ce livre, ou plutôt de cet
album, ne promet rien que l'album ne tienne. En tout temps, c'est
quelque chose, mais au temps des étrennes c^est beaucoup.
CHRONIQUE DE U QUINZAINE
14 décembre 1880.
Autrefois, il y a déjà bien des années» et depuis bien des révolutions
ont passé, un ministre aussi ferme que sage, le baron Louis, disait
qu'en fait de finances, s'il était difficile de gouverner Tadversité, il
était petit être plus difficile encore de gouverner l'abondance, la pro-
spérité. Ce qui est vrai des finances ne Pest pas moins de la politique
tout entière, et ce mot d^un habile homme, qui avait eu un rôle dans
deux des plus grandes crises de notre histoire, au lendemain de la
restauration et au lendemain de 1830, ce mot de l'expérience pré-
voyante n'est point sans à-propos aujourd'hui. 11 mérite d'être rappelé
aux infatués, aux présomptueux, qui seraient tentés de mésuser du
succès, à ceux qui ne comprendraient pas assez qu'entre toutes les
affaires dont lis ont la direction et la responsabilité, l'administration
financière d'une grande nation est une des plus compliquées, une des
plus délicates.
Oui, assurément, le baron Louis avait raison : Tabondance a ses dif-
ficultés en même temps que ses séductions. Et d'abord, la première
condition pour gouverner cette abondance, qui règne visiblement aujour-
d'hui dans les finances françaises, ce serait de savoir se défendre des
illusions, de ne point abuser de la fortune, de commencer par mettre
les pouvoirs publics en mesure d'exercer leurs droits, de contrôler, de
discuter utilement tout ce qui constitue Tétat économique du pays. Or
que se passe-t-il depuis quelques années? qu'en est-il de cette partie
de l'administration nationale, au milieu des incidens et des conflits qui
se succèdent? Il y a deux questions : il y a une question de forme, du
procédé, et il y a la question financière elle-même considérée dans sei
«on xuL — 1880i 60
Qi6 IBYUB DBS DBDX MONDBS.
élémens de toute sorte. Pour ce qui est du procédé de contrôle et d'exa-
men public, on en prend vraiment trop à Taise. Par un usage tellement
invariable depuis quelques années qu'il ressemble à un système, on
s'accoutume à traiter la loi des Gnances comme Taffairela moins impor-
tante du monda. Est--ce la faute du gouvernement? est-ce là faute de
la commission du budget? est-ce Teffet d'une tactique savamment cal-
culée par laquelle on réserverait, avec intention, jusqu^au bout, l'om-
nipotence parlementaire sur les dépenses et les recettes publiqnes, au
risque de brusquer au dernier moment et la discussion et le vote? La
vérité est que jusqu'ici on a pris son temps et que, soit préméditation,
soit négligence, tout s^est combiné de façon à nécessiter une session sup-
plémentaire. On n'est jamais pressé pour le budget, et le rapporteur
de la commission du sénat, M. Cordier, sans y mettre aucune malice,
pouvait dire récemment : a Ce n'est que le 12 juillet, — à la veille des
vacances, — que nous avons été saisis du projet de loi portant Gxatioo
des dépenses de l'exercice 1881. Quant au budget des recettes, on a dû
détacher de l'ensemble du projet de loi la partie relative aux contriba.
tiens directes qui a été votée; le surplus attend encore les décisions de
la chambre des députés. » La conséquence de ce procédé est malheu-
reusement évidente, elle apparaît encore à l'heure qu^il est. On arrive
à la fin de l'année après un travail partiel et décousu, sans avoir le
temps ou l'occasion d'embrasser l'ensemble du budget et de la situation
financière, de mettre en regard les dépenses et les ressources publi-
ques. Une discussion sérieuse n'est plus de saison, elle est à peine
écoutée, et le contrôle des pouvoirs constitutionnels se borne h une
sorte d'enregistrement sommaire. Que le sénat ait la prétention de mo-
difier, de réduire ou de restituer quelques crédits, ces modifications
vont à la chambre des députés qui se fait un point d'honneur de ne
pas les accepter, — et à la dernière extrémité, pour ne pas susciter un
conflit, le sénat n'a plus qu'à s'incliner, en rétractant son vote de la
veille. Cela se passe ainsi d'habitude, et c'est à peu près inévitable,
car le moment fatal arrive, la fin de l'année est là I M. le ministre des
finances intervient tout au plus avant le vote pour oOnr, comme
dédommagement, un tableau flatteur des progrès de la richesse po-
bliquoi des bienfaits du régime, — et un budget de près de 3 milliards
est expédié au pas de course I II faut convenir qu'avec ce procédé inv^
riable d'ajournement jusqu'à la dernière heure on s^accoutume à traiter
oa peu légèrement une des plus sérieuses affaires du pays et que, faute
d'attention, par suite d'une certaine infatuaiion» on s'expose peut-être à
d'étranges méprises.
Ce n'est point sans doute que cette situation financière de la France,
qui a son expression dans un budget si lestement expédié, offre par
elle-même rien d'alarmant. Elle est au contraire dans son ensemUô
BSYint. — GHBONIQUB. 9A7
sufiBstmment rassurante. Elle révèle une puissance de travail et de
production» une élasticité de ressources, des profusions d'activité qui
sont la force du pays. Ceux qui sont aujourd'hui au pouvoir recueillent
les fruits de l'énergique et prévoyante sagesse qui a été dé(>loyée au
lendemain de nos désastres, dans l'adversité. Ils ont maintenant
l'abondance, justement cette abondance que le baron Louis proclamait
difficile à gouverner. Cest à eux de comprendre cette difficulté quïl y
a toujours k gouverner la prospérité, de ne point abuser d'une fortune
qui, après tout» si brillante qu'elle paraisse, reste à la merci de bien
des circonstances prévues ou imprévues. Rien n'est certes plus satis-
faisant, plus flatteur que de pouvoir'montrer la facilité avec laquelle
la France répare ses pertes» la rapidité avec laquelle les recettes de
l'état s'accroissent par le mouvement naturel de la richesse publique
et de compter les plus-values d'impôts par 60, 60 et 100 millions. Rien
de plus heureux que cette progression constante des ressources qui
permet de se donner, un peu promptement peut-étra, le \\i\e de degré-
vemens successifs dépassant déjà 200 millions. C^est le beau côté de
nos finances, celui qu'on est toujours fier de montrer. Il n'est pa^ moins
vrai que dans cette situation si complexe, composée de tant délémens
divers, tout n'est pas également favorable, que ces excédent dont on
tire vanité sont plus qu'absorbés d'avance et que, si les ressources vont
sans cesse en croissant, la progression des dépnses est plus rapide
encore. La puissance contributive du pay*4 grandit chaque jour, assure*
i-on, — * la puissance dépensière de Tétât ne gi audit pas moins. Depuis
quelques années seulement, depuis 1875, tout compte fait, l'augmen-
tation est de 200 millions ou à peu près, et c'est probablement avec
riniention de donner sous une forme plus signiûcative un conseil utile
que le rapporteur du sénat se platt à éuumérer ces chiffres des derniers
budgeto : 2,626 millions en 1875, 2,680 millions en 1876, 2,717 mil-
lions en 1877, 2,75/» millions en 1878, 2,916 millions en 1879.
Les chiffres sont éloqueni I Encore quelques années, on aura doublé
le cap redoutable du troisième milliard, et celui-là aussi, une fois qu'on
l'aura doublé^ on pourra le saluer comme on saluait autrefois le pre*
nier milliard, avec la certitude de ne plus le revoir. Ce n'est pas tout,
ce n'est même pas ce qu'il y a pour le moment de plus caractéristique
dans nos finances. A côté de ce budget extraordinaire déjà énorme et
toujottiB groselssaot, on a trouvé ingénieux de placer un budget extra-
ordinaire entretenu par l'emprunt, destiné à subvenir particulièrement à
la reconstitution da matériel militaire qui . se poursuit encore et aox
grands travaux publics qui ont été décrétés il y a deux ans. Est-ce là une
création heureusel Ce n'est pas la première fois que ce budget extraor-
dinaire fait son apparition dans noa finances, el il a tOQjoure eu un
caractère asseï équlvoqaei U a toujoun raesemblé à un expédient
9&S BETUB DB6 DEUX MONDES.
imaginé pour suffire à de grandes tentations, pour couvrir des fantai-
sies ou des erreurs accumulées, pour s'affranchir des règles d'une cor-
recte économie. Il a cela de dangereux qu*il offre toute facilité pour
f >îre passer dans le budf^et extraordinaire toute sorte de dépenses qui
sont de l'ordre le plus ordinaire, mais qui sont parfois gênantes. On
renvoie au budget d'emprunt des crédits pour les postes, pour la biblio-
thèque nationale, pour rAlgérie, de telle sorte qu'en définitive l'équi-
libre qui reste dans le budget ordinaire est assez factice. Il est le pro-
duit de subtilités, de déplacemens de crédits. Dans ces conditions, que
peuvent signifier les dégrèvemens qu'on propose bruyamment, dont on
est si fier? Il est clair qu'ils n'ont pas toute la valeur qu'ils pourraient,
qu'ils devraient avoir, et qu'ils n'auraient vraiment que s'ils étaient
réalisas dans une situation plus complètement régulière. Aujourd'hui
ils ressemblent un peu à de Tostentation, à des combinaisons de fan-
taisieimaginées pour capter une certaine popularité. — On dégrève d'un
côté, on ouvre l'emprunt en permanence d'un autre c&tél Tout cela
est sans doute spécieux et peut faire, si Ton veut, une sorte d'illusion.
Ce n'est probablement pas encore ce que le baron Louis aurait appelé
gouverner sagement l'abondance. Il n'aurait pas conseillé de dégrever
et d'emprunter à la fois, lui qui répétait sans cesse à ses jeunes amis,
à M. Thiers, à M. Duchfttel, qu'il fallait amortir pendant la paii pour
pouvoir dépenser quand il le faudrait, aux heures décisives où la France
aurait besoin de toutes ses ressources, de toute sa puissance de crédit
La fortune d'une grande nation ne ressemble pas sans doute aux
fortunes privées. Elle ne s'administre pas et ne se gouverne pas de la
même manière, par les mêmes procédés. Un pays populeux, laborieux,
perpétuellement actif et toujours renouvelé ne peut pas s'en tenir aux
règles d'une stricte et méiiculeuse économie. Il est tout simple que
pendant la paix il use de cette prospérité qui est le prix de ses efforts
pour développer les entreprises, les travaux qui ouvriront à Tactivité
nationale des carrières nouvelles, qui seront une source de richesse. Ce
qu'il dépensera lui sera payé au centuple. Tout cela est possible dans
une certaine mesure, sous certaines réserves, à la condition, par exemple,
qu'on n'oublie pas qu'il y a dix ans à peine, la France est sortie de la plus
cruelle, de la plus effroyable des crises avec plus de vingt milliards de
dettes qui ne cessent de peser sur elle, dont elle n'est malheureuse-
ment pas dégrevée. Cette France éprouvée et meurtrie de 1871, elle
s'est relevée matériellement, nous le voulons bien, elle a retrouvé sa
fécondité; elle est de force à tenir tète à toutes les difficultés, à porttf
tous les fardeaux, et l'expansion de richesse qui se produit, qui excite
le lyrisme officiel, montre ce qu'il y a toujours en elle de vitalité,
d'énergie réparatrice: soiti La France est riche; mais enfin elle n'est
pas sans éprouver pas instans d'indéfinissables fatigues dont le ralea-
BETUB* — - GHROmQUBc 0&9
ti^sement progressif des exportations est le signe. Elle reste» de plusj
singulièrement engagée dans ses finances, dans son crédit. Esi-il pru-;
dent d'ajouter sans cesse à ces engagemens, dMnscrire chaque année'
50, 60 oniliions de plus au budget ordinaire des dépenses publiques?
Le courant est irrésistible. Un jour il faut améliorer le traitement des
fonctionnaires; un autre jour on veut augmenter les dotations de l'en-
seignement à tous les degrés, sous toutes les formes. L'idée de popula-
riser la république par un vaste système de travaux s*est produite, et
Ton n'a trouvé rien de mieux que de rouvrir le grand-livre, on a ima-
giné le budget de l'emprunt qui est évalué pour le prochain exercice à
450 millions, sans compter les arriérés de la réorganisation militaire
auxquels il faudra faire face. De toutes parts, on touche à l'excès et si
l'on réunissait tout ce que la France a de dépenses obligatoires, on
trouverait que les charges qui pèsent sur l'état, sur les départemens.
sur les communes s'élèvent au moins à 4 milliards. C'est beaucoup»
c'est déjà trop, et s'il surgissait quelque circonstance décisive qui obli-
geât la France à ne consulter que sa sûreté, sa dignité, est-on bien sûr
qu'on n'aurait pas d'avance paralysé un des plus puissans instrumeos
de défense nationale 7 Tout cela, à y bien réOéchir, est dans le budget,
dans la situation financière et aurait valu la peine d*ètre examiné,
d'être serré de plus près au lieu d'être tout au plus effleuré dans une
discussion de fin d'année à laquelle on s'est hâté de couper court. On ne
prend pas garde qu'à procéder comme on le fait, avec une précipitation
peu prévoyante, on risque de compromettre cette richesse, ce crédit
dont on se prévaut. On ne gouverne pas la prospérité, on en abuse, et
ce qu'il y a d'aussi dangereux que tout le reste, c'est d'introduire l'es-
prit âe parti dans le maniement des finances, de mêler à une affaire
de budget des passions et des représailles, des préoccupations de cir-
constance, ainsi qu'on vient de le voir ces jours derniers encore devant
la chambre des députés.
Qu' est-il arrivé en effet? Il y avait vraiment longtemps qn^on ne s'é-
tait occupé des ordres religieux pour les pulvériser une fois de plus, et
un des membres de la commission du budget, M. Henri Brisson, n'a pas
voulu laisser croire qu'il y eût une trêve même momentanée. 11 s'est
fait le promoteur de tout un ensemble de dispositions destinées à
envelopper les congrégations dans un réseau de fiscalité. M. le prési-
dent de la commission du budget a saisi l'occasion de prononcer un
réquisitoire aussi âpre, aussi passionné qu'habile contre la main-morte,
contre les associations religieuses plus ou moins déguisées sous le nom
et sous la forme de sociétés civiles. Que la propriété de main-morte se
soit singulièrement développée depuis trente ans suriout, que C( tte
extension même soit de nature à attirer l'attention des esprits poli-
tique, à devenir un objet d'examen, de considération sérieuse, nous ne
090 RBTUI DBS DEUX MONDES.
voulons pas le eontestsr. Mais ce n'est pas une question de budget et
pour satûfaire une passion de parti» on s'engage dans une Yoi« vraU
ment étrange où tout est contradiction et incohérence. Qu'est-ce à dire?
Ces congrégations qu'on poursuit, elles ont été déclarées dissoutes, dis-
parséas ou e%pulsées, peu importe le mot; elles sont dans tous les cas
considérées comme ayant cessé d'exister, comme n'ayant plus même
de domicile, et tout d*un coup on les rend à la vie, on les remet sur
pied pour se donner le plaisir de les mettre à contribution avec des
raffinemeos particuliers de fiscalité ! Ce n'est pas tout; on a I aîr de ne
proposer que des mesures simplement financières, — c'est en défini-
tive tout ce que permet le budget, — et par le fait ces mesures tou-
chent au droit civil, au code de commerce, au code de procédure. Blés
modifient par voie indirecte et sommaire, par un vrai subterfuge, toute
une partie de la l<^gislation pour atteindre les communautés reli«
gieuses sous la forme civile qu'elles se sont donnée. Le dernier mot du
système, et M. Henri Brisson n'a point hésité à l'avouer, serait la dépos*
session complète et définitive des ordres religieux au nom et au prr»fit
de l'état M. le président de la commission du budget a manqué da
logique en a'arrétant en chemin, en n'allant pas jusqu'au bout de la
proposition qu'il avait dans l'esprit. Pour le moment, il s'est contenté de
ses sept articles, de son petit code fiscal qui ne laisse pas d'être savam-
ment combiné.
La chambre d^s déput(^s, bien entendu, a tout voté, et c'est è peina
si elle a accepté une légère modification du texte qui tendait à la sau-
ver de celte inconséquence de paraître imposer des corporations qn^elle
prétend ne paj reconnaître; mais que va faire maintenant le sénat, tar-
divement saisi de si étranges propositions? Il n'est point assurément
Impossible que les articl^'S votés par la chambre ne trouvent an Luxem-
bourg un accueil assez froid. Il est môme vraisemblable que le sénat,
malgré toute sa longanimité, s'arrêtera devant des fantaisies qui con-
stituent de véritables dt^rogations an droit civil, au droit public. Il peut
encore passer condamnation sur un crédit qu'on lui renverra; il ne peut
vraiment pas rendre silencieusement les armes dans une question oft
de si graves principes sont engagés d'une manière détournée et subrep-
tlce, oh toutes les conditions législatives sont méconnues. Ainsi, à la
dernière extrémité, par emportement ou par une excentricité if omnipo-
tence, les chefs de la majorité républicaine de la chambre des dépotés
ne craignent pas de provoquer gratuitement un conflit parlementaire
dont Telfft serait forcément de laisser en suspens la loi des finances à
la veille de la fin de l'année I Dès que leur passion est en Jeu, ils se
moquent du conflit, un peu du sénat, et, au risque de se mettre au-des-
sus de toutes les règles constitutionnelles, ils ne trouvent rien de plus
commode que de faire du budget lui-même un instrument de repré^
iBnnu "** craoniQOEi 051
sailles et de deatroetion contre des ordres religieux déjà edmlnlstrati-
veaient exécutés. Au fond, c'est un exemple de plus de cet esprit d'ar-
bitraire auquel les républicains, qui sont les maîtres du Jour, se laissent
si complaiaamment aller, qu'ils portent dans les finances comme dans
la politique, dans Tinterprétation des lois comme dans leurs prétendues
réformes de la magistrature» dans le domaine des intérêts militaires
comme dans les affaires de l'enseignement.
La question est de savoir quel profit peuvent recueillir les institutions
nouvelles, quels avantages elles ont déjà recueillis d'un système qui ne
tendrait à rien moins qu'à mettre la violence, les passions de combat là
où tout était facile, à faire de la république le règne exclusif d'un
parti en dehors de toutes les traditions libérales, modérées et concilia*
triées. La vérité est que, JuaquMd, cette politique, qui se proclame
républicaine par privilège, n'a réusai qu'à semer l'irritation et le doute,
à remuer plus de problèmes qu'elle n'en peut résoudre, et on peut se
demander ce que M. Gambette voulait dire hier encore lorsque, dans
un discours retentissant adressé à l'Association polytechnique en pleine
Sorboone, il parlait de la tt voie sûre » où marchent ensemble la démo-
cratie, la chambre, le gouvernement, la nation tout entière. — « Oui,
s'écriait-il avec une assurance superbe, cette nation est sur la grande
route qui mène au but suprême, et à ceux qui me demandent ce que
c*est que le but suprême, je répondrai qu'il ne peut y avoir d'équi-
voque; le but suprême, c'est le progrès, dont la définition a été donnée
par le philosophe éminent qui a tracé votre première charte. Qu'est-ce
que le progrès? C'est 4e développement de l'ordre... » Nous voilà bien
renseignés I qu'est-ce que cela veut dire? que signifie ce progrès qui
est le développement de Tordre? cherchez ce qu'il y a sous ce déce-
vant éclat de langage, sous ces déclamations : la réalité, c'est l'esprit de
violence et de guerre entrant jusque dans le budget, c'est la magistra-
ture tout entière menacée, frappée de suspicion pour son indépendance,
cf est l'enseignement de la jeunesse troublé dans des intentions de pro-
pagande, remué par des mains agitatrices. S'il y avait encore en tout
cela des réformes sérieuses, même un peu hardies, mais enfin prépa-
rées avec une certaine vigueur d'Intelligence et de réflexion, on pour-*
rait discuter; les réformes ne sont pas ce qui eflraie les hommes sin«
cères. Ce qu'il y a précisément de grave, c'est qu'on ne voit pas
l'apparence d'une réforme un peu largement et impartialement conçue,
c'est que tout se réduit à des procédés d'exclusion, à des déplacemens
d'inOuences ou de personnes, à des expédiens pour s'assurer la domi-
nation ) tout prend aussitôt le caractère d'une œuvre de parti ou de
secte.
Quel est le mot d'ordre de tons les cbangemens réalisés ou essayés
depuis quelque temps dans l'enseignement public? Il n'y en a qu^un,
952 REVDE DES DEUX MONOBS.
I
c*est la sécnlarisation qu'on traduit par cette autre expression barbare de
«laîcisme, » de a laïcisation.» Il faut que tout soit laïque, c'est la mode
du jour 1 Évidemment, s*il ne s'agissait que de maintenir l'état dans ses
droits, de faire respecter la liberté des croyances dans les écoles, ce serait
tout simple sans être nouveau. Depuis plus de quatre-vingts ans, la so-
ciété française est sécularisée dans ses lois, dans son état civil, dans son
existence tout entière. Elle est laïque, ce qui veut dire tout simple*
ment que Tordre temporel et Tordre spirituel vivent dans une mutuelle
indépendance en se respectant; mais il est bien clair que ce n'est plus
là ce qu'on entend par la sécularisation, que ces mots d'enseignement
laïque ont une tout auti^ signiGcation : ils déguisent à peine Texclu-
sion de toute influence, de toute idée religieuse, et si M. le président
du conseil se croit encore obligé à quelques ménagemens de Iai>gage,
surtout devant le sénat, s'il se plaît, comme il Ta fait récemment, à
mettre en lumière les doctrines spiritua listes, chrétiennes, de la jeune
Université sur la vie future, sur Timmortalité de Tàme.onle laisse dire.
Le sens réel des réformes auxquelles M. le ministre de Tinstrac-
tion publique prête son nom, il est donné bien plutôt par M. Paul Bert,
qui n'a nullement caché ses opinions* en discourant longuement Tautre
jour sur l'enseignement laïque; il est donné par M. Gambetta lui-même,
qui appelait hier Auguste Ck)mte tt le plus grand penseur du siècle, •
qui a installé, — il Ta cru du moins, — la royauté de la philosophie
positiviste en pleine Sorbonne, « dans cette Sorbonne longtemps vouée
à un autre idéal et à d'autres doctrines, mais qui, grâce à Teffort du
temps et au concours d'hommes nouveaux, se dégage peu à peu des
ombres du passé pour jeter les bases d'une véritable science positive...»
Voilà qui est clair, et la jeune Université, les professeurs de la Sor-
bonue doivent être satiâfaits des complimens que M. le président de la
chambre est allé leur porter chez eux, dans leur propre maison 1 Le
sens des lois nouvelles, il est donné aussi, et même d'une façon toute
pratique, par le conseil municipal de Paris, qui le plus souvent n'est
désavoué ni par M. le préfet de la Seine ni par M. le ministre de l'in-
struction publique. Là est la vérité vraie sur la signification de tous ces
projets qui se discutent depuis quelques jours dans les deux chambres.
Ce qu'où veut, c'est substituer à de traditionnelles habitudes d'éduca-
tion chrétienne ce qu'on appelle Téducation scientifique. Au lieu de
respecter de vieilles mœurs et de s'en tenir simplement à la liberté
sous Timpartiale surveillance de l'état, on prétend tenter d'autorité,
avec toutes les ressources publiques, la plus redoutable des entre-
prises sur la jeunesse populaire de la France pour arriver à cette unité
nationale nouvelle dont parlait un jour M. le président du conseil.
C'est justement ce qui caractérise la politique de secte, et on ne voit
pas bien jusqu'à quel point M. le ministre de Tinstruction publique
BEYUB. — CHRONIQUE. 05S
était autorisé récemment à s^ élever avec une si grande vivacité contre
ceux qu'il accusait de vouloir s'emparer des coi'^ciences et des esprits
dans l'intérêt d'une religion d'état : il fait exactement la même chose
dans un autre sens.
C'est à coup sûr une expérience singulièrement grave. Qu'est-ce donc
lorsque ces nouvelles théories, ces nouveaux systèmes d*éducaiion
doivent être appliqués à des jeunes filles? Une loi a été en effet pré-
sentée; elle n'émane pas précisément de l'initiative du gouveruement,
mais elle a été acceptée et soutenue par lui jusqu'au bout. Elle a été
adoptée par la chambre des députés, elle vient ces jours derniers d'être
votée par le sénat, non cepf'ndant sans de vives et éloquentes contes*
tations. Il s'agit de créer des lycées, des écoles d'enseignement secon-
daire pour les filles, et là aussi, bien entendu, Tidée laïque. a triom-
phé! L'instruction religieuse n'est pas absolument exclue, elle ne fait
plus partie de l'enseignement proprement dit, elle reste facultative.
L'instruction morale est seule maintenue dans le programme des cours.
Quelle sera cependant cette instruction morale? Voilà la question qui
s'élève aussitôt : elle a été discutée avec autant de fermeté que d'éclat
par M. le duc de Broglie, qui, à vrai dire, ne voyait pas bien la néces-
sité de conserver une instruction morale dégagée de toute idée reli-
gieuse, et le fait est qu'avec cette séparation on entre un peu dans Tin*
connu. Quand l'instruction morale se confond avec l'idée religieuse,
chrétienne, on sait ce que c'est ; quand elle en est séparée, elle ne
cesse pas d'exister sans doute, elle reste du moins livrée à toutes les
interprétations. A quelle philosophie se rattachera-t-elle ? où commence
d*ailleurs et où finit la morale? dans quelles limites devront se renfer-
mer les professeurs? pourront-ils enseignera des jeunes filles les bien-
faits de la morale indépendante ou du mariage civil séparé du mariage
religieux? à quel point fixe s'arrêtera-t-on dans le domaine infini des
spéculations de l'intelligence?
Ge sont des chimères, dira-t-on» ce sont des doutes suscités pour
jeter la suspicion sur l'enseignement nouveau. 11 ne s'agit ni de trou-
bler l'esprit des enfans, ni d'inventer une morale nouvelle, ni même de
faire revivre les idées de Zoroastre et de C nfucius, pour lesquelles
M. Paul Bert paraîtrait avoir des préférences. Les programmes sont
connus, ils respectent toutes les grandes notions de spiritualisme. L'U-
niversité, — qui n'est pas aussi généralement convertie au positivisme
que le pense M. Gambetta, — TUniversité a les doctrines les plus géné-
reuses, et pour preuve M. le président du conseil n'a eu qu'à citer l'autre
jour, devant le sénat, une page éloquente d'un jeune professeur d'un
lycée de Paris, M. Marion. L'enseignement restera ce qu'il a été jus-
qu'ici, prudent et respectueux pour l'enfance. Ce qui se faisait hier se
fera encore demain dans les nouveaux lycées. Il n'eu sera après tout ni
9$A HETim DES DEUX KOimES.
plus ni moinsi et les alarmes sont vaines. Soit, rien ne sera changé;
mais alors à quoi bon soulever tous ces problèmes et se donner Tair do
prendre pour sujet d'expérience l'âme délicate des Jeunes filles? Pour-
quoi ces arrogantes prétentions réformatrices et ces suppressions
bruyantes d'une instruction religieuse qui n'a pas empêché jusqu'ici,
que nous sachions, les femmes de notre pays d'être parmi les plus
éclairées, les plus spirituelles, les plus sensées, et de donner à la civilisa-
tion française une partie de son caractère et de son génie? Croit-^m
qu'on aurait bien servi la France et sa grandeur morale et son inflaence
dans le monde, si on réussissait à créer une génération de femmes
« scientiGqucs » et raisonneuses, allant pérorer dans les conférences,
en province comme à Paris, sur Témancipation de leur sexe?
Le malheur dans tout cela, dans l'enseignement comme dans toutes
les affaires qui se succèdent, le malheur est que ceux qui sont las
maîtres du jour semblent beaucoup moins préoccupés de préparer, de
réaliser des réformes sérieuses que d'employer tous les moyens, toute
l'autorité de Tétat, toutes les ressources dont ils disposent, à se créer
une France à eux. C'est un mouvement curieux à suivre depuis deux
ou trois ansi il s'étend à tout et partout apparaît cette passion de parti
et de secte, cet esprit de domination exclusive qui n'a rien de nouveau
sans doute, qui s'est manifesté au courant de notre histoire sons des
formes différentes et qui a compromis plus d'un régime, à oommeoo9
par la république elle-même. Et à quoi aboutit^^n? Évidemment il n'y
a aucun péril immédiat et criant* La France, dans son ensemble, ne
cesse pas d'être paisible, et elle assiste même, avec asaex d'indifférence,
à toutes ces agiutions superOcielles dont on lui offre par instaos le speo*
tacle, qui Tétonnent quelquefois sans Témouvoir et auxquelles, dans
tous les cas, elle reste étrangère. Qui, sans doute, on a raison de ledire^
l'ordre matériel n'est ni troublé ni menacé. Il n'est pas moins vrai qu'il
y a un certain malaise croissant, mal défiai, et que, si Topinino n'est
pas arrivée à une inquiétude décidée« aile se sent assez souvent prise
d'impatience en voyant ceux qui la représentent ou qui la gouvernent
toucher à tout, aux finances comme à la magistrature, à l'armée oomme
à l'enseignement ou aux affaires religieuses, pour ne réussir qu'A mettre
tout en doute. Ce sentimeut peut être plus ou moins vif, il peut ne pas
3e manifester toujours de la même manière i il est à peu près universel »
et ii y a mieux, il existe même chei ceux qui ont le pouvoir et l'io»
fluence dans le parti dominant. Les chefs du parti ont beau se déclara
satisfaits en se regardant dans leurs œuvres et te répéter complaisam*
ment è eux-mêmes qu'ils sont la nation; ils ont beau se dire que
chambre, gouvernement, majorité, sont dans la « voie sûre, a que par
eux la république vit ot prospère, c'est un optimisme plus apparent que
réel. On sent, > travers tout, ce qu'il y a de peu normal» de peu lOr M peiil-
BEYUEt — CHBONIQUBt 956
être do peu durable dans une situation où les assemblées sont sans
direction, où le gouvernement est saos autorité, et où, à chaque instant,
pour dire le vrai root, une certaine roédiocrité turbulente et impuis»
santé tend à tout rabaisser et à tout paralyser.
La république est incontestée, c'est entendu ; elle n'a rien à craindre de
ses adversaires, elle est absolument aux mains de ceux qui prétendent en
garder le monopole, et c'est précisément depuis que le règne des répu-
blicains exclusifs s'est affirmé, c'est surtout depuis quelque temps que
nous revenons pandegrés à cet état particulier où l'on recommence à diro
que décidément les affaires ne marchent pas, que gouvernement et majo»
rite ne sont pas à la hauteur des circonstances. Effectivement, l'expérience
n'est pas des plus heureuses, et la meilleure preuve qu'il y a un malaise
intime, profond, universel, c'est que dans le sein même du parti répu-
blicain on en est venu bientôt à' chercher comment on pourrait sortir
d'une confusion croissante. On acru trouver dans une réforme électorale,
dans la proposition de substituer le scrutin de liste au scrutin d'arron-
dissement le moyen le plus efficace pour redresser une situation faussée,
pour relever la vie publique par le renouvellement de la majorité, du per-
sonnel parlementaire. Ce qui arrivera de cette proposition dont M. Bar-
doux a pris l'initiative et qu'il a appuyée de considérations aussi justes
que mesurées, on ne le voit pas bien encore. Elle n'a pas trouvé d'a-
bord dans la chambre un accueil fort empressé, et c'est tout simple,
puisqu'elle menace précisément une foule de médiocres importances qui
encombrent aujourd'hui la politique, qui se sentent intéressées à défendre
le petit royaume électoral où elles se sont établies. Depuis le premier
moment, T impression a paru redevenir plus favorable, la proposition dô
M. Bardoux a repris quelque avantage, et il est certain que, la situation
étant donnée, dans les circonstances présentes, le scrutin de liste, en
dégageant un peu les élections des influences locales et personnelles,
pourrait contribuer à relever l'importance de rassemblée prochaine, à lui
inculquer un esprit nouveau. Après cela«il ne faut pas évidemment s'y
tromper, ce n'est qu'un palliatif, Le mal n'est pas dans le mode d'éleo*
tion, il est tout entier dans une politique qui depuis quelque temps
Bôme l'irritatioUf divise la France au nom d'un parti, et qui, en divisant la
France, tend k rétrécir sans cesse le terrain où la république aurait pu
se fonder avec le concours de tous les esprits éclairés comme avec Tas»
sentiment paisible de la nation»
Au moment où s'agitent tant de problèmes qui ne seront pas de sitAt
résolus» la mort vient de frapper la femme qui a porté le nom du pre«
mier président et on peut bien dire du fondateur de la république
nouvelle* U"** Thiers vient de s'éteindre dans un âge peu avancé. Pen-
dant plus de quarante ans, elle avait été associée k l'existence d'un
bomme qui a été ona des lumières* une des puissances de son siècle,
956 BBTCB DBS DEUX MONDES*
vn des chefs et des guides de son pays dans les jours heureax et dans
les jours troublés. Elle avait partagé ses succès et ses épreuves. Elle
avait accompagné M. Thiers en 1870 dans cette course dé.*>oiée quit
faisait à travers TEurope pour chercher des alliés à la France. Elle
avait été pour lui la compagne de toutes les heures à la présidence.
Depuis la mort de M. Thiers, elle s*était enveloppée dans son deuil et
elle avait noblement dévoué son veuvage à rassembler tous ces discours
qui sont l'expression d'une grande carrière publique, qui sont de vrais
monumens de sagesse, de savoir, d'esprit, d'expérience. M"** Thiers, eu
digne femme de l'homme Illustre dont elle a porté le nom, a reodo
avant de mourir le meilleur service qu'elle pût rendre en recueillant,
en léguant à tous ces pages oii les politiques du moment peuvent aller
chercher des leçons séduisantes de bon sens, de modération et de
patriotisme.
Cb. de Mazadv.
XSSAIS ET NOTICES.
Saint Martin^ par Lecoy de la Marche, Tours, 1880 ; MaoïA*
« Martin est le patron spécial du monde entier, » a dit Grégnîre de
Tours. En rappelant ce mot du chroniqueur, M. Lecoy de la Marche
n'a point cédé à l'amour-propre d*un auteur épris de son sujet. Entre
tous les noms que l'église propose au respect et à IMmitatioa des fidèles,
le nom de saint Martin est un de ceux qu'à travers tous les &ges et
dans toutes les parties du monde a le plus constamment entouré la
vénération universelle. Et cependant, Martin n'est pas un martyr. D
n'a paâ versé son sang pour l'Évangile; il n'a même pas souffert
la persécution. D'où vient donc à saint Martin son auréole? De la pra-
tique d'une vertu par excellence, d'une vertu que le christianisme
a donnée au monde et qui semble avoir trouvé en Martin sa vivante
incarnation: la charité. L'épisode du manteau partagé par un froid
rigoureux avec un pauvre grelottant, alors que déjà les autres vête*
n2c;us de celui qui n'était encore qu'un soldat romain avaient été di»-
' BEVUE. — CHRONIQUE. 057
tribnés à d'autres misères, c'est l'histoire de toute la vie de saint Marlin.
Il avait d'ailleurs toutes les vertus qu'enfante la charité. Il avait la
douceur» il avait la modestie» il avait l'humilité, il avait la tolérance.
Quelle preuve plus éclatante de cette dernière vertu que son interven-
tion en faveur de Priscillien et de ses disciples 7 Condamnés par les
conciles de Saragosse et de Bordeaux, Priscillien et les principaux sec-
tateurs de son hérésie n'avaient pas craint d'en appeler à l'empereur
Maxime; c'était faire du pouvoir dvil l'arbitre des décisions religieuses.
Cependant les plus violons adversaires de Priscillien, Itaoe et Idace,
deux évoques espagnols, avaient accepté l'appel, et» oublieux de leur
caractère sacré, poursuivaient auprès de l'empereur non-seulement la
condamnation de l'hérésie, mais aussi la condamnation à mort des sec-
taires. Martin prend en main la cause des accusés, et obtient de haute
lutte le salut de ceux qu'on veut faire périr. Mais, à peine éloigné
de Trêves et de la cour impériale» il apprend que le faible empereur»
cédant aux instances des Espagnols, ses compatriotes d'origine, a per-
mis l'exécution de Priscillien et des principaux hérésiarques ; il apprend
que des tribunaux armés de pouvoirs sans bornes vont rechercher dans
toute l'Espagne ceux qui ont trempé dans l'hérésie, les dépouiller de
leurs biens et leur faire subir le dernier supplice : Martin revient à
Trêves en toute hftte, et cette fois sans retour, il a la joie et la gloire
d'arracher des milliers d'êtres humains à la plus horrible persécution.
N'est-ce pas là, si on songe surtout à la barbarie du iv* siècle, un trait
vraiment admirable?
On comprend aisément qu'un historien soit tenté de peindre cette
grande Ggure. M. Lecoy de la Marche lui a donné l'ampleur de propor-
tions qu'elle mérite. Il a traité son vaste sujet non pas seulement en
érudit plein de conscience, mais en artiste plein d'enthousiasme. Il a
eu de plus la rare fortune d'associer à son œuvre M. Luc-Olivier Mer-
son et de pouvoir confier le soin de la faire connaître à la maison Mame.
Un tel concours ne pouvait produire une œuvre médiocre.
AUBBV-VlTET*
Les Manuscrits de Léonard iê Vtnet, pnbUéfl en fie-dmités, avec triMeriptloii litté*
nie, trftductba fhinçaiaei préface et table méthodiqae, per H. Gh.Bavaiaion*MolUen,
1 fol. io-r; QaanUn.
Ce magniflque et curieux volume, dont le seul aspect déclare la
patience, l'érudition, le dévoûment à la science de l'éditeur, M* Cb«
958 Unni DES DEUX M0KDB8.
Ravabson-Mollien, inaugure une publication d'une importance, à tous
égards, considérable.
Nul nMgoore le rang que tient Léonard de Vinci dans lliistoire de
I^art; on connaît moins la place qu'il occupe dans l'histoire de la science
proprement dite et de la philosophie. Pourtant 11 semble que ce grand
esprit n'ait pas été moins inventeur dans la mécanique, même ou dans
la physique; que dans la peinture. Et si c'est à Funiversalité des apti-
tudes que Ton mesure la valeur des hommes, il est incontestablement
unique parmi les artistes de la renaissance italienne. D'autres ont,
comme lui, dans ce siècle heureux, possédé toutes les parties de Tart,
mais quel autre, en même temps, a exploré comme lui les profondeurs
de cette science expérimentale, encore indivise alors, et qui depuis,^
on peut, je crois, le dire sans emphase, — a renouvelé ta face da
monde? Autant que l'on puisse en juger sur le témoignage de ce ma-
nuscrit, c*est en essayant de prolonger les limites mômes de son art,
et d'en approfondir les premiers principes que, d'expérience en expé-
rience, Léonard de Vinci s'est trouvé conduit jusque dans la région
de la science pure et de la philosophie naturelle. Une idée bien
souvent exprimée, mais qui ne parait pas avoir fait jusquici soq che-
min, c*est que le chancelier Bacon, à qui Ton fait honneur d*a voir initié
la pensée moderne aux principes, aux méthodes, aux vastes espérances
delà science expérimentale, pourrait bien, tout compte fait, avoir frustré
les Italiens d'une gloire qui leur serait légitimement due. Mais je oe
sais quel sentiment d'envie mauvaise n'aura pas voulu qu'il s'accumulât
sur la seule Italie tant de reconnaissance. Il se pourrait bien que la
publication des manuscrits de Léonard de Vinci rétablit les choses telles
qu'elles doivent être: à Bacon, poète autant et plus que philosophe,
l'honneur d'avoir présenté sous des images tour à tour ingénieuses ou
grandioses, qui n'appartiennent qu*à lui, ce qu'avaient deviné les ita-
liens de la renaissance.
Mais pourquoi nous aurons attendu si longtemps , c*est ce que Von
coDAprendra sans peine quand on mesurera ce qu'il a fallu de labeur à
M. Ravaisson pour déchiffrer seulement les hiéroglyphes de Léonard.
Il nous reste à souhaiter que quelque savant s'empare de cette impor*
tante publication et rende à l'art, à la science, à la philosophie ce ser-
vice de mesurer exactement ce que fut comme savant le peintre de la
Mena Usa.
Le directeur-gérant : C. Bdloz.
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TABLE DES MATIÈRES
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QV&RiNTE-DEUXIÉHE YOLVHB
TROISIÈME PÉRIODE. -« L* ANNÉE.
MOVimBAS «- OÉCIMBRB iUO
livraison du Iw Noromtes.
P. LARFatT. -^ IL ^ Sa GamiIm Munoei ir sa Mon, p«r M. le e»mte
D'HAUSSOfiTVJLLB, da PlouMmie frtaqdM. • • • »
ïm \iuiJ. u iJL viiiLUi, daraière parUa, pw M. SRCKâlANN-CHATRIAN . . IS
SOOVBFIIBS D*BllFAflCB BT DB JBDRBSSB. — III. — Lb PbTIT SÉMIIIAIBB SaIHT-
Nicolas-do-Chabdonbbt, par M. Kmnt RBNAM, da VAcadémie française. • 68
Lbs âpologi>itbs du loxb r sbs DÉTBAGnoas, A nopos d'on Livai afciiiT, par
M. ÉMiLB DE LAVBLBYB 95
Lb CHBVAUBa TboiibaiIy par M. Édoiab» PAILLEROlf • • • • 1S8
Vu HOHIIB D*iTAT BDSSB a'APBÈS 8A OORBBSrOMeABCB UltfMTl. — IIL •«• NiCOUS
Maoniii, LA RoMU ir la PoLoem br IMI ir 1863, par M. Anatolb
LëROY-BEAOUEC • 147
La BMDBeiRB mUTAiat bt iA Lei iem L^AMmunAtiiMi bb l'abséi» par M. Limi
LE FORT, de rAcadèmie de médeeine • . • • ^ . . . . 478
L'ÉMANCtMTKM BBS VfHB», paT IL GL VALBBRT ••.•••••••••. 904
Dl LllITBaPBéTATIOlf DO B^BBTOIBB COmQOB, A MOPOS BD 800* ABBimSAIBB M
LA GoB<Dn«FBAR«AisB, pir M. p. BRUnBTlftRB* <•••••.••••• 817
GnORIQIIB BB LA QolBZAIflB» BltTOOl rOUTlQOl IT LUTAbAIBB •••!•••• 880
ZdvndBon dn 15 HotbihIim.
fions Br ReoaBS, première partie, par M. yieroa CHBRBUUBZ 841
La Sitdatkm »i L'Éarpre bu 18hO. — La RiroaMB mdicuiibi m liieLTATC,
BON AtBiiUH par M. Gabbibl GHARMIBS. • 878
Ifll RieiMBas soissas ad sibyicb db la Francs bbnoabt lbs eoBRiis bb bbubkbs
D*APBis ON LiVRB RÉCBNT, par M. AooosTB LAUGEL. ••••••••••• 316
L'icoBBoiL, par BL ArbbA THEURIET •••••.••• • • • • 348
Lb Tarif pbs bosaru bbtart lr séhat, par M. Gbaius LAVOLLÉB. • • • • 878
960 TABLE DBS MATliSBS.
Lb Dramb MAC^Miimi* — m. — Li Siku m Tn, par M. le fice«iiM
JURIEN DB LA GRAVIÈRB, de rAcadémie des SdenceB 3N
On HoMMB D*éTAT BUSSB d'APHAS Sa GOBRISPOIIIIjkMCB DlfolTB. — IV. — La MIS-
SION DB NiGOBAS MitomfB ni Polooub, par M. An&tolb LER0Y*BEAUUBD. 4i3
Rkvuk LiTTÉRAiBB. ^ iphigénî», à la Gomédie-Fra'içaise. — Charlotte Cordt^,
à rOdéoo. — La MoabiU, par M. F» BRONETJÈRK 441
Rrvob MusiCALB* ^ U ComU Onif à l'Opéra, par M. F. db LAGENBVAIS. . 457
CBaomQoi Di LA QouaADiii Binoiai volriqub r urntaAiai •••••••• 409
XilTralsoii du l«r Décemtoe.
Noms BT Rodqbs, deadèaie pirtie^ par ML Victor CHERBULIEZ. •••••• 4SI
Vh HoMMB D'jÊTAT aOSSB D*APRàS SA COMiSPOfOIAMGB OlfolTB. — ▼. — NlOOUS
MlLCTINB, TCHERKASSKI BT SaMaRIBB BN P0LMIIB| pBT H. AmATOLB LEROY-
BEAULIEU • SB
ClNQOANTB AKN^BS d'BISTOIRB CONTEMPOBAIIIB. — M. THIBHS. — III. — GOMMIHT
PÉRIT UN GOLV]SRNiME>T, par M. Charlbs DB MAZADB S9I
La RÉfOBHB JOMiCtAlBB. — I. ^ LbS GaiSBI ANCIBMNBS. LA MAOnTlATiniB PBA»-
ÇAisB DB 1789 A 1871, par M. Gborgb PICOT, do l'Institut de France. . . Sft
Questions scolaibbs. Db L'BitsBiGiiBMBifT db l'bistoirb dans L'oNXYBBSirt, psr
M. A. GEFFROY, de l'In&titat de France 634
La Francs ad Soudan. — I. — Lb Chbmin db fbb du SinécAL au Nkbb, psr
M. Paul BOURDb: O
Lbs Souvbnirs d'un Ré\OLCTiONNAnB, par M. G. VALBERT. • • • • ^
QcBIiQUBS Mots sur L*ARCHtfOL001B PRtelSTOaiQUB, A PBOPOfl D*0II UVRB aÉGBRT. 701
Cbroniqob db m QuiNSAUiBi BisraiM pounQOi n lixxAbauui • • • • W
Essais it Noticbs. •••••••••••••••••••••••••••• 711
Uvralaon dn 15 Décembre.
Noirs bt Rodqbs, troisième partie» par M. Vicxoa CHERBULIEZ. •••••• W
LbS DBRN|ltRB& AnM^S Dq MAB^U^L DAVOUT. — Sa Vb DB FAMILU, SBS AHIIlil
BT SBS Hainbs, par M. Émilb MONTÊGUT 709
Lb Salon db M*"* Neckbb, d'après dbs documbns inédits tib<s dbs ABcmfis m
CoppBT. — I Y. — Lb Contbolb. 6<NéaAL, par M. Otmbnin d'HAOSSONVILLB. 79^
Les DiPBNSBS maritimbs bt la Floitb militairb d'italub, par M. Paul
MERRUAO • . , V»
Les ANBSTHisiQUBS. — L'Étbb9, ju Cbloroforiib, lb Pbotoxtdb d'aiotb, psr
M. Albbbt DASTRB f^
Un Roman politiqub. — EndymUm^ db u>bd BBACoBSFiBLDy par M. GUCHBVAIr
CLARIGNY «•
Lb Dubl du gommamdant, par M. Albbbt DELPIT ^
Cbroniqob musicalb. — Lb pofciB Brizeox. — M. Widob bt la KorriganM* —
M. DuvBRNOT BT la Tempête, par M. F. db I^AGENEVAIS ^^
Les Livres d*art» par M. Hz^«t HOOSSAYE • • • • • ^
Les Livres d*<tbennes • •••••••• ^
CBRONigUB de la QUUISAINB, BlSTOllB KUJTIQUB BT UTTABAIBB •■ ^
BssAD BT Noticbs ••••••••••••••••••«••• ^
BABIS.— tmpr. 7. CLATB, — A. QvAVTni tl CT, nt